La Petite ville (Louis-Benoît PICARD)
Comédie en quatre actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Odéon, le 18 mai 1801.
Personnages
DESROCHES, jeune Parisien
DELILLE, son ami
DUBOIS, leur valet
RIFLARD, habitant de la petite ville
VERNON, habitant de la petite ville
MADAME SENNEVILLE, habitante de la petite ville
MADAME GUIBERT, habitante de la petite ville
NINA VERNON, sœur de Vernon, habitante de la petite ville
FLORE, fille de madame Guibert, habitante de la petite ville
MADAME BELMONT, jeune veuve, cousine de Delille
CHAMPAGNE, valet de madame Belmont
FRANÇOIS, valet de madame Guibert
La scène est aux portes et dans l’intérieur d’une petite ville.
PRÉFACE
Voici ma pièce favorite, et c’est de toutes mes pièces celle où je trouve moi-même les plus grands défauts : mais je crois que c’est aussi celle qui annonce le plus de talent pour la comédie.
Au lieu d’une intrigue, j’en vois trois ou quatre, et c’est pour excuser ce défaut que j’avais d’abord appelé la pièce Comédie épisodique. Les amours et les jalousies de Desroches et de madame Belmont n’inspirent aucun intérêt ; leur reconnaissance est péniblement amenée, et cependant c’est là ce qui semble le nœud de la pièce ; mais je prie le lecteur d’être aussi indulgent que le spectateur, d’oublier madame Belmont et ses amours, pour ne considérer que les originaux de ma petite ville.
Mes deux jeunes Parisiens rappellent encore les Étourdis : mais le caractère enthousiaste de Desroches qui s’enflamme et se refroidit subitement, le caractère raisonnable et railleur de son ami me semblent bien imaginés pour faire ressortir les principales parties de mon tableau.
Grâce à ces deux caractères bien développés dans les premières scènes ; grâce aux détails nombreux et plaisants que j’ai placés dans les rôles de Riflard, de madame Senneville et de Vernon, le premier acte est agréable, et je crois qu’il ne mériterait aucun reproche, sans l’arrivée subite de madame Belmont et de son vieux domestique.
Il y a bien quelque chose à dire à l’intrigue de mademoiselle Nina Vernon ; elle rappelle un peu l’Étourderie, jolie comédie de Fagan, et c’est un accident bien heureux pour moi que Desroches ait la vue basse et ait oublié ses lunettes ; à cela près, le second acte tout entier me paraît bien.
Le troisième acte est le meilleur ; et je crois que je n’ai rien mis au théâtre d’aussi comique que madame Guibert et sa fille.
La pièce était d’abord en cinq actes ; entre le troisième et le quatrième acte actuel il y en avait un consacré à peindre la coquetterie de madame Senneville. Le public m’avertit que cet acte était de trop. Je le retranchai. Il en résulte un peu de confusion dans mon dernier acte, et d’ailleurs c’est dans ce dernier acte qu’il me faut ramener ma voyageuse parisienne, et la faire s’expliquer avec son amant. Aussi, combien cet acte est-il inférieur aux trois premiers ! Il s’y trouve pourtant encore quelques traits de bon comique.
Le passage de La Bruyère, dont j’ai pris une partie pour épigraphe, m’a fourni l’idée de la pièce. Les aventures de mademoiselle Vernon, et les prétentions de madame Guibert sur Desroches sont des anecdotes.
Un journaliste me reprocha de n’avoir peint que la mise, la démarche, en un mot le physique de la province. Il soutenait que les situations et les caractères pouvaient s’appliquer tout aussi bien à Paris qu’aux départements. C’est possible. Je le dis moi-même dans la pièce. Les hommes au fond sont partout les mêmes. Ce sont les habitudes, les usages qui amènent quelques différences entre les mœurs de la province et celles de Paris. Ma principale tâche était de saisir ces différences, et il faut que j’aie été assez heureux dans mes efforts, puisqu’on fit à ma pièce l’honneur de la proscrire dans plus d’une petite ville. Tandis que les bons esprits de l’endroit riaient de ma comédie, plus d’une belle dame m’accusait d’être un auteur sans principes, sans mœurs et sans charité.
ACTE I
Le théâtre représente une jolie campagne ; on voit au fond la petite ville.
Scène première
DESROCHES, DELILLE
DUBOIS, dans la coulisse.
Mais ce n’est pas ma faute, moi ; je dormais sur mon cheval.
DESROCHES, entrant en scène, fort en colère.
Tu dormais ! Est-ce qu’un postillon doit dormir ? Voyez un peu, sur une route aussi belle, verser, briser une roue !
DELILLE, entrant en scène.
Allons, ne voilà-t-il pas un grand malheur ; tu n’es pas blessé ?
DESROCHES.
Il vaudrait mieux que je fusse blessé.
Scène II
DESROCHES, DELILLE, DUBOIS
DUBOIS, entrant en scène.
Ce n’est rien, monsieur, rien du tout ; une roue cassée, l’essieu rompu, voilà tout. Je cours chez le premier charron. Dans deux ou trois petites heures nous nous remettrons en route.
Il sort.
Scène III
DESROCHES, DELILLE
DESROCHES.
Dans trois heures !
DELILLE.
Parbleu, c’est un accident qui ne pouvait arriver plus à propos. Nous voici aux portes de cette petite ville dont je t’ai parlé. Nous avons des lettres pour plusieurs de ses habitants. Nous ne comptions pas nous en servir nous leur demanderons à dîner.
DESROCHES.
Oh, sans doute, nous perdrons là une journée tout entière. Tu vois les choses avec une tranquillité ! Si tu étais aussi pressé que moi de t’éloigner de ce maudit Paris, tu sentirais combien le moindre retard est insupportable, combien je dois être furieux...
Examinant la campagne avec ses lunettes.
Eh ! mais, autant que j’en puis juger avec ma vue courte, voilà un assez joli endroit.
DELILLE.
Ne te l’avais-je pas dit ? Vois-tu cette petite ville située à mi-côte ?
DESROCHES.
On la dirait peinte sur le penchant de la colline.
DELILLE.
Et cette rivière qui baigne ses murs ?
DESROCHES.
Et qui coule ensuite dans cette belle prairie.
DELILLE.
Et cette épaisse forêt qui la couvre des vents froids et de l’aquilon ?
DESROCHES.
La nature semble avoir pris plaisir à embellir, à protéger cette petite ville ; c’est peut-être là que se trouve le bonheur.
DELILLE.
Bon, ne voilà-t-il pas l’enthousiasme qui te prend ! En vérité, mon pauvre ami, tu es un singulier original : la moindre contrariété te met en fureur ; et, aussi prompt à te calmer qu’à t’emporter, tu t’enflammes pour le premier objet...
DESROCHES.
J’ai eu tort, n’est-ce pas, de rompre sur-le-champ mon hymen avec ta chère cousine, cette veuve ingrate, madame Belmont, que je m’en veux d’aimer encore, et de fuir pour m’arracher à cet indigne amour !
DELILLE.
Ce ne serait pas le premier tort que tu aurais eu.
DESROCHES.
Ne l’ai-je pas vue dans cette fête que j’ai eu la sottise de lui donner la veille du jour arrêté pour notre contrat, accueillir, traiter familièrement un inconnu, un jeune officier ? Ne l’ai-je pas surprise en grande conversation tête à tête avec ce même jeune homme ?
DELILLE.
Je ne vois là que des apparences qui peuvent être trompeuses. Fortune, beauté, excellent caractère, ma cousine réunit tout ; et tu pars comme un fou, sans rien approfondir, sans lui demander quel était ce jeune militaire.
DESROCHES.
C’est que j’étais éclairé par mes premières aventures. Des intrigants, des fripons, des joueurs, des coquettes et des prudes, voilà ce Paris que j’abandonne, et loin duquel je veux aller chercher des vertus et le bonheur.
DELILLE.
Si tu cours après ces objets, tu voyageras longtemps. Non que je prétende qu’ils n’existent nulle part ; mais tu changes de façon de penser avec tant de rapidité ! Ce qui te plaît aujourd’hui, à coup sûr demain sera l’objet de ta satire. Jeune, riche, maître de tes actions, tu étais né pour être heureux avec cette chère parente, que je me plais à ne pas croire aussi coupable. Je t’ai vu admirateur de Paris, étonné qu’on pût le quitter un instant ; et maintenant tu voyages sans autre but que de t’en éloigner. Tu pars sans dire adieu à tes amis ; tu me proposes de te suivre, je t’accompagne, mais sans jurer comme toi de ne plus revoir ce Paris où j’ai été trompé comme un autre, où j’ai rencontré aussi des fourbes et des coquettes, mais contre lequel je n’ai pas pris d’humeur pour cela, parce que je sais qu’il y en a partout comme à Paris.
DESROCHES.
Oh ! c’est un peu fort. Écoute : je ne veux pas m’ériger en défenseur langoureux des plaisirs et de la vie champêtre ; mais, par exemple, dans cette petite ville dont nous admirions tout à l’heure la situation pittoresque, peux-tu croire qu’il y ait autant de corruption, autant d’intrigue et de mensonge qu’à Paris ?
DELILLE.
Mais oui. Les vices y sont les mêmes, et d’autant plus misérables, qu’ils s’exercent sur de plus minces sujets. Je n’y connais personne, je n’y suis jamais entré ; mais il me semble voir d’ici la morgue des hommes, les prétentions des femmes, les haines des familles, le regret de ne pas être à Paris, les petites ambitions, les grandes querelles sur des riens, la coquetterie des petites filles, l’esprit sordide et mesquin dans l’intérieur des ménages, le faste ridicule et de mauvais goût dans les repas priés.
DESROCHES.
Oui ; mais le repos, la tranquillité...
DELILLE.
Sauf l’envie, la jalousie, les haines, les caquets, la médisance et la calomnie, dont l’activité est doublée par l’oisiveté, par l’ennui.
DESROCHES.
Bah ! nous voyageons pour nous amuser ; nous avons deux heures à passer ici, et j’ai dans l’idée qu’elles peuvent nous être à-la-fois agréables et utiles.
DELILLE.
C’est ce que je te disais, et ce que tu rejetais avec tant d’humeur avant que ton enthousiasme t’eût saisi.
DESROCHES.
Il faudrait trouver quelqu’un qui nous indiquât le plus court chemin. Il faut bien y aller à pied, puisque notre chaise est brisée.
Ici on entend un coup de fusil.
Qu’est-ce que c’est que cela ?
DELILLE, regardant dans la coulisse.
Il serait assez plaisant qu’à la porte de cette ville, que tu t’imagines l’asile du bonheur et de la vertu, nous fussions attaqués par des voleurs.
DESROCHES.
Où diable vas-tu chercher des voleurs ? Il n’y en a pas dans ce pays-ci.
RIFLARD, dans la coulisse.
Apporte, apporte, Patineau ; là, bien ; là, bon chien !
DELILLE.
C’est un chasseur.
DESROCHES.
L’entends-tu qui cause avec son chien ?
Scène IV
DESROCHES, DELILLE, RIFLARD, en chasseur
RIFLARD, entrant en scène.
Jacques, emmène Patineau ; je ne chasse plus.
DELILLE, appelant.
Écoutez donc, monsieur, monsieur.
RIFLARD.
Mille pardons ; je n’avais pas l’avantage de vous apercevoir du premier abord. Que puis-je, s’il vous plaît, pour votre service ?
DESROCHES.
Indiquez-nous, je vous prie, le chemin le plus court pour arriver à la ville que nous apercevons.
RIFLARD.
Ces messieurs sont des étrangers et des gens honnêtes, mon coup d’œil me trompe rarement. Je suis moi-même domicilié dans ladite ville, et j’aurai, si vous me l’accordez, l’honneur de vous y conduire.
DESROCHES.
Bien sensible.
Bas à Delille.
Voilà un homme qui donne une bonne idée de la politesse du pays.
DELILLE, bas à Desroches.
Et du ridicule. Ce ton emphatique...
DESROCHES, de même.
Ce pauvre cher homme, pourquoi ne veux-tu pas qu’il soit ridicule ?
RIFLARD.
Ces messieurs comptent-ils faire un long séjour dans notre endroit ?
DELILLE.
Mais non.
DESROCHES.
Nous ne savons encore.
RIFLARD.
Tant pis. Sans avoir l’avantage de vous connaître, je me serais fait un plaisir de vous faire admirer toutes nos curiosités ; et grâce au ciel et aux soins du préfet de notre département, nous n’en manquons pas. Avant le canon, c’était une ville de guerre ; on peut en juger par les remparts. Elle a soutenu un siège sous le règne de Clovis, où il a péri cinquante mille habitants.
DELILLE.
J’ai cru qu’elle n’avait jamais compté que sept à huit mille âmes.
RIFLARD.
C’est juste... mais la chronique du temps... La ville basse est antique et mal bâtie ; il y a un coin de la grande rue où l’on ne saurait passer deux de front ; mais le quartier neuf, c’est un vrai bijou.
DESROCHES.
Tu vois bien que c’est une ville charmante.
RIFLARD.
Très agréable au moins. Des promenades pittoresques, le mail, le petit cours. Le sang y est superbe, la vie y est excellente, le poisson exquis, la marée presqu’aussi fraîche qu’à Paris ; le vin du cru vaut le Bourgogne. Deux foires par an, une société choisie, la bouillote à trente sous, et la comédie bourgeoise, établie par bienfaisance, où l’on s’amuse en faisant l’aumône.
DELILLE.
Je vois que nous parlons à un des principaux habitants.
RIFLARD.
J’y joue un certain rôle. Vous y entendrez parler de François Riflard, quoique je n’y aie qu’un pied à terre, parce qu’habituellement je loge à mon château, un fort joli endroit, et qui me convient pour la chasse, les créneaux, les tourelles et le pont-levis, que j’ai conservés en mémoire de mes ancêtres, non pas que je tienne à toutes ces chimères, à tous ces préjugés de noblesse et de féodalité dont je me réjouis avec tous les philosophes que nous soyons débarrassés ; mais on est bien aise de pouvoir se rappeler à soi-même et aux autres qu’on a eu un aïeul qui fut tué à la première croisade.
DELILLE.
Quoi ! vous avez eu un aïeul...
RIFLARD.
Rodolphe Riflard, aide-de-camp de Baudouin, comte de Toulouse : il en est question dans la Jérusalem délivrée.
DELILLE.
C’est donc un petit Paris que votre ville ?
RIFLARD.
Juste. Bal masqué pour l’hiver, bal champêtre pour l’été, un limonadier qui a commencé au café de Foy, et qui fait les glaces dans la perfection, pourvu qu’on les lui commande une semaine à l’avance. Notre jeunesse est galante, brave, et fait assaut avec les plus forts maîtres d’armes des régiments qui passent. Je sais assez bien me servir d’un fleuret, moi qui vous parle ; quand on a touché Saint-Georges !... Des mœurs d’ailleurs, un excellent ton, parce que toutes nos femmes sont vertueuses et fidèles à leurs maris ou à leurs amants. Dans une petite ville on sent la nécessité des égards et des procédés. De la littérature : nous avons un journaliste, un imprimeur et deux auteurs, sans compter les amateurs qui font des charades, des logogriphes et des bouquets. Je vous demande pardon si je vous entretiens de toutes ces misères ; j’aime mon pays, et je saisis l’occasion d’en faire les honneurs. J’aurais bien pu me fixer à Paris, mais je n’aime pas Paris.
DESROCHES.
Vous n’aimez pas Paris ! oh ! vous avez bien raison.
RIFLARD.
Un bruit, un tumulte, et des mœurs affreuses. Oh ! vive la province ! on s’y amuse autant pour le moins, et avec plus de décence, parce que la probité...
En regardant dans le fond.
Mais permettez donc, je ne me trompe pas, c’est la carriole de madame de Senneville que j’aperçois au haut de la côte.
DESROCHES.
Qu’est-ce que vous dites ? madame de Senneville ? En effet, elle habite ce pays.
DELILLE.
Tu la connais ?
RIFLARD.
Vous la connaissez ?
DESROCHES.
Une jolie femme ?
RIFLARD.
La plus jolie du pays, et nous n’en manquons pas.
DESROCHES.
Dans un voyage qu’elle fit à Paris, j’eus le plaisir de la voir, ainsi que son oncle.
RIFLARD.
Le vieil asthmatique, qui fait toujours bâtir ?
DESROCHES.
Elle ne me reconnaîtra pas, probablement.
RIFLARD.
Une femme charmante, pleine de sensibilité, et qui, entre nous, n’est pas sans une espèce d’intérêt pour votre serviteur. Il y avait mille rivaux ; dès que j’ai paru, ils se sont tous éclipsés. Je veux vous présenter à elle ; dans l’instant je reviens. Sans adieu, messieurs.
Il sort.
Scène V
DESROCHES, DELILLE
DESROCHES.
Eh bien ! j’ai déjà trouvé une personne de connaissance, une femme vraiment aimable ; tu verras. Un air pur, un beau ciel, et des mœurs simples, honnêtes ces bonnes gens ne peuvent pas être méchants, fourbes, intéressés ; chacun, content de la fortune de ses pères, ne sait ce que c’est que l’ambition, que l’avidité.
DELILLE.
Oh ! mon Dieu non ; l’aubergiste n’y écorche pas le voyageur, le marchand y vend en conscience, le médecin y guérit ses malades, le procureur y procureur y concilie ses clients ; c’est une ville privilégiée.
DESROCHES.
Oh ! moque-toi de moi tant que tu voudras, je gagerais... Ah ! voici Dubois.
Scène VI
DESROCHES, DELILLE, DUBOIS
DESROCHES.
Eh bien ?
DUBOIS.
Eh bien, monsieur, vous allez vous fâcher, j’en suis sûr ; mais ce n’est pas ma faute.
DESROCHES.
Quoi donc ?
DUBOIS.
Le charron dit comme cela que votre chaise ne peut pas être en état avant vingt-quatre heures.
DESROCHES.
Avant vingt-quatre heures.
DUBOIS.
Ces gens-là ne veulent que gagner leur vie ; et je suis bien sûr que si vous leur promettiez un bon pourboire, ils auraient bien plus tôt fait ; car, en vérité, ça me désole pour vous.
DESROCHES.
Eh non, non, mon ami, ne te désole pas ; qu’il ne se presse pas je serai enchanté de passer vingt-quatre heures ici.
DUBOIS.
Vous étiez si fâché de vous voir arrêté.
DELILLE.
Il serait désespéré de repartir à-présent ; avec Desroches, tu dois être fait à ces manières.
DUBOIS.
C’est vrai, monsieur. Oh bien ! tant mieux, si nous avons du temps.
Il sort.
Scène VII
DESROCHES, DELILLE
DESROCHES.
Cela te contrarie peut-être, mon cher Delille ?
DELILLE.
Moi, rien ne me contrarie.
DESROCHES.
D’ailleurs, tu vois que c’est la nécessité...
DELILLE.
Oh ! sans doute.
DESROCHES.
Ah ! voici notre homme qui revient avec sa conquête. Elle n’est ma foi pas mal, cette femme-là.
Scène VIII
DESROCHES, DELILLE, RIFLARD, MADAME SENNEVILLE
MADAME SENNEVILLE, se retournant du côté de la coulisse.
Je vous en prie, Bastien, n’allez pas trop vite en descendant la côte ; ne fatiguez pas cette pauvre jument ; c’est une si bonne bête. Quelle chaleur ! quelle fatigue !
RIFLARD.
D’où venez donc, belle dame ?
MADAME SENNEVILLE.
Des vendanges de monsieur Rigaud.
RIFLARD, d’un air piqué.
Ah ! vous allez chez monsieur Rigaud.
MADAME SENNEVILLE.
Eh bien ! ne vous voilà-t-il pas jaloux ? Nous avions une société charmante, et nous nous sommes amusés !... On a joué un jeu d’enfer ; cinq sous la fiche ! Je ne reviens en ville que parce que c’est mon jour de société.
RIFLARD.
Madame, voilà les deux étrangers dont je vous ai vanté avec juste raison la tournure et la conversation.
DESROCHES.
Madame Senneville ne me reconnaît pas ?
MADAME SENNEVILLE.
Pardonnez-moi, je me rappelle...
DESROCHES.
Dans votre voyage à Paris, chez mon oncle, qui s’appelle Desroches comme moi.
MADAME SENNEVILLE.
Vous seriez le jeune neveu de M. Desroches ? Ah ! je vous remets parfaitement. Comment se porte-t-il, le cher oncle ? un très galant homme. Enchantée de vous voir dans notre pays ; soyez le bien venu. Ces messieurs viennent de Paris ?
DESROCHES.
Oui, madame.
MADAME SENNEVILLE.
Et qu’y a-t-il de nouveau à Paris ?
DELILLE.
Mais rien, madame ; on y va à la bourse, aux spectacles ; chacun y fait ses affaires ; les gens d’esprit se moquent des sots ; plus d’un sot fait fortune, plus d’un fripon passe pour un honnête homme, plus d’un charlatan pour un homme de mérite : c’est toujours la même chose ; c’est toujours comme partout.
MADAME SENNEVILLE.
Et y porte-t-on toujours des châles en effilé, des rubans jonquille, des chapeaux à boucles, des tuniques amarantes ? Les fichus sont-ils croisés en X ou en Y ? Porte-t-on ses cheveux, ou des perruques ?
DELILLE.
C’est à quoi je n’ai pas pris garde autrement.
MADAME SENNEVILLE.
C’est que ma marchande de modes est d’une négligence ; elle ne m’envoie les modes que trois mois après l’explosion ; et cela me pique, voyez-vous, parce que quand on a le point d’honneur d’être bien mise...
RIFLARD.
C’est que madame donne le ton à toute la ville pour la parure et le goût.
MADAME SENNEVILLE.
Est-il vrai, monsieur Riflard ?... C’est un séjour enchanteur que Paris ; j’y ai fait deux voyages dans ma vie, de quinze jours chacun. M. de Senneville vivait dans ce temps-là ; je m’y suis fort amusée, et ils n’ont pas été infructueux pour moi.
DESROCHES.
On s’en aperçoit aisément, madame.
MADAME SENNEVILLE, toujours minaudant.
Trouvez-vous ?
DELILLE.
Vraiment, à vos manières, à vos discours, à votre tournure...
MADAME SENNEVILLE.
Mais franchement je n’aimerais pas à y demeurer parce que la campagne... pour un cœur sensible... Ah ! la campagne... C’est là que la nature, plus belle et plus riante, invite aux sentiments les plus doux et les plus purs... la verdure, les oiseaux, les ombrages, et les mœurs simples et rustiques vous rappellent... ah ! la campagne a tant d’attraits ! J’espère que vous me ferez l’honneur de fréquenter ma maison dans le court séjour que vous ferez dans notre ville. Je vis avec un oncle âgé et respectable, pour lequel je ne saurais avoir trop d’attentions ; je lui dois mon éducation, le et peu que je vaux.
RIFLARD.
On n’a pas plus de sensibilité que cette femme-là.
MADAME SENNEVILLE.
Je vous retiens d’abord pour aujourd’hui ; on passe la soirée chez moi : vous connaissez sans doute quelques personnes ?
DESROCHES.
J’ai une lettre pour madame Guibert. Vous la connaissez ?
MADAME SENNEVILLE.
C’est ma meilleure amie, une femme charmante, une fille céleste, excellente musicienne, que sa mère voudrait bien voir établie ; c’est tout naturel. Elle est un peu gauche, empesée, la chère madame Guibert ; elle a bien eu quelques aventures du vivant du défunt ; mais on a oublié tout cela : une si belle âme ! pas grand génie, et fort bavarde ; je l’aime de tout mon cœur. Vous me ferez l’amitié de venir dîner demain chez moi j’irai inviter aujourd’hui même madame Guibert et sa fille.
DELILLE.
C’est que demain il nous faudra continuer notre route.
MADAME SENNEVILLE.
Si tôt !
DESROCHES, à Delille.
Tais-toi donc.
Haut.
Votre aimable invitation est un motif assez puissant...
MADAME SENNEVILLE.
Vous en serez, monsieur Riflard ?
RIFLARD, montrant sa carnassière.
Vous me permettrez de vous offrir ma chasse ; deux perdreaux rouges excellents.
MADAME SENNEVILLE.
Toujours galant.
RIFLARD.
Il faudra inviter monsieur Vernon et sa sœur.
MADAME SENNEVILLE.
Y pensez-vous ? un rival !
RIFLARD.
Pauvre garçon ! il ne s’attendait pas à m’avoir pour concurrent. S’il n’était pas si amateur de procès, si chicaneur de profession, ce serait un homme parfait : il fait des vers délicieux, et il parle comme il écrit, par sentences et par adverbes.
MADAME SENNEVILLE.
Sa pauvre sœur commence à être sur le retour ; quand elle sera tout-à-fait résignée à rester fille, elle sera vraiment fort aimable. Allons, voilà qui est entendu ; demain à trois heures ; car chez moi c’est comme à Paris, et c’est la seule maison du pays où l’on ne dîne pas à une heure. Vous choisirez entre la bouillote, le loto, le reversis, le bostonien, le maryland, le whisk ou les petits jeux à donner des gages. Mon oncle sera enchanté de renouer connaissance avec le neveu de son ami. Si vous restez seulement deux jours, vous viendrez à notre comédie de société ; il y a des talents nous jouons le Barbier de Séville et la Gageure Imprévue.
RIFLARD.
Vous verrez comme madame joue Rosine et madame de Clainville.
DELILLE.
Et vous, monsieur Riflard, ne jouez-vous pas ?
RIFLARD.
L’Éternueur et l’Alcade, par complaisance, parce qu’ordinairement je ne joue que dans l’opéra, les Colins.
MADAME SENNEVILLE.
Eh ! mais, c’est M. Vernon qui vient de ce côté ?
DELILLE.
Qui ? ce poète chicaneur dont vous nous parliez à l’instant ?
MADAME SENNEVILLE.
Lui-même.
À Riflard.
J’espère que vous n’allez pas faire éclater votre jalousie.
RIFLARD.
Est-ce que j’ai sujet d’être jaloux ?
Scène IX
DESROCHES, MADAME SENNEVILLE, DELILLE, RIFLARD, VERNON
VERNON.
Vous, madame, en ces lieux ! je ne m’attendais pas véritablement à l’inestimable avantage de vous rencontrer.
MADAME SENNEVILLE.
Enchantée de vous voir. D’où venez-vous donc ?
RIFLARD.
Faut-il le demander ? de quelque tribunal voisin.
VERNON.
Directement, du tribunal d’appel. Ils me font mourir avec leur lenteur ; voilà encore la cause remise à quinzaine.
MADAME SENNEVILLE.
Messieurs, voulez-vous permettre que je vous présente un des plus honnêtes gens du pays ?
VERNON.
Vous vous moquez, madame, assurément.
MADAME SENNEVILLE.
Vous aimez donc bien les procès, monsieur Vernon ?
VERNON.
Moi, je les déteste.
MADAME SENNEVILLE.
Mais vous en avez avec tout le monde.
VERNON.
Oh ! avec tout le monde !
MADAME SENNEVILLE.
Avec moi.
VERNON.
Avec votre oncle, pour ce belvédère qu’il fait bâtir directement devant mon moulin, et qui, sans contredit, intercepte le vent. Il ne tient qu’à vous que nous nous arrangions.
RIFLARD, à Desroches et à Delille.
Il la courtise, mais il ne l’aura pas.
MADAME SENNEVILLE.
Avec Riflard.
VERNON.
Ah ! pour ce lapin qu’il poursuivit jusque dans mon verger nous nous sommes conciliés. Quand on s’y prend aussi poliment que monsieur...
RIFLARD.
Oh ! moi, je suis l’homme du monde le plus accommodant.
À Delille.
Je l’aurais fait sauter par les fenêtres du juge de paix, s’il avait raisonné.
MADAME SENNEVILLE.
Avec madame Guibert.
VERNON.
Oh ! c’est différent ; il s’agit d’une caisse de rouge végétal que ma sœur a fait venir directement du parfumeur de la Cloche d’Or à Paris, et certainement madame Guibert a eu tort de s’en emparer, et nous verrons.
MADAME SENNEVILLE.
Cependant auriez-vous quelque répugnance à dîner demain avec madame Guibert chez moi ?
VERNON.
En aucune façon. On soutient ses droits, et l’on dîne ensemble.
MADAME SENNEVILLE.
Nous aurons M. Riflard et ces messieurs qui viennent de Paris.
VERNON.
De Paris... Je serai ravi, enchanté...
À part.
Je n’aime pas ces gens de Paris. Ils ne viennent que pour nous enlever nos femmes ou pour gagner notre argent.
Haut.
Eh bien ! messieurs, qu’y a-t-il de nouveau à Paris ? Que deviennent les lycées, l’Institut ? Que disent les journaux ? Fait-on toujours beaucoup de satires ?
DELILLE.
Ce n’est pas la matière qui manque.
DESROCHES.
Ni l’intention.
DELILLE.
C’est peut-être le talent.
VERNON.
Et le Sauvage de l’Aveyron, le Chinois, le Sophi, Forioso, l’Oratorio, les Lionceaux.
MADAME SENNEVILLE.
Vous aurez tout le temps de causer de littérature et de nouvelles. Le jour s’avance. Mon cabriolet doit être au bas de la côte. À propos, avez-vous été à l’assemblée chez madame Saint-Hilaire hier au soir ?
RIFLARD.
Oui, vraiment. C’était d’un triste ! Vous n’y étiez pas. Un petit jeu, un souper mal servi, tout était froid.
VERNON.
Il y avait trente-trois assiettes de dessert.
RIFLARD.
Il y en avait trente-cinq au dernier thé que madame nous donna. La petite Remival a fait un scandale, elle n’a cessé de jaser avec Lamorinière.
MADAME SENNEVILLE.
Comment peut-il s’attacher à une créature aussi jaune, aussi fade, aussi pie-grièche ?
VERNON.
Et madame Verbois qui a donné un soufflet à Florancy !
MADAME SENNEVILLE.
En vérité ?
RIFLARD.
Ces couplets malins qui courent dans la ville... on prétend qu’ils sont de lui.
MADAME SENNEVILLE.
Trêve à tous ces propos. Vous savez que je déteste la médisance. Allons sur le port. Voilà l’heure où le coche arrive.
DELILLE.
C’est un plaisir de voir débarquer un coche ; on sait tout de suite toutes les personnes qui viennent dans la ville.
MADAME SENNEVILLE.
C’est fort gai.
Scène X
DESROCHES, MADAME SENNEVILLE, DELILLE, RIFLARD, VERNON, DUBOIS
DUBOIS, bas à Delille.
Votre cousine, madame Belmont, qui nous a suivis avec Champagne son vieux domestique.
DELILLE.
Madame Belmont !
DUBOIS.
Elle ne veut pas voir M. Desroches ; elle voudrait vous parler.
DELILLE.
Tout à l’heure, je suis à toi.
MADAME SENNEVILLE.
Donnez-moi le bras, mon cher Riflard. Deux jeunes gens très aimables.
VERNON.
Nous vous suivons tous.
DESROCHES, à Delille.
Tu le vois, mon ami, c’est une ville charmante.
Ils sortent tous. Delille les suit jusqu’au fond du théâtre, et revient.
Scène XI
DUBOIS, DELILLE, CHAMPAGNE
CHAMPAGNE.
Eh bien ! Dubois, où est donc M. Delille ? madame s’impatiente.
DUBOIS.
Le voilà.
DELILLE.
Desroches pourrait nous surprendre ; ne manquez pas de nous avertir dès qu’il paraîtra.
Scène XII
DUBOIS, DELILLE, CHAMPAGNE, MADAME BELMONT
MADAME BELMONT.
Ne croyez pas, Delille, que j’aie eu la faiblesse de suivre votre indigne ami. Je cours l’oublier à cent lieues de Paris, chez notre respectable tante. Sur la route, reconnaissant votre valet, je n’ai pu résister au désir de m’informer...
DELILLE.
Pourquoi me cacher le véritable but de votre voyage, ma chère cousine ? vous avez suivi les traces de Desroches. Est-ce un si grand mal ? Vous l’aimez donc encore ?
MADAME BELMONT.
Dieu sait ce que le monde va penser de ma démarche.
DELILLE.
Eh ! qu’importe ce que le monde en pense ! je vous approuve moi. Je le vois, vous connaissez Desroches comme moi : c’est la plus mauvaise tête, et le meilleur cœur...
MADAME BELMONT.
Et d’ailleurs ce mariage rompu, cette fuite de votre ami... ah ! je me vois exposée aux propos des méchants ? Mais quel a pu être son motif ?
DELILLE.
La vivacité de son caractère, l’expérience qu’il a déjà faite de l’infidélité, de l’inconstance.
MADAME BELMONT.
Mais encore...
DELILLE.
Cet inconnu, ce jeune officier avec lequel il vous a surprise au bal.
MADAME BELMONT.
Quoi ! n’est-ce que cela ? Ah ! je vais vous expliquer...
CHAMPAGNE, accourant.
Voilà M. Desroches qui quitte sa compagnie.
MADAME BELMONT.
Je ne veux pas le voir, je m’éloigne.
DELILLE.
Voulez-vous vous en rapporter à moi ? Logez-vous dans une auberge voisine de la nôtre ? J’irai vous avertir de tout ce qui se passera.
Madame Belmont sort avec Champagne.
À Dubois. Cette femme-là lui convient ; mais comment compter sur quelque chose de raisonnable avec un homme qui semble brouillé avec la raison ? N’importe, l’arrivée de madame Belmont m’encourage, et j’espère...
Scène XIII
DELILLE, DESROCHES, DUBOIS
DESROCHES.
Eh bien ! où étais-tu donc ?
DELILLE.
Je t’ai vu en grande conversation avec madame Senneville, je me suis éloigné en personne discrète.
DESROCHES.
Ah ! mon ami, c’est une femme charmante, pleine d’esprit, de grâces, d’amabilité. Au moment où elle est montée en voiture, elle m’a lancé un regard, elle m’a serré la main.
DELILLE.
Et Riflard ?
DESROCHES.
C’est un sot dont elle s’amuse.
DELILLE.
Et toi qui es si prévenu contre les coquettes ?
DESROCHES.
Oh ! ici, c’est différent ; ce n’est pas coquetterie, c’est sympathie. Mais nous perdons notre temps, entrons dans la ville. Je ne dis rien encore ; mais j’espère bien y rester plus longtemps. Ah ! quand on habite un pareil séjour, comment peut-on le quitter ?
DELILLE.
Tu n’y seras pas vingt-quatre heures que tu penseras comme ses habitants ; tu voudras en être dehors.
ACTE II
Le théâtre représente une rue. D’un côté une auberge, de l’autre la maison de Vernon.
Scène première
VERNON, MADEMOISELLE VERNON, sortant de leur maison
MADEMOISELLE VERNON.
Vous allez sortir, mon frère ?
VERNON.
Précisément, ma sœur, je vais sortir.
MADEMOISELLE VERNON.
Toujours vos procès qui vous occupent ; et vous abandonnez votre maison, et vous laissez une jeune personne comme moi exposée à toutes les entreprises des galants.
VERNON.
Une jeune personne comme toi ! Je ne suis ton aîné que de dix mois.
MADEMOISELLE VERNON.
Mais vous êtes un jeune homme, vous, mon frère.
VERNON.
Mais je serais une vieille fille, si j’étais fille.
MADEMOISELLE VERNON.
C’est donc à dire que je suis vieille. Vos propos sont d’une grossièreté.
VERNON.
Avec qui serait-on franc, si ce n’était avec sa sœur ?
MADEMOISELLE VERNON.
Enfin je sais à quoi m’en tenir sur mon âge ; et vous ne vous doutez pas des dangers auxquels vous exposez ma réputation, en veillant avec aussi peu de soin sur moi ; vous, mon frère, qui devriez être le tuteur, le père d’une pauvre petite orpheline.
VERNON.
Ma foi, ma sœur, tu es assez grande pour te surveiller toi-même.
MADEMOISELLE VERNON.
Eh ! mais, écoutez donc ; si je vous disais qu’enfin je crois avoir trouvé à me marier.
VERNON.
Nous y voilà. Depuis dix ans tu te crois toujours sur le point de te marier ; n’est-il pas temps enfin d’être raisonnable ? Eh ! que diable, la vie d’une vieille fille n’est pas si désagréable. Tu le verras, quand tu seras résignée. Faire sa partie avec les gens d’un âge mûr, donner des avis aux jeunes filles, être regardée, traitée comme une personne respectable dans la société, est-ce donc à dédaigner ? Cela ne vaut-il pas mieux que d’aller au bal, d’y danser à ton âge, de suivre les modes, de faire l’enfant, en un mot.
MADEMOISELLE VERNON.
Quelle cruauté, quelle tyrannie de la part d’un frère ! Si je ne me montrais pas, si je ne développais pas mes grâces, mes moyens de plaire, comment pourrais-je espérer de trouver un établissement ?
VERNON.
Et plût au ciel que tu pusses en trouver, un établissement !
MADEMOISELLE VERNON.
Oui, vous seriez débarrassé de moi, n’est-ce pas ? Je ne vous resterai pas longtemps sur les bras ; et si j’en crois les tendres regards de ce jeune étranger...
VERNON.
Quoi ? ce serait un de ces deux Parisiens qui viennent de descendre dans cette auberge !
MADEMOISELLE VERNON.
Le plus jeune, le plus aimable.
VERNON.
Ah çà, écoute ; ce n’est pas la première fois que tu te fais moquer de toi par les voyageurs qui descendent dans cette auberge.
MADEMOISELLE VERNON.
Pouvez-vous m’accuser de courir après eux ?
VERNON.
Non ; mais tu t’imagines qu’ils courent après toi ; toutes les diligences sont remplies de tes adorateurs. On te fait une politesse, tu la prends pour une déclaration. Prends garde, ne me fais pas encore une scène avec ce jeune homme ; tu ne sens pas la conséquence ; je n’aime pas les procès, et j’en ai déjà eu cinq ou six pour tes beaux yeux. Ce sont ces maudits romans qui te tournent la tête.
MADEMOISELLE VERNON.
Douce lecture ! Tous ceux qui ont paru depuis quatre ans, je les ai lus : les Châteaux, les Dangers, les Enfants du mystère, de l’amour, du bonheur ; Cécilia, Camilla, Rosa, Colina, Agatha, Rosalba.
VERNON.
Oui, et tu rêves d’amour, et tu te crois Rosalba, Rosa, Francilla, et cætera.
MADEMOISELLE VERNON.
Et pourquoi donc mon cœur ne parlerait-il pas comme le vôtre ? Pourquoi nous autres, jeunes personnes...
VERNON.
Nous autres jeunes personnes ! enfin tu ne peux pas t’en déshabituer.
MADEMOISELLE VERNON
Non, je ne le ne le peux pas, et je ne le veux pas. N’est-il pas reconnu dans la ville que vous courtisez madame Senneville ?
VERNON.
Je l’estime beaucoup, véritablement ; mais je ne crois pas qu’on puisse...
MADEMOISELLE VERNON.
De la discrétion ! et puis, vous craignez Riflard.
VERNON.
Ni son épée, ni ses galanteries, ne sont faites pour m’effrayer ; je ne pense pas à madame Senneville. Nous sommes engagés à dîner demain chez elle avec madame Guibert et sa fille.
MADEMOISELLE VERNON.
Oh ! Je n’irai pas. C’est bien assez de me trouver ce soir avec elles à l’assemblée chez madame Senneville. Mademoiselle Guibert, un enfant qui fait la grande personne, et madame Senneville qui fait encore la jeune. C’est celle-là qui bien certainement est mon aînée.
VERNON.
Tout comme tu voudras. Ces deux étrangers en seront.
MADEMOISELLE VERNON, toute radieuse.
En seront en vérité ?
VERNON.
Cela change la thèse, n’est-ce pas ? et tu viendras. À propos, il est temps, je crois, que nous nous occupions de nos affaires, de notre partage ; moi, je ne veux pas avoir de procès avec toi.
MADEMOISELLE VERNON.
Comment ! est-ce que je suis majeure ?
VERNON.
À trente-cinq ans ! Tâche donc de te guérir de cette manie de jeunesse.
MADEMOISELLE VERNON.
Et vous, de cette manie de procès.
VERNON.
Crois-tu que ce soit pour mon plaisir que je plaide ? Si l’on me demande, je reviens tout à l’heure ; je ne chez mon vais que huissier directement.
Il sort.
Scène II
MADEMOISELLE VERNON, seule
Comme les frères sont peu galants ! Heureusement le monde me voit avec d’autres yeux. Ce jeune homme surtout m’a lorgnée d’une manière si tendre !... Et comme il a causé avec son ami et la petite servante de cette auberge ! Et cette petite fille, que j’aime de tout mon cœur, s’est hâtée de me rapporter tous ces propos, qui vraiment sont flatteurs pour une demoiselle. Mais voyez pourtant à quoi la négligence de mon frère m’expose... Enfin, me voilà seule dans la maison. Ce jeune homme paraît fort aimable, mais je ne le connais pas... N’est-ce pas lui précisément qui sort de l’auberge avec son ami ? Hâtons-nous de rentrer. Ah ! mon frère, mon frère, vous n’êtes pas digne, en vérité, d’avoir une jeune personne sous votre tutelle.
Elle rentre.
Scène III
DESROCHES, DELILLE
DELILLE.
Eh bien ! où vas-tu donc ? Tu es donc bien pressé d’examiner cette ville, de voir les personnes pour lesquelles nous avons des lettres ?
DESROCHES.
Ah ! mon ami, c’en est fait, je suis amoureux, oh ! mais amoureux !...
DELILLE.
En vérité, je n’aurais jamais pensé que madame Senneville...
DESROCHES.
Il s’agit bien de madame Senneville. Elle est fort jolie, sans doute, et je me suis aperçu des progrès que j’ai faits sur son cœur ; mais c’est d’un autre objet, d’une charmante personne, que je veux te parler.
DELILLE.
Il te sied bien d’éclater en reproches contre ma cousine, quand je te vois voltiger toi-même de belle en belle !
DESROCHES.
Ce sont les femmes qui m’auront appris à être volage comme elles ; je veux aimer et tromper toutes celles que je trouverai sur mon chemin.
DELILLE.
Voilà de vastes projets.
DESROCHES.
Et mon séjour dans cette ville les favorise ; ce n’est plus ce premier enthousiasme que tu me reprochais ; tu entends bien que je ne la crois pas le rendez-vous de toutes les perfections ; mais nous pouvons nous y amuser des ridicules, y avoir quelques aventures.
DELILLE.
En attendant qu’il me tombe quelque bonne fortune, quel est le nouvel objet...
DESROCHES, montrant la maison de Vernon.
Tiens, elle loge dans cette maison.
DELILLE.
En face de notre auberge ? Je n’ai vu là qu’une femme sur le retour.
DESROCHES.
Une tante ou une mère, probablement ; mais moi, j’ai vu... et la servante de l’auberge me l’a confirmé, il y a là une fille à marier. Je ne l’ai vue que de loin, je ne lui ai parlé que par signes.
Ici mademoiselle Vernon paraît à sa fenêtre.
Eh ! tiens, la voilà derrière sa croisée. Je ne me trompe pas, la fenêtre s’ouvre ; la vois-tu ?
DELILLE.
Oui, je vois en effet... Mais...
DESROCHES.
C’est elle, c’est elle ; de si loin, avec ma vue basse, je ne peux pas juger... Ah ! mon Dieu, je ne sais ce que j’ai fait de ma lorgnette ! Elle est jeune, n’est-ce pas ?
DELILLE.
Jeune, mais oui, très jeune.
À part.
Pauvre garçon ! s’enflammer de si loin, quand on a la vue basse !
DESROCHES.
Quinze à seize ans ?
DELILLE.
Elle en a bien dix-huit ou vingt.
DESROCHES.
C’est comme je les aime ; et elle est jolie ?
DELILLE.
Céleste ! je t’en fais mon compliment.
À part.
Ce n’est pas cette aventure qui sera dangereuse pour madame Belmont.
DESROCHES.
Tu sauras que je suis déjà un peu avancé auprès d’elle.
DELILLE.
En vérité !
DESROCHES.
Mon Dieu ! oui. J’ai fait agir la petite servante de notre auberge. On a écouté mes propositions avec la pudeur, la décence, la résistance convenables ; mais on entendra raison. Où est donc Dubois ?
DELILLE.
Il va revenir, je l’ai envoyé...
DESROCHES.
J’ai besoin de lui ; j’ai écrit une lettre, et, sous un prétexte, il peut s’introduire dans la maison.
DELILLE.
Diable ! tu vas vite en besogne. Tiens, le voilà.
Scène IV
DESROCHES, DELILLE, DUBOIS
DESROCHES.
D’où viens-tu donc ? Je ne te trouve jamais quand j’ai besoin de toi.
DUBOIS.
Monsieur, cette petite ville me plaît comme à vous ; vous savez que nous sympathisons ensemble. Je me suis amusé sur le port, sur le quai, à la douane, à la salle de comédie, qui est une ancienne paroisse.
Bas à Delille.
Madame Belmont est logée à l’auberge de la Poste, sur le quai ; elle vous attend avec impatience.
DELILLE, à Dubois.
J’y cours.
À Desroches.
Allons, mon cher Desroches, il serait inutile de te presser de venir faire un tour de promenade avec moi. Je te laisse tout entier à ta nouvelle conquête, elle en vaut bien la peine, ma foi.
À part en s’en allant.
Il ne commence pas mal. Une douairière qu’il prend pour une enfant.
Il sort.
Scène V
DUBOIS, DESROCHES
DESROCHES.
Elle est toujours à sa fenêtre. Dubois !
DUBOIS.
Me voilà.
DESROCHES.
C’est ici, mon ami, qu’il faut déployer ton zèle et ton adresse.
DUBOIS.
Je suis en fonds pour les deux qualités. De quoi s’agit-il ?
DESROCHES.
Entre dans cette maison.
DUBOIS.
Bon ! j’y suis.
DESROCHES.
Il y a une jeune personne charmante.
DUBOIS.
Peste !
DESROCHES.
Voilà une lettre qu’il faudrait lui remettre.
DUBOIS.
Elle l’aura.
DESROCHES.
Mais prends bien garde ; il y a sans doute, quelque mère, quelque tuteur, ou quelque vieille gouvernante. C’est celle qui est à la fenêtre dans ce moment. Ne fais pas semblant de regarder, mais tâche de la reconnaître, pour ne pas faire de quiproquo.
DUBOIS, regardant.
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que vous dites ? c’est celle...
DESROCHES.
Oui. Tu as de l’esprit, tu peux causer avec quelque domestique, sous quelque prétexte ; et sans que personne s’en aperçoive, tu prendras bien ton temps pour lui remettre adroitement...
DUBOIS.
C’est donc quelque affaire importante que vous avez avec cette dame ?
DESROCHES.
Imbécile, tu ne vois pas que c’est une lettre d’amour ?
DUBOIS.
D’amour ! allons donc, monsieur.
DESROCHES.
Oui, oui, d’amour. Ne perds pas de temps.
DUBOIS.
Allons, monsieur, puisque vous le voulez.
À part.
Mais il a donc perdu la tête.
Il entre dans la maison.
Scène VI
DESROCHES, seul
Elle ne quitte pas sa fenêtre. Cependant elle aura vu entrer Dubois. Si j’osais...
Il fait une profonde révérence ; mademoiselle Vernon la lui rend, et ferme sa fenêtre.
Elle me rend mon salut, elle ferme sa fenêtre. De l’innocence, de la candeur, et des révérences ! C’est une Agnès. Oh ! voilà une aventure piquante. Mais Dubois tarde bien. Aura-t-il remis ma lettre ? L’imbécile se sera laissé surprendre. Ah ! le voilà.
Scène VII
DESROCHES, DUBOIS
DESROCHES.
Eh bien ! Dubois ?
DUBOIS, sur le pas de la porte.
On vous répond.
DESROCHES.
On me répond !
DUBOIS.
Elle était seule dans la maison. Pas de parents, pas de surveillants, une vieille domestique occupée au fond de la cour. On est venu au-devant de moi d’un air timide, on a pris la lettre en rougissant. On hésitait à l’ouvrir. J’ai pressé, j’ai supplié ; et comme on tremblait d’être surpris, j’ai obtenu qu’on me fit une réponse, qu’on va me remettre.
DESROCHES.
Ah ! Dubois, tu es un garçon précieux. Tiens, mon ami, prends.
Il lui donne de l’argent.
DUBOIS.
Monsieur, en vérité, je crains que vous ne regrettiez bientôt votre argent.
DESROCHES.
Jamais, mon ami, jamais.
DUBOIS.
C’est que je crois qu’en conscience je dois vous prévenir...
DESROCHES.
Rien, rien, mon ami. Va vite chercher la réponse, elle doit être écrite ; va, va.
DUBOIS.
J’y vais, j’y vais : mon devoir est d’obéir, mais au moins vous vous souviendrez que c’est vous qui m’avez fermé la bouche.
Il entre chez Vernon.
Scène VIII
DESROCHES, seul
Ce pauvre Dubois ! c’est un garçon fidèle, attaché, intelligent. Il voulait sans doute me parler, comme Delille, de madame Belmont. Ils sont d’accord pour me ramener à elle ; mais je saurai prouver à l’infidèle qu’on peut suivre son exemple. D’ailleurs son sort m’est fort indifférent, je ne l’aime plus. Et cette jolie personne, un peu vive, à ce qu’il me paraît... Cette madame Senneville est aussi fort agréable.
Scène IX
DESROCHES, DUBOIS
DUBOIS, lui remettant une lettre.
Voilà la réponse.
DESROCHES.
Donne ; lisons.
Il lit.
« Je sais que je fais mal en répondant à votre lettre ; au moins ne pousserai-je pas l’inconséquence jusqu’à accepter le rendez-vous que vous me proposez. Tous les jours, à cette heure, l’argus sévère, sous la surveillance duquel je suis renfermée, se livre au doux sommeil de l’innocence. Je peux profiter de ce moment pour descendre et faire un tour de promenade ; si vos intentions sont aussi pures que vous me l’annoncez, l’instant sera favorable dans un quart d’heure. Mon cœur ne peut désapprouver que vous vous adressiez à moi avant de voir mes parents ; mais au nom de tout ce que vous avez de plus cher, ne trompez pas une jeune personne trop franche et trop sensible. NINA VERNON. » Lettre charmante ! ainsi, dans un quart d’heure... Ah ! Dubois, ne suis-je pas le plus heureux des hommes ? Toi qui as eu le bonheur de la voir de près, n’est-il pas vrai qu’elle est jolie ?
DUBOIS.
Monsieur... chacun a son goût dans ce monde.
DESROCHES.
Un quart d’heure ! c’est un siècle quand on aime. Je rentre dans l’auberge, je sens que je ne peux rester en place, dans l’impatience, dans l’ivresse où je suis. Ah ! quel bonheur que notre chaise ait versé aux portes de cette ville !
Il entre dans l’auberge.
Scène X
DUBOIS, seul
Mais je n’y conçois rien. Où diable va-t-il chercher des beautés ?... En tout cas, ma foi, mon message est bien payé ; une pièce d’or de mon maître pour la lettre, un petit écu de la soi-disant jeune personne pour la réponse...
Scène XI
DUBOIS, VERNON, au fond un théâtre
VERNON.
Au diable ma sœur, avec ses projets d’amour et de mariage. Je cours chez tout le monde, et je ne trouve personne.
DUBOIS.
Allons trouver le vieux Champagne. Tandis que madame Belmont, sa maîtresse, se désole, voyons s’il n’y a pas quelque cabaret dans cette ville, où mon maître trouve des bonnes fortunes si originales.
Il sort.
Scène XII
VERNON, seul
Elle s’imagine que je n’ai qu’à écouter toutes ses balivernes. Ah ! la voilà.
Scène XIII
VERNON, MADEMOISELLE VERNON
MADEMOISELLE VERNON.
C’est vous, mon frère ? je vous attendais avec impatience.
VERNON.
Vas-tu encore m’excéder de tes sots discours ? Tu m’as déjà fait manquer toutes mes affaires ce matin.
MADEMOISELLE VERNON.
Croyez-vous donc que l’affaire qui m’occupe soit moins importante pour vous que pour moi ?
VERNON.
Courage ; on t’adore, n’est-ce pas ?
MADEMOISELLE VERNON.
On m’adore... pourquoi pas ?... Mais puisque vous êtes si soigneux de vos affaires, n’allez-vous pas vous en occuper dans votre cabinet ?
VERNON.
Comment, dans mon cabinet ! Toi qui es si bavarde, qui aimes tant à jaser avec moi, tu me renvoies. Que veut dire ceci ?
MADEMOISELLE VERNON.
Rien, rien, mon frère ; mais tout s’éclaircira bientôt, et l’on verra si je suis une folle.
VERNON.
Tu médites encore quelque espièglerie ; tu vas me donner de nouveaux ridicules.
MADEMOISELLE VERNON.
Quels propos ! Non, non, mon frère, ne craignez rien, personne ne blâmera mon choix, et cet aimable jeune homme... Mais non, je n’y pense pas ; je ne dois pas y penser.
VERNON.
Eh bien ne vas-tu pas faire la pupille avec moi vouloir me dérober tes actions comme à un tuteur, à un père ?
MADEMOISELLE VERNON.
Eh ! mais, en vérité, mon frère, vous m’interrogez avec une chaleur ; croyez que je suis innocente. Une jeune personne peut-elle empêcher un jeune étourdi de s’adresser à elle, de lui écrire ?
VERNON.
Comment ! il aurait eu le courage de t’écrire ! c’est un brave homme.
MADEMOISELLE VERNON.
Je ne lui ai répondu que pour lui faire sentir toute l’inconséquence de sa démarche et du rendez-vous qu’il demandait.
VERNON.
Et il te demandait un rendez-vous ?
MADEMOISELLE VERNON.
Que j’ai refusé, mon frère ; je vous prie de le croire ; je connais trop mes devoirs pour me manquer jusqu’à ce point.
VERNON.
Oh ! tu es d’une vertu !
MADEMOISELLE VERNON.
Mais, mon frère, vous avez l’habitude de vous renfermer tous les jours après votre dîner dans votre cabinet.
VERNON.
Dans mon cabinet.
À part.
Elle veut m’éloigner. Allons, le rendez-vous est donné, rien n’est plus clair.
MADEMOISELLE VERNON.
N’ayez aucun soupçon sur le compte de votre sœur. J’ai perfectionné mon éducation par la lecture, et je suis incapable de compromettre ma famille.
VERNON.
Oh ! je le sais.
À part.
S’il était vrai, si je pouvais enfin la marier. Ce jeune homme est fort riche, dit-on ; quand il n’aurait rien, d’ailleurs.
MADEMOISELLE VERNON.
À quoi pensez-vous donc, mon frère ?
VERNON.
À rien, à rien du tout, ma sœur ; comme tu disais, j’ai pour habitude de travailler après dîner, et je vais dans mon cabinet...
À part.
Épions-la attentivement, et s’il est possible que ce jeune homme...
Haut.
Sans adieu, ma sœur, je te souhaite toute sorte de prospérités dans tes amours. Adieu, Nina.
Il rentre.
Scène XIV
MADEMOISELLE VERNON, seule
Que veut dire ce ton ironique, et puis cet air sombre et soucieux ? Me serait-il échappé quelque indiscrétion ? J’ai tant vu d’exemples dans mes romans, des excès auxquels se portent ces frères italiens et espagnols. Je sais bien qu’en France ils sont un peu plus commodes ; mais mon frère a beau faire l’indifférent, je tremble. Ciel ! voici ce jeune homme. Ah ! ma raison condamne également ma lettre et ma démarche ; pourquoi faut-il qu’elle soit la plus faible ?
Scène XV
DESROCHES, MADEMOISELLE VERNON
DESROCHES, sortant de l’auberge.
C’est elle. Amour, amour, fais-moi réussir près de ce jeune et intéressant objet.
MADEMOISELLE VERNON.
Je tremble, je n’ose approcher.
DESROCHES.
Elle hésite. Courons au-devant d’elle.
Il s’approche.
Mademoiselle !
Examinant mademoiselle Vernon.
Oh ciel ! que vois-je ?
MADEMOISELLE VERNON.
Ma démarche, monsieur, doit vous étonner, sans doute.
DESROCHES, à part.
Ce n’est pas elle, ce ne peut pas être elle.
MADEMOISELLE VERNON.
La vôtre ne me surprend pas moins.
DESROCHES, à part.
Quelle est donc cette femme-là ?
MADEMOISELLE VERNON.
À peine osé-je lever les yeux.
DESROCHES.
Madame...
MADEMOISELLE VERNON.
Eh bien, monsieur.
DESROCHES.
Ne prenez pas de moi une idée trop désavantageuse.
MADEMOISELLE VERNON.
Ah ! mon cœur n’est que trop porté à vous excuser.
DESROCHES.
Non, je vous dois la vérité, je suis le seul coupable dans cette circonstance.
MADEMOISELLE VERNON.
Je voudrais me le persuader.
DESROCHES.
Mademoiselle votre fille est innocente.
MADEMOISELLE VERNON.
Ma fille, monsieur !
DESROCHES.
Ou mademoiselle votre nièce.
À part.
C’est une tante peut-être.
MADEMOISELLE VERNON.
Ma fille, ma nièce ! que veut dire ceci, monsieur ?
DESROCHES.
Que c’est moi seul qui ai tout conduit, qui le premier me suis hasardé d’écrire, qu’on ne m’a répondu que pour me confondre ou s’assurer de la pureté de mes intentions, et que ces intentions sont si louables...
MADEMOISELLE VERNON.
Comment, monsieur, est-ce pour m’insulter, pour m’humilier que vous vous trouvez au rendez-vous que j’ai eu la faiblesse de vous donner ? Que parlez-vous de fille et de nièce ?
DESROCHES.
Comment ! se pourrait-il ? Vous seriez l’objet charmant...
MADEMOISELLE VERNON, en minaudant.
Ah ! charmant !
DESROCHES.
Quoi ! ce serait-vous ?
À part.
Peste soit de ma vue basse !
MADEMOISELLE VERNON.
Vous paraissez interdit, confus.
DESROCHES.
Pas du tout, mademoiselle.
À part.
Maudit soit ce Delille, qui m’affirme qu’elle est adorable.
MADEMOISELLE VERNON.
Outre l’inconséquence réelle de ma démarche, apprenez que je tremble d’être surprise par cet argus sévère et surveillant dont je vous ai parlé dans ma lettre.
DESROCHES.
C’est pour cela qu’il faut nous séparer au plus tôt. Vous me faites mourir d’inquiétude.
MADEMOISELLE VERNON.
Un moment ; permettez-moi de vous dire...
Scène XVI
DESROCHES, MADEMOISELLE VERNON, VERNON
VERNON, une lettre à la main.
J’en étais sûr ; les voilà tous les deux. Collusion, connivence coupable.
MADEMOISELLE VERNON.
Ciel ! mon frère !
DESROCHES.
Votre frère ! Vernon ! J’aurais dû m’en douter au portrait que M. Riflard m’avait fait de sa sœur.
VERNON.
Courage, monsieur, est-ce donc pour séduire nos femmes, pour porter le trouble dans nos familles, que vous renoncez au séjour de Paris ? Oh ! cela ne se passera pas ainsi, certainement.
DESROCHES.
Qu’est-ce que vous dites donc, monsieur ?
MADEMOISELLE VERNON.
Juste ciel ! me voilà perdue.
DESROCHES.
Eh ! non, rassurez-vous, mademoiselle, vous n’êtes pas perdue ; croyez que j’ai trop de respect pour vous, pour mademoiselle votre sœur...
VERNON.
Croyez-vous que ce langage suffise pour vous justifier ? Cette lettre, que mon imprudente sœur a laissée par mégarde dans son cabinet, n’annonce-t-elle pas trop ouvertement vos intentions téméraires ?
DESROCHES.
Permettez-moi de vous expliquer...
VERNON.
Point d’explication. Une séduction ! Vous épouserez ma sœur.
DESROCHES.
Moi ! j’épouserai mademoiselle ?
MADEMOISELLE VERNON.
Ciel ! comment calmer ces esprits fiers et irrités ? Mon frère, de grâce, modérez ce ton violent : il ne peut qu’aigrir un caractère généreux, et lui faire rejeter ce qu’il désire lui-même.
DESROCHES.
Ce que je désire moi-même ; mais pas du tout, mademoiselle. Je sens certainement tout ce que vous valez, mais...
VERNON.
Vous ne l’épouserez pas ? ah ! nous verrons, nous verrons.
MADEMOISELLE VERNON.
Je suis toute saisie. Cette rencontre entre mon frère et ce jeune homme ! C’est un roman. Ciel ! comment arrêter le sang qui va couler ?
VERNON.
Eh ! non ; pas du tout, ma sœur, il n’est question de sang, ni de combats, mais d’une sommation que je vais faire signifier à monsieur ; et comme il est galant homme, je ne doute pas qu’il ne se range à son devoir.
DESROCHES.
Une sommation ! Savez-vous que je commence à perdre patience. Allez-vous-en au diable, avec votre sommation.
MADEMOISELLE VERNON.
Quel langage !
VERNON.
Monsieur, ne vous avisez pas de nous injurier ; cela pourrait avoir des suites beaucoup plus graves que vous ne pensez.
Scène XVII
DESROCHES, MADEMOISELLE VERNON, VERNON, DELILLE
DELILLE.
D’où vient donc tout ce bruit ? Quoi ! c’est toi, mon ami ; en querelle avec M. Vernon ?
DESROCHES.
Ah ! viens ; tu es un charmant garçon ; c’est donc toi qui abuses ton ami ?
DELILLE.
Moi, je t’ai dit que mademoiselle était jeune, aimable ; t’ai-je trompé ?
MADEMOISELLE VERNON.
Oui, répondez, ingrat, vous a-t-il trompé ? Voyez les pleurs que m’arrache votre indigne conduite.
DESROCHES.
Ma conduite !
DELILLE.
Ah ! mon ami ! pourrais-tu résister aux larmes de la beauté ?
MADEMOISELLE VERNON.
Voyez votre ami lui-même qui prend mon parti.
VERNON.
Finissons. Votre intention est-elle d’épouser ma sœur ?
DESROCHES.
Eh mais, monsieur Vernon, que vous ai-je fait ?
MADEMOISELLE VERNON.
Vous ne m’épouserez pas, cruel !
VERNON.
C’en est assez, vous aurez bientôt de mes nouvelles.
MADEMOISELLE VERNON.
Me voilà perdue, déshonorée dans la ville, et vous seul serez cause de mes maux, de ma mort.
VERNON.
Non, vous ne mourrez pas, ma sœur ; mais monsieur pourra se repentir... Rentrez, ma sœur.
MADEMOISELLE VERNON.
Oui, je cours cacher mes larmes et ma honte. Perfide, ingrat, barbare.
Elle rentre.
DELILLE.
Mais permettez donc, monsieur Vernon ; n’y aurait-il pas moyen d’arranger...
VERNON.
Un mariage, ou un procès.
DELILLE.
Deux cruelles extrémités, mon ami.
DESROCHES.
Eh ! tu te moques de moi. Laissez-le faire ; ah ! parbleu ! je ne le crains pas.
VERNON.
Vous ne me craignez pas ! Ah ! vous ne savez pas encore à quel homme vous avez affaire. Ah ! vous verrez, vous verrez. Séduction, rapt, abus de confiance, quelle horreur !
Il rentre.
Scène XVIII
DESROCHES, DELILLE
DESROCHES.
Oui sans doute nous verrons ; mais as-tu jamais vu un plaideur, un chicaneur aussi ridicule ? On n’en manque pas à Paris ; mais franchement il n’y en a pas de cette force.
DELILLE.
Ah ! te voilà déjà regrettant Paris.
DESROCHES.
Oh ! pas du tout. C’est ta faute aussi ; mais je crois que le plus court est d’en rire. C’en est fait, je retourne à madame Senneville ; pour celle-là, tu ne me tromperas pas, elle est vraiment jolie. En attendant que nous puissions nous présenter chez elle...
DELILLE.
Veux-tu que nous allions chez madame Guibert ?
DESROCHES.
Quelques ridicules que nous puissions rencontrer dans cette ville, je doute qu’il s’en trouve de mieux conditionnés que ceux de monsieur Vernon et de sa céleste sœur.
DELILLE.
Que sait-on ? Il ne faut jurer de rien.
DESROCHES.
Dans tous les cas, songeons à trouver une autre auberge ; le voisinage de celle-ci est trop dangereux : il y pleut des mariages et des procès. Je suis à toi dans l’instant.
Il rentre dans l’auberge.
Scène XIX
DELILLE, MADAME BELMONT, arrivant du côté opposé
DELILLE, à madame Belmont.
C’est vous ? Que venez-vous faire ici ? Desroches va venir, tout serait perdu s’il vous voyait.
MADAME BELMONT.
Que m’importe que cette demoiselle Vernon ne soit ni jeune, ni jolie. C’est l’inconstance, c’est l’oubli de votre ami qui m’irrite.
DELILLE.
Faites-lui grâce de votre colère ; il est assez malheureux. Le voilà engagé dans un procès ; écoutez votre intention est de lui donner une forte leçon, mais non pas de vous punir vous-même en renonçant à lui.
MADAME BELMONT.
Me punir moi-même ?
DELILLE.
Oui, je vous le répète, pourquoi feindre avec moi, qui ne veux que son bonheur et le vôtre ? Toutes ces aventures ne serviront qu’à vous faire regretter ; mais éloignez-vous. Ciel ! nous sommes perdus, le voici.
MADAME BELMONT, baissant son voile.
N’ayez pas peur, il ne me reconnaîtra pas.
Scène XX
DELILLE, MADAME BELMONT, DESROCHES
DESROCHES.
Eh bien, mon ami, partons-nous ?
Apercevant madame Belmont, qui fait une profonde révérence, et sort.
Ah ! je ne m’étonne plus si tu m’as fait attendre. Quelle est donc cette belle mystérieuse ?
DELILLE.
Tu vois, mon ami, que je ne néglige ni tes leçons ni ton exemple. Et moi aussi j’ai mes aventures dans cette petite ville.
DESROCHES.
Ah ! fripon, c’est toi maintenant qui vas la trouver charmante.
DELILLE.
Délicieuse ! adorable ! divine ! Allons chez madame Guibert.
ACTE III
Le théâtre représente le salon de madame Guibert.
Scène première
FRANÇOIS, DESROCHES, DELILLE
FRANÇOIS.
Oui, messieurs, c’est ici même que demeure madame Guibert. Donnez-vous la peine de vous asseoir. Vous voulez lui parler ?
DELILLE.
Oui, mon ami.
FRANÇOIS.
Je vais la chercher. Ces messieurs sont des marchands forains qui viennent pour la foire de la Saint-Michel ?
DESROCHES.
Non, mon ami ; mais de grâce...
FRANÇOIS.
J’y cours, je vous dis. Ah ! vous êtes peut-être des comédiens qui venez louer la salle ?
DESROCHES.
Du tout, mon ami ; nous venons pour madame Guibert.
FRANÇOIS.
Ah ! c’est différent. Vous êtes les hommes de loi qu’elle a demandés pour son procès avec monsieur Vernon ?
DESROCHES.
Nous sommes pressés, mon ami.
FRANÇOIS.
Et moi donc, croyez-vous que j’aie le temps de babiller ? C’est une indignité que nous fait là monsieur Vernon, parce qu’enfin ce rouge, nous l’avons bien payé. C’est moi qui ai été porter l’argent, et j’en lèverai la main s’il le faut.
DESROCHES.
Je vous crois, mais...
FRANÇOIS.
Je cours avertir madame.
Il sort.
Scène II
DESROCHES, DELILLE
DESROCHES.
Quel bavard !
DELILLE.
Un petit agrément de plus dans les domestiques de province.
DESROCHES.
Oh ! il s’en trouve à Paris comme ailleurs. Cette maison annonce de l’opulence.
DELILLE.
Mais vois-tu comme c’est gothiquement meublé, et ces grands portraits de famille ! Je te demande un peu si ce sont là des figures humaines ?
DESROCHES.
On aime à revoir ainsi ses aïeux ; et quoiqu’il y ait peu de talent dans l’exécution, l’aspect de ces vieux portraits donne une bonne idée de la sensibilité des maîtres de la maison.
DELILLE.
Eh bien ! ne te voilà-t-il pas comme ces faiseurs de sensibilité qui voient un sentiment partout ? et à la vue de tous ces portraits, ne vas-tu pas t’attendrir comme à un drame ?
DESROCHES.
Oui, toi qui fais le philosophe, parlons un peu de cette belle voilée avec laquelle je t’ai surpris.
DELILLE.
Oh ! cette femme à coup sûr vaut bien toutes les beautés de cette ville. Tu ne penserais pas peut-être ainsi si tu la voyais à présent ; mais demain, ce soir peut-être, tu rendras justice à toutes ses qualités.
DESROCHES.
Elle n’est donc pas de ce pays ?
DELILLE.
Non.
DESROCHES.
D’où vient-elle donc ?
DELILLE.
Tu le sauras.
DESROCHES.
À propos, n’oublions pas que madame Senneville nous attend chez elle à l’assemblée.
DELILLE.
Ah ! oui, l’assemblée ! Quelques vieilles femmes bien disgracieuses, bien sèches, possédant à fond toutes les finesses du reversis ; quelques vieux hobereaux, dissertant gravement sur l’excellence de leur tabac ; quelques jeunes gens bien gourmés ; un groupe de jeunes personnes bien niaises ; deux bougies sur la cheminée, deux chandelles sur chaque table de jeu ; un petit chien sous celle-ci, un gros chat sous celle-là ; rien n’est galant comme une réunion de province.
DESROCHES.
On vient ; c’est sans doute la maîtresse de la maison. Vois-tu cette tournure noble et imposante ; soutiens donc qu’on n’a des grâces qu’à Paris.
DELILLE.
Non, parbleu ! madame Guibert me donnerait un démenti.
Scène III
DESROCHES, DELILLE, FRANÇOIS, MADAME GUIBERT
FRANÇOIS.
Les voilà, madame ; ils me l’ont avoué eux-mêmes, ce sont les gens de loi que vous avez mandés pour votre procès avec monsieur Vernon.
MADAME GUIBERT.
Charmante tournure, pour des gens de loi de province !
FRANÇOIS.
Le plus jeune est l’avocat, l’autre est le procureur.
Il sort.
Scène IV
DESROCHES, DELILLE, MADAME GUIBERT
DESROCHES.
Madame, nous venons, mon ami et moi...
MADAME GUIBERT.
Je sais, messieurs ; je vous attendais avec impatience.
DESROCHES.
Vous nous attendiez ?
MADAME GUIBERT.
Quand, au soin d’établir ses enfants comme il faut, se joignent des affaires aussi désagréables, une pauvre veuve est bien à plaindre ; n’est-il pas vrai, messieurs ?
DESROCHES.
C’est la vérité, madame. Nous venions...
MADAME GUIBERT.
Convenez aussi que ce monsieur Vernon est un chicaneur comme il n’en existe pas.
DESROCHES.
Ah ! je vous en réponds, madame.
À Delille.
Est-ce qu’elle saurait déjà mon aventure avec la sœur de monsieur Vernon ?
DELILLE.
Tu le mériterais bien.
Haut.
Par quel motif croyez-vous que nous venons dans votre maison ?
MADAME GUIBERT.
Mais pour m’aider de vos conseils dans cette malheureuse affaire avec cet impitoyable plaideur.
DELILLE.
Quand nous aurons l’avantage d’être connus de vous, nous ne vous refuserons pas certainement nos bons offices.
DESROCHES.
Et surtout contre ce ridicule Vernon, pour lequel je vous conseille d’avance de n’avoir aucun égard, aucune pitié.
DELILLE.
Mais nous ne sommes pas des gens de loi.
MADAME GUIBERT.
Qu’est-ce donc que ce François est venu me conter ?
DESROCHES.
Nous sommes deux Parisiens qui voyageons pour notre plaisir et pour notre instruction.
DELILLE.
Et qui, sur la réputation méritée dont jouit dans toute l’Europe la ville que vous habitez, nous sommes empressés d’y venir passer quelques instants.
DESROCHES.
Pour en observer le site et les monuments
DELILLE.
Pour y jouir surtout de tous les agréments de la bonne société qu’elle renferme.
DESROCHES.
Munis de lettres de recommandation pour les principaux habitants...
DELILLE.
Nous ne pouvions manquer d’en avoir pour madame Guibert.
DESROCHES.
Daignez donc lire cette lettre de monsieur votre frère.
MADAME GUIBERT.
De mon frère de Paris ? Eh de grâce, sa santé ?
DESROCHES.
Excellente, madame. Toujours moins occupé de ses propres affaires que de celles des autres.
DELILLE.
C’est bien l’homme le plus obligeant, le plus sensible, le plus complaisant !
MADAME GUIBERT.
Ah ! oui, la sensibilité est une vertu de famille chez nous.
À part.
Encore quelques. pauvres diables que mon frère me recommande.
Haut.
Je suis charmée, messieurs, enchantée, ravie...
À part.
Il est d’une indiscrétion...
Haut, en souriant agréablement aux deux jeunes gens.
Voulez-vous bien permettre.
Lisant.
« Ma chère sœur, j’ai toujours reconnu en vous une bienfaisance extrême, une politesse exquise, une sensibilité... »
S’interrompant.
Il ne m’épargne pas les compliments, mon cher frère.
DELILLE.
Et nous savons que vous les méritez, madame.
MADAME GUIBERT, continuant à lire.
« Permettez donc que je vous adresse un jeune homme pour lequel j’ai conçu le plus vif intérêt, qui voyage avec un de ses amis ; c’est le jeune Desroches ; il est plein d’esprit, bien élevé, versé dans tous les arts d’agrément, surtout dans la musique et le violon, dont il pourrait donner des leçons aux plus forts amateurs. »
S’interrompant.
Je ne doute pas de vos talents, monsieur ; mais nous comptons dans notre ville plusieurs virtuoses qui ne seraient pas déplacés à l’Opéra de Paris.
DESROCHES.
Oh ! je le crois.
DELILLE, à Desroches.
Elle s’imagine que tu viens faire des écoliers dans le pays.
MADAME GUIBERT, continuant la lettre.
« Daignez donc, à ma prière, le recevoir, l’accueillir comme votre fils, le présenter dans les sociétés, en un mot, lui rendre le séjour de votre ville le plus agréable qu’il vous sera possible. »
S’interrompant.
Je le voudrais de bon cœur ; mais je suis fort peu répandue, je vois très peu de monde.
Continuant.
« Delille, l’ami de Desroches, jouit d’une fortune suffisante ; c’est un fort honnête garçon. »
S’interrompant.
Monsieur, je n’en doute pas.
Continuant.
« Desroches est le fils unique d’un de mes amis, qui a laissé trente mille livres de rente »
DELILLE, à Desroches.
Te voilà bien plus honnête que moi.
MADAME GUIBERT.
Comme je vous disais, je suis très peu répandue, mais je verrai volontiers du monde pour satisfaire aux désirs de mon frère.
DESROCHES.
Madame...
MADAME GUIBERT.
Combien je lui sais gré de m’avoir adressé deux jeunes gens aussi aimables !
DESROCHES.
Madame...
MADAME GUIBERT.
Vous arrivez apparemment à l’instant même.
DELILLE.
Voilà deux heures à-peu-près que nous sommes descendus à notre auberge.
MADAME GUIBERT.
À l’auberge ! je ne souffrirai pas que les amis de mon frère logent à l’auberge.
DESROCHES.
Mais permettez...
MADAME GUIBERT.
Non, messieurs, cela ne sera pas, je vous en prie, je vous en conjure.
DELILLE.
Mais, madame...
MADAME GUIBERT.
Non, messieurs, vous logerez chez moi ; mon frère ne me pardonnerait pas d’avoir laissé ses amis à l’auberge ; je ne me le pardonnerais pas moi-même.
DESROCHES.
Mais, madame, nous vous gênerions.
MADAME GUIBERT.
D’abord, vous ne me gênerez pas ; c’est l’appartement de mon frère que vous occuperez, il est charmant, c’est à lui seul qu’il est réservé, il me saura bon gré de vous l’avoir offert, de vous avoir, pour ainsi dire, forcés à l’accepter.
DESROCHES.
Mais, madame...
MADAME GUIBERT.
Voilà qui est entendu, messieurs.
Elle appelle.
François. Vous y serez libres, parfaitement libres ; enfin, vous serez chez vous. On est si mal dans ces auberges ! François... François...
DESROCHES.
Voilà, par exemple, de ces politesses qui surprennent...
MADAME GUIBERT.
François... Mille pardons, messieurs.
DELILLE, à Desroches.
Comment ! tu accepterais...
DESROCHES, à Delille.
Tu sais que je ne veux pas rester dans cette maudite auberge, en face de ce monsieur Vernon et de sa sœur.
MADAME GUIBERT.
François...
Scène V
DESROCHES, DELILLE, MADAME GUIBERT, FRANÇOIS
FRANÇOIS.
Me voilà, madame.
MADAME GUIBERT.
Allez vite ouvrir les volets et les croisées du petit appartement boisé... La vue en est délicieuse ; sur la rivière, sur des jardins... Faites descendre un lit dans le petit cabinet... C’est la chambre que je destine à votre ami ; il y a la bibliothèque de mon frère, elle est très bien composée... Ayez soin de balayer, de nettoyer partout... Il y a des glaces, une toilette, des armoires, une commode, rien n’y manque.
FRANÇOIS.
Oui, madame.
À part.
Bon ! voilà des profits qui m’arrivent.
Il sort.
MADAME GUIBERT.
Dépêchez-vous, et voyez si ma fille a fini sa leçon.
Scène VI
DESROCHES, DELILLE, MADAME GUIBERT
DESROCHES.
Monsieur votre frère nous a beaucoup parlé de votre aimable fille.
MADAME GUIBERT.
Son éloge est suspect dans ma bouche ; mais c’est vraiment une aimable enfant, et qui ne me donne que de la satisfaction. Il est si doux pour une mère...
DELILLE.
Puisque vous exigez que nous logions chez vous, madame...
MADAME GUIBERT.
Nous nous brouillerons si vous résistez plus longtemps.
DELILLE.
Permettez-nous de retourner un instant à notre auberge.
MADAME GUIBERT.
Et point du tout ; je vais y envoyer François ; il prendra vos effets. François...
DESROCHES.
Eh non, madame ; c’est aussi pousser trop loin les attentions : ne dérangez pas vos gens ; j’ai moi-même quelques ordres à donner à mon valet.
MADAME GUIBERT.
Vous le voulez ainsi ?
DELILLE.
Nous osons l’exiger à notre tour.
MADAME GUIBERT.
Je craindrais de me rendre importune en insistant. Allez donc, et hâtez-vous de revenir, messieurs.
DESROCHES.
Nous ne perdrons pas un instant, madame.
MADAME GUIBERT.
À votre retour j’aurai l’honneur de vous présenter ma fille.
DELILLE.
Nous brûlons d’admirer ses charmes. Nous revenons dans l’instant, madame.
MADAME GUIBERT, les reconduisant.
Je vous en prie, je vous en conjure, messieurs.
Scène VII
MADAME GUIBERT, seule
Flore, Flore, Flore. Voyez un peu si cette petite fille me répond, et cependant la chose est assez importante. Flore.
Scène VIII
FLORE, MADAME GUIBERT
FLORE.
Me voici, ma mère.
MADAME GUIBERT.
Mais venez donc, mademoiselle, quand on vous appelle.
FLORE.
Mais, ma mère, je donnais à manger à votre serin.
MADAME GUIBERT.
Il s’agit bien de mon serin ; voilà de bien plus grandes affaires écoutez-moi. Vous voilà grande, en âge d’être mariée.
FLORE.
Oui, ma mère.
MADAME GUIBERT.
Je n’ai rien négligé pour votre éducation, et vous ferez vraiment honneur à celui qui vous épousera.
FLORE.
Oui, ma mère.
MADAME GUIBERT.
Mais vous savez, et je vous l’ai souvent répété, que cette petite ville est un terrain ingrat pour les filles à marier ; des originaux, des gens grossiers, des imbéciles, des sots, des mauvais plaisants. Ce n’est qu’à Paris qu’on peut établir comme il faut une demoiselle. J’avais projeté de vous envoyer passer quelque temps chez mon frère à Paris, et je ne doute pas que vous n’y eussiez trouvé plus d’un parti convenable.
FLORE.
Oui, ma mère.
MADAME GUIBERT.
Grâce au ciel, j’espère que vous n’aurez pas besoin de faire ce voyage. Mon frère est un homme charmant. Le voilà qui m’envoie, avec des lettres de recommandation, un jeune héritier de trente mille livres de rente.
FLORE.
De trente mille livres de rente, ma mère !
MADAME GUIBERT.
Il vient loger ici avec son ami : c’est un jeune homme très aimable ; il a de l’esprit, des connaissances ; il aime la musique, et j’espère que vous aurez beaucoup d’inclination pour lui.
FLORE.
Oui, ma mère.
MADAME GUIBERT.
C’est à vous à développer devant lui toutes vos grâces, tous vos moyens de plaire, à faire briller votre esprit, votre conversation, vos talents, votre éducation.
FLORE.
Oui, ma mère, mon éducation.
MADAME GUIBERT.
Ils vont revenir ; il s’agit de faire en sorte que le premier coup d’œil soit à votre avantage. Eh ! mais, mon Dieu, comme vous voilà faite ; je vous ai défendu de mettre du rouge, excepté pour aller au bal ; mais quand on est aussi pâle, et d’ailleurs quand c’est par les conseils de votre mère, il n’y a pas de mal : attendez, une légère nuance sied si bien aux jeunes personnes.
Elle met du rouge à sa fille.
FLORE.
Oui, ma mère.
MADAME GUIBERT, en mettant du rouge à sa fille.
Souvenez-vous bien, ma fille, que la décence, la pudeur et la modestie sont la plus belle parure d’une demoiselle, la meilleure dot qu’elle puisse apporter... Mais comme vous êtes engoncée dans votre corset ! mettez-vous à la grecque, puisque c’est la mode ; dégagez un peu ce fichu ; et ne vous éloignez jamais des principes de vertu et de bon ton que vous avez reçus de votre mère. Votre piano est-il accordé ?
FLORE.
Mon Dieu ! non, ma mère.
MADAME GUIBERT.
Comment ? depuis huit jours que nous attendons !
FLORE.
Monsieur Splimann m’a bien promis qu’il viendrait demain matin.
MADAME GUIBERT.
Bon. Qu’il n’y manque pas. J’arrangerai un petit concert de société où j’inviterai tous nos amis. Ces deux jeunes gens feront leur partie avec Splimann et vous ; et François, qui commence à déchiffrer sur la clarinette, fera la sienne.
FLORE.
Comment ! notre domestique, ma mère ?
MADAME GUIBERT.
En famille, cela passe ; et je ne me soucie pas d’inviter tous ces jeunes gens de l’orchestre de la comédie de Bienfaisance, ils sont moqueurs et goguenards. J’entends nos deux aimables Parisiens. Allons, mademoiselle, une contenance agréable, modeste ; ne soyez pas honteuse et timide, et sachez parler à propos.
FLORE.
Oui, ma mère.
Scène IX
FLORE, MADAME GUIBERT, DESROCHES, DELILLE
DESROCHES.
Vous voyez, madame, que nous ne nous sommes pas fait attendre.
MADAME GUIBERT.
Vous n’avez encore tardé que trop longtemps, messieurs.
FLORE.
Oui, trop longtemps.
DELILLE.
Notre Dubois va dans l’instant apporter tous nos effets. En vérité, madame, je rougis de l’embarras que nous allons vous causer.
MADAME GUIBERT.
Ne parlez donc pas de cela, je vous en prie, messieurs. Voulez-vous bien permettre que je vous présente ma fille.
À Flore.
Saluez.
DESROCHES.
Ah ! mademoiselle.
DELILLE.
Enchanté...
FLORE.
Messieurs...
À sa mère.
Lequel des deux, ma mère ?
MADAME GUIBERT, à sa fille.
Le plus jeune, celui qui est à côté de moi.
Aux deux jeunes gens.
C’est mon enfant unique. L’espérance de la bien établir a pu seule me consoler de la perte d’un époux que je pleure tous les jours. Je n’ai rien négligé pour perfectionner son éducation ; mais vous sentez que dans une petite ville de province on n’a pas les moyens... Elle est un peu timide, mais un cœur excellent, un esprit cultivé.
À sa fille.
Parlez donc.
FLORE.
Oui, ma mère.
MADAME GUIBERT, à sa fille.
Taisez-vous donc. Est-ce ainsi qu’on doit répondre ?
FLORE.
Mais, ma mère, que voulez-vous que je dise ?
MADAME GUIBERT.
Paix.
Aux deux jeunes gens.
Mon frère me marque que vous aimez beaucoup la musique ; ma fille a une voix céleste, une méthode exquise : si vous m’aviez fait l’amitié de venir avant dîner, au dessert, je l’aurais fait chanter.
DELILLE.
Eh ! qu’importe ? Quoique nous ne soyons plus au dessert...
DESROCHES.
Nous serions enchantés d’entendre mademoiselle.
MADAME GUIBERT.
La voilà toute confuse ; c’est que vous l’intimidez : des messieurs de Paris... Et puis elle a la malheureuse habitude de se faire beaucoup prier.
DELILLE.
Oh ! s’il ne s’agit que de prier... Mademoiselle, nous vous conjurons, nous vous supplions...
DESROCHES.
Vous n’avez pas besoin d’indulgence, j’en suis sûr, et je me joins à mon ami.
FLORE.
C’est qu’en vérité... je n’ose.
MADAME GUIBERT.
Osez, mademoiselle.
FLORE.
Et... je suis enrhumée, je crois.
MADAME GUIBERT.
Qu’est-ce que vous dites donc ? Vous avez toujours des rhumes qui vous prennent mal à propos.
FLORE.
Mais, ma mère, que chanterai-je ?
MADAME GUIBERT.
Ce qui vous plaira. Allons, tenez-vous droite, et chantez.
FLORE, toussant.
Hem... hem... je suis vraiment fort embarrassée.
En partant tout d’un coup d’un grand éclat de voix.
Non, non, non, j’ai trop de fierté
Pour me soumettre à l’esclavage.
MADAME GUIBERT.
Quelle chanson choisissez-vous donc là !
FLORE, continuant.
Dans les liens du mariage
Mon cœur ne peut être arrêté.
MADAME GUIBERT.
Ah ! bon Dieu ! quelle horreur ! Mais taisez-vous donc ; paix donc, paix donc, je vous en prie. Comment ! vous avez trop de fierté pour vous marier ? Est-ce qu’une demoiselle doit chanter de ces choses-là ? Qu’est-ce que c’est donc que cette chanson-là ?
FLORE.
Mais, ma mère, c’est de la Belle Arsène.
MADAME GUIBERT.
Votre Belle Arsène était une bégueule, et j’espère bien que vous ne suivrez pas son exemple. Et puis, c’est antique.
FLORE.
Mais, ma mère, que voulez-vous donc que je chante ?
MADAME GUIBERT.
Mais, mademoiselle, on chante du nouveau ; par exemple,
Oui, c’en est fait, je me marie.
ou bien,
Il faut des époux assortis.
ou bien,
Ah ! que les nœuds du mariage
À mes yeux offrent de douceur !
DELILLE.
Ah ! oui, mademoiselle, celle-là ; elle est charmante, et beaucoup plus analogue à la situation.
FLORE, tousse et chante.
Ah ! que les nœuds du mariage
À mes yeux offrent de douceur !
L’amour est vif, il est volage ;
L’hymen seul fait le vrai bonheur.
Oui, la volupté la plus pure,
C’est l’union de deux époux ;
C’est dans l’hymen que la nature
Plaça ses plaisirs les plus doux.
Ah ! que les nœuds du mariage, etc.
DESROCHES.
Comme un ange, mademoiselle, comme un ange !
MADAME GUIBERT.
Oui, comme un ange ; comme une sotte. Elle chante ordinairement mille fois mieux. Et puis, elle ne sait pas donner d’expression aux paroles : elles sont si tendres !
FLORE.
Mais, ma mère, ce n’est pas ma faute ; il m’a pris une extinction de voix dans la roulade.
DESROCHES.
Ne grondez pas mademoiselle. On ne chante pas plus agréablement.
DELILLE.
Oh ! sans doute.
À part.
Attends, je vais t’en dégoûter tout-à-fait.
Haut.
Mon ami, la voix de mademoiselle doit te plaire, car elle te rappelle sans doute, comme à moi, la voix d’une personne qui t’est bien chère, ne trouves-tu pas ?
DESROCHES.
Et de qui donc ?
DELILLE.
Eh ! mais vraiment, de ta femme.
DESROCHES.
De ma femme !
MADAME GUIBERT.
De sa femme !
FLORE.
Ah ! mon Dieu ! de sa femme !
DESROCHES, à Delille.
Qu’est-ce que tu dis donc ?
DELILLE, bas à Desroches.
Laisse-moi faire.
Haut.
C’est le même timbre, le même éclat, la même étendue.
MADAME GUIBERT.
Comment, monsieur, vous êtes marié ?
DESROCHES.
Qui ? moi, madame ?
DELILLE.
Oui, madame, il est marié.
Bas à Desroches.
Dis comme moi.
Haut.
Une femme charmante.
À Desroches.
J’ai mes raisons pour agir ainsi.
Haut.
Il y a six mois qu’il a épousé une jeune veuve.
À Desroches.
Tu vas voir.
Haut.
J’ai été un de ses témoins.
MADAME GUIBERT.
En vérité, monsieur... je vous en fais mon sincère compliment, et je suis charmée que vous ayez fait un choix... Laissez-nous, mademoiselle.
DELILLE, bas à Desroches.
Sens-tu le motif des politesses.
Haut.
Eh quoi ! nous priver si tôt de la vue de votre aimable fille !
MADAME GUIBERT.
Je vous demande pardon, messieurs ; mais elle a ses occupations, ses leçons.
FLORE, à sa mère.
Mais, ma mère, l’autre n’est peut-être pas marié.
MADAME GUIBERT.
Qu’est-ce que vous dites, impertinente ? Sortez, vous dis-je.
FLORE.
Ma mère, faudra-t-il prévenir M. Splimann pour le concert de demain !
MADAME GUIBERT.
Un concert ! y pensez-vous ? est-ce la saison des concerts, quand tout le monde est en vendange ?
FLORE, faisant la révérence.
Messieurs, j’ai bien l’honneur...
MADAME GUIBERT.
C’est bon, c’est bon ; laissez-nous.
Flore sort.
Scène X
MADAME GUIBERT, DELILLE, DESROCHES
DELILLE.
En vérité, on n’est pas plus jolie que votre demoiselle.
MADAME GUIBERT.
Oh ! vous êtes trop bons, messieurs. Qu’est-ce qu’une petite provinciale, auprès de vos dames de Paris ? Mais, mon Dieu ! je pense à une chose ; je vous ai proposé indiscrètement un appartement chez moi, et je n’ai pas réfléchi que cet appartement est petit, incommode.
DELILLE.
Qu’est-ce que vous dites donc, madame ? Une vue sur des jardins, sur la rivière, une bibliothèque, des glaces, une armoire, une commode.
MADAME GUIBERT.
Qui ; mais une seule chambre avec un cabinet.
DELILLE.
Eh ! qu’importe, madame ? deux amis ; nous y serons fort à notre aise. Il n’y aurait que le cas où mon ami ferait venir sa femme, comme il en avait le projet.
MADAME GUIBERT.
Alors, vous sentez que, malgré toute ma bonne volonté, je ne pourrais pas offrir à madame quelque chose qui fût digne...
DELILLE.
Oh ! cela s’entend à merveille.
Scène XI
MADAME GUIBERT, DELILLE, DESROCHES, DUBOIS, chargé de malles et de valises
DUBOIS.
N’est-ce pas ici que demeure madame Guibert ?
MADAME GUIBERT.
Qui, mon ami, c’est ici.
DUBOIS.
Ah ! messieurs, c’est vous ? Voilà tous vos effets que j’apporte. Madame, voulez-vous bien m’indiquer l’appartement de ces messieurs ?
MADAME GUIBERT.
Tout à l’heure, mon ami ; François va vous conduire... François... Ah ! mon Dieu ! messieurs.
DESROCHES.
Eh mais ! qu’avez-vous donc, madame ? vous paraissez fort intriguée.
MADAME GUIBERT.
Je suis en effet fort en peine ; c’est François, mon domestique, qui, pendant que vous étiez à votre auberge, m’a appris que cet appartement était encore embarrassé.
DELILLE.
Ah !
DUBOIS.
En attendant que vous soyez décidés, ma foi, je vais me reposer.
Il se débarrasse des malles et s’assied dessus.
MADAME GUIBERT.
Non, mon ami, ne quittez pas votre fardeau, parce que tout à l’heure il faudra probablement...
DESROCHES.
Enfin, madame...
MADAME GUIBERT.
Mais je vais mettre ordre à tout cela, et c’est vous qui l’occuperez.
Scène XII
MADAME GUIBERT, DELILLE, DESROCHES, DUBOIS, FRANÇOIS
FRANÇOIS.
Me voilà, madame.
MADAME GUIBERT, lui faisant signe de dire que non.
Eh bien ! l’appartement de ces messieurs est-il prêt ?
FRANÇOIS.
Pas encore, madame.
MADAME GUIBERT, faisant toujours des signes à François.
Pas encore ! concevez-vous un pareil obstacle ? Le voisin Giraud s’obstine donc toujours à me laisser son dépôt de marchandises ?
FRANÇOIS.
Le voisin Giraud ! son dépôt de marchandises !
MADAME GUIBERT.
Voilà comme on est dupe de sa complaisance. Me sachant cet appartement vacant, il me l’avait emprunté, parce qu’il n’a pas de magasin ; et voilà que maintenant il lui faut quatre jours pour déménager.
En continuant ses signes à François.
N’est-ce pas là ce que tu m’as dit ?
FRANÇOIS.
Oui, oui, madame, quatre jours. Voilà ce que je vous ai dit.
À part.
Adieu mes profits.
MADAME GUIBERT.
Mais je n’entends pas cela ; c’est bien le moins qu’on soit le maître chez soi, et je vais...
DESROCHES.
Point du tout, madame, et nous ne souffrirons pas...
MADAME GUIBERT.
C’est que je serais désespérée...
DELILLE.
Eh ! mon Dieu ! madame, il ne faut pas vous désespérer pour si peu de chose.
Scène XIII
MADAME GUIBERT, DELILLE, DESROCHES, DUBOIS, MADAME SENNEVILLE
MADAME SENNEVILLE.
Eh ! bonjour, ma chère madame Guibert ; il y a un siècle, en vérité, que je ne vous ai vue, ma toute belle.
DESROCHES.
C’est madame Senneville.
MADAME SENNEVILLE.
Nos deux aimables voyageurs ici ! Je m’attendais à les trouver. Et votre charmante fille, où est-elle donc ? Que je l’embrasse. On sait déjà dans la ville que c’est chez vous que ces deux messieurs logent. Ah çà ! je viens vous engager à dîner pour demain, sans préjudice de l’assemblée à laquelle je vous attends ce soir ; vous m’amènerez votre chère Flore ; vos deux aimables hôtes m’ont promis. Je sais tout, vous les avez enlevés de vive force de leur auberge, pour ainsi dire. Je vous reconnais là. Vous poussez la courtoisie et la politesse au dernier degré.
MADAME GUIBERT.
Ah ! vous êtes trop bonne ; mais je suis bien loin de mériter vos éloges.
MADAME SENNEVILLE.
Que dites-vous donc là, bon Dieu ! ma chère ?
DELILLE.
C’est que les moyens d’exécution ne répondent pas tout-à-fait aux bonnes intentions de madame.
MADAME SENNEVILLE.
Comment donc ?
MADAME GUIBERT.
Je m’étais flattée en effet de pouvoir loger ces messieurs.
MADAME SENNEVILLE.
Et vous ne le pouvez pas ?
DELILLE.
Non, madame ; le voisin Giraud, un dépôt de marchandises...
MADAME GUIBERT.
Cela m’afflige à un point que je ne puis exprimer.
DESROCHES.
Il ne faut pas du tout que cela vous afflige, madame ; nous allons chercher une autre auberge.
DELILLE.
Oui. Dubois, remporte ces malles.
Dubois se lève et se met en devoir de remporter les malles.
MADAME SENNEVILLE.
Arrêtez, mon ami. Je suis persuadée de la réalité de l’obstacle qui empêche madame de vous loger.
MADAME GUIBERT.
J’espère, madame, que personne ne s’avisera de soupçonner qu’il soit supposé.
MADAME SENNEVILLE.
Personne, madame ; et moi moins que tout autre ; mais permettez-moi de me féliciter de cet accident. Il me donne l’occasion de réparer un manque de civilité dont mon oncle ne cesse de me faire la guerre depuis ce matin.
DELILLE.
Que voulez-vous dire ?
MADAME SENNEVILLE.
Que c’est chez moi, messieurs, qu’il faut accepter un logement.
DELILLE.
À merveille ! on nous chasse d’un côté, on nous recueille de l’autre.
MADAME SENNEVILLE, à Desroches.
Oui, messieurs, chez moi. C’est mon oncle, Ambroise Senneville, le camarade, l’ami du vôtre qui se joint à moi pour vous en prier. Vous ne m’en voulez pas, madame, de chercher à réparer ce que vous n’avez pu exécuter vous-même ?
MADAME GUIBERT.
Qui, moi ? vous en vouloir, madame ; ce serait bien mal me connaître.
À part.
L’impertinente !
DESROCHES.
Mais, madame, je ne sais si je dois accepter...
MADAME SENNEVILLE.
Je n’ai ni voisins, ni dépôt de marchandises ; et je me fâcherais si vous hésitiez.
DELILLE.
Ah ! mon ami, qu’as-tu à opposer aux prières d’une jolie femme ?
MADAME SENNEVILLE.
Rien. Il est trop galant pour cela, n’est-il pas vrai ?
À Dubois.
Mon ami, portez toutes ces malles chez moi ; faites-vous indiquer ma demeure, elle est à deux pas ; ma femme-de-chambre vous montrera l’appartement de vos maîtres.
MADAME GUIBERT.
Mon domestique va vous conduire, mon ami, si madame le permet.
MADAME SENNEVILLE.
Y consentez-vous, madame ? vous êtes trop bonne.
DUBOIS, reprenant les malles.
Allons, voilà des malles qui se seront bien promenées dans la ville aujourd’hui.
Il sort.
Scène XIV
MADAME GUIBERT, DELILLE, DESROCHES, MADAME SENNEVILLE
MADAME SENNEVILLE.
Eh bien ! monsieur, où en êtes-vous avec monsieur Vernon et sa céleste sœur ?
DESROCHES.
Comment, madame, vous savez...
MADAME GUIBERT.
Quoi donc ?
MADAME SENNEVILLE.
Une aventure, une erreur assez plaisante de monsieur.
DESROCHES.
Et qui vous a appris ?...
MADAME SENNEVILLE.
Vingt personnes. Monsieur Vernon l’a dit à son avocat, l’avocat au procureur, le procureur à l’huissier, l’huissier à son clerc, qui l’a raconté à ma femme de chambre, dont il est amoureux.
DELILLE, à Desroches.
Tu vois, mon ami, comme on est sûr du secret dans une petite ville.
MADAME GUIBERT.
Ah ! mon Dieu ! pourvu qu’ils n’aillent pas raconter ce qui s’est passé ici.
MADAME SENNEVILLE.
Que pourrait-on dire, madame, qui ne fût à votre avantage ? et d’ailleurs, en personne prudente, ne vous êtes-vous pas mise depuis longtemps au-dessus des propos des méchants ?
MADAME GUIBERT.
C’est une science que d’autres connaissent beaucoup mieux que moi, madame.
MADAME SENNEVILLE.
C’est difficile, madame.
DESROCHES.
Eh ! de grâce, mesdames...
MADAME SENNEVILLE.
Eh ! non, elle est toujours à me lancer des mots malins. Mais nous nous piquons ainsi sans nous brouiller ; n’est-il pas vrai, madame ?
MADAME GUIBERT.
Ah ! sans doute, madame.
À Delille.
Je ne peux pas sentir cette femme-là : elle affecte sur tout le monde un air de supériorité qui est insupportable.
MADAME SENNEVILLE, à Desroches.
La pauvre chère femme, comme elle s’enflamme !
Scène XV
MADAME GUIBERT, DELILLE, DESROCHES, MADAME SENNEVILLE, FRANÇOIS
FRANÇOIS.
Madame, je viens de conduire à votre porte le valet de ces messieurs. Ne voilà-t-il pas mademoiselle Lucile qui ne veut pas absolument laisser entrer tous ces effets.
MADAME SENNEVILLE.
Que dites-vous donc là ? Mais mademoiselle Lucile est inimaginable.
DELILLE.
Vous verrez que nous n’allons pas encore nous fixer là.
MADAME SENNEVILLE.
Pardonnez-moi, messieurs, et je vais laver la tête à ma femme de chambre. Venez avec moi ; donnez-moi la main, monsieur Desroches. Mille pardons, ma chère madame, de vous les enlever si promptement ; mais il le faut, vous le voyez. Vous ne tarderez pas à venir, ma chère. Je vous attends ce soir, et demain à dîner avec votre aimable fille. N’y manquez pas.
DESROCHES.
Croyez, madame, que nous partons pleins de reconnaissance des politesses dont vous nous avez comblés.
DELILLE.
Vous nous avez trop bien reçus pour que nous ne nous empressions pas de revenir vous voir.
MADAME GUIBERT.
Comment, messieurs ! mais je vous en prie, revenez me voir ; vous serez toujours les bienvenus.
Elle les reconduit jusqu’à la porte, et en revenant dit à François.
François, quand ces gens-là reviendront, ne manquez pas de dire que je n’y suis pas.
FRANÇOIS.
Oui, madame.
ACTE IV
Le théâtre représente une place. Dans le fond, la maison de madame Senneville ; sur un côté, la maison de M. Riflard. Il fait nuit.
Scène première
MADAME SENNEVILLE, RIFLARD
RIFLARD.
Comment, madame ! il y a une heure que je vous fais des signes, et vous avez l’air de ne pas m’entendre.
MADAME SENNEVILLE.
Mais vous êtes d’une tyrannie ! pouvais-je quitter mademoiselle Remival, qui me racontait la maladie du petit carlin que je lui ai donné ? Que me voulez-vous, monsieur ? Pourquoi me faire quitter la société, le jeu ? Madame Guibert, mademoiselle Vernon vont s’égayer sur notre absence.
RIFLARD.
Savez-vous que je suis très mécontent. Pourquoi loger chez vous ces deux Parisiens ?
MADAME SENNEVILLE.
C’est pour ainsi dire à vous que je dois leur connaissance.
RIFLARD.
Je ne m’attendais pas que ce petit Desroches se permettrait d’aller sur les brisées d’un homme comme moi. Je m’attendais encore moins que madame Senneville, une femme que j’estime, que j’aime, que j’ai su distinguer, se permettrait d’écouter les propos et les fadeurs d’un étranger.
MADAME SENNEVILLE.
Moi ! où prenez-vous, s’il vous plaît... De quel droit me parlez-vous ainsi ?
RIFLARD.
Au point où nous en sommes ! quand je n’attends que la fin de mes vendanges, quand j’ai l’aveu de votre oncle et le vôtre, il m’est bien permis, madame, de parler en mari. C’est en ami d’ailleurs que je parle. Vous vous perdez. Avez-vous remarqué les chuchoteries, les ricanements, les mots à double entente, les regards malins de toute la société ? Quant à moi, j’ai le malheur d’être très violent ; je n’ai pas voulu causer de scandale, mais j’ai su ce que j’avais à faire, et monsieur Desroches aura de mes nouvelles dès ce soir.
MADAME SENNEVILLE.
Ah ! mon Dieu ! vous me faites trembler.
RIFLARD.
Ce n’est rien, madame, rien du tout ; une petite précaution que j’ai prise. Revenons à vous. Si vous avez le moindre soin de votre gloire, si vous tenez à un établissement qui nous convient à tous deux, il faut absolument que ces jeunes gens ne logent pas chez vous ce soir.
MADAME SENNEVILLE.
Qu’exigez-vous ? mais mon oncle...
RIFLARD.
Votre oncle a eu beaucoup d’humeur en les voyant arriver. Monsieur Vernon, qui fait de lui ce qu’il veut, en se laissant gagner au piquet, lui a déjà parlé. Madame Guibert, que votre oncle a intérêt de ménager, puisqu’elle est sa cousine au sixième degré, lui a fait sentir toute l’horreur de la conduite de ce petit écervelé. Son ami ne vaut pas mieux ; c’est un sournois qui fait l’homme d’esprit, et je n’aime pas qu’on prenne ces airs-là avec moi.
MADAME SENNEVILLE.
Allons, vous êtes tous ligués contre lui. Ce pauvre jeune homme mais vous voulez que je sois incivile. À la bonne heure. En vérité, cela ne me donne pas une bonne idée de votre caractère.
RIFLARD.
Ah ! croyez, belle dame, que c’est l’intérêt que je vous porte, la raison... Vous ne me refuserez pas un sacrifice vraiment nécessaire, et sur tous les autres points, vous le savez, je me laisse mener comme un enfant ; mais j’exige, au nom du plus tendre amour...
Il lui baise la main.
MADAME SENNEVILLE.
Prenez donc garde, voici monsieur Vernon.
Scène II
MADAME SENNEVILLE, RIFLARD, VERNON
VERNON.
Ah ! vous voilà ; j’étais sûr de vous trouver ensemble. Ne craignez rien, mon intention n’est pas de vous causer la moindre peine. Soyons divisés, ennemis entre nous, c’est fort bien ; mais unissons-nous contre les étrangers qui viennent se mêler à nos débats ; enfin nous sommes chez nous, et ce petit monsieur... Je viens vous avertir d’un petit incident, qui se prépare ; il n’y aura pas d’esclandre ; mais toute la société est au fait quand tout le monde sera retiré, votre oncle est absolument décidé à éconduire poliment ces deux voyageurs, qui ne sont pas faits pour être admis dans une société délicate, véritablement.
MADAME SENNEVILLE.
Que vous ont-ils fait ces pauvres jeunes gens ?
VERNON.
Comment, madame ! ils sont admis, reçus, fêtés chez madame Guibert, qui est une personne fort ridicule, sans doute, mais il ne s’agit pas de cela présentement, et ils se permettent de se moquer d’elle ; ils supposent je ne sais quel mariage.
MADAME SENNEVILLE.
Convenez que ce prétendu mariage est fort gai, et que madame Guibert mérite bien...
RIFLARD.
Oui, c’est fort gai ; mais voulez-vous que je sois leur jouet à mon tour ? Nous avons des mœurs dans notre ville, et nous devons être jaloux de conserver notre réputation.
VERNON.
Et cet autre qui fait le railleur ; n’y a-t-il pas dans l’auberge de la Poste une belle dame qui se cache à tout le monde, et qui a des entretiens avec lui ?
MADAME SENNEVILLE.
En vérité ?
VERNON.
Eh ! mon Dieu ! oui ; cela se sait déjà dans toute la ville. Fi donc ! deux libertins, deux mauvais sujets ; je ne parle pas de la conduite qu’ils ont tenue avec ma sœur, avec moi.
MADAME SENNEVILLE.
Ah ! c’est une horreur. Mademoiselle Vernon est une si bonne personne, et j’aimerais tant à la voir heureuse !
VERNON.
Ma sœur est une folle. Cependant pour cet article soyez tranquille, je ne m’endors pas, je suis en règle, et dès ce soir...
RIFLARD.
Comment, madame, vous balancez. Décidez-vous. S’ils logent chez vous ce soir, songez-y, vous ne me reverrez plus.
MADAME SENNEVILLE.
Petit despote, vous voulez que je vous le sacrifie, je le vois ; il faut donc absolument que je prenne un parti... Eh bien ! cela me coûte ; je voudrais en vain vous le dissimuler.
RIFLARD.
Ah ! vous êtes si bonne !
VERNON.
Chut ! voilà l’ami qui s’avance.
Scène III
MADAME SENNEVILLE, RIFLARD, VERNON, DELILLE
DELILLE.
En vérité, madame, rien n’est aimable comme votre réunion. Je vous fais compliment, messieurs, sur le bon ton qui règne dans votre société ; ce n’est que dans votre ville qu’on trouve cette aménité, ce bon accord, cette indulgence réciproque, et surtout cette hospitalité tant vantée chez les anciens.
VERNON.
Nous nous faisons un devoir, monsieur, de bien accueillir les étrangers qui le méritent.
RIFLARD.
Oui, sans doute ; mais nous savons aussi comment nous devons nous conduire avec ceux qui ne viennent dans notre endroit que pour se moquer de nous.
DELILLE.
Et vous faites parfaitement bien.
À part.
Bon ! il se machine encore quelque chose contre nous.
VERNON.
Mais il se fait tard ; il est temps, je crois, de se retirer.
RIFLARD.
Ah ! voilà le reste de la société qui sort de chez madame.
Scène IV
DELILLE, DESROCHES, MADAME SENNEVILLE, MADAME GUIBERT, FLORE, MADEMOISELLE VERNON, VERNON, RIFLARD, FRANÇOIS et UNE SERVANTE portant un falot
MADAME GUIBERT, arrivant la première, précédée de François, qui porte un falot.
Je vous assure, mademoiselle, que je vous avais donné deux fiches, je m’en souviens parfaitement.
MADEMOISELLE VERNON.
Je puis vous certifier, madame, que c’est vous qui avez oublié de me les donner ; le coup était assez important ; il y avait longtemps que je l’attendais, et j’étais si contente quand je l’aperçus ! Je ne craignais pas qu’on me l’enlevât, j’étais tout en cœur.
VERNON.
Encore quelque extravagance ! De qui parlez-vous là, s’il vous plaît ?
MADEMOISELLE VERNON.
De Quinola, mon frère.
VERNON.
Ah ! passe pour Quinola.
MADAME SENNEVILLE.
Eh quoi ! mesdames, vous vous retirez sitôt ?
MADAME GUIBERT.
Sitôt il est huit heures et demie tout à l’heure.
MADAME SENNEVILLE.
Je ne veux pas être importune. Vous me permettrez de retourner auprès de mon oncle.
RIFLARD, à madame Senneville.
Adieu, belle dame ; croyez certainement...
MADAME SENNEVILLE, bas à Riflard.
Prenez garde, on nous épie.
Haut.
Votre très humble servante, mesdames ; à demain à trois heures précises, je vous en prie.
Elle rentre chez elle.
DESROCHES, à madame Guibert.
Voudriez-vous accepter mon bras jusque chez vous, madame ?
MADAME GUIBERT.
Je vous rends grâce, monsieur ; nous demeurons à deux pas, et je n’ai besoin du bras de personne. Passez devant nous, François ; et vous, mademoiselle, prenez garde à la manière dont vous marchez, je vous en prie.
FLORE.
Oui, ma mère.
MADAME GUIBERT.
Votre très humble servante, mademoiselle Vernon ; soyez certaine que je vous ai donné vos deux fiches.
VERNON.
Puisque madame vous le dit, il faut bien que cela soit.
MADEMOISELLE VERNON.
En vérité, on n’a pas plus de guignon que moi. Encore cinquante fiches que je perds, sans compter les cartes que l’on paie fort cher, par parenthèse, chez madame Senneville.
VERNON.
Et pourquoi joues-tu ?
MADAME GUIBERT.
Adieu, messieurs ; je suis enchantée que vous soyez aussi bien dédommagés, et qu’aucun obstacle n’empêche madame Senneville de vous donner l’asile et les soins que j’ai été forcée de vous refuser.
Elle sort avec sa fille et François.
VERNON.
Adieu, messieurs ; vous voilà logés irrévocablement. Allons, Suzanne, éclairez-nous.
Il sort avec sa sœur et la servante.
RIFLARD.
Bonsoir, messieurs, nous nous reverrons.
Il rentre chez lui.
Scène V
DESROCHES, DELILLE
DESROCHES.
Ils ont l’air de se moquer de moi.
DELILLE.
Eh bien monsieur Vernon te déteste, madame Guibert te raille, monsieur Riflard te menace ; comment te trouves-tu du séjour de cette ville ?
DESROCHES.
Assez mal jusqu’ici ; il a fallu m’ennuyer toute la soirée à écouter tous les vieux contes de l’oncle de madame Senneville. Après trois mortelles parties de trictrac, trois vieilles femmes s’emparent de moi pour me faire faire un éternel reversis ; et pour m’achever voilà qu’on me fait jouer à des petits jeux avec un troupeau d’enfants.
DELILLE.
Et as-tu remarqué comme on se parlait bas, comme on nous regardait ?
DESROCHES.
Mais en effet ; nous avions l’air de deux personnages extraordinaires.
DELILLE.
Mais c’est égal, c’est une ville fort agréable, l’air y est bon, les promenades y sont délicieuses, et le sang y est superbe.
DESROCHES.
Eh bien ! moque-toi de moi tant que tu voudras, je ne suis pas fâché de m’y être arrêté. Oui, malgré mademoiselle Vernon, mademoiselle Guibert, il suffit Que madame Senneville habite ce pays, et que nous logions chez elle... Nous nous sommes promenés dans le jardin avant la nuit.
DELILLE.
Assez tard même ; il a fallu vous appeler.
DESROCHES.
C’est elle qui, en regagnant la maison, m’a recommandé de faire la partie de son oncle.
DELILLE.
Preuve que tu es aimé de la nièce.
DESROCHES.
Et tu conviendras qu’elle est bien faite pour me dédommager de tout l’ennui...
DELILLE.
Et tous tes rivaux, Riflard, Vernon ?
DESROCHES.
Elle n’a jamais pensé à Riflard, à Vernon, à personne ; elle me l’a juré.
DELILLE.
Oh ! dès qu’elle te l’a juré... je n’en crois pas un mot.
DESROCHES.
Ah ! te voilà, toujours cherchant à me contrarier.
DELILLE.
Allons, ne te fâche pas ; dès que tu le veux, l’oncle est fort amusant, la nièce fort vertueuse.
DESROCHES.
Il n’est pas question de vertu.
DELILLE.
Ne perds pas un temps précieux.
DESROCHES.
Ne rentres-tu pas avec moi ?
DELILLE.
Non. On ne soupe pas encore ; je vais profiter du moment pour une course, une visite que j’ai à faire.
DESROCHES.
À cette heure, dans une ville que tu ne connais pas ? Il faut donc que ta conquête t’occupe beaucoup... Au surplus, entière liberté, je rentre. Bonne chance dans vos amours, monsieur Delille.
DELILLE.
Bonne chance dans les vôtres, monsieur Desroches.
Scène VI
DESROCHES, DELILLE, DUBOIS, chargé de toutes les malles
DESROCHES.
Eh bien ! où vas-tu donc, avec toutes ces malles ? Que signifie cet équipage ?
DUBOIS.
Cela signifie, monsieur, qu’il faut encore que nous déménagions.
DELILLE.
Bon ! je m’en doutais.
DESROCHES.
Comment ! que veux-tu dire ?
DUBOIS.
La femme de chambre vient de me charger poliment de tout notre bagage ; et voilà un billet de madame Senneville qui vous expliquera...
DESROCHES.
Un billet ! lisons.
Il lit.
« Il eût été bien doux pour mon oncle et pour moi, monsieur, de pouvoir vous rendre l’accueil favorable que vos parents m’ont fait à Paris ; mais cela me devient absolument impossible. Le soin de ma réputation ne me permet pas de vous garder plus longtemps dans ma maison. Agréez, je vous prie, mes excuses et mes regrets... » Le soin de sa réputation... En voici bien d’un autre.
DUBOIS.
Ce n’est pas tout, monsieur ; voici une lettre qu’un homme d’assez mauvaise tournure m’a remise pour vous.
DESROCHES.
Pour moi ! de quelle part ?
DELILLE.
Voyons, lis.
DESROCHES.
« J’ai cru remarquer que vous regardiez tendrement madame Senneville ; j’ai déjà donné quelques leçons aux jeunes étrangers qui se permettaient, en passant dans notre ville, d’aller sur mes brisées ; et l’intérêt que vous m’avez inspiré ne me permet pas de retarder plus longtemps celle dont vous avez besoin. Je vous attends demain au lever du soleil, derrière le petit rempart ; j’aurai mon épée et mes pistolets. J’espère que vous me ferez l’honneur de venir m’y trouver. François RIFLARD. » – L’impertinent ! j’irai certainement, et c’est moi qui lui donnerai, j’espère une leçon dont il se souviendra. Mais tu conviendras qu’il est bien désagréable d’aller se couper la gorge pour une femme qui me chasse de chez elle.
Dubois tire un autre papier de sa poche et le présente à Desroches.
DELILLE.
Encore ! et d’où vient celui-là ?
DUBOIS.
C’est un homme noir qui l’a apporté.
DESROCHES.
Voyons. « L’an mil huit cent un, le, etc. j’ai, Christophe-Hyacinthe de Bon-Aloi, huissier soussigné, à la requête de demoiselle Augustine-Catherine, dite Nina Vernon, fille majeure et nubile... »
DELILLE.
C’est la sommation de M. Vernon.
DESROCHES.
Mais c’est un enfer que cette petite ville.
DELILLE.
C’est l’asile du bonheur et de la vertu.
DESROCHES.
Tu n’as plus rien à me remettre.
DUBOIS.
Je crois qu’en voilà bien assez comme cela.
DESROCHES.
Fort bien ; nous voilà dans la rue à présent.
DELILLE.
Pourquoi as-tu quitté Paris ?
DESROCHES.
Ah, madame Belmont ! pourquoi m’avez-vous trahi ?
Il s’assied sur un banc de pierre et paraît plongé dans la mélancolie.
DELILLE, à part.
À merveille ! il est à nous.
DUBOIS.
Monsieur, voilà Champagne, le valet de votre cousine.
DELILLE.
Occupe Desroches de ton mieux pour me laisser causer avec lui.
Dubois s’approche de Desroches et l’empêche de voir Champagne.
Scène VII
DESROCHES, DELILLE, DUBOIS, CHAMPAGNE
CHAMPAGNE, à Delille.
Madame se désole. Elle sait toutes les aventures de M. Desroches. Elle veut partir cette nuit même. J’ai eu toutes les peines du monde à la décider à vous faire ses adieux. Hâtez-vous de la rejoindre.
DELILLE.
Non... L’idée est excellente... Profitons de la circonstance. Tâche d’amener madame Belmont de ce côté.
CHAMPAGNE.
C’est difficile ; mais j’y vais...
Il sort.
Scène VIII
DESROCHES, DELILLE, DUBOIS
DESROCHES.
Et pour comble de disgrâce, je ne peux pas partir ; il faut que je me trouve au rendez-vous de M. Riflard.
À Dubois.
Eh bien ! que fais-tu là ? Va nous chercher une auberge.
DUBOIS.
Eh bien ! monsieur, j’y vais.
Il sort.
DESROCHES.
Demain matin je cours donner une leçon d’armes à Riflard, une leçon de procédés à Vernon, et j’échappe aux bavards, aux plaideurs, aux agnès, aux coquettes, au diable qui me poursuit dans ce maudit pays, en partant à l’instant pour Paris.
DELILLE.
Demain matin je te sers de témoin, et je te souhaite un bon voyage.
DESROCHES.
Comment ! bon voyage ? ne pars-tu pas avec moi ?
DELILLE.
J’aime cette ville, et j’y reste.
DESROCHES.
Tu m’en disais tant de mal, et tu restes !
DELILLE.
Tu m’en disais tant de bien, et tu pars !
DESROCHES.
Mais qui peut te retenir ?
DELILLE.
Ne puis-je changer de façon de penser comme toi ?
DESROCHES.
Serait-ce, par aventure, cette belle mystérieuse ?
DELILLE.
Peut-être.
DESROCHES.
Ah ! mon ami, elle te trompe.
DELILLE.
Elle n’est pas de ce pays.
DESROCHES.
Eh ! qu’importe ? Partout les femmes sont les mêmes.
DELILLE.
Crois qu’il en est plus d’une...
DESROCHES.
Ah ! oui. Juges-en par mes aventures. J’ai pensé comme toi ; madame Belmont m’a trop désabusé ; ah ! c’est celle-là dont la perfidie m’est la plus douloureuse.
Scène IX
DESROCHES, DELILLE, DUBOIS, CHAMPAGNE
CHAMPAGNE, à Delille.
La voilà, monsieur.
DELILLE, à Champagne.
Je suis à toi dans l’instant.
À Desroches.
Mon cher Desroches, je cours à mon rendez-vous. Dans tous les cas, dis à Dubois de m’attendre à cette place.
Delille s’éloigne.
DESROCHES.
Ne tarde pas, je t’en prie. Il est bien heureux ! Cette femme mystérieuse a vraiment une jolie tournure, et qui me rappelle...
Scène X
DESROCHES, DELILLE, DUBOIS, CHAMPAGNE, MADAME BELMONT
DESROCHES.
Mais il me semble voir une femme dans l’obscurité.
MADAME BELMONT, à Desroches.
Est-ce vous, Delille ?
DESROCHES.
On appelle Delille. Serait-ce, par aventure, cette belle voilée ? Ah ! voyons.
MADAME BELMONT.
Pensez-vous encore excuser votre indigne ami ?
DESROCHES.
Ciel ! quelle voix !
MADAME BELMONT.
J’ai eu la faiblesse de suivre vos conseils, de marcher sur vos traces ; pourquoi ? pour être témoin de toutes ses inconséquences.
DESROCHES, à part.
Madame Belmont qui m’a suivi ! qui m’aime encore ! Ah ! malheureux, qu’ai-je fait ?
MADAME BELMONT.
Et que me reproche-t-il ? Je vous ai dit comment il avait été trompé par les apparences. Vous savez que ce jeune officier, cet inconnu qui lui a causé tant d’ombrage, était mon frère, arrivé la veille de l’armée.
DESROCHES.
Votre frère ! qu’entends-je ?
MADAME BELMONT.
Que vois-je ? Desroches !
DELILLE, s’avançant.
Lui-même, madame, qui reconnaît ses torts. Le voilà entièrement corrigé. Pardonnez-lui, et partons.
DESROCHES.
Mais mon rendez-vous avec Riflard ?
DELILLE.
Eh bien ! c’est une affaire qu’il faut terminer tout de suite.
Il frappe à la porte de Riflard.
Monsieur Riflard, monsieur Riflard, un mot, s’il vous plaît. Il ne peut pas être encore couché.
MADAME BELMONT.
Qu’allez-vous faire ? Je tremble.
Scène XI
DESROCHES, DELILLE, DUBOIS, CHAMPAGNE, MADAME BELMONT, RIFLARD, à sa fenêtre en robe de chambre
RIFLARD.
Qui frappe ? Ah ! ah ! messieurs, c’est vous ?
DELILLE.
Allons, M. Riflard, vous voulez vous battre avec Desroches ; descendez, il vous attend.
RIFLARD.
Qu’est-ce que vous dites donc ? Je ne me bats jamais au soleil couché ; on risque de s’estropier. Lisez le cartel, c’est pour demain.
DELILLE.
Cela ne se peut pas ; monsieur retourne à Paris pour épouser madame. Les chevaux sont mis, nous partons.
RIFLARD.
Vous partez, il épouse madame, il y a un moyen de s’arranger. Je descends.
DELILLE.
J’en étais sûr.
Scène XII
DESROCHES, DELILLE, DUBOIS, CHAMPAGNE, MADAME BELMONT, RIFLARD
DUBOIS, arrivant.
Monsieur, il faut absolument que nous couchions à la belle étoile. Pas un coin dans une auberge ; c’est demain le premier jour de la foire.
DELILLE.
À merveille ! nous partirons plus tôt.
Scène XIII
DESROCHES, DELILLE, DUBOIS, CHAMPAGNE, MADAME BELMONT, RIFLARD, en robe de chambre et un bougeoir à la main
RIFLARD.
Permettez. Vous vous mariez, vous partez ; je n’en veux qu’aux célibataires, je respecte les maris, et je vous fais mon sincère compliment.
DELILLE.
Monsieur Riflard, vous êtes la première personne de cette ville à qui nous ayons parlé, soyez la dernière, et chargez-vous de nos adieux pour tout le monde. Soyez heureux avec madame Senneville ; dites à madame Guibert que sa fille a trop de talents pour ne pas trouver bientôt un mari ; conseillez à mademoiselle Vernon de se faire dévote ou bel-esprit, et conservez toujours cette urbanité, cet esprit sociable et galant, qui distingue votre endroit.
Scène XIV
RIFLARD, seul
Votre très humble serviteur. Je m’en suis galamment tiré. Nous nous sommes tous bien conduits, et voilà deux Parisiens qui emportent une bonne idée de notre petite ville.