La Porte secrète (Jean-François BAYARD - Marc-Antoine-Madeleine DÉSAUGIERS)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S.A.R. Madame, le 7 mai 1825.

 

Personnages

 

BELVAL, général en retraite

VICTOR, son fils, élève de l’école polytechnique 

EUGÈNE, son neveu, élève de l’école polytechnique

DERVIEUX, médecin, ami de Belval

MADAME DE SAINT-CHARLES, ancienne amie de monsieur de Belval

SOPHIE, sa fille

ANDRÉ, paysan niais, au service de monsieur de Belval

 

La Scène se passe dans le château de monsieur de Belval.

 

Le Théâtre représente un salon assez gothiquement meublé. Une porte au fond. Deux latérales. La porte secrète est pratiquée entre la porte du fond et la porte latérale à gauche, et masquée par un tableau représentant un guerrier. Un secrétaire, une table, un damier, et un grand fauteuil antique.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR BELVAL, MONSIEUR DERVIEUX

 

BELVAL.

Oui, mon cher docteur... c’est ici qu’il sera confiné... vous voyez... la prison est belle.

DERVIEUX.

Parbleu ! je le crois bien ! l’appartement de feu votre femme !

BELVAL.

C’est la première fois que j’y entre depuis dix ans que je l’ai perdue... il n’est plus habité.

DERVIEUX.

Et vous croyez, mon cher Belval, que votre neveu s’y laissera renfermer ?

BELVAL.

Je voudrais bien voir qu’il fît des difficultés ! il n’avait qu’à ne pas s’y exposer. D’ailleurs le capitaine ordonne, le lieutenant doit obéir ; vous savez sur quel pied j’ai mis mon château. Vieux soldat forcé à la retraite, je reviens tous les ans au régime militaire comme d’autres reviennent à leurs premiers plaisirs... chacun les siens.

Air : De la fête du village voisin.

De souvenirs l’âme et la tête pleine,
Environné de mes anciens drapeaux,
Du triste hiver qui me force au repos
J’oublie et le poids et les peines.
Je chante, je bois,
Partout je revois
Mes premiers exploits.
Mes campagnes lointaines.
Un nouvel essor
Me reporte encor
Aux forts que je pris,
Aux camps que je surpris.
J’entends le canon,
Les tambours, le clairon ;
Enivré de gloire
À ces éclats bruyants,
Je rêve victoire,
Et je n’ai que vingt ans.

DERVIEUX.

J’admire cet enthousiasme ; mais je doute fort que ce régime militaire plaise à votre fils et à votre neveu ; qui, tous deux à peine sortis de l’École polytechnique, viennent chercher ici tonte autre chose que la discipline que vous y rétablissez, quand ils arrivent.

BELVAL.

Il est bon de les tenir toujours un peu en haleine ; leur retour aux études leur en sera moins pénible. D’ailleurs ils connaissent mes goûts et ils m’aiment assez pour savoir s’y conformer.

DERVIEUX.

Soit ; mais ils sont bien malin, votre neveu surtout.

BELVAL.

Je tâcherai de l’être autant que lui... et une fois sous clef, il faudra bien qu’il y reste jusqu’il ce que j’aie exécute ce que je médite.

DERVIEUX.

Eh bien ! le diable m’emporte si je devine ce que vous méditez ! N’attendez-vous pas aujourd’hui madame de Saint-Charles et sa fille ?

BELVAL.

Oui, mon cher docteur.

DERVIEUX.

Votre neveu n’épouse-t-il pas la jeune personne ?

BELVAL.

Non, mon cher docteur.

DERVIEUX.

Bah ! vous le lui aviez pourtant fait espérer.

BELVAL.

Sans doute, et je me demande encore comment j’ai pu avoir l’idée de marier un écervelé pareil. Eugène est un fou qu’il serait dangereux d’établir si jeune... il touche à peine à sa vingtième année, et c’est mon fils que je marie à sa place.

DERVIEUX.

Votre Victor ? il n’a qu’un an de plus.

BELVAL.

D’accord ; mais quelle différence pour la raison !

DERVIEUX.

Parions que j’ai deviné le véritable motif de votre nouvelle résolution ; madame de Saint-Charles est fort riche.

BELVAL.

Surtout depuis le gain d’un procès qui vient de tripler sa fortune.

DERVIEUX.

Justement, et vous aimez mieux que cette fortune vienne à votre fils qu’à votre neveu... hein ! franchement ?

BELVAL.

Fi donc ! pensez-vous que ce soit un motif d’intérêt qui me décide ?... et si je n’avais la conviction... mais après tout, quand cela serait ?

DERVIEUX.

Ce serait tout naturel et je n’y verrais aucun mal.

BELVAL.

D’ailleurs, c’est le seul enfant que m’ait laissé cette pauvre Hortense, à qui j’ai dû vingt-cinq années de bonheur ; vous l’avez connue.

DERVIEUX.

Oui, à l’époque de sa dernière maladie.

BELVAL.

Ainsi vous approuvez mon plan ?

DERVIEUX.

Tout-à-fait ; c’est celui d’un bon père... Mais votre fils consent-il à cet échange ?

BELVAL.

Mon fils, je me garderais bien de lui en parler... Oreste n’aurait rien de plus pressé que d’aller en instruire Pylade, et dès lors tout serait manqué... Écoutez bien ; voici mon plan... je vais partir pour ma maison du bois, où madame de Saint-Charles s’arrêtera au lieu de venir jusqu’ici ; je lui ai écrit à ce sujet, et ma lettre lui donne, sur l’étourderie d’Eugène, des détails qui ne la décideront pas en sa faveur ; vous, mon ami, mon confident, vous viendrez à deux heures m’y rejoindre avec Victor, à qui vous apprendrez en route le nouvel ordre du jour, et avec le notaire du canton, sans qui nous ne pourrions rien faire.

DERVIEUX.

Monsieur Griffin ?

BELVAL.

Oui ; vous le connaissez ?

DERVIEUX.

Beaucoup... nos professions établissent de fréquents rapports entre nous.

BELVAL.

Il vous attendra chez lui à deux heures... avec le contrat où les noms sont encore en blanc... il ne connaît pas mon habitation du bois et j’ai pensé que vous voudriez bien

DERVIEUX.

Lire son guide ?... de tout mon cœur.

BELVAL.

On n’est pas plus aimable... Vous concevez bien que la petite personne que, par parenthèse, on dit fort jolie, ne connaissant pas plus Eugène que Victor, n’hésitera pas à accepter pour mari celui que lui présentera sa mère.

DERVIEUX.

Et de son côté, Victor, voyant que madame de Saint-Charles, effrayée par votre lettre de la légèreté dd votre neveu, n’en veut plus pour son gendre...

BELVAL.

Ne balancera pas à prendre sa place. Aussitôt nous brusquons l’affaire, nous signons le contrat et nous revenons délivrer mon prisonnier, qui se consolera aisément de la perte de sa femme parle bonheur de son ami... Eh bien ! comment trouvez-vous mon plan de campagne ?

DERVIEUX.

Parfait, si l’ennemi ne vient pas nous débusquer.

BELVAL.

Impossible.

DERVIEUX.

À deux heures donc au quartier de réserve. La chère y est excellente, le vin délicieux, et voilà de ces arguments auxquels un médecin n’a jamais résisté ; mais, avant le départ je cours voir mes malades.

BELVAL.

Dépêchez-vous... En avez-vous beaucoup ?

DERVIEUX.

Mais oui, l’année est assez bonne.

Air : Un homme pour faire un tableau.

J’en ai trois près de la Cité,
Quatre sur la place Saint-Gilles,
J’en ai sept à l’extrémité !...

BELVAL.

À l’extrémité ?

DERVIEUX.

De la ville.
Neuf dans le faubourg Saint-Laurent,
Qu’heure par heure il me faut suivre.

BELVAL.

C’est, mon cher, un métier tuant.

DERVIEUX.

Que voulez-vous ? il faut bien vivre.

À Victor qui survient.

Ah ! ah ! Bonjour, mon ami... à deux heures je serai ici, je ne me ferai pas attendre.

Il sort.

 

 

Scène II

 

BELVAL, VICTOR

 

VICTOR, à la cantonade.

Quand vous voudrez, docteur... je ne suis pas malade... que veut-il dire avec ses deux heures ? Bonjour, mou père ; en vérité, je ne savais où vous trouver... par quel hasard dans cet appartement où je ne vous aurais jamais deviné, si la femme d’André ne m’avait pas dit vous y avoir vu monter.

BELVAL.

Je voulais avoir un entretien secret avec Dervieux et j’ai pensé que nous serions mieux ici qu’ailleurs.

VICTOR.

Un entretien secret ?

BELVAL.

Oui, mon ami.

VICTOR.

Et c’est donc par suite de cet entretien qu’il sera ici à deux heures ?

BELVAL.

Oui, accompagné du notaire Griffin, pour venir me rejoindre à ma maison du bois où je vais me rendre dans l’instant.

VICTOR, à part.

Un notaire !

Haut.

Et Eugène ?

BELVAL.

Eugène ?... je le mets aux arrêts.

VICTOR.

Aux arrêts !

BELVAL.

Ici... et André fera sentinelle ; il devrait même être déjà arrivé...

VICTOR.

Ah ! vous transformez cet appartement en prison ! Et c’est ce pauvre Eugène... mais qu’a-t-il donc fait ?

BELVAL.

Mille sottises dont tout le monde se plaint... enfin monsieur Eugène est un fort mauvais sujet que, Dieu merci, tu n’as jamais pris pour exemple... aussi tu recevras bientôt le prix de ta bonne conduite... Mais voyez si cet André viendra...

Appelant.

André ! André !

VICTOR.

Je ne serais pas étonné qu’il fît la sourde oreille pour se dispenser de venir ; car, depuis que je le connais, toutes les fois qu’il a eu affaire au château, il n’a jamais manqué de faire tout le tour du parc plutôt que de passer devant la porte ou sous les fenêtres de ce pavillon.

BELVAL.

Eh ! que craint-il donc ?

VICTOR, voyant entrer André.

Tenez... il va vous le dire lui-même.

 

 

Scène III

 

BELVAL, VICTOR, ANDRÉ

 

BELVAL.

Ah ! le voilà enfin !

ANDRÉ, tremblant.

Oui, mon général.

BELVAL.

Pourquoi n’es-tu pas venu ici aussitôt que je te l’ai dit ?

ANDRÉ.

J’ai venu, mon général, mais c’est que depuis dix ans, j’avais oublié le chemin de c’pavillon et ça m’a empêché d’arriver plus vite.

BELVAL.

Ah ! mon Dieu, qu’il est pâle !

VICTOR.

En effet... qu’as-tu donc ?

ANDRÉ.

Dam ! j’ai, que j’ai peur.

BELVAL.

Et de qui as-tu peur ?

ANDRÉ.

Est-ce que c’n’est pas dans c’tappartement que défunt ma pauvre maîtresse ?...

VICTOR, à part.

Je l’aurais parié !

BELVAL.

Eh ! mon Dieu ! oui, mon garçon !

ANDRÉ.

Et je ne sais pas si vous êtes comme moi... mais j’ai toujours une peur qu’elle ne revienne

Victor pousse un fauteuil.

Ah ! monsieur le lieutenant, ne faites donc pas de mauvaises plaisanteries !

VICTOR.

Je m’occupe bien de toi.

BELVAL.

Tu vas rester ici.

ANDRÉ.

Seul ?

BELVAL.

Et y attendre ta consigne.

ANDRÉ.

Ma consigne !

BELVAL.

Mais non, j’aime mieux te la donner tout de suite par écrit... car je me défie de ta mémoire.

En écrivant.

Air des Pierrots.

Défense que d’ici tu parles
Avant que je sois revenu.
Si de cet ordre tu t’écartes,

Avec un geste menaçant.

À mon retour...

ANDRÉ.

C’est convenu.
Vois c’que ce geste signifie...

À part.

Je n’sais qui m’fait trembler l’plus fort
Ou du mari pendant sa vie,
Ou de la femme après sa mort.

BELVAL, lui donnant la consigne écrite.

Voilà ce que c’est, et je t’engage à t’y conformer ou vingt coups de canne à mon retour.

ANDRÉ.

Rien que ça, mon général...

BELVAL.

Tu ne trouves pas que ce soit assez ?

ANDRÉ.

Si fait, si fait, mon général... Je dis que rien que ça suffira pour me faire faire mon devoir.

BELVAL, à Victor.

Et ma lettre, tu ne l’as pas oubliée ?

VICTOR.

À madame de Saint-Charles ?... Non, mon père, elle est partie...

À part.

S’il savait...

BELVAL.

C’est bien... Je vais faire quelques préparatifs pour mon départ... toi, va avertir Eugène de se rendre ici dans un quart d’heure... dis-lui que j’ai à lui parler.

VICTOR.

Mon père, si rien ne peut obtenir grâce pour lui, permettez-moi du moins de partager ses arrêts.

BELVAL.

Non, parbleu ! je veux qu’il soit seul, qu’il s’ennuie... c’est le châtiment auquel il est le plus sensible.

VICTOR.

Vous êtes pour lui d’une sévérité

BELVAL.

Air du vaudeville de Comment faire.

Le pardon ne corrige rien,
Plus j’aime, plus je suis sévère,
Et je prouve en punissant bien
Combien ma famille m’est chère.

VICTOR.

Oui, certes, je sais en cela
Que pour nous votre amitié brille.

ANDRÉ.

Et moi, monsieur, sur ce pied-là
Je suis un peu de la famille.

Ensemble.

BELVAL.

Le pardon ne corrige rien,
Plus j’aime, plus je suis sévère ;
Et je prouve en punissant bien
Combien ma famille m’est chère.

VICTOR et ANDRÉ.

Avec les gens qu’on aime bien
Il faut souvent être sévère ;
Mais vous nous prouvez trop combien
Votre famille vous est chère.

Belval et Victor sortent.

 

 

Scène IV

 

ANDRÉ, seul

 

Allons, me voilà seul au milieu de ces vieux meubles, de ces vieilles tapisseries ; je vous demande un peu quel vertigo a eu là monsieur Belval d’rouvrir c’pavillon... au bout de dix ans... Mais v’là de ses idées ; c’est comme d’établir la discipline militaire dans son château... Ces vieux enfants de Mars, comme ils s’appellent (enfants, je l’veux ben), ils n’pourraient ni manger ni boire, s’ils n’avaient pas un affût d’canon sous la main ou un baril d’poudre sous l’nez... Vous m’direz que, comme ancien général... Les deux jeunes gens, ça va encore... c’est des officiers, eux... mais, moi, qu’est-ce que j’ai à faire d’être encorporé dans tout ça ?

Air du Pas redoublé.

Moi, tout seul je suis l’régiment,
Par p’loton, par escouade ;
Et ça m’amus’rait si seul’ment
J ‘pouvais monter en grade.
Mais je n’crois pas qu’l’général
En c’la me satisfasse,
On n’peut pas nommer caporal
Le régiment en masse.

Et puis m’font-y aller !... à gauche, à droite... les marches, les contremarches... les évolutions, les... bah ! est-ce que je sais !

 

 

Scène V

 

VICTOR, EUGÈNE, ANDRÉ

 

EUGÈNE.

Allons, laisse donc... ce n’est pas possible.

VICTOR.

Je t’assure.

À André.

Que fais-tu là, paresseux ?

ANDRÉ.

J’obéis à la consigne de mon général.

EUGÈNE.

Quelle consigne ?

ANDRÉ, la lui donnant.

La v’là.

EUGÈNE, lisant.

« André ne quittera pas cette chambre, et dès que mon neveu y sera entré, il en gardera la porte qu’il fermera à double tour et n’y laissera pénétrer qui que ce soit ; toute infraction à cette consigne sera punie d’après toute la rigueur des lois militaires. »

ANDRÉ.

Le...

Il dit la date du jour où on joue la pièce.

c’est-y clair ?

VICTOR.

Eh bien ! va dire à mon père que nous sommes ici.

ANDRÉ.

Mais puisque la consigne...

EUGÈNE, lui rendant la consigne.

Allons, marche... et...

ANDRÉ.

Marche ! marche !... Oui, mon officier... voilà l’régiment qui défile.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

EUGÈNE, VICTOR

 

EUGÈNE.

Comment vous parlez et je reste aux arrêts ici, dans ce pavillon ?

VICTOR.

Oui, cousin... Mon père a, depuis quelques jours, un air mystérieux qui m’effraie pour toi.

EUGÈNE.

Que crains-tu donc ?

VICTOR.

Qu’il n’ait choisi un autre époux à ta prétendue.

EUGÈNE.

Un autre époux ! serait-ce lui, par hasard ? soixante ans et la goutte ! Ces vieux militaires ne doutent de rien.

VICTOR, lui montrant une lettre cachetée.

Tiens, le secret est là dedans.

EUGÈNE.

Une lettre ! de qui ?

VICTOR.

De mon père, qui m’avait chargé hier de l’envoyer sur-le-champ à madame de Saint-Charles ; je l’ai oubliée... et, ma foi, je n’en suis pas fâché... c’est heureux toi.

EUGÈNE.

Mais pourquoi lui écrire, puisqu’il l’attend aujourd’hui ?

VICTOR.

Pour la prier de s’arrêter à la maison du bois au lieu de venir jusqu’ici.

EUGÈNE.

Et qui te le fait supposer ?

VICTOR.

L’ordre qu’il m’a donné d’aller l’y rejoindre à deux heures avec le docteur et le notaire.

EUGÈNE.

Tu penses donc que c’est toi qu’il voudrait me substituer ?

VICTOR.

Ma foi... depuis quelque temps mon père te trouve trop étourdi, trop extravagant pour te confier le bonheur d’une femme, et il ne cesse au contraire de vanter, à qui veut l’entendre, ma douceur, ma docilité...

EUGÈNE.

Vertus de mari, en effet : mais c’est une horreur ; et tu pourrais consentir... toi, mon ami, mon vieux camarade !

VICTOR.

Eh ! mon Dieu ! non, non, mille fois non... puisque j’ai gardé la lettre... Mon père a beau vouloir t’éconduire, je te promets qu’il n’en sera rien.

EUGÈNE.

Tu me le promets ?

VICTOR.

Air : Dis-moi, t’en souviens-tu ?

Oui, mon ami, de celle qui t’est chère,
Loin de vouloir influencer le choix,
Tu me verras à l’ordre de mon père
Désobéir pour la première fois.
Puissé-je ainsi prouver que la jeunesse,
Dont chaque jour on médit sans pitié,
En recevant des leçons de sagesse,
Peut à son tour en donner d’amitié.

EUGÈNE, l’embrassant.

Je te reconnais là... mais comment faire ? si je refuse de le soumettre aux arrêts, il soupçonnera que je suis instruit, et il prendra d’autres mesures.

VICTOR.

Laisse-toi renfermer.

EUGÈNE.

Ici ?

VICTOR.

Je te rejoindrai.

EUGÈNE.

André a ordre de fermer les portes.

VICTOR.

Il ne les fermera pas toutes.

EUGÈNE.

Comment ?

VICTOR.

Chut !

 

 

Scène VII

 

EUGÈNE, VICTOR, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Tiens, il n’est pas encore ici ?

EUGÈNE.

Qui ? imbécile !

ANDRÉ.

Imbécile !... votre oncle.

VICTOR.

Tu le vois bien qu’il n’y est pas.

ANDRÉ.

Je lui ai pourtant bien dit que vous l’attendiez... C’est qu’il faut que je l’avertisse de l’arrivée de ces dames.

EUGÈNE.

De quelles dames ?

ANDRÉ.

Eh bien ! de ces dames qu’il n’attendait que ce soir.

VICTOR.

Ce soir !...

Bas à Eugène.

C’est Sophie et sa mère.

EUGÈNE.

Tu crois ?

À André.

Où sont-elles ?

ANDRÉ.

À l’hôtel de la Croix-d’Or, où c’qu’on a venu dire à ma femme qu’elles venaient de descendre ; et monsieur Belval va sans doute les inviter à se rendre ici.

EUGÈNE, à Victor.

Quel parti prendre ?

VICTOR.

Il me vient une idée !... Si j’osais !

EUGÈNE.

Point de quartier ; rendons-lui guerre pour guerre.

ANDRÉ.

Je vas le chercher... car...

VICTOR.

Reste.

ANDRÉ.

Pourtant...

EUGÈNE, le prenant au collet.

On te dit de rester.

ANDRÉ.

Mais pourquoi voulez-vous ?...

EUGÈNE.

Cela ne te regarde pas.

Bas à Victor.

Pourquoi veux-tu qu’il reste ?

VICTOR.

Sois tranquille.

ANDRÉ.

Tenez, le v’là qui monte et je vais lui dire...

VICTOR.

Tais-toi.

EUGÈNE.

Si tu dis un mot, tu es mort.

ANDRÉ.

C’te chambre me portera malheur, c’est sûr.

 

 

Scène VIII

 

EUGÈNE, VICTOR, ANDRÉ, BELVAL

 

BELVAL.

Ah ! je vous cherchais, monsieur le drôle !

EUGÈNE.

Entendons-nous, mon cher oncle... est-ce à moi que l’épithète s’adresse ?

BELVAL.

Ah ! vous faites le mauvais plaisant ! Oui, monsieur, c’est à vous.

EUGÈNE.

Je m’en doutais.

BELVAL.

Et vous doutez-vous aussi du motif qui m’amène ?

EUGÈNE.

Si je ne connaissais pas votre bonté ordinaire, je pourrais croire que vous m’ordonnez les arrêts.

BELVAL.

C’est cela même.

EUGÈNE.

Ah ! par où ai-je pu mériter ?...

BELVAL.

Par où ? par vos impardonnables et continuelles folies, monsieur.

EUGÈNE.

Mes folies !... Ah ! mon oncle !

Air : À soixante ans.

À soixante ans rappelant votre aurore,
Quand le Champagne égayait vos discours,
Je vous ai vu frais et dispos encore
Au souvenir de vos jeunes amours.
Ah ! laissez-nous près de femmes jolies
Nous ménager de semblables plaisirs ;
Il faut qu’on fasse à vingt ans des folies,
Pour qu’à soixante on ait des souvenirs.

BELVAL.

C’est fort bien, mais en sortant de l’École polytechnique vous entrez dans une carrière où il doit vous rester d’autres souvenirs, et, en attendant, vous allez me jurer sur l’honneur que vous ne chercherez pas à vous échapper de cet appartement avant mon retour de la maison du bois, ou je me rends en sortant d’ici.

VICTOR, à part.

Bon ! il ignore l’arrivée de ces dames.

EUGÈNE.

Quand comptez-vous revenir ?

BELVAL.

Ce soir même.

EUGÈNE.

À la bonne heure ! car votre salle de discipline est si triste...

ANDRÉ.

C’est vrai qu’elle n’est pas gaie.

BELVAL.

Un salon, une bibliothèque et une salle à manger... Vous voilà bien à plaindre !

VICTOR, bas à Eugène.

Jure et ne crains rien.

EUGÈNE.

Eh bien ! mon oncle, je jure de ne pas sortir ; mais que faire, ainsi renfermé ?

BELVAL.

Vous jouerez aux dames avec André.

ANDRÉ, à Belval.

À propos de dames

VICTOR, bas à André.

Te tairas-tu ?

BELVAL, à Victor.

Allons, je vais monter à cheval, et toi, Victor, tu sais ?...

VICTOR.

À deux heures... oui mon j>ère.

BELVAL.

Eh bien ! viens avec moi... laissons ton cher cousin à ses réflexions... André, tu connais ta consigne ?

EUGÈNE.

Il n’en est pas besoin, mon oncle.

Air du vaudeville du Peut Courrier.

Vous devez croire à mon serment.

ANDRÉ, bas à Eugène.

Faut pourtant ben qu’madam’ Saint-Charles.

EUGÈNE, bas à André.

Cent coups de bâton, si tu parles.

À son oncle.

Je le remplirai strictement
Pour mériter l’arrêt sévère
Auquel vous me voyez soumis ;
Je ne sais ce que j’ai pu faire.

À Belval et à André avec une double intention.

Mais je sais ce que j’ai promis.

Ensemble.

BELVAL.

Tiens bien ce que tu m*as promis.

VICTOR.

Il tiendra ce qu’il a promis.

ANDRÉ.

Je l’dispens’ de c’qu’il m’a promis.

Belval et Victor sortent.

 

 

Scène IX

 

EUGÈNE, ANDRÉ

 

ANDRÉ, courant à la porte après Belval.

Ma foi, il en arrivera c’qui pourra. Monsieur, je voulais vous dire...

EUGÈNE, lui barrant la porte.

Je te défends de sortir.

ANDRÉ.

V’là du nouveau, mon prisonnier qui ne veut pas que je sorte !...

EUGÈNE.

Non, jusqu’à ce que mon oncle soit monté à cheval ; d’ailleurs ta consigne ne t*ordonne-t-elle pas de ne pas t’éloigner ?

ANDRÉ.

C’est vrai, mais c’est un cas différent ; ces dames qui venont pour le voir, et lui qui justement monte à cheval ;

Regardant par la fenêtre.

tenez, c’est qu’il le fait comme je le dis, v’là qu’il enfourche Brillant et qu’il pique des deux.

EUGÈNE, regardant à la fenêtre.

En effet... eh bien ! à présent, tu peux t’en aller.

ANDRÉ.

Merci... Vous allez donc rester seul dans c’te chambre où c’que...

EUGÈNE.

Il le faut bien.

ANDRÉ.

J’aime mieux qu’ça soit vous qu’moi.

EUGÈNE.

Poltron !

ANDRÉ.

Au reste, pour empêcher la revenante de revenir, j’vas vous enfermer à double tour.

Il sort, tire la porte et la ferme.

 

 

Scène X

 

EUGÈNE, seul

 

Me voilà sous clef ! comment Victor compte-t-il faire pour rentrer... il me l’a pourtant bien promis... patientons... Qui croirait que ce triste pavillon a appartenu à ma jolie tante ?... Pauvre femme ! elle  ne pensait pas qu’un jour son appartement dût me servir de prison... Quel changement !

Air : Heureux habitants de Kettly.

C’est ici qu’un jour,
Pour la première fois, Julie
Soumit à l’amour
Mon cœur timide et sans détour ;
C’est dans ce séjour
Que bientôt après d’Amélie
Le joli minois
Me dicta de nouvelle loi.
Rose, au bout d’un mois,
Par sa grâce aimable et latine,
M’y donna des fers
Qui, quinze jours, me furent chers ;
Mille attraits divers,
Plus tard, dans la tendre Céline
Vinrent en ces lieux
M’enchaîner par de nouveaux nœuds.
D’un oncle fâcheux
Et dont l’empire est moins aimable,
Esclave aujourd’hui
J’y suis enchaîné par l’ennui ;
Ainsi jusqu’ici
Ce lieu charmant et redoutable
A toujours été
Le tombeau de ma liberté.

Mais Victor ne revient pas.

La porte secrète s’ouvre, et Victor paraît.

 

 

Scène XI

 

VICTOR, EUGÈNE

 

EUGÈNE.

Que vois-je !

VICTOR.

Eh ! parbleu ! moi, mon ami.

EUGÈNE.

Par où diable as-ta passé ?

VICTOR.

Comme tu le vois, par cette porte mystérieuse qui n’est connue que de moi... et de la jeune femme d’André.

EUGÈNE.

Dans la chambre de ma tante une porte dérobée !...

VICTOR.

Elle date de loin.

EUGÈNE.

En effet, dans ces châteaux gothiques, c’était de rigueur.

Air de la Sentinelle.

Quand le seigneur de ce noble manoir
Pour guerroyer quittait sa châtelaine,
Elle pleurait ; mais par-là, vers le soir,
Page innocent venait charmer sa peine.
Par ce moyen, chez les époux absents,
L’Amour discret se glissait sans scandale ;
Ainsi les cœurs puis et constants
Mettaient d’accord au bon vieux temps,
Et le plaisir et la morale.

VICTOR.

Le hasard seul me la fit connaître aux dernières vacances. J’étais venu ici chercher un livre pour mon père... tout-à-coup je vis cette porte secrète s’ouvrir, et la pauvre Justine entrer toute effarée, après l’avoir refermée sur elle... Son mari la poursuivait... Elle me conta tout ce qu’elle souffrait journellement de son caractère ombrageux...

EUGÈNE.

Elle t’intéressa, et...

VICTOR, indiquant la porte d’entrée.

Chut ! ne parle pas si haut.

EUGÈNE.

Tu as raison... Ah çà ! mon oncle est déjà bien loin, sans doute.

VICTOR.

Parbleu ! il court au devant de ces dames qu’il ne suppose pas si près de nous, et que tu vas voir.

EUGÈNE.

Je vais les voir ! Ah ! mon ami, le portrait que l’on m’a fait de Sophie m’a rappelé tous les traits de la jeune personne... tu sais bien ?

VICTOR.

Dont tu n’as cessé de me parler pendant trois mois.

EUGÈNE.

Oui, que nous avons vue à ce bal que le père d’un de nos camarades nous donna à l’occasion du mariage de sa fille. Mais dis-moi donc par quel moyen tu comptes parvenir à amener ces dames ici ?

VICTOR.

Il est tout simple... j’ai mis la femme de charge du château dans ma confidence ; tandis que mon père montait à cheval, je l’ai envoyée à l’auberge de la Croix-d’Or pour dire à ces dames que monsieur Belval étant retenu dans son lit par une violente attaque de goutte, nous les recevrions de notre mieux dans son château..

EUGÈNE.

À merveille... Mais comment les verrais-je ?... je ne puis sortir... j’ai juré...

VICTOR.

Elles viendront ici.

EUGÈNE.

Ici ? mais André, qui entre à chaque instant, les verra.

VICTOR.

Bon ! André !... on n’entre pas par sa porte, il n’a rien à dire ; et toi, en attendant le retour de mon père, tu développes tous tes moyens de séduction, lu plais, tu captives, tu finis par intéresser, par séduire, et la place est déjà emportée d’assaut, quand le général arrive pour la défendre.

EUGÈNE.

Tu as raison... Ah ! mon cher Victor !

VICTOR.

Mais conçois-lu tout le piquant de l’aventure ?

Air : Adieu, je vous fuis, bois charmants.

Mon père nous soumet tous deux
À son régime militaire ;
Ses soins ont été fort heureux
Et nos progrès doivent lui plaire.
Le tour le plus original
Et le plus savant, j’imagine,
C’est de tromper le général
Sans manquer à la discipline.

Mais je cours au-devant de nos dames et je les introduis.

EUGÈNE.

À propos... et le docteur et le notaire que tu dois emmener avec toi ?

VICTOR.

Ah ! diable ! je n’y pensais plus !...

EUGÈNE.

Lui dire que mon oncle est malade, il voudra le voir... j’entends du bruit ; serait-ce lui ?

VICTOR.

Non, il n’est pas encore deux heures... C’est ton imbécile de geôlier... vite, derrière ce grand fauteuil.

Il se cache derrière le fauteuil antique.

EUGÈNE.

Silence !... le voici.

 

 

Scène XII

 

VICTOR, caché, EUGÈNE, ANDRÉ

 

ANDRÉ, entrant timidement.

Diable de chambre !... je ne peux pas y mettre le pied sans frissonner de tout mon corps.

EUGÈNE.

Eh bien ! que me veux-tu ?

ANDRÉ.

J’avais oublié de vous demander à quelle heure vous voulez dîner.

EUGÈNE.

Je t’appellerai... va-t’en.

ANDRÉ.

Qu’est-ce que monsieur désire qu’on lui serve ?

EUGÈNE.

Ce qu’on voudra ; mais laisse-moi.

ANDRÉ.

Je m’en vas.

À part.

je suis pourtant bien sûr d’avoir entendu deux voix.

Haut.

Et quel vin monsieur boira-t-il ?

EUGÈNE, impatient.

Oh !

ANDRÉ.

Ça suffit.

À part.

C’est peut-être une idée, la pauvre défunte ne me sort pas de la tête.

VICTOR, à part et toujours caché.

Ah ! tu ne veux pas nous laisser ? attends.

ANDRÉ.

Je la vois encore à c’te table prendre son chocolat, devant ce secrétaire écrire à sa marchande de modes, sur ce fauteuil lire son... comment qu’elle l’appelait ?... Anne à Ratacliff... rien que ces visions-là...

Victor, sans paraître, fait marcher le fauteuil.

Miséricorde !

EUGÈNE.

Ah çà ! faudra-t-il que je te jette à la porte ?

Victor, qui s’est couvert la tête de son mouchoir blanc, la passe au-dessus du fauteuil et prononce ces mots d’une voix sépulcrale.

Sors d’ici ![1]

Eugène l’aperçoit et rit à part, tandis qu’André, tremblant de tous ses membres, pose sa main sur ses yeux, ce qui donne le temps à Victor de s’échapper.

 

 

Scène XIII

 

EUGÈNE, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Je suis mort !... C’est elle !

EUGÈNE.

Qui, elle ?

ANDRÉ.

Madame votre tante.

EUGÈNE.

Où ?

ANDRÉ, indiquant.

Là... derrière ce fauteuil.

EUGÈNE.

Imbécile ! allons, va-t’en.

ANDRÉ.

Je n’ai plus d’jambes.

EUGÈNE.

Et ne reviens pas que je ne t’appelle.

ANDRÉ.

Oh ! appelez ou n’appelez pas, ce sera bien tout d’même.

EUGÈNE.

Et quelque chose que tu voies, je t’ordonne de te taire.

ANDRÉ.

Oui, monsieur, je me tairai.

EUGÈNE.

Prépare des fruits, des rafraîchissements.

ANDRÉ, à part.

Est-ce qu’il voudrait régaler la défunte ?

EUGÈNE.

Pour quatre personnes.

ANDRÉ.

Pour quatre !... Monsieur, permettez que ce ne soit pas moi qui vous serve à table.

EUGÈNE.

Pourquoi cela ?

ANDRÉ.

Je vous le demande comme une grâce, monsieur ; car je vois bien que les trois autres convives seront encore des...

EUGÈNE, à part.

Le nigaud ! amusons-nous de sa frayeur.

Haut.

Eh bien ! oui.

Air des Gardes-Marine. (En proie au chagrin qui me tue.)

Je traite feu ma pauvre tante,
Feu mon beau-père l’avocat.
Feu ma grand’mère l’intendante,
Feu mon aïeul le magistrat,
Feu...

André tremble de tout son corps.

Mais qu’as-tu donc ? tu me sembles
Tout transi ; tout blême.

ANDRÉ.

Ah ! là, là !

EUGÈNE.

Comme tu trembles !

ANDRÉ.

Ce sont tous ces feux-là
Qui me glacent comme cela.

On entend du bruit.

EUGÈNE.

Je crois entendre mes convives... va ouvrir.

ANDRÉ.

Moi, monsieur ? ils entreront bien tous seuls s’ils veulent

À part.

ou s’ils peuvent ; car

Il fait le geste de fermer à double tour.

pourvu que je ne les rencontre pas sur l’escalier.

Il sort et on l’entend fermer la serrure.

EUGÈNE.

Oui, oui, ferme... le pauvre diable en fera une maladie... La porte s’ouvre... serait-ce ma Sophie ?

 

 

Scène XIV

 

EUGÈNE, VICTOR, MADAME DE SAINT-CHARLES, SOPHIE

 

VICTOR, à madame de Saint-Charles.

Donnez-vous la peine d’entrer, mesdames ; vous attendrez plus patiemment ici le réveil de mon père.

EUGÈNE.

Ciel ! que vois-je ? mes yeux ne me trompent-ils pas ? mais non...

À Victor.

Ah ! mon ami, c’est elle !... c’est ma jolie inconnue du bal !

VICTOR.

En vérité ? c’est charmant...

À madame de Saint-Charles.

Air du Renégat.

J’ai l’honneur de vous présenter
Mon ami, mon cousin Eugène.

EUGÈNE.

Qui n’ose encore se flatter
D’une alliance...

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Elle est certaine.

EUGÈNE.

Il se pourrait !

SOPHIE.

Ah ! quel trouble est le mien !

VICTOR, bas à Eugène.

Heureux fripon !

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Ce jeune homme est fort bien.

EUGÈNE.

Cet hymen est ma seule envie.

VICTOR.

Hâtons l’instant d’aussi doux nœuds.

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Ah ! que n’ai-je une autre Sophie
Pour faire aujourd’hui quatre heureux !

Ensemble.

VICTOR.

Vertus et grâces réunies
À mille autres dons précieux,
Peut-il exister deux Sophie ?
Non, non, je serais trop heureux !

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Oui, mon cher, mon âme ravie
N’aurait plus à former de vœux,
Si j’avais une autre Sophie
Pour faire aujourd’hui quatre heureux.

SOPHIE.

De joie encor toute saisie,
J’ose à peine en croire mes yeux ;
Oui, c’est Eugène, et de Sophie
Le ciel enfin comble les vœux.

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Avec quel plaisir je vais présenter ma fille à ce cher Belval !... Il ne l’a jamais vue... elle sort de son pensionnat, une maison très bien tenue, où l’on apprend le dessin, le chant, le piano, la danse et même la grammaire. Elle est d’une bonté, d’une douceur !... c’est tout le portrait de son pauvre père... Ah !...

VICTOR, bas à Eugène.

Elle plaidait en séparation quand il est mort.

Haut.

Mon ami, ces dames avaient ordonné à l’auberge qu’on leur préparât des rafraîchissements... il faut offrir...

EUGÈNE.

Oui, sans doute.

Appelant.

André !

VICTOR, bas.

Que fais-tu ?

EUGÈNE, de même.

Laisse donc... d’ailleurs il faut bien...

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Ces chers enfants !... quel aimable empressement !

EUGÈNE.

Nous ne faisons que nous acquitter d’un devoir bien doux,

Appelant.

André !

 

 

Scène XV

 

EUGÈNE, VICTOR, MADAME DE SAINT-CHARLES, SOPHIE, ANDRÉ, apportant une pile d’assiettes dont le frémissement annonce par son bruit la peur dont il est saisi à la vue de ces dames

 

ANDRÉ.

Oh ! qu’est-ce que c-est que ça ? juste la figure que j’ai vue derrière le fauteuil.

Il renverse plusieurs couverts et couteaux qui étaient sur les assiettes.

VICTOR.

Des rafraîchissements dans la salle.

À part.

Il ne sait plus où il en est.

EUGÈNE.

Eh bien ! n’as-tu pas entendu ?

ANDRÉ.

Oui... oui... monsieur... j’entends... en v’là deux... tiens, et monsieur Victor qui est aussi d’la partie !

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Est-ce que nous vous faisons peur, mon ami ?

ANDRÉ, toujours plus tremblant et ramassant ce qui est tombé.

Non madame... la défunte...

MADAME DE SAINT-CHARLES et SOPHIE, éclatant de rire.

La défunte !

ANDRÉ.

C’est mort et ça rit !

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Ce garçon a donc la cervelle...

VICTOR.

Frappée... oui, madame... c’est l’effet de cet appartement où il n’avait jamais osé mettre le pied depuis la mort de ma belle-mère qui l’habitait... il s’imagine toujours...

EUGÈNE.

Eh bien ! va nous chercher la collation que tu serviras dans ce cabinet.

ANDRÉ, le regardant avec une attention mêlée de frayeur.

Cependant elle avait de son vivant une autre figure que ça.

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Dites-moi, mon ami, votre maître se trouve-t-il mieux ?

SOPHIE.

Où est-il maintenant ?

ANDRÉ.

Mademoiselle, il est sur son cheval.

EUGÈNE.

Dis donc sur son lit.

À Madame de Saint-Charles.

Vous voyez que la tête n’y est plus.

Victor le pousse pour lui faire entendre de dire comme eux.

ANDRÉ.

Ah ! oui, sur son lit que je voulais dire.

VICTOR, bas à André.

Où il repose.

ANDRÉ.

Où il repose, à cause que...

EUGÈNE.

Allons ! c’est bon... quand il sera réveillé, tu viendras nous le dire.

ANDRÉ.

Réveillé ?

VICTOR.

Eh ! oui, réveillé... va-t’en.

ANDRÉ.

De tout mon cœur. C’est singulier, elles m’font quelquefois l’effet d’personnes véritables ; elles vont... elles marchent... elles jasent... Mais par où seraient-elles entrées ? Vous me direz, monsieur Victor a ben entré aussi...

EUGÈNE.

Eh bien !

ANDRÉ.

Je m’en vas.

En sortant il heurte Dervieux.

Oh ! là, là...

Il sort.

DERVIEUX.

Imbécile, tu n’y vois pas...

VICTOR.

Le Docteur !

EUGÈNE.

Comment nous tirer de là ?

 

 

Scène XVI

 

EUGÈNE, VICTOR, MADAME DE SAINT-CHARLES, SOPHIE, DERVIEUX

 

DERVIEUX.

Eh bien ! il est deux heures !... Partons-nous ? je n’ai pas pris le temps de déjeuner de peur d’être en retard, et le notaire nous attend à la petite porte du parc.

MADAME DE SAINT-CHARLES et SOPHIE, à Eugène,

Vous partez ?

VICTOR.

Le cher Docteur arrive à propos pour saluer madame de Saint-Charles.

DERVIEUX.

Ah ! madame...

À part.

Comment donc se fait-il ?

VICTOR.

Mesdames, j’ai l’honneur de vous présenter le médecin le plus habile de l’arrondissement.

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Et sans doute l’ami de cher Belval ?

DERVIEUX.

Son meilleur ami !... son inaltérable santé en est la preuve... Mais je ne conçois pas...

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Eh bien ! Monsieur le Docteur, son accès ?

DERVIEUX.

Plaît-il ? un accès ?

SOPHIE.

Nous espérons qu’il n’aura pas de suites.

EUGÈNE.

Nous l’espérons bien aussi.

DERVIEUX.

Ce serait donc de tout à l’heure, car nous devions aller ce matin...

VICTOR.

Oui, ce matin ; mais au moment de mettre le pied à l’étrier une douleur l’a saisi, et il a fallu le transporter sur son lit.

EUGÈNE.

Où il est encore.

DERVIEUX.

Qui diable se serait attendu à cela ? Il faut que je le voie.

EUGÈNE.

Non, non ; il dort... le sommeil lui fera plus de bien...

DERVIEUX.

Que le Docteur, vous voulez dire ? c’est possible... mais mon devoir...

Fausse sortie.

VICTOR.

Comment faire ?

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Eh bien ! j’y vais avec vous.

Elle se dispose à sortir avec Dervieux.

VICTOR.

Tout est perdu !

 

 

Scène XVII

 

EUGÈNE, VICTOR, MADAME DE SAINT-CHARLES, SOPHIE, DERVIEUX, ANDRÉ, apportant quelques plats de dessert qu’il porte dans le cabinet

 

ANDRÉ.

V’là la collation.

VICTOR.

Nous sommes sauvés î il est gourmand, et il n*a pas déjeuné.

DERVIEUX.

Permettez... entendons-nous. Le malade dort... et la collation est servie...

VICTOR.

Et nous boirons de ce vin de l’autre jour, vous savez...

André revient.

DERVIEUX.

Oui dà... Ma foi, puisque ce cher Belval vous a chargés de faire les honneurs... d’ailleurs il faut respecter le sommeil des malades... Peste !... le sommeil des malades... passons dans la salle à manger... nous verrons ensuite... Madame, c’est l’ordonnance du médecin.

Il offre la main à madame de Saint-Charles.

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Allons !... mais qu’on ait soin de nous avertir.

VICTOR, à part et riant.

Et le notaire qui attend là-bas.

EUGÈNE.

Sophie, promettez-moi de revenir ici dans un moment ?

SOPHIE.

Je vous le promets, si je le puis.

Eugène lui baise la main. Ils entrent dans la salle à manger.

ANDRÉ.

Eh bien ! à la bonne heure.

 

 

Scène XVIII

 

ANDRÉ, seul

 

Ah çà ! décidément, c’est-il des morts, c’est-il des vivants ? moi je n’y entends plus rien ; la maman là-dedans parle, rit, boit et mange comme si elle n’avait fait que cela toute sa vie... La demoiselle se laisse baiser la main comme si elle était encore bonne a marier... Le médecin, au milieu de ces deux dames, qui est aussi tranquille que si... C’est vrai qu’il en a tant vu...

Apercevant Belval.

Allons, v’là l’oncle... pour me refaire... S’il savait...

Montrant le cabinet où est tout le monde.

 

 

Scène XIX

 

BELVAL, ANDRÉ

 

BELVAL.

Eh bien ! où est donc Eugène ?

ANDRÉ.

Il est là-dedans, mon général, je vas vous l’envoyer.

BELVAL.

Va.

ANDRÉ, à part.

Disons-lui ça à l’oreille, sans quoi ils déboulent tous ici pour voir l’oncle, et je pourrais bien payer pour tout le monde.

Il entre dans le cabinet où se trouve la société.

 

 

Scène XX

 

BELVAL, seul

 

Je n’y conçois rien... j’en suis pour ma course... Comment se fait-il qu’ayant reçu ma lettre, au lieu de m’attendre au rendez-vous indiqué, elles soient venues droit ici ? (c’est du moins ce que m’a dit le jardinier) et par la nouvelle route encore, si bien que nous nous sommes croisés. Au reste, retenu dans ce pavillon, Eugène ignorera si ces dames sont au château, et mon plan n’en marchera pas moins.

Air du vaudeville de Farinelli.

Si mon espiègle connaissait
Ma mésaventure maudite,
À mes dépens comme il rirait !
Et j’aurais ce que je mérite.
Pour les belles, je blâme en lui
À vingt ans son ardeur naissante, (bis.)
Lorsqu’en voilà deux aujourd’hui
Qui me font courir à soixante.

 

 

Scène XXI

 

BELVAL, EUGÈNE, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Général ! voilà monsieur Eugène.

BELVAL.

C’est bon ; laisse-nous.

André sort.

EUGÈNE.

Vous voyez, mon oncle, que je vous ai tenu parole.

BELVAL.

C’est fort bien... Je ne te demanderai pas, à toi, si Dervieux et Victor sont partis.

EUGÈNE.

Probablement.

BELVAL.

Je ne les ai pourtant pas rencontrés.

EUGÈNE.

Mais vous-même comment se fait-il que leur ayant donné rendez-vous ?...

BELVAL.

J’ai été obligé de revenir sur mes pas.

EUGÈNE.

Ainsi, me voilà libre ; car vous m’avez promis qu’à votre retour...

BELVAL.

Non pas... Je ne devais revenir que ce soir, et ce n’est que ce soir que tes arrêts finiront.

EUGÈNE, à part.

Et Victor qui ne sait pas... s’il venait à se montrer î...

BELVAL, à part.

Qu’a-t-il donc à regarder de côté et d’autre ? est-ce qu’il ne serait pas seul : c’est ce que je vais savoir.

Haut.

Tu as l’air contrarié ?...

EUGÈNE.

Cela vous étonne, mon oncle ?...Vous m’avouerez qu’avec votre régime militaire et vos arrêts, vous me faites passer des vacances presqu’aussi tristes que nos études.

BELVAL.

Eh bien ! voyons, en faveur de la soumission, je veux bien me relâcher un peu de ma sévérité, et faire avec toi une partie de dames.

EUGÈNE.

Une partie de dames ?

À part.

En voilà bien d’une autre !

BELVAL.

Eh ! oui ! est-ce que tu n’aimes plus les dames ?

EUGÈNE.

Si fait ; mais...

BELVAL.

Mais, mais... approche cette table...

 

 

Scène XXII

 

EUGÈNE, BELVAL, SOPHIE

 

SOPHIE.

Me voilà.

BELVAL, détournant la tête.

Hein ?...

Voyant Sophie.

Une jeune fille !... j’en étais sûr...

Eugène profite de ce moment pour s’échapper par la porte secrète.

BELVAL, se retournant pour parler à Eugène.

Eh bien ! où donc a passé mon drôle ?

SOPHIE, voyant Belval.

Ah ! mon Dieu !

BELVAL.

Restez, restez, mademoiselle.

SOPHIE.

Monsieur...

BELVAL, à part.

Je crois parbleu bien que je le gênais !

À Sophie.

Pourrait-on savoir comment tous vous êtes introduite ici ?

SOPHIE.

Introduite ! moi !... introduite !

BELVAL.

Je vous conseille de vous fâcher y que faites-vous ici ?

SOPHIE.

J’y suis avec...

BELVAL, l’interrompant brusquement.

Avec monsieur Eugène ; je vois bien cela... André ! André !

Sophie va pour sortir.

Restez, morbleu !

Il la retient.

 

 

Scène XXIII

 

BELVAL, SOPHIE, ANDRÉ, apportant une tourte et des assiettes

 

BELVAL.

Et une partie fine encore ! monsieur se croit à Sainte-Pélagie.

À André.

Dis-moi, maraud ?

ANDRÉ, tombant à genoux.

Grâce ! grâce, mon général ! ce n’est pas ma faute... J’ai fermé, bien fermé ; mais votre fils, votre neveu, le diable, les revenants, la goutte, votre médecin, que sais-je ?

Pendant que Belval écoute André, Sophie se glisse dans la bibliothèque à droite, mais assez vite pour que Belval ne la voie pas.

BELVAL.

Que signifie ce galimatias ? elle croit m’échapper

Il va fermer la porte du cabinet où est Sophie à double tour.

Je la tiens et elle n’en sortira qu’avec ma permission. Ah ! si madame de Saint-Charles pouvait arriver dans ce moment-ci !

À André.

Ah çà ! coquin ! me diras-tu comment cette jeune personne est entrée ici ?

ANDRÉ.

Oui, monsieur, comment qu’elle est entrée ?... vous me le demandez, je vous le demande... nous nous le demandons... et nous sommes-là tous les deux comme des...

BELVAL.

Ne t’avais-je pas défendu de laisser entrer personne ?... est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres...

 

 

Scène XXIV

 

BELVAL, ANDRÉ, DERVIEUX, sortant de la salle à manger sans être vu de Belval

 

DERVIEUX.

D’où vient donc ce tapage ? Eh ! c’est vous, mon cher, eh bien ! il paraît que cela va mieux.

BELVAL.

Comment, mieux !

DERVIEUX.

Je cours avertir madame de Saint-Charles.

BELVAL, le retenant.

Elle est donc arrivée ?

DERVIEUX.

Sans doute.

BELVAL.

À merveille ! elle ne pouvait venir plus à propos.

DERVIEUX.

Comment cela ?

BELVAL.

Imaginez-vous que je viens de surprendre Eugène dans un tête-à-tête qui sert merveilleusement mon projet.

DERVIEUX.

Un tête à tête !

BELVAL.

Avec une jeune fille.

DERVIEUX.

Oui dà !

BELVAL.

De seize à dix-huit ans.

DERVIEUX.

Bon !

À part.

Ce ne peut être que...

BELVAL.

Air : On y va. (Vaudeville des Filles à marier.)

C’est ainsi qu’il prélude
À l’hymen projeté,
Mais en vain il élude
Mon courroux mérité ;
De cette gentillesse
Mon fils me vengera.

DERVIEUX.

Où donc est la princesse ?

BELVAL, montrant la bibliothèque.

Elle est là. (bis.)

DERVIEUX.

Eh bien ! qu’elle paraisse.

BELVAL, ouvrant la porte.

La voilà ! la voilà !

SOPHIE.

Me voilà ! me voilà !

 

 

Scène XXV

 

BELVAL, ANDRÉ, DERVIEUX, MADAME DE SAINT-CHARLES, VICTOR, SOPHIE

 

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Eh bien ! a-t-on des nouvelles du malade ? Ah ! le voilà ! ce cher Belval.

BELVAL, qui ne l’a pas vu sortir.

Oui, madame, et doublement ravi de vous voir.

SOPHIE, à part.

C’était son oncle.

BELVAL.

Vous allez avoir la preuve de ce que je vous écrivais hier.

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Hier ! quoi donc ?

BELVAL.

Eh ! parbleu ! que mon neveu n’était pas le gendre qui vous convenait.

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Pourquoi cela ?

BELVAL.

Pourquoi ?

Montrant Sophie.

Demandez à mademoiselle.

MADAME DE SAINT-CHARLES.

À ma fille ?

BELVAL.

Votre fille ?

TOUS.

Eh ! sans doute !

BELVAL.

Quoi ! c’est votre ?...

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Air : Oh ! le singulier !...

D’où vient, mon cher, cette surprise ?
Et pour qui donc la preniez-vous ?

BELVAL, à part.

La poste soit de ma méprise !
Les gaillards sont plus fins que nous.

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Ils se sont vus, ils se conviennent.
Nous aurons le prix de nos soins.

BELVAL.

Vraiment ? quel bonheur !

À part.

Ils me tiennent
Je suis battu sur tous les points.

Ensemble.

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Oui, mon cher, tout nous favorise,
Et comblant mes vœux les plus doux,
Un mariage à notre guise
Demain nous réunira tous.

DERVIEUX, bas a Belval.

Tout ne va pas à votre guise ;
Mon cher Belval, qu’en pensez-vous ?

À part.

C’est avec peine qu’il déguise
Et ses regrets et son courroux.

VICTOR, à part.

Grâce au sort qui nous favorise,
Eugène sera son époux,
Tout marche, j’espère, à sa guise ;
Il est donc un dieu pour les fous.

SOPHIE, à part.

La chaîne qui me fut promise
Je pouvait mieux flatter mes goûts ;
Eh ! comment n’être pas soumise
Lorsque le devoir est si doux ?

BELVAL, bas à Victor.

Ma lettre n’est donc pas partie ?

VICTOR, de même.

Je n’ai pas osé vous dire que je l’ai oubliée.

BELVAL, de même.

Aux arrêts pour huit jours.

DERVIEUX, bas à Belval.

Ainsi la fortune reste au neveu.

BELVAL, bas à Dervieux.

Silence !

À madame de Saint-Charles.

Madame, enchanté de ce que vous m’apprenez...

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Et moi de voir que l’accès...

BELVAL.

Quel accès ?

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Mais... l’accès de goutte.

BELVAL.

Je ne sais ce que vous voulez dire.

 

 

Scène XXVI

 

BELVAL, ANDRÉ, DERVIEUX, MADAME DE SAINT-CHARLES, VICTOR, SOPHIE, EUGÈNE, entr’ouvrant la porte secrète

 

EUGÈNE.

Et l’accès de colère, mon oncle ?

BELVAL.

Que vois-je ? une porte dérobée ?

ANDRÉ.

Ah ! ben ! par exemple !... j’avais beau garder l’autre, moi !...

BELVAL, dans le dernier étonnement.

Une porte dérobée !...

DERVIEUX.

Est-ce que vous ne la connaissiez pas ?

BELVAL, avec un sourire forcé.

Si fait, si fait.

À part.

Ma femme ne m’en a jamais dit un mot.

À Eugène.

Approchez, monsieur.

Il approche lentement.

ANDRÉ.

C’est par là que les revenants sont entrés... et moi assez bête de croire... Allons vite conter ça à ma femme. Sera-t-elle étonnée d’apprendre qu’il y avait une porte là !

BELVAL.

Comment, monsieur, malgré votre parole d’honneur ?...

EUGÈNE.

Mon oncle, je n’étais pas sorti... et mes arrêts sont-il finis ?

BELVAL.

Il le faut bien.

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Comment ses arrêts !

SOPHIE.

Vous étiez aux arrêts ?

EUGÈNE.

Depuis ce matin.

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Eh ! pourquoi donc ?

EUGÈNE.

Je n’en sais en vérité rien, mais n’importe.

Air de l’Angélus.

L’hymen rompt ma captivité,
Mais sans regret à l’instant même
Je dépose ma liberté
Aux pieds de la beauté que j’aime ;
Vous l’acceptez ! ô bonheur sans égal !
Je n’osais encore y prétendre.

SOPHIE.

Moins bonne que le général,
Je crains de ne pas vous la rendre.

 

 

Scène XXVII

 

EUGÈNE, BELVAL, DERVIEUX, MADAME DE SAINT-CHARLES, VICTOR, SOPHIE, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Mon général, il y a là, en bas, un monsieur en noir qui demande si c’est qu’on se moque de lui.

DERVIEUX.

Ah ! mon Dieu !... quelle tête !... C’est le notaire.

BELVAL.

Que vous avez oublié ?

DERVIEUX.

Depuis une demi-heure. Eh ! mon Dieu, oui...

BELVAL.

Prie-le d’entrer au château.

ANDRÉ.

C’est ce que j’ai fait... il est dans la salle de billard où c’qu’il joue tout seul ; il est fort... il s’est déjà gagne deux parties.

BELVAL.

Allons l’y rejoindre et célébrer à table l’heureux jour qui me vaut l’honneur d’une si douce alliance,

À part.

et la mystification la plus complète que l’on ait jamais essuyée.

Vaudeville.

Air nouveau de monsieur Heudier.

VICTOR.

Craignant du flambeau de l’Amour
Pour son temple quelque étincelle,
L’hymen l’en bannit un beau jour,
Et depuis ce temps on y gèle ;
Mais par bonheur ce malin dieu,
Qui n’aime pas battre en retraite
Pour y faire parfois du feu,
S’y garde une porte secrète.

DERVIEUX.

Je maudis le luxe indécent
De nos cortèges funéraires,
Il dénonce à chaque passant
Nos erreurs... bien involontaires ;
Mais de nous quel cas on ferait,
Si, son affaire une fois faite,
Le malade ne s’en allait
Que par une porte secrète.

EUGÈNE.

Messieurs tels et tels que l’on voit
À l’Institut avec surprise,
Messieurs tels et tels que l’on croit
Aux honneurs admis par méprise,
Messieurs tels et tels dont chez nous
La fortune fut sitôt faite,
Qui peut mieux connaître que vous
Le prix de la porte secrète ?

MADAME DE SAINT-CHARLES.

Grétry, Monsigny, Nicolo,
Dalayrac, Méhut, vrais Orphées,
Dont le charme toujours nouveau
Le dispute à celui des fées.
Grâce à vos accords enchanteurs
Qu’à l’Univers l’Écho répète,
Pour vous le temple des Neuf Sœurs
N’a pas eu de porte secrète.

BELVAL.

Partout la porte à deux battants
S’ouvre au pouvoir, à la fortune ;
Aux sots, ainsi qu’aux charlatans,
La porte bâtarde est commune ;
Toutes les portes au vainqueur
S’ouvrent au son de la trompette,
Et le bienfait chez le malheur
Entre par la porte secrète.

ANDRÉ.

Les portes secrètes toujours
Pour l’samans furent précieuses ;
Souvent dans mes premièr’samours
J’en ai fait l’expérience heureuse ;
J’adorais un’belle à Pantin,
Que chaqu’soir j’allais voir en cachette,
Et c’était la Port’Saint-Martin
Qui dev’nait ma porte secrète.

SOPHIE, au public.

À quelques portes de Paris
On a la coutume incivile
De recevoir tous les amis
Au bruit d’un instrument hostile ;
Mais songez bien que jusqu’ici,
Par bonheur pour nos deux poètes,
On n’a pas encore établi
Cet usage aux portes secrètes.


[1] On peut se borner à faire marcher le fauteuil, en disant : Sors d'ici.

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