La Petite marquise (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 13 février 1874.

 

Personnages

 

LE VICOMTE MAX DE BOISGOMMEUX

LE MARQUIS DE KERGAZON

LE CHEVALIER MOUCHE

JOSEPH, domestique

URBAIN, domestique

TURQUET

HENRIETTE, MARQUISE DE KERGAZON

JULIETTE

MARTINE

GEORGETTE

UNE FEMME DE CHAMBRE

 

Le premier et le troisième acte à Paris ; le deuxième à la campagne, dans le Poitou. De nos jours.

 

 

ACTE I

 

Chez la Marquise.

Un salon. À gauche, au premier plan, une cheminée ; au deuxième, une porte ; au troisième, une console. À droite, au premier plan, un bonheur du jour ; au deuxième, une porte ; au troisième, une console. Des lampes allumées et des statuettes sur les consoles. Une pendule et deux candélabres allumés sur la cheminée ; à côté de l’un de ces candélabres, un petit bougeoir non allumé. À gauche, devant la cheminée, une table, et, sur cette table, du papier, deux ou trois gros livres tout ouverts ; près de cette table, un fauteuil et deux chaises. À droite, une chaise longue ; derrière la chaise longue, une table. Sur cette table, une lampe allumée, un plateau portant des tasses à café et un sucrier ; un petit nécessaire de femme avec dé à coudre, ciseaux, fil, aiguilles, etc. ; une broderie, et un numéro de la Revue des Deux Mondes. Chaises et fauteuils au fond.

 

 

Scène première

 

JOSEPH, URBAIN, puis HENRIETTE, BOISGOMMEUX et KERGAZON

 

Au lever du rideau, Joseph dispose les tasses pour le café. Entre Urbain.

URBAIN.

Une lettre pour monsieur le marquis.

Il remet la lettre à Joseph.

JOSEPH.

Donnez. Je la lui remettrai tout à l’heure.

Urbain sort. Par la porte de gauche, qui ouvre sur la salle à manger, Henriette entre au bras de Boisgommeux.

HENRIETTE, exaspérée.

Oh ! oh ! oh !... Oh ! oh ! oh ! oh !...

BOISGOMMEUX, essayant de la calmer.

Voyons, marquise, voyons...

HENRIETTE.

C’est à n’y pas tenir... être liée pour la vie à un pareil homme !

Kergazon est entré à temps pour entendre cette phrase ; il regarde sa femme avec une compassion dédaigneuse. Henriette fait un mouvement comme si elle allait s’élancer sur lui ; Boisgommeux la retient.

BOISGOMMEUX.

Voyons, marquise, voyons !

KERGAZON, à Joseph.

Est-ce que l’on n’a pas apporté une lettre pour moi ?

JOSEPH, remettant la lettre.

Si fait, monsieur.

KERGAZON.

À la bonne heure !

HENRIETTE, à part.

Oh ! cette voix, surtout, cette voix !...

KERGAZON, à qui Joseph vient de donner la lettre.

C’est bien cela, c’est la réponse de Me Canivet...

Joseph sort. Kergazon lit tout bas.

HENRIETTE, à Boisgommeux.

Un homme qui est riche, qui est marquis... marquis de Kergazon... et qui, au lieu de mener la vie d’un gentilhomme, mène celle d’un rat de bibliothèque ; un homme qui m’a, moi, pour femme... et qui, au lieu de s’occuper de moi, passe son temps à écrire une histoire des troubadours au quinzième siècle...

Avec fureur.

Troubadour !...

BOISGOMMEUX.

Voyons, marquise, voyons !...

HENRIETTE.

Troubadour !!!

Rentre Joseph apportant la cafetière. Henriette verse le café, en offre une tasse à Boisgommeux, etc. etc.

KERGAZON, relisant la lettre.

« Si vous êtes vraiment décidé à mettre tous les torts de votre côté, rien n’est plus facile que d’obtenir la séparation que vous désirez : le meilleur moyen serait alors de rouer de coups madame la marquise, devant témoins, bien entendu... »

Il s’arrête et regarde sa femme qui vient justement à lui, une tasse de café à la main.

Hum !...

Henriette dépose la tasse de café sur la table de gauche ; échange de petits saluts cérémonieux entre le marquis et la marquise. Kergazon reprend.

« Ou bien vous pourriez introduire une maîtresse dans le domicile conjugal... » Une maîtresse dans le domicile conjugal ?... Oui, cela se peut... il suffira de trouver une personne qui consente à faire semblant...

À Boisgommeux.

Deux mots, mon cher, je vous en prie...

BOISGOMMEUX, allant au marquis.

À vos ordres, marquis, à vos ordres...

Kergazon a pris sur la table la tasse apportée par la marquise. Boisgommeux a toujours sa tasse à la main. Henriette s’est jetée sur la chaise longue et parcourt fiévreusement la Revue des Deux Mondes.

KERGAZON, à Boisgommeux.

Vous devez, vous, connaître des impures ?...

BOISGOMMEUX.

Plaît-il ?...

KERGAZON.

Des cocottes, si vous aimez mieux !

BOISGOMMEUX.

Peuh ! ce n’est guère mon affaire, à moi, les cocottes... Vous savez que j’ai toujours préféré les femmes mariées.

KERGAZON.

Et je vous en estime...

Il lui serre chaleureusement la main.

Mais enfin, lancé comme vous l’êtes, il me paraît impossible que vous ne connaissiez pas...

BOISGOMMEUX, riant.

Dame ! oui, j’en connais...

KERGAZON.

Ayez la bonté de m’en indiquer une !

BOISGOMMEUX, stupéfait.

Hé ?...

KERGAZON.

Celle que vous voudrez, ça m’est égal... Dites-moi seulement un nom... et une adresse.

BOISGOMMEUX.

Pourquoi faire ?

KERGAZON.

Pour y aller, donc !

BOISGOMMEUX.

Pour y aller, vous !...

KERGAZON.

Et tout de suite, encore !

BOISGOMMEUX.

Oh ! mais... c’est étrange, ce que vous me demandez là, comme ça, en sortant de table !... c’est étrange !...

Se tournant vers Henriette.

Imaginez-vous, madame, que ce cher marquis...

KERGAZON.

Ne le dites pas à ma femme...

Avec fermeté.

Ne le lui dites pas. Je me réserve de le lui dire moi-même...

BOISGOMMEUX.

C’est étrange, positivement !

KERGAZON.

Vous croyez que j’ai envie de faire la noce ?...

BOISGOMMEUX.

Dame !...

KERGAZON.

Vous n’y êtes pas, mon ami. Je suis un homme de science, moi, et non un homme de dissipation... J’ai des motifs sérieux, on ne peut plus sérieux, et je vous assure que vous me rendrez un véritable service en m’indiquant...

Henriette prend sa guipure, et, toujours étendue sur la chaise longue, à droite, se met à travailler.

BOISGOMMEUX.

Eh bien, voyons... Bébé Patapouf... Elle est blonde, Bébé Patapouf... ça vous va-t-il, une blonde ?

KERGAZON.

Ça m’est égal, je vous ai dit !...

BOISGOMMEUX.

Aimez-vous mieux une brune ? Marguerite Lamberthier... Tiens, au fait, ce serait drôle !

KERGAZON.

Pourquoi ce serait-il drôle ?

BOISGOMMEUX.

Pour rien...

En riant.

Moi, à votre place, je prendrais Marguerite Lamberthier... C’est une bonne fille.

KERGAZOX.

Va pour Marguerite Lamberthier !... L’adresse ?

BOISGOMMEUX.

117, rue de l’Arcade...

KERGAZON.

Écrivez-moi cela sur une de vos cartes...

BOISGOMMEUX, donnant sa tasse à Kergazon.

Pardon !...

Il prend une carte dans son portefeuille.

Vous avez un crayon ?...

KERGAZON, repassant les deux tasses à Boisgommeux.

Pardon !...

Il prend un crayon et l’offre à Boisgommeux. Celui-ci ne pouvant saisir le crayon avec les mains, le saisit délicatement avec les lèvres, puis il repasse les deux tasses à Kergazon.

BOISGOMMEUX.

Pardon !...

Il écrit.

Marguerite Lamberthier... Arcade, 117.

KERGAZON.

Ajoutez un petit mot de recommandation... ça ne peut pas faire de mal.

BOISGOMMEUX, écrivant.

« Le marquis de Kergazon... homme d’un mérite réel... mon ami... Comme pour moi-même. – Vicomte Max de Boisgommeux. »

KERGAZON, prenant la carte.

Merci.

Il sonne : entre Joseph.

Mon chapeau, mes gants. Ah ! Joseph, vous ferez préparer l’appartement du second étage... Il est possible que, d’un moment à l’autre, une personne vienne s’y installer...

Henriette regarde son mari avec étonnement. Joseph sort.

Allez-vous, ce soir, chez la baronne, madame ?

HENRIETTE.

Non, monsieur, je ne sortirai pas.

KERGAZON.

Je vous prierai, alors, de vouloir bien m’attendre... j’aurai à vous parler tout à l’heure.

HENRIETTE.

À moi ?...

KERGAZON.

Oui, madame, à vous.

Rentre Joseph apportant le chapeau, les gants et uns vaste pelisse ornée de fourrures. Kergazon endosse la pelisse.

Si notre oncle le chevalier vient pour me voir, vous aurez la bonté de m’excuser...

HENRIETTE.

Ah ! ah !... notre oncle le chevalier ! En voilà un, encore, dont la conversation est agréable !... Il est sourd comme un pot, notre oncle le chevalier... sourd comme un pot !

KERGAZON, à Boisgommeux.

Merci encore une fois. On vous verra demain ?

BOISGOMMEUX.

Non, pas demain. Je pars ce soir même pour ma terre de la Serpolette et je compte y rester un bon mois.

Henriette se redresse brusquement et regarde Boisgommeux.

KERGAZON, serrant la main de Boisgommeux.

Dans un mois alors.

À demi-voix.

17, rue de l’Arcade.

BOISGOMMEUX.

Non, 117.

KERGAZON, sort en répétant à voix basse.

117, rue de l’Arcade, Marguerite Lamberthier.

 

 

Scène II

 

HENRIETTE, BOISGOMMEUX

 

HENRIETTE, se levant.

Qu’est-ce que vous venez de dire ?... Vous partez ce soir pour la Serpolette ?

BOISGOMMEUX.

Oui, par le train de dix heures vingt-cinq.

HENRIETTE.

C’est sérieux ?

BOISGOMMEUX.

Très sérieux.

HENRIETTE.

Et vous y resterez un mois ?

BOISGOMMEUX.

Un mois, six semaines... je ne sais pas au juste.

HENRIETTE.

Vraiment ? vous ne savez pas au juste... Ce que je sais fort bien, moi, c’est que vous ne partirez pas.

BOISGOMMEUX.

Je vous assure que vous vous trompez et que je partirai.

HENRIETTE.

Max !!!

BOISGOMMEUX.

Madame ?

HENRIETTE.

Je vois ce que c’est... vous m’en voulez...

BOISGOMMEUX, ironique.

Par exemple !...

HENRIETTE.

Si fait, vous m’en voulez !... Vous m’en voulez parce qu’hier, après six mois de résistance, je vous avais enfin promis d’aller passer une heure rue Saint-Hyacinthe-Saint-Honoré, et parce que je n’y suis pas allée...

BOISGOMMEUX, de plus en plus ironique.

Pourquoi vous en voudrais-je à cause de cela ? Vous m’aviez, en effet, autorisé à faire capitonner un appartement, dans la rue que vous venez de dire... au troisième, sur la cour... et vous m’aviez promis d’y venir ; « J’y serai à trois heures », m’aviez-vous dit... Il est vrai qu’après avoir dit cela, vous n’êtes venue ni à trois heures, ni à quatre, ni à cinq, ni à six, ni à sept, ni à huit... Je n’ai renoncé qu’à huit trente-cinq... Mais qu’est-ce que cela fait ? N’ai-je pas, en rentrant chez moi, trouvé une lettre de vous, dans laquelle vous me disiez de venir dîner aujourd’hui, et que vous m’expliqueriez tout ?... C’est bien de la bonté, vraiment, et j’aurais, après cela, le plus grand tort de vous en vouloir.

HENRIETTE.

J’y suis allée, à ce rendez-vous...

BOISGOMMEUX.

Oh !...

HENRIETTE.

Vous ne me croyez pas ?

BOISGOMMEUX.

Non, certes, je ne vous crois pas, puisque je vous dis que je vous ai attendue jusqu’à...

HENRIETTE, prenant fiévreusement trois petits papiers dans un tiroir, trois numéros de fiacre, et les tendant à Boisgommeux.

Tenez !...

BOISGOMMEUX.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

HENRIETTE, lui remettant les trois petits papiers.

Ce sont les trois numéros des trois fiacres que j’ai pris : il vous sera facile de retrouver les trois cochers... Vous leur demanderez si, hier, ils n’ont pas conduit une femme...

Mouvement de Boisgommeux.

Eh bien, oui, moi, Henriette de Kergazon, je suis sortie de chez moi comme une voleuse, jetant pour excuse à ma femme de chambre je ne sais quelle phrase sur le plaisir que j’aurais à faire un tour à pied... Ma femme de chambre m’a regardée d’une drôle de manière ; dans la rue, les passants s’arrêtaient, se parlaient à l’oreille et avaient l’air de se dire : « La voici, c’est elle, la petite marquise... qui court à un rendez-vous d’amour... rue Saint-Hyacinthe-Saint-Honoré... » Mes yeux se sont voilés, il m’a semblé que la terre se dérobait sous moi, j’ai fait signe à un cocher qui passait, et j’ai pris mon premier fiacre...

BOISGOMMEUX, regardant un des numéros.

Numéro 8226.

HENRIETTE.

Peut-être bien... Je me suis fait conduire au Panthéon, pour dépister... Au Panthéon, j’ai pris mon second fiacre...

BOISGOMMEUX, même jeu.

Numéro 441.

HENRIETTE.

Je ne dis pas non... Et je me suis fait conduire à la Bastille, toujours pour dépister... À la Bastille, j’ai pris mon troisième fiacre...

BOISGOMMEUX, même jeu.

Numéro 3723.

HENRIETTE.

Je ne sais pas...

BOISGOMMEUX.

Il n’y a plus que celui-là...

HENRIETTE.

Et j’ai enfin donné au cocher la véritable adresse : rue Saint-Hyacinthe-Saint-Honoré... numéro... J’y suis arrivée... j’ai passé devant le concierge sans rien demander ; j’ai reconnu le cordon de sonnette dont nous avions parlé ensemble.

BOISGOMMEUX, avec expression.

Bleu de ciel !...

HENRIETTE.

Mais, au moment de sonner, je me suis arrêtée...

BOISGOMMEUX.

Pourquoi, puisque le plus fort était fait ?

HENRIETTE.

Vous trouvez ça, vous ?... Je suis restée là, appuyée contre le mur... me demandant où j’étais et pourquoi j’y étais...

Mouvement du vicomte.

En ce moment... j’ai entendu dire que pareille chose arrivait aux gens qui sont en train de se noyer... en ce moment, ma vie entière s’est déroulée devant mes yeux !... Mon enfance heureuse et libre dans les grandes allées du parc, le couvent, mon entrée dans le monde, mes premiers triomphes de jeune fille... tant d’espérances, tant de rêves, tant d’aspirations !... Tout cela pour arriver à quoi ? À me trouver là, au troisième étage d’une maison obscure... J’ai entendu du bruit... C’était un marmiton qui montait l’escalier... il portait un vol-au-vent sur sa tête... il m’a demandé : « C’est-y pas ici madame Margotin ?... » J’ai répondu : « Je ne sais pas ! » Le marmiton a continué de monter, il a passé près de moi... il m’a regardée, il a regardé le cordon de sonnette... Alors, je n’y ai plus tenu, je me suis enfuie, j’ai sauté dans mon fiacre et je suis rentrée chez moi, jurant bien que de ma vie je ne recommencerais pareille aventure et que, puisque c’était là ce qui s’appelle avoir un amant... jamais je n’aurais d’amant !

BOISGOMMEUX.

Comment, jamais !...

HENRIETTE.

Oh ! non, jamais, jamais, jamais !

BOISGOMMEUX.

Eh bien, à la bonne heure !... mais il fallait me dire cela plus tôt !

HENRIETTE.

Par exemple !...

Entre Joseph.

JOSEPH, annonçant.

Monsieur le chevalier.

HENRIETTE.

Ah ! Le chevalier, maintenant !...

 

 

Scène III

 

HENRIETTE, BOISGOMMEUX, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Mon aimable nièce !... Cet excellent vicomte !...

BOISGOMMEUX.

Bonsoir, le sourd, bonsoir, le sourd !

Henriette apporte au milieu de la scène une chaise pour le chevalier. Le chevalier sourit et s’assied ; Boisgommeux, sans plus s’occuper de lui, se tourne vers Henriette.

Ainsi, j’aurai perdu six mois à vous faire la cour, et, au bout de ces six mois, vous en serez quitte pour venir me dire que vous ne voulez plus avoir d’amant, parce que vous avez rencontré un marmiton dans l’escalier !...

Ils sont assis tous les trois.

LE CHEVALIER, qui n’a cessé de regarder Boisgommeux en souriant.

Je vous remercie, ça ne va pas trop mal...

BOISGOMMEUX, toujours à Henriette, sans même regarder le chevalier.

C’était il y a six mois qu’il fallait me dire cela, au lieu de faire la coquette et de me donner des encouragements !...

HENRIETTE.

Je vous ai donné des encouragements, moi ?

BOISGOMMEUX.

Certainement, vous m’en avez donné !

LE CHEVALIER, qui, après chaque phrase, a tendu l’oreille du côté de la personne qui parlait, et qui a toujours approuvé de la tête, le sourire aux lèvres.

Et ce cher Kergazon, je ne le vois pas ?

HENRIETTE.

Il est sorti...

LE CHEVALIER.

Hé ?

BOISGOMMEUX, criant.

Il est sorti, on vous dit !...

À Henriette.

Certainement, vous m’en avez donné !...

HENRIETTE.

Quand cela, s’il vous plaît ?

BOISGOMMEUX, bondissant.

Quand cela ???

Il se lève. Le chevalier paraît surpris.

HENRIETTE.

Ne faites pas de gestes : il est sourd, mais il n’est pas aveugle.

BOISGOMMEUX, essayant d’être calme.

Quand cela ?...

Il se rassied. Le chevalier se remet à sourire et à tendre l’oreille, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, paraissant charmé de ce qui se dit.

HENRIETTE.

Oui...

BOISGOMMEUX.

Toutes les fois que nous nous sommes rencontrés... chez la haute banque... à l’ambassade... partout !...

HENRIETTE.

Oh !...

BOISGOMMEUX.

Vous ne vous rappelez pas, mais moi, je me rappelle... Un petit coup d’œil, un éclat de rire à propos de rien, quelques mots insignifiants derrière l’éventail, et puis, quand vous me quittiez, un regard bien d’aplomb... J’en appelle à tous ceux qui ont l’habitude des femmes du monde... Est-ce que ça ne veut pas dire : « Vous pouvez marcher » ?...

LE CHEVALIER, interrompant.

Il est malade ?... Ça n’est pas grave, au moins ?

HENRIETTE, sans s’occuper de l’interruption.

Est-ce ma faute, à moi, si l’amour que vous m’offrez ressemble si peu à celui que j’avais rêvé ?

BOISGOMMEUX.

Des phrases, tout cela, des phrases !...

LE CHEVALIER.

Tout le monde a été enrhumé. Moi-même je l’ai été...

HENRIETTE.

Ah ! si j’étais libre !... si les liens qui m’attachent à monsieur de Kergazon étaient brisés !... mais ils ne le sont pas... Singulier amour

Elle se lève.

qui consentirait à partager avec un mari !...

BOISGOMMEUX.

Puisque c’est l’usage !...

Il se lève. Le chevalier, à son tour, se lève.

HENRIETTE.

Moi, si j’aimais, je ne voudrais pas de partage... je voudrais être toute à celui que j’aimerais et n’être qu’à lui...

BOISGOMMEUX.

Puisque ça ne se peut pas !...

HENRIETTE.

Eh bien, puisque ça ne se peut pas, ça ne sera pas, voilà tout !

BOISGOMMEUX.

Décidément ?

HENRIETTE.

Décidément.

BOISGOMMEUX.

Eh bien, c’est bon !...

LE CHEVALIER.

Désolé de vous quitter si vite... mais je vais ce soir chez la duchesse, et, comme on doit faire de la musique, je ne voudrais pas manquer.

BOISGOMMEUX.

Eh bien, c’est bon !... Eh bien, c’est bon !

LE CHEVALIER, prenant congé.

Mon aimable nièce !... Cet excellent vicomte !... Dites à ce cher Kergazon que je viendrai prendre de ses nouvelles...

Il sort.

 

 

Scène IV

 

HENRIETTE, BOISGOMMEUX

 

BOISGOMMEUX.

Moi aussi, je vais être obligé de vous quitter...

HENRIETTE, incrédule, railleuse.

Oh !...

BOISGOMMEUX.

Le train, je vous l’ai dit, part à dix heures vingt-cinq... Le temps de passer chez moi pour changer de costume...

HENRIETTE.

Laissez-moi donc tranquille ! vous savez bien que vous ne partirez pas...

Elle pose sa main sur le dossier d’une chaise placée au milieu du théâtre.

BOISGOMMEUX.

Je serai à Poitiers à quatre heures du matin ; à quatre heures et demie, je serai chez moi, à la Serpolette.

Il pose également sa main sur le dossier de la chaise.

HENRIETTE.

À quatre heures et demie, vous serez chez vous, à Paris...

Câline.

et vous rêverez de moi...

BOISGOMMEUX, prenant la main de la marquise.

Henriette ?...

HENRIETTE.

Eh bien ?...

BOISGOMMEUX.

Si vous vouliez, pourtant !...

Ils descendent en scène.

HENRIETTE.

Si je voulais quoi ?...

BOISGOMMEUX.

Que je ne parte pas...

HENRIETTE.

Vous resteriez ?

BOISGOMMEUX, très tendre.

Henriette ?...

HENRIETTE, très émue.

Eh bien ?...

BOISGOMMEUX.

Je resterais, certainement, si vous, de votre côté...

HENRIETTE.

Si moi, de mon côté ?...

BOISGOMMEUX, prenant Henriette par la taille.

Henriette !...

HENRIETTE.

Eh bien ?...

BOISGOMMEUX.

Il n’y a pas de marmiton, ici !...

HENRIETTE.

Vous me faites peur...

BOISGOMMEUX.

Henriette !...

HENRIETTE.

Eh bien ?...

BOISGOMMEUX, avec passion.

Il n’y en a pas ici, de marmiton !!!

Elle tombe assise. Boisgommeux à ses pieds, la tenant toujours entre ses bras.

HENRIETTE, d’une voix mourante.

Ça, c’est vrai... il n’y a pas de marmiton...

S’échappant prestement et courant à la sonnette, à gauche, près de la cheminée

mais il y a des domestiques !

Elle sonne à tour de bras : entre Joseph.

BOISGOMMEUX, furieux.

Eh bien, c’est bon !...

HENRIETTE, montrant le plateau sur lequel sont les tasses.

Emportez cela, Joseph.

Joseph sort après avoir jeté sur Boisgommeux un long regard.

BOISGOMMEUX.

C’est entendu, alors, vous ne m’aimez pas ?

HENRIETTE, agressive, méchante.

Non, je ne vous aime pas !...

Marchant vers Boisgommeux autant que le lui permet la longueur du cordon de sonnette qu’elle n’a pas quitté.

Non, je ne vous aime pas !...

Le vicomte fait un mouvement : elle recule précipitamment.

Non, je ne vous aime pas !...

BOISGOMMEUX.

Eh bien, c’est bon !...

Il prend son chapeau, un chapeau mécanique ; il l’ouvre en le faisant claquer avec force et il sort.

HENRIETTE.

Max !... Est-ce qu’il serait parti vraiment ?...

Elle va sur la pointe du pied jusqu’à la porte du fond et l’entr’ouvre : Boisgommeux, qui était caché derrière cette porte, rentre brusquement et court après elle. Elle fait en courant, poursuivie par lui, tout le tour du salon, lui jette une chaise entre les jambes, se précipite sur le cordon de la sonnette, et, une fois qu’elle le tient, se retourne triomphante.

C’est manqué, mon ami !

BOISGOMMEUX.

Eh bien, c’est bon !... je m’en vais, et pour tout de bon, cette fois...

Il se heurte à la chaise restée au milieu du théâtre.

Mais si, à cause de vous, je me trouve avoir manqué l’express, vous pouvez être sûre que je ne vous le pardonnerai de ma vie... Bonsoir, marquise, bonsoir !

Il sort.

 

 

Scène V

 

HENRIETTE, seule

 

Max !!! Max !!! Max !!!

Courant à la porte du fond et l’ouvrant toute grande.

Il est parti !... Insensée que je suis, je l’ai laissé partir.

Elle s’assied.

et je l’adore !... Il était là, près de moi, il me parlait d’amour... à sa manière !... et j’ai refusé de l’écouter, et je l’ai repoussé... et je lui ai dit que je ne l’aimais pas !... Ce n’était pas vrai, au moins... Oh ! non, ce n’était pas vrai...

Envoyant un baiser dans le vide.

Je vous aime, monsieur... Max... je t’aime...

Avec exaltation.

Je puis bien le dire maintenant que tu n’es plus là pour l’entendre, je puis bien le crier : Je t’aime !... je t’aime !!... je t’aime !!!...

Entre Joseph.

JOSEPH.

Madame a appelé ?...

HENRIETTE, à part.

J’ai failli me trahir...

Haut.

Non, Joseph, non... c’est très bien, laissez-moi...

Joseph sort ; Henriette continue, mordant son mouchoir pour étouffer ses cris.

Je t’aime ! je t’aime !...

Se relevant brusquement.

Voyons, c’est impossible... Il n’est pas parti sérieusement... ce serait une bêtise, et il n’est pas bête, le brigand !... Il va revenir...

Prêtant l’oreille.

Oui... je ne me trompe pas... on ouvre la porte, on marche... quelqu’un vient, c’est lui !...

La porte s’ouvre et Henriette recule épouvantée.

Non ! c’est le marquis !...

 

 

Scène VI

 

HENRIETTE, KERGAZON

 

KERGAZON.

Vous m’avez attendu, je vous en remercie.

HENRIETTE, à part.

Oh ! cette voix !...

KERGAZON.

Asseyez-vous, madame.

HENRIETTE.

Ce sera long ?...

KERGAZON.

Je serai aussi bref que possible... D’ailleurs, ce que j’ai à vous dire vous fera sans doute assez de plaisir pour que vous ne regrettiez pas...

HENRIETTE.

Allons donc !...

KERGAZON.

Vous allez voir.

Il s’assied.

Je ne crois pas me tromper en affirmant que je vous suis absolument insupportable.

HENRIETTE.

Non, monsieur, vous ne vous trompez pas.

KERGAZON.

Je vous en offre autant. Je ne peux pas vous souffrir...

HENRIETTE.

Ah !...

KERGAZON.

Je sais que vous avez de vous-même une très haute idée, et que cette illusion est entretenue chez vous par une demi-douzaine de freluquets qui se pâment à vos mines et mangent mes dîners... Mais mon avis, à moi...

Ici, il prend un air tout à fait gracieux.

je puis bien vous l’avouer, puisque nous sommes entre nous... mon avis, à moi, c’est que vous êtes la plus impertinente petite pécore...

HENRIETTE, non moins gracieuse.

Sérieusement, monsieur, est-ce qu’il ne vous serait pas possible de me dire cela avec une autre voix ?

KERGAZON.

Non, madame, cela ne me serait pas possible... Étant donnée cette opinion que nous avons l’un de l’autre, il m’a paru démontré que nous serions parfaitement heureux si nous pouvions nous séparer...

HENRIETTE.

À quoi bon parler de ça ?... Vous savez bien que nous avons essayé déjà...

KERGAZON.

En effet !... nous avons, à trois reprises différentes, essayé de nous séparer à l’amiable... Des amis communs, des parents ont, à toute force, tenu à nous réconcilier... Nous avons bien été obligés de nous laisser faire : quel prétexte donner ? Nous n’avions ni l’un ni l’autre de torts réels... Mais si l’un de nous consentait à avoir des torts réels ?...

HENRIETTE.

Si l’un de nous consentait ?...

KERGAZON.

Moi, bien entendu, ce serait moi... Nous pourrions alors arriver à une séparation sérieuse...

HENRIETTE.

Vraiment, monsieur, vous auriez un moyen ?...

Elle se rapproche.

KERGAZON.

On m’en a proposé deux : le premier serait de vous rouer de coups devant témoins.

HENRIETTE.

Je voudrais voir ça !...

KERGAZON.

Le second serait d’introduire une maîtresse dans le domicile conjugal. C’est à ce second moyen que je me suis arrêté.

HENRIETTE.

Vous auriez une maîtresse, vous ?

KERGAZON.

Il n’est pas indispensable que j’aie une maîtresse... Il suffit que j’introduise dans le domicile conjugal une personne qui aura l’air d’être ma maîtresse... Voici donc ce que j’ai imaginé. Vous allez passer vingt-quatre heures en Normandie, chez votre tante. Au bout de ces vingt-quatre heures, vous revenez, vous constatez, vous faites constater par qui de droit la présence de la personne... et il vous est facile, alors, d’obtenir une séparation que ni amis ni parents ne parviendront à empêcher.

HENRIETTE, avec enthousiasme.

Tout de bon ! vous feriez cela ?

KERGAZON.

Ça vous va-t-il ?

HENRIETTE.

Si ça me va !...

Elle se lève.

Il me demande si ça me va !... je crois bien, que ça me va !

Elle sonne.

KERGAZON.

Vous partez, alors...

Il se lève.

Quand partez-vous ?

HENRIETTE.

Je vais vous le dire...

Entre Joseph.

Vite, un indicateur des chemins de fer !... vite ! vite !...

JOSEPH.

J’en ai un, madame.

Il sort.

HENRIETTE.

Ce n’est pas pour rire ?... Nous cessons tous les deux d’être mari et femme, vous me rendez ma liberté, ma liberté tout entière ?...

KERGAZON.

Oui, je vous la rends, et je reprends la mienne...

HENRIETTE.

Ah !...

Rentre Joseph : Henriette saute sur l’indicateur.

Attendez... voyons, voyons... Poitiers... dix heures vingt-cinq...

Regardant la pendule.

Il est trop tard... mais il y a un autre train... à trois heures dix... Vite, Joseph, dites à ma femme de chambre de m’apporter un chapeau, un manteau, ma petite malle de voyage... et puis une voiture, vite, une voiture...

Joseph sort.

Je pars tout de suite, monsieur.

KERGAZON.

Je m’y attendais.

HENRIETTE.

Ah !...

KERGAZON.

Et la preuve, c’est que j’ai, à tout hasard, invité la personne à venir souper ici ce soir même...

HENRIETTE.

Et vous souperez ?

Elle passe.

KERGAZON.

Il n’est pas indispensable que je soupe. Il suffira que j’aie l’air d’avoir soupé.

Entrent Urbain avec la petite malle, la femme de chambre avec un chapeau et un manteau ; Henriette met fiévreusement le chapeau et le manteau.

HENRIETTE, à la femme de chambre et à Urbain.

C’est bien, merci... je n’ai plus besoin de vous.

La femme de chambre et Urbain sortent. Henriette jette dans la malle une foule de petits objets, sa guipure, la Revue des Deux Mondes, un petit paquet de lettres qu’elle va prendre dans le bonheur du jour ; puis elle ferme la serrure.

KERGAZON.

Vous n’emportez pas autre chose ?

HENRIETTE, avec exaltation.

Non, rien, rien...

Entre Joseph.

La voiture est là ?

JOSEPH.

Madame la marquise semblait si pressée que je n’ai pas cru devoir donner l’ordre d’atteler : j’ai fait venir un fiacre.

HENRIETTE, à part.

Mon quatrième !...

Haut.

Prenez cette malle, Joseph.

Joseph prend la malle et sort.

Et maintenant, mon ami...

KERGAZON.

Ma chère ?...

HENRIETTE, lui tendant les bras.

Puisque c’est pour la dernière fois...

KERGAZON, l’embrassant.

Avec plaisir !...

HENRIETTE, émue.

C’est bien, ce que vous faites là, c’est très bien... Ça efface un tas de petites choses.

KERGAZON.

Dans vingt-quatre heures... Et amenez le commissaire !... n’oubliez pas d’amener le commissaire !

HENRIETTE.

Dans vingt-quatre heures, c’est convenu !... Enfin !

Elle sort rapidement par le fond.

 

 

Scène VII

 

KERGAZON, puis JOSEPH

 

KERGAZON.

Enfin !... Et maintenant, travaillons !...

Il s’assied, prend sur sa table un énorme cahier, et, après avoir consulté trois ou quatre in-folios, se met à écrire.

« Le mot troubadour vient du verbe trobar – inventer... et non du substantif troubade, ainsi que se le figurent les ignorants. Ce mot n’avait point du tout au quinzième siècle le sens badin que lui donnent aujourd’hui les personnes qui aiment à s’amuser. Aussi pouvons-nous affirmer, sans craindre d’être démenti, que la célèbre chanson : C’est le trou... c’est le trou... c’est le troubadour, n’est pas une chanson du quinzième siècle... »

Entre Joseph.

JOSEPH.

Monsieur...

KERGAZON, la plume à l’oreille.

Eh bien, qu’est-ce ?

JOSEPH.

Il y a là une femme de chambre.

KERGAZON.

Une femme de chambre ?...

JOSEPH.

Oui, monsieur... elle vient de la part de mademoiselle Lamberthier.

KERGAZON.

Faites-la entrer.

Joseph sort. Kergazon reprend sa plume et achève d’écrire sa phrase.

«... n’est pas une chanson du quinzième siècle. »

Entre Juliette.

 

 

Scène VIII

 

KERGAZON, JULIETTE

 

JULIETTE.

Bonjour, monsieur.

KERGAZON.

Bonjour, mon enfant.

JULIETTE.

C’est vous, monsieur, qui êtes venu tout à l’heure chez madame ?

KERGAZON.

Oui, c’est moi.

JULIETTE.

Pour l’inviter à souper ?

KERGAZON.

Oui, mon enfant.

JULIETTE.

Eh bien, monsieur, madame ne peut pas.

KERGAZON.

Ah !

JULIETTE.

Et elle m’envoie vous le dire... Elle regrette... mais elle ne peut pas, parce qu’elle s’en va, pour deux jours, à Fontainebleau, chez sa marraine.

KERGAZON.

Ah ! c’est contrariant.

Il se lève.

JULIETTE.

Adieu, monsieur.

Fausse sortie.

KERGAZON.

Vous vous en allez ?

JULIETTE.

Oui, monsieur.

KERGAZON.

Attendez donc un peu !... Il faut que je trouve un moyen... Ainsi, votre maîtresse ne peut pas ?

JULIETTE, redescendant.

Non, monsieur.

KERGAZON.

C’est contrariant.

JULIETTE.

Dame ! monsieur...

KERGAZON, la regardant.

Mais... mais vous !...

JULIETTE, reculant.

Moi, monsieur !...

KERGAZON.

Puisque votre maîtresse va pour deux jours à Fontainebleau, vous êtes libre, vous, pendant ces deux jours ?

JULIETTE.

Oui, monsieur.

KERGAZON.

Vous êtes très gentille, par-dessus le marché !...Et puis, vous ne le seriez pas...

Il sonne : entre Joseph.

Dites que l’on mette deux couverts sur une petite table avec ce qu’il faut pour souper, pour bien souper : du foie gras, du vin de Champagne...

JULIETTE.

Oh !

JOSEPH, suffoqué.

Oh !

KERGAZON.

Vous n’avez pas entendu ?

JOSEPH, très troublé.

Si fait, monsieur.

Il sort.

JULIETTE, gaie.

Vous allez souper, monsieur ?

KERGAZON.

Oui, mon enfant, je vais souper avec vous.

JULIETTE.

Oh ! non, monsieur.

KERGAZON.

Non ?

JULIETTE, avec conviction.

Je suis une honnête fille, moi, monsieur : j’ai un amant.

KERGAZON.

Ah !

JULIETTE.

J’aime Eugène et, pour rien au monde, je ne le tromperais.

KERGAZON.

Mais si je vous assurais que vous ne serez pas du tout obligée de tromper Eugène ?...

JULIETTE, d’un air de doute.

Oh ! oh !

KERGAZON.

Si je vous en donnais ma parole ?...

JULIETTE.

Votre vraie parole ?

KERGAZON.

Ma vraie parole.

Juliette le regarde et se met à rire. Kergazon prend un billet de mille francs dans le tiroir de sa table.

Vous savez ce que c’est que ça ?...

JULIETTE.

Oui, monsieur.

KERGAZON.

Qu’est-ce que c’est ?

JULIETTE, éblouie.

C’est un billet de mille francs, monsieur.

KERGAZON.

Eh bien ?...

JULIETTE.

Et vous me jurez que je ne serai pas obligée de tromper Eugène ?

Elle prend le billet.

KERGAZON.

Je vous le jure. Il faudra seulement passer vingt-quatre heures ici et faire semblant de m’aimer.

JULIETTE.

Oh ! non, par exemple !...

Elle veut rendre le billet.

KERGAZON.

Faire semblant, je vous dis !

JULIETTE.

Ma maîtresse aussi fait semblant... elle ne fait pas autre chose... et ça ne l’empêche pas de... Non... non !

KERGAZON, la rassurant.

Mais non, mais non... Faire semblant, rien que faire semblant, quand il y aura du monde... Ainsi, tenez, je vais sonner : le domestique entrera...

JULIETTE.

Bon !...

KERGAZON.

Vous aurez la bonté de vous asseoir sur mes genoux, et, quand le domestique sera là, vous ferez semblant... vous me donnerez des petites tapes, vous me passerez la main dans les cheveux.

JULIETTE, se tordant de rire.

C’est sérieux ?

KERGAZON.

C’est très sérieux... Vous voulez bien ?

JULIETTE.

Je veux bien, monsieur.

Elle ôte son chapeau.

KERGAZON, après avoir sonné.

Venez, alors.

Juliette s’assied sur les genoux de Kergazon. Entre Joseph.

Le souper est prêt ?...

JOSEPH, stupéfait.

Oui, monsieur.

KERGAZON.

Alors, apportez la table.

Joseph sort.

JULIETTE, voulant se lever.

Je peux m’en aller ?

KERGAZON, la retenant.

Non, restez : il va revenir...

Entrent Urbain et un autre domestique, apportant la table.

Ils sont deux, c’est parfait... mais faites semblant de m’aimer... Vous ne faites pas assez semblant... Ohé ! ohé !

JULIETTE.

Ohé, monsieur ! ohé ! ohé !

KERGAZON.

À la bonne heure !... À table, maintenant.

Il conduit Juliette à la table, la fait asseoir, s’assied, lui donne du vin de Champagne, boit lui-même et lève son verre en chantant.

C’et le trou... c’est le trou... c’est le troubadour !...

Aux domestiques.

Laissez-nous tous deux, nous n’avons plus besoin de vous...

Les domestiques sortent en levant les bras au ciel.

Ils sont partis...

JULIETTE.

Oui.

KERGAZON, prenant son cahier et son in-folio.

Je vous souhaite le bonsoir.

JULIETTE, stupéfaite.

Ah bien !...

Elle se lève.

j’en ai vu chez ma maîtresse, des hommes ! et qui étaient drôles... mais là, vrai... je n’en ai jamais vu comme vous !

KERGAZON allume son bougeoir, s’en va, et, arrivé à la porte de sa chambre, se retourne pour saluer.

Je vous souhaite le bonsoir.

Il sort.

JULIETTE, courant à la porte.

Monsieur, monsieur, ça ne vous ferait-y rien que j’écrive à Eugène ?... Monsieur, monsieur !...

 

 

ACTE II

 

À la Serpolette.

Une salle de vieux château : lambris en bois de chêne ; murs tendus de vieilles tapisseries. Ce salon donne sur le parc du château : la campagne, en hiver, par un beau jour. Porte au fond, portes à droite et à gauche ; deux grandes fenêtres, au fond, une de chaque côté de la porte. Deux buffets avec étagères entre la porte et les fenêtres. À gauche, contre le mur, un grand cartel ; à droite, une haute cheminée dans laquelle flambe un grand feu. À gauche, une grande table en vieux chêne ; près de cette table, un grand fauteuil ; un tabouret devant le fauteuil. Canapé, à droite, près de la cheminée, et, près du canapé, un petit guéridon ; à côté, deux chaises. Chaises au fond.

 

 

Scène première

 

BOISGOMMEUX, en costume de chasse, MARTINE, MOUCHE

 

Boisgommeux dans le grand fauteuil, la jambe sur un tabouret, prenant son café. Martine, à genoux, la figure tournée vers le public, achève de boutonner les guêtres du vicomte. Au fond du théâtre, Mouche préparant le fusil, les cartouches, etc.

BOISGOMMEUX.

À la bonne heure ! on est bien, ici.

MARTINE.

Pas vrai, m’sieu ?

Elle se lève.

BOISGOMMEUX.

De bonnes grosses chaussures... des habits qui ne vous gênent pas... de l’espace, de l’air...

MARTINE.

Et du bon café !

BOISGOMMEUX.

C’est toi qui l’as fait, le café ?

MARTINE, se relevant.

Je crois bien, que c’est moi !...

BOISGOMMEUX.

Viens m’embrasser, Martine.

MARTINE, l’embrassant à la paysanne.

Je crois bien, que j’y vas !...

BOISGOMMEUX.

À la bonne heure ! c’est ça de l’amour...

Il prend sa pipe.

Tandis que cette mijaurée d’hier soir...

Avec fureur.

Quand on songe que, pendant six mois, j’ai été son esclave, son chien... une chose à elle !... voilà ce que j’ai été pendant six mois... et au bout de ces six mois... ah !...

Martine, qui s’était éloignée pendant les dernières paroles de Boisgommeux, revient et lui présente un bout de papier enflammé avec lequel il allume sa pipe.

À la bonne heure ! c’est ça de l’amour !... Viens m’embrasser, Martine...

MARTINE.

Tant que vous voudrez !

Elle l’embrasse.

BOISGOMMEUX.

Bonne fille !...

Tout en fumant.

Ah çà, et l’autre ?...

Il se lève.

...et Georgette ?...

MARTINE, peu contente.

Georgette ?...

BOISGOMMEUX, allant s’adosser à la cheminée.

Oui, nous la verrons bientôt, j’aime à croire...

MARTINE, furieuse.

Elle est à la ferme, Georgette... Sa place n’est pas au château, à Georgette, sa place est à la ferme... et elle fera bien d’y rester, car si elle avait l’imprudence de venir ici, je la...

MOUCHE, toujours au fond, sans se retourner.

La v’là !

MARTINE.

Qu’est-ce que tu dis ?

MOUCHE.

Je dis que v’là Georgette qu’arrivé...

Montrant la fenêtre.

et elle court, elle court !...

Goguenardant.

Mais, comme elle sait que ça vous déplairait, p’t’être ben qu’elle n’entrera pas...

Entre Georgette.

Si ! elle a entré tout de même... J’ vas lâcher Diane, pas vrai ? m’sieu.

BOISGOMMEUX.

Oui, va lâcher Diane.

Mouche sort. Georgette est restée sur le seuil de la porte.

 

 

Scène II

 

BOISGOMMEUX, MARTINE, GEORGETTE

 

BOISGOMMEUX.

Bonjour, Georgette.

GEORGETTE.

Bonjour, m’sieu.

BOISGOMMEUX.

Tu as quitté la ferme, il paraît ?

GEORGETTE.

Je suis venue dès que j’ai su que monsieur le vicomte était arrivé... et si je l’avais su plus tôt, je serais venue plus tôt...

BOISGOMMEUX.

Bonne petite !... Viens m’embrasser, Georgette.

GEORGETTE.

Oh ! m’sieu...

BOISGOMMEUX.

Eh bien ?...

GEORGETTE.

J’ose pas...

BOISGOMMEUX.

Puisque je te le permets !...

Il pose sa pipe sur une chaise, près de la cheminée.

GEORGETTE.

Tout de bon ?...

BOISGOMMEUX.

Tout de bon.

GEORGETTE.

Oh ! alors...

Elle vient à lui et l’embrasse.

MARTINE, bondissant dans son coin et menaçant Georgette.

Toi, tout à l’heure... je ne te dis que ça !...

BOISGOMMEUX.

Allons, la jalouse, allons... Viens aussi, toi...

MARTINE.

Non, par exemple !...

BOISGOMMEUX, marchant vers Martine sans quitter Georgette.

Non ?...

MARTINE.

Non !

BOISGOMMEUX, tout près de Martine.

Bien vrai, tu ne veux pas ?...

Après un instant de résistance, Martine se laisse tomber dans les bras de Boisgommeux.

MARTINE.

Ah !...

BOISGOMMEUX, les embrassant toutes les deux. Il commence par Martine.

À la bonne heure ! c’est ça de l’amour... pas de simagrées, pas de manières...

Les deux femmes sans le quitter, essaient de s’envoyer des coups de pied.

Eh bien ?... qu’est-ce que c’est ?... voulez-vous bien vous tenir tranquilles ?...

Les deux femmes s’arrêtent : il les embrasse ; elles recommencent.

Eh bien ?...

Les deux femmes s’arrêtent de nouveau : il les embrasse.

C’est ça de...

Les écartant brusquement.

Eh bien, non ! ce n’est pas ça du tout !... L’amour, c’est une petite femme, pas plus haute que ça, qui vous fait poser et qui se moque de vous, qui vous donne des rendez-vous et qui n’y va pas, qui se barricade derrière un cordon de sonnette et qui, de là, avec des petites mines de roquet en colère, vous crie : « Non, je ne vous aime pas...

Imitant les intonations de la marquise.

Non, je ne vous aime pas ! non, je ne vous aime pas !... » C’est ça qui est l’amour, et ce n’est pas autre chose !...

De chaque côté de la scène, les deux femmes le regardent avec stupéfaction.

MARTINE, à Georgette.

Qué qu’il a ?...

Georgette répond par gestes qu’elle n’en sait rien.

BOISGOMMEUX.

Vous n’êtes pas comme ça, vous deux... hé ?

Les deux femmes se rapprochent de lui avec une certaine inquiétude.

Ce n’est pas vous qui, si l’on vous parlait d’amour, iriez-vous pendre à la sonnette ?...

MARTINE, ne comprenant pas.

Nous pendre ?...

GEORGETTE.

À la sonnette, il a dit ?...

MARTINE.

À la sonnette !...

Après avoir essayé pendant quelque temps de ne pas rire, les deux femmes finissent par éclater.

BOISGOMMEUX.

Eh bien !...

Le rire des femmes s’arrête court.

Elles sont bêtes comme des oies...

Il les quitte.

Allons, vous êtes très gentilles, toutes les deux, très gentilles, très gentilles...

Il remonte et prend des cartouches.

Adorez-moi, je n’y vois pas de mal, mais ne vous donnez plus de coups de poing ni de coups de pied, je vous le défends...

MARTINE, à part.

Oh ! quant à ça !...

BOISGOMMEUX.

Je vous le défends, vous entendez !

À Mouche, qui paraît au fond.

Eh bien, Mouche, y sommes-nous ?

MOUCHE.

Oui, m’sieu.

BOISGOMMEUX.

Allons, alors...

Il prend son fusil.

À tout à l’heure, vous deux !...

Il sort.

Tout beau, Diane !... Eh là ! eh là !... tout beau !...

On entend encore sa voix pendant quelque temps.

 

 

Scène III

 

MARTINE, GEORGETTE

 

GEORGETTE, qui est remontée pour voir Boisgommeux plus longtemps.

Il n’a pas d’esprit du tout, not’ maître... mais, mon Dieu, qu’il est beau !

MARTINE.

Tu trouves ?...

GEORGETTE.

Oh ! oui.

MARTINE.

Georgette !...

GEORGETTE.

Après ?...

MARTINE.

Quelle heure est-il ?... Regarde bien là...

Georgette passe.

GEORGETTE, regardant le cartel.

Neuf heures et demie moins quelques minutes... Tu ne le vois pas ?

MARTINE.

Si fait, je le vois...

GEORGETTE.

Eh ben, alors ?...

MARTINE.

C’est pour t’avertir que, lorsque la demie sonnera, je te sauterai dessus.

GEORGETTE.

Ah ! bon !...

MARTINE.

À moins que tu ne t’engages à ne pas sortir de la ferme pendant tout le temps que m’sieu le vicomte restera au château...

GEORGETTE.

Qu’est-ce que tu y gagnerais ? Si je restais à la ferme, m’sieu le vicomte y viendrait, à la ferme, et v’là tout !...

MARTINE.

Ça me regarde, ça... Promets-moi seulement de ne pas venir flâner par ici, et je ferai, moi, ce qu’il faudra pour qu’il n’aille pas flâner par là... Promets-tu ?...

GEORGETTE.

Je ne promets rien du tout.

MARTINE.

Décidément ?...

GEORGETTE.

Décidément !...

MARTINE, retroussant ses manches.

Alors, tu sais, quand la demie sonnera...

GEORGETTE, même jeu.

C’est entendu !...

Moment de silence. La demie sonne : Martine et Georgette s’élancent l’une sur l’autre, la main levée. Au moment où elles vont frapper, elles s’arrêtent, tendent l’oreille : on entend les grelots d’un cheval, le claquement d’un fouet.

TOUTES DEUX, ensemble.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Elles font demi-tour et remontent.

GEORGETTE, regardant par la gauche.

La voiture du père Turquet...

MARTINE.

Une femme !...

La marquise paraît au fond, sans entrer ; elle tient à la main son indicateur des chemins de fers.

 

 

Scène IV

 

MARTINE, GEORGETTE, HENRIETTE, puis TURQUET, puis MOUCHE

 

HENRIETTE.

Monsieur le vicomte Max de Boisgommeux ?

GEORGETTE.

Vous êtes chez lui, madame.

Martine passe.

HENRIETTE, entrant.

Chez lui !...

Se laissant tomber sur le fauteuil qui est près de la table. Au cocher qui s’arrête au fond, portant la petite malle.

Entrez, mon ami.

Montrant le guéridon à droite.

Mettez cela ici...

Lui donnant de l’argent.

Tenez... voici ce que je vous ai promis.

TURQUET.

Merci, madame... Mais vous me permettrez bien de laisser souffler mon cheval ?...

HENRIETTE.

Certainement... Restez ici autant qu’il vous plaira, et demandez ce dont vous aurez besoin.

GEORGETTE, à part.

Elle est sans gêne !

MARTINE.

Adieu, père Turquet.

Le cocher sort.

HENRIETTE, regardant autour d’elle.

Chez lui !... chez moi !...

Deux coups de fusil assez loin.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

MARTINE.

Ça ?

HENRIETTE.

Oui...

MARTINE.

C’est monsieur le vicomte qui chasse.

HENRIETTE.

Ah !... et dans combien de temps va-t-il revenir ?

MARTINE.

Dans combien de temps ?...

HENRIETTE.

Oui... dans combien de temps sera-t-il ici ?

MARTINE.

Je ne sais pas, moi... dans une heure...

GEORGETTE.

Ou ben dans deux.

HENRIETTE.

Je l’attendrai.

Elle se lève, regarde encore une fois autour d’elle, se débarrasse de son manteau, va se chauffer les pieds à la grande cheminée, etc. etc. Martine et Georgette descendent en scène à gauche.

MARTINE, à Georgette.

Regarde-moi cette toilette... regarde-moi donc ça !... cette robe, ces jupons, ces bas !...

GEORGETTE.

Et ces souïers !... T’as vu les souïers ?...

MARTINE.

C’est quéqu’ coquine de Paris qui court après monsieur.

GEORGETTE.

Et nous qui allions nous battre !...

MARTINE.

Ah bien, par exemple !...

GEORGETTE.

Dis donc, Martine ?

MARTINE.

Hé ?...

GEORGETTE.

Au lieu de nous battre, si nous l’empoignions, toutes les deux, hé ?... et si nous la fichions dans la mare ?...

MARTINE.

C’est une idée !...

Mouche accourt tout essouffle.

MOUCHE.

La pipe ! donnez-moi la pipe !

HENRIETTE, quittant la cheminée et venant près de la table.

Qu’est-ce qu’il y a, mon garçon ?

MOUCHE, effaré.

Ah !...

HENRIETTE.

Eh bien ?...

MOUCHE.

C’est m’sieu le vicomte qu’a oublié sa pipe.

HENRIETTE.

Sa pipe !...

MOUCHE.

Oui, madame... sa pipe...

Henriette voit la pipe sur la chaise, la prend en souriant, la regarde et la donne elle-même à Mouche.

HENRIETTE.

Tiens, mon garçon, porte-lui sa pipe, et dis-lui en même temps... qu’une personne...

Mouvement de Martine et de Georgette.

Non, ne lui dis rien...

Elle s’assied, déchire une feuille de son carnet et écrit quelques mots.

Donne-lui cela, tout simplement... va vite...

MARTINE et GEORGETTE, se précipitant sur Mouche.

Qu’est-ce qu’elle a écrit ? fais voir... qu’est-ce qu’elle a écrit sur le papier ?

Elles sortent avec Mouche.

 

 

Scène V

 

HENRIETTE, seule

 

J’ai eu raison d’écrire en anglais... Enfin j’y suis, la chose est faite, il n’y a pas moyen de retourner en arrière... Maintenant, réfléchissons. J’ai essayé déjà... mais, pendant la route, c’était impossible...L’émotion, le tapage du chemin de fer... pan pan... et puis, après le chemin de fer, cette carriole qui versait à moitié, et se relevait pour retomber encore... Il n’y avait pas moyen... Ici, au moins, je suis tranquille... je puis fixer mes idées, ici... Voyons... Eh bien, non... j’ai beau faire... tout ça danse, danse...

Elle essaie encore et se prend la tête à deux mains.

Voyons, pourtant, je veux... je veux...

En riant.

Ah ! ah bien, oui !... prrr !... à quoi bon réfléchir, d’ailleurs !... Je ne sais qu’une chose... c’est qu’hier j’étais là-bas... et qu’aujourd’hui je suis ici... C’est qu’hier encore je me croyais, j’avais toute raison de me croire condamnée aux troubadours à perpétuité, et qu’aujourd’hui je suis libre... ils ne viendront pas me chercher ici, les troubadours ! J’en ai fini avec eux... Une existence nouvelle va commencer pour moi, existence toute remplie d’amour, de passion, de délire !... Il est à moi, je suis à lui !... C’est ça que je lui ai écrit tout à l’heure, en anglais... sur le petit papier... Et maintenant, sans doute, il a lu le petit papier... Il sait que je l’attends... il s’élance... il accourt, il est là !... C’est lui !

Entre Boisgommeux.

 

 

Scène VI

 

HENRIETTE, BOISGOMMEUX

 

HENRIETTE.

Max !...

BOISGOMMEUX.

Henriette !...

HENRIETTE.

Ah !

Elle tombe dans ses bras. Embrassements, transports. – Martine et Georgette paraissent au fond et lèvent les bras avec indignation.

BOISGOMMEUX.

Henriette !

MARTINE et GEORGETTE, avec un grand cri.

Oh !...

BOISGOMMEUX.

Voulez-vous bien filer, toutes les deux, voulez-vous bien ?...

Elles se sauvent précipitamment ; Boisgommeux ferme la porte du fond et redescend.

Henriette !...

HENRIETTE.

Max !...

BOISGOMMEUX.

Ce n’est pas un rêve, c’est bien vous qui êtes là, c’est bien vous que je serre dans mes bras...

HENRIETTE, criant parce qu’il la serre un peu trop.

Aïe !... Oui, c’est bien moi.

BOISGOMMEUX.

Vous qui, hier soir...

HENRIETTE.

Ne parlons plus de ça.

BOISGOMMEUX.

Tandis que maintenant...

HENRIETTE.

Ah !...

BOISGOMMEUX.

À moi ! maintenant, à moi !...

HENRIETTE.

Oui... à vous...

Il l’embrasse.

À toi...

BOISGOMMEUX.

À toi !... tu l’as dit ?...

HENRIETTE.

Oui, je l’ai dit...

BOISGOMMEUX, doutant encore.

Tu l’as dit, mais tu ne le dirais pas une seconde fois ?

HENRIETTE, résolue.

Si, je le dirais...

BOISGOMMEUX.

Dis-le, alors...

HENRIETTE.

À toi... à toi !...

BOISGOMMEUX.

Eh bien, écoute.

HENRIETTE.

J’écoute.

BOISGOMMEUX, au comble de l’enthousiasme.

Tout ce qu’une poitrine humaine peut renfermer de bonheur...

Il tire un perdreau de la poche de sa veste et le pose sur la table.

Tu entends, n’est ce pas ?

Il tire de sa poche un second perdreau.

Tout ce qu’une poitrine humaine peut renfermer de bonheur...

HENRIETTE, éperdue.

Eh bien ?...

BOISGOMMEUX, avec calme.

Ma poitrine, à moi, le renferme en ce moment.

HENRIETTE.

Ah !

BOISGOMMEUX, la conduisant vers le canapé.

Henriette !...

HENRIETTE, se laissant tomber sur le canapé.

Max !...

BOISGOMMEUX, tombant aux pieds d’Henriette.

My little marchioness...

HENRIETTE.

Darling ! darling !

BOISGOMMEUX.

For ever, n’est-ce pas, for ever ?...

HENRIETTE.

Oh ! yes... yours, yours for ever... and nothing can prevent me being yours...

BOISGOMMEUX, avec force.

I love you ! I love you !...

HENRIETTE.

Et moi donc !

BOISGOMMEUX se lève et s’assied sur le canapé à côté d’Henriette.

Extase... longue, longue extase...

HENRIETTE, après quelques secondes d’extase.

Vous avez déjeuné, mon ami ?

BOISGOMMEUX, simplement.

Non, j’ai seulement pris un peu de café, ce matin ; je déjeunerai à onze heures, comme d’habitude.

HENRIETTE, inquiète.

À onze heures ?

BOISGOMMEUX.

Oui.

HENRIETTE.

C’est que... je ne sais comment vous dire... Vous allez me trouver bien matérielle...

BOISGOMMEUX, se relevant.

Insensé que je suis !

Il sonne : les deux portes de côté s’ouvrent en même temps ; Martine paraît à droite. Georgette paraît à gauche.

 

 

Scène VII

 

HENRIETTE, BOISGOMMEUX, MARTINE, GEORGETTE

 

BOISGOMMEUX.

Le déjeuner, tout de suite !

MARTINE, stupéfaite.

Tout de suite ?

BOISGOMMEUX.

Oui, tout de suite.

GEORGETTE, ironique.

Combien de couverts ?

BOISGOMMEUX.

Deux couverts.

MARTINE et GEORGETTE, avec le même grand cri.

Oh !

BOISGOMMEUX, sévèrement.

Eh bien ?...

Les deux portes se referment violemment et d’un seul coup : juste en même temps les deux femmes ont disparu.

 

 

Scène VIII

 

HENRIETTE, BOISGOMMEUX

 

HENRIETTE.

Vous ne vous attendiez pas à me donner à déjeuner ?...

BOISGOMMEUX, venant s’asseoir près d’Henriette.

Oh ! pour ça non, par exemple !... et même, si je ne craignais pas d’être indiscret...

HENRIETTE.

Ne craignez pas.

BOISGOMMEUX.

Je vous demanderais comment vous avez pu vous y prendre...

HENRIETTE.

J’ai dit que je m’en allais en Normandie, chez ma tante.

BOISGOMMEUX.

Chez votre respectable tante...

HENRIETTE.

Oui.

BOISGOMMEUX, ému.

Et... pour combien de jours avez-vous dit que vous vous en alliez ?...

HENRIETTE.

Pour deux ou trois jours.

BOISGOMMEUX.

Pour deux ou trois ?...

Henriette incline la tête.

Mais, alors, dites donc ?...

HENRIETTE.

Quoi ?...

BOISGOMMEUX.

Mais, alors, dites donc ?... Vous ne serez pas obligée de partir tout de suite après le déjeuner ?...

Henriette sourit.

Hé ?...

HENRIETTE.

Non, je ne serai pas obligée...

BOISGOMMEUX, se mettant à courir dans la chambre comme s’il avait perdu la tête.

Mais alors, dites donc ?... mais alors, dites donc ?...

Henriette se lève.

HENRIETTE.

Qu’est-ce que vous avez ?...

BOISGOMMEUX.

C’est le bonheur !...

HENRIETTE.

Vraiment, vous êtes heureux ?...

BOISGOMMEUX.

Tout ce qu’une poitrine humaine...

HENRIETTE, l’interrompant.

Oui, je sais. Qu’est-ce que ce sera donc, quand je vous aurai dit ce que j’ai encore à vous dire ?

BOISGOMMEUX.

Il y a encore quelque chose ?...

HENRIETTE.

Venez là, près de moi...

BOISGOMMEUX.

Il y a encore quelque chose. Ah !... c’est trop !... c’est trop !... Ah !

HENRIETTE.

Calmez-vous, voyons...

BOISGOMMEUX.

Je ne peux pas...

HENRIETTE.

Asseyez-vous là... là...

Boisgommeux s’assied auprès d’elle.

Vous rappelez-vous ce que vous me disiez quand vous me faisiez la cour ?

BOISGOMMEUX.

Et que vous vous moquiez de moi...

HENRIETTE, l’empêchant de continuer.

Oh !... oh !... Votre amour était immense, profond comme le grondement lointain du tonnerre, suave comme la palpitation des étoiles... Il devait durer toute la vie, votre amour, toute la vie !...

BOISGOMMEUX.

Et l’éternité donc !... à quoi devais-je l’employer, l’éternité ?...

HENRIETTE.

À vous souvenir que vous m’aviez aimée...

BOISGOMMEUX.

Et elle ne devait pas me paraître trop longue... vous vous rappelez... j’ajoutais qu’elle ne me paraîtrait pas trop longue.

HENRIETTE.

« Si vous étiez libre, me disiez-vous, si rien ne nous séparait l’un de l’autre, si nous pouvions vivre tous les deux, tout seuls, enfermés dans notre amour... »

BOISGOMMEUX.

Oui !... Malheureusement, c’est un rêve...

HENRIETTE.

Un rêve ?...

BOISGOMMEUX.

Dame !...

HENRIETTE.

Eh bien, mon ami, ce rêve... va maintenant devenir une réalité...

BOISGOMMEUX.

Pas possible ?

HENRIETTE.

Par suite d’arrangements intervenus entre mon mari et moi, je suis libre, maintenant.

BOISGOMMEUX.

Libre !...

HENRIETTE.

Et non seulement je ne partirai pas d’ici tout de suite après le déjeuner, mais jamais je n’en partirai, d’ici, jamais, jamais !

BOISGOMMEUX.

Vous badinez !...

HENRIETTE.

Pas le moins du monde... c’est très sérieux.

Le vicomte se lève.

Je serai bien obligée de faire un petit voyage à Paris, pour la régularisation de ces arrangements dont je vous ai parlé... Mais je reviendrai tout de suite...

Elle se lève.

et je ne m’en irai plus !...

BOISGOMMEUX.

Ah ! ah !...

HENRIETTE.

Qu’est-ce que vous en dites ?

BOISGOMMEUX.

C’est un nouveau point de vue, voilà ce que j’en dis, c’est un nouveau point de vue.

HENRIETTE, ouvrant sa malle de voyage et en tirant divers objets.

Vous voyez.

Elle passe.

J’ai apporté toutes mes petites affaires... ma guipure, pour travailler au coin du feu...

BOISGOMMEUX.

La Revue des Deux Mondes...

HENRIETTE.

Vous me la lirez...

BOISGOMMEUX.

Toute la vie !...

HENRIETTE.

Oui, toute la vie, Max, toute la vie !... Ah ! je peux bien le dire, maintenant... jamais, s’il avait fallu être à la fois à mon mari et à vous, jamais je n’aurais consenti...

Cachant sa tête sur la poitrine du vicomte.

Je n’aurais pas pu !...

Relevant la tête.

Mais maintenant qu’il n’y a plus que vous... maintenant que c’est vous, en quelque sorte, qui êtes mon mari...

BOISGOMMEUX.

Ah !...

HENRIETTE.

À vous, maintenant, à vous ! à vous !!...

BOISGOMMEUX, essayant d’être convaincu.

Oui, à moi !! à moi !!

HENRIETTE.

Qu’avez-vous, Max ?... on dirait... Est-ce que, par hasard, vous ne seriez pas ravi ?...

BOISGOMMEUX.

Pas ravi !... quand vous faites pour moi... beaucoup plus que je n’aurais demandé... pas ravi !... Si fait, Henriette, je suis ravi, transporté... Seulement...

HENRIETTE.

Seulement ?...

BOISGOMMEUX.

C’est un nouveau point de vue, voilà tout, c’est un nouveau point de vue...

Il se promène.

Il y a du bon, certainement, il y a du bon...

HENRIETTE.

Là, me voilà installée, vous voyez.

BOISGOMMEUX.

Oui, je vois !

Entrent Georgette et Martine apportant ce qu’il faut pour mettre le couvert.

 

 

Scène IX

 

HENRIETTE, BOISGOMMEUX, MARTINE, GEORGETTE

 

Henriette a pris sa guipure et travaille. Boisgommeux se promène de long en large, va regarder au fond par la fenêtre. Georgette et Martine, tout en mettant le couvert, dévorent des yeux la marquise. Boisgommeux, en se promenant, tire machinalement de sa poche sa pipe et se met à la bourrer, Henriette s’en aperçoit.

HENRIETTE.

Max !...

Boisgommeux s’arrête ; du regard Henriette lui indique sa pipe.

BOISGOMMEUX.

Ah ! Oui...

En remettant sa pipe dans sa poche.

C’est un nouveau point de vue...

Il reprend sa promenade.

MARTINE, à Georgette, tout en mettant le couvert.

T’as vu ?

GEORGETTE.

J’ai vu.

MARTINE.

Il n’a pas l’air content, tout de même !

GEORGETTE.

Jour de ma vie ! si j’étais homme... et si une femme voulait m’empêcher de fumer ma pipe !...

Martine remonte.

HENRIETTE, toujours assise.

Max !... venez peu ici...

Il vient derrière le canapé.

plus près... Qu’est-ce que c’est que ces deux personnes ?... oui, ces deux personnes qui sont là, en train de mettre le couvert...

BOISGOMMEUX.

Mais... il y en a une qui... il y en a une qui est de la maison...

HENRIETTE.

Et l’autre vient pour l’aider ?

BOISGOMMEUX.

Elle vient de la ferme, l’autre...

HENRIETTE.

Eh bien, là, vrai... elles ont toutes les deux une singulière façon de me regarder.

BOISGOMMEUX.

Ah !... bien !...

HENRIETTE.

Comment ?...

BOISGOMMEUX.

Bien, bien, cela suffit... Vous aurez soin de sortir le moins possible de la lingerie, Martine. Et vous, Georgette, il faudra retourner à la ferme... mon enfant.

MARTINE.

Eh bien, à la bonne heure !!!

GEORGETTE.

À la bonne heure !... mais cela n’est pas juste, entendez-vous, madame... Puisque vous l’avez à Paris, vous devriez au moins nous le laisser à la campagne !

BOISGOMMEUX, furieux.

Voulez-vous bien filer !...

Il chasse violemment les deux femmes.

GEORGETTE.

Oh !

Elle sort, précédée de Martine. Sur la phrase de Georgette, la marquise s’est levée brusquement : Boisgommeux et elle se trouvent debout, l’un en face de l’autre.

 

 

Scène X

 

HENRIETTE, BOISGOMMEUX

 

BOISGOMMEUX.

Elle partira, elle partira...

HENRIETTE.

J’y compte bien !

BOISGOMMEUX.

Ce n’est pas au moment où vous me faites tant de sacrifices que j’hésiterais... Car vous m’en faites, de ces sacrifices !... m’en faites-vous, mon Dieu, m’en faites-vous !... votre situation dans le monde... votre réputation...

HENRIETTE.

Tout, tout...

BOISGOMMEUX.

C’est beaucoup, peut-être ?

HENRIETTE.

Non, mon ami, non...

BOISGOMMEUX.

Vous dites ça parce que vous n’avez pas fait le compte... mais, si vous aviez fait le compte...

HENRIETTE.

Je l’ai fait...

BOISGOMMEUX.

Et ça ne vous a pas empêchée ?...

HENRIETTE.

J’aurais voulu qu’il y en eût davantage...

BOISGOMMEUX.

Ah !...

Mouvement.

Comme ça, nous allons vivre tous les deux ?...

Henriette fait signe que oui.

Qu’est-ce que nous ferons ?

HENRIETTE.

Nous voyagerons ! nous irons en Suisse...

BOISGOMMEUX.

Oh ! la Suisse en hiver...

HENRIETTE.

Nous irons en Italie... à Venise...

BOISGOMMEUX, à part.

J’attendais Venise !...

HENRIETTE.

Et puis nous reviendrons ici...

BOISGOMMEUX.

Toujours tous les deux, tout seuls ?...

HENRIETTE.

Dans les premiers temps, il faudra bien... Vous ne voudriez pas m’exposer... Mais, vous savez, le temps arrange bien des choses... plus tard, dans deux ou trois ans, nous pourrons commencer à voir du monde...

BOISGOMMEUX.

Ah !...

HENRIETTE, avec un peu d’inquiétude.

Ah ?...

BOISGOMMEUX.

Je suis ravi...

HENRIETTE.

Bien sûr ?...

BOISGOMMEUX, sans conviction.

Ma parole !...

HENRIETTE.

Je voudrais vous croire, mais, malgré moi, en vous regardant...

BOISGOMMEUX.

Mais si, je vous assure, je suis ravi... Ce qui me donne l’air, comme ça, un peu... c’est que, dans ce que vous m’avez dit tout à l’heure, il y a quelque chose que je ne comprends pas...

HENRIETTE.

Quoi donc ?...

BOISGOMMEUX.

Ces arrangements intervenus entre votre mari et vous...

HENRIETTE.

Ils sont les plus simples du monde... Mon mari m’a redemandé sa liberté et m’a rendu la mienne.

BOISGOMMEUX.

Il vous a rendu ?...

HENRIETTE.

Ma liberté, ma liberté tout entière !

BOISGOMMEUX, éclatant.

Mais il n’a pas le droit !... Certainement non, il n’a pas le droit !... Ah bien ! ce serait joli, si, le jour où il a envie de se débarrasser de sa femme, un mari n’avait qu’à lui dire : « Vous êtes libre !... » et si la femme, après cela, n’avait qu’à s’en aller tomber chez un pauvre jeune homme !...

HENRIETTE.

Oh !!!

BOISGOMMEUX.

Mais le législateur n’a pas voulu de ça, il n’a pas voulu de ça, le sage législateur...

HENRIETTE.

Vraiment ?...

BOISGOMMEUX.

Votre mari vous a trompée, ma chère, ou bien il s’est trompé lui-même ; vous n’êtes pas libre, pas libre du tout... Votre position est fausse, vous ne vous en doutez pas, mais elle est on ne peut plus fausse, votre position !... et si j’avais un conseil à vous donner...

HENRIETTE, se contenant.

Ce serait de m’en retourner ?

BOISGOMMEUX, hésitant devant sa pensée.

Oh !...

HENRIETTE.

N’est-ce pas ?...

BOISGOMMEUX, poli.

Certainement, si je ne consultais que mon amour...

HENRIETTE, éclatant.

Son amour ! il ose parler de son amour !...

BOISGOMMEUX.

Madame...

HENRIETTE.

Un homme qui se traînait à mes pieds pour obtenir une heure de ma vie !... je lui apporte ma vie tout entière, et il n’en veut pas !...

BOISGOMMEUX.

Parce qu’il y a de ces responsabilités devant lesquelles un gentleman...

HENRIETTE.

Des phrases, tout cela, des phrases !...

BOISGOMMEUX, sec.

Comme vous voudrez !...

HENRIETTE.

Jamais, je le vois bien maintenant, jamais vous ne m’avez aimée.

BOISGOMMEUX.

Je vous ai aimée en homme du monde...

HENRIETTE.

Et il invoquait l’éternité !... Il prenait à témoin le grondement du tonnerre et la palpitation des étoiles...

BOISGOMMEUX.

Justement !... J’en appelle à toutes celles qui ont l’habitude des hommes du monde... le tonnerre, les étoiles, l’éternité... est-ce que cela ne veut pas dire... ?

HENRIETTE.

Rue Saint-Hyacinthe-Saint-Honoré... n’est-ce pas, c’est ça que ça veut dire ?... Rue Saint-Hyacinthe-Saint-Honoré... au troisième, sur la cour...

BOISGOMMEUX.

Madame !!

HENRIETTE.

Misérable !

BOISGOMMEUX.

Eh là !...

HENRIETTE.

Oui, misérable ! misérable ! grand misérable !...

BOISGOMMEUX.

Eh bien, c’est bon !

Il passe.

HENRIETTE.

Soyez donc franc, au moins, et dites que, si vous me conseillez de partir, c’est parce que déjà vous avez assez de moi, parce que je vous assommerais en restant plus longtemps.

BOISGOMMEUX.

Oh !

HENRIETTE.

Dites-le, voyons...

BOISGOMMEUX.

Non, je ne le dirai pas... Je suis trop bien élevé...

HENRIETTE, frappée au cœur.

Oh !

Elle commence à remettre dans sa malle de voyage tous les objets qu’elle en avait retirés.

BOISGOMMEUX, très ému, cherchant à rattraper sa phrase.

Voyons, Henriette... j’ai été trop loin... ce n’est pas tout à fait ça que je voulais dire... Henriette, voyons...

Henriette, implacable, termine son déménagement et ferme sa malle. Puis elle consulte fiévreusement son indicateur et jette un coup d’œil sur la pendule.

HENRIETTE.

J’aurai le temps...

Au vicomte, d’une voix glaciale.

Une voiture, monsieur, pouvez-vous me faire avoir une voiture ?...

BOISGOMMEUX, de plus en plus ému.

Henriette, voyons... Je retire ma phrase... et je vous en demande pardon... Henriette !

Entre Mouche, apportant le premier plat du déjeuner.

HENRIETTE, à Mouche.

Pouvez-vous me dire où je trouverai une voiture, mon ami ?...

MOUCHE.

Il y a celle qui vous a amenée...

HENRIETTE.

Elle est encore là !...

MOUCHE.

Oui, le père Turquet monte sur son siège et va retourner à la gare.

HENRIETTE.

À la gare !...

À Mouche.

Vite, mon ami, prenez cette malle et portez-la dans la voiture du père Turquet.

MOUCHE.

Bien, madame.

BOISGOMMEUX.

Voyons, Henriette...

Mouche prend la malle et sort. Henriette remet son manteau, son chapeau, etc.

BOISGOMMEUX.

Puisque je vous demande pardon, voyons... Henriette, je vous en supplie...

Henriette fait un pas pour sortir : Boisgommeux veut la retenir ; elle se dégage avec un mouvement d’horreur.

HENRIETTE.

Ah !... ne me touchez pas !...

BOISGOMMEUX.

Eh bien, au diable !...

Arrivée à la porte, Henriette se retourne et revient brusquement sur le devant de la scène.

HENRIETTE.

Et vous, femmes, qui seriez tentées de m’imiter, femmes qui avez, ainsi que moi, rêvé l’amour venant, sur un nuage de pourpre et d’or, vous consoler des déboires du mariage !... que n’êtes-vous là, mes sœurs ! Je ne vous donnerais pas de conseils, je ne vous ferais pas de tirades, je vous dirais tout simplement : « Écoutez...

Montrant Boisgommeux.

regardez... et souvenez-vous, mes sœurs, souvenez-vous !... »

Elle remonte : Boisgommeux se jette encore une fois au-devant d’elle, mais elle l’évite, en faisant un crochet, et sort en lui jetant un dernier regard de colère.

 

 

Scène XI

 

BOISGOMMEUX, puis MARTINE et GEORGETTE

 

BOISGOMMEUX.

Eh bien, au diable !...

Il bourre sa pipe.

Certainement, j’ai été flatté de ce qu’elle a fait pour moi, très flatté, très flatté...

Entrent Martine et Georgette, l’une par la droite, l’autre par 1a gauche, elles s’avancent sur la pointe du pied et arrivent sans faire de bruit jusqu’à Boisgommeux.

MARTINE.

Et le déjeuner !...

BOISGOMMEUX.

Le déjeuner ?...

GEORGETTE.

Il est là, le déjeuner.

BOISGOMMEUX.

Il est là... Eh bien, s’il est là, il faut le manger : c’est bien simple.

GEORGETTE, empressée.

Nous allons vous servir toutes les deux.

Boisgommeux se met à table.

MARTINE.

À moins que vous ne vouliez toujours que je reste à la lingerie...

GEORGETTE.

Et que, moi, je retourne à la ferme...

BOISGOMMEUX.

Je veux que vous ne bougiez d’ici ni l’une ni l’autre... Vous entendez, voilà ce que je veux... Sont-elles gentilles !...

Il commence à déjeuner. Martine, à sa droite, tient une assiette ; Georgette, à sa gauche, lui verse à boire.

À la bonne heure ! c’est ça qui est de l’amour !...

Il embrasse Martine, il embrasse Georgette.

C’est ça qui est de...

Se levant brusquement.

Eh bien, non... j’ai beau dire et beau faire... ça n’est pas ça du tout, l’amour... Il galope dans la carriole du père Turquet, l’amour !... Mais, en montant à cheval tout de suite, j’aurai peut-être le temps de le rattraper... vite ! vite !...

Il va prendre son chapeau.

GEORGETTE.

Vous partez, m’sieu ?

BOISGOMMEUX, déjà arrivé à la porte.

Oui, je pars...

MARTINE.

Et le déjeuner ?

BOISGOMMEUX.

Mangez-le toutes les deux !

Il sort.

GEORGETTE et MARTINE, stupéfaites, les bras au ciel.

Ah !...

BOISGOMMEUX, dans la coulisse, pendant que le rideau tombe.

Vite, un cheval ! une voiture ! Vite ! vite !

 

 

ACTE III

 

Chez la Marquise.

Décor du premier acte. Les lampes et les candélabres ne sont pas allumés.

 

 

Scène première

 

KERGAZON, JULIETTE

 

Kergazon, assis à sa table, travaille. Juliette, assise au milieu de la scène, ne fait rien du tout. Moment de silence, après le rideau levé.

KERGAZON.

Vous avez passé une bonne nuit, mon enfant ?

JULIETTE.

Oui, monsieur.

KERGAZON.

Vous êtes contente, alors ?

JULIETTE.

Oh ! oui, monsieur, je suis bien contente.

Kergazon sonne.

Vous sonnez, monsieur ?

KERGAZON.

Oui, mon enfant, je sonne.

JULIETTE.

Est-ce qu’il faudra faire semblant de vous aimer, quand on entrera ?

KERGAZON.

C’est inutile... les domestiques sont maintenant suffisamment édifiés.

Entre Joseph.

Rien encore ?

JOSEPH.

Non, monsieur.

KERGAZON, regardant sa montre.

Quatre heures vingt-cinq... elle devrait être arrivée. Enfin !...

À Joseph.

Vous faites bien attention, n’est-ce pas ?

JOSEPH.

Oui, monsieur.

KERGAZON.

Dès que vous apercevrez madame, vous viendrez vite me prévenir.

JOSEPH.

N’ayez pas peur, monsieur !

Il sort.

KERGAZON.

Mon enfant ?

JULIETTE.

Monsieur ?

KERGAZON.

Voulez-vous me faire un plaisir ?...

JULIETTE.

Oui, monsieur, je veux bien.

Elle se lève.

KERGAZON.

Prenez ce livre qui est là, sur cette console.

Il montre la console au fond à gauche.

JULIETTE.

Ce gros livre-là ?

KERGAZON.

Oui, mon enfant.

JULIETTE, prenant le livre, qui est lourd.

Aïe !

Elle revient s’asseoir.

KERGAZON.

Cherchez page 414.

JULIETTE.

414 ?...

KERGAZON.

Oui, mon enfant... y êtes-vous ?

JULIETTE.

Oui, monsieur.

KERGAZON.

Ayez la bonté de lire...

JULIETTE, lisant.

« Taillefer... »

KERGAZON.

« Taillefer », c’est bien cela... continuez.

JULIETTE, lisant.

« Taillefer qui moul... moul... »

KERGAZON, avec bonté.

Moult, mon enfant, moult !... c’est du vieux français... Ne vous troublez pas... lisez comme c’est écrit.

JULIETTE, lisant.

Taillefer qui moult bien cantout
Sur un cheval qui tost...

KERGAZON, l’interrompant.

« Sur un cheval », n’est-ce pas ?... il y a bien : « sur un cheval » ?...

JULIETTE.

Oui, monsieur, «sur un cheval... »

Reprenant.

Sur un cheval qui tost alout,
Devant li dus alout cantant
De Karlemaine et de Rollant.

KERGAZON.

Merci, mon enfant.

Se mettant à déclamer, avec chaleur.

Taillefer qui très bien chantait,
Sur un cheval qui vite allait,
Devant le duc allait chantant
De Charlemagne et de Roland.

Taillefer chantait, et il chantait sur un cheval. C’est là justement le point que je tenais à éclaircir... Merci, mon enfant... vous pouvez remettre le volume.

Juliette va remettre le volume sur la console, Kergazon écrit.

« De même qu’il y a aujourd’hui des gendarmes à cheval et des gendarmes à pied, il y avait autrefois – nous en donnons la preuve aux pièces justificatives –, il y avait autrefois des troubadours à pied et des troubadours à cheval. »

JOSEPH, entrant.

Monsieur !... monsieur !...

KERGAZON.

C’est madame ?

JOSEPH.

Oui, monsieur.

Il sort.

KERGAZON, se levant et posant une chaise au milieu de la scène.

Vite, mon enfant... vite, sur mes genoux... et faites semblant de m’aimer, vite ! vite !

Il la fait asseoir sur ses genoux.

JULIETTE.

Oui, monsieur.

KERGAZON.

Ohé ! ohé !... Criez « ohé ! » vous aussi.

JULIETTE, sur les genoux de Kergazon.

Oui, monsieur... ohé ! ohé !...

TOUS LES DEUX, ensemble, avec des gestes gauches.

Ohé ! ohé ! ohé !

Entre Henriette.

 

 

Scène II

 

KERGAZON, JULIETTE, HENRIETTE, suivie D’URBAIN qui porte la petite malle

 

KERGAZON.

Eh bien, et le commissaire !... vous n’avez pas amené le commissaire ?

JULIETTE, se levant brusquement.

Le commissaire !...

HENRIETTE, à Urbain.

Mettez là cette malle...

À Urbain qui dépose la petite malle sur la table à droite.

et laissez-nous... laissez-nous...

À Kergazon.

Éloignez cette jeune personne, mon ami.

KERGAZON.

Mais, madame, je croyais... Il avait été convenu... Ohé ! ohé !

HENRIETTE.

Éloignez-la, je vous en prie...

KERGAZON, bas.

Ah !... c’est bien !...

À Juliette.

Remonte chez toi, alors, remonte chez toi, ma chérie...

JULIETTE, étonnée.

Eh !

KERGAZON, bas.

Répondez-moi quelque chose, et tutoyez-moi en me répondant.

JULIETTE, bas.

Il faut ?

KERGAZON, bas.

Oui, tutoyez-moi.

Haut.

Remonte chez toi, dans ton petit appartement...

Il la fait passer.

et attends-moi, j’irai t’y retrouver tout à l’heure.

JULIETTE, d’une voix douce.

Viens quand tu voudras... je ne suis pas pressée.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène III

 

HENRIETTE, KERGAZON

 

KERGAZON.

Et maintenant, madame...

HENRIETTE.

Ah ! mon ami, mon ami !...

Elle se laisse tomber dans les bras de son mari et éclate en sanglots convulsifs. Stupéfaction de Kergazon.

KERGAZON.

Il avait été convenu que vous amèneriez le commissaire... Enfin, nous pouvons, à la rigueur, nous passer de lui... Vous avez, vous, constaté la présence de ma maîtresse.

HENRIETTE.

La jeune personne ?...

KERGAZON.

Oui... Vous l’avez même surprise sur mes genoux, c’est-à-dire dans une situation qui semblait ne laisser aucun doute.

HENRIETTE.

Oh !

KERGAZON.

Vous n’avez plus qu’à vous en aller raconter la chose au premier avoué que vous rencontrerez.

HENRIETTE, avec force.

Jamais !... quant à cela... jamais !

KERGAZON.

Qu’est-ce que vous dites ?

HENRIETTE, émue.

Ce que je dis ?...

KERGAZON.

Oui !

HENRIETTE.

Je dis qu’il n’y a pas au monde d’homme meilleur que vous... Je dis que je ne veux plus entendre parler de séparation et que je reviens ici pour n’en plus sortir.

KERGAZON.

Par exemple !!!...

HENRIETTE, ouvrant sa malle.

Vous voyez, j’ai rapporté toutes mes petites affaires.

KERGAZON, se précipitant et remettant les objets dans la malle à mesure qu’Henriette les pose sur la table.

Mais pas du tout, pas du tout !... Ce n’est pas du tout ça qui a été convenu... Il a été convenu que j’introduirais, moi, une maîtresse dans le domicile conjugal, et que vous partiriez de là, vous, pour obtenir une séparation... J’ai fait ma part... J’ai introduit une maîtresse, j’ai soupé avec elle, je l’ai tutoyée, je l’ai prise sur mes genoux...

HENRIETTE.

Eh bien ! je vous pardonne, voilà tout.

KERGAZON.

Plaît-il ?

HENRIETTE.

On a toujours le droit de pardonner... Je vous pardonne, mon ami.

KERGAZON.

Ah !

HENRIETTE, avec transport.

Mais vous ne comprenez donc rien ? Vous ne voyez donc pas qu’une révolution s’est faite en moi, et que je ne suis plus la même femme ?

KERGAZON.

Absolument la même, au contraire : ne pensant jamais qu’à m’être désagréable.

HENRIETTE, froissée.

Ah !

KERGAZON, avec mauvaise humeur.

Ah ben !...

HENRIETTE.

C’est mal, ce que vous venez de dire là, c’est mal.

KERGAZON.

Mettez-vous à ma place !...

HENRIETTE.

Vous y tenez donc bien, à cette séparation ?

KERGAZON.

J’avais déjà arrangé ma vie dans ma tête... Elle était charmante, ma vie, telle que je l’avais arrangée...

HENRIETTE.

Eh bien, soit ! nous nous séparerons.

Elle se lève.

Mais ne me demandez pas de vous accuser... je ne pourrais pas... Un homme comme vous !... Ah !... non... je ne vous accuserai pas... La séparation ne sera pas prononcée contre vous, mais, si vous voulez, je vous donnerai un moyen de la faire prononcer contre moi. En vous quittant hier, je vous ai laissé croire que j’allais chez ma tante. Ce n’est pas chez elle que je suis allée... J’ai passé ma nuit en chemin de fer, et, ce matin, sur les neuf heures, je suis arrivée chez...

KERGAZON.

Chez ?...

HENRIETTE.

Chez un ami.

KERGAZON.

Un ami à vous ?

HENRIETTE.

À tous les deux.

KERGAZON.

Son nom ?

HENRIETTE.

Je ne peux pas le dire.

KERGAZON.

Mais vous me direz, au moins, ce que vous êtes allée faire...

HENRIETTE.

Je suis allée chez lui pour lui demander conseil.

KERGAZON.

Et qu’est-ce qu’il vous a conseillé, cet ami ?

HENRIETTE.

De reprendre au plus vite le chemin de fer... de revenir ici... de m’agenouiller devant vous et de vous demander pardon.

KERGAZON.

Vraiment, il vous a dit ?...

HENRIETTE.

En d’autres termes peut être... Mais c’était là le sens... il n’y avait pas à s’y tromper.

KERGAZON.

Eh bien, c’est un honnête homme.

HENRIETTE.

Un honnête homme !

KERGAZON.

Sans doute !

HENRIETTE.

Soit !... Mais la démarche que j’ai faite, en allant chez cet honnête homme, n’en est pas moins fort inconsidérée. Il vous serait donc facile, si vous vouliez, de vous en servir contre moi.

KERGAZON.

À Dieu ne plaise que je vous fasse un crime du premier bon mouvement que j’aie remarqué en vous !

HENRIETTE.

Ah ! si vous vouliez !...

KERGAZON.

Si je voulais ?...

HENRIETTE.

J’en aurais bien d’autres, des bons mouvements, j’en aurais bien d’autres...

KERGAZON.

Hum !...

HENRIETTE, lui montrant une place à côté d’elle sur la chaise longue.

Venez là, près de moi...

Kergazon paraît hésiter.

Venez, je vous en prie.

KERGAZON, à part.

Moi qui avais si bien arrangé...

HENRIETTE, l’obligeant à s’asseoir à côté d’elle.

Pourquoi la désiriez-vous, cette séparation ?

KERGAZON.

Mais parce que...

HENRIETTE.

Parce que j’étais insupportable, vous me l’avez dit... Si je promettais de ne plus l’être ?...

KERGAZON, incrédule.

Oh !

HENRIETTE.

Si je promettais d’être douce, réservée, affectueuse sans importunité... Si je promettais de prendre ma part de vos travaux...

Avec effort.

de m’intéresser aux troubadours ?

KERGAZON.

J’ai fait tout à l’heure une découverte importante... j’ai découvert qu’il y en avait à cheval.

HENRIETTE.

À cheval !... C’est prodigieux !... Vous voyez, je m’intéresse déjà.

KERGAZON.

Pourquoi ne m’avez-vous pas toujours parlé ainsi ?

HENRIETTE.

Pourquoi ?...

KERGAZON.

Oui.

HENRIETTE, avec tendresse.

Parce que je ne vous connaissais pas, alors.

KERGAZON, ému.

Henriette !

HENRIETTE.

Parce que je ne savais pas... parce que je n’avais pas comparé... ah !

Elle embrasse son mari deux ou trois fois.

Vous ne pouvez pas vous figurer comme vous gagnez à la comparaison...

Kergazon cherche à se dégager.

Où allez-vous ?

KERGAZON.

Là-haut... Je vais congédier la jeune personne...

HENRIETTE, calme.

Elle a dit qu’elle n’était pas pressée.

KERGAZON.

Ça ne fait rien... je vais la congédier.

Il se lève.

Mais je garderai son adresse.

HENRIETTE.

Pour quoi faire ?

KERGAZON.

Pour lui écrire de revenir... si jamais vous manquiez aux engagements que vous venez de prendre.

HENRIETTE.

Je n’y manquerai pas, mon ami... je tiendrai ma parole...

Elle échange des signes de tête avec Kergazon.

KERGAZON.

Bien vrai ?... bien vrai ?...

Il sort.

 

 

Scène IV

 

HENRIETTE, seule

 

Oui, je la tiendrai... homme estimable !... et je te respecterai, je t’admirerai, je t’aimerai... Je ferai, du moins, tout mon possible...

Après avoir retiré trois ou quatre objets de la petite malle, elle trouve le paquet de lettres qu’elle a emporté au premier acte.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Des lettres !... Les lettres de l’autre que j’avais emportées... Le torrent !... les étoiles !... l’éternité !... Ah ! ah !... Au feu les étoiles !... au feu !... au feu !...

Elle jette les lettres dans la cheminée.

Là ! là !...

La porte du fond s’ouvre ; entre Boisgommeux.

 

 

Scène V

 

HENRIETTE, BOISGOMMEUX

 

BOISGOMMEUX.

J’y suis !

HENRIETTE, se retournant.

Oh !

BOISGOMMEUX.

Henriette !...

HENRIETTE.

Sortez, vous dis-je !...

BOISGOMMEUX.

Non... je ne sortirai pas.

Ils descendent.

Sonnez, si vous voulez : je ne sortirai pas... On me trouvera là, à vos pieds.

HENRIETTE.

Que venez-vous faire ici ?

BOISGOMMEUX.

Vous dire que je vous aime !

HENRIETTE.

Hein ?... répétez un peu...

BOISGOMMEUX.

Vous dire que je vous aime !

HENRIETTE, stupéfaite.

Ah bien !...

Elle passe devant Boisgommeux et se met à marcher avec agitation. Boisgommeux la suit.

BOISGOMMEUX.

Henriette !

HENRIETTE.

Ah bien !... j’en ai entendu, dans ma vie, des choses violentes ! mais celle-là, par exemple !... Après m’avoir chassée de chez vous !...

Elle se remet à marcher.

BOISGOMMEUX, tout en suivant Henriette.

Eh bien ! oui, après vous avoir chassée de chez moi, j’ai couru après vous pour vous dire que je vous aime... que je vous aime plus que jamais... Ça vous paraît extraordinaire ?

HENRIETTE, tombant sur la chaise longue.

Ah ! oui, ça me paraît...

BOISGOMMEUX.

C’est pourtant bien naturel... J’en appelle à tous ceux et à toutes celles qui ont un peu l’habitude de l’amour !

HENRIETTE.

Ainsi, vous avez couru après moi ?

BOISGOMMEUX.

Oui... Malheureusement, quand je suis arrivé à la gare, le train que vous aviez pris venait de partir... j’ai pris le train suivant, et me voici.

HENRIETTE.

Et vous voilà !...

BOISGOMMEUX.

Me voici... me voilà... comme vous voudrez.

HENRIETTE.

Et vous m’aimez toujours ?

BOISGOMMEUX.

Et je vous aime toujours.

HENRIETTE.

Et vous venez me demander de vous aimer ?

BOISGOMMEUX.

Juste !...

HENRIETTE, suffoquant.

Ah bien !

Elle se lève.

ah ! bien !... ah bien, non !... il n’y a pas à se fâcher... il vaut mieux en rire.

Elle passe et va s’asseoir à gauche, près de la table.

BOISGOMMEUX.

Henriette !

HENRIETTE, riant.

Bien, bien... allez !...

BOISGOMMEUX, s’asseyant de l’autre côté de la table.

Henriette !... mon Henriette !

HENRIETTE, riant.

Dites ce que vous voudrez, maintenant !...

BOISGOMMEUX.

Nous n’avons pas de temps à perdre.

HENRIETTE.

Bien... bien...

BOISGOMMEUX.

Il est six heures dix... le train part à sept heures quinze.

HENRIETTE.

Le train !... quel train ?

Elle se lève.

BOISGOMMEUX, se levant.

Le train de Poitiers... Nous y serons à une heure vingt-sept.

HENRIETTE.

En chemin de fer, encore !... Ah bien, non ! par exemple !... ah bien, non !

BOISGOMMEUX.

Mais si !... mais si !...

HENRIETTE.

Comment ! en moins de vingt-quatre heures, je serai allée de Paris à Poitiers, revenue de Poitiers à Paris, et vous voulez encore que je ?...

BOISGOMMEUX.

Henriette !

HENRIETTE.

Il faudrait prendre un abonnement, alors !

BOISGOMMEUX.

Vous rappelez-vous ce que vous me disiez, ce matin ?... que je m’étais traîné à vos pieds pour obtenir une heure de votre existence... que vous m’apportiez votre existence tout entière...

HENRIETTE, l’interrompant.

Et que vous n’en vouliez pas !

BOISGOMMEUX.

Maintenant, j’en veux bien.

HENRIETTE.

Ah ! ah !

BOISGOMMEUX, avec énergie.

C’est une bêtise, mais je la ferai !... Partons ensemble... d’abord pour la Serpolette... le temps de vous reposer... et puis nous voyagerons... nous irons en Suisse.

HENRIETTE.

Oh ! la Suisse, en hiver !...

BOISGOMMEUX.

Nous irons à Venise...

HENRIETTE.

Ah ! ah ! Venise !...

BOISGOMMEUX.

Partons, partons, tout de suite...

Il remonte.

Où sont toutes vos petites affaires ?... ah ! les voilà !

Il commence à remettre dans la petite malle la guipure, la Revue des Deux Mondes, etc.

HENRIETTE.

Mais pas du tout !... mais pas du tout !

Elle retire les objets que Boisgommeux a remis dans la petite malle ; lui, au fur et à mesure, s’obstine à les y remettre.

BOISGOMMEUX.

Mais si !... mais si !...

HENRIETTE.

Voulez-vous bien laisser tout ça ?...

Elle ferme violemment la petite malle.

BOISGOMMEUX, le doigt pincé.

Aïe !

HENRIETTE.

Tout est fini entre nous.

BOISGOMMEUX.

Je vous aime, Henriette ! je vous aime, et vous m’aimez !

HENRIETTE.

Misérable !...

BOISGOMMEUX.

Ça n’empêche pas.

HENRIETTE.

Tout est fini, je vous le répète...

Ils descendent.

Je viens de brûler vos lettres.

BOISGOMMEUX.

Est-il possible !

HENRIETTE.

Là... dans cette cheminée.

BOISGOMMEUX.

Heureusement, j’ai gardé les brouillons.

HENRIETTE.

Je viens de brûler vos lettres et je me suis réconciliée avec mon mari.

BOISGOMMEUX.

Déjà !...

HENRIETTE.

Il a été parfait, mon mari... il m’a pardonné.

BOISGOMMEUX.

Eh bien ! faites comme lui, pardonnez-moi...

HENRIETTE.

Vous pardonner ?... il ne vous faut que cela ?... vous ne demandez pas autre chose ?...

BOISGOMMEUX.

Non, je ne suis pas assez maladroit pour vous demander autre chose aujourd’hui... Mon pardon, mon pardon seulement...

HENRIETTE.

Jamais !

BOISGOMMEUX, avec éclat.

Tout ce qu’une poitrine humaine peut renfermer de remords !...

HENRIETTE.

Ah !

BOISGOMMEUX, prenant les deux mains d’Henriette et tombant à genoux.

Henriette !... mon Henriette !

HENRIETTE.

Taisez-vous... Eh bien ! que faites-vous ?

BOISGOMMEUX.

Je ne me relèverai pas avant que vous m’ayez pardonné.

HENRIETTE, cherchant à se dégager.

C’est indigne !...

BOISGOMMEUX, toujours à genoux et tenant toujours les mains d’Henriette.

Me pardonnez-vous ?

HENRIETTE.

Max... vous êtes fou !... J’entends... on vient... Vous allez me perdre...

BOISGOMMEUX.

Me pardonnez-vous ?

HENRIETTE.

Oui, je vous pardonne... mais relevez-vous...

Paraît le chevalier.

Ah !

LE CHEVALIER, indigné.

Oh !

Boisgommeux se relève.

HENRIETTE.

Qu’est-ce que je vous disais ?... Me voilà perdue !...

Elle tombe assise à droite.

 

 

Scène VI

 

HENRIETTE, BOISGOMMEUX, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Comment, madame !... vous profitez du moment où ce cher marquis est malade... Moi qui venais prendre de ses nouvelles !

HENRIETTE.

Ah !...

LE CHEVALIER.

Et vous, son ami, vous, son meilleur ami !...

BOISGOMMEUX, à Henriette, sans s’occuper du chevalier.

C’est de peu d’importance... si vous consentez à me suivre... Y consentez-vous ?...

HENRIETTE.

Non !

BOISGOMMEUX.

Une fois, deux fois, trois fois !...

HENRIETTE.

Non ! non ! non !... maintenant que je suis rentrée dans le droit chemin, je n’en veux plus sortir.

BOISGOMMEUX.

C’est bien, alors... N’ayez pas peur, je vous sauverai !

LE CHEVALIER.

Allons !

Il remonte.

BOISGOMMEUX, ramenant le chevalier et criant.

Eh bien ! chevalier, eh bien !... Où courez-vous comme ça ?...

LE CHEVALIER, n’entendant pas.

Hé ?...

HENRIETTE et BOISGOMMEUX, criant.

Où allez-vous ?

LE CHEVALIER.

Faire mon devoir... avertir mon pauvre neveu que, pendant qu’il est là, étendu sur son lit de douleur...

BOISGOMMEUX, criant toujours.

Vous vous trompez !

HENRIETTE, criant aussi.

Vous vous trompez !...

À Boisgommeux.

Je ne peux pas, moi, je ne peux pas.

BOISGOMMEUX, criant de plus en plus fort.

Vous vous trompez !

LE CHEVALIER.

Comment, je me trompe ?...

BOISGOMMEUX, hurlant.

En me voyant aux genoux de madame...

HENRIETTE, se remettant à crier.

En le voyant à mes genoux...

À Boisgommeux.

Ah ! j’y renonce.

BOISGOMMEUX, toujours hurlant.

En me voyant aux genoux de madame, vous avez cru que je lui parlais d’amour...

LE CHEVALIER, qui a enfin entendu.

Certainement, je l’ai cru.

HENRIETTE, à Boisgommeux.

Très bien... allez toujours... il vous entend...

BOISGOMMEUX.

Eh bien, pas du tout !... je ne lui parlais pas d’amour...

LE CHEVALIER.

De quoi donc lui parliez-vous ?

BOISGOMMEUX.

Je vais vous le dire...

Il fait signe qu’il a besoin d’un peu de repos. Puis se remettant à crier.

Vous savez que le marquis et la marquise n’ont pas toujours vécu en très bonne intelligence ?

LE CHEVALIER.

Chut ! parlez bas... ce sont là des choses intimes, des secrets de famille...

BOISGOMMEUX, criant de plus en plus fort.

Vous savez qu’à plusieurs reprises ils ont été sur le point de se séparer ?

LE CHEVALIER.

C’est ça, ne parlez pas plus haut que ça...

BOISGOMMEUX.

Vous le savez ?

LE CHEVALIER.

Oui, je le sais...

BOISGOMMEUX.

Eh bien, je venais d’apprendre qu’à la suite d’une discussion violente...

Haussant la voix.

qu’à la suite d’une discussion violente, la marquise était, cette fois-ci, absolument décidée à quitter son mari.

LE CHEVALIER.

Oh !... marquise !...

BOISGOMMEUX, criant toujours.

Je la suppliais à genoux de n’en rien faire.

 

 

Scène VII

 

HENRIETTE, BOISGOMMEUX, LE CHEVALIER, KERGAZON, puis JOSEPH et JULIETTE

 

KERGAZON.

J’ai tout entendu...

Il vient à Boisgommeux.

Cet ami dont ma femme refusait de me faire connaître le nom, cet ami à qui elle est allée demander conseil et de chez qui elle est revenue meilleure, c’était vous ?

BOISGOMMEUX, embarrassé.

Mais, cher marquis...

KERGAZON.

C’était vous, n’essayez pas de le nier !... C’est bien, de lui avoir dit ce que vous lui avez dit... c’est bien, surtout, d’être revenu à Paris tout exprès pour insister !

LE CHEVALIER, à la marquise, montrant Kergazon.

Il va mieux.

Entrent Joseph et Juliette ; Juliette  s’arrête à la porte du fond.

KERGAZON.

Qu’y a-t-il ?

JOSEPH.

Mademoiselle demande un petit châle qu’elle a laissé dans cette chambre.

JULIETTE, montrant le châle sur une chaise.

Il est là, tenez...

LE CHEVALIER.

Mais... c’est Juliette, la femme de chambre de Marguerite Lamberthier !...

JULIETTE, reconnaissant le chevalier.

Monsieur le chevalier !... oh !...

HENRIETTE.

Comment ?...

Joseph sort.

LE CHEVALIER, à Kergazon et Boisgommeux.

Marguerite Lamberthier... une femme charmante. Elle ne peut pas se passer de moi... elle m’envoie chercher... Vous permettez, ma chère nièce ?...

À Juliette.

Je pars avec vous, mon enfant...

Il remonte.

JULIETTE, criant.

Mais... mais, monsieur, madame n’est pas chez elle !

LE CHEVALIER.

Elle m’attend chez elle !

Il a pris le bras de Juliette  et s’en va avec elle.

JULIETTE, criant à tue-tête.

Madame est sortie ! madame est sortie !

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

HENRIETTE, KERGAZON, BOISGOMMEUX

 

KERGAZON, riant.

Il paraîtrait que notre cher oncle... ?

BOISGOMMEUX.

Il paraîtrait...

KERGAZON.

Je comprends, maintenant, pourquoi vous me disiez que ce serait drôle si je m’adressais à cette Marguerite Lamberthier.

BOISGOMMEUX.

En effet, c’était pour ça... Mais dites-moi donc... puisque vous en parlez tout haut, je crois pouvoir vous demander... Que diable vouliez-vous donc en faire, de Marguerite Lamberthier ?...

KERGAZON, à Henriette.

Vous ne lui avez pas dit ?...

HENRIETTE.

Non, je ne lui ai pas dit.

KERGAZON, riant, à Boisgommeux.

Je voulais lui faire passer ici les vingt-quatre heures que la marquise irait passer... chez sa tante.

BOISGOMMEUX.

Ici... chez vous !

KERGAZON.

Ici... chez moi...

BOISGOMMEUX.

Mais ça ne se fait pas, cher marquis... ça ne se fait pas !... Le législateur n’a certainement pas interdit aux gens mariés de faire des bêtises, il ne leur a pas interdit ça, le sage législateur ; mais il a décidé qu’en pareil cas le mari doit aller en ville !...

HENRIETTE.

Tandis que la femme doit rester chez elle ?

BOISGOMMEUX.

Hein ?

KERGAZON.

C’est un coup de patte... Elle vous en veut à cause de la morale que vous lui avez faite... Ça s’arrangera, n’ayez pas peur... ça s’arrangera.

JOSEPH, entrant.

Madame la marquise est servie.

Moment d’hésitation.

KERGAZON, à Boisgommeux.

Eh bien !... qu’est-ce que vous attendez ?... Offrez votre bras à la marquise... vous dînez avec nous.

Il pousse doucement Henriette vers Boisgommeux.

BOISGOMMEUX, s’excusant.

Mais, cher marquis... je ne sais pas...

KERGAZON, avec autorité.

Vous dînez avec nous.

HENRIETTE, prenant le bras du vicomte, et regardant son mari avec une exaspération contenue.

Troubadour !!!

Ils se dirigent vers la salle à manger. Henriette au bras de Boisgommeux ; Kergazon marche derrière eux.

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