La Pièce de vingt-quatre sous (MÉLESVILLE - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 10 juillet 1838.
Personnages
SAMUEL RIGOT, riche Américain
ENDYMION DE LA SOUCHE, dandy
ANDRÉ GALIFET, troisième clerc d’avoué, 50 ans
JOSEPH POIRIER, rentier
PETIT-PIERRE, jeune paysan normand
CLAUDINE CAMUZOT, servante d’auberge
CÉLESTE RIGOT, femme bel-esprit
MAÎTRE BABOLIN, notaire
UN NÈGRE en grande livrée
La scène se passe au château de Samuel Rigot.
Le théâtre représente une salle commune ouverte sur le jardin. Porte au fond. Portes latérales. Fenêtres. Des tapis, de grandes pipes, des figures de magots et des armes sauvages sont placées sans ordre sur différents meubles.
Scène première
PETIT-PIERRE, puis BABOLIN
PETIT-PIERRE, époussetant les porcelaines.
Allons, hardi, P’tit-Pierre, mon garçon ! n’ s’agit pas d’avoir les mains gourdes et les gambes dans tes poches !
En promenant son plumeau sur les magots, il arrive sur la figure de Babolin, qui paraît de côté.
BABOLIN, se récriant.
Qu’est-ce que c’est ?
PETIT-PIERRE, le reconnaissant.
Maître Babolin, l’ancien noutaire d’ not’ endrait ?
BABOLIN.
C’est toi, Petit-Pierre ? que fais-tu dans ce château ?
PETIT-PIERRE, soupirant.
Je m’y suis mis domestique par désespoir d’amour !
BABOLIN.
Par désespoir d’amour ! Eh bien ! marie-toi, mon garçon.
PETIT-PIERRE.
Avec quoi ? Je m’étais d’abord emmourachais d’une petiote au nez retroussais, qu’avait des joues comme du pur calvil, un casaquin rouge avec une fossette au menton, et un père, marchand d’ bœufs à la foire de Bernay ! Le papa m’ tombe un jour sur les épaules avec sa perche à gauler les pommes, qu’ c’était pis qu’une marmelade, quoi ! J’ dis : Bon ! Et j’en aimai un’ autre, la petiote Claudine Camuzot, qu’était servante dans la même farme que mé ! Oh ! celle-là était-elle gentille ! si accorte, si follette, si mignarde ! j’ nous convenions comme une paire de sabots ! nos âges étaient égals, nos fortunes itou nous n’avions rin ni l’un ni l’autre ! À cause de ça, nout’ maître n’ voulut pas nous marier ; et dam ! mé qui suis fier, j’ partis tout drait pour m’ faire laquais et amasser une dot !
Air de la femme de Jean Beauvais.
Ma p’tit’ Claudin’ me suivait en pleurant,
Que ça coulait tout drait comme un’ fontaine ;
Ell’ me donna comm’ gage d’ sentiment,
C’te bague d’argent et deux paires d’ bas de laine,
En m’ disant
Sois constant,
Je t’en promets autant.
Si jamais
J’ te trompais,
Sois sûr que j’ te l’ dirais.
Quant à moi,
Je le crois,
Je n’ dout’ pas de sa foi !
C’est connu,
C’est conv’nu.
Au pays d’ sa vertu
Ils étaient enthousiasmes,
Moi, j’y crois les yeux fermés,
Et maugré ça, j’aimerais mieux,
De temps en temps en ouvrir un on deux ;
J’y croirais mieux
Si j’ l’avais sous les yeux,
Oui, sur elle j’ voudrais avoir toujours les yeux.
Parlé.
Que voulez-vous ? je suis confiant, mé !
BABOLIN, d’un air très sérieux.
Ainsi tu es au service de cet homme extraordinaire, M. Samuel Rigot ?
PETIT-PIERRE, hochant la tête.
Pas pour longtemps ! j’ vas li demandais mon compte à l’instant ! Il m’ doit huit jours qu’il m’ paye un mois, et je l’ tiens quitte du reste !
BABOLIN.
Tu veux changer de condition ?
PETIT-PIERRE.
Y a gros ! Voyez-vous, ce M. Gigot...
BABOLIN.
Rigot !
PETIT-PIERRE.
J’aimais mieux Gigot. C’est égal, c’est pas un homme comme un autre il jure, il s’emporte, il vous rit au nez sans qu’on sache pourquoi ! pour un rien, pan ! une tape, un coup de pied ou un écu de cent sous ! Ce n’est pas la pièce de cent sous que je blâme ; mais l’affront n’en est pas moins imprimé !
En confidence.
Y a des moments où je l’ crois timbré, où que c’est un lutin, un farfadet.
BABOLIN.
Silence, imprudent !
PETIT-PIERRE.
Vous croyez donc itou ?
BABOLIN, après avoir regardé de tous côtés.
Je n’en sais rien !
Baissant la voix.
mais il y a quelque chose d’extraordinaire ! M. Rigot est un riche Américain des bords de l’Ohio, parti fort jeune du Calvados, et qui a rapporté des terres australes une fortune immense en pierreries, fourrures, cannes à sucre, nègres et autres valeurs de portefeuille !
PETIT-PIERRE.
Sans compter un teint de poire de catillar cuite au four, il est jaune !...
BABOLIN.
C’est l’effet de son séjour dans le pays des peaux rouges. Du reste, malin, bizarre, se moquant de tout le monde. On prétend même que ce château est disposé de telle sorte, que, lorsqu’on le croit bien loin et qu’on se permet de parler de lui, il est là, tout près, à vous écouter.
On entend un rire éclatant partir de la droite.
Hein ? qu’est-ce que tu as ?
PETIT-PIERRE, inquiet.
Rien, noutaire : j’ vous écoute !
BABOLIN, de même.
Très bien ; assez causé !
Élevant la voix.
Tout cela prouve, comme je te disais, que c’est un homme charmant, d’un commerce très agréable.
Scène II
PETIT-PIERRE, BABOLIN, RIGOT, UN NÈGRE en livrée
RIGOT, en riant.
Comme vous dites, maître Babolin, un commerce très agréable, puisque j’y ai gagné quelques millions, Dieu merci !
Il rit et aperçoit son nègre qui s’est arrêté au fond.
Eh bien ! Zamore, tu n’es pas encore parti ? Va donc attendre mes deux nièces au bout de l’avenue, vite donc !
Il lui donne un coup de pied.
LE NÈGRE, en sortant.
Oui, bon maître !
PETIT-PIERRE, à part.
Oui, bon maître ! voilà pourtant ce qui me pend au nez toute la journée ! Oh ! je veux mon compte.
Il range au fond.
RIGOT, gaiement.
Eh bien ! notaire ?
BABOLIN.
Eh bien ! monsieur, vous êtes heureux de revoir votre pays ?
RIGOT.
Ma foi, non !
BABOLIN.
De retrouver une famille qui vous est si chère !
RIGOT.
Non, le diable m’emporte ! Mes dignes parents étaient tous avares, intéressés, comme les autres hommes, du reste, que je méprise et que je déteste le plus cordialement !
Il rit.
Hé ! hé ! hé !
BABOLIN.
Tous ?
RIGOT.
Tous ! Tenez, vous, notaire, vous avez l’air d’un brave homme, une de ces figures insignifiantes qui préviennent d’abord ; eh bien, je suis sûr que vous êtes un homme fin, rusé, tranchons le mot, un fourbe !
BABOLIN, déconcerté.
Ah çà ! mais...
RIGOT.
Il n’y a pas de mal ; je ne vous en veux pas, mon cher : vous êtes comme tous les autres ! Ah ! il n’y a eu au monde qu’un seul être dont le souvenir m’est doux, que j’aime.
BABOLIN.
Et c’est...
RIGOT.
Je n’en sais rien ! c’est pour lui cependant que je suis revenu en France pour acquitter une dette sacrée ! après quoi je retourne au Canada.
PETIT-PIERRE, à part.
Ah ! il loge au Canada, pays des pommes de terre ! Mais puisqu’il s’en va, raison de plus pour que je cherche une autre place ! Allons, ho ! du courage !
S’avançant.
Monsieur Bigot...
BABOLIN, bas.
Rigot donc !
PETIT-PIERRE, étonné.
Rigodon !
RIGOT.
Qu’est-ce que c’est !
Faisant un mouvement.
Tu veux quelque chose ?
PETIT-PIERRE, reculant.
Non, ne vous dérangez pas ; je voulais seulement vous demander...
RIGOT.
Tout à l’heure.
PETIT-PIERRE.
Bon ! bon !... à votre aise !
Il continue à épousseter en écoutant.
RIGOT.
Oui, notaire, une dette sacrée qui me ramène en France.
BABOLIN.
Mais si vous ne connaissez pas votre créancier ?
RIGOT.
C’est une énigme dont je ne saurai le mot qu’en mariant mes deux nièces.
BABOLIN.
Ah ! il est question de mariage ! je me disais aussi... Qu’est-ce que je suis donc venu faire ici... je comprends... vous les mariez richement et à leur goût ?
RIGOT, riant.
Non pas, au mien !... c’est bien plus drôle !
BABOLIN.
Mais les futurs ?
RIGOT.
Sont arrivés tous trois d’hier au soir.
BABOLIN.
Tous trois ? vous n’avez que deux nièces.
RIGOT.
Et trois cousins ! que j’ai admis au concours pour que ça ne sortit pas de la famille.
BABOLIN.
Comment, un concours !... les cousins ont consenti ?
RIGOT, riant toujours.
Ils n’en savent rien !
BABOLIN.
Et les cousines ?
RIGOT, riant plus fort.
Ne s’en doutent pas !
BABOLIN.
Elle refuseront !
RIGOT.
Du tout. Je donne une belle dot... je veux m’amuser pour mon argent... ah ! ah ! c’est moi qui tiens les fils... vous allez voir danser mes marionnettes.
Donnant une tape à Petit-Pierre qui s’est approché.
Oh ! les hommes !...les hommes !
PETIT-PIERRE.
Là, j’étais sûr que j’attraperais quéque chose !
BABOLIN, à Rigot.
Mais un pareil mariage, c’est un jeu de hasard ; c’est défendu par la dernière loi !
RIGOT, riant.
Je m’en moque !
PETIT-PIERRE, à part.
C’est donc le diable en personne !
RIGOT.
Air : Vaudeville du 1er prix.
Des jeux de hasard, moi je nie
Qu’on ait préservé notre temps.
L’hymen est une loterie
Féconde en tristes accidents !...
Celle-là pourtant est légale,
Elle a beau causer bien des maux,
La chambre, au nom de la morale,
N’en f’ra pas fermer les bureaux !
BABOLIN.
Je veux mourir si je comprends !
RIGOT.
Vous n’avez pas besoin de comprendre !... un notaire !...
Montrant la porte à gauche.
Vous trouverez sur mon bureau vos instructions et du papier timbré. À la besogne, notaire.
BABOLIN.
Comment, tout de suite !
RIGOT.
Il faut que les mariages soient conclus avant dîner !... le nom des maris en blanc !... faites-moi deux bons contrats ! le premier pour Céleste Rigot, fille majeure de feu mon frère aîné...
À lui-même.
élevée à Paris dit-on., un bel esprit.
BABOLIN, prenant des notes.
Ça ne compte pas dans les apports.
PETIT-PIERRE, à part, prenant son chapeau.
Qu’il marie ses nièces comme il voudra ; j’ m’en vas... je ne resterai pas une minute de plus dans c’te maison.
RIGOT, continuant.
Le second, pour Claudine Camuzot.
PETIT-PIERRE, s’arrêtant.
Claudine... hein ? qui est-ce qui appelle ?
RIGOT.
Fille de feu ma sœur, et qui est, je crois, servante aux environs de Caudebec.
PETIT-PIERRE, à part.
De Caudebec... c’est bé ça ! mon doux Jésus, Claudine qu’on va marier... j’ai les jambes sans connaissance !
S’asseyant.
Oh ! jarni, je ne pars plus !... Dieu ! l’oncle de Claudine, si je pouvais m’en faire bien venir !
RIGOT, au notaire.
Allez, notaire ; vous serez bien payé !
Le rappelant.
Ah ! à propos ; c’est vous qui avez fait les affaires de mes trois oncles, Poirier, Galifet et La Souche. Est-ce que dans l’argent comptant qu’ils ont laissé on n’a pas recueilli...
BABOLIN.
Oh ! presque rien !... il y en a un même, il y avait à peine de quoi le faire enterrer.
PETIT-PIERRE, à part.
Faut que je le flatte !
Haut.
C’est pas comme vous, monsieur Ribaud... quand vous mourrez... v’là un enterrement qui fera plaisir à voir !
RIGOT, avec un coup de coude.
Cet imbécile !...
PETIT-PIERRE, surpris.
Ça ne l’a pas flatté.
BABOLIN.
Il veut dire que vous êtes riche...
RIGOT.
Oui, immensément riche ; et je ne tiens pas à l’argent !... malgré ça, si je trouvais ma pièce de vingt-quatre sous...
BABOLIN, étonné.
Une pièce de vingt-quatre sous, hein ?
PETIT-PIERRE.
Une pièce de vingt-quatre sous ?... c’est donc pour arrondir un compte ?
RIGOT, regardant Babolin.
Vous n’en avez pas, notaire ? il ne vous en est jamais passé par les mains !
RABOLIN.
De pièce de vingt-quatre sous ?... ma foi, non ! ça n’a plus cours !
À part.
C’est drôle, voilà la seconde fois qu’il m’en parle.
Se touchant le front.
Il y a quelque chose...
PETIT-PIERRE, à part.
Je vas raccommoder l’affaire !
Haut.
Monsieur Trigaud, si une pièce de trente sous vous était agréable !
Il va pour se fouiller.
RIGOT, lui donnant un coup de pied.
Animal !
PETIT-PIERRE, à part.
J’étais sûr que ça en viendrait là !
RIGOT, à part.
Diable de pièce de vingt-quatre sous !... j’ai déjà interrogé les trois cousins ; ainsi ça ne peut être que...
À Petit-Pierre.
Eh bien ! qu’est-ce que tu as à me regarder ?... qu’est-ce que tu me voulais ?...
PETIT-PIERRE, étourdi.
Moi, monsieur Rabot ? rien.
RIGOT.
Comment !... tu me disais...
PETIT-PIERRE, balbutiant.
Que j’ vous étais dévouais... et toujours pour vous obéir, si j’en étais incapable.
RIGOT.
Eh bien, va me chercher un grand verre de rhum, pour m’ouvrir l’appétit.
PETIT-PIERRE.
Ça y est !
Air : Il faut vous déterminer.
RIGOT, seul.
Notaire, allez de ce pas
Où mon ordre vous appelle,
Et moi, je n’oublierai pas
Et vos soins et votre zèle.
Ensemble.
PETIT-PIERRE.
Cher’ Claudin’... j’ vais de ce pas
Envoyer au-devant d’elle,
Pour qu’en ces lieux, ell’ n’ vienne pas.
Et qu’elle me reste fidèle.
BIGOT.
Notaire, allez de ce pas
Où mon ordre vous appelle,
Et moi, je n’oublierai pas
Et vos soins et votre zèle.
BABOLIN.
Allons, je cours de ce pas
Où son caprice m’appelle,
J’espère qu’il n’oubliera pas
De récompenser mon zèle.
Ils sortent.
Scène III
RIGOT, seul, et se frottant les mains
Marchais, marchais, mes bons amis j’sis Normand itou ; et j’ vous ferai voir du pays ! Je n’ai plus qu’un espoir... oui... ce que je cherche doit avoir été recueilli par...
Écoutant de côté.
Qu’est-ce que j’entends là ?... une voix de femme !
Regardant.
Une mise élégante ?... sans doute, ma nièce Céleste !... peste ! elle n’est plus de la première jeunesse... c’est tout au plus si elle est de la seconde !
Scène IV
RIGOT, CÉLESTE
CÉLESTE, accourant.
Où est-il ? où est-il ? ce cher, ce digue, ce respectable oncle ?
RIGOT, gravement et lui ouvrant les bras.
Me voici, ma chère, ma digne, ma respectable nièce !
CÉLESTE, s’y précipitant.
Ah ! la voix du sang n’est donc point une chimère ! je vous aurais reconnu, mon oncle !
RIGOT.
C’est difficile, ma nièce ; nous ne nous sommes jamais vus !
CÉLESTE.
Oui ; mais vous ressemblez tant à mon père !
RIGOT, à lui-même.
Merci !... il était affreux !
CÉLESTE, l’examinant.
De ce côté-là surtout ! le profil !... c’est absolument...
Tendrement.
Eh bien ! cher oncle, vous avez donc vu ces terres primitives, ce soleil vierge, ces hommes abruptes, dont les vertus sociales... ?
RIGOT, avec intention.
À la mort de votre père, n’avez-vous pas trouvé... ?
CÉLESTE.
Beaucoup de dettes et des mémoires inédits, chez tous ses fournisseurs !
RIGOT.
Et comment avez-vous vécu à Paris ?
CÉLESTE.
Comme une jeune fille sans expérience, qui a des sentiments et de l’éducation. Mon oncle, je me suis jetée à corps perdu dans les sciences complexes, la tapisserie, la haute philosophie et les fleurs en papier !
RIGOT.
La philosophie ! une femme !
CÉLESTE.
Air : Une fille est un oiseau.
Le Phalanstère me plaît
Et la palingénésie,
Dans son idéocratie,
Unit la cause à l’effet !...
Mais en vain le pyrrhonisme
Menace le fouriérisme
D’un effrayant cataclysme...
L’esthétique a bien des droits !...
RIGOT, étonné.
C’est vous, surprise profonde,
Qui r’venez du bout du monde !
Car vous parlez iroquois !
CÉLESTE.
Iroquois, mon oncle !
RIGOT.
C’est absolument l’idiome ! je m’y connais, j’arrive du pays ! mais laissons cela, j’ai à vous parler d’un mariage !
CÉLESTE.
D’un mariage, mon oncle ? pour moi ?
À part.
Ah ! mon Dieu, je ne m’attendais pas !... cela me mettrait dans une situation... !
Avec sentiment.
Ô Oscar, c’est égal, je te serai fidèle.
CLAUDINE, en dehors.
C’est bon, moricaud, je trouverai bé tout de même, en haut de l’escayer.
RIGOT.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
CÉLESTE.
Est-ce que votre livrée porte sabots ?
Scène V
RIGOT, CÉLESTE, CLAUDINE, en sabots et portant un panier sous son bras
RIGOT.
Eh ! c’est Claudine Camuzot, la fille de ma bonne Madeleine.
CLAUDINE.
Bé sûr que c’est mé, si on m’a pas changée en route.
Air : Comme je suis gentille (Spectacle à la cour).
J’arrivons du village,
Brave, leste, et quoiqu’ ça,
J’ n’avions pour équipage
Qu’ les sabots que voilà,
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Gaiement comm’ ça
On voyage
Oui dà !
Ah ! ah ! ah ! ah !
Jamais comm’ ça
On ne verse, oui dà !...
Plus d’un galantin à tournure
Sur la rout’ m’offrit gentiment
Une place dans sa voiture,
Mais j’ l’y répondais en chantant...
J’arrivons du village,
Mais j’suis pas bêt’ quoiqu’ ça ;
J’ préfèr’ pour équipage
Les sabots que voilà,
Ah ! ah ! ah ! ah ! etc.
J’ parie que c’gros-là, c’est m’n’oncle ! bonjour donc, m’n’oncle, et la compagnie !
CÉLESTE, à part.
Une cousine, en sabots.
CLAUDINE, l’embrassant.
Hé ! hé ! hé ! ce cher oncle !
À part.
Il n’est pas beau tout de même ! mais les oncles en ont le droit...
Regardant Céleste en dessous.
et la compagnie aussi.
RIGOT.
Elle a une petite mine toute drôlette !
CLAUDINE.
Comme ça m’ n’oncle, vous revenez donc de l’autre monde ! Jarni il paraît qu’ dans ce département-là ils ne se mettent pas souvent a la lessive ! en avez-vous une couche !
Bas à Rigot.
Dites donc m’ n’onque, qu’é qu’ c’est qu’ cette belle dame ?
RIGOT.
Tu ne la reconnais pas ?
CLAUDINE.
Oh ! qué j’sis bête !
Lui faisant la révérence.
Bonjour, ma tante.
CÉLESTE, choquée.
Comment ! sa tante !
CLAUDINE.
C’est vout’ femme, pas vrai ?
RIGOT.
Hé non, c’est ta cousine.
CLAUDINE.
Ah ! du côté de François Cornillet.
À Céleste.
Bonjour, cousine. Vous n’avez donc pas pu sauver votre aîné de la conscription ?
CÉLESTE.
Mon aîné !
RIGOT, à Claudine.
Qu’est-ce que tu dis donc ? mais elle n’est pas mariée, elle n’a pas d’enfants.
CLAUDINE, d’un air simple.
À cause ?
RIGOT.
À cause ! parce qu’elle est demoiselle.
CLAUDINE.
Tiens ! c’te farce ! est-elle en retard ! si elle veut arriver, faut qu’elle se dépêche.
RIGOT.
C’est ta cousine germaine ! la fille de Jacques Rigot, mon frère.
CLAUDINE.
Bon, bon, n’faut pas m’dire deux fois les choses !
Allant à elle.
Pardon, cousine, que je vous embrasse et la compagnie.
CÉLESTE, la repoussant froidement.
Il suffit, ma chère, je n’embrasse point les filles des champs !
CLAUDINE, piquée.
Fille des champs ! Ah ! mais, vous radotais ! fille de basse-cour, entendais-vous, et qui vous vaut ben, dà, malgré vos affiquais. C’est vrai, elle ressemble au bricolier du père Jean Claude quand il rentre les foins !
CÉLESTE.
Impertinente !
CLAUDINE, levant la main.
Hein !
RIGOT.
Claudine !
CÉLESTE.
Mon oncle, je ne suis pas accoutumée, permettez-moi de me retirer pour réparer le désordre de ma toilette.
CLAUDINE, à part, la regardant.
Qui, répare, répare ! va, la façade surtout a besoin d’ réparation !
RIGOT.
Et revenez sur-le-champ, ma nièce, car j’ai là des personnes qui sont impatientes de vous connaître.
CÉLESTE, à part.
Des jeunes gens peut-être ? n’importe ! ô Oscar, je te serai fidèle !
Elle sort.
Scène VI
RIGOT, CLAUDINE
CLAUDINE, la regardant sortir.
Fait-elle sa chipie !
À Rigot.
Comme ça, m’ n’onque, vous avez donc du monde ?
RIGOT.
Oui, mon enfant.
CLAUDINE.
Ça se trouve bien ! avant de quitter le pays,
Montrant son panier qu’elle a posé de côté.
j’ons rempli mon panier de toutes sortes de bonnes choses pour vous.
RIGOT.
Vraiment ? voilà une attention !
CLAUDINE.
Des pêches, des pommes, de la reinette franche.
RIGOT.
Je l’aime beaucoup !
CLAUDINE.
Des petits pots de crème de Caudebec ! hein ! fameuse crème ! vous savez !
RIGOT.
Je l’adore !
CLAUDINE.
Eh ben, j’ai tout mangé !
RIGOT.
Ah ! voilà ce que tu m’apportes !
CLAUDINE.
Dam ! écoutez ! ce n’est point ma faute ; j’étions partie du pays sur un petit bourriquet ; v’là qu’à deux lieues de Caudebec j’rencontre le vieux père Marcel, dit le Béquillard, un pauvre du pays ; il était rendu, ce pauvre vieux ; pas un rouge liard dans le gousset, et y n’ pouvait plus remuer ni droite ni gauche, que sa femme à la tombée de la nuit l’aurait cru croqué par les loups ! ma fine, j’ n’en ai fait ni une ni deux, j’y ai donné le bourriquet, et je m’en suis venue, par la traverse, moitié à pied, moitié en me promenant !
RIGOT, à part.
Tiens, cette petite, elle a donc un bon cœur ! Ah ! bah ! une bonne action de raccroc !
CLAUDINE.
Air : Pan, pan, pan.
Mais v’là-t-y pas qu’ sur mon passage
J’ vois des soldats, tambour battant...
Ran, plan, plan, plan, plan, plan, plan.
Trainant le pas et tout en nage,
Vu la chaleur et l’ fourniment.
Ran, plan, etc.
Ils m’ dis’nt : On boirait bien tout d’ même
Un p’tit verre avec agrément,
Ran, plan, etc.
J’ leux donne et mon lait et ma crème,
Et l’officier pour tout paiement,
Ran, plan, etc.
Avec un’ politesse extrême
M’ donne un baiser, et l’ tambour un roulement,
Ran, plan, plan, plan, plan, plan, plan.
RIGOT, riant.
À merveille ! moi aussi, je t’ai ménagé une surprise, et tu ne t’attends pas...
CLAUDINE, suivant son geste de l’œil.
Un cadeau ! tant mieux.
Se retournant et apercevant un gros magot qui remue sa tête.
Tiens, c’te tête ! est-ce que c’est votr’ portrait m’nonque ?
Elle le prend pour l’examiner.
Scène VII
RIGOT, CLAUDINE, PETIT-PIERRE, avec un plateau portant un verre et un carafon de rhum
PETIT-PIERRE, à part.
J’suis tranquille ! Claudine ne viendra pas, j’ai envoyé sur la grand’route !
Haut.
Monsieur Grimot, voilà vot’ verre de rhum.
RIGOT, voulant le prendre.
Bon !
PETIT-PIERRE, levant le nez et laissant tomber le plateau en reconnaissant Claudine.
Ah !
CLAUDINE, se retournant et laissant tomber le magot.
Oh !
PETIT-PIERRE, interdit.
C’est elle !
CLAUDINE, de même.
C’est lui !
RIGOT.
Eh bien ! eh bien !
TOUS DEUX, avec joie.
Ah mais ! ah mais ! ah mais ! comment, c’est toi !
RIGOT.
Ces deux maladroits vont tout briser !
CLAUDINE, allant à Petit-Pierre.
J’ vas balayer, m’n’onque. La surprise, voyais-vous ! c’est un garçon d’not’ pays... Est-ce là le cadeau qu’ vous vouliais me faire ?
RIGOT.
Mon domestique ? fi donc ! mais voici ta cousine et maître Babolin, tu vas savoir de quoi il est question ?
CLAUDINE, regardant Petit-Pierre.
Qué qu’ ça signifie ?
PETIT-PIERRE, bas.
Méfie-toi !
Montrant Rigot.
y en a qui disent qu’c’est le diable.
CLAUDINE, bas.
Qu’ t’es bête ! il n’a pas de cornes !
PETIT-PIERRE, bas.
Qu’est-ce que ça fait ! y a des gens qui en ont, qu’ ça ne se voit pas ! chut !
Scène VIII
RIGOT, CLAUDINE, PETIT-PIERRE, CÉLESTE, entrant d’un côté, BABOLIN, de l’autre, puis successivement, JOSEPH POIRIER, GALIFET, ENDYMION
BABOLIN, à Rigot.
Les contrats sont prêts !
RIGOT.
Très bien ! Asseyez-vous, mes nièces ! nous allons procéder à l’entrevue.
LES DEUX FEMMES.
L’entrevue !
RIGOT.
Petit-Pierre, annonce les aspirants, nos trois cousins !
PETIT-PIERRE, allant à la porte de gauche.
C’est-il vexant ! faut qu’j’introduise mes rivals !
Appelant à la porte.
Monsieur Pommier !
POIRIER, entrant et tremblant des mains.
Voilà ! Joseph Poirier et non Pommier !
Saluant.
Messieurs, mesdames, c’est au contraire moi qui suis le vôtre ! très bien ! et vous-mêmes ? trop polis ! ne vous dérangez donc pas.
RIGOT.
Mes nièces, je vous présente M. Poirier, rentier sur l’état.
POIRIER.
Douze cents francs, cinq pour cent !
RIGOT.
Du physique que vous voyez !
POIRIER.
C’est du tiers consolidé.
CLAUDINE.
Qu’est-ce qu’il a donc à trembloter comme ça, le cousin ?
POIRIER.
Ne faites pas attention, belle dame ! c’est le projet de conversion qui m’a porté sur les nerfs ! voilà trois ans que j’en ai conservé cette légère oscillation !
RIGOT.
Très bien.
PETIT-PIERRE, appelant.
Monsu Camoufflet !
GALIFET, entrant.
Qu’est-ce qu’il dit donc ! Théodore Galifet, à vous rendre ses devoirs.
RIGOT, regardant ses notes.
Permettez, cousin ! il y a sans doute erreur ! vous êtes porté sur ma liste comme petit clerc d’avoué, ce qu’on appelle saute-ruisseau, et votre âge !
GALIFET.
C’est une calomnie ; je suis troisième clerc depuis vingt-sept ans !
RIGOT.
Et vous êtes dans l’étude ?
GALIFET.
Nous sommes trois !
RICOT.
Alors, mes notes sont exactes !
Regardant ses notes.
Ah ! M. Edymion de la Souche !
PETIT-PIERRE, à part.
Ah ! en voilà un que j’abomine.
Appelant.
Monsu Courbouillon de la Soupe !
ENDYMION, entrant.
Mesdames !
Il rencontre la jambe de Petit-Pierre, qui l’a avancée à dessein ; il trébuche et laisse tomber son chapeau, qu’il tient à la main ; Petit-Pierre le ramasse et lui donne le sien à la place.
ENDYMION.
Mon entrée est manquée ! c’est cet animal !
Se retournant vers la société.
Pardon ! je n’ai salué personne !
Reprenant son entrée, et lorgnant les deux femmes.
Vertueux Canadien ! charmantes cousines !... le vôtre de tout mon cœur !... Endymion de la Souche, propriétaire en espérance !... vingt-cinq ans !
Regardant son chapeau.
Qu’est-ce que ce chapeau-là ?
Reprenant son chapeau des mains de Petit-Pierre.
Eh bien ! groom !
PETIT-PIERRE, reprenant le sien.
Ah ! je m’ai trompé !
ENDYMION.
C’est ça qu’ils se ressemblent !
À part.
Je crois que ce rustre m’en veut !... Il est jaloux de mes avantages extérieurs !...
Haut.
Je poursuis... vingt-cinq ans ! doué d’un regard fascinateur qui ne permet guère aux belles de m’échapper !
D’un air fat.
Ce n’est pas que je sois mieux qu’un autre ; mon Dieu, je me rends justice !... c’est un don de nature ! je n’y suis pour rien !... ça ne me regarde pas !
Il sourit d’un air de complaisance.
RIGOT.
Il suffit.
CÉLESTE, avec impatience.
Mais qu’est-ce que tout cela veut dire ?
CLAUDINE.
Oui !... ces trois dadais qui sont là à nous reluquer, comme des maquignons au marché aux chevaux... ça commence à m’ chiffonnais !
ENDYMION, lorgnant Claudine.
Au fait, il serait temps d’aborder la grande question.
POIRIER.
Et de nous expliquer...
RIGOT.
Pourquoi je vous ai fait venir ?... Pour épouser mes nièces.
CLAUDINE, se récriant.
Tous trois ?
CÉLESTE, à part.
Ô Oscar !...
LES TROIS COUSINS.
Épouser !...
RIGOT.
Veuillez vous asseoir !...
Ils s’asseyent.
CLAUDINE, à part.
Ah !... mais nous allons voir !...
Endymion veut s’asseoir entre Claudine et Céleste, Petit-Pierre tire sa chaise.
ENDYMION, tombant.
Oh !
CLAUDINE, se retournant.
Il est tombé quéte chose...
ENDYMION, confus.
Pardon !... c’est unique... je croyais avoir placé la chaise !...
CÉLESTE, froidement.
Il n’y a pas de mal.
ENDYMION, se frottant les reins.
Mais je l’espère !
À part.
C’est fort désagréable !... une manière de se présenter, sous un faux jour !
PETIT-PIERRE, bas.
Vout’ montre n’est pas dérangée ?... Regardez donc !
Tout le monde s’est rassis.
RIGOT, d’un ton paternel.
Mes chères nièces ! et vous, mes chers neveux ! car j’aime à vous appeler déjà de ce nom paternel !... à mon début dans le monde, je n’ai pas été gâté par ma famille !... Les uns m’ont fermé leur cœur ; les autres m’ont fermé leur porte ; tous m’ont fermé leur bourse !... Je n’imiterai pas leur généreuse bienveillance ; je reviens riche de plusieurs millions, et j’en donne un pour dot à mes nièces.
TOUS.
Un million !
POIRIER.
Quelle générosité !
GALIFET.
Quel oncle magnanime !
ENDYMION, lorgnant le femmes.
Quel cœur d’or !... Ces dames n’ont pas besoin... elles sont charmantes toutes deux !... un million ! saperlotte !
CLAUDINE, à Céleste.
Quoi que c’est qu’ ça un mignon ?
PETIT-PIERRE, bas.
Des tas d’ gros sous !
CÉLESTE, à part.
Ceci change la question !
GALIFET, se levant, et à Rigot.
Cher cousin !
POIRIER, de même.
Vertueux cousin !
ENDYMION.
Dernier des Mohicans ! comment vous prouver notre reconnaissance ?
RIGOT, à demi-voix.
Dame, si vous aviez une pièce de vingt-quatre sous. Vous êtes bien sûr de n’avoir pas retrouvé ?...
POIRIER.
Bon !
GALIFET.
Encore !
ENDYMION.
Qu’est-ce qu’il a donc, avec sa pièce de vingt-quatre sous ?
BABOLIN, bas.
Ne faites pas attention ! c’est son dada !
ENDYMION.
Il aura fait des pertes... quelque faillite en pièce de vingt-quatre sous ?
BABOLIN.
Mais le million est là, en bonnes valeurs ! je l’ai vu.
ENDYMION.
Et c’est tout ce qu’il nous faut !
Se retournant vers Rigot.
Un million pour chacune !
RIGOT.
Du tout ! je n’ai pas dit ça ! je donne un million à l’une de mes nièces !
ENDYMION.
Et à l’autre ?
RIGOT.
Mon amitié et ma bénédiction !
ENDYMION.
Sa vie durant ?
POIRIER.
Les frais d’enregistrement ne seront pas chers !
ENDYMION.
Alors, il n’y en a qu’une à marier !... et quelle est l’infortunée qui possédera ce misérable million ?...
RIGOT.
Devine si tu peux, et choisis si tu l’oses !... Moi-même je l’ignore ; la vérité est contenue dans cette donation que maître Babolin ne vous fera connaitre que lorsque les deux mariages seront convenus et arrêtés !
Il remet à Babolin un papier plié et cacheté.
TOUS, se levant.
Est-il possible !
POIRIER.
Comment choisir à l’aveuglette ?
GALIFET.
Risquer de donner dans le pot au noir !
ENDYMION.
Se trouver entre deux selles !
RIGOT.
Du tout ! Comme il faut un temps moral pour s’apprécier, pour se connaître, pour que les deux plus aimables se fassent adorer, je vous donne jusqu’au dîner ; nous signerons avant de nous mettre à table.
CLAUDINE.
Ah ! mais, ah ! mais, ah ! mais... si on avait un amoureux !
CÉLESTE, de même.
Si on se révoltait !
RIGOT, froidement.
Vous ne vous marieriez jamais ni l’une ni l’autre !... Je suis votre bon oncle... vous ne dépendez que de moi... et la moindre hésitation vous exposerait à mourir filles !
CLAUDINE.
Mourir fille ! oh ! là, là !
CÉLESTE, à part.
Ah ! je ne crains rien !... mais un million ne se rencontre pas si souvent dans cette vallée de larmes... Si on pouvait... Ô Oscar ! ma position est bien délicate !
PETIT-PIERRE, bas à Claudine.
Il n’y a que c’ moyen-là... j’ vas t’attendre.
Il sort.
RIGOT, aux concurrents.
Allons, messieurs...
Air : Je suis un chasseur plein d’adresse.
Livrez-vous à la sympathie !...
L’amour vous inspire déjà ;
Dans cette union assortie,
Oui, c’est lui seul qui parlera.
CÉLESTE, à part.
Dois-je retourner à la ville ?
CLAUDINE, à part.
Vers mon village, moi, je file !
CÉLESTE, à part.
Mon Oscar m’en remerciera !
CLAUDINE, à part.
Oui, P’tit-Pierre m’y rejoindra !
RIGOT.
Heureux amants, heureux époux,
N’ vous trompez pas, décidez-vous,
Tous les cœurs vont voler vers vous !
CLAUDINE, en s’esquivant.
Va-t’en voir s’ils viennent, Jean !
RIGOT, en sortant.
Avant diner, messieurs...
Rigot sort ; dès qu’il a disparu, Céleste et Claudine s’esquivent chacune d’un côté différent.
Scène IX
ENDYMION, POIRIER, GALIFET
Ils se regardent un moment en silence.
GALIFET.
Eh bien !
POIRIER.
Hein ?...
GALIFET.
Ma foi !...
POIRIER.
Voilà bien l’aventure la plus fantastique !
ENDYMION, chantonnant entre ses dents un air italien.
Di piacer mi baza il cuor...
POIRIER, à Endymion.
Qu’est-ce que vous dites, monsieur Endymion ?
ENDYMION.
Qu’on se moque de nous.
GALIFET.
Certainement !... cet homme est fou.
POIRIER.
C’est un escroc.
ENDYMION, tranquillement.
Une canaille !... Ce n’est pas pour l’argent, je n’y tiens pas ; mais cette clause est d’une profonde immoralité, et je tiens aux mœurs avant tout.
GALIFET.
Moi, je voulais une femme pour avoir une dot, et une dot pour avoir une étude ; si je tombe sur la bénédiction du Canadien !... qu’est-ce que vous voulez que j’achète avec cela ?
POIRIER.
Moi, messieurs, je ne tenais qu’à mes malheureux douze cents francs, cinq pour cent bien intacts ; avec un million de dot, je devenais éligible, je me faisais nommer député !
ENDYMION.
Vous perdez le sens.
POIRIER.
Au contraire, je l’aurais, et je pourrais parler contre la conversion, contre cette maudite conversion qui est suspendue sur notre tête comme un glaçon la veille du dégel.
ENDYMION.
Et vous craignez la débâcle ?
POIRIER.
Parbleu ! elle est inévitable ; comme je leur disais, la mesure tombe à faux... suivez-moi bien... Si vous prenez du cinq pour cent, le quatre et demi que vous donnez en échange, se trouvant augmenté du capital que le trois aurait acquis, en perdant l’intérêt des cinquante centimes que vous reportez sur l’amortissement du cinq, en y ajoutant les vingt pour cent du capital... Ça ne vous paraît peut-être pas bien clair, mais il ne faut pas que cela vous effraie, ceux qui ont approfondi la question étaient comme vous dans le premier moment.
GALIFET.
Et maintenant ils n’en sont guère plus avancés.
ENDYMION.
Tout ce que je comprends, c’est que du quatre et demi ne peut pas être du cinq.
POIRIER.
Voilà toute la question, mon cher, et c’est ce qui me fait frémir ; l’arithmétique elle-même est bouleversée.
Air : Un forfait épouvantable (Fanchon).
Vers l’an mil sept cent quarante
Mon aïeul magistrat,
Possédait par contrat
Dix mille livres de rente
Bien assurés sur l’état !...
Mais plus l’état est prospère,
Plus ses rentiers font maigre chère.
Le system’ de Law
Nous mit tous à l’eau,
Terray nous rogna de nouveau !...
Puis le tiers consolidé
Fut accordé :
Ce procédé
N’ consolida guère
Notre affaire.
Parlé.
Et maintenant, v’là la conversion, la réduction, l’abomination de la désolation.
Reprenant.
Si ça va
Comm’ ça,
J’vois qu’ mes enfants,
Avec le temps,
Touch’ront néant...
En cinq pour cent !...
Et jugez donc : si je tombe sur le mauvais numéro... je me trouve avec une femme de plus, des ventes de moins, et un pied de nez... ça n’est pas proposable.
ENDYMION.
Sans compter que ses nièces ne sont pas déjà si...
GALIFET.
Des tournures assez...
POIRIER.
Un esprit complètement... fi !
GALIFET.
Foin !
ENDYMION.
Pouah !
GALIFET.
Ma foi, mon parti est pris, je renonce aux deux nièces, je renonce au million !... Qu’est-ce qui n’a pas un million ?... serviteur, messieurs.
Il sort par la droite.
POIRIER.
Il a raison, c’est un jeu de dupes ; si on pouvait seulement deviner ; mais du moment qu’on ne peut pas deviner, c’est absolument comme si on ne savait rien ; aussi, ma foi, je fais comme lui, je renonce au million, je pars. Bonne chance, monsieur Endymion.
Il sort par la gauche.
ENDYMION.
Ils m’ouvrent les yeux ; le vieux cacique se trouvera joliment attrapé ; j’y renonce aussi au million, je m’évapore comme les autres. Good night.
Il sort par le fond. Au même instant, Galifet reparaît par la droite.
GALIFET, à lui-même.
Un million ! cependant ça mérite considération ; il y a là-dedans quatre ou cinq belles études.
POIRIER, reparaissant à gauche.
Un million, cependant ça mérite... c’est pourtant bien dur de renoncer... quand ça ne serait que du trois pour cent...
ENDYMION, reparaissant au fond.
Oh ! quelle découverte ! maintenant qu’ils sont partis, avec un peu d’adresse le million m’appartient.
Ils lèvent le nez tous les trois à la fois et s’aperçoivent.
TOUS TROIS.
Comment ! c’est vous !
ENDYMION.
Girouettes ! fi ! foin ! pouah ! et les voilà !
On entend un grand éclat de rire de côté.
POIRIER.
Hein ! qu’est-ce qui se permet de rire à gorge aussi déployée ?
GALIFET.
C’est très ridicule.
ENDYMION, riant aussi.
Quelque perroquet ! Bah ! le mieux est d’en faire autant, et de convenir que nous avons tous trois le million en tête.
POIRIER.
Que ne l’avons-nous en poche !
ENDYMION.
C’est à quoi il faut travailler ; j’y remords.
GALIFET.
Moi aussi.
POIRIER.
J’y remords comme un enragé ; mais comment savoir laquelle des deux ?... Ah ! je flotte, je flotte.
GALIFET.
Moi, je barbotte.
ENDYMION.
Et moi je suis fixé.
POIRIER.
Bah ! vous savez qui ?
ENDYMION, à part.
Donnons-leur le change.
GALIFET.
Mais dites-nous donc...
ENDYMION.
Ah ! chacun pour soi, messieurs, je n’irai pas vous...
Comme se parlant à lui-même.
Mais ce que j’ai entendu, la manière dont le vieux Chactas la regardait ; il est clair que Céleste était sa dernière pensée, d’autant qu’une paysanne est trop hétérogène pour que la réflexion venant corroborer la conséquence du syllogisme paradoxal qui se trouve en raison inverse de la majeure.
GALIFET, qui a écouté attentivement.
La majeure ! c’est Céleste !
POIRIER.
Céleste !
GALIFET.
La Parisienne...
POIRIER.
La Parisienne...
Il chante.
en avant, marchons !
ENDYMION, voulant les arrêter.
Dieu ! je me suis trahi... messieurs, vous n’abuserez pas...
POIRIER.
Laissez donc, chacun pour soi.
GALIFET.
Céleste m’appartiendra.
POIRIER, avec une quinte de toux.
Je cours la séduire.
ENDYMION, fièrement.
Vous m’en rendrez raison.
ENSEMBLE, en se disputant.
Air : Sur ses pas je vais courir (Cliffort).
Croyez-vous donc me faire peur
Avec cet air moqueur ?...
Si vous avez du cœur,
Nous nous verrons au champ d’honneur !
Oui, l’un des deux bon gré mal gré
Restera sur le pré !
Monsieur, je vous tuerai,
C’est moi qui l’épouserai !...
Poirier et Galifet sortent.
Scène X
ENDYMION, seul, chantant
Di piacer mi baza il cuor.
Bravo ! ils vont courtiser la vieille, je les pousse dans l’abîme, car maintenant je suis sûr que c’est la petite ; je leur ai dit que c’était la vieille, et pas du tout, c’est la jeune... Ce papier tombé de la poche de l’habitant du Connecticut, et que j’ai saisi subtilement, c’est un fragment de lettre déchirée, datée d’hier, c’est très récent ; par exemple, je ne sais pas ce qu’il a fait de l’autre morceau.
Lisant.
« Mon cher ami, je vous ai die qu’à mon départ pour le Canada, j’avais envoyé... »
À lui-même.
Ce qu’il a envoyé manque
Lisant.
« Le soleil du Missouri m’a donné...»
À lui-même.
Ce qu’il lui a donné manque, c’est sur l’autre morceau
Lisant.
« Bien heureuse ma nièce Céleste, si elle a de moi seulement la plus petite pièce de monnaie, et alors... »
À lui-même.
Tout le reste manque ; c’est évident, la bienheureuse Céleste n’a rien, et c’est la paysanne, la villanella, qu’il faut fasciner ; en deux regards l’affaire est faite...
Regardant de côté.
La voilà qui se glisse entre les arbres, ne l’effrayons pas.
Il remonte.
Scène XI
ENDYMION, de côté, CLAUDINE
CLAUDINE, à part.
Me v’là bé avancée ! la grille est fermée ! pas moyen de s’en sauver ! et c’ pauvre Petit-Pierre à qui qu’ j’ai dit de m’attendre à la Truie qui file pour partir ensemble !
ENDYMION, à part.
Son petit cœur est agité, je crois qu’elle me cherche !
CLAUDINE, à part.
Comment donc faire pour m’ débrrasser d’ ces trois épouseux qui sont plus tenaces que d’ la glu à prendre les moigniaux ? Y a ben le vieux qui tremblote, il voulait roucouler tout à l’heure : j’y ai glissé une bourde, que j’avais eu des tas d’amoureux : j’en ai mis plus que moins ; n’y a pas de danger ! j’ crois qu’il renoncera, il s’ grattait le front en s’en allant ; mais y a le p’tiot...
Apercevant Endymion.
Oh ! le v’là !
ENDYMION, s’approchant.
Procédons à la fascination !
Il la regarde langoureusement.
CLAUDINE, à part.
Queu drôle d’ mine qu’il m’ fait ! est-ce qu’il a la cocotte ?
ENDYMION, à part.
Cet cil-là est un peu fatigué, je vais passer de l’autre côté.
Il passe de l’autre côté et la regarde plus langoureusement.
CLAUDINE, à part.
Pourquoi donc qu’il louche comme ça ?
ENDYMION, soupirant.
Ah !
CLAUDINE, l’imitant.
Oh !
ENDYMION.
Ouf ! elle correspond.
Haut et d’un ton sentimental.
Claudine, serait-il donc vrai que ce soupir eût trahi votre cœur ?
CLAUDINE, jouant l’embarras.
Bédame !
ENDYMION.
Bédame ! que ce bédame est délicieux de grâce et de candeur !
À part.
Je l’enivre !
Haut.
Nous ne le haïssons donc pas trop, ce scélérat d’Endymion ?
À part.
Je l’enivre toujours.
CLAUDINE.
Bédame !
À part.
Oh ! l’histoire de la veuve Guillochard ! si j’osais... pourquoi pas ? il n’a pas l’air fort, tout de même.
ENDYMION, tendrement.
Nous disions donc, ma reine...
CLAUDINE, riant niaisement.
Hé ! hé ! bé sûr que vous êtes le plus beau quand vous êtes seul ; mais maugré ça, je n’ vous aime point.
ENDYMION, surpris.
Bah !
CLAUDINE.
Du tout ! du tout ! du tout !
ENDYMION.
C’est particulier.
Se frottant les yeux.
Est-ce qu’il y aurait quelque chose de dérangé dans le rayon visuel ?
CLAUDINE.
Faut pas qu’ ça vous fâche, j’ai jamais aimé un homme, mé...
ENDYMION, plus étonné.
Ah ! cela tient sans doute à une fierté de caractère !
CLAUDINE, baissant la voix.
Non... j’ sais pas... ou peut-être un secret que je soupçonne et que j’ vous dirais ben si vous n’étiez pas si bavard.
ENDYMION.
Un secret ? parle vite !
CLAUDINE, de même.
M’n’ unque ne veut doter qu’une seule de ses nièces ; pourquoi ?
ENDYMION.
Oui, pourquoi ?
CLAUDINE.
Je vous le demande ?
ENDYMION.
Mais non, c’est moi qui te le demande.
CLAUDINE.
Peut-être ben qu’il n’en a qu’une.
ENDYMION.
Bah !
À part.
Je tiens le fil !
Haut.
Voyons, voyons, parle, ma petite.
Tandis qu’il l’encourage, Petit-Pierre paraît.
Scène XII
ENDYMION, CLAUDINE, PETIT-PIERRE, au fond
PETIT-PIERRE.
Je m’ennuie de l’attendre à la Truie qui file... je suis revenu par la petite brèche du parc.
Les apercevant tous deux.
Qu’est-ce que je vois là avec c’ godelureau ? si j’ pouvais m’huchais dans un coin...
Il se met derrière un grand fauteuil.
ENDYMION, à Claudine.
Ne crains rien, te dis-je.
CLAUDINE, à elle-même.
Au fait, qu’est-ce que je risque ?
Haut.
Voyez-vous, ça me ferait penser que c’est vrai, et je crois que mon oncle se doute de l’affaire.
ENDYMION.
De quelle affaire ?
CLAUDINE.
De celle-là.
ENDYMION.
De celle-là ? Ah ! bien ! bon ! l’affaire en question... je te suis parfaitement.
CLAUDINE.
Parce qu’à l’époque de ma naissance, c’était le fort d’ la guerre ! l’empereur avait toujours besoin de soldats.
PETIT-PIERRE, à part.
Tiens ! ils causent politique !
ENDYMION.
Que diable l’empereur a-t-il à voir là-dedans ?
CLAUDINE.
J’ sais pas ; mais ma pauvre mère, ça lui faisait des peurs... et il paraît qu’à mon baptême il s’est passé des choses...
ENDYMION.
Avec l’empereur ?
CLAUDINE.
Mais non...
ENDYMION.
Le fil se casse... mais quelles choses ? ça s’embrouille de plus en plus.
CLAUDINE.
C’est l’ bedeau qui me l’a dit.
ENDYMION.
Quoi !
CLAUDINE.
C’ que j’ vous rapporte.
ENDYMION.
Au sujet de...
CLAUDINE.
De l’affaire...
ENDYMION.
Toujours la même ? bon ! bien ! voilà que cela s’éclaircit.
CLAUDINE.
Oui, pour me sauver d’ la conscription.
PETIT-PIERRE, à part.
La conscription !
ENDYMION, la remarquant.
La conscription, à présent ! je n’y suis plus du tout ! elle est idiote, cette petite !
Haut.
Mais, ma chère, la conscription, ça ne regarde pas les filles.
PETIT-PIERRE, à part.
C’est ce que j’allais me dire.
CLAUDINE.
J’ sais ben ; mais les garçons, ça les regarde.
PETIT-PIERRE, à part.
Les garçons !
ENDYMION, la regardant d’un air stupéfait.
Les garçons ! comment ! est-ce que tu serais... ?
CLAUDINE.
J’ sais pas ; mais...
PETIT-PIERRE, à part.
En v’là ben d’une autre !
ENDYMION, la regardant d’un air hébété.
Il serait possible !... j’aurais été sur le point... j’en ai le frisson.
PETIT-PIERRE, à part.
Et moi, la chair de poule.
ENDYMION, à part.
Je me rappelle effectivement avoir lu dans un journal une substitution de ce genre.
CLAUDINE.
Après ça, c’est peut-être des histoires, mais je me souviens que, tout petit, le bedeau me faisait toujours chanter au lutrin.
Chantant avec une grosse voix.
Ah ! ah ! ah ! ah !
ENDYMION.
Dieu ! quelle basse-taille !
CLAUDINE.
Et quand j’ menais les chevaux à l’abreuvoir, ah !
Air : Nargue des vents et de l’orage. (Capitaine de vaisseau.)
Faisant la grosse voix.
Plus d’an’ beanté d’ village,
M’ suivait douc’ment
En se disant :
Quelle adress ! quel courage !
Claudin’ c’est imprudent !
Voix ordinaire.
Puis, le dimanch’, quand on v’nait à la danse...
Je n’ peux pas dir’ c’ que tout bas j’éprouvais !
Si mon danseur me lorgnait en cadence,
Je l’ régalais de deux ou trois soufflets,
Et quand un’ fill’ s’ moquait d’ mon innocence...
En tapinois soudain je l’embrassais...
Reprenant sa grosse voix.
Puis, sur le tambour du village
J’ faisais fièr’ment Le roulement...
J’ voulais avec courage
Suivre chaqu’ régiment !...
ENDYMION.
Oh ! plus de doute, j’allais faire une belle bêtise !
Regardant le fragment de lettre de Rigot.
Et ce vieux Natchez qui ne sait pas même le sexe de ses proches parents ! crétin ! va !
Il roule le papier avec dépit et le jette par la fenêtre.
CLAUDINE, à part.
Il y mord.
ENDYMION, à part.
Mais, pour en être plus sûr, une dernière épreuve ! feignons de vouloir l’embrasser, je verrai bien tout de suite.
Se rapprochant.
C’est une plaisanterie, une facétie, j’en suis certain, et ce baiser...
CLAUDINE, lui donnant un coup sur les doigts.
À bas les pattes !
ENDYMION, la poursuivant.
Ça ne m’effraie pas !
CLAUDINE, à part.
Oh ! la ! là !
Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.
N’y venez pas !
ENDYMION.
Défense inutile !
Oui, mon amour triomphera !
Au lieu d’un, je t’en donn’rai mille !...
Petit-Pierre, tandis qu’Endymion veut embrasser Claudine, placée devant le fauteuil, se lève sans être vu, et d’un coup de poing enfonce le chapeau d’Endymion sur ses yeux, et se tapit de nouveau derrière le fauteuil.
ENDYMION, criant.
Ah ! quel atou !
CLAUDINE.
Quoi donc qu’il a ?
ENDYMION, cherchant à ôter son chapeau.
À cette preuv’... je dois me rendre !
C’est un garçon, et chacun le croira...
Car la beauté n’a jamais su s’ défendre
Avec un’ poign’ de c’te forc’-là !...
Ça m’a rabroué le nez ! Je suis sûr qu’il est enflé !
CLAUDINE, le regardant.
Dieu ! s’il est possible d’arranger un homme comme ça !
ENDYMION.
C’est égal ! mon gaillard, je te pardonne ; mais ne dis à personne ce que tu m’as confié !
À part.
Je lui renverrai les autres : il faut qu’ils en aient leur part ; il les arrangera bien ! mon nez enfle à vue d’œil !
Haut.
Compte sur ma reconnaissance. Puisque sur deux nièces il y a un neveu, il est clair que c’est l’autre.
À lui-même.
Si je pouvais trouver un peu de guimauve ! Mais je n’ai fichtre pas le temps ! courons refasciner la vieille !
Il sort en se tenant le nez.
Scène XIII
CLAUDINE, puis PETIT-PIERRE
CLAUDINE, à part.
Et de deux ! allais, allais, marchais ! Le troisième ne sera peut-être pas plus méchant !
PETIT-PIERRE, reparaissant.
J’en ai les bras et les gambes comme si j’avais reçu une volée à bout portant !
CLAUDINE.
Tiens ! c’est toi, Petit-Pierre ?
PETIT-PIERRE.
Oui, que c’est moi !
Entre ses dents.
Galopin !
CLAUDINE.
Viens donc vite, j’en ai à te conter.
PETIT-PIERRE.
Inutile, j’en sais assez.
Avec dignité.
D’abord, je te prie de ne plus me tutoyer, gamin, et d’aller jouer avec tes pareils !
CLAUDINE.
Plaît-il ?
PETIT-PIERRE, le cœur gros.
Oui, parce qu’on a une petite mine doucette, un petit nez et des yeux qui n’ sont pas de vot’ sesque, on se permet de tromper un honnête garçon ! Savoyard ! va ! blanc-bec ! moutard !
CLAUDINE.
Comment ? est-ce que tu aurais entendu ?
PETIT-PIERRE, pleurant presque.
Oui, oui, oui, que j’ai tout entendu, que j’en ai des envies de t’assommer ! car j’aurai beau faire, vois-tu, ta satanée figure me poursuivra toujours. Pourquoi qu’ tu t’es pas engagé réfractaire ?
CLAUDINE, riant.
Ah ! ah ! réfractaire ! comment tu crois que j’ suis...
PETIT-PIERRE.
Pardine !
CLAUDINE, le regardant tendrement.
Bêta !
PETIT-PIERRE, à part, un peu radouci.
Allons, voilà encore son diable de regard en zigzag !
CLAUDINE, se rapprochant.
Comment ! tu repousses ta petite Claudine ?
PETIT-PIERRE.
Ne me fisque pas ! ne me fisque pas !
CLAUDINE, d’une voix douce.
Tu ne reconnais plus sa voix ?
PETIT-PIERRE.
Oui, la grosse qui est derrière
Il chante comme au lutrin.
ah ! ah ! ah !
CLAUDINE.
Tu ne veux pas me croire, quand je te jure que je n’ai jamais été que Claudine, que je suis toujours Claudine ?
PETIT-PIERRE, la regardant en dessous.
Toi ? tu es Claudine ? tu en es bé sûre ?
CLAUDINE.
C’te question !
PETIT-PIERRE, d’un œil sournois.
J’ veux des preuves !
CLAUDINE.
Ah ! mais...
PETIT-PIERRE.
J’veux pas encore acheter chat en poche !
CLAUDINE, le câlinant.
Eh bien ! si j’étais un garçon, est-ce que j’aurais cette main-là ?
PETIT-PIERRE, à part.
Au fait, elle est bé blanche, bé mignonne ; mais c’est pas une preuve !
CLAUDINE, lui marchant sur le pied.
Et ce pied-là ?
PETIT-PIERRE, souriant.
C’est vrai que le mien en f’rait douze comme lui ! mais c’est pas encore une preuve !
CLAUDINE.
Ah ! dam ! je n’ sais plus ! Mais près de toi est-ce que mon cœur battrait comme ça !
Elle lui place la main sur son cœur.
PETIT-PIERRE, joyeux.
Oh ! là ! là ! ça tricote, ça tricote comme une roue de moulin dans les grandes eaux !
Avec transport.
Oh ! Claudine, si tu me jurais...
La regardant et poussant une exclamation.
Ah ! que j’étais bête ! je n’y pensais pas ! bé sûr que c’est une fille !
Se passant la main sur le menton.
Rien ! absolument rien ! pas plus que sur ma main.
À Claudine.
Mais alors pourquoi ce tas d’histoires à l’autre ?
CLAUDINE, lui donnant une tape à chaque mot.
Pour le dégoûter d’ mé.
PETIT-PIERRE, enchanté.
Hé ! hé ! hé !
CLAUDINE, avec une tape plus forte.
Pour m’ conserver à té.
PETIT-PIERRE, se frottant le bras.
Hé ! hé ! hé ! elle m’ câline, elle m’ câline !
CLAUDINE, de même.
Et pour épouser un vilain qui n’ mérite pas la moitié de l’amour qu’on a pour lui !
Elle lui donne un soufflet.
PETIT-PIERRE, charmé.
Oh ! v’là-t-il une bonne caresse ! je la reconnais tout-à-fait !
DUO NORMAND.
Air nouveau (musique de Amédée de Beauplan).
Oui, c’est bé toi, ma bonn’ Claudine,
Oui, c’est bé toi que je revois :
V’là bé ta drôle de petit’ mine
Et ton sourire un peu sournois,
À quoi que j’ peu sais, dis-moi donc,
De t’ prendr’ pour un garçon,
Avec ce regard fripon,
Avec ces beaux petits yeux
Si fins, si malicieux,
Et c’te peau de satin
Qui vous démang’ la main !
Ah ! je vois bé que j’m’abusais !
Ah ! je vois bé que j’ me trompais !
J’ te reconnais, (bis.)
Et de plaisir je sauterais,
Oui, comme un’ plum’ j’ m’envol’rais !
Drin di drin di. Dieu que je suis aise !
Faut qu’j’ dansions à la mod’ de Falaise...
Ti dera lan la, etc.
Ils dansent tous deux sur le refrain et le chantent ensemble.
Deuxième couplet.
Vois-tu d’ici c’ t’ aut’ Nicodème ?
Quand l’ pot aux ros’s s’ra découvert,
Allong’ra-t-ell’ sa face blême !
Il en d’viendra bleu, jaune et vert...
À quoi qu’j’ pensais, qu’il dira,
De jouer à c’ jeu-là
Avec c’te fin’ mouch’ que v’là !
Il s’arrach’ra les cheveux
Et s’ poch’ra les deux yeux,
Tant mieux, mon doux Jésus,
Ça fait qu’il n’ te r’luqu’ra plus !
Marchais, passais votre chemin,
Rien dans les poch’s, rien dans la main !
Qu’ ça vous apprenn’, pour votre bien,
À ne plus prendre, beau Parisien,
Du beurre pour du bon chrétien ;
Drin di drin di, etc.
Après le duo on entend sonner cinq heures.
PETIT-PIERRE.
Dieu ! j’oubliais... voilà l’heure ! et si t’étais choisie !
CLAUDINE.
Bah ! il y en a déjà deux de côté, et j’espère que le troisième...
Scène XIV
CLAUDINE, PETIT-PIERRE, GALIFET, puis POIRIER, puis ENDYMION
GALIFET, accourant.
Me voilà ! me voilà !
POIRIER, accourant aussi d’un autre côté.
J’arrive à temps !
GALIFET.
Pour vous présenter...
POIRIER.
Mon hommage ! J’ai la rate...
CLAUDINE, interdite.
Comment ! vous y revenez ?
GALIFET.
Je crois bien !
À part.
Le notaire m’a fait un signe.
POIRIER.
Et moi cet avis qui m’est tombé du ciel par cette fenêtre.
Il montre le papier roulé qu’Endymion a jeté ; prenant la main de Claudine.
Je suis fixé !
CLAUDINE, désolée.
Faut-il avoir du guignon !
PETIT-PIERRE.
C’est à se casser la tête !
ENDYMION, paraissant, et à part.
Bravo ! j’étais sûr de les retrouver ! j’ai un nez pour cela !
Le tâtant.
Il enfle toujours ! Attention ! voici le chef des Osages.
Scène XV
CLAUDINE, PETIT-PIERRE, GALIFET, POIRIER, ENDYMION, RIGOT, CÉLESTE, BABOLIN, CONVIVES, PLUSIEURS DAMES INVITÉES, LE NÈGRE, au fond
CHŒUR.
Air : À ce joyeux festin (Polly).
De l’hymen et du bal
Voici l’heureux signai !
Sort propice ou fatal,
Qui doit-on éconduire ?
Et qui faut-il inscrire
Au livre conjugal ?
RIGOT.
Jeunes amants, heureux époux, votre choix est-il fait ?
POIRIER.
Il y a longtemps !
Désignant Claudine.
Voici !
GALIFET, de même.
Voilà !
ENDYMION, à part.
Enfoncés !
RIGOT, riant.
Diable ! Claudine, tu auras à choisir !
CLAUDINE.
Oui, pour tomber de fièvre en chaud mal !
PETIT-PIERRE, bas.
Prends l’ plus vieux, tu en seras plus tôt quitte.
RIGOT, à Endymion.
Et vous, jeune homme... Ah ! mon Dieu, vous avez un commencement d’érésipèle ?
ENDYMION.
Ne faites pas attention, c’est l’agitation.
À part.
Ça commence à me gêner la vue !
Haut.
Moi, cousin, j’ai laissé parler mon cœur, et c’est à madame
Montrant Céleste.
que j’offre ma main et sa fortune !
CÉLESTE, à part.
Ô Oscar ! oserai-je avouer... ?
RIGOT.
Il suffit.
À Babolin.
Notaire, lisez la donation.
GALIFET.
Le cœur me bat !
POIRIER.
La main me tremble.
PETIT-PIERRE.
J’ai des frémis dans les pieds !
ENDYMION.
Ça me bat sous l’œil à présent !
RIGOT.
Silence, mesdames !
CLAUDINE.
Nous n’avons pas ouvert la bouche !
BABOLIN, à part.
Item, je passe le protocole !
Lisant.
« Comme ma nièce Claudine Camuzot...»
ENDYMION, à part.
Sa nièce il y tient ! astucieux Mohican, va !
BABOLIN, continuant.
« N’a pas reçu par une éducation brillante, des moyens assurés d’existence... »
CÉLESTE.
C’est elle !
ENDYMION, à part.
Ah ! diable ! est-ce qu’on m’aurait trompé ?
BABOLIN, lisant.
« Mais d’un autre côté, comme ma nièce Céleste Rigot... »
CÉLESTE, avec espoir.
Ah !
BABOLIN, lisant.
« A besoin de soutenir son rang... »
GALIFET, se levant.
C’est l’autre !
POIRIER, de même.
Nous sommes volés !
GALIFET, courant aux pieds de Céleste.
Un moment, permettez.
POIRIER, de même.
Je croyais être aux pieds de madame, j’ai la vue basse !
ENDYMION, criant.
Ne nous mêlons pas ! je suis le premier en date.
RIGOT, d’un air de pitié.
Comment, ma pauvre Claudine, personne ne veut plus de toi !
PETIT-PIERRE, vivement.
Si fait ! j’en veux bien, mé ! quel bonheur qu’elle n’ait rien donnez-la-moi, monsieur Larigot, je travaillerai pour elle, pour moi, pour vous ! je ne veux rien qu’ ma Claudine, et si j’avais d’l’argent, c’est cor mé qui vous donnerais du retour !
CLAUDINE, lui sautant au cou.
Mon bon P’tit-Pierre !
RIGOT, un peu ému.
Voilà le premier que je rencontre diable de rustre !
Aux trois autres.
Personne ne réclame, messieurs ?
TOUS.
Personne !
RIGOT.
Une fois, deux fois ? adjugée !
Lui passant Claudine.
Elle est à toi !
PETIT-PIERRE, sautant.
Oh ! quelle joie !
CLAUDINE, embrassant tout le monde.
Et moi donc j’en pleure comme une bête, comme vous, m’ no nque et la compagnie !
ENDYMION, riant à part et se tenant les côtés.
Cet autre imbécile qui va se trouver marié à... j’empêcherai ça, ce serait de la dernière inconvenance !
RIGOT.
Achevez l’acte, notaire.
ENDYMION.
À quoi bon ! prononcez, belle dame !
RIGOT, riant.
Attendez !
BABOLIN, lisant.
« Par ces motifs, et vu ma tendresse égale pour mes deux nièces, je donne un million écus tournois à celle qui m’offrira en échange une pièce de vingt-quatre sous ? »
TOUS.
Une pièce de vingt-quatre sous !
ENDYMION.
Là ! encore sa diable de pièce ! c’est une monomanie !
POIRIER.
Comme c’est petit, une pièce de vingt-quatre sous !
ENDYMION.
Mais il n’y en a plus.
CÉLESTE.
C’est sans doute une plaisanterie.
RIGOT.
Non, cordieu ! c’est une pièce de vingt-quatre sous que je veux, bien neuve, bien conservée, et si vous n’en avez ni l’une ni l’autre...
CLAUDINE.
J’en ai ben une, mé ! mais j’ vous la donnerais point, même pour votre mignon... dà...
RIGOT, ému.
Tu en as une, toi ?
CLAUDINE.
Pardine ! que ma mère, quoique bé pauvre, portait avec sa croix que v’là, et qu’elle m’a bien fait jurer de ne jamais m’en séparer.
RIGOT, voulant la prendre.
Il serait possible ! c’est bien elle ! ma pauvre sœur ma bonne Madeleine ! elle ne m’avait pas oublié, elle.
À ceux qui l’entourent.
Oui, riez, vous autres, moquez-vous de moi ; mais voilà le premier moment de bonheur que j’aie éprouvé. Cette pièce de vingt-quatre sous que je désirais tant retrouver, c’était un souvenir du seul bienfait que j’aie jamais reçu ! Chassé par ma famille, seul au Havre, sans le sou, je ne savais où donner de la tête, lorsqu’un petit marchand colporteur, qui venait du pays, me remit un louis d’or, vingt-quatre livres, dans un chiffon de papier, en me disant : C’est de la part d’un de vos parents qui ne veut pas se nommer ! Ce louis, pauvre sœur ! c’étaient toutes ses économies ! ce louis, il a fait ma fortune ! Je commençai par vendre des cure-dents, des aiguilles, des petits couteaux !... Plus tard j’ai armé des navires et vendu des forêts ! Mais, prêt à quitter le Havre, je retrouvai mon petit colporteur : Je m’embarque, lui dis-je, voilà mon premier bénéfice, une pièce de vingt-quatre sous, toute neuve ; je n’y ai gravé qu’un mot, au revoir ! promesse...
Air : Vaudeville des Amazones.
Tiens, remets-la... tu m’en fais la promesse...
À ce parent qui n’ veut pas se nommer...
Comm’ souvenir qu’il la garde sans cesse,
Peut-être un jour j’irai la réclamer...
Pour m’acquitter j’irai la réclamer !...
À lui-même et regardant la pièce avec attendrissement.
Ce mot, qu’alors traça ma main émue...
Le voilà bien... au revoir !... mais, hélas !...
Ma pauvre sœur, je ne l’ai pas revue !...
Serrant Claudine sur son cœur.
Mais je l’embrasse en t’ serrant dans mes bras !...
Claudine, à toi, le million !
CLAUDINE.
À moi !
ENDYMION, criant.
La donation est nulle !
À Rigot.
Mais, malheureux aveugle, ouvrez donc les yeux ! votre nièce est un garçon !
TOUS.
Un garçon !
ENDYMION.
Il me l’a dit lui-même. Allons, Claudine, sois franc, mon petit bonhomme.
PETIT-PIERRE, riant.
A-t-il une ophtalmie celui-là !
ENDYMION.
Ce que tu m’as dit...
CLAUDINE.
Je vous ai dit, je vous ai dit l’histoire de la veuve Guillochard, qui a sauvé son garçon d’la conscription en le faisant baptiser comme une fille ; mais ça me regarde pas, mé !
On rit.
ENDYMION.
Merci !
CLAUDINE.
Du reste ! n’vous désolais pas, cousine, nous partagerons le mignon !
ENDYMION.
Cinq cent mille livres ! c’est toujours ça !
À Céleste.
Belle dame, voilà ma main !
CÉLESTE, noblement.
Je vous rends grâces, messieurs, je suis mariée...
TOUS.
Mariée !
ENDYMION.
Very well !
RIGOT.
Mariée, ma nièce !
CÉLESTE, s’agenouillant.
Mon oncle, pardonnez à une jeune fille sans expérience, je suis mariée secrètement à M. Oscar !
ENDYMION.
Oscar, jeune poète nébuleux, qui fait les articles littéraires dans les Petites-Affiches.
RIGOT, à Céleste.
Mais alors pourquoi vous présenter ?
CÉLESTE.
J’espérais toucher votre cœur.
RICOT.
Et le million du reste, vous étiez majeure, ma nièce, je n’ai rien à dire.
CLAUDINE.
C’est ça, embrassez-la et la compagnie aussi.
RIGOT, prenant Claudine et Petit-Pierre dans ses bras.
Oui, morbleu ! je t’embrasserai ! je vivrai avec vous ! grâce à ces bons petits cœurs, je n’ai plus de haine pour personne, je sens que je reprends ma gaité. Allons, à table, messieurs.
PETIT-PIERRE.
Moi aussi, avec les maîtres ?
RIGOT.
Un peu, mon neveu !
PETIT-PIERRE.
Oh ! jarni, j’ vas reprendre des forces.
CLAUDINE.
Moi, mes sabots.
ENDYMION.
Et moi, la diligence.
Regardant son nez.
Mon nez enfle horriblement !
CHŒUR.
Air : Refrain de l’air de Beauplan.
Vrais Normands,
Vrais enfants de la joie,
Prenons le temps
Comme le ciel l’envoie !
Les écus sont bons,
Mais à vos millions,
Fillett’s et garçons,
Oh ! nous préférons
Nos chansonnettes et nos rigaudons.
CLAUDINE.
Commencement de l’air.
J’allons revoir not’ Normandie...
PETIT-PIERRE, sentimentalement.
L’ pays des pomm’s et des amours !
CLAUDINE.
C’est là que sur l’herbe fleurie...
PETIT-PIERRE.
Le cidr’ coule avec les beaux jours !
CLAUDINE, au public.
Mais près de goûter ce bonheur,
J’éprouve une frayeur
Qui me fait battre le cœur !...
PETIT-PIERRE.
Moi de mêm’, quoiqu’ Normand,
Il m’ sembl’ qu’en vous regardant
C’est un’ vole’ d’ coups de gaul’s
Qui flotte sur mes épaul’s.
CLAUDINE, câlinant.
Avec un mot, un p’tit coup d’ main.
Vous nous calmerez tous, soudain !
PETIT-PIERRE, encourageant le public et d’un air de bonhomie.
Bah ! risquez-le ! ça y est-il ? hein ?...
Nous l’ comprendrons... l’ Normand est fin !...
Et nous r’prendrons not’ vieux refrain...
TOUS DEUX.
Drin di drin di... Dieu ! que je suis aise,
Nous vous r’mercions au nom de tout
Falaise, Les écus sont bons, etc.
TOUS.
Drin di drin di, etc.