La Reine de seize ans (Jean-François Alfred BAYARD)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 30 janvier 1828.

 

Personnages

 

CHRISTINE, reine de Suède

LE COMTE DE RANTZOFF, vieux ministre

FRÉDÉRIC DE BURY, officier de l’armée suédoise

MONSIEUR DE VADERG, son cousin, attaché à la maison de la reine

EMMA, nièce du comte de Rantzoff

UN OFFICIER DU PALAIS

DAMES de la suite de la reine

COURTISANS

GARDES

 

La scène est, au premier acte, à Swartzio, maison de plaisance de la reine, et au second acte, dans le palais de la reine, à Stockholm. Les costumes sont, à peu de chose près, ceux du règne de Louis XIII.

 

 

ACTE I

 

Une salle gothique ; l’appartement de la reine est à droite.

 

 

Scène première

 

LE COMTE, EMMA

 

Le comte porte une chaîne d’or à laquelle est suspendu l’ordre de l’Épée.

EMMA.

Oui, mon oncle, oui, je tremble... Écoutez donc ! je vivais loin de cette cour, près d’une tante qui n’était heureuse que de mon bonheur, et tout à coup je me trouve au milieu de tous ces grands seigneurs qui me fatiguent de leurs compliments, parce que je suis votre nièce, et que la nièce d’un premier ministre est toujours charmante : c’est de rigueur... Enfin, je vais paraître pour la première fois devant la reine ; devant la reine ! mon oncle, et vous riez de mon émotion !

LE COMTE.

Eh bien ! prends un peu de courage ; je ne te présenterai que plus tard. Sa Majesté a mal dormi ; elle nous fait l’honneur d’être, ce matin, d’une humeur détestable.

EMMA.

Ah ! mon oncle, si vous pouviez ne pas me présenter du tout ?

LE COMTE.

Si fait : je tiens à te placer près de la reine ; elle a besoin d’avoir à ses côtés une jeune fille qui ne soit l’instrument d’aucune intrigue, d’aucune ambition.

EMMA.

À la bonne heure ! car je vous préviens que je n’entends rien aux affaires d’État.

LE COMTE.

Tant mieux pour toi ; j’y ai passé ma vie, et je te réponds que ce n’est pas amusant. J’étais le ministre du grand Gustave, qui était bien le plus grand entêté !... maintenant me voilà celui de Christine, qui a recueilli toute la succession de son père, jusqu’à l’opiniâtreté inclusivement.

EMMA.

Il paraît, mon oncle, qu’elle se fâche souvent.

LE COMTE.

Oh ! elle s’emporte, elle s’apaise deux, trois fois dans un jour. Reine depuis l’âge de sept ans, elle a pris de bonne heure l’habitude du : Je le veux.

Air.

Notre Christine encore enfant
Gouverne ce peuple qui l’aime,
Et, comme un roi ferme et puissant,
Soutient déjà le diadème.
Son premier ministre, c’est moi ;
Mais souvent, à mon préjudice,
Il en est un autre, je crois,
Qui règne, qui nous fait la loi...
Et celui-là c’est le caprice.

Et c’est un ministre qui en fera, si cela continue, et malgré ses bonnes qualités, la petite reine la plus absolue et la plus mal élevée de l’Europe.

ΕΜΜΑ.

Mais, mon oncle, on vous croit si bien auprès d’elle !

LE COMTE.

Mais, oui, pas mal ; elle m’a déjà exilé deux fois ; c’est égal, je ne suis pas parti. Je reste près du trône pour servir mon pays. Je mourrai à mon poste, et le plus tard possible, afin de faire enrager tous ceux qui espèrent prendre ma place.

EMMA.

Mais savez-vous que ce que vous me dites là n’est pas rassurant du tout ?

LE COMTE.

Sois tranquille : c’est elle qui m’a ordonné de te mander à la cour ; je voulais attendre, pour te présenter, qu’elle eût quitté celte antique maison de plaisance pour retourner à son nouveau palais de Stockholm ; mais il a fallu te faire venir sur-le champ : elle est impatiente de te voir. Comment donc, elle veut te marier !

EMMA.

Me marier !

LE COMTE.

Oui, et je suis enchanté qu’elle ait de ces idées-là. Le peuple, la cour, les états, nous faisons tous des veux pour que Christine choisisse un époux parmi les princes qui demandent sa main. Elle paraissait nous menacer d’un long célibat ; mais du moment qu’elle veut marier quelqu’un, j’ai bon espoir. Il est rare qu’on s’occupe de mariage pour les autres sans y penser un peu pour soi ; il n’y a rien de si contagieux.

EMMA.

Ça m’est égal, pourvu qu’elle ne me choisisse pas un mari.

LE COMTE.

Non, certainement ; c’est impossible, attendu que je t’en ai choisi un.

EMMA.

Vous !

LE COMTE.

Oui : le fils du baron de Pihrson. Tu le connais ?

EMMA.

Oui, mon oncle ; mais lorsqu’il venait chez ma tante, j’étais loin de penser...

LE COMTE.

C’est une alliance que je désire ; et, par ma foi de gentilhomme, elle se fera.

EMMA.

Mais, mon consentement...

LE COMTE.

Je l’ai donné. D’ailleurs, mon enfant, je ne dois pas te cacher que ce mariage, quelque brillant qu’il puisse être, n’est à mes yeux qu’un nouveau service que je rends à la Suède. Monsieur de Pihrson est un gentilhomme puissant, un conseiller habile et courageux qu’on a brusquement éloigné de la cour ; mais si je décide la reine à approuver l’union de nos deux familles, il ne me sera pas difficile ensuite de calmer le dépit du baron et de le faire rentrer au conseil.

EMMA.

Air.

Mon oncle, pouvez-vous ici
Exiger un tel sacrifice ?
Il faut que j’accepte un mari,
Pourquoi ?... pour vous rendre service.

LE COMTE.

Un mari dont les tendres soins
Feront ton bonheur... Mais je pense
Que ce service-là, du moins,
Porte avec lui sa récompense.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, EMMA, FRÉDÉRIC

 

FRÉDÉRIC, entrant par le fond, à gauche.

C’est bien, c’est bien, j’attendrai ; mais en attendant, si je pouvais revoir...

EMMA.

Ô ciel ! mon oncle, c’est lui !

FRÉDÉRIC.

Je ne me trompe pas. Emma !

LE COMTE.

Hein ? plaît-il ?

EMMA.

Comment ! vous, monsieur, que je croyais si loin d’ici ?

FRÉDÉRIC.

Et vous, mademoiselle, vous avez quitté le château de votre tante ? Mais, pardon, monsieur.

EMMA.

Mon oncle.

FRÉDÉRIC.

Monsieur le comte de Rantzoff ! Pardon, je n’avais pas l’honneur de connaître Son Excellence.

EMMA.

C’est un ami d’enfance, un jeune homme que ma tante estimait beaucoup.

LE COMTE.

Et toi aussi, à ce qu’il me paraît ?

EMMA.

Monsieur Frédéric de Bury.

LE COMTE.

Frédéric de Bury ! vous, monsieur, au service de la Suède depuis un an à peu près, officier de première classe ?

FRÉDÉRIC.

En effet.

LE COMTE.

Monsieur, je vous connais beaucoup ;

À part.

et j’aide bonnes raisons pour cela.

Haut.

Et vous avez quitté l’armée, monsieur ?

FRÉDÉRIC.

Monsieur le comte, un message important me conduisait à Stockholm, lorsque j’ai appris que la reine était à Swartzio.

LE COMTE.

Oui, monsieur, avec sa cour...

Avec intention.

et les dames de sa suite.

EMMA.

Eh ! mais, mon oncle, qu’est-ce que cela fait à monsieur Frédéric ?

FRÉDÉRIC.

En effet, monsieur le comte, je ne vois pas...

À part.

On dirait qu’il sait tout.

LE COMTE, à part.

Comment ! c’est là ce protégé mystérieux ?

EMMA, à Frédéric.

Mais vous paraissez inquiet, vos yeux se portent sans cesse de ce côté...

FRÉDÉRIC, regardant vers le fond.

Il est vrai, ce que je viens de voir... Cet appartement, à droite de la galerie, par qui est-il occupé ?

LE COMTE.

C’est la demeure des dames de la reine.

FRÉDÉRIC.

Ah ! je m’en doutais.

EMMA.

Qu’est-ce donc ? ce trouble...

LE COMTE.

Là peut-être habite quelque protectrice puissante, dont la beauté...

EMMA.

Mon oncle !...

FRÉDÉRIC, à demi-voix.

Monsieur le comte, je comprends vos soupçons ; mais sachez mieux me connaître. J’aime votre nièce ; sa tante fut témoin de mes premiers serments ; mais pour l’obtenir de vous, il fallait un nom, un état, une fortune peut-être... Eh bien ! je reviens plus épris que jamais, et plus digne de vous.

LE COMTE.

Monsieur...

À part.

Et mes projets !

 

 

Scène III

 

LE COMTE, EMMA, FRÉDÉRIC, MONSIEUR DE VADERG

 

MONSIEUR DE VADERG, entrant par le fond, à droite.

Un jeune officier... plus tard... nous verrons.

Au comte.

Monsieur le comte de Rantzoff, Sa Majesté va passer dans son cabinet. Mademoiselle...

FRÉDÉRIC.

Eh quoi ! Vaderg, mon cousin !

MONSIEUR DE VADERG.

Frédéric ! par quel hasard ? Je te croyais encore sur la frontière, occupé à battre les Danois ; car il paraît que nous les battons, les Danois.

LE COMTE.

Ah ! vous êtes parents, messieurs !

À part

C’est cela... la fortune de l’un tient à celle de l’autre.

MONSIEUR DE VADERG.

Oh ! parents... de loin.

LE COMTE.

Monsieur Frédéric, c’est à ma nièce à vous répondre, et j’es père qu’elle n’oubliera pas ce qu’elle doit à sa famille, ce qu’elle se doit à elle-même. Venez, Emma. Monsieur de Vaderg, vous savez que la reine quitte aujourd’hui cette résidence.

EMMA.

Adieu, monsieur Frédéric.

LE COMTE, à part.

Voilà un jeune homme qu’il faut renvoyer le plus tôt possible.

Il sort avec Emma par la droite.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR DE VADERG, FRÉDÉRIC

 

MONSIEUR DE VADERG.

Je crois qu’il m donne des ordres !

FRÉDÉRIC, à part.

En vérité, je ne puis concevoir... Emma doit me répondre.

À M. de Vaderg.

Ah ! mon cher Vaderg ! Mais je ne reviens pas de ma surprise... Comment ! au service de la reine !

MONSIEUR DE VADERG.

Oui, mon ami, et aujourd’hui, comme tu vois, dans l’exercice de mes fonctions... Mais toi-même, il parait que tes affaires vont assez bien ?

FRÉDÉRIC.

On ne peut mieux ; mais, en vérité, ta nouvelle fortune...

MONSIEUR DE VADERG.

Oh ! cela t’étonne... et moi aussi !... je n’y comprends rien. Quand tu es parti, j’avais chez le premier ministre, chez ce comte de Rantzoff, que je n’aime pas et qui me le rend bien, un emploi assez mince dont je me contentais, parce que je ne pouvais pas faire autrement. J’étais las de solliciter une place plus élevée, et j’y renonçais, quand tout à coup j’appris que j’étais attaché à la maison de la reine. Une fois à la cour, mon mérite m’a fait avancer rapidement ; avec ça je plais à notre petite reine : d’honneur ! je lui plais. Elle est pour moi d’une bonté !... elle aime à me faire causer. Comme tu sais, je ne cause pas mal... de sorte que je tiens l’oreille de Sa Majesté.

FRÉDÉRIC.

Mais enfin, comment, à quel titre es-tu arrivé ?

MONSIEUR DE VADERG.

À quel titre ? voilà ce qu’ils demandent tous. Quand je suis entré à la cour, la reine, pour achever son éducation... (car elle apprend le latin, le grec, que sais-je ?...) la reine, dis-je, faisait venir des savants de tous les pays ; elle rassemblait autour d’elle toute la noblesse de la Suède.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Les gentilshommes, les savants
Disaient, en me voyant paraître :
« Quels sont ses titres, ses talents ? »
Chacun cherchait à me connaître.
Moi, je vais toujours en avant,
Si bien qu’à présent on me nomme,
Chez les gentilshommes, savant,
Et chez les savants, gentilhomme.

FRÉDÉRIC.

Allons, je ne me trompais pas ! il y a dans ta fortune, comme dans la mienne, quelque chose de mystérieux.

MONSIEUR DE VADERG.

Laisse donc ; nous perçons, voilà tout. Je perce... C’est tout simple, quand on a du mérite.

FRÉDÉRIC.

Oui, quand on en a.

Mystérieusement.

Mais sais-tu pourquoi tu es ce que tu es ?

MONSIEUR DE VADERG.

Pourquoi je suis ce que je suis ?

FRÉDÉRIC.

Si tu me devais ton entrée à la cour, ta faveur, tes espérances ?

MONSIEUR DE VADERG.

Par exemple !

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! oui, tu me dois tout cela.

MONSIEUR DE VADERG.

Frédéric, tu m’offenses.

FRÉDÉRIC.

Apprends donc ce qui se passe ; car enfin tu es mon ami, mon parent, je ne puis me confier qu’à toi. J’aurai besoin de tes services, de tes conseils.

MONSIEUR DE VADERG.

Mes conseils, tant que tu voudras.

FRÉDÉRIC.

Écoute. Tu sais qu’il y a un an, quinze mois environ, à mon retour d’Heidelberg, où j’avais passé ma jeunesse, une longue maladie me retint près de cette résidence. La cour y était. Pauvre jeune homme, sans autre appui que toi, et comme toi perdu dans la foule, je ne pouvais approcher du château, malgré tout mon désir de voir notre jeune reine, que je ne connaissais pas, que je ne connais pas encore. Un jour, je me promenais à l’entrée du parc, où j’avais obtenu par grâce la permission de jouir de l’air pur du matin... Tout à coup une jeune fille vêtue de blanc se présente devant moi... Mon aspect l’effraya d’abord ; je ne sais pourquoi je n’étais pas plus rassuré qu’elle ; cependant mon air de souffrance parut la toucher ; elle jeta sur moi un regard qui me rendit mon courage ; je m’approchai pour m’excuser : elle me répondit en souriant. Je lui trouvais une physionomie vive, un ton brusque, mais de cette brusquerie qui n’exclut ni la bonté ni la grâce ; sa conversation annonçait déjà un esprit supérieur... Tout à coup nous entendîmes quelques personnes venir de notre côté. Elle me fit signe de m’éloigner... À quelques pas je me retournai pour la voir encore... elle avait disparu.

MONSIEUR DE VADERG.

Ah ! çà, qu’est-ce que tu me racontes là ? C’est une histoire d’apparition... c’était le diable, ou peut-être quelque dame de la cour ?

FRÉDÉRIC.

Le lendemain, l’espérance me ramena au même lieu ; elle y était arrivée avant moi.

MONSIEUR DE VADERG.

C’était une dame de la cour.

FRÉDÉRIC.

Cette fois, je lui parlai avec moins de contrainte. Il y avait de sa part je ne sais quel abandon qui m’invitait à la franchise. Elle voulut savoir qui j’étais... je lui dis ma naissance obscure, ma fortune assez mince, et mon ambition qui était d’entrer au service de la reine... je lui parlai de toi, mon plus proche parent.

MONSIEUR DE VADERG.

Comment donc ! cousin germain... Tu es mon cousin...

FRÉDÉRIC.

Elle m’avoua que, bien jeune encore, elle était en faveur près de Christine, qui était de son âge, et que je pouvais tout espérer de son crédit pour moi et pour ma famille. Nous nous rencontrâmes ainsi plusieurs fois. J’étais devenu l’ami de cette aimable enfant ; elle me faisait mille promesses dont je riais moi-même sans penser qu’elle dût les tenir sitôt. Un matin, je trouvai à notre rendez-vous, au lieu de mon aimable inconnue, un officier du château, qui m’apprit le départ de la cour pour Stockholm et me remit un brevet d’enseigne, l’ordre de rejoindre l’armée sur la frontière et une épée... Tiens ! celle-ci ; elle ne m’a jamais quitté depuis.

MONSIEUR DE VADERG.

Une épée ! et superbe encore ! Attends donc ! c’est à cette époque-là que je fus attaché au palais. Ce cher Frédéric !... Et, dis-moi, tu n’as pas revu ?...

FRÉDÉRIC.

Si fait, si fait... Il y a deux mois, près du camp, il se tenait des conférences secrètes dans un château, à quelques lieues de la frontière. Un soir j’y fus envoyé pour un message, et, arrivé au point du jour, je fus introduit dans une grande salle. Un moment après je vois entrer cette jeune fille, qui pousse un cri de surprise en m’apercevant. Je voulus me précipiter à ses pieds pour lui témoigner ma reconnaissance... Elle me fit asseoir au près d’elle, en cachant son émotion sous je ne sais quel air de dignité ; mais la joie se peignait dans ses yeux. Elle ne m’avait point oublié, et tout semblait me dire qu’elle était heureuse de me voir... Elle m’apprit ce qu’elle avait fait pour toi.

MONSIEUR DE VADERG.

Vrai ! Et moi qui croyais que mon mérite...

FRÉDÉRIC.

Après un entretien plein de charme et d’abandon, j’allais sortir, elle me rappela et me tendit la main ; je la pressai contre mes lèvres. « Adieu, me dit-elle, pensez à moi !... Je ne demande pour prix de ce qu’on fera pour vous que le silence le plus profond. » Je la quittai, et comme j’allais retourner au camp, on me présenta un cheval magnifique, qui fut tué sous moi deux jours après.

MONSIEUR DE VADERG.

Pauvre bête ! C’est alors que j’ai été tout à fait en faveur. Il paraît décidément que mon mérite n’y était pour rien.

FRÉDÉRIC.

Depuis cette dernière rencontre, j’avance avec tant de rapidité que j’en suis moi-même étourdi.

MONSIEUR DE VADERG.

Parbleu !

FRÉDÉRIC.

Ah ! ne crois pas que j’aie à rougir devant mes camarades. Cette préférence qui les irritait d’abord, ces honneurs dont j’étais honteux moi-même, j’ai su du moins m’en rendre digne.

Air de Turenne.

On murmurait que sur moi la fortune
Loin du danger répandit tant d’éclat,
Et j’avais l’air, dans la foule commune,
D’un courtisan plutôt que d’un soldat ;
Mais, par bonheur, nous marchions au combat.
À tous les yeux, là, de ma protectrice
Justifiant les dons par ma valeur,
Si, le matin, c’était de la faveur,
Le soir, c’était de la justice !

MONSIEUR DE VADERG.

Moi, c’est différent, je ne me bats pas. Et, dis-moi, tu ne rêves qu’à ta jeune inconnue ? tu as pour elle un amour...

FRÉDÉRIC.

De l’amour ! oh ! non, de l’amitié, de la reconnaissance, à la bonne heure ; mais j’aime ailleurs !

MONSIEUR DE VADERG.

Tu aimes ailleurs... Eh bien ! ça n’empêche pas d’aimer ici ; on aime partout.

FRÉDÉRIC.

Moi ! oublier mes serments ! moi, les trahir ! Non, mon ami, non, jamais ! Juge donc de ma surprise, lorsqu’en arrivant au château j’ai cru apercevoir de loin...

MONSIEUR DE VADERG.

 Ta protectrice ! Vrai, tu vas la revoir !... et je suis sûr que de nouvelles faveurs... Ce cher cousin !... si tu savais combien tu me parais intéressant !... Ah çà, dis-moi, tu seras des nôtres ; car tu ne sais pas... je suis dans les affaires à présent... On parle de moi... il y a des gens qui disent que suis ambitieux... c’est possible. Et d’abord nous avons formé une ligue contre les vieilles têtes du conseil ; tu nous serviras. Il faut que nous fassions sauter deux ministres : le comte de Rantzoff...

FRÉDÉRIC.

Le comte de Rantzoff ! Non, non ; je ne suis d’aucune intrigue.

MONSIEUR DE VADERG.

Laisse donc, tu es sans expérience. Je te donnerai des leçons de politique.

FRÉDÉRIC.

Toi !... Eh ! mon cher...

Air du vaudeville du Premier Prix.

Il faut avoir en politique
Et de l’esprit et du talent.

MONSIEUR DE VADERG.

Sans doute... À la cour on explique
Ces deux mots-là tout simplement.
Dans des postes comme les nôtres,
Il faut avoir, pour avancer,
Le talent de chasser les autres,
Et l’esprit de les remplacer.

Mais quel bruit ! C’est l’heure de la promenade ; la reine va monter à cheval.

FRÉDÉRIC.

La reine !

MONSIEUR DE VADERG.

Vite, tes dépêches... je vais te présenter.

FRÉDÉRIC.

Oh ! je suis tout tremblant... c’est la première fois.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR DE VADERG, FRÉDÉRIC, CHRISTINE, LE COMTE, DEUX MINISTRES

 

Le costume de la reine est simple ; elle porte le grand cordon bleu de l’Étoile polaire.

CHRISTINE, avec colère.

Non, non, je ne veux plus de vos remontrances, je n’en veux plus !... Je ne suis plus une enfant... je n’ai plus besoin de tuteurs !

FRÉDÉRIC, bas, dans le plus grand trouble.

Grand Dieu ! Vaderg ! mon ami ! cette jeune demoiselle...

MONSIEUR DE VADERG.

Chut ! tais-toi donc !

CHRISTINE.

Comte de Rantzoff, le baron de Pihrson n’a plus entrée au conseil.

Le comte fait un mouvement.

C’est ma volonté.

Apercevant Frédéric.

Ciel ! Frédéric !

FRÉDÉRIC, à part.

C’est elle !

LE COMTE.

Suspendez de grâce votre arrêt, madame.

CHRISTINE, après un moment de silence.

Quel est ce jeune officier ?

MONSIEUR DE VADERG.

Madame... c’est mon parent... Frédéric de Bury, capitaine au service de Votre Majesté.

FRÉDÉRIC, avec émotion.

Madame... le général m’a chargé... ce message...

MONSIEUR DE VADERG.

Pardonnez à son émotion, madame... il est jeune et timide, mon parent... il n’a pas l’habitude...

CHRISTINE.

Il est ému ; oui, je vous crois. Donnez.

Elle prend les dépêches que lui présente Frédéric.

MONSIEUR DE VADERG, bas à Frédéric.

Que diable ! on parle, au moins.

CHRISTINE.

Ah ! un armistice... le Danemark offre la paix...

LE COMTE.

La paix ! quelle heureuse nouvelle pour la Suède !

CHRISTINE.

Oui, bien heureuse en effet. Le capitaine qui me l’apporte a désormais un titre à ma bienveillance... Monsieur le major, je vous remercie.

FRÉDÉRIC.

Ah ! madame...

MONSIEUR DE VADERG.

Nous voilà major... c’est encore un pas de fait.

FRÉDÉRIC, à part.

Je ne sais plus où j’en suis.

LE COMTE.

Madame, la grâce du baron de Pihrson...

CHRISTINE.

Je l’accorde ; n’en parlons plus.

Lui remettant les dépêches.

Monsieur le comte, voyez ces papiers, voyez-les sur-le-champ.

À Frédéric qui s’éloigne.

Monsieur le major, restez. Le général me mande que vous m’expliquerez l’état de la frontière ; restez...

À M. de Vaderg.

Monsieur de Vaderg, je ne monterai pas à cheval ce matin... les affaires de l’État doivent m’occuper d’abord.

Aux ministres.

Messieurs...

Ils sortent tous.

 

 

Scène VI

 

CHRISTINE, FRÉDÉRIC

 

CHRISTINE, souriant.

Pauvre jeune homme ! il tremble. Il me fait de la peine.

Haut.

Approchez, Frédéric, approchez.

FRÉDÉRIC.

Ah ! madame, pardonnez à mon émotion...

CHRISTINE.

Eh ! oui, oui, je pardonne.

FRÉDÉRIC.

Quoi ! madame, c’est vous dont la bonté me protégeait sans cesse... dont les bienfaits...

CHRISTINE.

Taisez-vous, taisez-vous... Vous m’avez promis le secret.

FRÉDÉRIC.

Souffrez que ma reconnaissance...

CHRISTINE.

Allez-vous faire comme les autres ? me parler en balbutiant, protester de votre zèle, mentir peut-être ? Allons ! rassurez-vous ; ne suis-je plus cette jeune dame, cette enfant, disiez-vous, à qui vous parliez de vos plaisirs, de vos peines, de vos espérances ?

Air d’Aristippe.

Quoi ! vous tremblez ?...

FRÉDÉRIC.

Pardonnez-moi, madame...

CHRISTINE.

D’où vient ici ce trouble, cet effroi ?
Rappelez-vous ces jours où de votre âme
Tous les secrets s’épanchaient devant moi.

FRÉDÉRIC.

Mon cœur, ému d’une faveur soudaine,
Croyait alors s’ouvrir à l’amitié ;
Mais j’ignorais que vous étiez... la reine...

CHRISTINE.

Et moi, je l’avais oublié.

FRÉDÉRIC.

Ah ! madame ! quels souvenirs ! combien je suis confus !

CHRISTINE.

De quoi ? de ne pas m’avoir abordée le dos plié, un genou en terre ? Je ne vous en veux pas, au contraire. Souvent dans ce palais, où tout est faux, je me suis rappelé avec plaisir nos entretiens du parc, votre franchise, votre abandon... vous savez... voilà ce que j’aime, ce que j’espère retrouver en vous ; il le faut, je le veux !... Ah ! mon Dieu ! je fais la reine ! Mais aussi, on dirait qu’il faut vous rappeler tout cela.

FRÉDÉRIC, vivement.

Moi ! madame... dans toutes les circonstances de ma vie, qui me semblait un long rêve, vous m’apparaissiez comme au premier jour ; je jurais d’être digne de votre protection... je le jurais sur cette épée... qui m’a toujours porté bonheur, en me rappelant vos bienfaits, votre amitié... Ah ! pardon, pardon, ce mot m’est échappé.

CHRISTINE.

À la bonne heure ! vous parlez... Et, dites-moi, vous êtes content ?

FRÉDÉRIC.

Ah ! madame ! pouvais-je espérer un avancement si rapide !... moi, officier obscur ?

CHRISTINE.

Vous vous trompez ; votre famille est d’origine française, mais elle a rendu des services à la Suède. Votre nom a déjà brillé dans les armées... Oh ! je me suis occupée de vous... mais en secret. Mes ministres vous voient avancer, sans connaître la main qui vous protège... J’échappe à leurs questions, et j’ai le plaisir d’intriguer auprès d’eux en attendant qu’ils prennent leur revanche : cela m’amuse. Mais tout à l’heure, lorsque je vous ai vu, il me semblait que tous les yeux allaient me deviner, et pourtant j’aurais ri de bon cœur de votre surprise et de votre embarras.

FRÉDÉRIC.

En effet, je n’ai pu cacher mon trouble.

CHRISTINE.

Vous ne savez pas dissimuler.

FRÉDÉRIC.

Oh ! pas du tout.

CHRISTINE.

Vous ne seriez pas courtisan.

FRÉDÉRIC.

Je crois que non.

CHRISTINE.

Eh bien ! vous resterez à ma cour pour faire contraste. La retraite du comte de Horn, mon écuyer, laisse sa place vacante auprès de moi ; elle est à vous. Ce matin, à l’heure de mon départ, trouvez-vous dans cette galerie... c’est vous qui me donnerez la main.

FRÉDÉRIC.

Moi, madame !

CHRISTINE.

Prenez garde ! je vais vous faire des ennemis... vous les craignez peut-être ?

FRÉDÉRIC.

Protégé, soutenu par vous, madame, je sens qu’une noble fierté...

CHRISTINE.

Vous aimez les lettres, les arts ; vous me l’avez dit, vous les aimez ?

FRÉDÉRIC.

Cent fois davantage depuis que je sais qu’ils plaisent à votre Majesté.

CHRISTINE.

Ah ! vous voyez bien que vous seriez courtisan tout comme un autre.

FRÉDÉRIC.

Vous doutez de ma franchise ? Ah ! ma reconnaissance ne finira qu’avec ma vie, et je jure à vos pieds...

CHRISTINE.

Ô ciel ! relevez-vous, monsieur, relevez-vous ! Vous ne savez pas... dans cette cour où je règne... mes bontés, votre dévoue ment, tout éveillerait une curiosité qui me fatigue. Heureuse ment je comptais sur votre discrétion, vous me l’avez promise...

Apercevant Rantzoff qui entre par la droite.

Mon vieux ministre...

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, CHRISTINE, FRÉDÉRIC

 

LE COMTE.

Madame, j’ai lu ces dépêches ; et je viens...

Apercevant Frédéric, il s’arrête.

CHRISTINE.

Eh bien ! monsieur le comte, voyons ces papiers. Poursuivez ; de quoi s’agit-il ?

LE COMTE.

Madame, c’est une affaire importante, un secret...

CHRISTINE.

Ah ! j’entends. Monsieur le major, je désire vous revoir ; je vous reverrai... ne vous éloignez pas.

Frédéric salue et sort ; la reine le suit des yeux.

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, CHRISTINE

 

LE COMTE.

Ce jeune officier vous a sans doute expliqué, madame, la situation de votre armée ?

CHRISTINE, avec embarras.

Ce jeune officier... Oui, oui, je sais.

LE COMTE.

Il vous a donné des détails.

CHRISTINE.

Assurément.

LE COMTE.

Il vous a dit...

CHRISTINE.

Ah ! de grâce, ces dépêches.

LE COMTE.

Le Danemark offre la paix, et, afin de mieux l’assurer, on demande votre main pour le prince Ulric.

CHRISTINE.

Ah ! encore un mariage... j’en étais sûre.

LE COMTE.

Vous le savez, madame, la Suède vous voit avec peine rejeter tous nos projets d’alliance. D’ailleurs, on dit le prince brave, spirituel, aimable...

CHRISTINE.

Que m’importe ?

LE COMTE.

Votre cœur se fermerait-il au plaisir d’aimer, d’être aimée ?

CHRISTINE.

Non, non, je ne crois pas...

LE COMTE.

Le prince Ulric vous rendrait le sceptre moins pesant.

CHRISTINE.

Trouvez-vous que je le porte mal ?

LE COMTE.

Non, sans doute, et il n’y a pas de prince en Europe qui promette d’occuper plus dignement le trône de ses ancêtres.

CHRISTINE.

Ah ! monsieur le comte...

LE COMTE.

Vous savez que je suis assez mauvais courtisan.

CHRISTINE.

C’est vrai... et puis, si j’acquiers un jour quelque gloire, vous devez en être fier ; car c’est vous qui avez élevé mon enfance... j’écoute vos remontrances, vos avis...

LE COMTE.

Que vous ne suivez pas toujours.

CHRISTINE.

C’est encore vrai.

LE COMTE.

Mais du moins vous me rendrez justice. Ma sévérité déplaît à cette nouvelle cour qui vous environne... je le sais, on veut m’éloigner.

CHRISTINE.

Vous éloigner ! vous, mon vieil ami... Ah ! vous n’êtes pas de ceux qu’on laisse partir... Mais voyons, que proposez-vous ?

LE COMTE.

J’assemblerai votre conseil ce soir, à Stockholm, pour lui transmettre ces dépêches ; il recevra votre réponse ; et quant à l’armistice, je vais écrire au général que vous l’acceptez.

CHRISTINE.

Oui, cela n’engage à rien.

LE COMTE, saluant.

Frédéric de Bury partira sur-le-champ.

CHRISTINE.

Frédéric !... Arrêtez... Arrivé depuis peu, chargé d’un mes sage de paix, il a droit à ma bienveillance... Il a un parent à ma cour, des amis à Stockholm !... et vous le renvoyez ainsi ! Non, ce n’est pas bien... je désire qu’il reste, il restera.

LE COMTE.

Il ne restera pas.

CHRISTINE.

Comment ?

LE COMTE.

Pardon, madame ; je veux dire qu’il est nécessaire que ce jeune homme...

CHRISTINE.

Expliquez-vous.

LE COMTE.

Il n’est pas convenable...

CHRISTINE.

Mon Dieu ! qu’est-ce donc ? Vous m’effrayez.

LE COMTE.

Je crains qu’il n’ait à Stockholm une intrigue.

CHRISTINE.

Une intrigue !... Achevez donc.

LE COMTE.

Il y a dans votre palais même une dame, j’ignore laquelle... qui le protège en secret.

CHRISTINE, souriant.

Ah ! ce n’est que cela ?

LE COMTE.

C’est elle, sans doute, qui l’a fait venir.

CHRISTINE.

Elle !... Vous vous trompez.

LE COMTE.

Comment, madame, vous savez...

CHRISTINE.

Ah ! oui... oui... je sais.

LE COMTE.

Et puis-je la connaître ?

CHRISTINE.

Vous !... non, elle ne le veut pas. Mais vous... vous ne devinez pas ?

Air de Céline.

Ministre adroit que partout on redoute,
Bien des secrets vous sont connus, je crois ;
Mais il en est qu’une femme, sans doute,
Pénètre mieux... et le nôtre en fait foi !...
Oui, ce qu’ici vous cherchez à connaitre,
Depuis longtemps je l’avais deviné...
Et c’est le seul talent peut-être
Que vous ne m’avez pas donné.

LE COMTE.

Mais du moins, madame, je dois m’opposer à une intrigue qu’on n’aurait pas dû vous confier.

CHRISTINE.

Et pourquoi donc ?

LE COMTE.

Vous ne souffrirez pas que ce jeune homme reste plus longtemps.

CHRISTINE.

Monsieur le comte, dans une heure, ici, quand la cour partira pour Stockholm, cette dame sera...

LE COMTE.

Près de vous ?

CHRISTINE.

Très près... et le major lui donnera la main. Vous verrez après cela jusqu’à quel point vous croirez devoir lutter contre son protégé.

LE COMTE.

Alors, je n’en insisterai pas moins pour qu’il s’éloigne. C’est dans mon intérêt particulier, dans celui de ma famille, de ma nièce.

CHRISTINE.

De votre nièce ? Expliquez-vous ; parlez. Qu’y a-t-il de commun entre votre nièce et le major Frédéric ?

LE COMTE.

Madame, puisqu’il faut l’avouer, ils s’aiment.

CHRISTINE.

Ils s’aiment !

LE COMTE.

Ils s’adorent !... à ce qu’ils disent. Le jeune homme est-il sincère ! je le crains... Pour ma nièce, c’est différent, j’en suis sûr. C’est une amitié d’enfance qui a maintenant le caractère d’une passion... mais je ne crois guère aux passions... Aussi, je romprai aisément des nœuds qui ne sauraient me convenir.

CHRISTINE.

Assurément.

LE COMTE.

J’ai promis ma nièce au fils du baron de Pihrson.

CHRISTINE.

À la bonne heure ! c’est une alliance que j’approuve ; elle se fera... je veux qu’elle se fasse.

LE COMTE.

Comment, madame, vous consentiriez ?...

CHRISTINE.

À ce mariage ? Mais sans doute, du moment qu’il vous plaît.

LE COMTE.

En ce cas, il n’y a plus qu’à éloigner ce jeune Frédéric.

CHRISTINE.

Vous croyez qu’il aime votre nièce ?

LE COMTE.

Oh ! je mets tout en œuvre pour qu’elle le déteste... Vous le voyez, madame, me voilà très occupé à désunir deux amants, moi !... Mais que voulez-vous ? c’est encore de la politique, et je réussirai, je l’espère. On n’a pas été vingt ans ministre pour rien... Mais, madame, vous m’avez ordonné de vous présenter mon Emma ; elle attend...

CHRISTINE, allant s’asseoir à gauche.

Qu’elle vienne... je vais la connaître !

Le comte va chercher Emma à droite.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, CHRISTINE, EMMA, ensuite MONSIEUR DE VADERG

 

LE COMTE.

Viens, mon enfant, rassure-toi.

EMMA, bas à son oncle.

J’ai peur.

CHRISTINE.

Approchez, mademoiselle, approchez.

LE COMTE, à demi-voix à la reine.

Vous voyez, madame ; elle est trop jolie pour épouser un officier de fortune.

CHRISTINE, jetant un coup d’œil sur Emma ; à part.

Jolie... rien de plus.

Elle se lève ; haut.

Mademoiselle, la nièce du comte de Rantzoff a des droits à ma protection... Il veut assurer votre bonheur ; je le seconderai.

EMMA.

Madame, ma reconnaissance...

Se jetant dans les bras du comte.

Ah ! mon oncle...

LE COMTE.

Enfant !

CHRISTINE.

Comte de Rantzoff, vous me présenterez le fils du baron de Pihrson.

EMMA.

Ciel !

CHRISTINE.

C’est l’époux que votre oncle vous destiné... que je vous donne... vous l’aimerez.

LE COMTE, à demi-voix.

Madame, je vous en supplie, ce ton sévère...

CHRISTINE.

Moi ! pas du tout, je vous assure.

MONSIEUR DE VADERG, entrant.

Les ordres de Sa Majesté.

CHRISTINE.

Monsieur de Vaderg, que le jeune officier, votre parent, quitte la cour aujourd’hui... aujourd’hui même... il prendra les ordres de mon ministre et retournera à l’armée sur la frontière... Vous le suivrez.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

EMMA, LE COMTE, MONSIEUR DE VADERG

 

LE COMTE.

Que d’intérêt elle prend à cela ! En vérité, je ne comprends pas...

EMMA.

Ah ! comme elle a pris un air méchant !

MONSIEUR DE VADERG.

Comment ! comment... à l’armée, moi !

LE COMTE.

Monsieur de Vaderg, j’en suis fâché.

MONSIEUR DE VADERG.

Vous en êtes fâché...

À part.

Il en est fâché...

Haut.

Vous croyez que c’est une disgrâce ; rassurez-vous, monsieur le comte, nous ne sommes pas encore partis... Frédéric a des protecteurs près de la reine.

LE COMTE, vivement, en observant Emma.

Des protecteurs... une protectrice, voulez-vous dire.

MONSIEUR DE VADERG.

Ah ! vous savez... Eh bien ! oui, une protectrice, cela vaut mieux... Et si certaine dame disait un mot...

EMMA.

Serait-il vrai ?

MONSIEUR DE VADERG.

Oui, mademoiselle, oui, une protectrice. Au moment où tout paraît perdu, il sera sauvé s’il le veut... et moi aussi... Elle a du crédit, monsieur le comte, elle en a beaucoup... et la preuve c’est qu’elle nous défend contre nos ennemis, Frédéric et moi.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène.

À tous les deux sa faveur est commune.

EMMA, à part.

Juste ciel ! que m’a-t-il appris ?

MONSIEUR DE VADERG.

Près de la reine elle a fait ma fortune.

LE COMTE.

Vraiment !

À part.

Ma nièce l’a compris,
Oui, je le vois, m’a nièce l’a compris.

MONSIEUR DE VADERG.

Elle a distingué mieux qu’un autre
Tout mon mérite.

LE COMTE.

C’est fort bien.
Puisqu’elle a distingué le vôtre,
On ne peut plus douter du sien.

MONSIEUR DE VADERG.

Et c’est elle qui a fait de Frédéric un enseigne, un capitaine, un major... elle en ferait un général.

LE COMTE.

Un ministre.

MONSIEUR DE VADERG.

Pourquoi pas ? Eh ! parbleu ?...

EMMA.

Frédéric ! Il se pourrait !

LE COMTE.

Eh bien ! qu’est-ce donc ? qu’as-tu ?

EMMA.

Moi, mon oncle ! rien, je vous assure.

LE COMTE, en l’observant toujours.

Et cette dame est jolie, sans doute ?

MONSIEUR DE VADERG.

Charmante.

LE COMTE.

Vous la nommez ?...

MONSIEUR DE VADERG.

Je la nomme... Je ne la nomme pas, attendu que je ne sais pas son nom.

LE COMTE.

Et il doit l’aimer ?

MONSIEUR DE VADERG.

S’il doit l’aimer !... Elle est bien ; mais il n’est pas mal... Elle est d’un rang élevé ; mais il s’élève aussi. Il lui doit ce qu’il est, ce que je suis, ce que nous sommes. Tout cela est entouré d’un mystère charmant. Et il ne l’aimerait pas ! Mais à sa place, moi, moi qui vous parle, je l’adorerais ! Il est vrai que j’ai les passions vives.

EMMA.

Ah ! oui, en effet, son trouble en arrivant, ses regards distraits...

LE COMTE.

Chut ! tu vois s’il mérite ton amour.

À part.

À présent, s’il donne la main à sa protectrice...

MONSIEUR DE VADERG, à part.

Je suis sûr qu’il étouffe.

 

 

Scène XI

 

EMMA, LE COMTE, MONSIEUR DE VADERG, FRÉDÉRIC

 

Quatuor (de M. Adam).

LE COMTE.

Vous savez l’ordre de la reine...
Mais vous la fléchirez sans peine,
Et je vous fais mon compliment.

EMMA.

Assurément,
Moi, monsieur, je vous félicite.

MONSIEUR DE VADERG.

Monsieur le comte...

À part.

Oh ! l’hypocrite !

Haut.

Je reçois votre compliment.

EMMA.

Ciel ! le voici... Sortons.

LE COMTE, à part.

Près d’elle,
Sans le savoir il m’a servi.

FRÉDÉRIC.

Pardon, monsieur... mademoiselle,
Que vient-on de m’apprendre ici ?
Est-il vrai que Pihrson devient votre mari ?

LE COMTE.

Oui, monsieur.

À Emma.

Mais réponds toi-même.

EMMA.

Il demande ma main, il m’aime.

LE COMTE, bas.

Du courage, de la fierté.

EMMA.

Il m’aime, il me sera fidèle.

FRÉDÉRIC.

Et pour époux, mademoiselle,
Vous l’avez accepté ?

LE COMTE.

Sans doute ; une telle alliance
Pour sa famille est au moins un honneur.

FRÉDÉRIC.

Il se pourrait ?...

EMMA.

Cette alliance
Assure mon bonheur.

FRÉDÉRIC.

Votre bonheur !

MONSIEUR DE VADERG.

Au diable, de bon cœur,
Moi, j’enverrais Son Excellence.

Ensemble.

EMMA.

En d’autres nœuds l’amour engage,
Ce cœur volage
Qui m’adorait...
Oui, c’en est fait !
Je vous oublie ;
C’est pour la vie,
Et sans regret.

LE COMTE.

Ma politique en cette affaire,
Aura, j’espère,
Succès complet.
Oui, mon Emma, brisant sa chaîne,
Revient sans peine
À mon projet.

FRÉDÉRIC.

En d’autres nœuds l’amour engage,
Ce cœur volage
Qui m’adorait...
Oui, c’en est fait !
Je vous oublie ;
C’est pour la vie,
Et sans regret.

MONSIEUR DE VADERG.

Oui, plus d’orgueil et de courage !
Il se dégage.
Ah ! c’en est fait !
Son cœur discret,
Pour notre amie,
Jeune et jolie,
Brûle en secret.

Le comte emmène Emma.

 

 

Scène XII

 

FRÉDÉRIC, MONSIEUR DE VADERG

 

FRÉDÉRIC.

Emma ! il se pourrait ! Son oncle, je ne dis pas... il est riche, puissant, orgueilleux.

MONSIEUR DE VADERG.

Oh ! que j’aurai de plaisir, quand on nous dira : Monsieur le comte part pour ses terres !

FRÉDÉRIC.

Repousser ainsi l’amour le plus tendre !

MONSIEUR DE VADERG.

Hein ! tu l’aimes ?... la nièce du comte de Rantzoff ?

FRÉDÉRIC.

Moi ! l’aimer ! Non, non ; tout est rompu.

MONSIEUR DE VADERG.

À la bonne heure ! Ces gens-là sont mes ennemis, les tiens.

FRÉDÉRIC.

Ah ! je sens là qu’il m’est impossible... Mais si fait ; j’aurai du courage... Avec quel mépris ils m’ont traité !

MONSIEUR DE VADERG.

Il faut leur rendre orgueil pour orgueil, mépris pour mépris.

FRÉDÉRIC.

Assurément.

MONSIEUR DE VADERG.

Il faut les écraser. Moi, d’abord, je ne suis pas méchant, mais ça me fera plaisir.

FRÉDÉRIC.

Il croit peut-être que j’ai besoin de son crédit, de sa faveur... eh bien ! nous verrons !... C’est moi maintenant qui refuserais sa nièce. Et pour qui suis-je sacrifié ? pour monsieur de Pihrson... un intrigant, un fat !

MONSIEUR DE VADERG.

Monsieur de Pihrson !... Encore un que nous ferons sauter... c’est dans nos plans... Mais, dis-moi, tu as vu ta protectrice ?

FRÉDÉRIC.

Oui, mon ami, je l’ai vue ; et si tu savais... Mais j’ai juré de me taire.

MONSIEUR DE VADERG.

Comme tu voudras. Parbleu ! je devinerai, voilà tout. Je connais toutes ces dames : il y en a de jolies, il y en a de laides, il y en a beaucoup de laides ; mais l’essentiel c’est qu’elle ait du crédit près de la reine.

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! je te réponds qu’elle en a.

MONSIEUR DE VADERG.

C’est une des premières dames de la cour ?

FRÉDÉRIC.

Oui, oui, une des premières.

MONSIEUR DE VADERG.

Elle a pour toi beaucoup de bienveillance ?

FRÉDÉRIC.

Mais j’ai lieu de le penser.

MONSIEUR DE VADERG.

En ce cas, voilà le moment de la mettre à l’épreuve... Nous sommes perdus, si elle ne nous sauve pas.

FRÉDÉRIC.

Comment ? explique-toi.

MONSIEUR DE VADERG.

On te fait partir, ce qui t’est peut-être égal... et l’on m’envoie à l’armée, ce qui ne m’arrange pas du tout.

FRÉDÉRIC.

On me fait partir ! et qui donc ?

MONSIEUR DE VADERG.

La reine.

FRÉDÉRIC.

La reine !

MONSIEUR DE VADERG.

Elle te défend de reparaître devant elle.

FRÉDÉRIC.

La reine... quand tout à l’heure encore... ça ne m’étonne pas, c’était trop inexplicable. Tout est fini.

MONSIEUR DE VADERG.

Eh ! vite ; il faut voir ton inconnue, il faut qu’elle nous tire de là.

FRÉDÉRIC.

Oh ! mon pauvre Vaderg, si nous n’avons pas d’autre ressource, c’en est fait ; partons.

MONSIEUR DE VADERG.

Eh ! non... que diable !... on ne cède pas ainsi. Les Rantzoff se flatteraient de nous avoir perdus.

FRÉDÉRIC.

Que dis-tu ? Le comte...

MONSIEUR DE VADERG.

Et sa nièce... Ils étaient avec la reine, et ils avaient l’air triomphant.

FRÉDÉRIC.

Comment ! tu crois ?... ce serait le comte ?... Oui, tu as raison ; je l’ai laissé ici... c’est une indignité !... il faut partir sur-le-champ.

MONSIEUR DE VADERG.

Hein !... que je parte... moi ?...

FRÉDÉRIC.

Air des Amazones.

Obéissons, si la reine l’ordonne.

MONSIEUR DE VADERG.

Eh ! non, mon cher, non, ce n’est pas ainsi...
Apprends comment, aux ordres qu’on lui donne,
Un courtisan doit obéir ici.
Pour des honneurs, des titres, une place,
Du premier coup il faut les accepter ;
Mais s’il nous vient un ordre de disgrâce,
Il faut toujours le faire répéter.
Oui, toujours on le fait répéter.

 

 

Scène XIII

 

FRÉDÉRIC, MONSIEUR DE VADERG, CHRISTINE, UN OFFICIER DU PALAIS, PAGES, DAMES DE LA SUITE

 

L’OFFICIER, annonçant.

La reine !... Monsieur de Vaderg, tout est-il prêt pour le départ ?

MONSIEUR DE VADERG, sortant.

Je vais m’assurer moi-même...

CHRISTINE, entrant.

Eh bien ! monsieur de Steimberg ?...

Apercevant Frédéric.

Vous ici, monsieur ?

FRÉDÉRIC.

Pardon, madame ; j’obéis, je me retire... Je vois qu’une prompte disgrâce...

CHRISTINE.

Je dois à monsieur de Rantzoff de vous éloigner de ma cour... Il importe à son repos, à l’honneur de sa famille que vous n’y reparaissiez jamais.

FRÉDÉRIC.

Il m’accuse près de vous, madame ?

CHRISTINE.

Vous aimez sa nièce.

FRÉDÉRIC.

Moi !

CHRISTINE.

Vous l’aimez. Il trouve que votre fortune, votre naissance...

FRÉDÉRIC.

Que monsieur le comte se rassure, madame ; sa nièce ne m’a jamais aimé ; et moi-même, abusé un moment par des souvenirs d’enfance, par une première amitié... j’oublie sans regret des nœuds qu’elle a rompus.

CHRISTINE.

Vous ne l’aimez pas ?

FRÉDÉRIC.

Non, madame... Elle est libre, comme je le suis moi-même :

CHRISTINE.

Vous me trompez...

FRÉDÉRIC.

Moi ! grand Dieu !

 

 

Scène XIV

 

FRÉDÉRIC, CHRISTINE, LE COMTE, EMMA

 

LE COMTE.

Madame, je vous présente ma nièce, qui accepte avec reconnaissance l’époux que vous lui avez choisi.

EMMA.

Avec reconnaissance !

CHRISTINE, regardant Frédéric.

Ah ! je suis contente ; c’est bien.

LE COMTE.

Et voici les dépêches que monsieur le major doit porter sur la frontière.

CHRISTINE.

Non, non, j’ai réfléchi... décidément, chargez-en quelque officier des gardes.

LE COMTE, à part.

Allons, encore la protectrice !

Haut.

Mais, madame...

CHRISTINE.

Mademoiselle ne me suivra point à Stockholm ; elle habitera cette résidence jusqu’à son mariage... Je le v... je le désire...

FRÉDÉRIC, à part.

Son mariage !

 

 

Scène XV

 

FRÉDÉRIC, MONSIEUR DE VADERG, CHRISTINE, LE COMTE, EMMA, LES PAGES, LES DAMES DE LA REINE, COURTISANS

 

Finale.

Musique de M. Adam.

LE CHŒUR, entrant avec M. de Vaderg.

La reine nous appelle,
Rendons-nous près d’elle,
Partons, à l’instant, partons tous !

MONSIEUR DE VADERG.

Madame, tout est prêt ; la garde est sous les armes.

CHRISTINE.

C’est bien... Monsieur Vaderg, dissipez vos alarmes ;
Avec votre parent demeurez près de nous.

MONSIEUR DE VADERG, bas à Frédéric.

Ah ! la chance est tournée ; on a parlé pour nous ?

CHRISTINE, à part.

Je ne sais pourquoi dans mon âme
Le calme est soudain revenu.

FRÉDÉRIC, regardant Emma.

À son aspect je suis encore ému.

EMMA, bas.

Mon oncle, avez-vous reconnu
Cette dame ?...

LE COMTE, de même.

Tais-toi, tais-toi.

FRÉDÉRIC, à part.

Le comte est furieux.

CHRISTINE, au comte.

Je compte ici sur votre obéissance...
Partons, messieurs, quittons ces lieux !

LE CHŒUR.

Partons, partons, quittons ces lieux !

CHRISTINE.

Vous, major Frédéric...

EMMA, regardant les dames de la cour.

La voyez-vous ?

LE COMTE.

Silence !

CHRISTINE.

Donnez-moi votre main.

LE COMTE, à part.

Dieux !

La reine !

EMMA.

Et moi, je reste en ces lieux !

LE COMTE, bas, avec fermeté.

Non, viens, suis-moi ! quittons ces lieux !

LE CHŒUR.

Partons, partons, quittons ces lieux !

Frédéric donne la main à la reine, le comte emmène sa pièce, la cour les suit.

 

 

ACTE II

 

Un salon du palais de Christine à Stockholm ; le cabinet de la reine est à gauche du même côté une table et tout ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

CHRISTINE, seule, assise près de la table, et lisant

 

At regina gravi jam dudum saucia curd,
Vulnus alit venis...

C’est beau Virgile, quand on le comprend... et je ne le comprends pas toujours. Heureusement j’ai la traduction. Il ne faut pas qu’on sache à la cour que je fais encore des contre-sens, parce que l’autorité ne doit jamais avoir tort... Voyons... At regina... En vérité, mon professeur Vossius m’a choisi là une leçon bien intéressante ; je plains beaucoup cette pauvre Didon en proie à un amour qu’elle n’ose s’avouer...

Elle se lève.

Mais Frédéric devrait être ici, on lui a porté mes ordres... Ce matin, à mon retour de Swartzio, le comte fixait sur moi des regards sévères... Pourquoi ? Je protège un jeune officier... n’est-ce pas naturel ?... j’aime beaucoup la bravoure... Oui ! mais j’ai des officiers qui sont très braves, et que je n’aime pas du tout.

Air : L’Amour qu’Edmond.

De tant de contrainte et de gêne
Je sens que je puis m’affranchir ;
Doit-on ainsi, quand on est reine,
Craindre toujours de se trahir ?
Ah ! quels ennuis seraient les nôtres !
Mais mon peuple permettra bien,
Qu’en veillant au bonheur des autres,
Je pense quelquefois au mien.

 

 

Scène II

 

CHRISTINE, FRÉDÉRIC

 

Frédéric entre et salue profondément.

CHRISTINE, assise.

Ah ! monsieur le major, j’ai voulu vous revoir, vous parler pour un objet important. Il s’agit du repos, de la gloire de la Suède... de mon bonheur peut-être.

FRÉDÉRIC.

De votre bonheur ! madame... Ah ! comment... par quel moyen puis-je concourir ?...

CHRISTINE.

Oui, vous m’êtes dévoué, je le sais bien ; aussi, vous le voyez, je me rappelle le temps où j’avais votre confiance, où vous aviez la mienne ; vous l’avez toujours, et en ce moment je vous élève au rang de conseiller... de conseiller intime. Ainsi, monsieur, conseillez-moi. Le Danemark, en m’offrant la paix... vous voyez que c’est une affaire d’État... le Danemark y met une condition... que vous ignorez.

FRÉDÉRIC.

Pardon, madame ; si j’en crois les bruits qui se répandent, on parle d’une alliance... d’un mariage...

CHRISTINE, se levant.

Ah ! vous savez déjà... Oui, l’intérêt du royaume, une guerre qui, en se prolongeant, peut devenir funeste... on le dit, du moins... C’est très grave, je crois ; et voici la raison pour laquelle je vous ai fait venir. Vous arrivez de l’armée ; vous me direz, vous, avec franchise, parce que vous êtes très franc, si notre position exige quelque sacrifice.

FRÉDÉRIC, vivement.

Non, madame ; la campagne qui vient de s’ouvrir doit être glorieuse pour votre couronne. Vos troupes, impatientes de franchir la frontière, forceront bientôt les Danois à un traité dont votre bonheur ne sera pas le prix. Les Danois seront battus !

CHRISTINE.

J’aimerais mieux cela... Je vous sais gré de la chaleur que vous mettez à me rassurer.

FRÉDÉRIC.

Il n’y a pas un de vos officiers, madame, qui ne vous tînt un pareil langage ; il n’y en a pas un qui ne soit prêt, comme moi, à verser son sang pour Votre Majesté.

CHRISTINE.

Fréd... monsieur le major, non, je ne crois pas qu’ils aient tous le même zèle, le même... dévouement que vous.

FRÉDÉRIC.

Sans doute, madame, votre protection ne leur a pas tenu lieu de talent comme à moi.

CHRISTINE.

Vous êtes modeste ; mais ne parlons plus d’une faveur que vous avez justifiée. Oh ! je sais, elle a dû vous surprendre, vous confondre même... Et tenez, monsieur Frédéric, dites moi, que pensez-vous maintenant de tout ce qu’il m’a plu de faire pour vous ?

FRÉDÉRIC.

En me voyant dans ce palais, admis auprès de vous, il me semble qu’une pitié toute royale...

CHRISTINE.

Ah ! quel mot prononcez-vous ? Il ne vous convient pas... il m’offense. Je veux qu’on vous respecte, qu’on vous honore.

FRÉDÉRIC.

Moi, madame, sans titres, sans fortune...

CHRISTINE, avec abandon.

Et si je vous donne un titre ? si je me charge de votre fortune ? Je suis peut-être encore une enfant, mais je ne suis plus une enfant que l’on gouverne ; je puis ce que je veux... et ceux que j’estime, car je vous estime beaucoup, et vous ne savez pas ce que vous pouvez attendre, ce que... Mais je vous parlais tout à l’heure... de quoi ?... J’oublie...

FRÉDÉRIC.

De votre armée, madame, de ces offres du Danemark.

CHRISTINE.

Ah ! oui, du Danemark, du prince Ulric... car vous savez, c’est du prince Ulric qu’il s’agit. Quels sont ses goûts, ses plaisirs ? J’aime les arts, je les appelle à ma cour. L’Italie m’envoie des chanteurs ; l’ambassadeur de France me fait venir un maître de ballets et les romans de mademoiselle Scudéry. Il y a de quoi mettre en fermentation toutes les vieilles têtes de mon royaume ; c’est une révolution !... Et voyez un peu, monsieur, si le prince Ulric est triste, sévère, avare comme mes ministres, nous ne nous accorderions pas ensemble ; et j’aime mieux battre les Danois que de m’ennuyer dans mon palais.

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! Madame, nous les battrons !

 

 

Scène III

 

CHRISTINE, FRÉDÉRIC, MONSIEUR DE VADERG

 

MONSIEUR DE VADERG.

Madame, vos ministres sont réunis dans votre cabinet.

CHRISTINE.

Avant le conseil ! Je comprends ; ils espèrent me décider d’avance. Monsieur de Vaderg, je priais monsieur le major de s’attacher à vous, de ne plus vous quitter... Je suis contente de ses services, des vôtres.

MONSIEUR DE VADERG.

Ah ! madame...

CHRISTINE.

Vous me parlerez de lui quelquefois, je veillerai à son avancement. Vous vous y intéressez ?

MONSIEUR DE VADERG.

Mais oui, madame. Je pense que, si vous l’ordonnez, Frédéric peut s’allier à quelque grande famille dont l’éclat rejaillirait sur nous, sur lui.

Christine le regarde avec inquiétude.

FRÉDÉRIC, très vivement.

Jamais ! je veux rester libre...

Se reprenant.

Je ne veux rien devoir qu’à la protection de la reine.

CHRISTINE, avec émotion.

Major...

Se reprenant.

monsieur de Vaderg, je vous salue.

Elle rentre dans son cabinet à gauche.

 

 

Scène IV

 

FRÉDÉRIC, MONSIEUR DE VADERG

 

MONSIEUR DE VADERG.

Ma foi ! mon ami, il y a des moments où je crois que c’est à mon crédit que tu dois... Mais non, non, j’aime mieux croire que c’est à toi... c’est-à-dire à la jeune dame...

FRÉDÉRIC.

Comme tu voudras ; pour moi, je reste ici. Ma fortune, au moins, me paraît assurée ; et pourvu que le comte de Rantzoff ne puisse rien contre moi...

MONSIEUR DE VADERG.

Le comte !... eh ! mon cher ! il est perdu. Tu sais que la reine exigeait que la petite Emma ne parût pas à Stockholm avant son mariage ?... Eh bien ! elle est ici.

FRÉDÉRIC.

Emma ! grand Dieu ! Il se pourrait ?

MONSIEUR DE VADERG.

Elle y est ! ce qui est fort mal... secrètement, ce qui est encore mieux. Mes mesures sont prises pour qu’elle paraisse devant Sa Majesté. La reine va savoir que le comte a méprisé ses ordres ; c’est un grief de plus ; il est encore compromis, et, avec l’aide de Dieu, nous le perdrons tout à fait.

FRÉDÉRIC, à part.

Emma ! elle est ici ! Et c’est pour me braver sans doute, pour que je sois témoin de son bonheur !

MONSIEUR DE VADERG.

Mais sais-tu qu’à la cour on ne s’occupe plus que du beau cavalier que la reine retenait à la portière de son carrosse, et qu’elle a rappelé tout à l’heure ? Tu vas faire bien des jaloux ; et moi-même...

FRÉDÉRIC.

Toi aussi !...

MONSIEUR DE VADERG.

Eh bien ! non, monsieur le major, non, je ne suis pas jaloux... que tous les honneurs soient pour toi, je ne demande pas mieux, pourvu que j’en aie ma part... Je suis votre cousin, monsieur le major... Montez, montez toujours... mais tirez-moi après vous.

FRÉDÉRIC.

Sois tranquille.

MONSIEUR DE VADERG.

Et, dis-moi, est-ce que tu ne l’adores pas ?

FRÉDÉRIC.

Qui, Emma ?

MONSIEUR DE VADERG.

Eh ! non ! l’autre, la belle inconnue, que tu ne veux pas me nommer ; ça m’est égal.

FRÉDÉRIC.

Ah ! malheureux ! que dis-tu ?... Je vous demande un peu quelle idée lui vient là ?

MONSIEUR DE VADERG.

Écoute donc, je crois la connaître. Il y a mademoiselle d’Oxel, une petite blonde de l’âge de la reine... charmante... Allons ! avoue, elle t’aime, cette dame, cette honorable dame.

FRÉDÉRIC.

Veux-tu te taire ! lorsque le respect le plus profond...

MONSIEUR DE VADERG.

Laisse donc ! que tu es jeune !...

Air de Voltaire chez Ninon.

Avec nos dames en ces lieux,
Crois-tu qu’à la fois on puisse être
Reconnaissant, respectueux ?
Non, mon cher, je sais m’y connaître.
Près d’elles je suis circonspect ;
Mais il est des cas où, je pense,
Il vaut mieux manquer de respect
Que manquer de reconnaissance.

FRÉDÉRIC.

Chut ! on sort de chez la reine.

MONSIEUR DE VADERG.

Ah ! Son Excellence, mon ennemi intime.

 

 

Scène V

 

FRÉDÉRIC, LE COMTE, MONSIEUR DE VADERG

 

LE COMTE, très agité.

Major Frédéric, je suis heureux de vous rencontrer ; j’ai bien pensé que je vous trouverais ici...

À part.

et c’est ce que je ne veux pas.

FRÉDÉRIC, à part.

L’oncle d’Emma ! Que me veut-il !

MONSIEUR DE VADERG, à part.

Il a un ton plus doux, plus poli.

LE COMTE.

J’attends de vous une marque de condescendance : Éloignez-vous, quittez la cour, je vous en prie...

Mouvement de Frédéric.

je vous en prie... et, au besoin, je vous l’ordonne.

MONSIEUR DE VADERG.

Quitter la cour ! Cela ne se peut pas, c’est impossible.

LE COMTE, sans le regarder.

C’est au major que je m’adresse.

FRÉDÉRIC.

Est-ce la reine qui exige ainsi ?...

LE COMTE.

La reine... cela peut être.

MONSIEUR DE VADERG.

Eh ! non, c’est plutôt le caprice...

Se reprenant.

la volonté de quelque ministre.

LE COMTE.

Eh bien ! oui, monsieur, c’est la mienne, la mienne seule.

MONSIEUR DE VADERG.

En ce cas, nous attendrons les ordres de Sa Majesté.

LE COMTE.

Major Frédéric, retirez-vous !

FRÉDÉRIC.

Monsieur le comte...

MONSIEUR DE VADERG, élevant la voix.

Major Frédéric, mon cousin, restez !

LE COMTE.

Je vous comprends ; il y a des intrigants dont les menées ne m’échappent pas.

MONSIEUR DE VADERG.

Il y a des conseillers qui ne commencent à être modestes que lorsqu’ils sont tout à fait par terre.

FRÉDÉRIC.

Ô ciel ! Vaderg ! messieurs !...

MONSIEUR DE VADERG.

Laisse donc ; c’est de l’injustice à la fin ! Il faut se montrer... je me montre.

LE COMTE.

À la bonne heure ! je vous aime mieux ainsi.

MONSIEUR DE VADERG.

Et moi, je ne vous aime pas du tout.

FRÉDÉRIC.

La reine !

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, FRÉDÉRIC, CHRISTINE, MONSIEUR DE VADERG

 

CHRISTINE.

Qu’est-ce donc, messieurs ? M’expliquerez-vous ces débats dont le bruit est venu jusqu’à moi ?

MONSIEUR DE VADERG.

Madame, monsieur le comte de Rantzoff...

CHRISTINE.

Eh bien ! le comte...

FRÉDÉRIC.

M’ordonne de m’éloigner.

CHRISTINE, regardant le comte.

Ah !

LE COMTE.

Et monsieur de Vaderg a repoussé mes ordres d’un ton qui ne doit plus me surprendre.

CHRISTINE, avec bonté.

Monsieur le major, éloignez-vous, je vous en prie... Dans une heure vous recevrez mes ordres... les miens.

Frédéric salue et sort.

LE COMTE, à part.

Grand Dieu !

MONSIEUR DE VADERG, à part.

Les ordres de la reine... et tout à l’heure sa nièce...

CHRISTINE, sévèrement.

Monsieur de Vaderg, je suis mécontente ; vous avez oublié le respect qu’on doit au comte de Rantzoff.

MONSIEUR DE VADERG, confondu.

Madame...

CHRISTINE.

Laissez-nous.

Monsieur de Vaderg salue très bas et sort.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, CHRISTINE

 

LE COMTE, à part.

Il faut absolument que je sache...

CHRISTINE.

Vous en voulez beaucoup à ceux que je protège ?

LE COMTE.

Madame, tout ce que j’ai appris...

CHRISTINE.

C’est pour venger ceux que vous protégez... le prince de Danemark, par exemple !... Le conseil saura ma réponse. Est-il assemblé ?

LE COMTE.

Votre hésitation m’afflige sans doute, madame. Rejetteriez-vous cette alliance ? Vous avez entendu vos ministres...

CHRISTINE.

Avec beaucoup de patience.

LE COMTE.

Ils vous portaient les vœux de votre peuple.

CHRISTINE.

Eh ! qu’importe à mon peuple que j’aime ou que je n’aime pas un prince étranger que je n’ai jamais vu ? Parce qu’un mariage plaît à mes ministres, il faut que je prenne un mari qui ne me plaît pas... vous voyez bien que ce n’est pas raisonnable.

LE COMTE.

Cependant, madame, vous ferez un choix.

CHRISTINE.

Oui, s’il le faut, je choisirai un époux... mais plus tard... je verrai... Laissons cela.

LE COMTE, l’observant.

Et dans quel royaume ?

CHRISTINE, de même.

Dans le mien, peut-être.

LE COMTE.

Un de vos sujets ?

CHRISTINE.

Je serais sûre au moins de ne pas être gouvernée.

LE COMTE.

Un Suédois !

CHRISTINE.

Qu’en dites-vous ?

LE COMTE.

Je dis, madame, je dis... Mais, non, je ne dis rien, car c’est impossible.

CHRISTINE.

Et pourquoi ?

LE COMTE.

Parce que c’est impossible.

CHRISTINE.

Mais enfin...

LE COMTE.

Tout repousserait une pareille union : la dignité du trône, l’exemple de vos ancêtres, l’intérêt de la Suède, son honneur, sa volonté...

CHRISTINE, avec impatience.

Sa volonté !... Et la mienne ?...

LE COMTE.

Votre conseil ne saurait approuver...

CHRISTINE.

Vous savez bien que mon conseil approuve tout ce que je veux.

LE COMTE.

Non pas moi, qui suis votre ministre.

CHRISTINE.

Mais je suis votre reine, et si je veux...

LE COMTE.

Vous ne voudrez pas.

CHRISTINE.

Mais si !

LE COMTE.

Mais... non !

CHRISTINE.

Et qui m’en empêcherait ? Qui oserait ici ?... Vous allez me fâcher. On me dit que je règne, que je sais la maîtresse, que tout doit m’obéir... et pourtant on me résiste, on m’enchaîne, on me contrarie... cela me fatigue à la fin !... Je veux être libre, et plutôt que de céder, je rejetterai le sceptre ; je vous laisserai tous, je m’en irai.

LE COMTE.

Madame...

CHRISTINE.

Monsieur le comte, que personne ne donne d’ordres dans le palais sans avoir pris les miens ; que le major... que le comte Frédéric de Bury soit désormais respecté.

LE COMTE.

Le comte Frédéric !

CHRISTINE.

Me comprenez-vous ?

LE COMTE.

Non, madame... Je ne puis expliquer tant de faveur pour un officier de fortune qui, ce matin, ne vous paraissait pas digne d’entrer dans ma famille.

CHRISTINE.

Ce matin, vous ne connaissiez pas sa protectrice.

LE COMTE.

Un homme obscur...

CHRISTINE.

Si je dis un mot, demain il sera le plus grand de l’armée, le plus noble de la cour.

 

 

Scène VIII

 

EMMA, LE COMTE, CHRISTINE

 

EMMA, entrant vivement.

Ô ciel ! mon oncle !... il se pourrait...

Elle aperçoit la reine.

Ah ! la reine !

CHRISTINE.

Votre nièce !

LE COMTE.

Emma ! je vous avais ordonné... Madame...

EMMA, timidement.

Mon oncle, on m’a dit... on m’envoie...

CHRISTINE.

C’est bien ! On veut sans doute que je sache comment je suis obéie.

LE COMTE.

Madame, Emma est une enfant qui n’a pu se séparer de moi ; mais j’espérais que le jeune Frédéric quitterait Stockholm.

CHRISTINE.

Ah ! vous l’espériez ?

À demi-voix.

Elle aussi, sans doute ? mais il restera. Je sens là, maintenant, que j’y suis décidée.

Haut.

Comte de Rantzoff, suivez-moi au conseil ; envoyez mes ordres au comte Frédéric de Bury ; qu’il m’attende dans mon cabinet.

Au comte.

Que votre nièce quitte ma cour sur-le-champ ! Suivez-moi.

Elle sort par le fond à gauche.

 

 

Scène IX

 

EMMA, LE COMTE

 

EMMA.

Oh ! oui, je ne demande pas mieux ; renvoyez-moi, mon oncle.

LE COMTE.

Elle s’est trahie ! À la bonne heure ! je sais à quoi m’en tenir ; elle prend son parti, et moi aussi je prends le mien. Heureusement, j’avais tout prévu, et voici ma nièce.

EMMA.

Ah ! mon oncle, vous allez vous fâcher peut-être ; mais pour me faire venir ici...

LE COMTE.

Oui, on a voulu me perdre, mais on nous sauve, au contraire. Nous, c’est-à-dire la Suède ; car pour moi !... C’est égal, je ne balance pas ; c’est un dernier service à rendre à la reine ; après cela, qu’on prenne ma liberté, mes jours...

Air : Le choix que fait tout le village.

En l’approuvant, en flattant ses caprices,
Je pourrais bien conserver mon pouvoir ;
Mais non, dût-elle oublier mes services,
Jusqu’à la mort je ferai mon devoir !
Bientôt... et l’âge me l’atteste !...
Titres, grandeurs, il faudra tout quitter ;
Je veux qu’au moins mon vieil honneur me reste :
C’est le seul bien que l’on doive emporter.

EMMA.

Oh ! mon oncle, comme la reine m’a regardée ! J’en tremble encore.

LE COMTE.

Parbleu ! je crois bien ; moi qui y suis accoutumé, je ne sais plus où j’en suis.

À part.

Elle l’aime... par contrariété, voilà tout ! Qu’on lui résiste, elle l’épousera. Si elle le revoit, ce sera pour lui déclarer, peut-être... Il n’y a pas de temps à perdre.

EMMA.

Elle parlait de Frédéric.

LE COMTE, allant à la table.

Sans doute ; il va venir.

EMMA, s’éloignant.

En ce cas, mon oncle...

LE COMTE.

Reste, je veux que tu restes. Que diable ! il t’aime, ce jeune homme.

ΕΜΜΑ.

Mais non, mon oncle, vous savez bien...

LE COMTE, écrivant.

Je sais bien, je sais bien... Je ne veux rien savoir ! Il t’aime, et tu l’adores ; tant mieux !

EMMA.

Moi, mon oncle ! vous croiriez...

LE COMTE.

Eh ! oui, je crois. Tu l’aimais ce matin, et le cœur d’une femme a beau faire, il ne change pas si vite.

EMMA.

Vous avez bien changé d’avis.

LE COMTE, se levant.

Oh ! c’est différent, un homme d’Etat ! Et moi qui, ce matin encore, me donnais tant de peine pour empêcher...

Lui remettant un billet.

Tiens, retire-toi. Frédéric est rappelé au palais ; remets-lui ce billet ; doit décider de son sort, du tien, du nôtre peut-être.

EMMA.

Mais, mon oncle, cette dame qui le protège... il l’aime.

LE COMTE.

Il l’aime... non, non, je ne puis le croire. Il n’a pu comprendre... Au reste, je vais le savoir.

EMMA.

Quelle est-elle, enfin ?

LE COMTE.

Il est inutile que tu le saches. Si Frédéric entre chez la reine, s’il lui parle, nous sommes perdus. On m’appelle au conseil ; je vais y plaider la cause de la Suède, et toi, tu peux la gagner ici.

Il sort.

 

 

Scène X

 

EMMA, seule

 

Moi, revoir Frédéric, lui parler ! non, jamais ! Après ce qui s’est passé... Cependant,

Regardant du côté du cabinet de la reine.

s’il entre chez la reine, s’il lui parle, nous sommes perdus ! Mon oncle me l’a dit ; et ce billet... Ah ! je crois que c’est lui.

 

 

Scène XI

 

FRÉDÉRIC, EMMA

 

FRÉDÉRIC, entrant par la droite.

Allons ! cette fois-ci ce sont les ordres de la reine... Ciel, Emma !

EMMA.

Il m’a vue.

FRÉDÉRIC.

Elle détourne les yeux.

EMMA.

Oh ! d’abord, je ne parlerai pas la première.

FRÉDÉRIC.

Je ne chercherai pas de nouveaux mépris.

Il va pour entrer chez la reine.

EMMA, à part.

Oh ! mon Dieu, il va entrer !

Haut.

Frédéric !

FRÉDÉRIC.

Emma ! c’est mon nom que vous avez prononcé.

EMMA.

Moi !

FRÉDÉRIC.

Ah ! oui, oui, vous m’avez rappelé. Pourquoi vous en défendre ? Moi, je l’avoue, je jurais de vous fuir, et j’étais impatient de vous rencontrer.

EMMA, vivement.

Que dites-vous ?

FRÉDÉRIC.

Je me croyais trahi, j’étais désespéré, et pourtant je ne voyais, je ne cherchais que vous.

EMMA.

Vous ! monsieur ; quand loin de moi vous étiez heureux !

FRÉDÉRIC.

Heureux... d’une fortune que je ne pouvais plus vous offrir, d’un avenir où je ne devais plus vous voir...

Air : Restez, restez, troupe jolie.

J’étais heureux, lorsque naguère
Je me croyais aimé de vous...
Mais j’avais cessé de vous plaire,
Et moi-même j’étais jaloux.
Le nom de celle que j’adore
Malgré moi déchirait mon cœur ;
Ah ! c’était de l’amour encore ;
Mais ce n’était plus le bonheur.

Oui, Emma, oui, malgré vos préventions...

EMMA.

Mes préventions ! Non, monsieur, tout n’est que trop vrai ! Cette dame dont la protection mystérieuse...

Mouvement de Frédéric.

Ah ! vous voyez bien que je sais tout. Je vous aimais certainement, et, malgré vos torts, je ne suis pas sûre de ne plus vous aimer. Un mot va me décider, monsieur ; cette dame, je veux la connaître.

FRÉDÉRIC.

Ah ! vous me demandez un secret qui n’est pas le mien.

EMMA.

Gardez-le, monsieur ; pour moi je ne dois plus vous revoir.

FRÉDÉRIC.

Plus tard vous me rendrez justice. Adieu.

Il va pour entrer.

EMMA.

Ô ciel ! Frédéric !

FRÉDÉRIC.

Ah ! je le vois, en m’écoutant vous craignez moins de me pardonner que de déplaire à votre oncle, dont les mépris...

EMMA.

Mon oncle !... Tenez, monsieur, prenez !

FRÉDÉRIC.

Ce billet !... Je ne comprends pas... Grand Dieu ! qu’ai-je lu ! Vous approuvez ce qu’il contient ?

ΕΜΜΑ.

Oui, monsieur, oui, j’approuve... Je ne sais pas ce que c’est...

FRÉDÉRIC, lisant.

« Major Frédéric, vous aimez ma nièce... » Vous voyez bien que votre oncle ne doute pas...

EMMA.

Lisez, lisez.

FRÉDÉRIC.

« Vous avez demandé sa main ; je vous l’accorde à une seule condition : c’est que vous descendiez sur-le-champ à la chapelle. Je vais donner des ordres, tout sera prêt pour votre union ; mais si vous hésitez, si vous tardez d’un instant, d’un seul instant, vous perdez Emma, vous la perdez pour jamais. COMTE DE RANTZOFF. »

EMMA, prenant la lettre.

Que dites-vous ! il se pourrait !

FRÉDÉRIC.

Vous le voyez, votre oncle... Je ne puis m’expliquer... N’importe ; consentez-vous ?

EMMA.

Moi !

 

 

Scène XII

 

FRÉDÉRIC, EMMA, MONSIEUR DE VADERG

 

MONSIEUR DE VADERG, d’un air satisfait.

Je suis baron ; ça se succède avec une rapidité !...

À Frédéric.

Ah ! monsieur le comte Frédéric... car tu sais, tu es comte ?

FRÉDÉRIC.

Hein ! que dis-tu ?

MONSIEUR DE VADERG.

Je dis que tu es comte et que je suis baron. La reine sort du conseil ; elle paraît irritée, et tous ces messieurs ont un air... ah ! Dieu ! quel air ! Il paraît que Sa Majesté leur a imposé silence ; et tout à l’heure, en m’apercevant : « Baron de Vaderg, s’est-elle écriée, rejoignez le comte Frédéric ; j’ai besoin de vous voir sur-le-champ l’un et l’autre. »

FRÉDÉRIC.

Ah ! je dois me rendre dans son cabinet.

EMMA.

Frédéric, et mon oncle !

FRÉDÉRIC.

Vous consentez ?

MONSIEUR DE VADERG.

Votre oncle, mademoiselle, je l’ai vu ; il traversait la galerie de la chapelle tout hors de lui. Je ne sais pas ce qui lui arrive ; mais je crois que si nous montons, il pourrait bien... Viens, entrons.

EMMA.

Frédéric, Frédéric, je consens, je suis à vous !

FRÉDÉRIC.

Ô ciel ! Emma, ce bonheur...

MONSIEUR DE VADERG.

Oui, ton bonheur, il faut le saisir dès qu’il se présente ; mais la reine veut être obéie, et le moindre retard...

FRÉDÉRIC.

Ah ! ne crains rien ; elle veut que je sois heureux, elle m’approuvera.

MONSIEUR DE VADERG.

Ô ciel ! je crois l’entendre.

FRÉDÉRIC.

La reine !

EMMA.

Vous hésitez ?

FRÉDÉRIC.

Non, non.

MONSIEUR DE VADERG.

Tu nous perds en faisant attendre Sa Majesté.

EMMA.

Vous me perdez en demeurant.

FRÉDÉRIC.

Venez, Emma, venez ; sortons !

Ils sortent par le fond, à gauche.

MONSIEUR DE VADERG, seul, les suivant.

Eh bien ! Frédéric ! monsieur le comte ! il me laisse là, et les ordres de la reine aussi. Ah çà, qu’est-ce que ça veut dire ? Depuis ce matin je reçois les contrecoups, et je ne sais pas ce qui se passe ! On me traite comme un imbécile ! on me fait baron, ce qui est assez agréable, mais, du reste, pas la moindre confidence ! Cette dame qui nous protège, je ne la connais pas ! Et pourquoi s’en va-t-il ? Que répondre à la reine quand elle me dira : « Où est le major Frédéric ? Pourquoi ne se présente-t-il pas devant moi ? » Que diable ! je me fâcherai, je romprai avec lui. C’est mon parent, soit... mais je ne tiens pas à mes parents, moi, je tiens aux procédés ! 

 

 

Scène XIII

 

MONSIEUR DE VADERG, CHRISTINE, DEUX GARDES dans le fond, ils entrent avant la reine

 

CHRISTINE.

Permettre qu’on me donne des lois, qu’on me gouverne ! et le baron de Pihrson qui ne reparaît au conseil que pour me résister ! Monsieur de Vaderg, le major Frédéric... où est-il ? Pourquoi ne se présente-t-il pas devant moi ?

MONSIEUR DE VADERG, à part.

Là ! j’en étais sûr.

CHRISTINE.

Répondez-moi.

MONSIEUR DE VADERG.

Madame... je ne sais... j’ignore...

CHRISTINE.

Qu’il vienne, qu’il vienne ! Je l’attends.

MONSIEUR DE VADERG, à part.

Décidément, je ne romprai pas avec lui.

Il s’éloigne.

CHRISTINE.

Je veux jouir de sa surprise, de son bonheur ! Il m’aime ; oui, oui, il m’aime. Je ne sais ce que j’éprouve ; mais ces remontrances de mes ministres, ces menaces même m’ont décidée... Ils ne veulent pas, et moi, je veux !

Air : Quand l’Amour naquit à Cythère.

Ils voulaient se donner pour maître
Un étranger qui fût mon roi ;
Mais c’est en vain... Frédéric seul doit l’être,
Et tous ses droits, il les tiendra de moi.
Mieux qu’un prince né près du trône,
En amour payant mes bienfaits,
Je veux qu’il soit, sous ma couronne,
Le plus heureux de mes sujets.

Apercevant M. de Vaderg qui rentre.

Eh bien ! monsieur de Vaderg, vous m’avez entendue. Le major Frédéric devrait être ici.

MONSIEUR DE VADERG.

Il y était, madame ; mais... la nièce de monsieur de Rantzoff...

CHRISTINE.

Sa nièce ! encore... Achevez...

MONSIEUR DE VADERG.

Il l’a suivie ; et j’apprends que le comte les attendait...

CHRISTINE.

Le comte !

MONSIEUR DE VADERG.

Dans la chapelle du château.

CHRISTINE.

Dans la chapelle... Frédéric !... c’est lui...

MONSIEUR DE VADERG.

Je crois que je tremble.

 

 

Scène XIV

 

MONSIEUR DE VADERG, FRÉDÉRIC, CHRISTINE

 

FRÉDÉRIC, d’un air de satisfaction.

Madame, je me rends à vos ordres.

CHRISTINE.

Vous avez bien tardé, monsieur.

FRÉDÉRIC.

Madame, j’ose espérer que Votre Majesté me pardonnera un retard qui vient d’assurer mon bonheur. Le comte de Rantzoff...

CHRISTINE.

Que pouvait-il pour votre bonheur ?

FRÉDÉRIC.

Il m’offrait la main de sa nièce... aujourd’hui, à l’instant même, et...

CHRISTINE.

Vous avez répondu ?...

FRÉDÉRIC.

Je suis son époux.

CHRISTINE.

Vous !... Sortez !

FRÉDÉRIC, étonné.

Madame...

CHRISTINE, avec une violence concentrée.

Sortez !

MONSIEUR DE VADERG, à part.

Oh ! ma foi ! à moins que notre inconnue ne s’en mêle...

CHRISTINE.

Que le comte de Rantzoff soit amené devant moi sur-le-champ !... Monsieur de Vaderg, qu’il vous suive ! Allez !...

Il va pour sortir.

Non... restez !...

Il revient.

Monsieur de Vaderg, vous n’êtes plus à mon service ; sortez de ma cour, ne reparaissez jamais devant moi !

MONSIEUR DE VADERG, à part.

Là ! voilà le contrecoup.

CHRISTINE.

Que le comte de Rantzoff...

 

 

Scène XV

 

MONSIEUR DE VADERG, FRÉDÉRIC, CHRISTINE, LE COMTE

 

LE COMTE.

Madame, me voici.

CHRISTINE.

Comte, approchez... Vous m’avez trahie ! vous m’avez outragée !

Aux personnes qui sont entrées avec elle.

Messieurs, messieurs, éloignez-vous...

Monsieur de Vaderg sort, les autres se retirent dans le fond qui reste ouvert. Au comte.

Vous aviez choisi un époux à votre nièce, le baron de Pihrson... j’approuvais cette alliance, et vous me trompiez.

LE COMTE.

Non, madame ; mais j’ai changé d’avis.

CHRISTINE.

Sans mon aveu ?

LE COMTE.

Oh ! une affaire si peu importante...

CHRISTINE.

Et si je rompais ce mariage !...

LE COMTE.

Vous ne le romprez pas.

CHRISTINE.

Mais le major peut se dégager lui-même ; vous l’avez trompé, séduit...

LE COMTE.

Pardon, madame, je n’ai séduit personne... et mon neveu...

CHRISTINE.

Votre neveu !

LE COMTE.

Oui, madame, mon neveu est au comble de la joie... il aime Emma.

CHRISTINE.

Et si je ne le veux pas ?

LE COMTE.

Il est homme à l’aimer toujours.

CHRISTINE.

Mais la fortune, les honneurs, les dignités...

LE COMTE.

Ont un attrait auquel il est difficile de résister ; tout cela pouvait éblouir un officier de vingt ans, et c’est ce qui m’a décidé...

CHRISTINE.

Comte de Rantzoff !...

LE COMTE.

J’ai malheureusement pour moi l’habitude de deviner les secrets ; j’en ai surpris un, que je connais seul ; il m’a fait trembler pour ce trône, pour ce pays que j’ai juré de servir et de défendre !

Mouvement de Christine.

Je l’ai juré, madame ! et je tiens mes serments. Vous connaissez le vieil orgueil de la Suède ; craignez, en le blessant, d’affaiblir son respect, son amour.

CHRISTINE, avec impatience.

Comte de Rantzoff.

LE COMTE.

La cour ne manque pas de flatteurs qui tiennent un autre langage. Ils font leur métier ; moi, j’ai fait mon devoir. Je me perds sans doute ; mais c’est le dernier sacrifice d’un vieux conseiller de Gustave, qui sert son pays, au risque de vous dé plaire, et qui, au jour du danger, serait près de vous, pour mourir à vos côtés.

CHRISTINE.

Et le prix d’un pareil sacrifice ?

LE COMTE.

Doit être une disgrâce... Je l’avais prévu.

CHRISTINE.

Eh bien ! vous ne vous trompiez pas !

Aux personnes qui sont dans le fond.

Que les ministres se rendent ici, que la nièce de monsieur ne quitte pas le palais, que le major Frédéric revienne devant moi !

Revenant au comte.

Oui, une disgrâce pour vous, pour votre famille ; et je vais vous apprendre, en présence de toute ma cour, si c’est vous qui régnez ou si je suis votre reine !

LE COMTE.

Les regards des courtisans ne peuvent me faire rougir. Mes honneurs, comme mes jours, vous appartiennent, et je dépose aux pieds de Votre Majesté ce pouvoir que j’ai reçu de vous et du roi votre père.

CHRISTINE.

Je le reprends.

LE COMTE.

Il est un autre gage de votre confiance... un témoignage de mes services... auquel se rattachent de glorieux souvenirs : cet ordre...

Montrant son collier.

le même que le grand Gustave votre père portait à Lutzen... que je reçus de vous, et que je plaçais sur mon cœur avec une noble fierté...

Christine le regarde.

vous m’en avez décoré vous-même, ce jour que les états repoussèrent je ne sais quelle fantaisie de votre âge... Vous étiez bien jeune alors ; vous ignoriez les droits de votre peuple et les devoirs du trône... Une démarche imprudente allait vous aliéner tous les cœurs... je m’y opposai... je vous défendis contre vous même, comme aujourd’hui ; et cet acte qui devait outrager et la Suède et les états, j’osai le retenir. Votre colère fut terrible... j’étais perdu... et ce pouvoir, dont j’avais abusé peut-être, il fallut le remettre en vos mains, comme aujourd’hui. 

CHRISTINE.

Oui ! oui ! je m’en souviens.

LE COMTE.

Je parus devant vous ; mais à l’aspect du conseiller, du ministre, de l’ami de Gustave, de ce vieux serviteur à qui votre père avait confié votre enfance, et qui venait expier trente ans de fidélité, je ne sais ce qui se passa dans votre âme ; votre colère se calma tout à coup. Votre Majesté sentit sans doute qu’il y avait plus de dévouement dans ce ministre, qui se perdait pour la sauver, que dans tous ces lâches qui l’approuvaient ; et lorsqu’on me croyait disgracié, détachant cet ordre : « Tenez, Rantzoff, me dîtes-vous, vous fûtes l’ami de mon père, soyez le mien ; que ce souvenir ne vous quitte jamais ; qu’il nous rappelle à tous deux ce qui s’est passé aujourd’hui ; et si jamais j’oubliais l’intérêt de mon peuple, l’honneur de ma couronne et votre vieille amitié, faites briller à mes yeux ce prix d’un noble service, et vous retrouverez le cour de Christine. »

CHRISTINE, émue.

Comte !...

LE COMTE, détachant le collier dont il est décoré, et le présentant à la reine.

Air de Téniers.

Je vous le rends, ce noble témoignage
D’un dévouement que vous aviez compris ;
Qu’à votre cour il rappelle un courage
Dont en exil je recevrai le prix.

La reine reçoit le collier.

Le roi mon maître, en un jour de victoire,
Mourut du moins !... En tombant aujourd’hui,
Comme lui je sauve ma gloire ;
Mais je suis moins heureux que lui !

 

 

Scène XVI

 

EMMA, FRÉDÉRIC, MONSIEUR DE VADERG, CHRISTINE, LE COMTE, MINISTRES, COURTISANS, GARDES

 

CHRISTINE.

Frédéric !

Apercevant Emma.

Ciel !

MONSIEUR DE VADERG.

Madame, vos ordres sont remplis.

CHRISTINE.

C’est bien. Messieurs, j’ai voulu vous réunir autour de moi pour vous déclarer que je rejette l’alliance qui m’est offerte. Je régnerai seule ; quoique bien jeune encore, je prends une résolution irrévocable... le sceptre de mon père me restera sans partage ; l’amour et le courage des Suédois, voilà les seuls appuis que je réclame, et, avec l’aide de Dieu, ils me suffiront.

À Frédéric, sans le regarder, et avec émotion.

Major Frédéric, partez pour le Danemark avec la comtesse votre épouse ; je vous charge de ma réponse et de mes offres de paix ; partez tous les deux aujourd’hui, aujourd’hui même... Soyez notre ambassadeur auprès du roi notre frère... et n’oubliez pas, l’un et l’autre, que vous avez à la cour de Suède des amis qui veilleront sur vous.

FRÉDÉRIC.

Ah ! madame, tant de bonté...

MONSIEUR DE VADERG, à part.

Ambassadeur !

CHRISTINE.

Monsieur de Vaderg, vous votre parent.

MONSIEUR DE VADERG, à part.

Encore un contrecoup !

CHRISTINE.

Messieurs, le comte de Rantzoff a bien mérité de son pays et de sa reine...

Au comte, en lui présentant son collier.

Chancelier, êtes vous content ?

LE COMTE, lui baisant la main.

Ah ! madame !

CHŒUR.

Musique de M. Adam.

Honneur à notre reine !
Et que le ciel toujours
De notre souveraine
Prolonge les beaux jours !

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