La Prude du temps (Jean DE PALAPRAT)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, le 7 janvier 1693.

 

Personnages

 

MONSIEUR ARGAN, Père de Mariane et de Charlot

MONSIEUR DAMIS, Frère aîné de Monsieur Argan

ÉLIANE, Sœur de Monsieur Argan et de Monsieur Damis

MARIANE, Fille de Monsieur Argan, et Sœur de Charlot

HENRIETTE, Fille d’Éliane

CHARLOT, Fils de Monsieur Argan, et Frère de Mariane

JAVOTE, Servante de Mariane

SUSON, Servante d’Éliane

CLITANDRE, Amant de Mariane

CLÉONTE, Amant d’Henriette

BABILLE, Valet de Clitandre

MONSIEUR GILET, Notaire

DEUX LAQUAIS

 

La Scène est à la Campagne, dans le Château d’Éliane.

 

 

DISCOURS SUR LA PRUDE DU TEMPS

 

Cette Comédie eut un sort si malheureux, qu’il y a une espèce de courage à oser avouer qu’elle est toute de moi. Jamais il n’y eut de vengeance plus éclatante que celle que les sifflets tirèrent dans cette occasion de la témérité que j’avais eue de les jouer dans mon Prologue du Grondeur. Je confesse cependant de bonne foi, que si elle ne méritait pas un déchaînement si tumultueux, j’avais tort d’espérer qu’un jugement posé et rassis lui eût été plus favorable : mais autant que les critiques ont souvent raison, autant les sifflets ont toujours tort ; d’autant plus que s’ils ne font tant de bruit que pour mortifier un Auteur, il ne produit pas l’effet qu’ils en attendent, puisqu’il a toujours de quoi se flatter qu’on lui a fait son procès sans l’entendre, quand on n’a pas voulu entendre sa Pièce.

Cette procédure, pour parler ainsi, est bien opposée à toutes les formes : les plus grands criminels ne sont pas exposés à cette précipitation, et ceux même dont la condamnation ne saurait être douteuse étant pris en flagrant délit, ne sont jugés que par les règles.

Le froid avec lequel on voit la représentation d’une Comédie, cet ennui, cette glace, cette langueur répandue sur le visage des spectateurs, sont plus injurieux et plus mortifiants pour un Auteur, que ces chaleurs, ces emportements, et ces impétuosités précoces et orageuses, qu’on attribue très souvent à des causes qui déshonorent plus ceux qui les excitant, que le malheureux ouvrage contre lequel elles sont excitées.

Si on avait daigné écouter cette Pièce paisiblement, j’aurais eu la confusion de voir que les gens de bon goût m’auraient dit qu’elle manquait d’action ; que j’avais pris en beaucoup d’endroits pour action, ce qui n’en est que la préparation ; qu’elle est confuse et trop chargée de matière : et voilà certainement ce qui l’aurait fait échouer.

Le premier Acte fut reçu avec applaudissement. Je n’ai guères vu sur le Théâtre rien qui y ait fait plus de plaisir que la jeune Suson tirant le ver du nez de Javote, d’une vieille suivante fine et rusée, et leur réconciliation avec leurs embrassements finissait cet Acte au gré de tout le monde.

Le second, qui est ouvert par la tremblante Henriette devant la prude Éliane sa mère, fut proscrit dès le troisième vers. Il est vrai que l’Actrice l’estropia un peu : elle était fort pardonnable ; celle qui devait jouer ce rôle avait eu des raisons pour s’en être dispensée, et on ne l’avait donné à celle-ci que très peu de temps avant la représentation. Le Parterre se révolta, l’attention s’en alla à vau-l’eau, et il ne sut plus question que de huer chaque vers, chaque mot : et la fureur de la prévention alla si avant, que même cet Acteur si gracieux, qui n’a qu’à paraître pour mettre les spectateurs de bonne humeur, fut mal reçu. Il faisait le rôle de Charlot, c’est-à-dire, d’un vrai jocrisse, d’un grand benêt de seize à dix-sept ans. On se gendarma parce qu’il venait une raquette à la main, tel qu’un enfant qui sort de jouer au volant. Je voudrais bien savoir ce qu’il y a à siffler dans l’action d’un innocent de cet âge, qui paraît une raquette à la main, et si l’image d’un jeu, qui fait quelquefois l’amusement des personnes les plus raisonnables, a rien de bas sur le Théâtre.

Enfin le tumulte augmenta à ce point, je ne saurais dire pourquoi, et je me flatte encore que le Lecteur ne le saura pas mieux, que l’arrivée de Babille n’eut pas assez de force pour l’apaiser, et de Babille joué par cet excellent Comique, qui mérita dès son enfance qu’on l’appelât le petit Molière. On n’écouta qu’à bâtons rompus la Scène qu’il fait avec Javote, quoique Javote fut représentée par une des meilleures Actrices qu’il y ait jamais eu, Mademoiselle Beauval, c’est tout dire. Il ne me souvient pas si la tempête cessa pendant l’entr’acte, et si les airs que les violons jouèrent ne furent pas aussi sifflés. En un mot, tout n’alla plus qu’en dégringolant, s’il m’est permis d’employer cette expression basse dans une peinture aussi vile, et la Pièce ne fut pas achevée.

Voilà ce n’on a pelle faire, après vingt ans, une relation bien fidèle de la chute de son ouvrage. Je n’ai pas consenti à son impression après si longtemps, dans la vaine espérance qu’elle serait à la honte du Parterre de ce jour-là : au contraire j’avoue que s’il avait jugé avec moins de violence, il aurait peut-être prononcé à peu près le même arrêt avec plus de justice. Cette Pièce manque des deux choses les plus essentielles au Théâtre ; la simplicité, et l’action. D’ailleurs elle n’est pas mal versifiée, elle est assez noblement écrite ; elle a des traits et des portraits, qui pouvant être appliqués à mille personnes, ne courent risque d’en offenser aucune en particulier : précaution qu’on ne peut assez observer en travaillant pour le Théâtre. Il doit avoir en vue la correction des mœurs de la ville, et jamais la satyre du citoyen : et autant que la charge de Censeur était respectable parmi les Romains sur le métier bas, infirme et détesté de calomniateur, ou de dénonciateur, car je n’y fais point de différence ; autant doit être craint et mé prisé un Auteur qui cherche à faire valoir sa Pièce, en désignant les gens par des peintures et des couleurs trop marquées, quand on vient à le comparer avec un autre Auteur sage, retenu et modeste, qui trouve le secret d’attaquer le vice ou le ridicule, de sorte que ceux qui en sont atteints puissent être les premiers à en rire.

Le Lecteur trouvera aussi dans cette Pièce une suite de ce profond respect que j’ai eu sans discontinuation pour le Public, je veux dire une retenue dans les bornes les plus sévères de la pudeur. Rien n’y approche de la moindre équivoque, et de la moindre idée un peu libre. Il est aisé de faire rire la foule, en se permettant certaines libertés : mais en tenant cette route, il n’est pas possible de se faire estimer des honnêtes gens.

Il y a des Scènes dans cette Comédie, et surtout les deux de Cléonte avec la Prude, qui mériteraient d’être dans une Pièce qui aurait réussi. C’est dommage qu’elles aient été enterrées. Il faut les plaindre du même malheur qui arrive quelquefois à de fort honnêtes gens, qui est de s’être trouvés en mauvaise compagnie.

Dans quelque désordre que cette Pièce fut jouée, je ne laissai pas de remarquer les endroits qui faisaient plaisir à ces spectateurs appliqués que le bruit ne dissipe point, et qui suivent l’action d’une Pièce au milieu de la tempête, avec la même tranquillité qu’Archimède était occupé de ses Opérations de Géométrie au milieu du sac de sa ville. Voilà les juges qu’un Auteur a à craindre ; leur décision porte toujours. Mais pour une certaine engeance de petits insectes visant à la figure humaine ; (un peu plus efféminée cependant que mâle) pour une volée de jeunes gens à peine ébauchés, voltigeants comme des papillons, dont ils n’ont que la légèreté, sans en avoir la gentillesse s pour une troupe de frelons qui vont bourdonner dans le Parterre, et s’élèvent quelquefois sur le Théâtre, quand leur petite finance leur permet : d’aller s’y débrailler : hélas ! les spectateurs de toutes ces sortes d’espèces ne distinguent pas seulement si la Pièce qu’on joue est en vers ou en prose ; et il y en a eu tel qui m’a demandé autrefois à moi-même combien d’Actes avait Œdipe.

C’étaient cependant ces jeunes évaporés, sans goût, sans esprit, sans éducation, sortis à peine du Collège depuis un mois, et depuis un quart d’heure du cabaret, qui déterminaient le destin d’une Pièce à sa première représentation : leurs saillies souvent étaient autant à craindre, que leur jugement était toujours méprisable.

Je parle aujourd’hui sans passion ; il n’est pas possible que je conserve encore quelque rancune depuis vingt ans, puisque je n’en eus point dès le même soir de ma déconvenue. Je pourrais citer cinq ou six personnes avec qui j’eus l’honneur de souper, qui rendraient témoignage de ma tranquillité. On eut par politesse une grande attention à ne parler de rien qui pût avoir le moindre rapport au Théâtre : on aurait craint de me donner un coup de poignard, si on avait prononcé le mot de Comédie. La vérité est que je fus assez silencieux dans le commencement du souper : mais on vit bien dans la suite que mon silence venait plutôt de mon bon appétit, que de ma mauvaise humeur ; puisque dès que ce premier appétit eut été un peu satisfait, je fus le premier à dire : Je gagerais bien à coup sûr la part d’Auteur qu’a produit aujourd’hui ma Comédie, que plus de cinquante étourdis qui l’ont sifflée, ne soupent pas si bien que moi. 1e laisse à penser la liberté qu’eut chacun de dire son avis sur mon aventure.

Ma retraite est déjà si ancienne, que peut-être n’y a-t-il plus personne qui se fut souvenu de cette aventure tragi-comique, si je ne l’avais réveillée. Les changements qui sont arrivés en moi, et en mon ennemi de ce jour-là, je veux dire le capricieux, le violent Parterre, doivent avoir opéré une abolition réciproque. Il doit me savoir quelque gré de ma retenue, et de la prudence que j’ai eue de ne pas m’exposer à des rechutes ; comme mille gens, que l’adversité ne peut corriger, et que j’ai vus tout mouillés encore d’un naufrage, se rembarquer hardiment pour aller se briser contre de nouveaux écueils.

Il se peut sort bien faire que tel qui ne se souvient pas de m’avoir sifflé ce jour-là, (parce qu’il ne s’en souvient pas même le lendemain après avoir dormi) est de venu dans l’Église, la Robe, l’Épée ou la Finance, un homme de mérite, dont le suffrage est maintenant autant de poids, qu’il était pour lors léger, et de qui la bienveillance me ferait aujourd’hui plus d’honneur, que ne me causa de chagrin la guerre outrée qu’il me déclara dans cette occasion.

Ces temps orageux sont passés : la Police fait régner au Spectacle un calme dont les Spectateurs lui sont sort obligés ; mais dont les Auteurs de qui les Pièces tombent, ne peuvent plus se prévaloir. On ne peut plus rejeter leur chute sur les soulèvements d’un Parterre séditieux, et quelquefois aposté ; et j’ai vu depuis ce temps à plus d’une Pièce représentée dans un grand silence d’un bout à l’autre, mais avec un si grand froid et un si grand mépris du côté de l’assemblée, que je ne désespérerais pas, si cela arrivait souvent, de voir quelque Auteur qui, pour son honneur, s’aviserait peut-être de prier M. d’Argenson de vouloir bien faire une Ordonnance qui redonnât la liberté aux sifflets.

Je suis si persuadé à l’égard de cette Comédie, que si on la représentait aujourd’hui, la raison serait ce que fit autrefois le caprice, que je ne la produis au jour que pour l’exemple ; comme ces malheureux qu’on expose aux yeux de tout le monde, afin d’intimider par leur supplice ceux qui courent péril de tomber dans un pareil malheur.

Apprenez-donc, jeunes Auteurs, à ne vous éloigner jamais de la simplicité et de l’action, dont le défaut sut le coup mortel de cet ouvrage.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

SUSON, seule

 

Quand je devrais goûter des plaisirs infinis,

Lorsque Monsieur Argan, pour instruite son fils,

Veut que tout représente ici les Saturnales,

Au milieu des cadeaux, des fêtes, des régales,

Faut-il qu’un sort cruel traversant mes désirs,

Empoisonne pour moi ces jeux et ces plaisirs ?

 

 

Scène II

 

JAVOTE, SUSON

 

JAVOTE, en rêvant.

N’arriveront-ils point ?

En apercevant Suson.

Ah ! voici rabat-joie.

Te verrai-je toujours ?

SUSON.

Éliane m’envoie

Dire à Monsieur Argan...

JAVOTE.

Ho, vas-y donc.

SUSON.

Hélas !

Si vous me connaissiez, vous ne me fuiriez pas.

Songez que vous pouvez avec quatre paroles...

JAVOTE.

Veux-tu recommencer tes demandes frivoles ?

Je ne sais rien, adieu.

SUSON.

Vous brusquez sans raison,

Javote.

JAVOTE.

Sans sujet vous fatiguez, Suson.

SUSON.

Croyez-moi, ce n’est pas pour rien que je vous presse.

JAVOTE.

On doit être à cette heure auprès de sa Maîtresse :

Laisse-moi.

SUSON.

La défaite est mauvaise ; entre-nous,

Mariane n’a as encor besoin de vous.

Sur son chapitre enfin ne soyez inquiète,

Qu’autant que je le suis sur celui d’Henriette.

Elles ne songent guère à nous en ce moment,

Et l’on les entretient trop agréablement

Loin des yeux vigilant de l’austère Éliane.

JAVOTE.

Tu t’imagines donc que lorsque Mariana

Est avec sa cousine et notre Précepteur,

Elle a...

SUSON.

La liberté de leur ouvrir son cœur.

JAVOTE.

Voudrait-elle choisir la chambre de son frère.

SUSON.

Ce frère est un témoin qu’on n’appréhende guère ?

Ce benêt, pour le peindre il suffit de ce mot,

Grand comme père et mère, on l’appelle Charlot ;

Lui, qu’un colin-maillard, qu’un jeu d’enfant occupe ;

Non, je, ne vis jamais de si parfaite dupe.

JAVOTE.

Seule tu peux ici jaser jusqu’à demain ;

Pour ne pas t’interrompre en un si beau chemin ;

Du meilleur de mon cœur je te cède la place.

 

 

Scène III

 

SUSON, seule

 

Que sa mauvaise humeur me gène et m’embarrasse !

Sans savoir son secret, lui dirai-je le mien ?

Ce serait trop risquer, je m’en garderai bien.

Si je le sais d’ailleurs, que je rirai sous cape...

Si le Maître d’Hôtel vouloir mordre à la grappe,

Il pourrait m’éclaircir : je le tiens plus adroit,

Et bien mieux informé que Javote ne croit.

Tâchons...

 

 

Scène IV

 

JAVOTE, MARIANE, SUSON

 

JAVOTE.

Encor Suson ! Ah ! délivrons-nous d’elle.

Éloignes-toi de nous, ô causeuse éternelle !

SUSON sortant.

Peut-être quelque jour vous en aurez besoin.

 

 

Scène V

 

MARIANE, JAVOTE

 

JAVOTE.

Nous sommes bien ici pour découvrir de loin,

Et de ce grand salon on voit toute la plaine :

Il ne vient pas un chat.

MARIANE.

Notre espérance est vaine.

JAVOTE.

Pourquoi ?

MARIANE.

Mon oncle presse, il propose un parti.

JAVOTE.

Supposons que d’hier Clitandre soit parti,

Il ne peut...

MARIANE.

L’inconstant n’y pense pas peut-être.

JAVOTE.

Et moi je vous réponds du valet et du Maître,

De leur fidélité n’ayez aucun souci.

MARIANE.

Hélas ! que ferions-nous quand ils seraient ici ?

Éliane s’obstine à nous garder à vue ;

Qui nous ménagerait un moment l’entrevue ?

JAVOTE.

Qui ? Cléonte, inventif, plein d’esprit, amoureux,

Aimé ; car je soutiens que les Amants heureux

Ont toujours plus d’esprit que ces bergers fidèles ;

Qui ne sont qu’adorer les rigueurs de leurs belles.

Pour Henriette, là, parlons, qu’en dirons-nous ?

Elle voudrait sortir d’ici plutôt que vous.

Elle est jeune, adorée, amoureuse, contrainte ;

Le moindre de ces cas tenterait une sainte.

Si vous en excepte : l’indiscrète Suson,

Tout nous sert, étrangers, et gens de la maison.

Babille. Il faut de lui, laisser parler l’histoire.

Plumes du Châtelet, travaillez à sa gloire ;

C’est à vous qu’appartient le zèle généreux

De la faire connaître à nos derniers neveux.

Pour moi, de me louer je n’eus jamais d’envie :

Je puis dire pourtant que j’ai passé ma vie

Dans des conditions où j’ai beaucoup appris.

Fille d’une Coiffeuse illustre dans Paris,

J’ai servi trois, oui trois coquettes déclarées,

Toutes de leurs Maris par arrêt séparées ;

Une Prude d’éclat, amoureuse à peu près

Comme celle qui brouille ici nos intérêts ;

Deux femmes de Province, et belles et plaideuses ;

Quelques femmes de Cour, et cinq ou six joueuses :

Mais une à qui le Change à peine aurait fourni,

Qui perdait tous les jours un argent infini,

Et tout bien calculé n’était pas malheureuse.

Et vous craignez encor qu’une affaire amoureuse

Puisse échouer jamais en de si bonnes mains ?

MARIANE.

Ah ! ne nous flattons point : est-ce à tort que je crains ?

JAVOTE.

Retirez-vous d’ici, j’aperçois votre père ;

Je saurai ce qu’il pense, allez, laissez-moi faire.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR ARGAN, JAVOTE

 

JAVOTE.

Hé bien, qu’est-ce, Monsieur, vous voilà bien content.

MONSIEUR ARGAN.

Tu ne sais pas encor le bonheur qui m’attend.

Je termine demain cet heureux mariage,

Que j’ai tant souhaité, qui sera ton ouvrage :

Mon frère pour cela me donne un rendez-vous,

Sous prétexte de chasse il nous assemble tous ;

C’est chez lui que se fait cette grande entrevue,

Et Mariane enfin sera demain pourvue.

JAVOTE, à part.

Quelle nouvelle, ô Ciel !

Haut.

Monsieur, vous connaissez

L’ardeur que j’eus toujours pour tous vos...

MONSIEUR ARGAN.

C’est assez.

Mais, toi-même, à ton tour, n’es-tu pas satisfaite

De me faire jouir d’une douceur parfaite ?

JAVOTE.

Moi, Monsieur ? vous avez trop de bonté pour moi.

MONSIEUR ARGAN.

Si j’ai quelque bonheur, je ne le dois qu’à toi ;

Toi seule à Mariane as su faire comprendre

Qu’elle ne devait plus s’attacher à Clitandre.

Sans blesser hautement mon inclination.

Je ne le connais point : mais sa profession

Aux desseins que j’ai fait ne s’accommodait guère.

JAVOTE.

Monsieur, je n’ai rien fait que ce que j’ai dû faire.

MONSIEUR ARGAN.

Il est vrai : mais tout autre en eût fait beaucoup moins :

Ce n’est pas cependant le plus cher de tes soins ;

Le plaisir de trouver Mariane traitable,

Cède à celui de voir son frère raisonnable.

On ne m’accuse plus, grâce à son Précepteur,

Que je suis aveuglé d’un espoir trop flatteur.

Depuis que pour mon fils tu m’as donné Cléonte,

De sa stupidité l’on me fait moins de honte,

Je le vois dans l’étude engagé bien avant.

JAVOTE.

Quelle rage avez-vous de le rendre savant ?

MONSIEUR ARGAN

Il me suffit qu’il soit homme de Robe, comme...

JAVOTE.

Vous n’en voulez donc pas faire un fort habile homme ?

Vous voilà maintenant au comble de vos vœux ;

Vos deux enfants, Monsieur, vous rendront trop heureux :

Rien ne peut désormais manquer à votre joie.

Pourvu d’un œil riant qu’Éliane la voie.

MONSIEUR ARGAN.

Hélas ! tu la connais sur le fait des plaisirs ;

La retraite est toujours l’objet de ses désirs.

JAVOTE.

En criminels d’État elle garde nos filles.

MONSIEUR ARGAN.

À moins que de hauts murs, des prisons et des grilles,

Elle condamne tout. Sa farouche vertu

S’attache à regarder, à grossir un fétu ;

Les fautes à son gré ne sont jamais petites.

JAVOTE, bas.

Ne voilà-t-il pas bien nos Prudes hypocrites,

Lorsqu’on ne leur veut plus faire part du gâteau ?

MONSIEUR ARGAN.

Un cloître a des douceurs que n’a pas ce château ;

Jour et nuit on n’entend que ses mercuriales.

Par exemple, pourquoi blâmer ces Saturnales

Que depuis quelques jours on explique à Charlot ?

Est-ce un jeu criminel, sous prétexte qu’il faut

Qu’avec nous les valets soient mêlés dans la fête ?

JAVOTE.

Laissons-la seule ici gouverner à sa tête,

Donnons-lui le bon soir, et regagnons Paris.

MONSIEUR ARGAN.

Oui, si je n’attendais mon neveu le Marquis ;

Cet hymen achevé cela se pourrait faire.

Ce n’est pas qu’à ma sœur je voulusse déplaire ;

J’eus de tout temps pour elle un tendre attachement :

Mais elle doit venir dans mon appartement ;

Elle me l’a mandé par Suson. Adieu. Compte

Que tu m’as obligé de me donner Cléonte,

Que tu peux espérer toute chose de moi ;

Mariane établie, on va songer à toi.

 

 

Scène VII

 

JAVOTE, seule

 

Par ma foi la rougeur au visage me monte,

Quand je vois le bonhomme entêté de Cléonte

Pour les leçons qu’il donne à toute sa maison.

Tant de reconnaissance est fort peu de saison.

Si charitablement on lui faisait entendre

Que ce faux Précepteur est frère de Clitandre,

Que son soin pour Charlot, et son manège enfin

Est de l’invention d’un scélérat bien fin,

Dont j’ai sans vanité l’honneur d’être complice ;

Il ne vanterait guère un si rare service,

Et m’honorerait moins de son affection.

Mais nous menons la chose avec précaution ;

Et qui diantre pourrait pénétrer nos mystères ?

Personne du logis n’entre dans nos affaires,

Er que j’aille causer avec Suson ? Suson

Qui me paraît avoir moins de sens qu’un oison.

 

 

Scène VIII

 

SUSON, JAVOTE

 

SUSON.

Vous me faites honneur.

JAVOTE.

Et toi tu me lanternes.

SUSON.

Je viens pourtant vous dire...

JAVOTE...

Hé trêve aux balivernes ;

Tu ne tenteras point ma curiosité.

SUSON.

Vous interprétez mal mon importunité ;

Et si je veux entrer dans votre confidence ;

C’est en vous découvrant mon secret par avance ;

N’en doutez point je puis par de secrets ressorts...

JAVOTE.

Mais ne faut-il pas bien qu’elle ait le Diable au corps ?

SUSON.

De grâce, écoutez-moi, la faveur n’est pas grande,

C’est au nom de Babille enfin qu’on la demande.

JAVOTE.

Babille ? Qu’est-ce à dire, et qu’est-ce que j’entends ?

Hé bien, sachons par là qu’est-ce que tu prétends.

SUSON.

Je le veux bien : voyez, je suis sort ingénue ;

La carte de céans ne m’est plus inconnue :

Gardez, si vous voulez, un silence éternel,

Pour moi j’ai tout appris par le Maître d’hôtel.

JAVOTE.

Oh ! pour la rareté du fait sachons l’affaire,

Beaux contes d’un hâbleur, d’un franc visionnaire.

Hé bien, raconte-moi ce qu’on t’a dit, pour voir.

SUSON.

Hai, bon, je me moquais : qui pourrait rien savoir ?

Vous êtes si prudente et si mystérieuse...

JAVOTE.

Dis toujours, à mon tour je deviens curieuse.

SUSON.

Je ne sais rien.

JAVOTE fait deux pas pour s’en aller.

Adieu. Je crève de dépit.

SUSON.

Revenez, revenez, voici ce qu’on m’a dit,

Que Mariane hait l’époux qu’on lui destine,

Et qu’elle aime toujours Clitandre.

JAVOTE.

Ha, la coquine.

SUSON.

Qu’il doit bientôt céans être à l’insu de tous,

Que son valet aussi n’est pas haï de vous.

JAVOTE.

De moi ?

SUSON.

De vous, de vous.

JAVOTE.

Ton Maître d’hôtel rêve ;

Tous ces Maîtres d’hôtel mériteraient la Grève :

On doit se défier de ces méchants esprits,

Suspects dans leurs discours comme dans leurs écrits.

Les têtes de bon sens à croire sont moins promptes,

N’ajoutent soi jamais à pas un de leurs contes,

Enfin n’ignorent plus l’habitude qu’ils ont

De grossir hardiment tous les contes qu’ils t’ont.

SUSON.

Celui-ci m’a rendu la chose toute nue ;

Il n’a1oute jamais, jamais ne diminue.

JAVOTE.

Et d’Éliane a-t-il parlé ? de bonne foi.

SUSON.

Non : Mais...

JAVOTE.

Eh bien ?

SUSON.

Hum.

JAVOTE.

Dis.

SUSON.

Je soupçonnerais.

JAVOTE.

Quoi ?

SUSON.

Que quelqu’un apprivoise une humeur si sauvage.

JAVOTE.

Ah ! que dis-tu, méchante ? une femme si sage.

SUSON, en se frappant sur le cœur.

Elle est sage, il est vrai : mais sur ce que voilà

La sagesse, ma foi, ne sert pas de cela.

En faisant un geste de l’ongle avec les dents.

D’abord sur ce qui plait la raison est rétive :

Mais insensiblement l’heure fatale arrive :

On succombe à la fin, sans qu’on sache comment,

À ce qu’on surmontait dans le commencement ;

La raison ne fait plus que des efforts bien lâches,

Le pauvre cœur est pris, et le diable est aux vaches.

JAVOTE.

Malepeste, à qui donc avais-je affaire ici ?

Eh ! la fine matoise en tous chefs que voici.

Et notre Précepteur qui devant elle brille ?

SUSON.

Bon, ne sait-on pas bien qu’il adore sa fille ?

JAVOTE.

Qui ? ce petit garçon serait-il si hardi ?

Un Pédagogue...

SUSON.

Allez, je sais ce que je dis.

JAVOTE.

Petit cuistre échappé d’Harcourt ou de Navarre.

SUSON.

Je sais bien ce qu’il ‘est, sans qu’on me le déclare.

Avoir autant de bien à nous deux aujourd’hui,

Que la pauvre Henriette a de penchant pour lui,

Nos Amants entreraient dans les cinq grosses Fermes.

JAVOTE.

Quelles fables ! Sournoise, où prends-tu ces termes ?

Juste Ciel ! quel tissu d’affreuses faussetés :

Je veux pour mon salut prendre mes sûretés :

Quelle corruption chez les gens de service !

D’où diantre as-tu tiré ce grand fond de malice ?

Quel dangereux exemple as-tu si bien suivi ;

Et chez quelle dévote enfin as-tu servi ?

SUSON.

Dans quelque faute au moins excusez si je tombe ;

J’ai la simplicité d’une jeune colombe.

JAVOTE.

Le serpent !

SUSON.

Mais j’agis avec affection ;

Comme vous le voyez, j’ai bonne intention ;

Et si vous vouliez bien m’instruire de mon rôle,

Je pourrais profiter un jour à votre école.

JAVOTE.

L’innocente !

SUSON.

Parlons sans fard, c’est trop jouer :

Apprenez mon secret, je veux bien l’avouer.

J’aime ; et comme en amour le fort n’accorde guère

Le penchant d’une fille avec le choix d’un père,

Le mien, pour me guérir de cette passion,

Me mit céans : Sachant la réputation

De la sévérité d’Éliane, une fille

Est mieux à ses côtés que derrière une grille.

Il est vrai qu’elle est rude, et contraint à tel point,

Que ce serait péché de ne la tromper point.

Tâchons-y de concert. Je sais que pour le faire

Vous n’avez plus ici besoin que d’un Notaire :

Mon amant l’est. Comptez qu’il Sera plus pour moi

Que pour tout l’or du monde.

JAVOTE.

Es-tu de bonne foi ?

SUSON.

À ne vous point mentir, mon intérêt me porte.

JAVOTE.

Embrassons-nous, jurons la ligue la plus forte.

Elles s’embrassent.

SUSON.

Je voudrais vous servir comme vous méritez.

JAVOTE.

Surtout pardonnez-moi mes incivilités.

SUSON.

Leur motif près de moi vous a justifiée.

JAVOTE.

Comptais-je de me voir si bien fortifiée ?

SUSON.

Je rougis, vous flattez si fort...

JAVOTE.

Sans compliment

Je te cède le pas, prends le commandement ;

Tu seras désormais mon unique héroïne,

J’agirai sous ton nom et sous ta discipline.

SUSON.

Ne pas servir sous vous ce serait me trahir ;

Je mets tout mon mérite à vous bien obéir.

Mais nous perdons le temps, en discours inutiles.

JAVOTE.

En effet, par cent tours, par cent ruses subtiles,

Il faut mettre en déroute ici nos ennemis :

Comme en’ guerre, en amour tous moyens sont permis,

Allons, et qu’à jamais tour le passé s’oublie

Pour l’intérêt commun qui nous réconcilié.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ÉLIANE, HENRIETTE

 

HENRIETTE.

Madame, tous mes soins seront-ils superflus ?

Depuis près de deux mois vous ne me parlez plus.

Je vois que Mariane à mon oncle est si chère ;

Vous n’avez point pour moi ces tendresses de mère :

Je n’imagine point d’où me-vient ce malheur ;

Aujourd’hui cette plainte échappe à ma douleur.

Ai-je manqué jamais à passer les journées

Aux occupations par vous-même ordonnées,

Rien ne touche mon cœur, rien ne peut l’exciter

Que l’espoir de vous plaire et de vous imiter :

Je prends pour me former tous les soins nécessaires,

Et je n’obtiens de vous que des regards sévères ;

Mon oncle...

ÉLIANE.

Je rougis de sa facilité.

Vous me remercierez de ma sévérité,

Quand l’âge et la raison éclaireront votre âme.

Mais quoi ? c’est bien à vous de me citer...

HENRIETTE.

Madame...

ÉLIANE.

Pour me faire expliquer prenez mieux votre temps :

Chez mon frère je vais pour des soins importants,

Qu’on me laisse un moment rêver à mes affaires.

HENRIETTE, bas, en s’en allant.

Hélas ! c’est un moment qui ne m’arrive guères.

 

 

Scène II

 

ÉLIANE, seule

 

Léonte aime ma fille, il n’en faut plus douter ;

Elle m’enlève un cœur que je n’ai pu dompter :

Henriette lui plaît, et je voudrais lui plaire,

Je le sens, et c’est là ce qui me désespère.

Que dis-je ? modérons ces transports véhéments ;

Puis-je pas sans éclat séparer ces Amants ?

Ménager avec art le temps de leur absence,

Et réduire Cléonte à quelque complaisance ?

Il m’aimera peut-être : et quand il m’aimerait,

Est-ce qu’à l’écouter mon cœur s’abaisserait ?

À l’estime où je suis quelle atteinte profonde ?

Éliane une affaire : ah ! que dirait le monde ?

Le monde ! le me forme une vaine terreur :

Qui peut mieux profiter que moi de son erreur ?

Verra-t-il ma faiblesse, ou la voudra-t-il croire ?

Lorsque l’opinion a bâti notre gloire,

On ne la détruit pas ainsi du premier jour,

Et je puis accorder ma gloire et mon amour.

Modeste en mes habits, en mes regards farouche,

Qui saura si le cœur répond mal à la bouche ?

Sait-on en quoi Mélite emploie un si grand bien ?

Chacun en croit l’usage et pieux et Chrétien ;

Et pour trois charités qu’avec faste elle a faites,

On n’examine plus ses dépenses secrètes.

On estime Dircé malgré ses feux secrets :

Son avarice a beau faire des indiscrets,

L’aveuglement public sur leurs discours l’emporte,

Et son hypocrisie est toujours la plus forte.

À la vertu d’Olympe on dresse des Autels,

Tant le mensonge a l’art d’imposer aux mortels.

On vient ; Voyons mon frère, achevons, le temps presse,

Immolons à ma flamme et ma fille, et ma nièce.

 

 

Scène III

 

JAVOTE, SUSON

 

SUSON.

À ce compte ils ne sont jamais venus ici.

JAVOTE.

Non : mais nom réparons ce défaut. Dieu merci,

Tout rit à nos desseins. Éliane et son frère

Traitent secrètement quelque importante affaire.

Ils se sont enfermés, et nous aurons le temps

D’attendre, d’introduire, et d’équiper nos gens ;

À nos désirs enfin ce moment est propice,

Henriette et Cléonte...

SUSON.

Ha ! voici le jocrice.

 

 

Scène IV

 

CHARLOT, JAVOTE, SUSON

 

JAVOTE.

Ou va Monsieur Charlot avec tant de chaleur ?

CHARLOT.

Qui moi ? je vais trouver ma cousine et ma sœur.

SUSON.

Quel chagrin il va faire à Cléonte.

CHARLOT.

Mon père

Veut qu’on me divertisse.

SUSON.

Il est fort nécessaire.

CHARLOT.

Pour égayer l’étude il dit qu’il faut jouer.

JAVOTE.

Ce père est un bon homme, il le faut avouer ;

SUSON.

Ces jeux vous plaisent bien ?

CHARLOT.

Oui, ceux où l’on devine ;

Quand j’y puis une fois attraper ma cousine...

Lui faire une malice, ah, que je suis joyeux !

JAVOTE.

Comme il y va, le drôle ; il est malicieux !

CHARLOT.

Je ne suis pas un sot, non.

JAVOTE.

C’est ce qu’il me semble.

 

 

Scène V

 

SUSON, JAVOTE

 

SUSON.

Henriette et Cléonte, à peine sont ensemble ;

Qu’il va les assiéger. Empêchons-le aujourd’hui...

JAVOTE.

Ils sauront bien sans nous se défaire de lui,

Demeure, à des Amants il ne faut rien apprendre.

SUSON.

Oh ! ça, nous verrons donc et Babille, et Clitandre.

JAVOTE.

C’est là notre projet, je t’en dis tout le nœud ;

Monsieur Argan attend tous les jours un Neveu,

Qui n’a depuis dix ans paru dans sa famille :

Nous lui supposerons ce Neveu.

SUSON.

Mais Babille.

Saura-t-il l’imiter ? s’il va le rendre mal...

JAVOTE.

Babille ? il fera honte à son original.

SUSON.

Connaissez-vous assez sa figure, sa mine ?

JAVOTE.

Oui, Cléonte à Toulon l’a vu garde marine.

SUSON.

Quel homme est-ce aujourd’hui ?

JAVOTE.

C’est un petit Marquis,

Plein d’un-esprit de table au cabaret acquis,

Un plaisant de cabale, ou qui le veut paraître,

Une espèce de sou qui fait le petit-maitre,

Et ne doit cependant ce qu’il a de caquet

Qu’en vin, ni plus ni moins que notre perroquet,

Et croit être un génie au-dessus du vulgaire,

Parce qu’il se distingue en l’art de contrefaire :

Il passe pour le chef des singes d’aujourd’hui,

Nul caractère n’est difficile pour lui,

Il les imite tous, hors celui d’honnête homme :

Tu sais en bon François comme cela se nomme.

On l’attend : mais ailleurs il est trop accroché ;

Je sais qu’il est coffré pour quelque vieux péché.

Tu crois bien, si Babille introduit en sa place,

Fait que pour son valet céans Clitandre passe,

Que ce que je t’ai dit tantôt ne peut manquer.

SUSON.

Mais Éliane, il faut finement l’attaquer.

JAVOTE.

Ce n’est point là du tout de quoi je suis en peine,

La lenteur de Clitandre est tout ce qui me gêne ;

Je commence à trouver qu’ils tardent à venir :

Ils dévoient être ici, qui les peut retenir ?

Clitandre nous ‘écrit du dernier ordinaire,

Qu’ils vont coucher à Reims, pour gagner ton Notaire.

Babille...

SUSON.

Sauvons-nous, Éliane paraît.

JAVOTE.

Au contraire, attendons, qu’est-ce qu’elle croirait ?

 

 

Scène VI

 

ÉLIANE, SUSON, JAVOTE, UN LAQUAIS qui éclaire Éliane

 

ÉLIANE.

Ne rougissez-vous point du métier que vous faites ?

Quoi, toujours entretiens, conférences sécrètes ?

Et que puis-je juger, malgré la charité,

Lorsque je vous surprends dans cette obscurité ?

Vous seriez beaucoup mieux avec vos Demoiselles ;

Pourquoi les quittez-vous ? répondez, où sont-elles ?

SUSON.

Elles sont l’une et l’autre avec Monsieur Charlot ;

Et n’ont pas résolu de se quitter sitôt :

Ils allaient commencer certain jeu pour lui plaire.

ÉLIANE.

Quel jeu ?

SUSON.

Colin-maillard. C’est Monsieur votre frère

Qui lui-même a p.is soin de le leur ordonner.

JAVOTE.

Dame.

SUSON.

Et Monsieur Charlot s’est offert à cligner.

ÉLIANE.

Une fille prudente et de bon sens pourvue,

Ne doit perdre jamais sa Maîtresse de vue.

Allez la retrouver.

À Javote.

Vous, arrêtez ici.

Javote, ce n’est pas à toi qu’on parle ainsi ;

Ton esprit, ta conduite est bien d’une autre classe.

JAVOTE.

Je ne mérite pas, Madame, tant de grâce.

ÉLIANE, au Laquais.

Et vous, allez m’attendre au petit escalier.

 

 

Scène VII

 

ÉLIANE, JAVOTE

 

ÉLIANE.

Tout le monde céans est fort peu régulier :

Un tel relâchement ne m’accommode guère ;

Javote, je l’ai dit trente fois à mon frère,

Et je ne puis plus voir sans indignation

L’étrange tour qu’on prend pour l’éducation

D’un sot, qui ne sera qu’un sot toute sa vie.

JAVOTE.

C’est en Monsieur Argan une louable envie.

Quel autre Précepteur aurait-il pu trouver

Pour instruire son fils, le former, l’élever ?

Cléonte seul connaît une douce méthode

À cet esprit épais, qui plaît, qui s’accommode,

Et par cent petits jeux de son invention

Il lui sait de l’étude ôter l’aversion.

ÉLIANE.

Il est vrai : mais je crains que ce Précepteur n’ose,

Abusant de ces jeux...

JAVOTE, bas.

Je sens venir la chose.

ÉLIANE.

S’émanciper au point de montrer de l’amour

À ma fille ou ma nièce. Or je veux dès ce jour

Creuset, approfondir cet odieux mystère,

Dont la seule apparence allume ma colère.

Je traiterais Cléonte avec tant de rigueur...

JAVOTE, bas.

Je m’en doutai toujours qu’il te tenait au cœur.

ÉLIANE.

Qu’il se repentirait d’avoir eu tant d’audace.

JAVOTE.

Mon Dieu, Madame, à quoi soupçonnez-vous, de grâce,

Que ce pauvre diable aime ? Aimer, amour, amant.

Je connais moins cela que du haut Allemand.

ÉLIANE.

Mon âme de tout temps fut pour toi sans réserve ;

Que tant de confiance en ce besoin me serve.

JAVOTE.

Mais il me semble, moi, que ce pauvre garçon ;

D’un homme entreprenant n’a pas trop la façon :

Malheur à qui serait si mal appariée,

Hélas ! il est timide en jeune mariée.

ÉLIANE.

Cette timidité souvent est ce qui plaît,

Et tu dois m’avouer que bâti comme il est,

Passionné, tourné d’une manière tendre,

Jeune, galant, il peut charmer et nous surprendre.

JAVOTE.

À quoi donc jugez-vous qu’il ait donné son cœur ?

ÉLIANE.

Fait-il rien qui ne prouve une sécrète ardeur ?

Ce ne sont pas ses vers et ses chansons nouvelles ;

Car l’esprit seul souvent produit ces bagatelles,

Tout en paraît pourtant languissamment rêvé,

Et le chiffre des cœurs que tantôt j’ai trouvé

Renferme plus d’amour que de galanterie.

Laquais, éclairez-nous. Cherchons-en, je te prie,

Les caractères vrais et le sens amoureux.

Des devises qu’il fait, de tous ces petits jeux,

J’en jurerais, Charlot n’est rien que le prétexte.

JAVOTE, bas.

La bonne Dame en tient, j’en reviens à mon texte.

Haut.

Voyons si je pourrai servir de truchement.

 

 

Scène VIII

 

ÉLIANE, JAVOTE, CLÉONTE, HENRIETTE, UN LAQUAIS

 

Le Laquais éclaire Éliane, pendant qu’elle rêve attentivement sur un papier.

CLÉONTE.

Un seul moment se voir, et trembler ce moment !

HENRIETTE.

Oui, telle est de nos cœurs la déplorable assiette.

CLÉONTE.

Il faut finir nos maux, adorable Henriette.

ÉLIANE, sans ôter les yeux de sur le papier.

Que dis-tu, Henriette ?

JAVOTE, apercevant les Amants.

Oh Ciel ! nos jeunes fous.

 

 

Scène IX

 

MARIANE, HENRIETTE, CLÉONTE, ÉLIANE, JAVOTE, UN LAQUAIS

 

MARIANE, en entrant.

Voyez-vous pas ma tante ?

JAVOTE.

À ses regards jaloux

Comment les dérober ?

Javote fait tomber le flambeau au Laquais, et éteint la bougie.

Voyez son peu d’adresse.

Il dort, et ne sait pas éclairer sa Maîtresse.

LE LAQUAIS.

Vous mentez. Fallait-il me pousser pour cela ?

Qu’elle est fine, elle a vu Monsieur Cléonte là.

ÉLIANE.

Cléonte, où venez-vous, et dans cette heure indue ?

MARIANE.

Nous vous avons, Madame, en passant entendue.

Ma cousine me suit.

ÉLIANE.

Ho, je m’en doute bien !

Vous priver d’être ensemble en est-il de moyen ?

MARIANE.

Cette étroite amitié nous rend-elle coupables ?

ÉLIANE.

Non. Si vos entretiens étaient plus raisonnables ;

Mais de cent pauvretés toujours vous occuper ;

Que faisait Henriette attendant le souper ?

HENRIETTE.

J’achevais un ouvrage imité de la Chine.

 

 

Scène X

 

ÉLIANE, MARIANE, HENRIETTE, JAVOTE, CHARLOT

 

CHARLOT, en Colin-maillard.

J’entends de ce côté la voix de ma cousine :

Oh ! je rattraperai sûrement. Je vous tien.

Il prend Éliane.

ÉLIANE.

Qu’est-ceci ?

CHARLOT.

Je m’en moque, et je vous tiendrai bien ;

Vous n’échapperez pas, je vous connais de reste.

ÉLIANE.

Je me doute du tour.

CHARLOT.

Oui ? vous faites la peste.

Voyez donc la malice, on me bande les yeux,

Et l’on me plante là tout seul. Eh bien ! tant mieux,

Laissez faire. Tenez, voilà votre serviette.

Il la jette.

Vous me la payerez bien, ma cousine Henriette.

JAVOTE.

Voyez comme on se trompe en croyant deviner ;

Ma soi, Monsieur Charlot, allez encor cligner.

CHARLOT.

Ha !

ÉLIANE.

Je devine, moi, plus juste, et je rassemble

Les raisons qui vous font être toujours ensemble.

Voilà ce qu’a produit ce malheureux Été :

L’innocence jamais ne suit la liberté.

Me croirez-vous encor après cela, mon frère ?

On est à votre avis trop rude, trop sévère,

Et de votre mollesse on se plaint trop souvent.

À Henriette.

Dès demain vous prendrez le chemin du Couvent.

À Charlot.

Vous, à qui l’on permet ces belles habitudes,

Innocent, imbécile, achevez vos études,

Et jusques-là de plaire épargnez-vous le soin.

JAVOTE.

Le pauvre adolescent ! vous l’envoyez bien loin.

 

 

Scène XI

 

ÉLIANE, MARIANE, JAVOTE

 

ÉLIANE.

Pour vous que je croyais plus modeste et plus sage,

Grace au Ciel nous devrons demain au mariage

Le bien de nous défaire entièrement de vous.

MARIANE.

Madame...

ÉLIANE.

On ne vit point de la sorte chez nous.’

MARIANE.

Vous croyez...

ÉLIANE.

Supprimez vos excuses frivoles,

Et bientôt les effets répondront aux paroles.

 

 

Scène XII

 

MARIANE, JAVOTE

 

JAVOTE.

Elle ne va pas mal déclamer contre nous.

MARIANE.

De mon cruel destin ce sont les moindres coups ;

Quelque éclat contre moi qu’Éliane projette...

JAVOTE.

Tout l’orage, il est vrai, tombe sur Henriette.

MARIANE.

Que sa peine est légère auprès de mes ennuis !

Est-elle enfin à plaindre autant que je le suis !

Elle voit son Amant, cet Amant est fidèle,

Et le mien ne vient point : son absence cruelle...

 

 

Scène XIII

 

CLÉONTE, CLITANDRE, MARIANE, JAVOTE

 

CLÉONTE.

Ah ! j’aperçois Javote et Mariane aussi...

Mon frère est arrivé, je vous ramène ici ;

Madame, permettez que je vous le présente.

 

 

Scène XIV

 

SUSON, CLITANDRE, CLÉONTE, MARIANE, JAVOTE

 

SUSON.

Voulez-vous faire attendre une heure votre Tante ?

Voilà cinquante sois qu’il vous faut appeler :

Chez Monsieur votre père elle vous veut parler.

Ils viendront vous chercher si vous ne venez vite.

CLITANDRE.

Madame...

MARIANE.

Hélas ! Clitandre, il faut que je vous quitte.

CLITANDRE.

En vain vous espérez que je vous quitte ainsi.

MARIANE.

Quel malheur si quelqu’un vous rencontrait ici !

CLITANDRE.

Faut-il qu’en vous voyant mon désespoir redouble ?

MARIANE.

Ne suivez point mes pas, vous augmentez mon trouble.

Suson emporte la lumière.

CLITANDRE.

Cruelle, est-ce l’accueil qu’on fait à son Amant !

CLÉONTE.

Passez sans répliquer dans mon appartement,

Je vous découvrirai de terribles mystères.

 

 

Scène XV

 

JAVOTE, seule

 

Nos Amants ne sont pas trop mal dans leurs affaires ;

Et malgré le dragon qui s’oppose à leurs feux,

Ils se verront sans doute, et je les tiens heureux ;

Mais, moi, je ne suis pas si chanceuse peut-être,

Je n’ai point vu venir Babille avec son Maître.

 

 

Scène XVI

 

BABILLE, JAVOTE

 

BABILLE.

J’entends Javote.

JAVOTE.

Hom, hom, qu’est-ceci ?

BABILLE, à part.

C’est sa voix.

JAVOTE.

L’ingrat le devançait de bien loin autrefois.

BABILLE, à part.

Parle-t-elle de nous ? écoutons.

JAVOTE.

À l’armée

On court tant de dangers, j’en suis toute alarmée :

Il est vrai qu’il est sage, et ne va point aux coups.

BABILLE, à part.

La sotte assurément ne parle pas de nous.

JAVOTE.

Me l’aurais tu ravi, trop funeste bataille !

Quoi, je ne verrai plus cet air grand, cette taille,

Ce port, ce noble port, et ces yeux pleins d’attraits ?

BABILLE, à part.

Assurément c’est moi, je me trouve à ces traits.

JAVOTE.

Craindrait-il du Prévôt quelque nouvel outrage,

Et se cacherait-il ?

BABILLE, à part.

Ce n’est pas moi.

JAVOTE.

J’enrage.

On est en mille endroits retenu malgré soi,

Quand on a de l’esprit, qu’on est bien fait...

BABILLE, à part.

C’est moi.

JAVOTE.

J’y suis. En arrivant quelqu’un l’aura fait boire :

II ne viendra jamais par une nuit si noire.

L’ivrogne !

BABILLE, à part.

C’est moi-même, il n’en faut plus douter.

JAVOTE.

Serait-ce un autre amour qui pourrait l’arrêter ?

BABILLE, à part.

Non, et l’on m’a trouvé tel par toute la terre,

Trop constant, trop loyal pour un homme de guerre.

Sur ce chapitre seul je ressemble aux Bourgeois.

JAVOTE.

Enfin il ne vient point. Ah ! je me mords les doigts

D’avoir à cet ingrat paru si peu cruelle,

Si le traître est atteint de quelque ardeur nouvelle.

BABILLE, à part.

Jaime bien à lui voir pour nous cette terreur.

JAVOTE.

II en mourrait.

BABILLE.

Tudieu, tirons-la donc d’erreur ;

C’est un vrai diable.

Il va l’embrasser par derrière.

Enfin le miroir de constance...

JAVOTE.

Hai !

BABILLE.

Le phénix d’amour et de persévérance,

Babille est trop payé de ses nobles exploits,

Te retrouvant fidèle encor après six mois.

JAVOTE.

Ha, que tu m’as fait peur !

BABILLE.

J’en ai fait de plus belles ;

Et Stinkerke pourrait t’en dire des nouvelles.

JAVOTE.

Tu viens en tapinois pour surprendre les gens.

BABILLE.

Vois-tu, je ne sais pas les êtres de céans,

Et la profession de notre art militaire

Défend de s’engager jamais en téméraire.

Je ne me laisse pas attraper comme un fat.

JAVOTE.

Te voilà Capitaine aussi bien que soldat :

La guerre t’en apprend bien plus, sur ma parole,

Qu’à cent qui reviendront d’une si bonne école,

Et qu’on retrouvera cet hiver à Paris,

Pour le moins aussi neufs qu’ils en étaient sortis.

BABILLE.

Cette tête est aussi, sans vanité, meilleure,

Et je l’ai bien montré pendant une bonne heure

Que nous avons campé devant votre château.

JAVOTE.

Une heure !

BABILLE.

Tout autant, sans quitter le drapeau !

J’ai longtemps attendu ferme et de bonne grâce

L’avis des espions que j’avais dans la place :

Si longue garde enfin m’allait faire endêver,

Quand Cléonte à propos m’est venu relever.

Qu’est-il donc devenu ? Qu’a-t-il fait de son frère ?

JAVOTE.

N’en sois pas inquiet. Mais que fait le Notaire ?

Ses yeux ont bien été par votre offre éblouis ?

L’avez-vous amené ?

BABILLE.

Bon ! quatre-vingt louis,

Notre gros diamant pour deux cent rachetable,

Un billet au porteur au mois prochain payable.

De mille bons écus : vois, fais ton compte.

JAVOTE.

Eh bien ?

BABILLE.

Il a refusé tout.

JAVOTE.

Ha l’indigne Chrétien !

Cela fait cependant près de sept mille livres.

BABILLE.

Plus habile que nous y brûlerait ses livres.

Tout en argent comptant, rien à moins de cela ;

C’est l’esprit le plus doux de tous ces Messieurs-là :

Et si la somme n’est par lui vue et nombrée,

Dont se tient pour content en layant retirée,

Vous avez beau prier, prêcher, patrociner,

Tout ce tracas ne sert qu’à les faire obstiner ;

Par serment de ce style ils ne peuvent démordre.

JAVOTE.

Viens, laisse faire à moi, j’y donnerai bon ordre.

Fût-il Notaire, Clerc, Greffier, et pis encor,

Le secret que je sais est au-dessus de l’or.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CLITANDRE, en habit de valet, BABILLE, en habit d’homme de condition, CLÉONTE, JAVOTE

 

JAVOTE.

Vous voilà comme il faut équipés l’un et l’autre.

Songe bien à ton rôle, et vous, songez au vôtre.

De ce pas dangereux sortons tambour battant ;

Qu’Argan retrouve en toi ce neveu qu’il attend,

C’est-à-dire un vrai fou : vous, souvenez-vous d’être

Familier, impudent, et digne d’un tel Maître.

BABILLE.

Qu’à mon oncle je vais donner du galbanum.

JAVOTE.

Mais ne seras-tu point embarrassé ?

BABILLE.

Moi ? non.

S’il fallait copier quelque sage cervelle,

J’imputerais ta crainte au défaut de modèle :

Mais copiant un fat je réussirai mieux.

J’ai mille originaux qui me crèvent les yeux.

JAVOTE.

As-tu vu celui-ci ? Sais-tu ses incartades ?

BABILLE.

Vois-je pas tous les jours cent de ses camarades ?

Je bois même souvent avec ces jeunes fous,

Et qui voit l’un voit l’autre, ils se ressemblent tous ;

Même occupation, mêmes plaisanteries,

Mêmes mauvais discours, et mêmes singeries :

Si l’un d’eux dit un mot qu’il donne pour nouveau,

Ils le répètent tous ; les échos de Rousseau[1]

Plus de six mois après le font encore bruire.

JAVOTE.

Nous savons tout cela : mais laisses nous t’instruire.

BABILLE.

Pourquoi faire ? Parbleu voilà bien des façons ;

Et ne saurai-je pas sans toutes vos leçons,

Crier plus haut que tous, faire le pantomime,

Aux plus honnêtes gens refuser mon estime,

Parler, juger de tout à tort et de travers,

Déchirer les absents, tirer tout l’univers,

Grimacer, embellir mes discours de postures,

Mépriser tout le sexe, et de vingt aventures

Ne laisser pas pourtant de couler à propos

Quelque léger soupçon que je suis le héros ;

Ou voulant me donner pour convive agréable,

De traits étudiés entretenir la table,

Et surtout sur les vins trancher du sin gourmet ?

Eh !...

JAVOTE.

Ma foi, s’il nous tient tout ce qu’il nous promet,

Il nous en donnerait à tous tant que nous sommes ;

Ne croiriez-vous pas voir un de nos jeunes hommes ?

BABILLE.

Allons.

CLITANDRE.

Prends garde au moins de ne te pas couper.

BABILLE.

On dit qu’ils sont à table, et l’heure du souper

Pour aller voir un oncle est une heure pressante.

JAVOTE.

Conduisez-le, Cléonte. Il faut qu’il te présente.

CLITANDRE.

Tu n’as pas oublié qu’on t’envoie à Siam

Sortant de saint Lazare ?

BABILLE.

Encor ? Depuis Priam

Recommencerez-vous tout du long cette histoire ?

Marchons. Si vous saviez que j’ai besoin de boire,

Et quand j’aurai tant bu que j’en serai vermeil,

J’en vaudrai mieux ; chez moi te vin porte conseil.

Entrons.

CLÉONTE.

Souviens-toi bien des lois des Saturnales.

CLITANDRE.

Prends aussi de Damon les manières brutales.

BABILLE.

Et oui... Bat-il ses gens ?

CLITANDRE.

Fort souvent : et pourquoi ?

BABILLE.

Tant mieux. Si vous parlez encor, pardonnez-moi.

CLITANDRE.

Comment ?

BABILLE.

La conjoncture est un peu délicate.

CLITANDRE.

D’où vient ?

BABILLE.

Il faut sur vous que j’impose la pate,

Si je veux ressembler à Damon de tout point.

JAVOTE.

Songe à ton personnage, et ne plaisante point.

 

 

Scène II

 

CLITANDRE, JAVOTE

 

CLITANDRE.

Pourquoi ne vais-je pas servir Babille à table ?

Tant de précaution est bien insupportable :

Mon valet devant moi se ménagerait mieux.

Tout m’est il interdit, jusqu’au plaisir des yeux ?

Je meurs de peur, Javote, il en voudra tant faire,

Qu’on découvrira tout à la fin.

JAVOTE.

Au contraire,

Il n’en peut faire assez pour imiter celui

Pour qui nous souhaitons qu’on le prenne aujourd’hui.

Pourquoi s’aller forger des malheurs, des obstacles ?

Je jurerais déjà qu’il a fait des miracles.

CLITANDRE.

Peut-être. Mais Babille a beau se signaler,

Si Mariane et moi ne pouvons nous parler.

Éliane l’obsède, est-il quelque apparence...

JAVOTE.

Non, vous ne lui sauriez parler qu’en sa présence ;

Ce serait temps perdu d’y penser autrement :

Mais pour vous ménager ce précieux moment,

La leçon de Charlot est assez bien conçue,

Et j’ose m’en promettre une fort bonne issue.

CLITANDRE.

Et moi, je me repends de t’avoir obéi,

De n’être pas entré.

JAVOTE.

L’Amour vous eût trahi,

On n’est pas quand on veut maître de son visage.

 

 

Scène III

 

SUSON, CLITANDRE, JAVOTE

 

SUSON.

Ma foi, notre Marquis fait bien son personnage ;

Il a reçu de l’oncle un merveilleux accueil :

Près de la Tante à table assis dans un fauteuil,

Il parle, il gesticule, et mange d’une force...

À le gracieuser Éliane s’efforce,

Et le bonhomme Argan qui ne soupe jamais,

L’admire, et s’étudie à lui vanter ses mets,

Lorsque je suis sortie il faisait des merveilles,

On ouvrait de grands yeux et de larges oreilles :

Pas un valet ne manque à servir aujourd’hui ;

Dans un profond silence on n’entendait que lui :

Tous étaient étourdis de ses contes frivoles,

Et si quelqu’un voulait prononcer deux paroles,

Il n’en donnait le temps que pendant qu’il buvait ;

Il est vrai que ce temps fréquemment arrivait.

Babille a commencé trop bien pour vous commettre.

Je vous laisse, et je vais achever notre lettre

Je garantis ici le Notaire demain,

Dès qu’il aura reçu ces lignes de ma main.

 

 

Scène IV

 

CLITANDRE, JAVOTE

 

JAVOTE.

Je vous le disais bien. Vive Babille, vive ;

Rien ne nous manque plus si le Notaire arrive.

Demain, une heure avant qu’Argan parte d’ici...

Mais ne l’entends-je point ? Justement, le voici.

 

 

Scène V

 

ARGAN, CLÉONTE, CLITANDRE, JAVOTE, reculés

 

ARGAN.

Personne en ce moment ne saurait nous distraire.

JAVOTE, à Clitandre.

Taisons-nous.

ARGAN.

Et je veux vous parler d’une affaire.

CLITANDRE, à Javote.

Écoute.

ARGAN.

Auparavant puis-je savoir un peu

Votre avis sur Damon ?

CLÉONTE.

Monsieur votre Neveu

Est bien fait, bien tourné.

ARGAN.

Ma sœur d’un rien se blesse :

Quant à moi, l’enjouement me plaît dans la jeunesse,

Et j’ai ri de bon cœur de tout ce qu’il a dit.

CLÉONTE.

Monsieur Damon paraît avoir beaucoup d’esprit.

ARGAN.

Vertubleu ce n’est pas le point dont je m’étonne :

Mais que je me remette aussi peu sa personne.

Passons à d’autres soins. Deviez-vous me celer

Que d’une tendre ardeur commençant à brûler

Charlot pour sa cousine avait l’âme enflammée ?

Ma sœur me l’a conté tantôt fort alarmée.

CLÉONTE.

Devais-je pour si peu vous aller chagriner ?

L’esprit de votre fils est facile à tourner,

On ne doit pas tout dire, et quelquefois je trouve...

ARGAN.

Oh ! ce n’est point du tout que je le désapprouve :

Bien loin, et je serais charmé sur mes vieux ans

De pouvoir quelque jour revivre en leurs enfants ;

Je fonde en leur hymen ma plus douce espérance.

JAVOTE, à Clitandre.

Voilà Cléonte mort, il est temps que j’avance ;

Tenez-vous là.

ARGAN.

Ma sœur fait des difficultés,

Reproche à son neveu ses imbécillités :

Mais malgré son avis, quoique je la respecte...

Qui va là ?

JAVOTE.

Moi, Monsieur.

ARGAN.

Viens, tu n’es pas suspecte ;

Je parlais à Monsieur de l’amour de Charlot.

Qui l’eût dit à le voir ?

JAVOTE.

Ha ! qu’il n’est pas si sot,

Ni si peu dégourdi que l’on se l’imagine :

Je l’ai vu trente fois seul avec sa Cousine,

Il jase comme un merle.

CLÉONTE, bas.

As-tu perdu l’esprit ?

Que vas-tu dire ?

JAVOTE.

Paix. Cet enfant ne languit

Que de l’amour qu’il a pour Henriette...

CLÉONTE, bas.

Achève,

Ajoute...

JAVOTE.

Et je n’aurais pour moi ni paix, ni trêve,

Si j’étais que de vous, que notre bon Curé

N’eût rendu pour jamais ion repos assuré.

Pour former son esprit mariez-le, vous dis-je...

ARGAN.

Sur cet article il faut que Cléonte m’oblige,

Qu’il en parle à ma sœur. Je suis de bonne foi,

Je n’ose, et j’aime mieux vous en charger que moi.

J’y trouve deux chagrins également à craindre ;

De me voir refuser, ou bien de la contraindre.

Pressez-la, prouvez-lui par cent bonnes raisons

Que de pareils hymens soutiennent les maisons,

Mais parlez au plutôt ; demain, je vous l’annonce,

Je prétends à mon frère apporter sa réponse.

CLÉONTE.

Moi, Monsieur ? je n’ai pas le poids qu’il faut...

JAVOTE.

Oui, vous.

Sa fausse humilité me mettrait en courroux :

Peut-être dès ce soir il fera votre affaire.

En attendant suivons notre train ordinaire ;

Afin qu’en peu Charlot soit un joli garçon,

Il ne faut pas qu’il perde une seule leçon :

Allez faire venir toute la compagnie,

Et que l’on continue une cérémonie,

Qui de mille bons traits peut remplir son esprit.

ARGAN.

Oui, j’y cours de ce pas. Javote a fort bien dit,

Je vais les querir tous, et je vous les amène.

 

 

Scène VI

 

JAVOTE, CLÉONTE, CLITANDRE

 

CLÉONTE.

À quoi m’exposes-tu ?

JAVOTE.

Vous voilà bien en peine,

Pour un homme d’esprit que vous voyez peu loin.

À Clitandre qui était reculé.

Venez, l’autre transi, sortez de votre coin ;

Vouliez-vous jusqu’au jour laisser là votre frère ?

Tout accorder aux gens afin de m’en défaire,

C’est ma méthode : et vous qui faites le censeur,

Pour amener ici nos silles et sa sœur

N’avais-je pas besoin d’un pareil coq-à-l’âne ?

CLITANDRE.

Quand pourrai-je à la fin parler à Mariane ?

JAVOTE.

Tout à l’heure, et Babille est chargé de ce soin.

Faut-il vous le vanter ?

CLÉONTE.

Il n’en est pas besoin ;

Ses manières, ses tours, ses ruses me conviennent :

Mais que j’aille parler...

JAVOTE.

Taisez-vous, nos gens viennent.

 

 

Scène VII

 

ARGAN, ÉLIANE, MARIANE, HENRIETTE, CHARLOT, CLÉONTE, CLITANDRE, BABILLE, JAVOTE, SUSON

 

BABILLE, donnant la main à Éliane.

Ah ! Madame, en faveur d’un neveu comme nous,

Ne vous déplaise, on doit vivre d’un air plus doux :

Votre sévérité m’épouvante et m’assomme,

J’aime mon Oncle, gai ; voyez, il est bon homme.

ÉLIANE.

Chacun a son humeur.

BABILLE.

Et le petit cousin,

Je remarque en ses yeux quelque chose de fin :

Sous ce front innocent plus d’une ruse niche.

Voyez-vous ? il en rit. Approche, bonne niche[2] :

Et lève un peu la tête, on te veut marier.

Il ne serait pas homme à se faire prier,

Et du bois dont il est on fait les bons apôtres ;

Car j’ai, Monsieur mon oncle, oui parler des vôtres.

ARGAN.

De moi ? je n’ai pas fait, ma foi, comme ma sœur,

Et j’ai de mon printemps su goûter la douceur.

ÉLIANE.

Eh ! quittez ce discours. Il sera moins coupable,

En permettant ces jeux dont nous parlions à table.

BABILLE.

Je le veux bien. Holà, Monsieur le Précepteur,

Jusqu’ici vous avez assez fait le Docteur ;

Agréez que je prenne aujourd’hui votre place.

CLÉONTE.

Je suis persuadé que...

BABILLE.

Sans façon, de grâce,

Vous verrez qu’au Collège on a bien profité,

Que nous sommes savants en gens de qualité.

ARGAN.

Tout de bon, mon Neveu, vous voudriez vous-même ?

BABILLE.

C’est mon fort que ces jeux ; mon plaisir est extrême,

Quand j’en fais quelques-uns qui sentent le savoir.

Rangez-vous seulement chacun, vous allez voir

Saturnales ; oui-da, c’est pendant cette fête

Qu’à Rome les valets n’en faisaient qu’à leur tête ;

Qu’aux Esclaves souvent les fers étaient ôtés ;

Que les vers, les présents couraient de tous côtés :

C’étaient Noces, Festins, Bals dans chaque famille,

J’en sais de reste. À moi, mon fidèle Babille.

C’est un joli Valet, il est bon pour ces jeux.

Asseyez-vous là, vite, il le faut, je le veux ;

Placez-vous près de lui, ma charmante cousine.

Je veux garder pour moi Javote ; sur sa mine

Je la retiens. Mettons Henriette et Chariot.

ÉLIANE.

Eh ! de grâce...

BABILLE.

Cléonte est l’homme qu’il vous faut,

Madame.

ÉLIANE.

Eh bien, allons. Faisons-nous violence :

Me reprocherez-vous mon peu de complaisance,

Mon frère ?

BABILLE, à Chariot.

Toi, Cousin, remarque bien ceci.

À Argan, plaçant Suson avec lui.

Vous, accommodez-vous de cette fille-ci.

SUSON.

M’asseoir auprès d’un homme, et faire cette faute,

Madame ?

ÉLIANE.

Obéissez, puisqu’il le faut.

BABILLE.

Javote.

Trouvera-t-elle bon de demeurer debout ?

JAVOTE.

Monsieur...

BABILLE.

Le Roi du jeu doit avoir l’œil à tout.

À part.

Les voilà bien placés ; Mariane et Clitandre

Ont belle occasion, ils n’ont plus qu’à la prendre.

JAVOTE, bas à Babille.

Vois comme notre Prude a gobé l’hameçon.

BABILLE.

Mon oncle, votre fils prend goût à sa leçon.

CHARLOT.

Donnait-on des baisers parfois dans cette fête ?

BABILLE.

Ce garçon veut s’instruire ; il n’est pas, ma foi, bête.

CLÉONTE,

Madame...

ÉLIANE.

Écoutez-moi : ce n’est pas encor tout,

Je veux pouffer ce soir ma complaisance à bout,

J’espère que demain nous changerons de vie.

Sur le chiffre des cœurs contentez mon envie,

Je n’en puis deviner le sens, l’intention,

Donnez-moi ; s’il vous plaît, son explication.

HENRIETTE, fouillant dans ses poches.

Ah ! mon Dieu, qu’ai-je fait, Cléonte ! quel reproche...

CHARLOT.

Je l’ai prise tantôt finement dans sa poche ;

Je la tiens, la voilà.

CLÉONTE.

Je suis au désespoir.

Madame, ce n’est point...

ÉLIANE.

Tel qu’il est je veux voir.

CLÉONTE.

L’ouvrage est imparfait, que j’y travaille encore.

ÉLIANE.

Que vois-je, juste Ciel !

Elle lit.

Pour celle que j’adore.

Explication du chiffre dont tous les caractères sont des cœurs de couleurs différentes, chaque lettre n’étant distinguée que pat sa couleur particulière.

De mille cœurs un seul n’est pas sincère,
On n’aime plus, ou bien on n’aime guère ;
Et ces grands mots
, je languis et je meurs,
Si saints jadis au temps des bonnes mœurs,
Sont des fripons le langage vulgaire.
Mon cœur, Iris, n’est pas de ces menteurs ;
Il vous promet d’éternelles ardeurs,
En s’éloignant de la route ordinaire.
De mille cœurs.

Il est discret, Il aime le mystère ;
Et s’il s’agit de tromper une mère,
À ses désirs il donne cent couleurs :
Vous auriez tort d’en chercher d’autre ailleurs,
Il a lui seul l’amoureux caractère
De mille cœurs.

CHARLOT.

Fort bien : mais les baisers quand les donnerons-nous ?

ÉLIANE.

L’insolent sentira jusqu’où va mon courroux.

Se levant brusquement.

Finissons. On ne s’est déjà que trop contrainte :

C’est à la modestie une trop rude atteinte ;

La licence en ces jeux n’a rien à désirer.

À Henriette.

Rentrons, Mademoiselle, allez vous retirer.

 

 

Scène VIII

 

ARGAN, CLÉONTE, BABILLE, CLITANDRE, JAVOTE

 

ARGAN.

Cette extrême rigueur m’afflige et m’épouvante.

BABILLE.

J’ai là, je vous l’avoue, une terrible tante.

ARGAN, à Clitandre.

Eclaire-nous : passons dans sa chambre un moment,

Puis je vous conduirai dans votre appartement.

 

 

Scène IX

 

JAVOTE, CLÉONTE

 

JAVOTE.

Vous ne me dites rien. Certes, je vous admire ;

Ne sauriez-vous aussi vous empêcher d’écrire ?

Les secrets amoureux par là périssent tous.

Je vous l’ai dit cent fois, que les amans sont fous.

Ou que ne brûlez-vous d’abord vos écritures ?

Mais n’importe, prenons de nouvelles mesures.

CLÉONTE.

Après ce coup mortel tout notre art manquera.

JAVOTE.

Éliane vous aime, elle s’apaisera ;

Ma foi vous la feriez danser sous l’orme au fifre.

Qu’elle était tout à l’heure en bon train sans le chiffre !

Le sens à son sujet ne peut-il s’accorder ?

Cela ne peut-il pas un peu s’accommoder ?

Une Prude amoureuse est si bonne personne :

Vous devez lui parler pour l’emploi qu’on vous donne

D’obtenir pour Charlot...

CLÉONTE.

Ah ! tu me fais penser.

Qu’il est un sûr moyen de m’en débarrasser :

Je vois pour me sauver une sûre retraite.

Je réparerai tout demain ; l’affaire est faite.

J’ai fait signe à Babille, et je l’attends ici.

JAVOTE.

Au coucher d’Éliane il faut que j’aille aussi.

Adieu, cette hypocrite est maligne et rusée.

 

 

Scène X

 

CLÉONTE, BABILLE, en robe de chambre

 

BABILLE.

On vient de me traiter ainsi qu’une épousée,

On m’a déshabillé : dans un petit bassin

On m’a fait présenter deux carafes de vin.

Chez tous les campagnards, très louable coutume,

Boire en s’en allant coucher est bon contre le rhume.

Avec moi mon cher oncle a fait collation,

Ensuite il a reçu ma bénédiction.

Je l’ai congédié. Votre frère mon maître

Est resté dans la chambre, où de chagrin peut-être

Il se pend maintenant ; et je suis descendu

Pour fuir la vision de mon maître pendu,

Et savoir avec vous le parti qu’il faut prendre.

CLÉONTE.

Il faut avant route œuvre aller trouver Clitandre.

BABILLE.

Cela ne presse point, le plancher n’.est pas haut,

Clitandre ne saurait s’être étranglé sitôt :

Laissons-le un peu pâtir, et niaisons ensemble.

CLÉONTE.

As-tu perdu l’esprit ? Dans le temps que je tremble,

Qu’à redoubler nos soins...

BABILLE.

Eh ! de grâce, quartier,

Dorlotons-nous un peu. Fait-on d’autre métier

Quand on est jeune, beau, de certaine naissance...

CLÉONTE.

À tourner tout-à-fait ta cervelle commence.

BABILLE.

Vous le croyez. Faut-il prendre le sérieux,

Voilà le caractère où je réussis mieux.

Tout vous paraît perdu, voyons, que faut-il faire ?

CLÉONTE.

Prendre la botte, aller retrousser le Notaire,

Lui donner ce billet de la part de Suson.

BABILLE.

Allons. Si ce billet le met à la raison,

Rien depuis le chaos, le serpent et la pomme,

N’est égal au pouvoir que la femme a sur l’homme.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ÉLIANE, JAVOTE

 

JAVOTE.

Victoire.

ÉLIANE.

Eh bien !

JAVOTE.

J’ai fait de grandes découvertes,

ÉLIANE.

Comment ? parle.

JAVOTE.

J’en donne à ces langues disertes

De réussir si bien dans leur commission.

Qu’on fait bien quand on sert par inclination !

ÉLIANE.

Ne me fais pas languir.

JAVOTE.

Souffrez que je respire ;

D’aise et d’affection, je ne vous puis rien dire.

ÉLIANE.

Tu n’en diras que trop. Ô ! destin rigoureux !

Il adore...

JAVOTE.

Il est vrai, notre homme est amoureux :

Mais ne commençons point le roman par la queue.

J’ai de votre château parcouru la banlieue ;

Car pour savoir sur qui le soupçon doit courir,

Sur trente objets divers je l’ai fait discourir.

Nos filles sur la liste ont été les premières ;

Et là je l’ai tourné de toutes les manières :

Bien. J’ai parlé de vous, d’abord il a pâli ;

Puis un rouge naissant... Ah ! qu’il était joli,

Madame, il avait l’air et le teint d’une fille.

Ce rouge donc, plus vif que celui de Castille,

L’a saisi tout-à-coup. Moi remarquant toujours

Si quelque mouvement trahirait ses amours,

Mariane demain sera donc mariée,

Dis-je ? et Dieu sait si j’ai sa mine étudiée.

Quel froid ! Puis à propos d’Henriette, j’ai dit :

Ce chiffre, sans mentir, part d’un homme d’esprit,

La déclaration est fine et délicate.

Amour, quand voudras-tu que ce mystère éclate,

Ai-je entendu qu’il a tristement marmotté ?

Et par la male fièvre il a trop éclaté.

La pauvre créature en fera bien diète :

Un Cloître, ai-je repris... J’aime donc Henriette,

Dit-il ? Non, le grand Turc, ai-je dit. Aussitôt

J’ai su qu’il vous la doit demander pour Charlot,

Donc aucune des deux n’a part à sa tendresse :

Il aime cependant, et morbleu qui serait-ce ?

Ce secret est profond : mais je l’arracherai,

Ou par force, ou par art je le pénétrerai.

Ce n’est pas moi, je pense, il n’aurait qu’à le dire

Et pour quelle guenon est-ce donc qu’il soupire ?

Ce n’est pas Geneviève, encore moins Suson.

Il en tient pour quelqu’un pourtant dans la maison ;

De deviner pour qui suis-je donc incapable ?

Je vous soupçonnerais, s’il était vraisemblable,

Qu’un mortel pût former des sentiments si fous :

Mais qui diable oserait être amoureux de vous ?

Je le tournerai tant...

ÉLIANE.

N’en fais pas davantage,

Moi-même j’aurai soin d’achever cet ouvrage.

Quel serait mon bonheur si mes soupçons sont vrais ?

JAVOTE.

On m’appelle, voyez ce que veut ce Laquais.

 

 

Scène II

 

ÉLIANE, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Monsieur le Précepteur m’a demandé, Madame,

S’il peut avoir l’honneur de vous parler.

ÉLIANE.

Mon âme

Sent une émotion qu’elle ne peut cacher :

Quel plaisir s’il venait dire... Il peut approcher.

 

 

Scène III

 

CLÉONTE, ÉLIANE

 

CLÉONTE, bas en entrant.

Amour, inspire-moi, prête-moi ta lumière.

ÉLIANE, à part.

Faisons de mon adresse une épreuve dernière,

Et pour mieux découvrir ce que je veux savoir,

Servons-nous d’un moyen qu’il ne puisse prévoir.

CLÉONTE.

Madame, j’obéis à Monsieur votre frère ;

Je viens vous demander un aveu nécessaire

Pour le repos d’un fils qu’il aime avec ardeur :

Il veut que de ce fils j’avance le bonheur,

En obtenant pour lui la main de votre fille.

Mais en me confiant le sort de sa famille,

Sur quoi peut-il fonder la bonne opinion,

Qui le fait bien juger de ma commission ?

Qu’oserait-il penser ? Présume-t-il, Madame,

Que mes profonds respects puissent flatter votre âme ?

Et qu’un tribut par tout qu’exigent vos vertus...

ÉLIANE.

Arrêtez là, Cléonte, et brisons là-dessus :

De m’entendre louer si j’avais quelque envie,

Serais-je ici venue ensevelir ma vie ?

J’aurais pu, sans quitter les douceurs de Paris,

Comme mille autres font empaumer les esprits

Par des discours fardés et des dehors sévères.

Mais je méprise trop ces pompeuses chimères :

Contente de moi-même on me voit, Dieu merci.

Mais parlons du dessein qui vous amène ici.

Ma fille à son cousin pourrait être accordée,

Si je n’avais, Cléonte, une plus juste idée :

Et tandis que nos gens ailleurs s’occupent tous,

Je veux m’en expliquer tête-à-tête avec vous.

Je frémis quand je vois le dangereux usage

Qu’aujourd’hui dans le monde on fait du mariage ;

Il semble que ce rang ne soit plus souhaité

Que pour être un prétexte à toute liberté :

L’indépendance fuit la qualité de femme,

On plaisante Monsieur, s’il veut régler Madame,

Et le désordre enfin à tel point est venu,

Qu’aux gens qui vont chez lui, l’époux est inconnu :

Tel y va tous les jours qui croît Madame veuve.

Cette façon de vivre est pour moi toute neuve,

Et je ne puis avoir de plus pressant souci,

Que d’empêcher ma fille un jour de vivre ainsi,

Et d’aimer son cousin, elle est trop éloignée,

Pour oser avec lui presser son hyménée.

Un époux que l’on aime est quelquefois trahi :

Quels égards espérer pour un époux haï ?

Me préserve le Ciel d’une union semblable.

Quel époux ! Henriette est jeune, elle est aimable,

Il lui faut un mari qui puisse s’emparer

D’un cœur et d’un esprit facile à s’égarer.

À quelle extrémité me venais-je réduite,

Si de la folle Aminte imitant la conduite,

Je la voyais un jour promener ses galants,

Des spectacles au cours, et du cours aux brelans ?

Je conçois trop d’horreur pour ce désordre extrême,

Je veux l’en garantir par un époux qu’elle aime.

Et vous qui prenez part, sans doute, à son bonheur,

Prêtez-moi vos clartés pour lire dans son cœur :

Oui, je veux pénétrer dans le cœur d’Henriette,

Savoir s’il est frappé de quelque ardeur secrète,

Et méprisant la voix d’un sordide intérêt,

Lui donner pour époux un Amant qui lui plaît.

CLÉONTE.

Henriette, Madame, à vos ordres soumise...

ÉLIANE.

Que ne me parlez-vous avec plus de franchise ?

Je vous ouvre mon cœur, et vous me trahissez,

Mes yeux ont découvert les soins... Vous rougissez ?

Ce trouble m’éclaircit d’un important mystère :

Henriette vous plaît, et vous savez lui plaire,

Et je crois que je dois pour un lien si doux,

Après ce que j’ai vu, jeter les yeux sur vous.

CLÉONTE.

À quelque haut espoir qu’un tel discours me guide,

Qu’est-ce qui vous oblige à me croire perfide ?

Que dites-vous, Madame, et que viens-je d’ouïr ?

Croyez-vous qu’à ce bien je me laisse éblouir ?

Eût-il jamais été de trahison plus grande ?

J’accepterais pour moi ce que je vous demande

Pour le fils de mon Maître, et son seul héritier,

Qui se confie à moi, se livre tout entier ?

Et qui même...

ÉLIANE.

Mon choix doit lever ces scrupules ;

L’amour ne souffre pas ces égards ridicules,

Je vous crois dus les biens qui vous sont présentés,

CLÉONTE.

Je ne puis accepter, Madame, vos bontés,

Cet excès de bonheur pour moi serait insigne :

Mais si vous connaissiez combien j’en suis indigne.

ÉLIANE.

Vous êtes trop modeste.

CLÉONTE.

Ah ! Madame, plutôt

Je suis trop téméraire, et c’est là mon défaut.

ÉLIANE.

Ce timide refus ne dit rien de semblable.

CLÉONTE.

Connaît-on jamais bien de quoi l’homme est capable ?

ÉLIANE.

Je vous connais discret, sage, respectueux.

CLÉONTE.

Puisse de mes désirs l’essor impétueux,

Céder toujours au frein que ma raison m’impose,

Et m’en laisser assez pour cacher une chose

Qui... mais n’en parlons plus. Que vous me puniriez,

Quels seraient vos projets si vous ne l’ignoriez ?

ÉLIANE.

Je ne vois pas de quoi vous sert mon ignorance ;

Pouvez-vous craindre après une si grande avance ?

On vous fait aujourd’hui maître d’un fan trop doux.

Pour douter des bontés qu’on veut avoir pour vous.

Dites, à mon dessein quel obstacle s’oppose ?

Parlez, de vos refus découvrez-moi la cause :

D’une autre passion êtes-vous prévenu ?

CLÉONTE.

Qu’à jamais mon secret vous puisse être inconnu,

Madame, par pitié cessez de me contraindre,

Vous seriez la première après à vous en plaindre,

Et vous m’accableriez d’un si cruel mépris...

ÉLIANE.

De quelque indigne objet vous sentez-vous épris ?

Avez-vous le malheur de brûler d’une flamme

Dont vous deviez rougir ?

CLÉONTE.

Que dites-vous, Madame ?

J’aime, puisqu’il le faut confesser à regret,

Puisque vous m’arrachez ce funeste secret :

Mais toutes les vertus brillent dans ce que j’aime ;

Une rare conduite, un mérite suprême,

La probité, la foi, les mœurs, le jugement,

Lui prêtent chaque jour un nouvel ornement.

Qu’elle est loin d’imiter ces femmes dissipées,

D’un vain désir de plaire en sous lieux occupées !

Celle pour qui je meurs, dans l’âge des plaisirs,

A su dans la retraite enterrer ses désirs,

De tous ses mouvements, de tout son cœur maîtresse,

Elle ne connaît point ce que c’est que faiblesse.

Quel sort pour qui ne peut s’empêcher de l’aimer !

Mais quel sort pour celui qui pourrait l’enflammer !

ÉLIANE.

On vient, éloignez-vous, on pourrait vous entendre.

 

 

Scène IV

 

ARGAN, ÉLIANE, HENRIETTE, MARIANE

 

HENRIETTE.

Mon oncle appréhendait de vous trop faire attendre.

ÉLIANE.

Il vient encor plutôt que je ne l’attendais.

ARGAN.

Le jour est aussi beau que je le demandais,

Partirons-nous, ma sœur ?

ÉLIANE.

J’ai quelque chose à faire.

HENRIETTE.

Vous suivrai-je, Madame ?

ÉLIANE.

Il n’est pas nécessaire.

ARGAN.

Qu’elle est brusque aujourd’hui !

 

 

Scène V

 

CLITANDRE, en habit de laquais, JAVOTE, ARGAN, MARIANE, HENRIETTE

 

CLITANDRE, en entrant.

Mon valet perd ses pas.

ARGAN, à Éliane qui sort.

Dépêchez-vous.

CLITANDRE, sans voir Monsieur Argan.

Suson ne réussira pas.

Il ne pourra gagner le Notaire...

JAVOTE.

Silence,

Prenez garde, voilà Monsieur Argan.

ARGAN.

Avance,

Babille, quoi ton Maître est sourd au bruit du cor ?

Veut-il pas déjeuner ?

JAVOTE.

Je crois qu’il dort encor.

ARGAN.

Dis-lui de notre part qu’il n’est pas fort honnête,

Qu’il pense à se lever, que notre troupe est prête,

Qu’il dort plus qu’une femme, et que c’est se railler.

JAVOTE.

Il a bien défendu, Monsieur, de l’éveiller.

ARGAN.

Qu’il dorme une autrefois la grasse matinée,

Qu’aujourd’hui...

 

 

Scène VI

 

ARGAN, MARIANE, HENRIETTE, CLITANDRE, CLÉONTE, JAVOTE, BABILLE amenant UN NOTAIRE

 

BABILLE.

Je le tiens, ma foi, ville gagnée.

ARGAN.

Oh ! oh ! c’est donc ainsi que ton Maître est au lit ?

JAVOTE.

L’étourdi !

BABILLE, bas.

C’est ici qu’il faut payer d’esprit.

ARGAN, à Babille, qu’il prend toujours poux son Maître.

Damon.

BABILLE, à part.

Supposerai-je une bonne fortune ?

Non, c’est une aventure aujourd’hui trop commune.

ARGAN.

D’où vient que je vous vois dans cet étrange état,

Mon Neveu ?

BABILLE, à part, prenant sa résolution.

Je m’en vais tirer par un combat,

On ment sur la bravoure autant que sur les femmes.

Haut.

Ah ! mon oncle, voilà la meilleure des lames,

Je viens de l’éprouver.

ARGAN.

Comme vous voilà fait,

Vous êtes tout troublé.

BABILLE.

Je dois l’être en effet.

Je me vois obligé de dire une aventure

Que je voulais cacher à toute la nature.

Pour y réussir mieux je m’étais déguisé,

J’avais pris ses harnois.

JAVOTE.

C’était bien avisé ;

Tout habit de valet a ce rare mérite,

De faire méconnaître un homme qui le quitte.

BABILLE.

Vous savez tous ici, mes parents, mes amis,

Après les démêlés, ce qui n’est pas permis.

J’en eus dans ma jeunesse un à l’Académie,

Pour une Damoiselle un.peu trop mon amie,

Au gré de certain fat, aventurier Gascon ;

Et je fis un appel à ce nouveau Buscon.

Ce faquin me voyant mieux reçu chez la belle,

M’avait mal à propos plaisanté devant elle,

La veille justement qu’au faubourg saint Laurens

On m’envoya loger par avis de parents,

À cause que mon nom ornant plus d’une histoire,

Au Faubourg Saint Germain s’acquérait trop de gloire,

Et que dans les tripots et cent autres bons lieux,

Mon mérite naissant faisait des envieux.

Je conservai toujours dans ma longue retraite,

Pour ce mauvais plaisant une haine secrète,

J’ai voyagé depuis aux Indes, à Siam,

Et l’avais oublié, lorsqu’hier à son dam

Le hasard en venant me fit trouver mon homme.

Je l’aborde, lui parle, il mordit à la pomme.

ARGAN.

Je tremble.

BABILLE.

Il me parut et brave et résolu.

Mais ayant des témoins il fut tout bas conclu

Qu’il se trouverait seul dans la forêt prochaine.

ARGAN.

Ciel !

BABILLE.

Je me mets sur pied, cours, l’y trouve, dégaine ;

Allonge de grands coups, à beau jeu, beau retour :

Il pare, et je l’allais enfin percer à jour,

Quand Monsieur,

En montrant le Notaire.

dont les cris en suspendant des armes,

Aux parents de mon brave ont épargné des larmes,

Est descendu du Ciel pour mettre le holà.

ARGAN.

Par quel bonheur Monsieur s’est-il rencontré-là ?

BABILLE.

Il venait vous trouver.

ARGAN.

Qu’est-il que je ne siffle

Pour avoir le bonheur de vous rendre service ?

LE NOTAIRE, à part.

Où va-t-il m’embarquer ?

BABILLE.

Il semble que Monsieur.

Ne vous soit pas connu ?

ARGAN.

Je n’ai pas cet honneur.

BABILLE.

Tout de bon ? de Damis, mon oncle, votre frère,

Vous ne connaissez pas le nouveau Secrétaires ?

ARGAN.

Monsieur ? mais l’autre était habile.

BABILLE.

Tout-à-fait ;

Il n’avait qu’un défaut, il était trop distrait,

Et souvent des procès il perdait quelque pièce.

Monsieur Damis enfin fait savoir à sa nièce

Que son galant ne peut de huit jours arriver ;

À vous de n’aller pas d’aujourd’hui le trouver,

Pour certaines raisons qu’il ne peut vous écrire,

Et qu’il viendra demain lui-même vous les dire.

ARGAN.

Il ne m’écrit donc point ?

LE NOTAIRE, embarrassé.

Non, Monsieur.

ARGAN.

Qu’est-ceci ?

BABILLE.

Il dit que tout son ordre est de l’attendre ici.

LE NOTAIRE.

Oui, Monsieur.

ARGAN.

Romprions-nous pour une bagatelle ?

Voyons comme ma sœur prendra cette nouvelle,

Mais le combat me trouble, et notre premier soin...

BABILLE.

Hé, non, nous n’avons eu que Monsieur pour témoin,

Il n’en sera rien su.

ARGAN.

Tout de bon ?

BABILLE.,

Chose sûre ;

Pourvu que parmi nous personne n’en murmure.

ARGAN.

Ho !... vous avez besoin de vous rasseoir un peu.

Mariane, donnez la main à mon neveu.

Venez, appuyez-vous sans façon sur ma fille.

BABILLE.

Je vous suis : j’ai quelque ordre a donner à Babille.

 

 

Scène VII

 

MARIANE, HENRIETTE, CLITANDRE, JAVOTE, BABILLE

 

BABILLE.

Qu’en dis-tu ? le combat est-il bien inventé ?

JAVOTE.

Oui : jamais je n’ai vu menteur plus effronté.

CLITANDRE.

Étourdi, malheureux, qu’as-tu donc pensé faire ?

BABILLE.

De quoi vous plaignez-vous ? J’amène le Notaire :

N’ayez plus d’autre foin que de me seconder ;

Je mérite un éloge, et vous m’allez gronder.

Je ne me repends point de l’heureuse bévue,

Qui dans le prompt besoin, dans l’alarme imprévue,

A fait voir mon esprit plus vif qu’auparavant :

Et morbleu le Soleil s’éclipse bien souvent.

De même œil à peu-près, voyez ma défaillance,

Et dites, admirant avec quelle présence

Je sors de l’embarras où je m’étais flanqué :

Babille aurait moins fait s’il n’avait pas manqué.

JAVOTE.

Le Gascon ! pour le moins en voilà le langage.

MARIANE.

Il tourne finement tout à son avantage.

BABILLE.

Travaillons aux contrats, et faisons les signer.

HENRIETTE.

Dans un piège grossier mon oncle peut donner :

Mais ma mère...

 

 

Scène VIII

 

CLITANDRE, CLÉONTE, MARIANE, HENRIETTE, JAVOTE, BABILLE

 

CLÉONTE.

Je viens de la lui donner belle :

J’ose en espérer tout, et je vous réponds d’elle.

Je vous dirai bien plus, je veux lui découvrit

Que Clitandre est ici.

MARIANE.

Vous me feriez mourir.

HENRIETTE.

Qu’osez-vous proposer ?

CLÉONTE.

C’est un point nécessaire,

Il faut qu’elle conspire au bonheur de mon frère.

Entrons, et laissez-moi le soin de votre sort ;

Je vais pour le fixer faire un dernier effort,

Et joignant l’artifice aux plus justes mesures,

N’épargner ni transports, ni larmes, ni parjures.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLITANDRE, JAVOTE

 

JAVOTE, en entrant.

Tromper une hypocrite, est-il rien de si doux ?

CLITANDRE, apercevant Javote.

Hé bien, en quel état, Javote, sommes-nous ?

JAVOTE.

Éliane en dragon s’est toujours défendue :

Il nous reste une attaque, et je la tiens rendue.

CLITANDRE.

Quoi ? la raison peut-être...

JAVOTE.

Il faut un autre tour ;

L’honneur de la dompter n’appartient qu’à l’amour.

Mais quoiqu’elle regarde Henriette en rivale,

Quoiqu’elle soit bien fine, il faudra qu’elle avale

Le poison délicat qu’on lui va préparer ;

On lui réserve un coup qu’elle ne peut parer.

Nous allons triompher après tant de batailles :

Monsieur Argan charmé des feintes accordailles,

Presse lui-même un jeu que désire son fils ;

Il n’est plus question d’aller trouver Damis,

Et Cléonte travaille en ce moment... 

Je tremble.

JAVOTE.

Non, courage, Éliane et lui viennent ensemble.

 

 

Scène II

 

ÉLIANE, CLÉONTE

 

ÉLIANE.

Tous vos serments sont vains, je dois m’en défier.

CLÉONTE.

Je n’aurais pas besoin de me justifier ;

Et loin de m’accabler, on me plaindrait peut-être,

Si vous aviez daigné tantôt vous reconnaître

Au portrait que j’ai fait de celle que j’aimais.

ÉLIANE.

M’estimez-vous si peu, moi qui vous estimais,

Et qui vous élevais jusqu’à mon alliance ?

CLÉONTE.

Ha ! vous avez par-là flatté mon espérance,

Et forcé (donnant trop à mon ambition)

Le téméraire aveu de cette passion.

Et quel moyen, hélas ! de la tenir secrète ?

Réduit à m’excuser de l’Hymen d’Henriette,

Par vous-même pressé pour être son époux,

J’osai vous laisser voir que je brûlais pour vous.

ÉLIANE.

Vous croyez me tromper, vous vous trompez vous-même ;

On ne m’impose point en me disant qu’on m’aime,

Et si vous me parliez plus véritablement,

Vous verriez de quel air je reçois un Amant.

M’avez-vous crû pareille à celles de mon âge,

Avides des douceurs d’un semblable langage,

Ayant en vain cherché qui leur en veut conter,

Réduites à la honte enfin de l’acheter ?

Non, je sais que ma fille est jeune, riche et belle,

Je sais que vous brûlez d’une ardeur mutuelle ;

Et pour vous rendre heureux quand j’ai tout surmonté,

D’un mensonge grossier vous payez ma bonté.

Pensez-vous m’éblouir par une feinte flamme ?

CLÉONTE.

Ah ! si vous en doutez, épousez-moi, Madame.

ÉLIANE.

Vous épouser, ô Ciel ! moi, vous ?

CLÉONTE.

Ma passion

Ne souffre plus de borne à mon ambition.

À quoi n’avez-vous pas enhardi de prétendre

Celui que vous daignez choisir pour votre gendre ?

Ma naissance après tout n’est pas telle qu’on croit ;

Et sans doute, Madame, on vous étonnerait

En vous développant la fatale aventure

Qui m’a d’un Précepteur fait prendre la figure,

Et qui... Point de bonheur qu’on doive à ses aïeux.

C’est trop tôt révéler ce mystère à vos yeux ;

Qu’il n’éclate qu’après que vous aurez, Madame,

Par l’espoir de l’Hymen récompensé ma flamme.

ÉLIANE.

Qu’osez-vous espérer ? Je n’aurai tant chéri

Pendant dix ans entiers les cendres d’un mari,

Qu’afin qu’on me confonde avec cinquante folles

Qui de jeunes époux sont leurs seules idoles ?

Contre ce ridicule ai-je tant déclamé,

Pour choisir un époux que l’on croirait aimé ?

Si vous aviez plus d’âge, un prétexte plausible...

CLÉONTE.

Au véritable amour est-il rien d’impossible ?

S’il ne tient qu’au prétexte, on en sait, dès ce soir

Si vous me permettez, Madame, quelque espoir.

ÉLIANE.

Je dois fuir de l’Hymen et l’éclat et la pompe.

CLÉONTE.

Pour vous justifier feignons que je vous trompe,

Et que l’intérêt seul m’inspirant ce dessein,

Je vous ai par surprise arraché votre sein.

ÉLIANE.

Quel projet ! et comment prétendriez-vous faire ?

CLÉONTE.

Clitandre heureusement est maître d’un Notaire.

Il est caché céans, nous travaillons pour lui ;

Car je n’ai plus pour vous de secret aujourd’hui.

Je n’ai pas le loisir d’en dire davantage ;

Par un contrat en forme enfin je vous engage,

Confiez-moi ce soin, et je suis votre époux.

ÉLIANE.

Qui jamais, cher Cléonte, eut plus d’esprit que vous ?

Que ce hardi dessein marque une âme enflammée ?

Je ne balance plus, puisque je suis aimée.

C’est trop user sur moi de force et de rigueur,

Cléonte, avec ma main je vous donne mon cœur.

J’abandonne à l’amour et ma gloire et ma vie :

Le médiocre perd, l’excessif justifie.

Je me livre sans crainte aux traits des médisons :

Et que pourront-ils dire après-tout, qu’en dix ans

Je puisse succomber à cette unique faute ?

Si c’en est une de...

CLÉONTE.

Je vois venir Javote.

Eût-elle des soupçons, je vais les dissiper,

Et mettre tout en œuvre afin de vous tromper.

ÉLIANE.

Ha ! trompez-moi toujours, cher Cléonte, de même.

 

 

Scène III

 

JAVOTE, CLÉONTE

 

JAVOTE.

On vous attend.

CLÉONTE.

Je touche à mon bonheur suprême.

JAVOTE.

Leur ferez-vous au moins signer les deux contrats ?

CLÉONTE.

De reste. Apprends la fuite.

JAVOTE.

Eh ! quoi ? Ne sais-je pas

Que sous ombre d’aller en pompe triomphale

Promener dans un char la fête nuptiale,

Aux quatre mariés, y comprenant Charlot,

On fera préparer un carrosse aussitôt,

Où, pour gagner pays avec ces Demoiselles,

Sans que l’on ait soupçon de lui, non plus que d’elles,

Clitandre traînera ce sot à son côté,

Tandis que vous ici pour otage resté,

Leur donnerez le temps de ménager leur fuite.

CLÉONTE.

Tu vois que jusqu’ici l’affaire est bien conduite.

Va, je te suis. Argan vient à propos ici.

 

 

Scène IV

 

ARGAN, CLÉONTE

 

ARGAN.

Monsieur le Précepteur, que faites-vous ici ?

Notre fils n’attend plus qu’après vous pour la fête :

Il est impatient ; qu’est-ce qui vous arrête ?

S’il faut rire, j’en suis des premiers de bon cœur.

Peut-être que ce jeu nous portera bonheur,

Et que la fiction pourra devenir vraie.

Éliane en passant m’a paru toute gaie.

Charlot ne ferait pas après tout le premier,

Qu’en riant j’aurais vu tout de bon marier.

Attendant que le Ciel à nos désirs réponde,

Rions toujours.

CLÉONTE.

Je vais faire venir mon monde.

Ils sont tous assemblés ; dans un petit moment,

Vous en aurez ici le divertissement.

 

 

Scène V

 

ARGAN, seul

 

J’ai là, je le confesse, un homme d’importance.

Ah ! Javote, il faut bien que je t’en récompense.

Mariane sera mariée au plutôt,

Je vois venir l’esprit tous les jours à Charlot.

Si je puis de ma sœur vaincre l’humeur sauvage,

Que te pourrai-je, ô Ciel ! demander davantage ?

 

 

Scène VI

 

ÉLIANE, CLÉONTE, CLITANDRE, MARIANE, HENRIETTE, ARGAN, CHARLOT, JAVOTE

 

CLÉONTE, en entrant, à Éliane.

N’en doutez pas, Madame, on sera bientôt prêt,

Le Notaire et Babille ont un même intérêt.

ÉLIANE.

Entrons, il ne faut pas faire languir mon frère.

À Argan.

Au bonheur de Charlot je ne suis plus contraire :

Par sa persévérance il a trop mérité

Que je lui sacrifie une sévérité

Que vous désapprouviez.

ARGAN.

Ma joie en est extrême :

Je vous aimai toujours, jugez si je vous aime,

Quand vous vous contraignez, ma sœur, et que je vois

Que vous daignez vous faire un peu d’effort pour moi.

 

 

Scène VII

 

ÉLIANE, CLÉONTE, CLITANDRE, MARIANE, HENRIETTE, ARGAN, CHARLOT, JAVOTE, BABILLE, LE NOTAIRE

 

BABILLE.

Qu’on me laisse le soin de la cérémonie.

Puisqu’Henriette doit à Charlot être unie,

Pour rendre général le bonheur de ce jour,

Faisons un même fort à chacun à son tour,

Marions tout. Je suis en humeur mariante :

Avec le Précepteur j’appareille ma Tante,

Avec mon Écuyer Mariane ; et je crois

Qu’avec Javote aussi je m’accrocherai, moi :

Je la trouve à mon gré, bien tournée et bien prise.

JAVOTE.

À moi n’appartient pas de devenir Marquise.

BABILLE, à Argon.

Pour l’aimable Charlot ce jeu vaut un trésor ;

C’est pour lui faire voir durant le siècle d’or

Que nos conditions n’étaient pas inégales,

Et nous ne saurions mieux finir nos Saturnales.

Je vous déclare au moins que nous ne raillons pas.

CHARLOT.

Non ?

BABILLE.

Sérieusement. Procédons aux contrats.

Je m’en vais les dicter moi-même au Secrétaires ;

De mon autorité je l’ai créé Notaire.

J’ordonne qu’à Babille elle donne la main :

Entendez-vous ? Je donne au prétendu cousin

En baise Normandie une Charge de Robe.

JAVOTE.

C’est de quoi l’enrichir.

BABILLE.

Item, ma garde-robe :

Pour le jour de la noce un habit galonné.

Plus, mes Armes, mon Nom, mes biens au premier-né.

C’est à Monsieur Argan à douer la future :

Mais on la prend avec ses droits, à l’aventure,

Pour ne faire aucun tort à l’héritier Charlot.

Est-ce fait ?

LE NOTAIRE.

Oui, Monsieur.

BABILLE.

On lignera tantôt.

Il nous reste à dresser, diantre, d’un autre étage

Un contrat. Écrivez. Pactes de mariage

Entre très haut, très bon, très franc, très adonis,

Et très spirituel Monsieur Argan le fils,

D’une part : et modeste, innocente, doucette...

Passons les qualités, Demoiselle Henriette,

D’autre.

1.

Le Futur Époux promet
À son épouse future,
De voir chez lui sans murmure
Abbé, Financier, Plumet.

2.

De suivre en tout la grand’mode,
D’être peu maître chez soi.
Aussi doux, aussi commode,
Que cent maris que je vois.

3.

La Future devant nous
S’oblige, ayant l’âme bonne,
De vivre avec son époux
En fort honnête personne.

4.

De prudemment se borner
En jeu, dépense, équipage,
Et de ne le ruiner
Qu’en deux ans de mariage.

5.

D’être une chaste moitié,
Loin des moitiés ordinaires,
De ne mener de plein pied
Qu’une douzaine d’affaires.

6.

Avec sa modeste cour
De se réduire sans peine,
À ne veiller jusqu’au jour,
Que six jours de la semaine.

7.

Et s’il faut coquetier par la fatalité
Attachée à l’Hyménée,
D’en user sobrement rien que deux fois l’année,
Tout l’Hiver et tout l’Été.

C’en est assez, signons promptement ces constats.

ÉLIANE, en signant.

Au moins pour aujourd’hui vous ne vous plaindrez pas,

Je fais tout ce qu’on veut.

Argan signe ensuite.

BABILLE.

Vous serez excellente,

D’abord que vous voudrez être un peu complaisante.

Mais allons promener les nouveaux accordés.

ARGAN.

C’est de l’usage aussi ?

BABILLE.

Demandez, demandez.

Docteur...

CLÉONTE.

On doit au peuple aller montrer leur joie ;

Sur un char de triomphe il est bon qu’on les voie.

 

 

Scène VIII

 

DAMIS, ARGAN, SUSON, ÉLIANE, CLÉONTE, CLITANDRE, MARIANE, HENRIETTE, CHARLOT, BABILLE, JAVOTE, LE NOTAIRE

 

DAMIS.

Certes, plus à propos je ne puis arriver.

Mon frère, était-ce ainsi qu’on venait me trouver ?

MARIANE.

Monsieur Damis !

HENRIETTE;

Mon Oncle !

DAMIS.

Ouais.

ARGAN.

Pourquoi nous surprendre ?

DAMIS.

Pourquoi ? je suis venu lassé de vous attendre.

ARGAN.

Quand je me riens ici des miens environné,

J’exécute votre ordre.

DAMIS.

Et qui vous Fa donné ?

ARGAN, en montrant le Notaire.

Vous me l’avez mandé par votre Secrétaire.

DAMIS.

Oh ! oh ! Monsieur Gilet ? À quoi sert ce Notaire ?

ARGAN.

Un Notaire !

CLITANDRE.

Monsieur, je ne puis plus celer

Un secret malgré moi qui va se révéler.

On pardonne à l’amour, quoi qu’il puisse entreprendre.

Celui que vous voyez à vos pieds est Clitandre.

ARGAN.

Clitandre !

DAMIS.

Quoi ? le fils du Comte Telini,

Avec qui d’amitié je fus toujours uni,

Au péril de ses jours qui me sauva la vie ?

CLITANDRE.

Pendant mes jeunes ans la sienne fut ravie ;

Je ne sais : mais c’est lui de qui je tiens le jour,

Que l’on m’arrachera plutôt que mon amour.

DAMIS.

Eh ! Monsieur, permettez qu’ici je vous embrasse.

Je me doute à peu-près de tout ce qui se passe ;

Sans être plus instruit, je vous donne mon bien,

Pour vous unir à moi d’un plus étroit lien.

L’époux que j’attendais par bonheur se dégage.

JAVOTE.

Vous voilà, grâce au Ciel, plus heureuse que sage.

DAMIS.

Mon frère voudra bien m’avouer en ceci.

JAVOTE.

Seigneur, montez au trône, et commandez ici.

CLITANDRE, à Éliane.

Madame, en apprenant que Cléonte est mon frère,

Qu’il n’attend qu’un bonheur qu’Henriette peut faire,

Peut-être à vos genoux qu’avec lui je pourrai...

ÉLIANE, en sortant.

Je suis trahie, ô Ciel ! on le sait, j’en mourrai.

 

 

Scène IX

 

DAMIS, ARGAN, MARIANE, CHARLOT, HENRIETTE, CLITANDRE, CLÉONTE, JAVOTE, BABILLE

 

BABILLE, à Argan.

Vous me croyez encor votre neveu peut-être ?

Je ne suis qu’un valet, dont vous voyez le Maître,

Et l’illustre Javote est l’objet de mes vœux.

ARGAN.

S’il ne tient plus qu’à moi vous ferez tous heureux.

CHARLOT.

Je n’épouse donc plus ma cousine Henriette ?

BABILLE.

Vous me pardonnerez : mais votre Hymen se traite

Comme celui des Rois, on l’épouse pour vous.

Charlot sort.

LE NOTAIRE, à Suson.

Après un tel exemple, eh bien, que dites-vous ?

SUSON.

Je dis qu’à beaucoup moins Jeanne d’Arc la Pucelle

Eût eu tentation de ne mourir pas telle.

LE NOTAIRE.

Des douceurs de l’Hymen hâtons-nous de jouir.

BABILLE.

Allons donc, ne songeons qu’à nous bien réjouir,

À bannir désormais toute humeur taciturne,

En ramenant pour nous le siècle de Saturne.

[1] Cabaretier.

[2] Terme à la mode parmi les jeunes gens de ce temps-là.

PDF