La Mort de Mitridate (Gautier de Costes, sieur de LA CALPRENÈDE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1635.

 

Personnages

 

POMPÉE

PHARNACE, roi du Pont

MITRIDATE

MÉNANDRE, chef de la cavalerie de Mitridate

ÉMILE, capitaine Romain

HYPSICRATÉE, femme de Mitridate

BÉRÉNICE, femme de Pharnace

MITHRIDATIE, fille de Mitridate

NISE, fille de Mitridate

UN SOLDAT

 

 

À LA REINE

 

MADAME,

 

Ce misérable Roi n’aurait jamais eu la hardiesse de chercher aux pieds de votre Majesté, un asile contre la persécution des Romains, si elle n’avait témoigné une bonté particulière pour lui : et si je ne lui eusse fait espérer, que non seulement une âme si royale et si généreuse, ne lui refuserait point sa protection : mais que même après une infinité de malheurs, sa fortune serait enviée de ses ennemis. Et que ces titres insolents de maîtres de toute la terre, qu’ils ont si iniquement usurpés, seraient moins glorieux que les siens : quand il voudrait publier l’honneur qu’il aura d’être à Votre Majesté. Ma vanité n’est peut-être pas excusable dans la créance que j’ai, que cette tragédie n’a point déplu à Votre Majesté. Mais outre l’honneur que j’ai eu de l’entendre assez souvent de sa bouche, je puis dire sans mentir, que le peu de réputation qu’elle a eue, ne peut naître que de l’estime qu’elle en a faite, et qu’elle ne pouvait passer pour absolument mauvaise, après l’approbation du meilleur jugement du monde.  Et véritablement, MADAME, quand j’ai considéré les raisons qui ont peu obliger la plus grande Reine de la terre, à faire quelque cas d’une chose qui le méritait si peu, je n’en ai pu trouver d’autres, que cette forte inclination qu’elle a pour une vertu dont elle a vu des exemples assez rares et assez mémorables dans cet ouvrage. Votre Majesté a vu les courageuses résolutions de Bérénice, comme un miroir très imparfait de sa générosité admirable, et de l’horreur qu’elle a pour toute sorte de vices, et la fidélité d’Hypsicratée, comme une image de cette parfaite amour qu’elle a toujours eue pour le plus grand de tous les Rois. Plût à Dieu, MADAME, qu’avant le dessein de les faire paraître, j’eusse eu l’honneur que j’ai eu du depuis. J’aurais dépeint l’une et l’autre bien plus parfaite, selon l’idée que j’en ai conçue, en considérant avec admiration toutes les actions de la plus belle vie qui fut jamais. Je ferais une faute, qui ne me serait jamais pardonnée, si (soldat ignorant comme je suis) j’en voulais parler selon mon ressentiment, qui m’est commun avec toute la France. Et je dirai seulement, que toutes les louanges qu’on a données jusqu’ici, par intérêt ou par flatterie, aux plus grandes et plus parfaites personnes de la terre, non seulement se peuvent donner à Votre Majesté, avec beaucoup de justice : mais ne peuvent se taire sans ingratitude. Et véritablement ce Royaume serait bien indigne d’une des plus rares faveurs qu’il ait jamais reçues du Ciel, s’il ne la reconnaissait comme une grâce qu’il n’accorda jamais qu’à lui, et qui l’oblige à des vœux et des remerciements éternels. Parmi tant de vertus si royales, et si éminentes, cette piété et cette bonté, qui après celle de Dieu, n’en eut jamais d’égale, attirent nos cœurs avec des puissances merveilleuses. Et je ne me puis figurer, que comme un songe, que celle à qui les titres de femme, sœur, fille, et nièce des premiers Monarques de la terre, donnent avec trop de justice, le rang de la plus grande Princesse qui fut jamais, se puisse abaisser tous les jours à l’entretien de ses moindres sujets, et voir avec un visage plein de douceur et de charmes, ceux qui n’auraient aucune raison de se plaindre, quand elle ne les aurait jamais regardés. Je sais bien MADAME, que tous ceux, qui jusqu’ici ont parlé des grands, en ont parlé encore plus avantageusement que je ne fais de Votre Majesté, et leur ont donné pour des considérations particulières, des qualités qu’ils n’eurent jamais. Mais je n’appréhende point que Votre Majesté face ce jugement de moi, et que cette profonde humilité qu’on remarque dans toutes ses actions, lui face soupçonner de flatterie des sentiments si justes. Plût à Dieu que j’eusse reçu du Ciel cette éloquence que tant d’autres en ont reçue. Et pour m’obliger toute la France, je lui donnerais le portrait de la plus parfaite Reine qu’elle eut jamais. Mais puis que je ne dois point espérer cette grâce de lui, du moins le dois-je remercier le reste de mes jours de celle qu’il m’a accordée, en me faisant naître, et me permettant de vivre,

 

MADAME,

 

DE VÔTRE MAJESTÉ

 

Le très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur et sujet,

 

LA CALPRENÈDE.

 

 

AU LECTEUR

 

En toutes façons, Lecteur, vous m’êtes peu obligé. Je vous donne un assez mauvais ouvrage, et je ne vous le donne qu’à regret. Outre que je ne le crus jamais digne de voir le jour, après tant de belles choses qui ont paru aux yeux de toute la France avec un si juste applaudissement, la profession que je fais, ne me peut permettre, sans quelque espèce de honte, de me faire connaître par des vers, et tirer de quelque méchante rime une réputation, que je dois seulement espérer d’une épée que j’ai l’honneur de porter. Non véritablement, ce ne fut jamais mon dessein de faire imprimer des œuvres, que jusqu’ici je n’avais avouées qu’à mes particuliers amis. Mais ayant assez imprudemment prêté mon manuscrit à des personnes, à qui je ne le pouvais refuser sans incivilité, quinze jours après j’en vis trente copies, et j’appréhendai avec quelque raison, qu’un valet de chambre plus soigneux de quelque petit gain que de votre satisfaction, ne vous fit voir avec deux mille fautes des siennes, ce qu’à peine souffrirez-vous avec les miennes. Cette raison m’y a obligé sans doute, et la créance que j’ai eue que vous ne traiteriez pas avec rigueur le coup d’essai d’un jeune soldat, et que vous jugeriez avec bonté que des cadets du Régiment des Gardes, comme j’avais l’honneur d’être pour lors, ont quelquefois d’aussi mauvaises occupations. Ces considérations ont obligé beaucoup de personnes à pardonner les défauts que vous y trouverez, et ont peut être donné quelque estime à une chose qui n’aurait pas été supportable, d’un homme savant et du métier. Aussi comme je n’en espérai jamais aucune sorte de gloire, je ne trouverai point mauvais qu’on désapprouve publiquement une œuvre qui ne passe pas pour bonne dans le jugement même de son auteur. Vous vous plaindrez avec justice du peu de crainte que j’ai eu de vous déplaire, et du dessein qu’il semble que j’ai de vous ennuyer dans la lecture d’une chose que je n’approuve pas moi-même. Mais outre les raisons que je vous ai déjà dites, je vous avouerai que les flatteries de mes amis l’ont emporté pardessus la mauvaise opinion que j’en avais, et m’ont à la fin persuadé qu’il s’était imprimé et s’imprimait encore tous les jours de pires chansons. Vous condamnerez peut-être ce divertissement, et je ne le veux pas entièrement excuser. Mais je le blâmerais encore davantage s’il détournait ceux qui s’y occupent, de la profession qu’ils font et du service qu’ils doivent à leur Prince. À Dieu ne plaise que je me donne la vanité de m’être passablement acquitté de l’un ou de l’autre. Mais je puis dire avec vérité, qu’on ne doit point accuser ma poésie des fautes que j’y ai faites, et que j’ai des excuses plus légitimes, ou que je n’en ai point du tout. C’est tout ce que je dirai pour ma justification, et j’alléguerai peu de chose pour la défense de ce misérable ouvrage. Je ne doute point qu’on n’y trouve un bon nombre de fautes contre la langue. Mais on considérera ce qu’on pouvait en ce temps là espérer d’un Gascon, sorti de son pays depuis quinze jours, et qui ne savait de François que ce qu’il en avait leu en Périgord, dans les Amadis de Gaule. Et je vous avertirai en passant, que vous y verrez encore les mêmes fautes que vous y avez peu remarquer dès qu’elle a commencé de paraître sur le Théâtre, et que les quatre premiers actes ayant été imprimés en mon absence, je n’ai pu rien corriger du tout, que la fin du cinquième.

Quelqu’un s’étonnera peut être que j’aie changé et ajouté quelque chose à l’histoire. Mais je le prierai de croire, que je l’ai lue, et que je n’ai pas entrepris de décrire la mort de Mitridate, sur ce que j’ai ouï dire de lui à ceux qui vendent son baume sur le Pont-neuf. Si j’y ai changé quelque chose la nécessité et la bienséance le demandaient : et si j’y ai ajouté quelques incidents, la stérilité du sujet m’y a obligé. Tous les auteurs qui ont parlé assez au long des actions de sa vie, ont traité sa mort assez succinctement. Plutarque n’en dit que deux mots dans la vie de Pompée. Florus dans son Epitome la rapporte en deux lignes. Et Appian Alexandrin, qui l’a décrite un peu plus amplement, n’en dit véritablement pas assez, pour en pouvoir tirer le sujet entier d’une Tragédie. Je sais bien qu’il mourut de la main d’un Celte, nommé Bitochus. Mais outre qu’à la représentation de deux Cléopâtres, nous avions déjà vu la même chose : j’ai jugé plus convenable à la générosité qu’on a remarquée dans toutes les actions de sa vie, de le faire mourir de la sienne. À sa mort il ne fait point mention d’Hypsicratée. Mais il y a beaucoup d’apparence, que celle qui ne l’abandonna jamais dans les combats, et de qui la fidélité a acquis une si grande réputation, ne l’abandonna point aux derniers moments de sa vie. Outre que je n’ai point vu encore d’auteur qui parle d’elle après la mort de Mitridate. J’ai donné une femme à Pharnace plus généreuse qu’il n’était lâche. Mais outre qu’il est certain qu’il a été marié, cet incident est assez beau, pour mériter qu’on lui pardonne. Et je ne mentirai point, quand je dirai que les actions de cette femme ont donné à ma Tragédie une grande partie du peu de réputation qu’elle a, et que celle qui les a représentées dans les meilleures compagnies de l’Europe, a tiré assez de larmes des plus beaux yeux de la terre pour laver cette faute.13 Je donne à ce même Pharnace les déplaisirs et les remords qu’il devait avoir de la mort de son père, bien que Plutarque rapporte qu’il envoya son corps à Pompée. Et qu’il soit très véritable qu’il n’en eut aucune sorte de regret. Mais je vous prie de considérer, que quelque soin que j’aie pris à le rendre plus excusable et plus honnête homme qu’il n’était, je n’ai pu empêcher que ses déportements ne donnassent de l’horreur à tout le monde, et que la bienséance m’obligeait du moins à changer des choses si peu importantes. Bien que l’histoire ne nomme point le lieu de la mort de Mitridate, je fais ma scène à Sinope, comme une des meilleures villes de ses Royaumes, et où il est assuré qu’on lui fit des honneurs funèbres. Et j’y fais au commencement paraître Pompée, bien que je n’ignore pas qu’il en était pour lors assez éloigné. Vous eussiez bien fait toutes ces remarques sans moi. Mais j’ai voulu prévenir la mauvaise opinion que vous auriez justement conçue d’un soldat ignorant, et vous supplier en suite de vous souvenir de ce que je vous ai déjà dit de mon absence pendant l’impression, où il s’est coulé une infinité de fautes, que vous ne me pardonnerez jamais, si vous n’avez une bonté merveilleuse.

 

 

À MONSIEUR DE LA CALPRENÈDE,

sur la mort de Mitridate, par l’Abbé de Beauregard

 

Prodigieux effets d’une rare éloquence

Merveilleuse vertu de charmes si puissants,

Doux effort de savoir, aimable violence,

Où traînez-vous ainsi la Reine de mes sens ?

 

Sitôt que ma raison se veut mettre en défense,

Et se veut opposer à ce que je consens,

Cette même raison m’impose le silence,

Et je me sens vaincu par des témoins présents.

 

Quoi que tout l’Univers reproche à cet ingrat,

Pharnace est innocent par maxime d’État,

Ses raisons et ses pleurs ont réparé son crime :

 

Ici tous les objets paraissent triomphants,

Puisque les sentiments que ton discours imprime,

Nous forcent d’admirer le père et les enfants.

 

BEAUREGARD.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

POMPÉE, PHARNACE

 

POMPÉE.

Puisque vos repentirs ont fait mourir sa haine,

Que vous êtes certain de l’amitié Romaine,

Vivez dores-en-avant comme notre allié,

Oui Pharnace, il suffit, Rome a tout oublié,

Le sang qui vous liait aux intérêts d’un père,

Mérite le pardon d’un crime nécessaire ;

Mais ce que Mitridate appelle trahison,

Je l’appelle pour vous un acte de raison,

Puisque vous retirant d’un parti si funeste,

Vous vous établissez un repos manifeste,

Recouvrez sans danger un Royaume perdu,

Et montez sans effort au trône prétendu :

C’était le seul moyen d’acquérir la couronne,

Et vous la recevrez de celle qui les donne,

Qui dispose à son gré de la pourpre des Rois,

Et contraint l’univers de vivre sous ses lois,

Avec un tel appui qui vous fait redoutable,

Votre condition vous rend méconnaissable,

Vous verrez dans le port le naufrage d’autrui,

Et direz j’ai vécu seulement aujourd’hui ;

Et de fait dans les maux dont elle était suivie,

Vous n’avez point goûté les douceurs de la vie,

Vous avez respiré seulement à demi,

Et c’est bien n’être plus, qu’être notre ennemi :

Est-il chez les mortels un cœur qui ne s’abatte

Sous le faix des malheurs qui suivent Mitridate ?

La Fortune a trahi ses desseins découverts,

Le ciel l’a ruiné par mille coups divers,

Et s’il s’est maintenu sans céder à l’orage,

C’est un effet de haine et non pas de courage,

S’il a mal réussi dans ses meilleurs projets,

S’il a tant répandu du sang de ses sujets,

Si tous les éléments ont trahi sa conduite,

Et s’il s’est vainement garanti par la fuite,

Si ses meilleurs soldats sont armés contre lui,

Si parmi ses enfants il ne trouve un appui,

La cause de ses maux est l’horreur de ses crimes,

Et les devoirs des siens ne sont plus légitimes,

Puis que tout contribue à son malheur présent,

On se rendrait coupable en le favorisant,

Vous qu’un plus noble cœur rend ennemi du vice,

Qui vous êtes armé pour la seule justice,

Et qui vous dépouillez de tous vos sentiments,

Si le seul intérêt ne fit vos changements,

Si pour ses actions votre haine est conçue,

Votre amitié, Pharnace, en sera mieux reçue,

Et Rome qui méprise un courage abattu,

Sait estimer les Rois pour leur propre vertu.

PHARNACE.

Je ne me flatte point d’une louange vaine,

Que la seule vertu soit cause de ma haine,

Évitant le malheur dont j’étais menacé,

Dans ce devoir rendu je suis intéressé,

Jugeant chez ce cruel mon salut difficile

Sur la force des miens j’ai bâti mon asile,

J’ai cherché ma retraite entre ses ennemis,

Mais si mes sentiments me sont ici permis,

Je dirai sans flatter l’invincible Pompée,

Que sa rare valeur attira mon épée,

Le bruit de ses vertus m’a dès longtemps charmé,

Et Pharnace ennemi l’a toujours estimé,

J’ai cru que je gagnais dans l’amitié d’un homme

Celle de l’univers, avec l’appui de Rome,

Le suivant au renom de ses gestes guerriers,

J’ai trouvé mon refuge à l’ombre des lauriers,

Que si dans ce dessein mon âme est trop ingrate,

Si le devoir du sang m’oblige à Mitridate,

Si je passe chez lui pour fils dénaturé,

Le règne d’un tyran a déjà trop duré,

Le sang qu’il a versé désire qu’on le venge,

Et ses sujets foulés autorisent ce change.

POMPÉE.

Si vous persévérez dans cette volonté,

Vous conservez un bien qu’on vous aurait ôté,

La couronne du Pont vous demeure assurée

Avec une amitié d’éternelle durée,

Notre protection imposera des lois

Pour imprimer la crainte à tous les autres Rois.

PHARNACE.

Pour de telles faveurs dont je suis redevable,

Je sais bien que ma foi doit être inviolable,

Oui, Pompée, il est vrai, je serais criminel

Si je ne vous rendais un hommage éternel,

Et si je recevais une grandeur royale,

Que comme le présent d’une main libérale,

Que sans votre bonté je prétendais en vain,

Je tiendrai tout de vous et du peuple Romain,

Vous serez absolus sur votre créature,

Je forcerai pour vous les lois de la nature,

Je poursuivrai celui de qui je tiens le jour,

Je perdrai mon respect, j’oublierai mon amour,

Et si je suis sans fruit au pied de ses murailles,

Sinope en peu de jours verra mes funérailles,

Notre ennemi commun ne reposera point.

On tire la tapisserie et Mitridate paraît avec Hypsicratée et ses deux filles.

POMPÉE.

Puisque votre secours à nos forces se joint,

Que nous avons en main deux puissantes armées,

Que peuvent contre nous ses troupes enfermées ?

Les débiles efforts d’un peuple intimidé

Nous peuvent-ils forcer si le monde a cédé ?

C’est en vain qu’il s’obstine, et cet opiniâtre

Enfin sera contraint de rompre ou de s’abattre,

Il ne veut point fléchir sous l’Empire Romain,

Ni recevoir des lois que le pouvoir en main,

Tous ses meilleurs desseins vont dans la violence,

L’offre que je lui fais l’importune et l’offense,

Eh bien s’il est réduit à quelque extrémité,

Qu’il fasse une vertu d’une nécessité.

 

 

Scène II

 

MITRIDATE, HYPSICRATÉE

 

MITRIDATE.

Toi qui dans mes combats compagne inséparable,

M’accompagnes aussi dans mon sort déplorable,

Exemple infortuné de conjugale amour,

Et sans qui Mitridate est ennemi du jour,

Prodige d’amitié fidèle Hypsicratée,

Regarde à quels malheurs je t’ai précipitée,

Regrette avecque moi nos communes douleurs,

Et crois que sans rougir tu peux verser des pleurs,

Ce pitoyable état doit forcer ta constance,

Et tes larmes auront une juste dispense,

Ce cœur que la Fortune en vain a combattu,

Que tous les accidents n’avaient point abattu,

Succombe maintenant sous le mal qui le presse,

Et c’est mon propre sang qui cause ma faiblesse,

Et la terre et le ciel me furent ennemis,

Et leurs plus grands efforts ne m’ont jamais soumis,

J’ai bravé mille fois la puissance Romaine,

J’ai de leurs corps mourants couvert cent fois la plaine,

Et la mer recevant notre sang et le leur,

Sous nos vaisseaux brisés a changé de couleur :

J’ai soutenu l’effort de toutes leurs armées,

J’ai vu des plus grands chefs leurs troupes animées,

Et tous les plus vaillants que Rome ait jamais eu,

Me seront obligés de tout ce qu’ils ont su :

Ils ont tous contre moi fait leur apprentissage,

Et tu sais si jamais j’ai manqué de courage,

Même s’il t’en souvient cette fatale nuit

Que je fus par Pompée à l’extrême réduit ;

Dans l’étrange malheur d’une telle disgrâce,

Ainsi que la Fortune ai-je changé de face ?

Vis-tu que ce visage eût perdu sa couleur,

Et que jamais ce front témoignât ma douleur ;

Non, parmi ces assauts je fus inébranlable,

Tu vis de ma confiance un trait inimitable,

Et quoi que tout tendit à me désobliger,

Jamais mon propre mal ne me peut affliger.

Malgré cette infortune où je t’avais conduite,

Tu voulus sans regret accompagner ma fuite,

Et je te jure ici la conjugale foi,

Que si je m’attristais ce ne fut que pour toi :

Je n’ai reçu du sort qu’une atteinte légère,

Et je n’ai jamais craint une force étrangère,

Mais ceux que la naissance et le droit m’ont soumis

Se liguer lâchement avec mes ennemis,

Voir que mon propre fils conspire ma ruine,

Embrasse contre moi l’alliance Latine,

Et dans mes derniers jours me retient assiégé,

Ô dieux quel est l’esprit qui n’en fut affligé !

J’ai perdu tout salut sur la terre et sur l’onde,

Par celui seulement que j’avais mis au monde,

Ce monstre sans pitié creuse mon monument,

Et je suis des Romains traité plus doucement,

Il veut porter un Sceptre en me privant de vie,

Et ce qu’il tient de moi le traître me l’envie.

Ô dieux !

HYPSICRATÉE.

S’il est permis à ma fidélité

D’accuser vos transports d’un peu de lâcheté,

Et si par le regret dont votre âme est atteinte

Cette première amour n’est pas encore éteinte,

Souffrez que me servant de mon premier pouvoir,

Je veuille à Mitridate enseigner son devoir,

Puisque dans la tristesse où son malheur l’engage,

Il ne conserve rien de son premier courage :

Il est vrai que le sort nous a réduits au point

De craindre toute chose, et de n’espérer point :

Pharnace et les Romains s’arment pour nous détruire,

Nos sujets avec eux se liguent pour nous nuire ;

Mais quand même le Ciel s’unirait avec eux,

Gardez jusque à la fin ce cœur victorieux,

Ne faites pas rougir une illustre mémoire,

Et ne ternissez point votre première gloire,

Montrez que la Fortune est au dessous de vous,

Ce qu’elle fait pour eux, elle l’a fait pour vous.

MITRIDATE.

Ô merveille de foi, d’amour, et de courage !

Ta consolation m’afflige d’avantage,

Quand le salut des miens consiste à me trahir,

Il ne reste que toi qui me devrais haïr ;

Oui mon âme, hais moi, ta haine est légitime,

Tiens-moi pour ennemi, tu le pourras sans crime.

Tout autre est innocent, le mal vient tout de moi,

Et moi seul ai causé l’état où je te vois.

J’ai d’un autre produit ce monstre abominable,

C’est l’œuvre d’un péché, dont tu n’es point coupable,

Ainsi que sa naissance il est défectueux,

Et s’il était ton fils, il serait vertueux.

Non, sache que le Ciel, ni la Fortune ingrate,

N’ont jamais abaissé le cœur de Mitridate,

Il est toujours le même, et grand et généreux,

Et n’est point abattu pour être malheureux,

Il s’est bien conservé parmi mes infortunes,

Mais je meurs de regret qu’elles te soient communes,

Je voudrais que mon mal n’eut plus que des témoins,

Et si je souffrais seul, je souffrirais bien moins.

HYPSICRATÉE.

Puisque notre dessein doit être inséparable,

Qu’il faut qu’un même coup nous lève, ou nous accable,

Que depuis si longtemps nous ne sommes plus qu’un,

M’enviez-vous un sort, qui doit être commun ?

Je vous accompagnai dans la bonne Fortune,

Et ce peu de malheur déjà vous importune.

MITRIDATE.

Oui, chère Hypsicratée, il est vrai, ton amour

Me donne de l’horreur pour la clarté du jour.

Je t’ai dans mes malheurs innocemment traînée,

Et ta seule amitié te rend infortunée.

HYPSICRATÉE.

Nommez-vous infortune un sort qui m’est si doux ?

Croyez-vous que je souffre en souffrant avec vous ?

Et depuis le longtemps que vous m’avez connue,

Avez-vous remarqué que mon feu diminue ?

Mon amour change-elle avec votre bonheur ?

Puis-je imiter sans honte un peuple sans honneur ?

Aimai-je vos grandeurs, ou bien votre mérite ?

Et vous dois-je quitter, quoi qu’un sceptre vous quitte ?

Non, j’ai chéri vos biens, mais seulement pour vous,

Et si je ne vous perds, je les méprise tous.

MITRIDATE.

Ah ! c’est cette amitié qui me rend misérable !

Et si tu m’aimais moins, je serais moins coupable :

Tant de fidélité me rend plus odieux.

Mais quel objet nouveau se présente à mes yeux ?

C’est l’épouse du traître.

 

 

Scène III

 

MITRIDATE, BÉRÉNICE

 

MITRIDATE.

Approchez vous madame.

Je lis sur votre front les troubles de votre âme.

L’absence d’un mari qui vous était si cher,

Est le seul déplaisir qui vous a peu toucher.

Vous regrettez Pharnace, et non pas Mitridate,

Et puis qu’il est ingrat, vous devez être ingrate.

D’une telle douleur le remède est en vous.

Je ne vous retiens point, revoyez votre époux.

Si contre ce cruel ma colère est extrême ;

En me vengeant de lui, j’épargne ce qu’il aime,

Le Ciel le doit punir par mon ressentiment,

Mais s’il doit éclater, c’est sur lui seulement.

Qu’il sache que j’abhorre une telle vengeance,

Que je veux par lui seul réparer son offense,

Quoi qu’en vous affligeant je le puisse affliger,

Je vous estime trop pour vous désobliger,

Mon indignation veut une autre victime,

Et je vous crois, madame, incapable d’un crime.

BÉRÉNICE.

Si je ne suis coupable ainsi que mon époux,

Et si je puis encor embrasser vos genoux,

Seigneur accordez-moi cette dernière grâce,

De ne m’accuser point du péché de Pharnace :

Il est vrai qu’en l’état où je suis aujourd’hui,

Si je verse des pleurs, je les verse pour lui.

Un si juste regret ébranle ma constance,

Mais je pleure son crime, et non pas son absence.

J’ai sur mes passions un absolu pouvoir,

Et mon plus grand souci n’est pas de le revoir.

Quand il perd son honneur sa femme l’abandonne.

J’estimais sa vertu, mais non pas sa couronne,

Et fondant mon amour sur la seule raison,

Je ne le puis aimer après sa trahison :

Je quitte un déloyal, puis qu’il quitte son père,

Et mourant avec vous je fais ce qu’il dût faire.

Ne me refusez pas un charitable appui,

Permettez que je vive ailleurs qu’auprès de lui.

Je ne me puis résoudre à revoir un perfide,

Ni suivre son parti, puis qu’un traître y préside.

Souffrez qu’auprès de vous je tienne un même rang,

Que ses aimables sœurs l’honneur de votre sang.

Vous perdrez tout soupçon que je sois infidèle,

Si le crime d’autrui ne me rend criminelle.

MITRIDATE.

Levez vous, Bérénice, et croyez désormais,

Que je vous aime mieux que je ne fis jamais,

Il parle à ses filles.

Admirez ce grand cœur ma chère Hypsicratée,

Rendez à sa vertu la gloire méritée.

Au moins ce bien me reste en mon sort malheureux,

Que j’ai pour compagnons des cœurs tous généreux :

Ce glorieux exemple enseigne à Mitridate,

Que la seule vertu dans sa maison éclate.

C’est l’unique fanal que les miens ont suivi :

Le seul qui n’en eut point Rome me l’a ravi,

Mais voici de retour le fidèle Ménandre.

 

 

Scène IV

 

MITRIDATE, MÉNANDRE

 

MITRIDATE.

Eh bien, Ménandre, enfin, que devons nous attendre ?

Ai-je encore la terre et les Dieux contre moi ?

Rome a elle le Ciel et Pharnace pour soi ?

L’un peut-il approuver la trahison de l’autre,

Et le démon latin triomphe-il du nôtre ?

Verra-on réussir ce qu’un traître voulut,

Et son père chez lui n’aura point de salut ?

MÉNANDRE.

Vous avez à vos murs la puissance Romaine :

Mille étendards volants font ombrage à la plaine.

Même vos fugitifs ensemble ramassés,

Bravent insolemment au bord de nos fossés :

J’ai fait ôter des murs une troupe inutile,

J’ai des meilleurs soldats bordé toute la ville,

Qui ne pouvant souffrir ces escadrons si près,

Sur les plus courageux ont lancé quelques traits.

Déjà les légions à l’assaut toutes prêtes,

Font retentir bien loin le son de leurs trompettes,

Les chevaux animés de tous les instruments,

Augmentent la frayeur par leurs hennissements.

Les Armes des soldats éblouissent la vue,

Et leurs cris élancés vont jusque dans la nue.

Les béliers apprêtés donnent de la terreur,

Et la ville frémit de tristesse et d’horreur.

Une branche d’olive en la main de Pharnace,

Au pâle citoyen fait espérer sa grâce :

La dextre qu’il lui tend l’assure de sa foi,

Mêmes les plus mutins l’appellent déjà Roi.

MITRIDATE.

Ô Ciel et tu le vois, et tu retiens ta foudre !

Élance-la sur nous, réduis Sinope en poudre,

N’en donne pas l’honneur aux escadrons Romains,

Et puisqu’il faut périr, périssons par tes mains.

Les hommes ont en vain attaqué Mitridate,

Et si la terre est faible, il faut qu’un Dieu l’abatte.

Toutefois disposons ces cœurs intimidés,

À sortir de ces murs si longuement gardés.

Si nous devons mourir, ne mourons point sans gloire,

Et forçons l’ennemi de pleurer sa victoire.

J’aime bien mieux me perdre en la perte des siens,

Que d’en laisser l’honneur au plus lâche des miens.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MITRIDATE, HYPSICRATÉE

 

Mitridate, Hypsicratée sortent armés, et Mitridatie, Nise et Bérénice avec eux.

MITRIDATE.

Je veux que du combat vous soyez exemptée,

La ville pour appui demande Hypsicratée,

Et le peuple insolent prêt à se mutiner,

A pour vous un respect qui l’en peut détourner.

HYPSICRATÉE.

Avez-vous résolu de me rendre ennemie,

Ou si vous avez cru ma valeur endormie ?

Ce cœur que les dangers n’ont jamais rebuté,

Se peut-il bien noircir de quelque lâcheté ?

Portai-je à mes côtés une inutile épée,

Ne l’ayant jamais craint, puis-je craindre Pompée ?

Et lorsque les périls ne seront que pour vous,

Du haut de nos remparts jugerai-je des coups ?

Sachez que les malheurs augmentent mon courage,

Et que dans un combat, où mon amour m’engage,

Contre tous les efforts de l’Empire Romain,

Votre meilleur secours est celui de ma main.

MITRIDATE.

Je ne saurais douter d’une valeur connue,

Sois seulement mon âme, un peu plus retenue,

Ne t’expose aux dangers qu’un peu plus rarement ;

Puis que si je te perds, je me perds doublement.

HYPSICRATÉE.

Chassez de votre esprit cette inutile crainte,

Mon âme de frayeur ne fut jamais atteinte :

Si j’en ai ressenti, c’est seulement pour vous :

Mais n’appréhendons rien, les Dieux seront pour nous.

Ils nous font espérer un succès légitime,

Et sont déjà lassés de soutenir un crime.

MITRIDATE.

Puisqu’aucune raison ne t’en peut divertir,

Je veux à ton dessein malgré moi consentir

Mille fois je t’ai vue, invincible Amazone,

Acquérir des lauriers que la valeur nous donne,

J’ai vu les escadrons de ta voix animés,

Fendre pour t’imiter des bataillons armés.

Ton visage et ton fer font d’égales conquêtes.

HYPSICRATÉE.

Dites mieux à propos, que les troupes sont prêtes,

Que l’ennemi joyeux des forces qui l’ont joint,

Se repose sans crainte et ne vous attend point.

Allons lui témoigner qu’un courage invincible

Aux injures du sort n’est jamais accessible,

Que toutes ses rigueurs ne l’ont pas abattu :

Et qu’un nombre confus vaut moins que la vertu.

MITRIDATE.

Un cœur si généreux me fait rougir de honte.

Allons, et que Pompée ou trébuche, ou surmonte.

Que Mitridate meure, ou qu’il ne meure pas,

Je tiens indifférents la vie ou le trépas.

 

 

Scène II

 

MITHRIDATIE, NISE, BÉRÉNICE

 

MITHRIDATIE.

Allez où la fureur aveuglement vous porte :

Je ne vous verrai plus, mon espérance est morte :

Mais si ma faible main ne vous peut secourir,

Étant de votre sang je saurai bien mourir.

NISE.

Ô par dessus le sexe heureuse Hypsicratée ;

Ayant reçu du Ciel une force indomptée,

Qui te fait mépriser les périls évidents,

Et t’endurcit le cœur contre les accidents !

Ô que même faveur ne me fut-elle offerte !

Du sang des ennemis je vengerais ma perte,

Et je croirais mon sort beaucoup moins rigoureux,

Si la moitié du mal pouvait tomber sur eux.

BÉRÉNICE.

Si vous avez dans l’âme une si juste haine,

L’épouse de Pharnace en doit porter la peine.

Il est né de celui par qui vous respirez,

Mais punissez sa femme, et vous le punirez.

Je sais bien que pour moi son amour est extrême,

Et quoi qu’il soit perfide, assurément il m’aime.

Embrassez ce moyen pour vous venger de lui,

On peut être cruel à l’exemple d’autrui.

Après sa trahison le traitement plus rude

Est encore trop doux à son ingratitude ;

On ne saurait faillir en le désobligeant,

Et le plus inhumain, c’est le plus indulgent.

MITHRIDATIE.

Ha ! ma sœur, que ce mot sensiblement nous touche !

Et que cette requête est mal en votre bouche !

Perdez l’opinion que vous avez de nous,

Ou bien nos ennemis nous traitent mieux que vous.

Hélas votre vertu nous est trop bien connue,

Nous voyons mieux que vous votre âme toute nue.

Plût aux Dieux que Pharnace eut même sentiment,

Mais s’il nous a trahis aimez-nous seulement,

Le mal qui nous afflige en sera moins funeste,

Si parmi nos malheurs votre amitié nous reste.

BÉRÉNICE.

Oui mes sœurs, je vous aime autant que je le hais,

Que si votre soupçon en voulait un essai,

Sondez votre pouvoir, commandez absolues :

Et je suivrai les lois que vous aurez voulues.

NISE.

Ce qu’à vos volontés notre pouvoir enjoint :

C’est en vous conjurant de ne nous quitter point ;

Pharnace est votre époux, comme il est notre frère :

Mais la nuit et le jour n’ont rien de si contraire,

Le Soleil n’a rien vu de si mal assorti ?

Et vous vous feriez tort d’embrasser son parti.

BÉRÉNICE.

Moteur de l’univers, Souveraine puissance,

Qui lis dans mon esprit, et vois mon innocence,

Si mon intention balance seulement,

Fais que ce dernier mot soit mon dernier moment.

Quoi qu’une telle crainte extrêmement me blesse,

Je vous veux, chère Nise, avouer ma faiblesse.

Il est vrai, cet ingrat est indigne du jour,

J’ai pour lui toutefois encore un peu d’amour.

L’hymen joint deux esprits d’une si forte étreinte,

Que l’ardeur qu’il allume est rarement éteinte.

Je ne puis oublier qu’il était mon époux,

Mais que son intérêt m’ôte d’auprès de vous.

Que cette passion que le Ciel a fait naître,

Me fasse consentir aux actions d’un traître.

Plutôt...

MITHRIDATIE.

Jamais ma sœur, nous n’en avons douté,

Nous craignons seulement pour votre sûreté,

Puis que notre parti dans nos maux vous entraîne,

Et que vous encourez l’inimitié Romaine,

Vous fuyez le salut et l’espoir d’un bienfait.

BÉRÉNICE.

J’abhorre le bonheur que je tiens d’un forfait,

Et je ne puis souffrir l’éclat d’une Couronne :

Puisque la perfidie est ce qui me la donne,

Je ne veux posséder des sceptres envahis,

Ni succéder aux miens pour les avoir trahis.

Un trône est à priser si sans crime on y monte,

Et j’aime des grandeurs qu’on peut avoir sans honte.

Cependant implorons l’assistance des Dieux :

Vous leur demanderez, et je prierai des yeux.

Puisque dans les malheurs, où le Ciel m’a réduite,

La prière à ma bouche est même interdite.

Que mes vœux d’un péché seront toujours atteints :

Et je puis seulement en faire d’incertains.

 

 

Scène III

 

POMPÉE, PHARNACE

 

Ils sortent des tentes.

POMPÉE.

Quoi que vous le jugiez d’une extrême importance,

J’ai voulu tout fier à votre confidence.

PHARNACE.

C’est m’obliger par trop à la fidélité,

Et chez moi vos secrets seront en sûreté.

POMPÉE.

Il me faut obéir à notre République,

Par des termes si clairs sa volonté s’explique ;

Que je ne puis ici demeurer un moment.

Vous voyez du Sénat l’exprès commandement.

Il faudra malgré moi que je vous abandonne,

Servez-vous maintenant du pouvoir qu’on vous donne,

Gardez l’autorité que je vous mets en main,

Combattez sans regret, pour l’Empire Romain,

Poursuivez l’ennemi que vous avez en tête :

On vous a destiné le prix de la conquête.

Et quoi que vos devoirs vous attachent à nous,

Sachez qu’en nous servant vous faites tout pour vous.

Notre appui vous mettra par dessus la fortune.

Et toute autre amitié vous doit être importune.

Celle de Mitridate est une trahison,

Et sous un bon visage évitez le poison.

Car je ne doute point qu’il ne vous sollicite,

Et qu’à l’extrémité cette ville réduite,

Il ne tente cent fois à vous faire changer :

Mais ses meilleurs desseins tendent à se venger.

Et si votre raison par sa ruse est déçue,

Il n’oubliera jamais une injure reçue.

PHARNACE.

Son mauvais naturel m’est bien assez connu,

Mais d’un autre motif je serai retenu.

Je veux garder la foi que je vous ai jurée,

Et vous en recevrez une preuve assurée.

Mitridate vaincu, sous le joug fléchira,

Ou ne le pouvant point, Pharnace périra.

POMPÉE.

C’est ainsi que l’on doit conserver sa fortune,

Votre fidélité ne sera pas commune.

Mais aussi vous savez qu’il n’est pas de loyer,

Que la Reine des Rois ne vous puisse octroyer.

Adieu, gouvernez-vous par le conseil d’Émile,

Et mettez tous vos soins pour emporter la ville.

Surtout souvenez-vous en cette affaire ici,

Que Rome fait les Rois, et les défait aussi.

 

 

Scène IV

 

PHARNACE, ÉMILE

 

PHARNACE.

Oui, je me souviendrai que je dois tout à Rome,

Et n’étant plus à vous je ne serai plus homme.

Mon esprit inquiet est en vain combattu,

J’étouffe pour mon bien ce reste de vertu.

Son fâcheux souvenir en vain me sollicite,

Et si je fais un crime un trône le mérite.

Mais dieux de quels remords je me sens agiter !

Quel tardif repentir me vient persécuter !

Je commets un péché qui me rend exécrable.

Et jamais le soleil n’en a vu de semblable,

Mitridate est mon père, et c’est mon ennemi.

ÉMILE.

Et quoi vous n’êtes donc résolu qu’à demi.

PHARNACE.

Je suis bien résolu, mais Émile il me reste

Un remords importun d’un crime manifeste.

Ce bourreau de mon âme erre devant mes yeux,

Me figurant l’horreur des hommes et des Dieux,

J’ai pour plus grand fléau ma seule conscience.

ÉMILE.

Délivrez votre esprit d’une vaine créance,

Tous vos raisonnements ne sont plus de saison :

Il faut considérer le temps et la raison,

Le temps veut que l’on cède au vainqueur qui dispose,

Puisqu’à ses volontés vainement on s’oppose.

Qu’on tâche à conserver un Empire penchant,

La raison qu’on haïsse et poursuive un méchant.

Choquant notre ennemi, vous choquez votre père :

Mais votre propre bien vous oblige à le faire.

PHARNACE.

Je ne m’oppose point à ce que j’ai voulu,

Puisque je l’ai promis c’est un point résolu.

Je ne donne aux Romains qu’une assurance vraie :

Mais Émile, je veux te découvrir ma plaie,

Et ne te cacher plus ce qui me fait mourir :

Peut-être ton conseil me pourra secourir.

Du moins te la disant ma douleur diminue.

Si tu connais amour, ma peine t’est connue.

Quoique mon feu soit beau, vertueux, innocent :

De tous mes ennemis il est le plus puissant.

Au milieu des combats c’est lui qui me tourmente.

J’ai souffert sans me plaindre une ardeur violente :

Et si dans ces accès je ne le disais point,

C’est que le désespoir à mon amour est joint.

Mon corps est parmi vous, mon cœur hors de l’armée,

Sinope dans ses murs tient mon âme enfermée.

Ce que pour moi la terre a d’aimable et de beau,

Est chez mes ennemis, et peut-être au tombeau.

ÉMILE.

Souvent le déplaisir à nos esprits figure

Des objets de douleur qui ne sont qu’en peinture.

Et la crainte imprimée en notre souvenir,

Nous fait appréhender des malheurs à venir :

Quoi qu’ils soient en effet hors de toute apparence,

Si ceux que vous craignez n’ont besoin de silence.

PHARNACE.

Sache que ma douleur ne vient plus que d’amour :

Je vis, et toutefois je ne vois plus le jour.

Privé de mon soleil je suis dans les ténèbres,

Et mon œil n’est ouvert qu’à des objets funèbres.

Émile devant toi je prends les Dieux témoins,

Que cette passion engendre tous mes soins.

J’embrassai sans regret l’alliance Romaine,

Et de leurs ennemis je n’aime que la haine :

Les jugements d’autrui me sont indifférents,

Ce sont bien mes soucis, mais non pas les plus grands.

Je regrette une perte, ou du moins une absence,

Qui sert à mon chagrin d’une juste dispense.

Si parmi les mortels on voit un homme heureux,

Je le fus à l’égal que je fus amoureux.

J’aimai ce que la terre avait de plus aimable,

Et pour moi mon soleil eut un amour semblable.

Nos cœurs de même feu doucement allumés,

Brûlaient innocemment sans être consommés.

Si je souffrais pour elle, elle souffrait de même :

Et réciproquement notre ardeur fut extrême.

Enfin je possédais l’abrégé plus parfait

Des ouvrages plus beaux que la nature ait fait.

Le Ciel me l’envia, la terre en fut jalouse,

Et les plus froids objets adoraient mon épouse :

Qui fut (me conservant une immuable foi)

Pour tout autre de glace, et de flamme pour moi.

Sa vertu surpassait une vertu commune,

Enfin rien ne manquait à ma bonne fortune,

Et jamais un mortel n’eut mieux ses vœux contents,

Si j’eusse eu ce bonheur pour le garder longtemps.

ÉMILE.

Enfin par quel malheur vous fut elle ravie ?

PHARNACE.

Tu vois quel accident me prive de la vie :

Car ma condition pire que le trépas,

Ne se peut nommer vie en ne la voyant pas.

L’amitié des Romains me dérobe sa vue,

Ce sont leurs ennemis qui me l’ont retenue.

Mon peu de jugement la mit en ce danger,

J’offense Mitridate, il se peut bien venger.

Et déjà ce cruel exerce sa malice,

Et pour punir Pharnace, afflige Bérénice.

Quoi qu’il ne la haïsse, il connaît mon amour.

Peut être en ce moment elle a perdu le jour,

Et ce tigre insolent d’une telle défaite

Voit du sang innocent sa haine satisfaite.

Ô dieux !

ÉMILE.

Délivrez-vous d’un si fâcheux souci.

PHARNACE.

J’aurais contre les maux un cœur trop endurci,

Un esprit vainement dans son malheur se flatte ;

Et depuis trop longtemps je connais Mitridate.

Toutefois Bérénice a de quoi le toucher,

Et s’il ne fléchissait il serait un rocher.

Il n’est point de lionne assez pleine de rage,

Pour s’armer de fureur contre ce beau visage :

Ses yeux amolliraient un cœur de diamant.

Cet espoir incertain me reste seulement,

Que si je me repais d’une espérance vaine,

Si déjà l’ennemi fait éclater sa haine,

Si pour m’avoir aimé Bérénice n’est plus,

Et si pour la revoir mes soins sont superflus,

Je comblerai d’horreur ma dernière conquête,

Je rendrai par le fer son ombre satisfaite :

Et le devoir du sang ne me peut empêcher,

De faire à son tombeau ses meurtriers trébucher.

ÉMILE.

Si l’injure du Ciel à ce point vous outrage,

Résistez à ses traits par un mâle courage,

Et vous ressouvenez qu’un homme généreux,

S’il ne succombe au mal, n’est jamais malheureux.

De quelques accidents que le sort le traverse,

Il n’éprouve jamais la fortune diverse.

Il rit sans s’ébranler de ses événements :

Et d’un visage égal voit tous ses changements.

Mais d’où vient ce soldat effrayé de la sorte ?

 

 

Scène V

 

UN SOLDAT, PHARNACE

 

UN SOLDAT.

Sans ce dernier secours notre espérance est morte,

Nos meilleurs escadrons sont à demi rompus.

PHARNACE.

Parle et démêle-toi de ce discours confus,

Respire un seul moment de cette folle crainte.

UN SOLDAT.

Ce n’est pas de frayeur que mon âme est atteinte :

Mais poussé d’un courage et fidèle et prudent,

Je vous viens avertir du péril évident.

Mitridate suivi de sa troupe enfermée,

Est sorti des remparts pour attaquer l’armée :

Comme c’est un éclat qu’on n’avait point prévu

Les premiers bataillons sont pris à l’impourvu,

Cette bouillante ardeur ne peut être arrêtée :

Tout fuit devant le Roi, tout fuit Hypsicratée.

Ils ne sont du butin, mais du sang altérés ;

Et s’ils sont peu de gens, ils sont désespérés.

Enfin tout a fait jour à leurs premières armes,

Et les champs sont couverts du corps de nos gendarmes.

Cette forte Amazone atterre de ses mains,

Et les Bithyniens, et les soldats Romains :

Tous indifféremment font rougir son épée,

Elle appelle au combat et Pharnace et Pompée :

Son époux qui la couvre avecque son écu,

Massacre sans pitié cet escadron vaincu.

Bref tout n’est plus que sang, qu’horreur, que funérailles.

PHARNACE.

Grâce aux Dieux je reçois le fruit de cent batailles,

Celui que tant de fois Rome avait combattu,

Aujourd’hui se soumet à ses pieds abattu.

Allons Émile, allons vaincre sans résistance,

Rompons de l’ennemi la dernière puissance.

Après cette défaite il n’en peut relever,

Et le plus grand honneur consiste à l’achever

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

HYPSICRATÉE, MITRIDATE, MITHRIDATIE, NISE

 

On tire la tapisserie.

HYPSICRATÉE.

Depuis que le destin contre lui se déclare,

Un cœur se doit munir d’une constance rare.

Il est vrai, cher époux, nous avons tout perdu :

Mais pour ces vains regrets nous sera-t-il rendu ?

Notre troupe à nos yeux entièrement défaite,

Dans ce dernier Palais notre seule retraite,

La ville à la merci du soldat insolent,

Pour affliger une âme est un mal violent :

Mais par ce désespoir, dont votre esprit s’accable,

Pouvez-vous réparer un mal irréparable ?

MITRIDATE.

Non, mais juge toi-même en l’état où je suis,

Que respirer le jour c’est tout ce que je puis :

Qu’il n’est point de regret qui ne soit légitime,

Et qu’après tant de maux la constance est un crime.

Commander Souverain à cent peuples divers,

Donner de l’épouvante aux Rois de l’univers,

Voir céder tant de peuple à la gloire d’un homme,

Être l’appui d’Asie, et la terreur de Rome,

Et voir par une lâche et noire trahison,

Borner tant de grandeurs d’une seule maison,

Où même un fils ingrat me défend la retraite,

C’est de quelle façon la fortune me traite.

HYPSICRATÉE.

Tous ceux qu’elle a chéris elle les traite ainsi,

Si vous êtes trahi, mille le sont aussi.

De sa légèreté l’on voit partout des marques,

Elle a fait trébucher les plus heureux Monarques.

La perfide qu’elle est les élève au plus haut,

Pour les précipiter d’un plus horrible saut.

MITRIDATE.

Je ne me plaindrais pas des traits de la fortune,

Que comme d’une perte ou légère ou commune :

Si je me voyais seul, ainsi que je me vois :

Mais si tu dois courir même risque que moi,

Si les maux que je sens il faut que tu les sentes,

Et si je perds aussi ces filles innocentes,

Que mon propre intérêt attache avecque nous.

MITHRIDATIE.

Si nous nous affligeons c’est seulement pour vous,

Glorieux rejetons du sang de Mitridate :

L’injustice du Ciel n’a rien qui nous abatte :

Nous courons même sort que vous devez courir,

Et si vous périssez, nous voulons bien périr.

MITRIDATE.

Quoi qu’à l’extrémité le Ciel me désoblige,

Pour mon propre malheur il n’est rien qui m’afflige :

Pour mourir glorieux j’ai bien assez vécu,

Les Dieux, Rome et les miens ne m’ont jamais vaincu.

J’ai déjà si longtemps travaillé pour ma gloire,

Que je ne craindrais point la dernière victoire.

Mitridate mourant mourra toujours en Roi,

Il n’a peu sur autrui que ce qu’il peut sur soi.

Je n’ai point de regret d’abandonner la vie,

Cette main me l’aurait depuis longtemps ravie,

Si je ne vous laissais en proie aux ennemis,

Qui vengeraient sur vous ce qu’un autre a commis.

À la suite d’un char mon épouse et ma fille,

Le triomphe honoré de toute ma famille,

Ma chère Hypsicratée esclave dans les fers,

Ferait mourir mon âme au milieu des enfers.

HYPSICRATÉE.

Rome qui dans nos murs impunément nous brave,

Ne recevra jamais Hypsicratée esclave :

La gloire de Pompée ira jusqu’à ce point :

Mais pour cette dernière il ne l’obtiendra point.

Votre épouse par tout vous tiendra compagnie,

Et de votre tombeau ne sera point bannie.

Elle sait dès longtemps mépriser le trépas,

Et les plus grands périls ne l’épouvantent pas.

NISE.

Espérez un peu mieux des soins de Bérénice,

Aujourd’hui sa vertu nous rend un bon office,

J’attends de son dessein un très heureux succès.

MITRIDATE.

Dans le cœur d’un brutal l’amour n’a plus d’accès,

La seule ambition dans son âme s’imprime :

Toute autre passion serait illégitime.

Et quand on le verrait rentrer en son devoir,

Il n’a sur les Romains que bien peu de pouvoir,

Toutes les légions dépendent de Pompée.

MITHRIDATIE.

Ici votre créance heureusement trompée :

S’il a peu conserver quelque reste d’amour,

Permet à notre espoir encore un peu de jour.

Pompée impatient d’une gloire nouvelle,

Obéit au vouloir du Sénat qui l’appelle :

Pharnace a désormais tout le pouvoir en main.

MITRIDATE.

On ne m’abuse pas par un mensonge vain,

J’approuve toutefois un louable artifice.

MITHRIDATIE.

Étant sur les remparts avecque Bérénice,

Nous avons vu tomber un javelot lancé,

Que d’un commun accord nous avons ramassé,

Pour lire le secret d’une lettre attachée,

Qui nous a fait douter d’une ruse cachée.

Je ne vous redis point ce que nous avons lu,

Quoi que tout ce qu’on sait, c’est par là qu’on l’a su.

C’est un billet écrit de la main de Pharnace,

Qui par un feint discours déplore sa disgrâce,

Sollicitant sa femme à quitter ce parti :

Mais ce puissant esprit n’en est point diverti.

Ces paroles, au lieu d’ébranler son courage,

Dans son premier dessein la poussent davantage.

Elle a relu ces mots sans changer de couleur,

Et sans me témoigner aucun trait de douleur.

Ce jour, m’a-t-elle dit, ou me sera funeste,

Ou je me servirai du pouvoir qui me reste.

Combien que je l’abhorre il le faut supplier :

Et pour notre salut je dois tout oublier.

Ses yeux, en le disant, n’ont point versé de larmes :

Mais ils ont au besoin repris leurs premiers charmes.

Ils s’arment des attraits qui l’ont fait soupirer,

Et lancent des regards qui se font adorer :

Si Pharnace résiste aux traits qu’elle décoche,

Je dirai que son cœur est formé d’une roche.

MITRIDATE.

Dites qu’il est formé de poussière et de sang,

Et que s’il est né Prince, il est hors de ce rang :

Puisque la sœur rougit de la honte du frère,

Je désavoue un fils indigne d’un tel père.

Mais si son repentir on tente vainement,

Au moins défendons nous jusqu’au dernier moment.

Allons ensanglanter nos dernières murailles,

Signalons notre fin de mille funérailles,

Faisons à notre gloire un superbe tombeau,

Et mourons satisfaits pour un trépas si beau.

 

 

Scène II

 

PHARNACE, ÉMILE

 

Pharnace sort avec Émile et les Citoyens de Sinope.

PHARNACE.

Je ne veux point détruire un bien que je possède,

Ni traiter en vainqueur un peuple qui me cède :

Puis que tous d’un accord ne demandent que moi,

Je fus leur ennemi, je veux être leur Roi.

Je monte par la force au trône héréditaire,

Je vous serai pourtant plus bénin que mon père :

Et si vous persistez dans la fidélité,

Vous aurez le repos qu’il vous avait ôté.

Vous verrez aujourd’hui vos peines terminées,

Par une paix heureuse elles seront bornées :

Et de tant de travaux mon peuple soulagé,

Va respirer des maux qui l’avoient affligé.

Je veux pour votre bien accepter la Couronne,

Mais vous reconnaîtrez Rome qui me la donne.

C’est à la République à vous donner des lois,

Et d’elle désormais vous recevrez des Rois.

C’est la punition qui vous est imposée,

Et vous n’êtes punis que d’une peine aisée.

Vous n’avez rien à craindre avec un tel support,

Vous quittez un parti pour en suivre un plus fort :

Et pour vous délivrer d’une sanglante guerre,

Vous recevez son joug, comme toute la terre.

Vous ne le pouvez craindre après ce traitement.

ÉMILE.

Une telle douceur s’éprouve rarement,

Et quand on a de force une ville emportée :

La fureur des soldats est à peine arrêtée :

Mais nous avons vaincu seulement à demi ;

La ville est bien à nous, mais non pas l’ennemi.

Nous n’avons pas encor la victoire assez grande,

C’est Mitridate seul, que Rome nous demande.

PHARNACE.

Des malheurs du combat la fuite l’a sauvé,

Mais il s’est contre nous vainement conservé.

Ce Palais qui lui sert de dernière retraite,

Ne saurait plus d’un jour retarder sa défaite.

Ce mur s’oppose en vain à nos braves efforts.

Qu’on comble ces fossés, ou de terre, ou de corps,

Que l’on hasarde tout, qu’on vainque ou que l’on meure,

Et qu’un assaut donné l’emporte dans une heure.

C’est de vous seulement que j’espère ce bien,

Et si j’en suis privé, je ne possède rien.

On jette une flèche des remparts, avec une lettre attachée.

Mais d’où vient à mes pieds cette flèche lancée ?

Ô Dieux ! si Bérénice avait su ma pensée ?

Il n’en faut plus douter, ce billet attaché,

Éclaircit mon esprit d’un mystère caché.

Ah ! qu’un si grand bonheur me va combler de joie,

Bérénice elle-même est celle qui l’envoie :

Je reconnais sa main, ces mots qu’elle a tracés,

Et cet aimable nom me l’apprennent assez.

                        LETTRE DE BÉRÉNICE À PHARNACE.

Si je dois espérer que dans votre pensée

De votre chère épouse il reste un souvenir :

Par les feux innocents de notre amour passée,

Accordez moi le bien de vous entretenir.

BÉRÉNICE.

Toujours ma volonté dépendra de la tienne,

Aussi bien mon amour veut que je t’entretienne.

Tu demandes un bien que j’attendais de toi,

Et me fais la faveur que tu prétends de moi.

Mais ou mon œil me trompe, ou je la vois paraître,

Telle que dans les Cieux on voit le soleil naître.

D’un éclat si soudain mes yeux sont éblouis,

Et tous mes déplaisirs sont presque évanouis.

Dispose-toi mon âme à souffrir un reproche.

Ce pendant gardez bien que personne n’approche,

Si l’on veut m’obliger, qu’on se tienne un peu loin,

Un secret important ne veut pas de témoin.

Émile et ceux qui sont avec lui rentrent et laissent Pharnace seul.

 

 

Scène III

 

PHARNACE, BÉRÉNICE

 

PHARNACE.

À peine jusqu’à toi puis-je étendre ma vue,

Si j’avais moins d’amour, je t’aurais méconnue.

BÉRÉNICE.

Cette méconnaissance est un visible effet

Du honteux changement que tes crimes ont fait.

Pour moi ne voyant plus cette vertu que j’aime,

Je doute si Pharnace est encore le même.

Il a son premier port, son visage, ses yeux :

Mais il n’a point ce cœur que j’ai chéri le mieux.

Il était vertueux, maintenant il est traître.

C’est lui doncques, c’est lui que l’on doit méconnaître.

PHARNACE.

Quoi mon âme, c’est toi qui me traites ainsi,

Délivre mon esprit d’un si fâcheux souci.

De grâce, mon épouse, éclaircis cette feinte.

BÉRÉNICE.

Je ne reçois ce nom qu’avec de la contrainte.

Ce titre est trop honteux à la fille d’un Roi,

Et le serf des Romains est indigne de moi.

Celui qui peut trahir l’auteur de sa naissance,

Qui s’arme contre lui d’une lâche alliance,

Qui tient des ennemis des sceptres empruntés,

Et qui réduit les siens dans ces extrémités,

Ne peut être avoué l’époux de Bérénice,

Elle aimait son mari, mais elle hait le vice.

PHARNACE.

En quoi t’ai-je offensé, et quel crime commis

T’oblige à me traiter comme les ennemis ?

Il est vrai, je le suis, mais c’est de Mitridate,

Tu le dois être aussi, si tu n’es point ingrate.

Si de sa passion ton esprit n’est guéri,

Tu suivras à clos yeux l’intérêt d’un mari.

Notre condition sera toujours commune,

Tu dois aveuglement embrasser ma fortune :

Aimer tous mes amis, haïr ceux que je hais,

Et pour ne point faillir, faire ce que je fais.

BÉRÉNICE.

Je sais ce que je dois à la foi conjugale,

Mais sache que mon âme est une âme Royale :

Qui ne peut sans contrainte approuver un forfait,

Ni louer un péché, quoi qu’un mari l’ait fait.

Conduis tes bataillons aux murs de cette ville,

Qui sert contre les tiens à toi même d’asile.

Va porter la terreur aux lieux plus retirés,

Que le flambeau du jour ait encor éclairés.

Rend des Cieux seulement tes conquêtes bornées,

Arme-toi, si tu veux, contre les destinées :

Et si tu ne me vois compagne de tes pas,

Publie hardiment que je ne t’aime pas.

Mais servir les Romains contre ton propre père,

Usurper par sa mort un trône héréditaire,

Tenir le jour de lui, le lui vouloir ôter,

Juges-tu qu’en cela je te doive imiter ?

Sache que je croirais une honte de vivre,

Ayant eu seulement le penser de te suivre.

PHARNACE.

Je commets un péché que je ne peux nier,

Mais tout ce que j’ai fait se peut justifier.

Je blesse mon honneur d’une mortelle offense :

Mais les raisons d’État me servent de dispense.

Mes parents délaissés, Mitridate trahi,

Ses soldats subornés, son pays envahi,

Des ennemis mortels l’alliance embrassée,

Ses remparts assaillis, et sa ville forcée,

Me font paraître ingrat, traître, dénaturé :

Mais j’ai, par ce moyen, mon repos assuré.

Si je tiens son parti, je perds une Couronne,

Et cette trahison est ce qui me la donne.

Vivre en homme privé, c’est n’avoir point de cœur,

Et le temps nous apprend de céder au vainqueur.

J’ai pour tous ces malheurs un déplaisir extrême :

Mais si je ne le perds, je me perdrai moi-même.

Mon salut seulement contre lui m’a poussé,

Et je pèche biens moins, quand je pèche forcé.

BÉRÉNICE.

Tu te couvres en vain d’une honteuse feinte,

Tu ne peux t’excuser sur aucune contrainte,

Ayant suivi par tout ton propre mouvement,

Et ton ambition t’a perdu seulement.

PHARNACE.

Oui, de tous ces malheurs elle est la seule cause,

Mais c’est par une loi que l’honneur nous impose :

Elle n’a peu souffrir de me voir abaissé,

Regretter le débris d’un trône renversé,

Voir mes jours et les tiens dans un honteux servage,

Et recevoir des fers, au lieu de rendre hommage.

Quand tu m’as cru sans cœur, ton esprit s’est déçu,

Et je n’en avais point pour en avoir trop eu.

J’aime mieux être Roi me soumettant à Rome,

Qu’être sans liberté pour soutenir un homme.

Mais mon âme, quittons ce discours importun,

Cherchons quelque remède à notre mal commun,

Qui de tous mes plaisirs ne permet que la vue,

Et si dans ce Palais tu n’es point retenue,

Permets que tes beaux yeux m’éclairent de plus près,

Laisse-là Mitridate et tous ses intérêts.

Jette-toi dans les bras d’un mari qui t’adore,

Accorde le remède au feu qui le dévore.

Et puis qu’il ne peut vivre étant privé de toi,

Donne lui maintenant des preuves de ta foi.

Ne crois point dans ce lieu ta sûreté certaine,

Mitridate sur toi déchargera sa haine,

Quoi qu’il ait jusqu’ici différé ton trépas,

Ce cruel à la fin ne t’épargnera pas.

BÉRÉNICE.

Ton père généreux ne m’a jamais traitée,

Que comme ses enfants, ou comme Hypsicratée,

Je n’ai point dépendu des volontés d’autrui,

Je puis t’accompagner, ou vivre auprès de lui.

Et cette liberté qu’il m’a toujours donnée,

A fait joindre mon sort avec sa destinée.

Le nœud qui nous étreint ne se peut séparer,

Et pour nous et pour lui je te viens conjurer,

Par cette sainte amour que tu m’avais promise,

De détourner l’effet d’une lâche entreprise,

Employer ta valeur contre des étrangers.

Après ce repentir tes crimes sont légers,

Mitridate indulgent en perdra la mémoire,

Tu te couronneras d’une dernière gloire,

Et par tout cet honneur suivra toujours tes pas,

Qu’après avoir vaincu tu n’en abuses pas.

PHARNACE.

Ô Dieux ! se peut-il bien que ma fidèle épouse

De ma prospérité soit maintenant jalouse ?

Me conseille ma perte, au lieu de l’empêcher,

Et s’oppose à mon bien, qu’elle dut rechercher.

BÉRÉNICE.

Je ne m’oppose pas au bonheur de Pharnace,

Mais je veux détourner le mal qui le menace.

Je le veux garantir de la foudre des Dieux,

Leur extrême bonté m’a dessillé les yeux,

Elle m’a fait prévoir ta prochaine ruine,

J’appréhende pour toi la vengeance divine :

Cette peur, plus que tout, me fait venir ici,

Pharnace, que le Ciel te favorise ainsi :

Que dans tous tes projets la fortune prospère

Te fasse surpasser la gloire de ton père,

Que tu sois souverain sur tous les autres Rois.

Écoute mon discours pour la dernière fois.

Par cette passion, que mes yeux firent naître,

Par la fidélité, que je t’ai fait paraître,

Par ces feux innocents dans nos âmes conçus,

Par ces sacrés serments et donnés et reçus,

Par les chastes flambeaux de l’amour conjugale,

Et par mille témoins d’une amitié loyale,

Ne me refuse point la grâce que je veux,

Ton honneur seulement fait naître tous mes vœux,

Et que jamais le Ciel ne me soit favorable,

Si toi seul, plus que tous, ne m’es considérable.

Que si mes premiers droits me sont encor permis,

Si tu ne me tiens pas au rang des ennemis,

Si je te puis nommer mon époux et mon âme,

Et si ton cœur retient quelque reste de flamme,

Si du bonheur passé le souvenir t’est doux,

Élève un peu tes yeux, vois ta femme à genoux.

Considère les pleurs, qui coulent sur sa face,

Et pour quels ennemis elle attend une grâce :

Je parle pour tes sœurs, pour ton père et pour moi,

Et bien plus que pour nous, je demande pour toi.

PHARNACE.

Ah ! que j’embrasserais l’occasion offerte,

Si dans ta volonté je ne voyais ma perte.

Le serment que j’ai fait, ne se peut rappeler,

Et si tu m’aimes bien tu n’en dois plus parler.

BÉRÉNICE.

Quel scrupule bons Dieux ! tu crains d’être parjure,

Et non pas d’offenser le Ciel et la nature.

Des serments violés sont des crimes trop grands,

Et tu ne rougis point de trahir tes parents,

De porter le trépas dans le sein de ton père,

Oui, Pharnace, il le faut, ton crime est nécessaire,

Ayant donné la foi qui t’engage aux Romains,

Ce père infortuné doit périr par tes mains.

PHARNACE.

Si je fausse ma foi, ma perte est sans remède,

Et ce n’est pas des Dieux que ma crainte procède,

Ce scrupule honteux est indigne d’un Roi :

Mais si je veux trahir de plus puissants que moi,

Qui me détournera la mort et l’infamie,

Et que pourrai-je faire ayant Rome ennemie ?

BÉRÉNICE.

Et qu’a fait Mitridate ?

PHARNACE.

Il s’est enfin perdu.

BÉRÉNICE.

Oui, parce que son fils lui-même l’a vendu.

PHARNACE.

Mais invente un moyen pour éviter l’orage.

BÉRÉNICE.

Tu n’en dois rechercher qu’en ton propre courage :

Tout autre expédient est blâmable et honteux.

PHARNACE.

Celui-là, plus que tous, téméraire et douteux.

Il n’est invention qui ne soit inutile,

Et je rechercherais vainement un asile,

Puis que tout l’univers ne me peut garantir :

Si de cette promesse on me voit repentir.

Ne me presse donc plus d’une chose impossible,

Ma résolution se maintient invincible :

Et je jure le Ciel qui me vit engager,

Qu’il n’est rien d’assez fort pour me faire changer.

BÉRÉNICE.

Et j’atteste des Dieux la puissance absolue,

Que tu me connaîtras de même résolue,

Désormais mon destin se sépare du tien.

Adieu je ne puis plus souffrir ton entretien,

Crois, si tu me revois que tu me verras morte.

Bérénice s’en va.

PHARNACE.

Tu ne peux alléguer une raison si forte :

Mais elle disparaît ainsi qu’un prompt éclair,

Bérénice mon âme, ô Dieux ! je parle à l’air.

Ce Palais orgueilleux la dérobe à ma vue,

Mais crois que vainement tu me l’as retenue.

Dussé-je de mes mains saper tes fondements,

Me servir contre toi de tous les éléments,

Tu me rendras un bien que le Ciel te destine,

Pour instrument fatal de ta proche ruine.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MITHRIDATIE, NISE, MITRIDATE, HYPSICRATÉE, BÉRÉNICE

 

MITHRIDATIE.

Nous vous en conjurons par ces sacrés genoux,

Par la clarté du jour que nous tenons de vous,

Ne courez pas sitôt à ce dernier remède.

NISE.

De vous seul maintenant nous espérons de l’aide.

La honte ne peut rien sur la nécessité,

Et l’on doit tout tenter en telle extrémité.

MITRIDATE.

Quoi votre lâcheté sera donc satisfaite,

Pourvu qu’à cet ingrat son père se soumette,

Implorant la merci d’un fils dénaturé.

Non, quand bien ce moyen me serait assuré,

Quand ma soumission me rendrait la Couronne,

C’est acheter trop cher le bien qu’elle me donne.

HYPSICRATÉE.

Si vous me réservez un reste d’amitié,

D’un époux que j’adore ayez quelque pitié.

Conservez-le pour moi, puis que sa propre haine,

Veut obliger mourant l’inimitié Romaine :

Et qu’avant le malheur qui lui peut avenir,

Par sa main meurtrière il le veut prévenir.

Les Dieux savent assez le soin que j’ai de vivre,

Et si j’ai de désir, que celui de vous suivre.

Mais si vous négligez le moyen de guérir,

Je mourrai mille fois en vous voyant mourir.

Et de grâce, essayez de fléchir son courage,

Il ne pourra souffrir l’éclat de ce visage,

Et se ressouvenant qu’il ne vit que par vous,

Vous le verrez sans doute embrasser vos genoux.

MITRIDATE.

Perdez chère moitié, ce reste d’espérance,

L’amour et le devoir ont beaucoup de puissance :

Mais à ce que l’amour tente inutilement,

Le devoir négligé travaille vainement.

Puis qu’il a rejeté les vœux de Bérénice,

Les hommes, ni les Dieux n’ont rien qui le fléchisse.

Tout est indifférent à ce monstre affamé,

Le bonheur seulement d’un trône l’a charmé,

Et le désir brutal d’une grandeur légère,

Lui fait trahir ses sœurs, son épouse, et son père.

BÉRÉNICE.

Pour le salut commun j’ai fait ce que j’ai peu,

Je n’en veux pour témoin que le Ciel qui l’a vu :

Que sa justice éclate, et me fasse un reproche,

Si j’ai rien épargné pour fléchir cette roche.

Mais si dans mon dessein j’ai si mal réussi,

Peut-être du depuis ce tigre est adouci,

Peut-être qu’un remords de son crime le touche,

Et qu’il a dépouillé ce sentiment farouche.

Pour moi j’ai fait aux Dieux un solennel serment,

Qu’il ne me reverrait que morte seulement.

Je ne tâcherai plus d’émouvoir ce barbare,

Et suivrai le destin que le Ciel nous prépare.

HYPSICRATÉE.

J’attends de mon époux ce seul bien désormais,

Et s’il me le refuse, il ne m’aima jamais.

Oui je vous veux prier par les preuves données,

De ma fidélité, dès mes tendres années,

D’abaisser ce grand cœur pour une seule fois :

Savoir céder au temps, c’est la vertu des Rois.

Vous n’entreprenez rien qui tache votre gloire,

Et vous gagnez sur vous une grande victoire.

Est-ce commettre un acte indigne de son rang,

Que dans l’extrémité prier son propre sang ?

MITRIDATE.

Oui je veux accorder tout ce que tu demandes,

Et je me porterais à des preuves plus grandes.

Tu dois, ma chère épouse, espérer tout de moi,

Puisque je meurs ingrat, si je ne meurs pour toi.

Allons rendre un combat qui m’est plus difficile,

Que de rompre les murs de la plus forte ville.

Le Ciel m’a vu rougir seulement aujourd’hui :

Je lui donnai la vie, et je l’attends de lui.

 

 

Scène II

 

ÉMILE, PHARNACE

 

ÉMILE.

Je voudrais modérer cette ardeur aveuglée :

Oui, votre passion me semble déréglée.

Elle vous fait faillir et contre vos amis,

Et contre ce devoir que vous avez promis.

Souvenez-vous Pharnace, et que vous êtes homme,

Et que votre pouvoir est allié de Rome :

Pour être digne ami d’une telle cité,

Reprenez ce grand cœur que vous avez quitté.

Je sais bien que le trait dont votre âme est blessée,

Innocent comme il est, plaît à votre pensée.

Et je n’ignore pas qu’on ne saurait blâmer

Les légitimes feux qu’hymen fait allumer.

Mais...

PHARNACE.

Émile du moins permets que je soupire,

Pour aimer mon épouse ai-je trahi l’Empire ?

Et si je plains mon cœur que je ne puis revoir,

Me juges-tu sorti des termes du devoir ?

Mais du haut du Palais j’ouï le bruit des trompettes,

Et vois les légions à l’assaut toutes prêtes.

Dieux ! je vois Mitridate au haut de ces remparts.

Que dois-je faire Émile ?

ÉMILE.

Y lancer tous nos dards,

Perdre cet ennemi dont la vie est fatale.

PHARNACE.

J’abhorre le conseil d’une âme si brutale.

Doit-on traiter ainsi la personne des Rois ?

Non, je lui veux parler pour la dernière fois.

Dans cette extrémité c’est tout ce qu’il demande,

Aussi ne puis-je faire une grâce plus grande.

Approchez, je veux bien que vous soyez témoin,

Que je possède un cœur qui résiste au besoin.

Que rien n’ébranlera la foi que j’ai promise,

Et que je sais par tout conserver ma franchise.

Mais que mon cœur pressé de divers mouvements,

Garde, avec regret, ses premiers sentiments.

N’importe, témoignons une constance extrême,

Et que l’ami de Rome a su vaincre soi-même.

 

 

Scène III

 

MITRIDATE, PHARNACE

 

MITRIDATE.

Tu me vois incertain à qui je dois parler,

Si le pouvoir passé se pouvait rappeler :

Et si j’avais encor la fortune prospère,

Je te commanderais, je parlerais en père.

Comme tel j’userais d’un pouvoir absolu,

Et l’on observerait ce que j’aurais voulu.

Mais puis qu’il faut subir ce que le Ciel ordonne,

Et que je perds mes droits en perdant ma Couronne :

Je me dois prosterner devant mon propre fils,

Et faire plus à lui que jamais je ne fis.

Ah ! Pharnace, à quel point tu t’es rendu coupable,

As-tu connu de crime à ton crime semblable ?

Je ne demande point que tu rendes mes biens,

Possède-les, Pharnace, ils devaient être tiens.

Mais tu les recevrais avec moins d’infamie,

Les recevant de moi que de mon ennemie.

Pourquoi veux-tu gagner par ce honteux secours,

Ce qu’on te différait seulement quelques jours ?

Est-ce pour te venger d’une injure reçue ?

As-tu pour quelque offense une haine conçue ?

Parle, découvre moi le mal que je t’ai fait :

Si j’en suis éclairci, je serai satisfait.

PHARNACE.

Je ne vous redis point la cause de ma haine,

J’ai suivi par raison l’alliance Romaine :

Ma femme qui l’a su vous a dit le sujet.

Je n’ai point votre mal, mais mon bien pour objet.

MITRIDATE.

Crois que tu te repais d’une vaine espérance,

Et tu te crois heureux contre toute apparence :

Rome pour son profit aime la trahison,

Mais elle hait le traître avec trop de raison.

Quoique pour la servir ta haine dégénère,

Sache qu’elle craindra même sort que ton père.

Et tu seras payé du salaire attendu,

Lorsqu’elle te perdra, comme tu m’as perdu.

Si son ambition n’était si fort connue,

Qu’on ne peut l’ignorer au point qu’elle est venue :

Je croirais qu’un appât aurait peu t’abuser,

Et qu’ainsi ton péché se pourrait excuser.

Mais si bien informé du pouvoir tyrannique,

Que l’on voit usurper à cette République,

Es-tu si jeune encor de te laisser piper,

Dessous de faux éclats qui te doivent tromper ?

Peux-tu voir sans frayeur ces âmes déloyales,

S’enrichir tous les jours de dépouilles Royales ?

Fouler sensiblement tous ceux qu’ils ont soumis,

Et tenir tous les Rois pour mortels ennemis,

Leur ravir la franchise avec le Diadème,

Sans te représenter qu’ils te feront de même.

Ah ! Pharnace revient dans ton premier devoir,

Puisque ta liberté dépend de ton vouloir,

Que tu peux secouer le joug qui te menace,

Et reprendre des tiens la glorieuse trace.

Il est encore temps, je veux tout oublier.

Que si de mes haineux tu te dois allier,

Si l’Asie à tes vœux ne paraît assez ample,

Fais que tout l’univers me traite à ton exemple.

Arme les plus puissants et les plus inhumains,

Pourvu que tu ne sois esclave des Romains,

Ce nom est odieux au sang de Mitridate,

Et de quelque bonheur que ton espoir se flatte,

Quelques remords secrets te font avec raison,

Haïr les ennemis de toute ta maison.

Oui, quoi qu’idolâtrant la puissance latine,

Un instinct naturel te pousse à sa ruine.

Tu voudrais t’agrandir par un double malheur,

Puis que notre génie est ennemi du leur.

PHARNACE.

Ayant avec le lait l’inimitié conçu,

Je conservai longtemps l’impression reçue,

J’eus de l’aversion pour l’Empire Romain,

N’épargnant contre lui ni mon sang ni ma main,

Mais pendant les fureurs d’une sanglante guerre,

Qui presque d’habitants a dépeuplé la terre.

Parmi tous nos combats se peut-on figurer,

Un malheur que l’on doive au nôtre comparer ?

Tant de sang répandu, tant de troupes rompues,

Mille piteux débris de batailles perdues,

L’image de la mort cent fois devant nos yeux,

Le plus souvent vaincus, par fois victorieux,

Et dans l’extrémité nos personnes réduites,

À chercher leur salut dans de honteuses fuites,

M’ont fait juger en fin qu’il n’était pas permis,

D’avoir sans ce malheur les Romains ennemis,

La force a fait contr’eux des efforts inutiles,

Et ma soumission m’a bâti des asiles.

Si vous voulez tenter un semblable moyen,

Mon exemple suivi, ne désespérés rien,

Cette Reine du monde à vaincre accoutumée,

Se vainc par la douceur mieux que par une armée,

Implorez la merci de ce peuple clément,

Et vous n’en recevrez qu’un pareil traitement,

Si je puis envers lui vous rendre un bon office,

Espérez de mes soins un fidèle service,

J’emploierai mon crédit.

MITRIDATE.

Il serait superflu.

Si tu connais ton père il est trop résolu,

Le plus affreux tombeau me plaira d’avantage,

Que de rendre aux Romains un si honteux hommage,

Implorer la clémence et recevoir des lois,

De ceux que ma valeur a vaincu tant de fois,

Outre que ce moyen me serait inutile,

J’ai versé trop souvent le sang de cette ville,

Et celles de l’Asie en ont assez reçu,

Pour étouffer l’espoir que j’en aurais conçu.

Cent mille citoyens, de qui la destinée

Se finit dans le cours d’une seule journée,

Flacce, Cotta, Fimbrie, et Triaire, vaincus,

Cent trophées dressés de leurs pesants écus,

Et mille autres témoins d’une sanglante haine,

Ne me peuvent laisser qu’une espérance vaine.

PHARNACE.

Tigrane ce pendant qui les avait trahis,

À par ce seul moyen recouvert son pays :

Rome considérant son rang et sa personne,

Sur sa tête abaissée a remis la couronne,

Et ce que son armée a tenté vainement,

Un simple repentir l’a fait en un moment.

MITRIDATE.

Tu peux encore mieux confirmer ta pensée,

En m’alléguant Siphax, ou Jugurte, ou Persée,

Qui dans le capitole honteusement traînés,

Aux plus sombres cachots se virent confinés :

Où leurs Royales mains de fers furent chargées,

Et par la seule mort de leurs poids soulagées.

Ceux-là n’eurent-ils point la qualité de Roi,

Ou s’ils avaient paru plus ennemis que moi ?

Ah ! Pharnace tu sais à quoi Rome destine

Ceux qui se sont armés pour sa seule ruine.

La prison et la mort sont les moindres des maux,

Qu’un superbe Sénat impose à mes égaux.

Tu le sais et poussé d’une impudence extrême,

Tu me peux sans rougir le conseiller toi-même.

Il reste seulement que de ta propre main,

Tu m’attaches au char de l’Empereur Romain,

Et joyeux de ma honte et de ton infamie,

Triomphes de ton père avec son ennemie,

Charges de fers pesants mon épouse et tes sœurs,

Et t’estimes heureux parmi tant de douceurs.

C’est la gloire d’un fils, c’est ce que la naissance

Me faisait espérer de ta reconnaissance,

En t’acquittant ainsi tu t’acquittes assez,

Tous les bienfaits reçus sont trop récompensés

Les soins que j’eus de toi dès tes jeunes années,

Rendent par ton appui les miennes fortunées.

Ah ! mon fils si ce nom m’est encore permis,

En quoi t’ai-je déplu, quel crime ai-je commis,

Qui te puisse obliger à m’être si contraire ?

Ne t’ai-je pas rendu tous les devoirs d’un père,

Et de tous les enfants que le Ciel m’a donné,

Ne t’ai-je pas toi seul au trône destiné ?

Pour te le garantir des puissances Romaines,

N’ai-je pas épuisé tout le sang de mes veines.

N’ai-je pas mieux aimé les malheurs arrivés,

Que de voir mes enfants vivre en hommes privés ?

À mes propres dépens j’ai recherché ta gloire,

Et tu la veux souiller d’une tache si noire.

Que si tu ne démords d’une telle fureur,

Les siècles à venir en frémiront d’horreur.

Ne viole donc plus les lois de la nature,

Regarde pour le moins celui qui te conjure,

Et si tu te souviens de sa condition,

Le sang sera plus fort que ton ambition.

PHARNACE.

Je conjure les Dieux de me traiter de même,

Si pour votre malheur mon regret n’est extrême.

Je n’ai rien oublié de ce que je vous dois,

Mais je vous redirai pour la dernière fois,

Que ce que vous voulez n’étant en ma puissance,

Je me crois dispensé de mon obéissance.

Je ne suis plus à moi, je dépends des Romains,

Leur pouvoir me retient et m’attache les mains.

Non, la force du sang n’est pas encore éteinte,

Et pêchant envers vous je pêche par contrainte.

Je vous aime, mais j’ai de l’amitié pour moi,

Et ne veux point périr en violant ma foi.

Ma résolution sera toujours entière,

Ce que je puis pour vous c’est d’user de prière.

MITRIDATE.

Non tigre, non cruel, je n’en espère rien,

Et si je t’ai prié ce n’est pas pour mon bien.

Cette soumission fait honte à ma mémoire,

J’ai prié pour tes sœurs voila toute ta gloire.

C’est un dernier effort qu’elles ont obtenu,

Et ton père pour soi se serait retenu,

Après avoir produit un monstre épouvantable,

La lumière du jour lui serait effroyable.

C’est le seul déshonneur dont ses jours sont tachés,

Tes crimes seulement lui seront reprochés.

J’ai vécu glorieux, je mourrai dans ma gloire,

Et tu n’obtiendras pas une entière victoire.

Ne m’ayant point privé du secours de ma main,

Tu ne me verras pas au triomphe Romain.

Mais puis que de mes jours la course se termine,

J’appellerai mourant la vengeance divine.

J’invoquerai les Dieux en ma juste douleur,

Qui t’envelopperont dans mon dernier malheur.

Ils combleront d’horreur ta vie abominable,

Ils te rendront aux tiens, à toi-même exécrable.

Tu ne verras par tout que des sujets d’effroi,

Tu te voudras cacher et du Ciel et de moi,

De qui l’ombre à tes pas d’une suite éternelle

Affligera partout ton âme criminelle.

Au lieu de ce repos que tu t’étais promis,

Tu seras le plus grand de tous tes ennemis.

Écoute ce pendant un esprit prophétique,

Tu seras ruiné par cette République,

Et ces mêmes Romains, à qui tu fais la cour,

Te mettront à néant par la guerre d’un jour.

Un plus puissant guerrier que Luculle et Pompée,

Te vaincra sans effort presque d’un coup d’épée.

Et prenant l’intérêt des Romains et de moi,

Sa main me vengera de Pompée et de toi.

PHARNACE.

Les Dieux comme ils voudront feront mes destinées.

Mitridate rentre.

 

 

Scène IV

 

MITHRIDATIE, NISE, PHARNACE, HYPSICRATÉE

 

MITHRIDATIE.

Hé ! mon frère voyez vos sœurs infortunées,

Si toute l’amitié n’est éteinte chez vous,

Amollissez ce cœur, ayez pitié de nous,

Je demande à genoux le salut de mon père.

NISE.

Nous vous en conjurons par ce doux nom de frère,

Par ce devoir du sang qu’on ne peut oublier,

Et par cette amitié qui nous voulait lier.

PHARNACE.

Je vous l’accorderais étant en ma puissance,

Mais de tous ces devoirs la force me dispense.

Je vous l’ai déjà dit, ne m’importunez plus,

Puis que c’est perdre en l’air des discours superflus.

HYPSICRATÉE.

On ne peut donc fléchir cet esprit indocile,

Ah perfide, les tiens te servent d’un asile.

Tu braves insolent, entre mille étendards.

Que s’il m’était permis de quitter ces remparts,

Si nous pouvions nous deux démêler la querelle,

Et finir par nos mains une haine mortelle :

Tu ne te croirais pas en telle sûreté.

Mais non, reçois des Dieux le loyer mérité.

Cette main rougirait d’avoir taché sa gloire,

Par une si honteuse, et facile victoire,

On te verrait périr trop honorablement,

Et tu dois trébucher du foudre seulement.

De quelque vanité que ton esprit se flatte,

Je ne te crus jamais du sang de Mitridate.

Ces prodiges d’horreur, et cette trahison,

Ne sauraient procéder d’une telle maison.

Si ta brutalité prit naissance d’un homme,

Tu naquis seulement d’un esclave de Rome :

Mais ôtons-nous d’ici, plus généreuses sœurs,

Allons dans le trépas goûter plus de douceurs,

Que dans cet entretien qui mérite un reproche.

Aussi nous ne saurions émouvoir cette roche,

Les pleurs que vous versez lui sont indifférents.

MITHRIDATIE.

Adieu monstre altéré du sang de tes parents.

NISE.

Puisque tous ces objets n’ont peu toucher ton âme,

Tu ne reverras plus, ni tes sœurs, ni ta femme.

 

 

Scène V

 

ÉMILE, PHARNACE

 

ÉMILE.

Que vous êtes sorti d’un combat dangereux,

Rome ne vit jamais rien de si généreux :

Je lui rapporterai cet’ illustre victoire,

Elle en conservera longuement la mémoire :

Et la reconnaîtra par de si grands bienfaits,

Que vous serez heureux par dessus vos souhaits.

PHARNACE.

Ah ! c’est trop acheter le bien que j’en espère,

Toutefois je veux bien achever de lui plaire.

Allons soyez témoin comment j’ai combattu.

ÉMILE.

J’irai dans le Sénat louer votre vertu.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

MITRIDATE, HYPSICRATÉE, MITHRIDATIE, NISE

 

Ils paraissent dans la chambre avec une coupe sur la table.

MITRIDATE.

Ceux qui font un bien véritable,

D’un bonheur instable et mouvant,

Charmés d’un appas décevant,

Ne sont fondés que sur le sable.

Par une aveugle passion,

Ils bornent leur ambition,

Des plaisirs qu’un Sceptre nous donne.

Mais si tous avaient comme moi,

Senti le poids d’une couronne,

Un berger craindrait d’être Roi.

 

Gloire, grandeurs, Sceptres, victoire,

Vous fûtes mes honneurs passés,

Et de ces titres effacés,

Je n’ai gardé que la mémoire,

Tout mon bonheur s’évanouit,

Mais le perfide qui jouit

Du bien que son crime lui donne :

Un jour avouera comme moi,

Que s’il connaissait la couronne,

Un berger craindrait d’être Roi.

 

Il n’est point de haine et de rage,

Dont le sort ne m’ait poursuivi :

Mais il ne m’a pas tout ravi,

Puis qu’il me laisse le courage.

Doncques ne délibérons plus,

Tous ces regrets sont superflus,

Faisons ce que le Ciel ordonne,

Et nos neveux diront de moi,

Que si je perds une couronne,

Je conserve le cœur d’un Roi.

 

Ah ! c’est trop consulter sur un point nécessaire,

Mourons, puis que la mort est un port salutaire.

Rome qui craint encor un si grand ennemi,

Tandis que je vivrai, ne vivra qu’à demi.

Délivrons-la de crainte et soulageons Pharnace,

Je dois faire à mon fils cette dernière grâce,

Et laisser par ma mort un Sceptre entre ses mains,

Qu’il recevra de moi plutôt que des Romains.

Ce que Sylla n’a peu, Luculle, ni Pompée,

Je l’ai dans le pommeau de ma fatale épée.

Il prend le poison du pommeau de son épée, et le détrempe dans une coupe.

Ce poison que je garde avec beaucoup de soin,

Comme j’avais prévu, me sert à ce besoin.

Donnez-moi cette coupe, et faites que je voie

Des signes sur ces fronts d’une parfaite joie,

Ne me travaillez point de nouvelles douleurs,

C’est envier mon bien que d’en verser des pleurs.

C’est rendre à votre père un très mauvais office.

Si son mal vous déplaît, permettez qu’il finisse.

Approuvez le secours qu’il reçoit de sa main,

Et préférez sa mort au triomphe Romain.

NISE.

Les pleurs qui malgré nous coulent sur nos visages,

Ne sont pas des effets de nos faibles courages.

Vos filles comme vous ont des cœurs généreux,

Mais un peu de douleur sied bien aux malheureux.

La mort qui nous déplût a maintenant des charmes :

Mais regarder la vôtre et retenir ses larmes,

Serait se dépouiller de toute humanité.

MITHRIDATIE.

Toutefois ce regret tient de la lâcheté,

Ne nous opposons plus au vouloir de mon père,

La mort est plus sensible, alors qu’on la diffère.

Puis que rien maintenant ne nous peut secourir,

J’approuve comme vous le dessein de mourir.

Dans un autre climat je vous suivrai contente,

J’aurais vécu captive, et je meurs triomphante,

Nous changerons de vie et de condition.

MITRIDATE.

Ce courage me plaît, et cette affection.

Ô d’un bon naturel exemple mémorable !

Mais puisque je vous perds serai-je pardonnable,

Sans vous intéresser contre mes ennemis,

Avec de puissants Rois qui vous étaient promis,

Vous pouviez doucement voir couler vos années,

Et celui qui les fît coupe vos destinées,

Ah ! le plus grand regret qui me suit au tombeau.

HYPSICRATÉE.

Ne dois-je point rougir d’un exemple si beau !

Et pourrai-je prouver à mon cher Mitridate,

Qu’après tant d’amitié je ne suis pas ingrate.

S’il ne peut profiter du service d’autrui,

Qu’on ne le peut sauver en se perdant pour lui,

Comment m’est-il permis de témoigner mon zèle ?

MITRIDATE.

Ah ! mon cœur ce discours te rendrait criminelle.

Par le flambeau du jour je n’ai jamais douté,

Qu’on ne voit rien d’égal à ta fidélité.

Ta vertu, ton amour, n’ont rien de comparable,

Je suis le plus ingrat et le plus redevable.

HYPSICRATÉE.

Si ma fidélité vous oblige à ce point,

Je vous demande un bien, ne me refusez point.

Permettez-moi, Seigneur, de mourir la première.

MITRIDATE.

Je te fais, ma chère âme, une même prière,

Éprouve mon amour par de plus grands efforts,

Et ne me force point de souffrir mille morts,

Il suffit que la tienne.

HYPSICRATÉE.

Ô trop légère excuse ?

Donc pour ce dernier bien mon époux me refuse ?

Est-il quelque raison qui l’en peut dispenser ?

MITRIDATE.

Mais me le demandant crois-tu pas m’offenser ?

Et si pour mon repos quelque soin il te reste,

Veux-tu rendre ma mort mille fois plus funeste ?

Toutefois je craindrais de te mécontenter,

Et jusques au tombeau je te veux respecter.

On ne peut délier le nœud qui nous assemble,

Mais puisqu’il faut périr, nous périrons ensemble.

Nous devons expirer tous deux en même temps,

Et nous expirerons l’un et l’autre contents.

Poison qui doit couper une trame si belle,

Il prend la coupe.

Fais sur moi ton effet, adoucis-toi pour elle.

Modère pour un peu tes violents efforts,

Pour la priver de vie ils sont bien assez forts.

Prête-lui sans douleur un secours favorable,

Et sois à ces beautés un bourreau pitoyable.

Mais c’est trop différer.

Il avale le poison.

NISE.

Ô Ciel trop inhumain !

MITRIDATE.

Reçois, chère moitié, ce reste de ma main,

Puisqu’à toi seulement mon âme fut ouverte,

Juge avec quel regret je consens à ta perte,

Que c’est pour fuir un joug et honteux et pesant.

HYPSICRATÉE.

Ah ! que votre amitié m’oblige en ce présent,

Oui tout ce que j’ai fait vaut moins que cette grâce.

Mais recevons la mort avec la même face,

Que nous l’avons bravée aux plus affreux dangers.

Chez nous tous ses tableaux ne sont plus étrangers.

Elle avale le poison.

Ce poison agréable est la fin de nos peines.

Je sens que sa froideur se coule dans mes veines,

Qu’une sueur de mort s’empare de mon front,

Présages d’un succès très heureux et très prompt.

MITHRIDATIE.

Quelle honte ma sœur de mourir les dernières !

Quoi donc attendrons-nous de nous voir prisonnières ?

Et tandis qu’il nous reste et le cœur et les mains,

Devons nous espérer le secours des Romains ?

Imitons sans regret une vertu si rare,

Ne fuyons point l’honneur que la mort nous prépare.

Montrons que notre sexe a du cœur à son tour,

Et fuyons le triomphe en nous privant du jour.

Vous nous l’accorderez ?

MITRIDATE.

Oui, je vous en dispense,

Et vous laisse sur vous une entière puissance.

La mort aux malheureux est un trop grand bonheur,

Et je l’aime bien mieux que votre déshonneur.

MITHRIDATIE.

Puisque pour mon salut mon seigneur me l’ordonne,

Je vais donc me servir du pouvoir qu’il me donne.

Je vous offre la mort et j’attends le pardon.

Elle prend le poison, et présente la coupe à Nise qui en fait de même.

NISE.

Je reçois de bon cœur cet agréable don.

 

 

Scène II

 

BÉRÉNICE, MITRIDATE, HYPSICRATÉE, MITHRIDATIE, NISE

 

Bérénice qui entre et les voit en cette posture, se jette aux pieds de Mitridate.

BÉRÉNICE.

Ô Vous grand Mitridate, et vous Hypsicratée,

Quel crime ai-je commis pour être rejetée ?

Pourquoi le même honneur ne me sera permis ?

Suis-je d’intelligence avec vos ennemis ?

Si je ne consens pas au pêché de Pharnace,

Que ne m’accorde-t-on une pareille grâce ?

MITRIDATE.

Parce qu’en vous perdant j’offenserais les Dieux,

Votre premier destin se va changer en mieux,

Recevez le bonheur que le Ciel vous envoie.

BÉRÉNICE.

Mon esprit désormais incapable de joie,

Ne verrait ces bonheurs que comme indifférents,

Et quittant un ingrat je suivrai ses parents.

HYPSICRATÉE.

Si dans notre trépas vous n’êtes appelée,

C’est parce qu’en nos maux vous n’êtes point mêlée,

Votre seule vertu qui cause ces désirs,

Vous fait participer à tous nos déplaisirs.

Mais pour nous secourir serez-vous malheureuse,

Et devez vous périr pour être généreuse ?

Pour notre seule gloire, ou bien pour son amour,

Mitridate consent que je perde le jour.

Il coupe par pitié ma trame infortunée,

Pour ne me voir jamais en triomphe menée,

Même sort attendait ces courageuses sœurs.

Mais vous à qui nos maux destinent des douceurs,

Qui pouvez respirer sous une autre fortune.

Vous vous exempterez de la perte commune,

Votre esprit désormais pourra vivre content,

Et des mains d’un mari le Sceptre vous attend.

BÉRÉNICE.

Si je n’avais pour vous un respect véritable,

Cette offense envers moi serait irréparable.

Une âme vertueuse abhorre un tel honneur,

Sur d’autres fondements je bâtis mon bonheur.

Je déteste le bien qu’un perfide me donne,

Et dût tout l’univers révérer ma couronne,

Les Princes plus puissants se soumettre à mes lois,

Le trépas où je cours me plaît mieux mille fois.

Ne me faites donc plus une vaine défense,

Puisque je me roidis contre la résistance,

Que le fer, et le feu, m’en feront la raison,

Si vous me refusez la grâce du poison.

MITHRIDATIE.

Par la sainte amitié qui joint nos destinées,

Ma sœur ayez pitié de vos jeunes années.

BÉRÉNICE.

Cette même amitié me conduit au trépas,

Je veux dans les enfers accompagner vos pas,

Et le sacré lien d’une amitié si rare,

Mêmes après la mort jamais ne se sépare.

Si la mienne chez vous me laisse du pouvoir,

Ne me conseillez point contre votre devoir.

Elle se jette derechef aux pieds de Mitridate.

Et vous, dont la bonté m’a conservé la vie,

Ne vous opposez plus à ma dernière envie.

Vous devez le trépas à ma première amour,

Et vous vous offensez de me laisser le jour.

Vous me devez haïr d’une pareille haine,

Que celui qui vous perd pour l’amitié Romaine.

Et son ressouvenir vous doit rendre odieux,

Comme un monstre d’horreur, ce qu’il aima le mieux.

Ne différez donc plus, accordez-moi de grâce,

Ce qu’aussi malgré vous il faudra que je fasse.

MITRIDATE.

Puisque votre dessein ne se peut arrêter,

Je vous accorde tout ne pouvant l’éviter.

Vous mourrez avec nous Princesse vertueuse,

Détrempez ce poison.

BÉRÉNICE.

Ah ! que je suis heureuse.

Que ma perte rendra les Romains envieux,

Et que j’expirerai d’un trépas glorieux.

Elle prend le poison qu’elle avale comme les autres.

NISE.

Ah ! ma sœur soutenez une faiblesse extrême.

MITHRIDATIE.

Ce bras est impuissant, et je tombe de même.

Elles tombent toutes deux sur un lit.

MITRIDATE.

Ô le premier succès d’un poison violent !

Que son effet est prompt, mais plutôt qu’il est lent.

Contraignez-vous mes yeux dans le mal qui me presse.

NISE.

Quelle étrange douleur succède à ma faiblesse !

HYPSICRATÉE.

Je vous assisterais s’il ne fallait mourir,

Et si ce corps mourant vous pouvait secourir,

Mais à peine mes yeux supportent la lumière.

MITRIDATE.

Bel astre de mes jours, mourrais-tu la première ?

MITHRIDATIE.

Au moins, ma chère sœur, souffre que le trépas,

Nos cœurs étant unis, ne nous sépare pas.

Tends ces bras languissants, permets que je t’embrasse.

NISE.

Mithridatie, adieu, c’en est fait, je trépasse.

MITHRIDATIE.

Ouvre encore tes yeux, vois ta sœur qui te suit,

Et qui perd la clarté du soleil qui la fuit.

BÉRÉNICE.

Ô Ciel impitoyable !

MITRIDATE.

Ô destin trop sévère !

Ô cruauté du sort, ô misérable père !

Ô de tous les mortels le plus infortuné !

Au moins, sers toi du bien que le Ciel t’a donné,

Ferme encore les yeux à toute ta famille,

Et cette charité commence par ta fille.

HYPSICRATÉE.

Par avant que j’expire, approche, et qu’en ce lieu

Je puisse sur ta bouche imprimer un adieu.

Les douleurs que je sens m’annoncent déjà l’heure.

Quoi ! je respire encore, et Mitridate pleure.

Le plus grand Roi du monde est si peu résolu,

Et regrette un trépas que lui-même a voulu.

Quelle honte !

MITRIDATE.

Permets la douleur qui m’emporte.

Ma constance se perd, et ma raison est morte.

Je ne me puis résoudre.

HYPSICRATÉE.

Il te faut toutefois

Supporter sans regret l’état où tu me vois.

Ne t’en afflige point, ou je meurs mécontente.

Il est vrai, ma douleur est un peu violente.

Mais elle doit finir par une prompte mort,

Notre âme se sépare avec un peu d’effort.

Permets-moi cependant que ma bouche t’assure,

Que je garde en mourant ma première blessure :

Que mon feu fut si grand, et si pur et si beau,

Que sa première ardeur me suit dans le tombeau.

MITRIDATE.

Et moi, par tous les Dieux que l’univers adore,

Par ces beaux yeux mourants que je révère encore :

Par ce front la terreur des plus superbes Rois,

Par cette belle bouche à qui j’ai mille fois,

Par mes ardents baisers témoigné tant de flamme,

Que je perds te perdant la moitié de mon âme.

BÉRÉNICE tombe.

Je vous quitte madame, ô dieux ! je n’en puis plus.

HYPSICRATÉE.

Hélas ne me fais point des serments superflus.

Je n’ai jamais douté, ni je ne doute encore.

Mais dieux ! Il faut céder au feu qui me dévore,

Mes yeux sont obscurcis, à peine je te vois,

Par ce dernier baiser prends un congé de moi.

Elle meurt entre les bras de Mitridate.

MITRIDATE.

Ah ! ne meurs pas si tôt, retiens un peu ton âme,

Je la rappellerai par un baiser de flamme.

Mais je perds follement des discours superflus,

Je te rappelle en vain, et tu ne m’entends plus.

Dans mes bras languissants je te vois trépassée,

Tu n’es plus du passé qu’une image effacée.

Dans un somme éternel tes yeux ensevelis,

Aux roses de ton teint font succéder les lys.

Ta paupière abattue et ta lèvre déteinte,

L’impitoyable mort dans tous tes membres peinte,

M’enlève l’espérance et me laisse l’horreur.

Que ne sors-tu mon âme en ta juste fureur ?

S’il te souvient encor d’une amitié si rare,

Lâche, peux-tu souffrir le coup qui nous sépare ?

BÉRÉNICE.

S’il m’est encor permis de toucher votre main,

Je mourrai satisfaite.

MITRIDATE.

Ô spectacle inhumain !

Misérable témoin de tant et tant de pertes.

Tu vis donc insensible et tu les a souffertes,

Bérénice attends moi, vis encor un moment,

Je t’accompagnerai, je parle vainement.

Bérénice meurt.

Elle a perdu le jour et je le vois encore,

Lâcheté manifeste, et qui me déshonore.

J’emprunte du secours par de faibles moyens,

Et je vois sans mourir la mort de tous les miens.

Je reste seul vivant et je suis seul coupable.

Ô Dieux ! fut-il jamais de fortune semblable ?

Hypsicratée est morte, et je ne le suis pas.

Ah ! je suivrai bientôt la trace de tes pas.

Mais de quelques douleurs que je me persuade,

Je sens que mon esprit seulement est malade.

Ce poison est trop lent pour causer mon trépas.

Doncques voulant mourir tu ne m’assistes pas.

Un fils ne l’étant point serais-tu pitoyable,

Où me veux-tu trahir comme cet exécrable ?

Je tente ton secours, mais inutilement.

 

 

Scène III

 

MÉNANDRE, MITRIDATE

 

MÉNANDRE.

Seigneur vous vous devez résoudre promptement,

Désormais du salut toute espérance est morte,

Pharnace s’est fait jour dans la première porte,

Les Romains l’ont suivi dans la prochaine cour.

MITRIDATE.

Ménandre malgré moi je conserve le jour,

Tu vois devant tes yeux ces objets pitoyables,

J’ai recherché la mort par des moyens semblables,

Et le poison ne peut me donner le trépas,

Mon âme veut sortir, mais elle ne peut pas.

MÉNANDRE.

Si je ne suis déçu par cette expérience,

Ce sont là les effets de votre prévoyance,

Lorsque pour vous garder de quelque trahison,

Vous ne vous nourrissiez que de contre poison,

Votre cœur s’est muni.

MITRIDATE.

Ménandre je l’avoue.

Mais comment de mes jours la fortune se joue.

Je craignais le poison quand je craignais la mort,

Et quand je la désire il ne fait point d’effort.

Suppléons au défaut de cet impitoyable,

Puisque de mon trépas ma main seule est capable.

Rome à qui je ravis un superbe ornement,

Ne me verra vaincu que par moi seulement.

Elle en aura le fruit et j’en aurai la gloire,

Et mon fils le loyer d’une telle victoire.

Mais c’est trop retarder, et le bruit que j’entends,

Si je veux mourir Roi m’avertit qu’il est temps.

Sus doncque dans mon cœur cette lame plantée,

Il se tue.

Rejoigne mon esprit avec Hypsicratée.

Au moins j’aurai ce bien dans mon dernier malheur,

Que mourant près de toi je mourrai sans douleur.

Et toi par le pouvoir que le passé me donne,

Je t’enjoins d’obéir à ce que je t’ordonne.

Fais que ces ennemis et ce fils déloyal,

Trouvent ce pâle corps dans le trône Royal.

Conserve dans ma mort ma dignité première,

Mais je perds la parole en perdant la lumière.

 

 

Scène IV

 

PHARNACE, MÉNANDRE, ÉMILE

 

PHARNACE.

Voyez de respecter la personne du Roi,

Que tous les plus hardis prennent exemple à moi,

Et sans vous irriter d’une défense vaine,

Traitez avec honneur et mes sœurs et la Reine.

Que le sexe et le rang arrêtent votre main,

Toujours le plus vaillant est le moins inhumain.

Pharnace entre dans la chambre, où la tapisserie tirée il voit Mitridate et Hypsicratée sur des trônes, et sa femme et ses sœurs à leurs pieds.

Quel spectacle bons dieux, quelle vaine constance ?

Quoi ! l’on redoute ainsi la Romaine puissance.

Ce visible mépris et cette gravité,

Se peuvent-ils souffrir dans la captivité ?

MÉNANDRE.

S’ils conservent encor les droits de la Couronne,

C’est qu’ils sont en état de ne craindre personne.

Ces visages ternis, et ces habits sanglants,

Vous témoignent assez leurs trépas violents.

Ces corps que vous voyez viennent de rendre l’âme,

Par le poison vos sœurs, la Reine et votre femme :

Et le Roi par le fer.

PHARNACE.

Ô Dieux que me dis-tu ?

Toutefois ce teint pâle et cet œil abattu,

Et ce sang qui découle encore d’une plaie,

Me font déjà juger cette assurance vraie.

Il n’en faut plus douter, mon œil le voit assez,

Je touche tous ces corps, mais ils sont trépassés,

La mort qui se remarque en leurs pâles visages.

Est un tragique effet de leurs mâles courages,

Ils ont armé contr’eux leurs généreuses mains,

Pour fuir ma tyrannie, et le joug des Romains.

Ciel, qui fus le témoin d’une telle aventure,

Tu peux encor souffrir ce monstre de nature !

Ce traître qui rougit du sang de ses parents,

Les crimes les plus noirs te sont indifférents.

Quoi, tu vois ce barbare, et le coup du tonnerre

Ne l’ensevelit pas au centre de la terre ?

Le soleil se cacha pour un moindre attentat,

Et je vois son visage en son premier état.

Pour remplir l’univers de ce crime exemplaire,

Pour le manifester ce perfide m’éclaire.

Eh bien, que tout conspire à me rendre odieux,

Pour mon plus grand bourreau je ne veux que mes yeux :

Je ne veux qu’œillader ces objets pitoyables,

Et je rends d’un regard mes peines effroyables.

Un simple souvenir fait naître des remords,

Qui gênent mon esprit de plus de mille morts.

Ayant privé de vie et son père et sa femme,

Ce monstre sans pitié ne vomit point son âme.

Il respire un moment après sa trahison,

Et l’infâme survit à toute sa maison.

Non, ne supporte plus une tache si noire,

Puisqu’il n’est plus en toi de recouvrer ta gloire,

Que tu n’es que l’horreur de tous ceux de ton rang,

Au moins ensevelis ton crime dans ton sang.

Mânes de mes parents je vous veux satisfaire,

Il se met à genoux devant le corps de Mitridate.

Ô vous reste sanglant d’un misérable père,

Si vous avez produit un tigre, un inhumain,

Qui vous a peu trahir pour l’Empire Romain,

Qui préféra l’éclat d’une simple Couronne,

À ce que le devoir et le sang nous ordonne.

Ne vous offensez point si pour suivre vos pas,

Il se veut acquitter par un simple trépas.

Il est vrai je devrais perdre cent fois la vie,

Je la reçu de vous et je vous l’ai ravie :

Et devant celui de Bérénice.

Et vous à qui les Dieux m’avaient si bien uni,

Indigne possesseur d’un bonheur infini,

Ne vous offensez pas que ce traître vous touche,

Et tout souillé qu’il est baise encor votre bouche.

Mais non votre vertu se fâche à mon abord,

Souffrez mon entretien comme celui d’un mort.

Je ne respire plus, puis que vous êtes morte.

ÉMILE.

Quoi l’ami des Romains s’affliger de la sorte ?

PHARNACE.

C’est peu que s’affliger, Émile, il faut mourir,

Quoi cruels malgré moi me faut il secourir ?

Barbares voulez-vous me contraindre de vivre,

Aimez-vous les tourments dont la mort me délivre ?

Et pour récompenser les services rendus,

N’êtes-vous pas contents de mes parents perdus ?

Quoi vous voulez forcer une âme criminelle,

À souffrir parmi vous une peine éternelle ?

Pompée à son départ vous a-t-il ordonné,

De me traiter en serf, lui qui m’a couronné ?

ÉMILE.

Nous vous rendrons raison de votre retenue,

Quand nous verrons la vôtre un peu mieux revenue.

Mais délivrons ses yeux de l’horreur de ces morts,

Et pour les inhumer qu’on enlève ces corps.

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