La Mort de Démétrius (Claude BOYER)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 21 février 1660.

 

Personnages

 

DÉMÉTRIUS, Roi d’Épire

ARSINOÉ, Reine d’Épire

ALEXANDRE, Fils de Pyrrus, légitime héritier de la Couronne d’Épire

ISMÉNIE, Princesse d’Épire

MILON, Favori de Démétrius

SELEUCUS, Seigneur d’Épire

TÉLAMON, Capitaine des Gardes de Démétrius

LAODICE, Confidente d’Isménie

DIOCLÈS, de la suite d’Alexandre

SUITE

 

La Scène est à Dodone dans le Palais Royal.

 

 

À MONSEIGNEUR LE CHANCELIER

 

Monseigneur,

 

S’il est vrai que les puissantes recommandations peuvent rendre suspectes les meilleures causes, j’ai sujet de croire, qu’en voulant faire honneur à mon Ouvrage, je hasarde sa réputation, lorsque je mets à sa tête, le plus illustre Nom, que les Muses aient jamais révéré ; on dira sans doute que couvrant ses défauts sous l’éclat d’une si haute protection, je veux éblouir les yeux du Public, et que par une adresse encore plus ambitieuse, je me sers de vous même pour prévenir votre jugement, et vous persuader du mérite de mon présent par la confiance avec laquelle je l’offre à votre Grandeur. Je suis peu en peine, Monseigneur, du jugement qu’on fera de mon dessein, pourvu qu’il réussisse : il n’est point de moyen qui ne me semble glorieux, s’il me sert à acquérir et même à surprendre l’honneur de votre approbation : estimant peu celle des autres, si elle n’est consacrée par la votre. Pour connaître le destin des Ouvrages de l’Esprit, il faut consulter cette Sagesse consommée qui vous a rendu l’admiration de tout le monde, et que vous vous êtes acquise par une expérience de tant d’années, et à la tête du Conseil du Roi, et parmi cet illustre Corps de Savants, dont vous êtes la première Intelligence. C’est à vous, Monseigneur, qu’appartient le souverain empire des belles Lettres, aussi bien que la souveraine Justice de l’État : le Ciel vous réservait l’union de ces deux augustes Tribunaux qui seraient sans doute incompatibles en une même personne à moins que d’être remplis par un Génie aussi grand que le votre ; et c’est la bonne fortune des Sciences ; des Savants parmi tant de disgrâces qui les accompagnent, de trouver un si puissant Protecteur, dans celui que notre Grand Monarque a fait le dépositaire de son autorité, et le premier Oracle de ses Lois : que l’envie et l’injustice se mêlent de juger témérairement de toutes choses, il suffit de vivre dans le Siècle du Grand Seguier, pour être à couvert de toutes les persécutions de ces deux puissantes ennemies de la raison et du mérite. Votre Esprit est une source inépuisable de lumière qui porte un jour continuel dans toutes les parties du monde raisonnable : c’est de cette même source que coulent depuis si longtemps cette Politesse et tout cet Art merveilleux qui a réconcilié nos Muses avec les Grâces que la barbarie des derniers Siècles avait si fort éloignées les unes des autres. De sorte, Monseigneur, qu’il est juste d’avouer que nous vous avons la principale obligation de toute la gloire des belles Lettres, et que nous vous en devons rendre le premier hommage. Si vous ne trouvez pas dans mon Ouvrage, ce beau, dont vous avez la parfaite idée, j’ose au moins m’imaginer qu’après les efforts que j’ai faits pour vous le rendre agréable, il pourra tirer quelque mérite de la Grandeur de mon zèle et de la noblesse de sa fin, et que vous pourrez trouver quelque chose qui ne vous déplaira pas dans une Muse qui est si puissamment animée de la glorieuse ambition de vous plaire. C’est cette espérance, Monseigneur, qui lui donne le courage de vous demander l’honneur de votre protection, et de vous assurer de la passion très ardente et très respectueuse, avec laquelle je veux être toute ma vie,

 

Monseigneur,

 

De Votre Grandeur,

Le très humble et très obéissant serviteur,

 

BOYER.

 

 

À MONSEIGNEUR LE CHANCELIER, SONNET

 

J’ai beau pour ta louange animer tout mon zèle,

Et des titres fameux faire le plus beau choix ;

De ses soins glorieux la vigueur immortelle

Serait mal consacrée avec ma faible voix.

 

Avec une éloquence et si noble et si belle

Qui comme toi jamais a fait parler nos Rois ?

Qui jamais à l’État se montra si fidèle,

Et soutint mieux que toi la majesté des lois ?

 

Ton mérite est si grand, qu’il m’est permis de dire,

Que jamais nul mortel, dans tout ce vaste Empire

Ne pourra t’égaler dans ton auguste emploi :

 

La France est des Héros la glorieuse mère ;

Mais avec tant d’orgueil la France désespère,

D’avoir un Successeur qui soit digne de Toi.

 

 

ACTE I

 

Scène première

 

DÉMÉTRIUS, TÉLAMON, GARDES

 

DÉMÉTRIUS.

Pourrai-je voir enfin mon ingrate Princesse ?

TÉLAMON.

Vous la verrez bientôt.

DÉMÉTRIUS.

Qu’on sorte, et qu’on me laisse ;

Et que nul n’entre ici que par un ordre exprès.

 

 

Scène II

 

DÉMÉTRIUS, MILON, ARSINOÉ

 

MILON.

La Reine...

DÉMÉTRIUS.

Que veut-elle ?

MILON.

Elle me suit de près,

La voici.

DÉMÉTRIUS, à Arsinoé.

Quoi, faut-il nous voir toujours ensemble ?

Je hais la jalousie, et cela lui ressemble.

Quoi, toujours sur mes pas, à toute heure, en tous lieux,

Les soupirs à la bouche, et les larmes aux yeux,

La rage et la douleur sur le visage peintes,

Troubler tout mon repos par l’éclat de vos plaintes,

Et loin de consoler un esprit abattu,

Du bruit de vos douleurs accabler ma vertu ?

ARSINOÉ.

Réduite à tout souffrir, et réduite à tout craindre,

Ne puis-je devant vous que pleurer, et me plaindre,

Et me permettre au moins au fort de mes malheurs

L’usage infortuné des soupirs ; des pleurs ?

Vous le savez, cruel, et j’en frémis dans l’âme ;

Du glorieux bonheur et de Reine et de femme

Le vain titre, le nom seulement m’est resté,

Et vous avez conclût qu’il me serait ôté.

Alexandre revient, et votre aveugle zèle

Comme à moi, comme au Trône, à vous même infidèle,

Rappelle cet ami, qui fier du nom de Roi

Vengera son exil sur vous même ; sur moi.

Viens venger, Artaban, l’honneur de ta famille,

Viens détourner l’affront qu’on prépare à ta fille,

Sors du tombeau, cher père, avec ce grand pouvoir

Qui savait contenir chacun dans son devoir :

Viens, viens pour reprocher au Roi qui m’abandonne,

Qu’il a reçu de toi son Sceptre et sa Couronne,

Et que sans une indigne et noire trahison,

Il ne peut maintenant l’ôter à ta maison.

DÉMÉTRIUS.

Dites mieux, qu’il ne peut et sans honte et sans crime

Retenir plus longtemps un Sceptre illégitime.

Cet Empire usurpé sur le sang de Pyrrus,

Cet indigne présent d’un traître qui n’est plus,

Puis-je le retenir sans me rendre complice

Et de ses cruautés, et de son injustice ?

Nous avons vous et moi peu de part à ce rang

Qu’Artaban votre père acquit par tant de sang,

Quand trop ambitieux par un horrible crime

Il renversa du Trône un Prince légitime,

Et recueillant des droits morts avec mes Aïeux,

Se servit de mon nom pour régner dans ces lieux.

Quand la mort de Pyrrus autorisa ce traître

À secouer le joug d’Alexandre son maître,

Voyant qu’il destinait ce grand Prince à la mort,

Je fléchis Artaban par un fatal accord ;

Je vous donnai la main, et je devins son gendre

Pour borner à l’exil les malheurs d’Alexandre ;

Mais les Dieux savent bien combien ce triste cœur

Pour votre père et vous avait conçu d’horreur.

Tandis qu’il a vécu, sa violence extrême

M’a contraint de régner sous lui malgré moi même,

J’ai retenu ce rang, mais après son trépas

Je serais criminel en ne le quittant pas ;

D’un Empire arraché triste dépositaire,

Je rends à mon ami le vol de votre père,

Je le quitte avec vous, et ne vous ôte rien.

ARSINOÉ.

Renoncez à vos droits sans disposer du mien,

Oubliez lâchement, ennemi de vous même,

Qu’autrefois vos Aïeux ont eu le Diadème.

Il me souvient combien pour acquérir ce rang

Aux amis de mon père il a coûté de sang :

Comme il est sa conquête, il est mon héritage ;

J’en garde sans remords le superbe avantage,

Si votre cœur en souffre un lâche repentir,

Le Trône est tout à moi, vous en pouvez sortir.

DÉMÉTRIUS.

Je veux en le rendant me laver de mon crime.

ARSINOÉ.

Si le Ciel veut du sang, je serai sa victime,

Tombe, tombe sur moi tout le courroux des Cieux :

Je m’offre sur le Trône à la foudre des Dieux.

DÉMÉTRIUS.

Ce sont là des fureurs dignes de votre père.

ARSINOÉ.

Si j’avais son pouvoir ainsi que sa colère...

DÉMÉTRIUS.

Mais enfin il est mort.

ARSINOÉ.

Tant de sanglants mépris

Me l’ont depuis trois mois cruellement appris :

S’il vivait...

DÉMÉTRIUS.

S’il vivait, cet orgueil qui menace,

Quoi que toujours injuste, aurait meilleure grâce ;

Mais enfin il est mort, et votre unique appui

Et votre unique espoir sont tombez avec lui.

Quittez donc cet orgueil si digne de ma haine :

C’est trop, et trop long temps faire la Souveraine,

Il faut cesser de l’être, et sans vous consulter,

Je saurai bien garder le Sceptre, ou le quitter.

ARSINOÉ.

C’est peu, c’est peu, perfide ; avec même injustice

Brise un hymen qui fait ma honte ; ton supplice,

Achève de me perdre, et dans ce triste jour

Comble le désespoir de ma fidèle amour.

Songe au moins de quels fruits ma flamme fut suivie :

De l’ami que tu sers j’ai racheté la vie ;

Sans cet hymen, mon père allait trancher ses jours,

Et tu dois Alexandre à ce tendre secours.

DÉMÉTRIUS.

Oui, c’est par votre hymen qu’il le fallut défendre,

J’immolai mon repos au salut d’Alexandre :

Mais quel droit votre père eut-il sur ce grand Roi ?

Fallait-il le sauver en vous donnant ma foi ?

Rendez moi cette foi que vous m’avez surprise.

ARSINOÉ.

Toi, rends-moi mon amour, mon Trône, ma franchise.

Tu ne peux les quitter, ni les garder sans moi ;

Adieu, sois si tu veux mon Époux et mon Roi ;

Je n’y renonce point malgré ta perfidie ;

J’en veux toujours garder l’espérance et l’envie :

Mais n’espère jamais d’un parjure odieux

Être quitte envers moi, ni quitte envers les Dieux.

 

 

Scène III

 

DÉMÉTRIUS, seul

 

Ton intérêt n’est pas ce qui trouble mon âme,

Et les Dieux auraient tort de condamner ma flamme,

Pour m’en justifier Isménie est mon choix,

Elle est aimable et belle, et du sang de nos Rois.

Il m’est permis de rompre une indigne alliance

Pour aimer la beauté, l’honneur et l’innocence,

Et pour livrer mon cœur à des charmes si grands,

Je le puis arracher au sang de nos Tyrans.

Mais pourquoi se flatter et déguiser son crime ?

Un amour qui viole un hymen légitime,

Que six mois tous entiers n’ont que trop affermi,

Un amour qui trahit ma femme ; mon ami,

Qui donne de l’horreur aux yeux qui l’ont fait naître,

Qui se cache à soi-même, et qui n’ose paraître,

Est un de ces amours, qui nés de notre erreur,

Vantent leur innocence, et ne sont que fureur.

Mais quel crime d’aimer un objet tant aimable ?

Quels feux sont innocents si le mien est coupable,

Si je ne puis sans crime aimer ce que les Dieux

Ont formé de leurs traits pour le charme des yeux ?

Ah ! bien loin d’étouffer le feu qui me dévore,

Je le veux augmenter, je l’aime, je l’adore :

Si l’amour est ma faute, il est mon châtiment,

Et j’adore mon crime ainsi que mon tourment,

Grands Dieux, qui l’avez faite et si fière et si belle,

Immortelles beautés qui vous montrez en elle,

Est-ce un crime d’aimer ce qui nous vient de vous,

Ce qui vous représente avec des traits si doux ?

Ces yeux, de tous les yeux le plaisir et la peine,

Cette auguste fierté si digne d’une Reine,

Tout ce brillant amas de force et de douceur,

Charmera-t-il les yeux sans arrêter le cœur ?

Gardes.

 

 

Scène IV

 

DÉMÉTRIUS, MILON, GARDES

 

MILON.

Seigneur...

DÉMÉTRIUS.

Hélas !

MILON.

Quoi ! ce grand cœur soupire ?

DÉMÉTRIUS.

Qu’on nous laisse ici seuls.

MILON.

Gardes, qu’on se retire.

Vous puis-je demander quel trouble, quel souci...

DÉMÉTRIUS.

Alexandre revient.

MILON.

Il est fort près d’ici.

DÉMÉTRIUS.

Sais-tu qu’il vient m’ôter mon Sceptre et ma Princesse ?

MILON.

Craignez-vous un Rival avec tant de faiblesse ?

Il revient par votre ordre, et ce retour fatal

Va mettre entre vos mains ce dangereux Rival.

DÉMÉTRIUS.

Milon, tu connais mal les desseins de mon âme.

MILON.

Mais je sais ce qu’exige un Trône et votre flamme,

Puis-je enfin m’expliquer sans manquer de respect ?

L’amitié d’Artaban me peut rendre suspect,

Quoi qu’à vous seul sa mort attache tout mon zèle,

On peut craindre l’ami de ce fameux Rebelle.

DÉMÉTRIUS.

J’ai de trop bons garants de ta fidélité ;

Sans le puissant secours que ta main m’a prêté,

Des Sujets soulevez pour leur Roi légitime

J’étais dans ce Palais la sanglante victime,

Te puis-je soupçonner après ce grand secours ?

MILON.

Je me servais moi-même en conservant vos jours ;

Mais sans ces suretés, Seigneur, un zèle extrême

Ne prend pour vous servir conseil que de soi-même.

J’ose donc avancer, qu’alors qu’il faut régner

C’est générosité de ne rien épargner :

On blâme votre ami de peu d’expérience ;

Chacun croit qu’il se perd par trop de confiance,

Et nomme les honneurs que vous lui préparez,

Des poisons déguisez, et des pièges dorés.

L’aveugle ! il connait mal l’orgueil du Diadème.

Parce que vous l’aimez, et parce qu’il vous aime,

Ose-t-il imputer ce soudain changement

À la compassion de son bannissement ?

Vient-il pour remonter sur le Trône d’Épire ?

Vous savez trop, Seigneur, l’intérêt d’un Empire ;

Il n’est point d’amitié qui fasse dédaigner

Sur un Trône affermi la douceur de régner,

C’est ce que jusqu’ici pas un n’a pu comprendre.

DÉMÉTRIUS.

C’est ce que le succès te va bien tôt apprendre.

Qui croit que la Couronne est si pleine d’appas,

En discourt en aveugle, et ne la connaît pas.

Partout elle a ses maux qui valent bien ses charmes ;

Et celle de Dodone est si pleine d’alarmes,

Que pour en détester l’insupportable pois,

Il ne faut que savoir l’histoire de nos Rois.

Le peuple incessamment me demande Alexandre,

Et quand mon amitié s’apprête à le lui rendre,

Je rougis que le peuple une seconde fois

À mon juste devoir veuille imposer des lois.

Mais ce n’est pas la peur qui m’arrache du Trône,

Ni la foudre du Dieu qui préside à Dodone :

Ce ne sont que les noms de traître et de Tyran,

Et l’horreur de jouir du crime d’Artaban.

Tandis que je retiens la grandeur souveraine,

Ainsi que de son vol j’hérite de sa haine,

Je deviens son complice, et gardant son bienfait,

Je consens par ce crime au crime qu’il a fait.

Maintenant que sa mort m’en laisse la puissance,

Je veux, m’en dépouillant, purger mon innocence,

Me soustraire à sa haine, aux foudres, aux horreurs

Qui suivent tôt ou tard de pareilles fureurs.

MILON.

Quoi, Seigneur ? d’un remords le conseil infidèle...

DÉMÉTRIUS.

Aux yeux bien éclairez l’innocence est si belle...

MILON.

L’innocence par tout fuit les maîtres des lois,

Et le seul repentir est le crime des Rois.

Un Roi se connaît mal s’il se repent de l’être ;

Le Trône absout sitôt qu’on en devient le maître,

Et comme pour régner tout crime est glorieux,

Les Rois sont sans remords aussi bien que les Dieux.

DÉMÉTRIUS.

J’oppose à tes raisons ces remords et ces craintes,

Quand mon cœur affranchi de ces lâches contraintes

Se rend à l’amitié, dont les nobles efforts

Font plus pour mon ami que l’effet d’un remords,

Ou plutôt, puisqu’enfin il faut t’ouvrir mon âme,

Sache qu’au désespoir d’une amoureuse flamme

Je donne cet effort bien plus qu’à l’amitié ;

Peut-être ni remords, ni devoir, ni pitié,

Ne sauraient me forcer à cette complaisance,

L’amour, le seul amour m’arrache ma puissance,

Et je ne l’acceptai que par l’espoir un jour

D’obliger mon Rival à servir mon amour.

J’ai crû que sur le Trône en lui cédant ma place,

Au crime de ma flamme il pourrait faire grâce,

Et qu’enfin Isménie avouerait pleinement

Une ardeur dont l’effort couronne son amant.

MILON.

Ah plutôt, sauvez-vous de cet indigne outrage,

Que votre aveugle amour fait à votre courage.

DÉMÉTRIUS.

Avecque tant d’amour, adorant tant d’appas,

Je me plains de ma peine, et je n’en rougis pas.

MILON.

Mais votre heureux Rival lui paraît seul aimable.

DÉMÉTRIUS.

Tâchons donc de fléchir cet objet adorable.

MILON.

Mais la Reine...

DÉMÉTRIUS.

Tu sais quel généreux dessein

Me força malgré moi de lui donner la main :

Pour sauver mon Rival et ma chère Isménie

J’épousai malgré moi la honte et l’infamie,

Et sans même employer la coutume et les lois,

Tout mon devoir m’arrache à cet indigne choix.

 

 

Scène V

 

TÉLAMON, DÉMÉTRIUS, MILON, ISMÉNIE

 

TÉLAMON.

La Princesse, Seigneur, par votre ordre est venue.

DÉMÉTRIUS, à Milon.

Laisse-nous, ta présence offenserait sa vue.

Milon sort.

Alexandre revient, et voici ce beau jour

Si cher à mes désirs, si cher à votre amour :

Il revient, ce grand Prince, étouffer tant d’alarmes ;

Il revient essuyer ces précieuses larmes,

Dont vos beaux yeux sans cesse honorent ses malheurs,

Et c’est moi qui mets fin à toutes vos douleurs.

Vous aviez tout perdu par les maux de l’absence,

Vous étiez sans plaisir, sans biens, sans espérance,

Vos Dieux étaient absents de ces funestes lieux,

Et je vous rends vos biens, votre espoir, et vos Dieux,

Les pardonnerez vous à ma raison blessée,

Ces ardeurs, ces transports qui vous ont offensée ?

Ces soupirs tant de fois poussez à vos genoux,

Après ce grand effort les pardonnerez-vous ?

Vous ne répondez rien ?

ISMÉNIE.

Que pourrai-je vous dire ?

Le Prince d’un malheur va tomber dans un pire ;

Je pleurais son exil, et ce triste retour

Plus que son exil même afflige mon amour,

Ce grand Prince en Sujet osera-t-il paraître ?

Viendra-t-il dans ces lieux y voir un autre Maître,

Et l’exposerez-vous à ce nouveau malheur,

De mourir à vos pieds de honte et de douleur ?

Je veux que par l’effort de sa reconnaissance

Il vous laisse jouir de toute sa puissance,

Et que pour prix des jours qu’il tient de votre main,

Il cède sans rougir le pouvoir souverain ;

Puis-je voir sans trembler une si belle vie

Exposée aux périls d’une Cour ennemie ?

Voir ce beau sang en proie à deux monstres jaloux,

À la Reine, à Milon, et (le dirai-je) à vous ?

Oui, vous même, Seigneur, voyant sous votre Empire

Le vainqueur d’Isménie, et le maître d’Épire,

Si vous craignez un jour sa flamme et son pouvoir,

Vous sentez-vous plus fort que votre désespoir ?

DÉMÉTRIUS.

Vous me soupçonnez donc de quelque violence ?

Amant trop malheureux, et Roi sans innocence,

Vous me croyez aussi dans mes transports jaloux,

Sans foi pour mes amis, et sans respect pour vous.

Vous savez que le Ciel dès ma plus tendre enfance

Entre ce Prince et moi sema l’intelligence,

Et qu’une même main nous élevant tous deux,

D’une longue habitude en forma les beaux nœuds,

Si ma forte amitié gardait mal Alexandre,

Sur ce que vous aimez oserai-je entreprendre,

Et par mon mauvais sort suis-je si mal traité,

Que je vous sois suspect de quelque lâcheté ?

Désarmé par les yeux de ma belle Princesse,

Contre un Rival heureux que pourrait ma faiblesse ?

Quand des mains d’Artaban je lui sauvai le jour,

Pour l’aimable Isménie avais-je moins d’amour ?

Je brûlais, je régnais, et toutefois, Madame,

J’ai servi ce Rival du Trône et de ma flamme.

ISMÉNIE.

Je ne connais que trop l’excès de cet amour,

Il sauva mon Amant, il m’a sauvé le jour.

Votre vertu, Seigneur, qui n’a point de seconde,

Vous acquerraient les vœux de tous les cœurs du monde,

Si votre injuste amour n’en ternissait l’appas ;

Et je vous aimerais, si vous ne m’aimiez pas.

Immolez un amour fatal à votre gloire,

Au bonheur d’un ami cher à votre mémoire ;

Quoi que fassent pour lui l’amour et l’amitié,

Alexandre est toujours un objet de pitié,

Et dans ce triste état sans cesse il vous impute

Le peu d’espoir qu’il a de relever sa chute.

Laissez ce malheureux, loin de vous, loin de moi,

Avec l’espoir un jour de revenir en Roi.

DÉMÉTRIUS.

C’est peu de cet espoir, donnez lui la Couronne :

Puisque vous le voulez, mon cœur vous abandonne

Un rang dont le pouvoir alarme votre amour.

Faites à mon Rival un glorieux retour ;

Mettez-le promptement au dessus de l’envie ;

Assurez sur le Trône et sa gloire et sa vie.

ISMÉNIE.

Ah ! si votre amitié pouvait en sa faveur

Jusqu’à ce grand effort élever votre cœur,

Qu’elle aurait à mes yeux de mérite et de gloire !

DÉMÉTRIUS.

Vous estimeriez donc cette grande victoire ;

Mais pour ce grand effort d’amour et d’amitié,

Sentez-vous pour mes maux quelque ombre de pitié ?

Quel secours offrez-vous à ce Roi misérable ?

Faites lui pour le moins une chute honorable,

Et qu’il sache en tombant, qu’il s’apprête à gagner

Des biens beaucoup plus doux que celui de régner.

Parlez, résolvez-vous, qu’avez-vous à me dire ?

Faut-il enfin céder, ou retenir l’Empire ?

 

 

Scène VI

 

SELEUCUS, DÉMÉTRIUS, ISMÉNIE

 

SELEUCUS.

Alexandre s’approche, et chacun va sortir,

Pour l’aller recevoir il est temps de partir.

DÉMÉTRIUS.

Madame, c’est à vous sans que rien vous retienne

De régler promptement sa fortune et la mienne :

Je vais, si vous voulez, le recevoir en Roi ;

Mais ce grand point se doit résoudre ici sans moi :

Je vous quitte, usez bien du droit que je vous donne ;

Souvenez-vous quel est le prix d’une Couronne,

Quel devoir, quelle ardeur m’oblige à la céder,

Et qu’en cédant un Trône on peut tout demander.

 

 

Scène VII

 

ISMÉNIE, LAODICE

 

ISMÉNIE.

Laodice, est-il vrai ce que je viens d’entendre ?

Je puis par son aveu couronner Alexandre,

Et relever le sort d’un Monarque abattu,

Près d’un si beau succès, mon amour, trembles-tu ?

Oui, je sens, Laodice, et qu’il tremble et qu’il doute :

Vois ce qu’on me demande, et le prix qu’il me coute.

Pour rendre à mon Amant la qualité de Roi,

Il faut que j’aime ailleurs, et qu’il règne sans moi.

Cruel Démétrius, qu’est-ce que tu m’ordonnes ?

En m’ôtant mon Amant vois ce que tu lui donnes ;

Pour perdre notre amour tu lui rends sa Grandeur ;

Et pour prix d’un devoir tu demandes mon cœur.

Tu te sers, inhumain, et non pas Alexandre ;

Tu lui vends des honneurs que tu devais lui rendre.

Si pour tant de périls je craignais son retour

Je n’avais pas prévu celui de mon amour.

Mais hélas ! mon amour, tu te trahis toi-même,

Quand on aime il suffit de servir ce qu’on aime,

Lui conserver un Sceptre, et peut-être le jour ;

Que prétend davantage un véritable amour ?

LAODICE.

Mais pourrez-vous quitter l’objet de votre flamme ?

ISMÉNIE.

Cache-moi des malheurs dont je frémis dans l’âme.

Je ne crains que l’effort qui m’arrache à mes feux :

Soutiens avecque moi cet amour malheureux.

Il a besoin de force, et je sens sa faiblesse ;

J’écoute son devoir, mais je crains sa tendresse.

Allons voir mon Amant qui revient dans ces lieux,

Travaillons pour sa gloire, et mourons à ses yeux.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

SELEUCUS, MILON

 

SELEUCUS.

Où peut-on voir jamais avecque tant de zèle

Deux Princes signaler leur amitié fidèle ?

Depuis six mois du Trône Alexandre exilé

Semble le négliger quand il est rappelé,

Et de ses Alliés refusant l’assistance,

Il prend de son Rival toute son espérance.

Voyez comme il revient ; il n’entre que la nuit,

Craignant que son retour dans la pompe et le bruit

Fut à Démétrius ou suspect ou funeste,

Il vient comme un ami généreux et modeste ;

Il se dérobe au peuple, et sans aucun secours

Il fie à son ami sa fortune et ses jours.

Voir des amis Rivaux en Grandeur, en Maîtresse !

MILON.

Amis pour la Couronne, et non pour la Princesse,

De ses maux Alexandre ignore la moitié.

J’admire cependant ce que peut l’amitié,

Ce grand zèle m’étonne, et leur intelligence

Blesse d’un coup mortel toute mon espérance.

Tout ce qu’a l’amitié de pressant et de fort

A paru pour nous perdre à ce premier abord ;

En les voyant tous deux se donner tous en proie

À ces ardents transports de tendresse et de joie,

D’un froid et triste amas de crainte et de douleur

Ce spectacle odieux a transi tout mon cœur.

SELEUCUS.

Il n’en faut plus douter ; trahi par sa tendresse,

Voulant toucher par là le cœur de la Princesse,

Démétrius rendra le Sceptre à son Rival,

Et nous sommes perdus par cet accord fatal.

Il me l’a dit cent fois, qu’il n’était Roi d’Épire

Que pour servir sa flamme en cédant un Empire ;

Si son Rival charmé d’un zèle si parfait

Oubliant son amour se rend à ce bienfait,

Partisans d’Artaban, nous restons seuls en bute.

MILON.

Plus je suis près du Trône, et plus je crains ma chute.

Seleucus, ce malheur m’est commun avec toi ;

Mais j’en ai de plus grands qui ne sont que pour moi.

Je perdrais sans regret ma fortune et ma vie,

Mais mon amour ne peut lui quitter Isménie.

SELEUCUS.

L’aimez-vous ?

MILON.

Oui, je l’aime, et je sens que mon cœur

Par trop de retenue a conçu plus d’ardeur.

Comme un brasier caché, ma passion secrète

Est d’autant plus pressante, importune, inquiète,

Que pour m’en soulager je n’ai que des soupirs

Contre l’embrasement qu’allument mes désirs :

Au point que je le sens, je n’en suis plus le maître ;

Auprès d’un grand Rival il commença de naître,

Il brûle près d’un autre encor plus dangereux,

Et redouble sa force à triompher de deux.

SELEUCUS.

Vous, l’appui d’Artaban et de sa tyrannie,

Vous osez aspirer à l’amour d’Isménie ?

D’elle, qui vous regarde avec tout le courroux

Que tant de maux soufferts lui font naître pour vous ?

Quel est donc votre espoir ?

MILON.

Dans ma fureur extrême

Je ferai tout périr, et la Princesse même.

SELEUCUS.

Ô Dieux !

MILON.

Ton cœur s’étonne, et tremble à ce discours.

Mais sais-tu l’ascendant des jalouses amours ?

J’adore un autre Dieu, que ce Dieu de tendresse

Qui remplit tous les cœurs de crainte et de faiblesse,

Qui forcé de laisser son bien aux mains d’autrui,

Le quitte, ou l’aime encor quand il n’est plus à lui,

Et n’a d’autre secours dans toutes ses alarmes

Que des soupirs perdus et de honteuses larmes.

Je brûle d’une amour qui porte dans mon sein

Contre un objet ingrat des foudres à la main.

Il vaut mieux, quand un cœur a refusé le notre,

Le voir périr pour tous, que vivre pour un autre,

Et suivant les fureurs d’un jaloux désespoir,

Il faut anéantir ce qu’on ne peut avoir ;

Mais je suis encor loin de ce malheur extrême,

J’ai du pouvoir assez pour avoir ce que j’aime.

SELEUCUS.

Milon, n’en croyez pas un désespoir jaloux ;

Servez le vrai Monarque, et travaillez pour vous.

Pour faire notre paix relevons sa puissance,

N’accablez pas de soins toute votre prudence.

Quel remède avez-vous contre de si grands maux ?

MILON.

Malgré leur amitié, l’amour de deux Rivaux.

Quelques beaux sentiments qu’ils nous aient fait paraître,

Ils aiment, c’est assez, et l’Amour est leur maître,

Et si l’ambition y mêle un peu ses feux,

Je les crois assez forts pour les perdre tous deux.

C’est à quoi mon amour élève ma pensée :

D’un revers ma Grandeur peut être renversée,

Si je veux l’affermir, je sais trop que je dois

La placer sur le Trône, et m’y couronner Roi.

Juge si mes desseins sont sans quelque apparence,

Tu vois nos deux Rivaux négliger leur puissance,

Tous deux la négligeant comme un bien sans appas

Attachent tous leurs vœux à celui qu’ils n’ont pas,

Chacun pour Isménie également soupire ;

Si pour la mériter il leur faut un Empire,

Tous deux peuvent prétendre au pouvoir Souverain,

Alexandre est aimé, l’autre a le Sceptre en main,

Le Trône soutient l’un, et l’autre peut l’abattre,

Et tous deux ont ma flamme et ma haine à combattre.

Vois d’un autre côté notre Reine en fureur :

Entre elle et son époux j’ai semé tant d’aigreur,

Qu’imprimant dans son cœur toute l’horreur d’un traître,

J’ai mis enfin sa haine au point qu’elle doit être.

Artaban qui craignait un gendre trop ingrat

A laissé dans nos mains le pouvoir de l’État,

Fort de ces passions, d’ambition, de haine,

D’amour, de désespoir, ma victoire est certaine.

Semons divisions, troubles, soupçons, fureurs,

Tout mon espoir ne luit que parmi ces horreurs ;

Toi, va-t’en voir la Reine, et pressant sa furie...

SELEUCUS.

Ah ! craignez...

MILON.

Qu’ai-je à craindre en perdant Isménie ?

De grâce, laisse moi mon conseil : aujourd’hui

Mon trouble est trop puissant pour en prendre d’autrui.

Mais voici nos Rivaux. Triste et jalouse flamme,

Cache ton désespoir dans le fons de mon âme.

 

 

Scène II

 

DÉMÉTRIUS, ALEXANDRE, MILON

 

DÉMÉTRIUS, à Alexandre.

Souffrez que l’amitié vous dérobe un moment

Aux tendres entretiens d’un objet si charmant.

Mais j’aperçois Milon. Viens, cher Milon, approche ;

Ne crains de ce grand Roi ni froideur ni reproche,

Cet ami généreux pardonne à mes amis.

MILON.

Il n’a point de Sujet qui lui soit plus soumis :

C’est ce qu’avec le temps je lui ferai connaître.

ALEXANDRE.

Ces respects de Sujet sont dus à votre Maître,

Je vous pardonne en Prince, et ce n’est pas à moi

À recevoir de vous ce qui n’est dû qu’au Roi.

DÉMÉTRIUS.

Vous obstinerez-vous dans cet aveugle zèle ?

Je rougis d’une ardeur à vous même infidèle,

Cette tendre amitié me comble de plaisirs,

Mais enfin vous devez vous rendre à mes désirs.

Quand j’acceptai le Sceptre, avant que de le prendre

Ma parfaite amitié fit vœu de vous le rendre,

Et puisqu’enfin les Dieux m’en laissent le pouvoir,

J’acquitte avec honneur mes vœux ; mon devoir.

ALEXANDRE.

Moi, que j’ôte le Sceptre à qui je dois la vie,

À vous, à qui je dois le salut d’Isménie ?

C’est peu de vous céder l’Empire de ces lieux,

Cher Prince, c’est un bien qui fut à vos Aïeux ;

Je fais en vous laissant la suprême Puissance

Un acte d’équité, non de reconnaissance,

Et ma juste amitié doit rechercher ailleurs

D’autres occasions à montrer ses chaleurs.

DÉMÉTRIUS.

Il est vrai, mes Aïeux ont porté la Couronne,

Mais ce droit ne va pas jusques à ma personne.

Ptolomée autrefois l’acquit par trahison,

Quand un de vos Aïeux pour se faire raison

D’un ennemi voisin, ayant quitté l’Épire,

Mon Aïeul Ptolomée envahit cet Empire.

Seul vous êtes le sang des légitimes Rois.

ALEXANDRE.

Vous ne pouvez sans honte abandonner vos droits.

DÉMÉTRIUS.

On cède avec honneur ce qu’on a par le crime.

ALEXANDRE.

La Fortune vous rend un Trône légitime.

DÉMÉTRIUS.

Je ne le tiens du Sort qu’à titre de Tyran.

ALEXANDRE.

Le Ciel se sert pour vous du crime d’Artaban.

DÉMÉTRIUS.

Tremblez à ce seul nom d’horreur et de colère,

Voyez Arsinoé, digne sang de son père,

Ce Monstre couronné triompher dans un rang

Qu’un père ambitieux acquit par tant de sang.

Quoi, vous voudriez laisser le Sceptre à sa famille ?

Je vous détrônerais pour couronner sa fille ?

Me réserveriez-vous à des crimes si grands ?

Tombe plutôt sur moi tout le sort des Tyrans.

Cessez de résister, et plus juste à vous même,

Recevez de ma main la puissance suprême,

Sûr que l’offre du Trône est beaucoup au dessous

De ce que l’amitié voudrait faire pour vous.

ALEXANDRE.

Ce qu’elle fait pour moi va jusques à l’offense ;

Me presser d’accepter la suprême puissance,

C’est m’appeler ingrat, lâche, et me reprocher

Que je ne suis venu que pour vous l’arracher.

Ah ! pour me dérober à ce reproche infâme,

Bien plus que de céder le Sceptre à votre femme

Je verrais sans murmure et sans ressentiment

Artaban à mes yeux régner impunément.

Mon cœur ne conçoit point de supplice si rude

Que de vivre un moment suspect d’ingratitude,

Et ce Monstre adoré des cœurs ambitieux,

D’une invincible horreur frape toujours mes yeux.

Doncques si vous m’aimez...

DÉMÉTRIUS.

Hélas ! si je vous aime ?

Dois-je enfin m’expliquer, et me trahir moi-même ?

Je tremble, je frémis, et mon cœur interdit...

ALEXANDRE.

Que me dit cette peur, ce désordre ?

DÉMÉTRIUS.

Il vous dit,

Que cet ami si cher dont vous vantez le zèle,

Est un ami sans cœur, un lâche, un infidèle,

Qui sous un faux éclat couvrant ses lâchetés...

ALEXANDRE.

Que vous reprochez-vous après tant de bontés ?

DÉMÉTRIUS.

J’aime ; ma passion a trop de violence

Pour pouvoir plus longtemps se contraindre au silence :

Oui, j’aime ; à ce seul mot votre amour alarmé

Ne vous apprend que trop l’objet qui m’a charmé.

ALEXANDRE.

Ah, Prince... c’est donc là ce malheur, ma Princesse,

Dont vous avez tantôt menacé ma tendresse.

Ah ! Destins ennemis !

DÉMÉTRIUS.

Je ne vous dirai pas

Combien pour n’aimer plus j’ai rendu de combats.

J’aurais par mes efforts brisé la tyrannie

De toute autre beauté que celle d’Isménie,

Et j’aurais vu ce cœur libre et victorieux,

Si l’on pouvait guérir du mal que font ses yeux ;

Mais tout ce que j’ai fait croissant sa violence,

Mes feux ont consumé toute ma résistance.

Je ne veux point ici toucher votre pitié ;

Mon amour est un crime envers notre amitié :

Je devais étouffer tous les vœux de mon âme ;

Je devais arracher ou mon cœur ou ma flamme.

Cependant (disons tout, et par ce souvenir

Commence, ingrat ami, commence à te punir)

Cependant loin d’en faire une juste vengeance,

J’ai poussé jusqu’au bout mon ingrate constance.

Par votre éloignement, par le rang que je tiens,

Par mes vœux qu’un divorce allait rendre tous siens,

J’ai crû pouvoir fléchir l’adorable Isménie,

Et prêt d’abandonner tout l’espoir de ma vie,

Je me sers de vous même et de votre retour

Pour un dernier secours que j’offre à mon amour ;

Je tâche à vous tenter par l’offre d’un Empire,

Et contre votre amour tout mon amour conspire.

Voilà ce digne ami, cet ami si parfait ;

Mais n’en soupirez plus, vous serez satisfait,

Je quitte tout pour vous, et voilà la vengeance

Que tire l’amitié d’une amour qui l’offense.

Si c’est assez pour elle, et si c’est vous chérir

Que vous quitter le Sceptre, Isménie, et mourir,

Pour le prix du bonheur que je vous abandonne

Daignez sans plus tarder accepter la Couronne,

Et faisant qu’Isménie excuse mon transport,

Avec elle donnez quelques pleurs à ma mort.

Adieu.

MILON, bas.

Peut-on régner avec tant de faiblesse ?

À Alexandre.

Seigneur, souffrirez-vous...

ALEXANDRE.

Suis ton Maître, et me laisse.

 

 

Scène III

 

ALEXANDRE, seul

 

Ami, cruel autant qu’on peut l’imaginer,

Ne m’as-tu rappelé que pour m’assassiner ?

Où me réduisez-vous, désordre de mon âme,

Pensers précipitez de devoir et de flamme,

Sentiments d’amitié, de confiance, et de foi,

Tendresse, honneur, pitié, que voulez-vous de moi ?

Sans foule expliquez-moi quel dessein est le votre ;

Laissez-vous discerner ; parlez l’un après l’autre ;

Apaisez un tumulte, un trouble où je ne puis

Ni savoir, ni souffrir, ni vaincre mes ennuis.

Mourra-t-il ce grand Prince à qui je dois la vie ?

Mais m’ose-t-il parler de céder Isménie ?

Car enfin je vois bien où s’attache son choix.

Qu’il garde ma Grandeur, je lui cède mes droits ;

Je donne à ses désirs tout, hormis ma Princesse.

Ciel, par l’amour du Trône affaiblis sa tendresse.

Puissants Maîtres des cœurs, rendez-le, justes Dieux,

Un peu moins amoureux et plus ambitieux,

Cher et cruel ami, règne, et souffre que j’aime.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ? ma Princesse, elle même.

 

 

Scène IV

 

ALEXANDRE, ISMÉNIE, LAODICE

 

ALEXANDRE.

Rendez-vous cet honneur au rang que je n’ai plus ?

Ces excès de bonté me rendent tout confus.

ISMÉNIE.

Après les longs ennuis d’une cruelle absence,

J’oublie une légère et faible bienséance.

ALEXANDRE.

Savez-vous le succès d’un funeste retour ?

ISMÉNIE.

Hélas ! Démétrius vous a dit son amour.

ALEXANDRE.

Oui, ce cruel ami m’en a fait confidence,

Et j’apprends des malheurs pires que mon absence :

Mais, ma chère Princesse, être amis et Rivaux,

Hélas ! ce n’est pas là le plus grand de mes maux.

ISMÉNIE.

Par quels autres malheurs la Fortune ennemie

Peut-elle encor troubler une si belle vie ?

Le Tyran préférant sa flamme à son devoir,

Menace, et veut sans doute user de son pouvoir ?

ALEXANDRE.

Que je serais heureux s’il prenait cette voie !

Ma constance verrait sa menace avec joie,

Et ce cœur généreux pourrait mieux s’attacher

Aux biens que sa fureur me voudroit arracher.

Mais il me rend le Trône, et me cède Isménie,

Et quand il veut quitter Trône, Maîtresse, et vie,

Vous pouvez bien juger par ce grand désespoir,

Qu’il me demande tout, et qu’il veut tout avoir ;

Il m’arrache en mourant à tout ce qu’il me donne,

Et met par là si haut les biens qu’il m’abandonne,

Que pour m’en rendre digne il faut y renoncer,

Et que ma seule mort le peut récompenser.

ISMÉNIE.

Ah ! Seigneur, modérez l’excès de ce grand zèle,

Imitez les ardeurs de cet ami fidèle :

Mais voyez jusqu’où va sa générosité ;

Il a choisi, cher Prince, et n’a pas tout quitté.

Il m’a plutôt qu’à vous ouvert toute son âme,

Et bornant son espoir aux douceurs de sa flamme,

Il choisit de deux biens ce qui plaît à ses yeux,

Et vous rend le plus grand, et le plus glorieux.

ALEXANDRE.

Que dites-vous, Princesse ? Isménie, elle même

Me condamnerait-elle à perdre ce que j’aime ?

Elle même à ma flamme imposer cette loi ?

ISMÉNIE.

Prince, vous ne pouvez disposer que de moi.

Vous croyez-vous permis de céder la Couronne ?

Vous devez la reprendre, et l’honneur vous l’ordonne,

Tout l’Empire aujourd’hui vous presse par ma voix

De lui rendre le sang des légitimes Rois.

Voyez quels sentiments votre devoir m’inspire ;

Malgré tout mon amour je vous cède à l’Empire.

Par cet effort mortel que je fais sur mon cœur,

Pour payer votre ami sans trahir votre honneur ;

Par ces larmes qu’arrache un si grand sacrifice ;

Par cet ami si cher et si plein d’injustice,

Écoutés un devoir de votre rang jaloux :

Cédez votre Isménie, elle dépend de vous.

J’immole tout mon cœur aux soins de votre gloire ;

Ne me dérobez pas cette grande victoire,

Et qu’on dise par tout après un si beau choix,

Isménie a sauvé le plus grand de nos Rois,

Et pour le couronner cédant tout ce qu’elle aime,

Son amour s’est fait voir plus grand que l’amour même.

ALEXANDRE.

Hélas ! à quelle gloire aspire votre cœur !

Puis-je régner sans vous, et vivre avec honneur ?

Si vous avez dessein de sauver l’un et l’autre,

Et de justifier son amour et le votre,

Montez dessus le Trône, et par ce doux espoir

Consolez mon amour, et servez mon devoir.

ISMÉNIE.

Vous vivriez donc sans moi, si j’étais couronnée ?

ALEXANDRE.

Régnez sans éclaircir ma triste destinée.

ISMÉNIE.

Pour la remplir, Seigneur, vous devez être Roi.

ALEXANDRE.

Régnerai-je sans vous, et vivrez-vous sans moi ?

Non, non, connaissez mieux toute ma destinée ;

D’un côté regardez l’amour infortunée ;

Et puis jetez les yeux sur la triste amitié.

Où peut-on voir un sort si digne de pitié ?

Ce cher Démétrius qui m’a sauvé la vie,

Lui qui seul m’a sauvé mon aimable Isménie,

Perdra-t-il tout son bien, vous, l’Empire, et le jour ?

ISMÉNIE.

Prince, connaissez mieux le but de son amour.

Il ne me cède pas en cédant la Couronne,

Et si vous méprisez ce qu’il vous abandonne,

Voyez que cet ami par un faux désespoir

Ainsi que votre amour trompe votre devoir.

ALEXANDRE.

Quel que soit son motif, n’ôtons rien à sa gloire :

Quand je pourrais douter de ce que j’en dois croire,

Puis-je sans être indigne et de vous du jour,

Perdre un ami si cher, et trahir son amour ?

Dans l’état malheureux où ma flamme est réduite,

Mon honneur ne se peut sauver que par la fuite ;

Je ne puis vous céder, ni régner qu’avec vous :

Tout parti m’est fatal ou peu digne de nous ;

Et de peur de choisir je fuis votre présence.

Seule réglez mon sort ; et sur cette assurance

Je prends congé de vous, et vais dans ce moment

Revoir les tristes lieux de mon bannissement :

De là, si de deux biens que pour lui j’abandonne,

Mon Rival veut choisir, et garder la Couronne,

Vôtre Amant viendra passer à vos genoux

Des jours, que par votre ordre il gardera pour vous.

ISMÉNIE.

Quoi, me quitter si tôt ?

ALEXANDRE.

Peu sachant ma venue,

Ma fuite cette nuit en sera moins connue :

Un prompt départ faisant douter de mon retour,

Peut épargner un peu de honte à mon amour.

ISMÉNIE.

Ah ! devoir trop cruel !

ALEXANDRE.

Quoi, vous pleurez, Princesse ?

Adieu, je fuis des pleurs qui tentent ma tendresse,

Et vais dans mon exil attendre un sort plus doux,

Et du temps, et des Dieux, et plus encor de vous.

 

 

Scène V

 

ISMÉNIE, LAODICE

 

LAODICE.

Quoi, le Prince s’enfuit, et cet ingrat vous quitte ?

ISMÉNIE.

Il fuit, et cette fuite est d’un si grand mérite,

Que si son cœur eût pu se rendre à d’autres soins,

Peut-être mon amour l’en estimerait moins.

LAODICE.

Est-il rien à ce Roi si cher que sa Maîtresse ?

ISMÉNIE.

Peut-il vivre en ces lieux sans honte et sans faiblesse ?

Trahira-t-il l’espoir de son libérateur ?

Régnera-t-il sans moi ? vivra-t-il sans honneur ?

Tu sais mal les devoirs d’une âme délicate :

Pour fuir le nom d’injuste, et le titre d’ingrate,

Elle peut négliger ce qu’elle aime le mieux ;

Et dans l’ordre des biens qui lui sont précieux,

Quelque amère douleur qu’en souffre sa tendresse,

L’honneur est un degré plus haut que la Maîtresse.

Il ne se dément point, tu sais avec quel cœur

Il souffrit sa disgrâce en quittant sa Grandeur :

Le Roi toujours fidèle à sa reconnaissance,

Semble avoir oublié son Trône et sa vengeance,

Et de ses Alliés négligeant le secours,

Sa vertu fait partout la gloire de ses jours.

Cependant qu’il est dur de voir fuir ce qu’on aime !

Je ne sais quoi m’entraine, et m’arrache à moi même.

Allons suivre le Prince, et dans les mêmes lieux

Attendre un meilleur sort et du temps et des Dieux.

LAODICE.

Vous le suivre ? vous fuir ?

ISMÉNIE.

Excuse ma faiblesse,

Vois les biens que je suis, et les maux que je laisse.

Un Roi m’aime en ces lieux, un Roi peut tout oser,

Et cette seule crainte a de quoi m’excuser ;

Mais je crains plus encor de mon amour extrême ;

Puis-je aimer, puis-je vivre, et perdre ce que j’aime ?

LAODICE.

Madame, oubliez-vous ce que vous vous devez ?

ISMÉNIE.

Ou la fuite, ou la mort.

LAODICE.

Fuyez donc, et vivez.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MILON, TÉLAMON

 

MILON.

Ah, que je suis heureux d’empêcher cette fuite !

TÉLAMON.

Par votre ordre, Seigneur, j’observais sa conduite :

Mais qui l’eût jamais crû, que dans un même jour

Sa fuite de si près eût suivi son retour ?

MILON.

Il m’était trop suspect pour le laisser sans garde :

Comme à le laisser fuir tout mon bien se hasarde,

Sans me fier qu’à moi j’ai suivi ton avis ;

Au sortir de Dodone enfin je l’ai surpris,

Au moment qu’il entrait dans ce lieu Prophétique,

Dans la forêt fameuse où l’Oracle s’explique.

En ramenant le Prince, et rentrant dans ces lieux,

La Princesse paraît comme un Astre à mes yeux :

À chercher son Amant cette Belle empressée,

Ayant l’esprit troublé, plein de cette pensée,

Elle me prend pour lui, m’arrête par le bras,

La Lune faiblement éclairait ses appas.

Ô Dieux ! qu’en cet état elle me parut belle !

Cet amas de clartés qu’on voit briller en elle,

De l’Astre de la nuit prenant un faible jour,

Inspirait moins de crainte, et donnait plus d’amour.

Pouvez-vous fuir sans moi, Prince ? s’écria-t-elle,

Mais voyant son erreur, c’est toi, Monstre infidèle ;

Elle fuit, et le Prince, en lui tendant la main,

Vous me suiviez, dit-il, et je fuyais en vain.

Tu vois quelles horreurs a pour moi la Princesse,

Ma fureur redoublait en voyant leur tendresse ;

La mutuelle ardeur de leurs brûlants soupirs

Allumait ma colère, et glaçait mes désirs.

Voyant mon Rival seul, de nuit, sous ma puissance,

Mon amour me tentait d’achever ma vengeance,

Et surpris par l’appas de cette occasion

Il laissait échapper son indignation.

De cet heureux Amant j’allais trancher la vie ;

Mais ma fureur a craint le courroux d’Isménie ;

Je perdais mon Rival si j’avais moins aimé,

L’amour armait mon bras, l’amour l’a désarmé.

TÉLAMON.

Mais pourquoi dans ces lieux retenir Alexandre ?

C’est un Rival de plus dont il vous faut défendre.

MILON.

Ah, je ne crains de lui que son éloignement.

Vois si ma Politique agit sans fondement :

Mon rival ne se peut sauver que par l’absence,

Loin de nous il pourrait armer pour sa puissance.

D’ailleurs le Tyran seul est bien plus dangereux,

J’affaiblis l’un par l’autre étant ici tous deux :

Si l’un fuit, l’autre ici règnerait sans contrainte,

Et pour perdre du Peuple et la haine et la crainte,

Il pourrait publier qu’il voulait tout quitter,

Mais qu’Alexandre a fui pour ne rien accepter.

J’ôte à notre Tyran un si grand avantage ;

La fuite d’un Rival lui donne de l’ombrage,

Elle lui rend suspect cet ami généreux,

Et d’un accord fatal va rompre tous les nœuds.

Il l’a fait arrêter, et cet éclat de haine

Brise le premier nœud d’une si forte chaîne,

Et si notre Tyran attente sur le Roi,

Il tombe sans ressource, et tout dépend de moi.

Il vient.

 

 

Scène II

 

DÉMÉTRIUS, TÉLAMON, MILON

 

DÉMÉTRIUS.

Que Seleucus le garde, et m’en réponde.

MILON.

Cette fuite, Seigneur, étonne tout le monde.

DÉMÉTRIUS.

M’ayant fait voir tous deux de si beaux sentiments,

Ce procédé confond tous mes raisonnements.

Quelle fuite jamais fut si précipitée ?

MILON.

Avant que de venir ils l’avaient concertée.

DÉMÉTRIUS.

Mais je la lui quittais, pourquoi me l’arracher ?

MILON.

Vos offres n’ont servi qu’à les effaroucher,

Alexandre a trop crû sa lâche défiance.

Mon Rival, disait-il, quitte tout ; l’apparence !

Quelque piège est tendu sous de si beaux appas,

Fuyons, fuyons, Princesse, et ne l’attendons pas.

Tandis que la Princesse était sous votre Empire,

Il n’osait attenter sur le Trône d’Épire ;

Mais de ces deux trésors l’un étant enlevé :

Il eût demandé l’autre après s’être sauvé.

DÉMÉTRIUS.

Que de divers transports mon âme est possédée !

Quoi ? l’enlever après que je l’avais cédée ?

L’enlever, et m’ôter par cet injuste effort

Le fruit de mes douleurs, et le prix de ma mort ?

Je lui rendais le Sceptre, et dans mon zèle extrême

Ne pouvant sans mourir lui quitter ce que j’aime,

J’allais mourir pour lui, sans que mon amitié

Par ces preuves de foi si dignes de pitié,

Pour toutes mes douleurs, et pour toutes mes pertes

Prétendit que l’honneur de les avoir souffertes,

Et lui, que je comblois de gloire et de bonheur,

Le perfide, l’ingrat, me ravit cet honneur ?

Pour remettre en ses mains la suprême puissance,

J’entre dans les horreurs d’une indigne alliance,

Je suis pour le sauver le gendre d’Artaban ;

Et pour tant de bienfaits il me traite en Tyran ?

Il m’enlève Isménie, il s’enfuit avec elle ?

Je te connaissais mal, ami trop infidèle.

MILON.

Vous le connaissez mal encor en ce moment

Lors que vous l’accusez de ce rapt seulement ;

Athènes, où j’ai su que s’adressait sa fuite,

L’aime, et vous hait assez pour en craindre la suite.

DÉMÉTRIUS.

Craindrai-je pour le Sceptre ? il a pu l’accepter.

MILON.

Il croit plus glorieux de venir vous l’ôter ;

Un Empire conquis a pour lui plus de charmes :

Il veut au droit du sang joindre celui des armes,

Venger l’honneur du Trône, et dedans votre sang

Se laver de l’affront d’avoir perdu son rang.

DÉMÉTRIUS.

Sans chercher ces raisons pour le charger d’un crime

Dont je ne puis avoir de soupçon légitime,

Cette fuite infidèle, et cet enlèvement

Sont les dignes sujets de mon ressentiment.

L’ingrat ! et je voulais lui quitter la Couronne ?

Lâcheté trop infâme où l’amour m’abandonne,

D’un faux éclat d’honneur fantôme revêtu,

Ne prends plus dans mon cœur le titre de vertu.

Qu’êtes-vous devenus dans ce désordre extrême,

Beaux désirs de régner, amour du Diadème ?

Vous qui devez remplir toute l’âme d’un Roi,

Ay-je pu vous céder pour un ami sans foi ?

Reprenez pour toujours l’empire de mon âme.

Et vous, chères ardeurs d’une immortelle flamme,

Que l’aveugle amitié trahissait lâchement,

Rallumez-vous au feu de mon ressentiment.

Ah ! Milon, que ne puis-je espérer d’Isménie

Quelque adoucissement à ma peine infinie !

Ah, que de cet ingrat je prendrais à mon tour

Une douce vengeance et chère à mon amour !

Mais que puis-je espérer dans mon malheur extrême ?

MILON.

Contre votre malheur n’employez que vous même ;

Pour gagner Isménie offrez-lui votre main ;

Offrez-lui la Couronne en Amant souverain,

Et pour ne trouver plus d’obstacle à votre flamme,

Et du Trône, et du lit, bannissez votre femme.

Séparez des désirs qui s’accordent si mal,

Les soins de votre amour, et l’amour d’un Rival.

Perdez l’un ; gardez l’autre avec plus de courage,

Vous aimez, vous régnez ; en faut-il davantage ?

Pour servir votre amour commencez d’être Roi.

DÉMÉTRIUS.

Dois-je armer contre lui ce qu’il quitte pour moi ?

MILON.

De votre offre du Trône il a su se défendre

Pour vous précipiter d’où vous vouliez descendre ;

C’est du sang de Pyrrus l’ambitieux espoir,

D’arracher un honneur qu’il ne veut pas devoir.

DÉMÉTRIUS.

Ce soupçon est injuste, et ta rage ennemie...

MILON.

Prenez-vous son parti ?

DÉMÉTRIUS.

Je hais la calomnie.

MILON.

Seigneur, la défiance est la vertu des Rois.

DÉMÉTRIUS.

Dis plutôt des Tyrans.

MILON.

Vous en avez le choix ;

Roi, Tyran, quelque nom que prenne un nouveau Maître,

Il doit craindre toujours quiconque a droit de l’être ;

Pour bien régner, il faut craindre plus d’une fois ;

Et toujours les soupçons sont du conseil des Rois.

DÉMÉTRIUS.

Si l’on ne peut régner ou sans crainte ou sans crime,

Je renonce à ce Trône injuste ou légitime.

MILON.

Pensez-vous qu’il vous soit facile d’en sortir,

Qu’il soit sûr d’en descendre, et de vous démentir ?

On ne fait point divorce avec le rang suprême :

Il faut le retenir en dépit de soi-même.

Prince ou Tyran, qui cède est prêt à succomber,

Et l’on ne descend point du Trône sans tomber.

Pour garder sûrement et le Trône et la vie,

Perdez votre Rival, régnez sans jalousie ;

Ou si vous résolvez encor de l’épargner,

Seigneur, sortez du Trône, et le laissez régner.

Il saura mieux que vous user de mes maximes.

DÉMÉTRIUS.

Il saura mieux que moi te punir de tes crimes.

MILON.

Quels crimes ? c’est pour vous seulement que j’en fais.

DÉMÉTRIUS.

Pour moi, lâche ! fuis, Monstre, et ne reviens jamais.

 

 

Scène III

 

DÉMÉTRIUS, TÉLAMON

 

DÉMÉTRIUS.

Qu’avec juste raison je bannis cet infâme !

Le dangereux poison, qu’il verse dans mon âme

M’a si fort déguisé, que d’un esprit confus

Je me cherche moi-même, et ne me trouve plus.

Où sont tes sentiments autrefois si sublimes,

Où l’amour des vertus, où la haine des crimes ?

Par quel bizarre effet, par quel dérèglement

Ce qui te fit horreur te paraît-il charmant ?

L’amour ne saurait-il entrer dedans une âme

Sans y jeter le trouble aussitôt que sa flamme ?

Sera-t-il toujours mal avecque la raison,

Et ne peut-il régner sans quelque trahison ?

Écoute enfin la voix du remords qui t’accuse,

Tyran, et romps enfin le charme qui t’abuse.

Mais quel charme plutôt qui t’empêche de voir

Que Milon sert ma gloire, et soutient mon devoir ?

Il me veut conserver mon Sceptre et ma Maîtresse,

L’autre me les ravit ; ah ! c’est trop de faiblesse.

Gardes, suivez Milon ; je suis prêt à l’ouïr,

Qu’il vienne, mon courroux vient de s’évanouir.

Télamon sort et Arsinoé entre.

Je veux tout accorder au secours de ma flamme,

S’il faut perdre un ami, détrôner une femme,

Je ne refuse rien pour en venir à bout,

Et ce cœur amoureux est capable de tout.

 

 

Scène IV

 

ARSINOÉ, DÉMÉTRIUS

 

ARSINOÉ.

Qu’entends-je !

DÉMÉTRIUS, sans voir Arsinoé.

C’en est fait ; je suivrai ton envie ;

Périsse Arsinoé ; vive et règne Isménie ;

Meure Alexandre.

ARSINOÉ.

Ô Dieux !

DÉMÉTRIUS.

J’y consens sans regret :

Reviens.

À Arsinoé.

Dieux ! osez-vous entrer dans mon secret ?

Ce lâche procédé marque votre naissance :

Mais votre jalousie a pris trop de licence,

Et de quelque dessein dont je vous sois suspect,

M’éclairer de si près c’est manquer de respect.

Et bien, vous n’avez plus aucun doute dans l’âme,

Vous êtes éclaircie, et connaissez ma flamme ;

Vous avez découvert avec vos soins jaloux,

Que j’aime une beauté plus aimable que vous ;

Pour vous éclaircir mieux je veux bien le redire,

Isménie est l’objet pour qui mon cœur soupire,

M’entendez-vous, Madame ? instruite de mon choix,

Songez à faire place au sang de tant de Rois,

Allez lui raconter, mais sans réserve aucune,

Que mon amour lui fait raison de sa fortune

Qui n’a pas daigné mettre un Sceptre dans ses mains,

Dignes de gouverner l’Empire des humains.

Ayant reçu le mien, rendez-lui votre hommage,

Si votre fier orgueil, votre jalouse rage

Ne peuvent s’abaisser à cette juste loi,

Songez pour obéir que je suis votre Roi.

Adieu, suivez mon ordre.

 

 

Scène V

 

ARSINOÉ, seule

 

Est-ce un charme, est-ce un songe,

Qui dans une erreur folle, et m’entraîne, et me plonge ?

Le traître a déjà fait un choix à son amour :

Celle que sa beauté fait régner dans ma Cour,

Que je hais d’autant plus qu’elle est plus adorée,

Pour comble de malheurs me sera préférée.

Le perfide a-t-il crû qu’il s’adressait à moi ?

Est-ce à moi qu’il parlait, à moi, qui l’ai fait Roi ?

Ah, Tyran, fuis aux traits de ma juste colère,

Si le Trône est mal sûr contre ceux de mon père,

Crains en moi la fureur de mes fameux parents,

D’une race fatale à l’orgueil des Tyrans.

Milon entre avec Télamon.

Souviens-toi par quel sang ; par quelle victime

Artaban te vendit un Trône illégitime.

Tyran, je suis son sang, j’ai sa rage en mon sein,

Son orgueil dans mon cœur, et sa foudre en ma main.

Mais que fais-je ? quelqu’un pourrait ici m’entendre.

 

 

Scène VI

 

ARSINOÉ, TÉLAMON, MILON

 

ARSINOÉ.

C’est toi, Milon, reviens ; je te veux tout apprendre.

MILON.

Par ordre exprès du Roi, je revenais ici.

ARSINOÉ.

Arrête ; il faut enfin que tu sois éclairci.

Télamon, ayez soin qu’aucun ne nous surprenne.

Milon, tu viens de voir un éclat de ma haine,

Tu sais que mon amour est l’unique secours

À qui Démétrius doit sa gloire et ses jours ;

Même encore pour lui je sens quelques tendresses ;

Mais il est temps enfin d’étouffer ces faiblesses,

Tu vois mes déplaisirs, tu vois si j’ai raison

D’armer la trahison contre la trahison,

Qui s’apprête à trahir consent qu’on le trahisse.

Enfin si ce dessein avait moins de justice,

Il ne se serait pas établi dans mon cœur,

Avec tant de repos, de calme, et de douceur.

Depuis que mon esprit le contemple et l’embrasse,

Nul penser pour le Roi ne m’a demandé grâce ;

Tous demandent sa mort ; maintenant c’est à toi

D’en avertir le traître, ou de te joindre à moi.

MILON.

Ô Dieux !

ARSINOÉ.

Pour t’engager à suivre ma querelle,

Ne t’imagine pas qu’en ce lieu je rappelle

Tant de bienfaits reçus d’Artaban et de moi ;

Aux vrais hommes de Cour, aux hommes comme toi,

C’est un faible motif que la reconnaissance ;

Oublier les bienfaits c’est leur haute prudence ;

Il faut, à qui s’en sert, et les veut retenir,

Le charme du présent, l’espoir de l’advenir.

Laisse à part mes faveurs et celles de mon père,

Et songe seulement à ce que je puis faire.

Tu te vois Favori, mais d’un Maître inconstant,

Difficile à garder, inquiet, mécontent.

Veux-tu toujours marcher entre ces précipices ?

Voici pour en sortir des moments fort propices.

Ose, prends cœur, suis-moi d’un pas ferme et constant ;

Le Tyran mort, Milon, la Couronne t’attend.

MILON.

Pensez-vous bien, Madame, à l’horreur de ce crime ?

ARSINOÉ.

Pour perdre qui trahit tout semble légitime.

MILON.

Mais ne sentez-vous point ces remords, ces terreurs,

Que l’image du crime imprime aux plus grands cœurs ?

ARSINOÉ.

Toi, parler de remords ? ô Dieux, quelle impudence !

Milon m’ose parler d’honneur et d’innocence ?

Avec quel front, cruel, à mes yeux oses-tu

Me faire des leçons d’honneur et de vertu ?

Toi, l’ami d’Artaban...

MILON.

Agréable colère !

À ces marques en vous je connais votre père.

Digne sang d’Artaban, pardonnez une horreur

Que j’ai feinte à dessein de sonder votre cœur.

Grâce aux Dieux, je vous vois courir à la vengeance

En fille du Héros dont vous prîtes naissance,

Qui dans ses plus hardis et plus sanglants efforts

A vu toujours son âme au dessus du remords.

Je me joins avec vous, et vais mettre en usage

Le bel Art dont sous lui je fis apprentissage.

Instruit par les leçons de vos dignes parents,

Je cours ensanglanter le Trône des Tyrans,

Et du grand Artaban surpassant les maximes,

Par un crime plus grand couronner tous ses crimes.

ARSINOÉ.

Je reconnais Milon à ces beaux mouvements.

MILON.

Connaissez jusqu’au bout quels sont mes sentiments :

L’ardeur de vous servir où mon cœur s’abandonne,

Redouble par l’horreur que le Tyran me donne.

Le lâche a pu former le dessein de quitter

Ce que de tout son sang il devrait acheter ;

Il condamne Artaban, et maintenant n’aspire

Qu’à vous ôter, l’ingrat, les marques de l’Empire :

Jugez du traitement que j’en puis recevoir.

Ces inégalités m’ont mis au désespoir ;

J’ai voulu vous trahir pour tâcher de lui plaire,

Brouiller tout pour me rendre encor plus nécessaire,

Le Tyran maintenant m’a mis de son secret,

Je le sers contre vous, et le sers à regret ;

Mais il verra bientôt, si le Ciel m’est propice,

Quels fruits vos ennemis tirent de mon service ;

Seule vous règnerez ; pour ce coup seulement

Prêtez-moi tout entier votre ressentiment :

Votre père Artaban, dont nous suivons les traces,

Me laissant de l’État toutes les fortes Places...

ARSINOÉ.

Ces suretés pour moi sont fort à dédaigner ;

Je songe à me venger, et non pas à régner,

Et ce cœur amoureux cherche à punir un traître,

Plus pour mourir vengé, que pour vivre sans Maître.

MILON.

Si vous perdre avec lui suffit pour vous venger,

Toutes mes suretés sont fort à négliger :

Mais jouissez longtemps du fruit de la vengeance ;

J’en connais un moyen digne de ma prudence.

Son Rival doit prétendre au pouvoir Souverain,

Faisons que pour ce coup il nous prête la main ;

J’en fais semer le bruit pour servir notre haine,

Et sur lui nous saurons en rejeter la peine.

ARSINOÉ.

Leur étroite amitié nous défend ce secours.

MILON.

Leur étroite amitié n’a plus le même cours ;

Le Prince descendait jusqu’à cette faiblesse,

De fuir, et de céder le Trône, et la Princesse ;

Mais j’ai su déguiser sa fuite avec tant d’art,

Que le Tyran l’a fait arrêter de sa part.

Pour servir son amour encore il me rappelle,

Et je vais lui donner un conseil si fidèle

Qu’il faut que son Rival, ou périsse aujourd’hui,

Ou force sa douleur à s’armer contre lui.

ARSINOÉ.

Mais comment l’engager dans notre confidence ?

MILON.

Se commettre au hasard est quelquefois prudence.

On séduit aisément des esprits mécontents.

Mais en ce lieu suspect nous sommes trop longtemps,

On peut nous soupçonner ; que rien ne vous étonne,

Seule sans plus tarder vous aurez la Couronne.

ARSINOÉ.

Adieu, je ne la veux que pour te faire Roi.

 

 

Scène VII

 

MILON, seul

 

Ce n’est pas mon dessein de régner avec toi :

Une autre par ma main sur le Trône élevée

Doit rendre pleinement ma fortune achevée.

Quel torrent de bonheur d’un cours précipité

M’entraîne dans ce port si longtemps souhaité ?

Trône, Maîtresse...

 

 

Scène VIII

 

MILON, SELEUCUS

 

MILON.

Enfin nous tenons Alexandre.

SELEUCUS.

Confus, et dans son sort ne pouvant rien comprendre,

Il demande à parler, et l’apprendre du Roi.

MILON.

Il n’est pas en état de l’obtenir de moi.

Et la Princesse ?

SELEUCUS.

Hélas ! triste et désespérée,

Du Prince pour jamais se voyant séparée,

Elle donne des pleurs au sort de son Amant.

MILON.

Que ce Prince est heureux d’être plaint tendrement,

Et pleuré de ces yeux où brillent tant de charmes !

Que n’ai-je part, Princesse, à de si belles larmes,

Et de ceux qu’à souffrir vos yeux ont condamnez,

Que ne connaissez-vous les plus infortunés !

Les maux que vous pleurez sont moindres que les nôtres :

Les pleurs de mon Rival sont vengez par les vôtres ;

Mais ceux de mon amour et de mon désespoir,

Loin d’être regrettez n’osent se faire voir.

Mais où m’emportez-vous, ridicules faiblesses ?

Seleucus, est-ce à moi d’écouter ces tendresses ?

Ces soupirs ne sont pas d’un cœur comme le mien,

Et la plainte est honteuse à qui n’espère rien.

Je dois d’autres transports aux ardeurs de mon âme.

Rappelé par le Roi pour conduire sa flamme,

J’apprête à mes Rivaux un trait mortel et noir

Qui ne peut inspirer que haine et désespoir :

Sans leur division ma ruine est certaine ;

Il faut que mon amour triomphe par leur haine.

SELEUCUS.

Craignez que ces fureurs ne retombent sur vous,

Je n’attends rien de bon d’un aveugle courroux,

Qui pour des biens douteux porte tout à l’extrême.

La Fortune, Milon, n’est pas toujours la même,

Et si jusqu’à ce jour elle a suivi vos pas,

La Fortune se prête, et ne se donne pas.

MILON.

Sitôt qu’entre nos mains la Fortune se livre,

Qui la sait gourmander, la force de le suivre.

À qui peut tout oser et braver le trépas,

La Fortune se donne, et ne se prête pas.

Prends soin du Prisonnier ; cache son innocence.

Et des yeux du Tyran éloigne sa présence.

Va, dis-lui que le Roi lui défend de le voir.

Au retour tu sauras jusqu’où va mon espoir.

Tu sauras que le Ciel par une illustre voie

Précipite déjà le moment de ma joie,

Qu’il ne m’offre pas moins que le titre de Roi,

Et qu’il n’est presque rien entre le Trône et moi.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ALEXANDRE, SELEUCUS

 

ALEXANDRE.

Ces cruels traitements ont droit de me surprendre.

Quoi ? me faire arrêter, refuser de m’entendre,

M’arracher Isménie, et m’ôter la douceur

De pouvoir auprès d’elle alléger ma douleur !

Quand je quitte pour lui Trône, vie, et Maîtresse,

Il ose soupçonner ma fuite et ma tendresse.

Quel charme m’a ravi mon cher Démétrius ?

Est-il si fort changé ? ne me connaît-il plus ?

SELEUCUS.

Il vous fait arrêter quand il craint votre fuite,

Mais vous êtes ici libre sous ma conduite ;

Quoi que sur lui l’amour ait pris trop de pouvoir ;

Il vous rend Isménie, et vous la pourrez voir.

ALEXANDRE.

Et je la pourrai voir mon aimable Isménie ?

Tu rends à mon amour une joie infinie ;

Ces bontés d’un Rival, ces retours de pitié

Me font voir dans son cœur un reste d’amitié.

SELEUCUS.

Seigneur, vous puis-je enfin parler en confidence ?

N’attendez rien du Roi, craignez sa violence,

Et puisque sa fureur ose tout contre vous,

Songez... Mais vous pourriez vous défier de nous.

ALEXANDRE.

Me viens-tu conseiller par les avis d’un traître ?

Viens-tu sonder mon cœur en condamnant ton Maître ?

SELEUCUS.

Quoi ! mes conseils, Seigneur, vous seraient-ils suspects ?

ALEXANDRE.

Garde à Démétrius ton zèle ; tes respects ;

Puisque le Sort, les Dieux, et ma reconnaissance

Ont mis dedans ses mains la suprême puissance,

Lâche, révère en lui le sacré nom de Roi,

Et prends de ton devoir, prends l’exemple sur moi.

Qu’il souille ce grand Nom par celui d’infidèle,

Je ne veux écouter, ni corrompre ton zèle.

Il règne, j’y consens, et fais ce que je dois :

Apprends par mes respects ce que l’on doit aux Rois.

Si tu veux m’obliger sans honte et sans faiblesse,

Hâte ce doux moment qui me rend ma Princesse ;

Je crains...

SELEUCUS.

Vous l’allez voir.

ALEXANDRE.

Seleucus, je la vois.

 

 

Scène II

 

ISMÉNIE, ALEXANDRE, TÉLAMON, SELEUCUS

 

TÉLAMON.

Madame, vous savez quel est l’ordre du Roi ;

J’attends votre réponse avec impatience.

ISMÉNIE, parlant à Seleucus et Télamon.

Laissez ce moment libre à notre confidence.

 

 

Scène III

 

ALEXANDRE, ISMÉNIE

 

ALEXANDRE.

Vous puis-je encor revoir ? qu’en l’état où je suis

J’ai souffert loin de vous de peines et d’ennuis !

Mais quoi ? vous paraissez étonnée, interdite.

ISMÉNIE.

Prince, à quoi pensez-vous devoir cette visite ?

Ce n’est point aux faveurs d’un ami généreux ;

C’est à la cruauté d’un Tyran amoureux :

De ce fatal écrit vous le pourrez apprendre.

ALEXANDRE, en prenant le Billet.

Je tremble, je frémis, Madame, à vous entendre,

Princesse, si vos lois m’ordonnent de périr,

Il faut que mon Rival partage ma fortune ;

Que nous tombions tous deux d’une chute commune,

Ou que votre pitié songe à me secourir.

Démétrius.

ISMÉNIE.

Voilà cet ami magnanime

Qu’on ne pouvait quitter ni refuser sans crime,

Et pour qui votre amour m’ose presque trahir.

ALEXANDRE.

Je te plains, pauvre Prince, et ne te puis haïr.

Des conseils de l’amour voyez la tyrannie,

Ou plutôt admirez le pouvoir d’Isménie,

Dont les traits par un sort trop digne de pitié

Blessent d’un coup mortel une illustre amitié.

ISMÉNIE.

Excusez-vous encor sa rage et sa faiblesse ?

ALEXANDRE.

Je sais sur tous les cœurs ce que peut ma Princesse ;

Tous ces dérèglements qu’enfantent ses beaux yeux,

Sont la gloire du Monde, et la faute des Dieux :

Le Roi n’a pu forcer les transports de sa flamme,

Vous voyez son dessein ; mais le votre, Madame ?

Mourrai-je ? ou mon Rival a-t-il lieu d’espérer ?

ISMÉNIE.

Est-ce moi qu’on choisit pour en délibérer ?

Nos malheurs sont trop grands pour la faible Isménie,

Et cet injuste choix a trop de tyrannie.

C’était tantôt à vous, maintenant c’est à moi,

Tantôt contre un ami, maintenant contre un Roi ;

Nous avons, vous et moi, de grands combats à rendre,

Vous avez succombé, quel succès puis-je attendre ?

Où vous avez cédé, pourrai-je résister ?

ALEXANDRE.

Un Roi comme un ami n’est pas à redouter :

Contre un ami céder c’est gagner la victoire,

Contre un Roi résister c’est se couvrir de gloire :

Qui cède à son ami, s’il en eût eu le choix,

N’aurait pas consulté pour combattre cent Rois.

ISMÉNIE.

J’aurais pour ce combat de légères alarmes

Si votre ami n’avait toujours les mêmes armes ;

Mais usant envers vous de force ou de douceur,

C’est par vous seulement qu’il attaque mon cœur.

Dans quelle extrémité me réduit sa menace ?

Résister est sur vous attirer sa disgrâce,

C’est perdre ce que j’aime.

ALEXANDRE.

Et ne résister pas,

C’est me donner cent morts pires que le trépas.

Me réserveriez-vous à ce malheur extrême

De voir à mon Rival posséder ce que j’aime,

Et me faire vous même un si funeste sort,

Pensez-vous que ce soit m’arracher de la mort ?

C’est joindre l’infamie à ma triste aventure,

C’est ôter tout leur prix aux peines que j’endure,

Et par des cruautés qui font frémir mon cœur,

C’est m’attacher mourant au char de mon Vainqueur.

Me feriez-vous, Princesse, un destin si contraire ?

ISMÉNIE.

Vous aimez le Tyran, moi je crains sa colère :

Parce qu’il vous est cher, et que je crains pour vous,

Ne dois-je pas...

ALEXANDRE.

Percez ce cœur de mille coups ;

Ajoutez ce reproche au mal qui me dévore :

Oui, je l’aimais, Princesse, et ce cœur l’aime encore ;

Quand j’ai vu les effets de sa triste amitié,

Je ne le cèle point, ses maux m’ont fait pitié ;

J’ai senti comme lui leur violence extrême,

Je l’ai plaint ; j’ai voulu, trop contraire à moi-même,

Malgré les sentiments de ce cœur amoureux,

Me perdre, vous quitter, et le laisser heureux.

Pardonnez-moi des vœux qui vous ont outragée ;

Mon amitié par eux pleinement dégagée,

Si j’ai cédé tantôt à son feint désespoir,

Souffre que mon amour s’oppose à son pouvoir.

Madame, c’en est fait : sa violence extrême

Me rend à mon amour, ou plutôt à moi-même :

Tout mon cœur maintenant agit en liberté.

Si j’ai contre un ami faiblement résisté,

Maintenant qu’un Tyran me déclare la guerre,

Seul je vous défendrai contre toute la terre ;

Sans que quelque fureur dont je sente les coups

Même dans mon trépas me sépare de vous.

Te dois-je pas, Rival, une grâce infinie,

Non à ton amitié, mais à ta tyrannie,

Puisque ta tyrannie enfin m’a redonné

Ce qu’à ton amitié j’avais abandonné ?

ISMÉNIE.

Que vous redonne-t-il s’il vous ôte la vie ?

ALEXANDRE.

La gloire de mourir pour vous avoir servie ;

Et si vous consentez à mon dernier orgueil,

La gloire d’être aimé même dans le cercueil.

Alors que je cédais à l’amitié fidèle,

Je fuyais, je mourais, je quittais tout pour elle ;

Mais m’en voyant trahi, par un destin bien doux

Je rends tout à l’amour, et je meurs tout pour vous :

Esclave seulement de la belle Isménie,

Je vais par mon amour braver la tyrannie ;

Victime d’amitié, j’allais perdre le jour,

Et je mourrai pour vous en Victime d’amour.

ISMÉNIE.

Ah ! vous ne mourrez point.

ALEXANDRE.

Quel dessein est le votre ?

Puis-je vivre, et vous voir entre les bras d’un autre ?

Est-ce là le secours qu’on offre à mes douleurs ?

ISMÉNIE.

Je ne serai qu’à vous malgré tous nos malheurs.

ALEXANDRE.

Le Tyran veut enfin, ma mort, ou ma Princesse.

ISMÉNIE.

Laissez agir pour vous ma gloire et ma tendresse :

Je conçois un dessein grand, noble, généreux,

Un dessein plein de gloire, et digne de tous deux.

ALEXANDRE.

Qu’avez-vous résolu ? quelle est cette entreprise ?

ISMÉNIE.

Je vous aime, Seigneur, que cela vous suffise :

Mon amour fait lui seul ce que je fais pour vous.

ALEXANDRE.

Est-il quelque secret qui le soit entre nous ?

ISMÉNIE.

Adieu, le Roi m’attend avec impatience.

ALEXANDRE.

Accablé de douleurs, sans vous, sans espérance...

ISMÉNIE.

Télamon vient à nous ; avant la fin du jour

Tu sauras ce que peut un véritable amour.

ALEXANDRE.

Quoi ? Madame...

ISMÉNIE.

Obéis, laisse-moi, vis, et m’aime.

 

 

Scène IV

 

ALEXANDRE, seul

 

Que ton dessein me jette en un désordre extrême !

Qu’a-t-elle résolu ? mais n’ai-je pas sa foi ?

J’ai son cœur ; c’est assez, Isménie est à moi :

Je n’ai plus rien à craindre avec cet avantage.

Ciel, Enfer, Dieux, Mortels, que toute votre rage

Fasse tomber ses traits sur des vœux si contents...

 

 

Scène V

 

ARSINOÉ, SELEUCUS, ALEXANDRE

 

ARSINOÉ, à Seleucus.

Avec ton Prisonnier je serai peu de temps ;

Laisse-moi ; tu nuirais à notre confidence.

ALEXANDRE.

Que vois-je ? Arsinoé ? Dieux, fuyons sa présence.

ARSINOÉ.

Me fuyez-vous, Seigneur ?

ALEXANDRE.

S’adresse-t-elle à moi,

La fille d’Artaban ?

ARSINOÉ.

La femme de ton Roi.

ALEXANDRE.

Ennemi des Tyrans, du Trône, et de ma flamme,

J’abhorre également et sa fille et sa femme.

ARSINOÉ.

Quoi ? Seigneur, est-ce ainsi qu’on traite mon époux ?

Avez-vous oublié ce qu’il a fait pour vous ?

Ne vous souvient-il plus avec quelle tendresse

Pour défendre vos jours, pour sauver la Princesse,

Contre les intérêts de sa propre grandeur,

Contre ses amis même animant sa valeur,

Sans épargner le sang de qui prit sa querelle,

Au grand art de régner il parut infidèle ?

C’est à ses grands efforts que vous devez le jour ;

C’est lui seul qui sauva l’objet de votre amour.

ALEXANDRE.

Achevez ce reproche, et dites tout, Madame ;

Dites qu’il m’a sauvé par un Hymen infâme,

Qu’il sauva ma Princesse en vous donnant la main,

Et qu’enfin c’est pour nous qu’il s’est fait Souverain ;

Mais s’il sauva mes jours et ceux de ma Princesse,

De ce qu’il m’a donné voyez ce qu’il me laisse :

Il demande Isménie, et menace mes jours :

Dois-je pas détester ce funeste secours ?

Qu’a fait son amitié que n’ait détruit sa rage ?

Que ne me laissait-il dans ce sanglant naufrage,

Où mon Trône tombant je serais mort en Roi ?

Le Tyran me creusait l’abyme où je me vois :

Connaissant le pouvoir qu’il avait sur mon âme,

L’ingrat ne me sauva que pour servir sa flamme,

Pour me désespérer par un faux désespoir,

Faire périr ma flamme, et trahir mon devoir ;

Voilà ce que je dois à cet ami fidèle.

Vous, qui me reprochez la grandeur de son zèle,

Qui femme d’un ami qui devient mon tyran,

Ne m’offensez pas moins que fille d’Artaban,

Venez-vous m’insulter, ou braver ma colère ?

Si la mort à ma haine a ravi votre père,

J’ai de quoi me venger ; votre époux vit encor,

Et puisqu’il veut m’ôter mon unique trésor,

Qu’il n’attende plus rien d’une amitié blessée,

D’un devoir violé, d’une amour offensée.

ARSINOÉ.

Ah ! ce ressentiment est si digne de vous,

Que mon cœur près de lui s’allume de courroux.

Quelque nœud qui m’attache au sort de ce parjure,

Je vous offre ma main pour venger votre injure,

Contre la tyrannie, et l’injuste fureur

Tout me semble permis, tout crime est sans horreur.

ALEXANDRE.

Ô Dieux !

ARSINOÉ.

Refusez-vous l’offre d’une ennemie ?

ALEXANDRE.

Va porter loin de moi ta lâche perfidie ;

Laisse à mon innocence à guérir mes douleurs :

Tes conseils me feraient mériter mes malheurs.

ARSINOÉ.

Ta faiblesse mérite un destin plus contraire.

ALEXANDRE.

Digne d’un tel époux, et digne d’un tel père,

Dans le ressentiment où ta fureur m’a mis,

Tu me fais plus d’horreur que tous mes ennemis.

Oses-tu me choisir pour l’effroyable crime

Qui doit faire périr ton époux légitime ?

Si mon ressentiment demandait son trépas,

J’irais faire la guerre, et non des attentats.

Je dois, Démétrius, excuser ta furie,

De cette infâme Cour l’horreur te justifie ;

En vain dedans ces lieux ta gloire a combattu,

Si tout ce qui t’approche a souillé ta vertu.

Barbare, qui t’inspire une action si noire ?

D’un si sensible affront je vengerai ma gloire ;

Le Roi vient.

ARSINOÉ.

Est-ce agir en homme généreux ?

ALEXANDRE.

Je sais ce que je dois.

ARSINOÉ.

Ô succès malheureux !

 

 

Scène VI

 

DÉMÉTRIUS, ALEXANDRE, ARSINOÉ, MILON, SELEUCUS

 

MILON.

C’est le Prince et la Reine.

DÉMÉTRIUS.

Évitons leur présence.

ALEXANDRE.

Démétrius, écoute un avis d’importance :

Arrête.

DÉMÉTRIUS.

Quel avis ?

ARSINOÉ, à Milon bas.

Il va tout dire au Roi.

ALEXANDRE.

Malgré les traitements que j’ai reçus de toi,

Quand les avis d’un traître aveuglant ta conduite,

Te font craindre ma haine, et soupçonner ma fuite,

Cet ami malheureux te voyant en danger

Par zèle et par pitié t’avertit d’y songer ;

Mais apprends que du Ciel la puissance suprême

Après ce grand secours t’abandonne à toi même,

Et peut-être le trait que retenaient ses soins

Va partir de la main dont tu l’attends le moins.

DÉMÉTRIUS.

Quoi ! vous me menacez ?

ALEXANDRE.

Après ta violence,

Ce n’est plus ton respect qui m’impose silence,

Et si d’autres motifs ne retenaient mon bras,

Alexandre trahi ne menacerait pas.

M’as-tu crû hors du Trône avec tant de faiblesse,

Pour te précipiter du rang où je te laisse ?

M’as-tu crû sans amis, sans force, et sans pouvoir ?

Rentre enfin en toi-même et songe à ton devoir.

Surtout n’offense pas l’adorable Isménie ;

Épuise sur moi seul ta lâche tyrannie.

Songe que si je veux croire la trahison,

Je puis braver ta haine et rompre ma prison.

C’est peu de ce secours qu’on offre à ma vengeance :

Peut-être encor le peuple arme pour ma défense.

Ose, si tu le peux, te défier de moi :

Moi seul que tu trahis, moi seul je suis pour toi.

Mon malheur m’a forcé de te devoir la vie :

Je veux te la devoir malgré ta perfidie,

Mais en t’avertissant qu’on menace tes jours,

Je te rends ton bienfait par un si grand secours.

Adieu, jouis, ingrat, de ma reconnaissance :

Un reste d’amitié s’oppose à ma vengeance,

Et si tous ont pour toi même fidélité,

Tu vivras plus heureux que tu n’as mérité.

 

 

Scène VII

 

DÉMÉTRIUS, ARSINOÉ, MILON

 

ARSINOÉ, bas.

Ah ! Prince généreux !

MILON, au Roi.

Orgueil insupportable !

DÉMÉTRIUS.

Mais plutôt, ô bonté qui sans cesse m’accable !

Je menace sa vie, et loin de se venger,

Mon Rival m’avertit quand je suis en danger.

Ah ! trop sensible ami d’un lâche et d’un perfide,

Que ne te lasses-tu d’aimer ton homicide !

Que n’es-tu plus barbare, ou moi plus généreux !

Que n’es-tu moins sensible, ou moi moins amoureux !

Source de trahisons, de désordre, et de flamme,

Amour, rends-moi, Tyran, l’empire de mon âme.

À Milon.

Vois quels troubles, quels maux vont produire mes feux ;

Vois l’avis que m’en donne un Rival généreux.

MILON.

Vous laissez-vous corrompre à l’avis qu’il vous donne ?

ARSINOÉ.

Quoi ! Seigneur ?

DÉMÉTRIUS.

Est-ce vous qu’il faut que je soupçonne ?

ARSINOÉ.

Moi, grands Dieux ?

DÉMÉTRIUS.

L’innocente ! osez-vous démentir

Le crime dont le Prince a voulu m’avertir ?

Dans ce soupçon mon âme est toute confirmée :

La frayeur dont tantôt vous étiez alarmée,

Et qu’en vain votre front tâche à dissimuler,

Dit assez que c’est vous dont il vouloit parler.

MILON, bas.

Dans quels nouveaux périls me met sa défiance ?

DÉMÉTRIUS.

Cet orgueil me parlait avec tant d’assurance,

S’est-il évanoui ? parlez, rassurez-vous.

ARSINOÉ.

Je me trouble ; il est vrai, mais c’est pour mon époux.

De mes tendres frayeurs ignorez-vous la cause ?

Voyant à quels périls votre amour vous expose,

Par le funeste avis qu’on vient de vous donner,

Sur ce trouble amoureux m’osez-vous soupçonner ?

DÉMÉTRIUS.

Ah ! j’interprète mieux d’où vous naît cette crainte.

Mais parmi tant de maux dont mon âme est atteinte,

J’abandonne ma vie à tout votre courroux,

Je me livre à vos traits, je m’expose à vos coups.

Soyez pour moi sans foi, sans pitié, sans tendresse ;

J’ai trahi mon ami, j’ai trahi ma Maîtresse ;

Vengez-les, vengez-vous sur un Roi malheureux ;

Soyez enfin pour moi ce que je suis pour eux :

Accablé, désolé, par mon désordre extrême

J’immole à vos fureurs ce reste de moi-même.

Par l’exemple d’un père instruite aux cruautés,

Signalez jusqu’au bout le sang dont vous sortez,

Et délivrez un Roi, par grâce, ou par vengeance,

Des horreurs de son crime et de votre alliance.

 

 

Scène VIII

 

DÉMÉTRIUS, ARSINOÉ, TÉLAMON, MILON

 

TÉLAMON.

Seigneur.

DÉMÉTRIUS.

Viens achever mon dernier désespoir.

TÉLAMON.

La Princesse, Seigneur, se dispose à vous voir.

DÉMÉTRIUS.

Que dis-tu, Télamon ?

TÉLAMON.

Je dis que la Princesse...

DÉMÉTRIUS.

À ce nom, quel espoir, quelle prompte allégresse

Sur mes noires douleurs répand un si beau jour,

Et remplit mon esprit de lumière et d’amour ?

Ton conseil, cher Milon, me sera favorable :

Mais pour mieux soutenir un espoir adorable,

De grâce, sois toujours mon unique secours ;

Tu vois de tous côtés qu’on menace mes jours ;

J’aime encore des jours qui sont pour Isménie,

Je mets entre tes mains ma cruelle ennemie.

MILON.

Ne craignez rien, Seigneur, je ferai mon devoir.

DÉMÉTRIUS.

Vous, cruelle, tremblez, et craignez mon pouvoir.

 

 

Scène IX

 

ARSINOÉ, MILON

 

MILON.

Nous voilà délivrés d’une mortelle crainte.

ARSINOÉ.

Nous sommes seuls, parlons, agissons sans contrainte,

Tu vois pour t’avoir crû le péril que je cours,

Pour avoir d’Alexandre imploré le secours.

MILON.

Mes soins ne sauraient rompre une amitié fidèle ;

Puisque tant de soupçons ne peuvent rien sur elle,

Et ne sauraient brouiller deux Rivaux généreux ;

Confondons leurs destins en les perdant tous deux.

J’avais contre le Prince armé la tyrannie ;

J’attendais un grand coup de l’amitié trahie :

Mais puisqu’enfin de nous il s’ose défier,

Le Tyran doit mourir, et mourir le premier.

ARSINOÉ.

Prévenons promptement sa haine, ou sa faiblesse ;

Le Prince en a trop dit, et je crains la Princesse :

Elle va voir le Roi, peut-être avec dessein

De calmer sa fureur en lui donnant la main.

Perdons sans différer ma superbe Rivale ;

Sa vie à l’un et l’autre est funeste e fatale ;

Allons, allons sur elle essayer nos fureurs.

MILON.

Sur Isménie ! ô Dieux !

ARSINOÉ.

D’où viennent ces frayeurs ?

MILON.

Il faut auparavant se défaire d’un traître,

Affranchir notre haine, et n’avoir plus de maître ;

Après, si la Princesse est digne du trépas,

Ce coup quand nous voudrons ne nous manquera pas.

Vous, perdez le Tyran, et punissez son crime.

ARSINOÉ.

Quoi ! faut-il d’un tel sang faire notre victime ?

MILON.

Quel soudain repentir...

ARSINOÉ.

Pardonne ce remords,

L’amour en expirant fait ses derniers efforts ;

Mais malgré cet amour je te livre une vie

Qui doit être le prix de celle d’Isménie :

Périsse cet ingrat qui me manque de foi,

Par ce sanglant traité, Milon, je suis à toi.

MILON.

Allons tout préparer contre un couple infidèle.

ARSINOÉ.

Je te répons de lui.

MILON.

Moi, je vous répons d’elle.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

SELEUCUS, MILON, TÉLAMON, entrant de deux divers côtés du Théâtre

 

SELEUCUS.

Ah ! Seigneur !

MILON.

C’en est fait, Démétrius est mort.

Mais sais-tu bien l’auteur de ce sanglant effort ?

Une fille à nos soins a dérobé sa vie.

SELEUCUS.

Ô Dieux !

MILON.

Le croiras-tu ? l’adorable Isménie

Est l’instrument fatal d’un crime plein d’horreur,

D’un coup pour qui l’Enfer eût manqué de fureur.

On la tient ; mais c’est peu de se venger sur elle :

Un grand coupable est joint à cette criminelle.

Toi qui gardes ce traître, enfin fais-le venir ;

C’est lui seul, Seleucus, c’est lui qu’il faut punir.

SELEUCUS.

Mais, Seigneur...

MILON.

Immolons cette grande victime.

SELEUCUS.

Sa fuite le dérobe aux peines de son crime.

MILON.

Que me dis-tu ? grands Dieux !

SELEUCUS.

L’assassinat du Roi,

La révolte du Peuple, un Palais plein d’effroi,

Ont fait à cette fuite un succès favorable.

MILON.

Va réparer ta faute, et suivre ce coupable ;

Tout est perdu pour nous s’il est en liberté ;

Va l’arracher des bras d’un Peuple révolté,

Prends nos meilleurs Soldats, et d’une ardeur si prompte...

SELEUCUS.

Il ne peut échapper, et j’en rendrai bon compte :

C’est un faible secours qu’un Peuple mutiné ;

Au premier choc qu’il souffre on le voit étonné.

Vous, ici sur le Trône, à l’abri de l’orage,

Au dedans du Palais, gardez votre avantage :

Le Sort l’a commencé, poussez-le jusqu’au bout :

J’aurai soin du dehors, et vous répons de tout.

MILON.

Va, de quelques malheurs que le Ciel nous menace,

Ma peur s’évanouit par cette noble audace.

 

 

Scène II

 

MILON, TÉLAMON

 

MILON.

Ah ! si le Sort vouloit s’entendre avecque moi,

Je me verrais bientôt heureux Amant et Roi.

Nos mutins dissipez je n’ai plus rien à craindre :

Mais pour nous mieux entendre, il faut cesser de feindre,

Pour me connaître entier, Télamon, sache enfin,

Si le Tyran est mort, que j’en suis l’assassin,

Et le complice seul de cette perfidie,

Sache que c’est l’amour du Trône, et d’Isménie.

TÉLAMON.

Ô Dieux !

MILON.

À Seleucus je cache ma fureur

Pour faire agir son zèle avec plus de chaleur,

En croyant qu’Alexandre a part à ce grand crime.

Ne crains rien : mon dessein rend ce coup légitime.

Au point de tout oser, voyant toujours le Roi

Reprendre ses soupçons, se défier de moi ;

Voyant qu’il aimait trop le Prince, et la Princesse ;

Soupçonnant son amour, sa haine, ou sa faiblesse,

Nous avons par sa mort prévenu son dessein.

La Reine pour ce coup m’a dû prêter sa main ;

Mais sur le point d’agir, sa haine trop timide

A forcé ma fureur à ce grand parricide.

Ayant su qu’Isménie était avec le Roi,

Dedans un cabinet toujours ouvert pour moi,

J’y cours, j’entre au moment qu’en sortait la Princesse,

Un fer brille en sa main, dans ses yeux l’allégresse :

Ce poignard me surprend, et flatte mon dessein ;

Je la suis, et je cours l’arracher de sa main ;

Je rentre ; le Roi seul, l’occasion m’engage :

En l’approchant, mon crime étonne mon courage ;

Mais plus par ce remords je me sens attaquer,

Plus je presse le coup, de peur de le manquer :

Je frappe ; il tombe ; il meurt ; voyant qu’il est sans vie,

Je sors, en m’écriant, qu’on saisisse Isménie,

Qu’on l’arrête, elle vient d’assassiner le Roi.

Pour convaincre quiconque eût soupçonné ma foi,

Ce fer était gravé des Armes d’Alexandre.

TÉLAMON.

Seigneur, après ce coup que pouvez-vous attendre ?

MILON.

La gloire de régner, et la douceur d’aimer.

Mon crime est inconnu ; cesse de m’alarmer :

Tu vois pour mon bonheur qu’un hasard favorable

D’un crime tout à moi fait un autre coupable ;

Cette heureuse imposture a de quoi me couvrir.

TÉLAMON.

Mais ce que vous aimez, le ferez-vous périr ?

MILON.

J’aime trop Isménie, et pour disposer d’elle,

Mon amour malgré moi la traite en criminelle,

Et pour vaincre l’horreur, qu’elle eut toujours pour moi,

Je deviens son témoin, et son Juge, et son Roi.

TÉLAMON.

Vous attirez sur vous une horrible tempête.

MILON.

Je vois tous les périls qui menacent ma tête ;

Avant que m’exposer à ce fatal instant,

Je les avais tous vus d’un œil ferme et constant.

Crois-tu que d’un Roi mort la vaine et faible image,

Ou qu’un lâche remords étonne mon courage ?

Sache, quand un grand coup est parti d’un grand cœur,

Qu’il redouble sa force, et le ferme à la peur ;

L’âme en devient plus forte, et le bras redoutable ;

Tel serait moins hardi s’il était moins coupable,

Et loin qu’un grand forfait rende un cœur abattu,

Le crime a ses Héros ainsi que la vertu.

TÉLAMON.

Mais, Seigneur, vous savez les remords de la Reine,

Vous devez craindre tout des fureurs de sa haine.

Elle vient.

MILON.

Ne crains rien d’un si faible transport.

 

 

Scène III

 

ARSINOÉ, MILON, TÉLAMON

 

ARSINOÉ.

Quoi ! tu m’oses attendre, et mon époux est mort ?

Qu’as-tu fait de mon Roi ? rends-le moi, parricide.

MILON.

Quoi ! vous repentez-vous de la mort d’un perfide ?

ARSINOÉ.

Cruel, mon repentir a prévenu ma main,

Et si ma jalousie en forma le dessein,

Barbare, as-tu bien crû qu’un amour en colère

Aux dépens de mon cœur se voulût satisfaire ?

L’amour dont pour mon Roi je brûlais dans mon cœur

N’était pas moins amour quoi qu’il fût en fureur.

Quand je cours immoler une si chère vie,

Et qu’un soudain transport m’en fait perdre l’envie,

Veux-tu de mon amour un témoin plus certain,

Que ce tendre remords qui fait trembler ma main ?

Tu feins de me venger pour ton seul avantage,

Achève pour régner les effets de ta rage,

Je suis toujours, je suis pour ta confusion

Un obstacle eternel à ton ambition :

Romps ce fatal obstacle, ose tout entreprendre ;

Mêle mon sang au sang que tu viens de répandre.

Achève enfin.

MILON.

C’est trop par d’ingrates douleurs

Me reprocher un coup qui finit vos malheurs.

J’ai bien d’autres soucis au milieu des alarmes,

Sans ceux de condamner, ou combattre vos larmes ;

Ces moments précieux qu’il nous faut épargner,

Ne doivent s’employer qu’à vaincre et qu’à régner.

ARSINOÉ.

Tout ce que ma douleur me laissera de vie,

Je ne veux l’employer qu’à trahir ton envie.

Penses-tu me flatter après la mort du Roi

De l’exécrable espoir de régner avec toi ?

Lorsque je te promets ma main et la couronne,

Lorsqu’à ces lâchetés ma douleur m’abandonne,

As-tu crû profiter de mon aveuglement ?

Ma fureur promit tout sans mon consentement :

Maintenant que la mort d’un époux adorable

Semble te faire au Trône un chemin favorable,

Pour régner malgré moi, traître, n’épargne rien ;

Après le sang du Roi, perfide, prends le mien.

Grand Roi, qu’ont aveuglé les conseils d’un infâme,

Cher époux qu’a trahi ta malheureuse flamme,

Accepte mon remords, et dans mon désespoir

Vois que je songe au moins à faire mon devoir.

Toi qui veux m’épargner, pour t’en ôter l’envie,

Je saurai te forcer à m’arracher la vie.

Elle sort.

MILON.

Je ris de ta menace, et je suis sans effroi,

Je me possède encor, et je suis tout à moi.

Allons par ma présence... Ah ! je vois ma Princesse ;

Pour servir mon amour employons notre adresse :

À Télamon.

Toi, va de Seleucus apprendre notre espoir ;

Je te suivrai bientôt.

 

 

Scène IV

 

ISMÉNIE, MILON

 

ISMÉNIE.

Quel injuste pouvoir,

Quelle étrange licence aujourd’hui t’autorise

À te rendre en ces lieux maître de ma franchise ?

MILON.

Démétrius est mort, et mort par votre main.

ISMÉNIE.

Par ma main, imposteur !

MILON.

Vous le niez en vain ;

Pour vos seuls intérêts jaloux de votre gloire,

J’ai sauvé votre main d’une action si noire,

Et pour votre innocence obstiné contre tous,

J’impute cette mort à tout autre qu’à vous.

ISMÉNIE.

Ose-t-on m’imputer les effets de ta rage ?

MILON.

Quoi qu’il en soit, Madame, on le croit votre ouvrage.

ISMÉNIE.

D’un poignard arraché pers-tu le souvenir ?

MILON.

Ce poignard vous accuse, et je vous dois punir.

Cessez de vous troubler ; je règne par ce crime,

Et Roi, je vous fait part d’un Sceptre légitime ;

Mettez-vous sur le Trône à l’abri de ces coups

Qu’Arsinoé s’apprête à lancer contre vous,

Et prenant de ma main ce superbe avantage...

ISMÉNIE.

Dieux ! me condamniez-vous à ce sanglant outrage !

Quoi ! le perfide auteur de tous nos déplaisirs,

Jusqu’à moi, jusqu’au Trône élève ses désirs !

Traître, quelle fureur t’a donné la licence

De disposer du Trône et de mon innocence ?

Tantôt tu m’as surprise un poignard à la main,

Et tu l’as fait servir à ton cruel dessein :

Mais si de ton Monarque immolé par ta rage

Ce coup ne m’eût ôté l’illustre témoignage,

Tu saurais que du fer que j’avais près du Roi

Je voulais prévenir un Tyran comme toi ;

Tu saurais que pour fuir sa lâche tyrannie,

Je voulois de ma main sacrifier ma vie,

Et braver par ma mort un injuste pouvoir ;

Et qu’enfin j’avais su par ce beau désespoir

Fléchir notre Tyran, et le couvrir de honte.

Mais est ce à son bourreau que j’en dois rendre compte ?

MILON.

Ignorez-vous le rang que je tiens dans ces lieux ?

En faisant mon devoir je vous l’apprendrai mieux.

Démétrius mourant m’a laissé sa puissance :

Milon, m’a-t-il dit, règne, et songe à ma vengeance.

Rappelant dans mon cœur cette mourante voix

J’abandonne vos jours à la foudre des lois :

Mais pour mieux commencer un si juste supplice,

Je vais de ton Amant me faire un sacrifice.

ISMÉNIE.

Mon Amant, grâce aux Dieux, n’est plus en ton pouvoir.

MILON.

Seleucus va bientôt confondre ton espoir.

Cependant nous verrons cette insolente audace

Près des tourments trembler, et me demander grâce :

Il ne sera plus temps.

ISMÉNIE.

Menace, et fais le Roi ;

Voilà le traitement que j’attendais de toi ;

Ce sont là tes douceurs ; l’injure et la menace

Dans la bouche d’un traître ont bien meilleure grâce :

Montre toi tout entier, ne te déguise point.

MILON.

Ah ! que ne puis-je ici vous accorder ce point !

Vous verriez que ce Roi, qui tonne et qui menace,

Se condamne soi-même, et vous demande grâce ;

Vous verriez sur le Trône au milieu de sa Cour

Vôtre juge tremblant de respect et d’amour.

ISMÉNIE.

Qu’entends-je ? juste Ciel ! pour comble d’infamie

C’est peu de m’accuser, Milon aime Isménie !

MILON.

Je vous aime, il est vrai, le mot en est lâché ;

Ce feu que mes respects ont si longtemps caché,

Laisse aller aujourd’hui toute sa violence :

De deux Rivaux, l’un mort, et l’autre sans puissance,

Laissent à mon amour la douceur d’éclater.

En vain votre fierté s’apprête à résister

À ces vieilles ardeurs qui dévorent mon âme ;

Rien ne peut arrêter le torrent de ma flamme ;

Je m’abandonne tout au charme de vos yeux ;

Vous êtes tout mon bien, ma fortune, et mes Dieux.

C’est pour vous seulement...

 

 

Scène V

 

TÉLAMON, MILON, ISMÉNIE

 

TÉLAMON, tirant Milon à l’écart.

Ah ! Seigneur, Alexandre

À pour lui tout le monde, il est temps de se rendre.

Seleucus poursuivi d’un Peuple furieux,

S’est à peine en fuyant retiré dans ces lieux.

MILON.

Ô Dieux !

TÉLAMON.

Fuyez, fuyez ; le Peuple et la Noblesse...

MILON.

Moi, fuir, moi fuir du Trône, et quitter ma Princesse ?

Mon adresse et mon cœur peuvent tout surmonter ;

Il me reste auprès d’elle un moyen à tenter,

S’il manque, mon courage ose tout entreprendre.

À Isménie.

On vient de m’avertir du bonheur d’Alexandre :

Craignant tout de sa haine et de votre courroux

Je dois en cet état contre lui, contre vous,

Prendre mes suretés dans ce péril extrême ;

Désespéré, perdant un Trône et ce que j’aime,

Je puis faire périr Alexandre avec moi :

Mais pour l’amour de vous je l’accepte pour Roi.

Pour le moins puisqu’il faut lui céder la victoire,

Faites que mon Rival me laisse cette gloire,

Et confesse en montant au bonheur souverain,

Que tout vainqueur qu’il est, il le tient de ma main.

ISMÉNIE.

Sers ton Maître, et de lui tu pourras tout attendre.

MILON.

Vous verrez quels devoirs je m’apprête à lui rendre :

Je vais dans un moment désarmer ce Palais,

Désarmer Seleucus : Si vous aimez la paix,

Faites que votre Amant sans désordre et sans armes

Vienne dessus le Trône étouffer tant d’alarmes.

Venir pour l’emporter les armes à la main,

C’est agir en Tyran plutôt qu’en souverain ;

Qu’il monte sans combat à la grandeur suprême,

Il n’a plus maintenant d’ennemis que soi-même ;

C’est lui seul qui se ferme en attaquant ces lieux

Le passage du Trône, et celui de vos yeux.

Qu’il vienne...

ISMÉNIE.

Désarmé sur la foi d’un perfide,

Qu’il vienne dans ces lieux sanglants d’un parricide ?

Songe, songe, Milon, à te déguiser mieux ;

Ma haine est éclairée, elle a de trop bons yeux.

Réduit à ce Palais, hors de toute espérance,

Tu voudrais bien tenir ton Maître en ta puissance.

MILON.

Quand je veux couronner mon vainqueur de ma main,

Quand pour vous...

ISMÉNIE.

C’est assez, je connais ton dessein,

Ne te déguise plus.

MILON.

Et bien, cessons de feindre,

Puisque tu me connais, commence de me craindre,

Crains, orgueilleuse, crains mon désespoir jaloux,

J’aime, je hais, je règne.

TÉLAMON.

Ah ! Seigneur, sauvez-vous,

Fuyez, votre fortune à ce point est réduite.

MILON.

Fuyons, ami, fuyons, mais signalons ma fuite,

Et faisons par un coup digne de ma fureur

Déplorer à jamais la victoire au vainqueur.

Il est temps, il est temps de te faire connaître

Quel amour dans mon cœur tes yeux avaient fait naître,

Tu ne seras qu’à moi dans ce moment fatal,

Je t’aime encor autant que je hais mon Rival.

Oui, je t’aime, cruelle, et perdant tant de charmes

Ma flamme et ma douleur m’en font verser des larmes,

Je t’aime, et si je suis infâme, ambitieux,

Assassin de mon Roi, ne t’en prends qu’à tes yeux.

Je t’ai sacrifié ma fortune et ma vie,

Et je veux t’immoler à ma flamme trahie.

ISMÉNIE.

Frape, achève, cruel, et ne m’épargne pas ;

Venge ton désespoir sur ces tristes appas,

S’ils ont mis de l’amour dans le cœur d’un infâme,

Punis-les hardiment du crime de ta flamme.

 

 

Scène VI

 

ISMÉNIE, SELEUCUS, MILON

 

SELEUCUS.

Ah ! Seigneur.

MILON.

Qu’est-ce enfin ? que me dit ce transport ?

SELEUCUS.

Vous triomphez malgré la malice du Sort.

ISMÉNIE.

Dieux ! vous obstinez-vous à trahir l’innocence ?

MILON, à Isménie.

Ose encore braver ma flamme et ma puissance.

Mais dis-moi, Seleucus, d’où naît ce prompt espoir.

SELEUCUS.

Il suffit qu’Isménie est en votre pouvoir.

Apprenez, apprenez ma dernière conduite.

Trahi des miens, au peuple échappé par la fuite,

Voyant que ce Palais pour comble de malheur

Allait être forcé par l’effort du vainqueur ;

D’un Balcon élevé, qui domine la place,

Je l’appelle, il paraît, il triomphe, il menace.

Prince, lui dis-je alors, pers un dessein fatal.

Regarde ta Princesse aux mains de ton Rival ;

Elle mourra. Frappé comme d’un coup de foudre,

Stupide, et tout d’un coup ne sachant que résoudre,

Je l’entends s’écrier, je mets les armes bas ;

Je vais sans différer désarmer nos soldats,

Et je consens à tout pour sauver ma Princesse.

MILON.

Seleucus, c’est assez ; je connais sa faiblesse.

Oui, superbe, par toi je triomphe de lui ;

Tu seras malgré toi ma force ; mon appuy :

Tu fais mon désespoir, mes soupirs, et mes larmes,

Tu seras aujourd’hui, ma puissance, et mes armes.

Rougissez de mon sort, Dieux ingrats, Dieux jaloux,

J’ai de quoi vaincre encor malgré vous et sans vous.

Par elle mon Rival relève de ma grâce ;

Je vais lui confirmer ton affreuse menace.

À Isménie.

Toi, cependant choisis ou la mort ou ma main.

A Seleucus.

Va-t’en près de la Reine observer son dessein,

Et de tous nos soldats relever l’espérance.

 

 

Scène VII

 

ISMÉNIE

 

M’as-tu fait de Milon l’asile et la défense ?

Ciel, et pour me sauver, Alexandre vainqueur,

Perdra-t-il sa victoire et toute sa grandeur ?

Justes Dieux, êtes-vous si lents à vous résoudre ?

Pouvez-vous sur Milon suspendre votre foudre ?

Ou sans craindre pour moi son cruel désespoir

Faites que mon amant fasse enfin son devoir,

Ou ma mort ôtera cet obstacle à sa gloire ;

Mais quel tumulte affreux...

 

 

Scène VIII

 

LAODICE, ISMÉNIE

 

LAODICE.

Le Prince a la victoire,

Et Milon en sortant a trouvé sur ses pas

Nos gens victorieux qui pressent ses soldats :

Il combat ; mais en vain, sa défaite est certaine.

ISMÉNIE.

Quel favorable Dieu...

LAODICE.

Le croiriez-vous ? la Reine,

Oui, Madame, elle-même, ou plutôt sa fureur

Vient d’ouvrir une porte aux armes du vainqueur.

ISMÉNIE.

Comment ?

LAODICE.

Contre Milon le cœur plein de vengeance,

Sachant que son amour endormait sa prudence,

Elle a gagné la Garde à force de bienfaits,

Et son ressentiment a livré le Palais.

Alexandre étonné pressait la populace

D’éloigner le Palais, d’abandonner la place,

Quand une porte s’ouvre, où la Reine soudain

Se présente en fureur un poignard à la main.

Peuple, s’écrie-t-elle, achève la vengeance

De ton Roi sur Milon, ce poignard la commence ;

Sans attendre ce coup ni des Dieux ni de vous,

J’ai su perdre un ingrat, et je venge un époux.

Là plongeant dans son sein cette lame mortelle,

Elle meurt : aussitôt une troupe rebelle

Du quartier de Milon accourt à ce grand bruit :

Cependant le Prince entre, et sa troupe le suit :

On attaque, on combat, on défend le passage,

Mais enfin Alexandre a toujours l’avantage.

Il vient.

 

 

Scène IX

 

ALEXANDRE, ISMÉNIE, LAODICE

 

ALEXANDRE.

Je vous revois après tant de malheurs.

Qu’un court éloignement m’a couté de douleurs !

Mon âme à vos périls fortement attachée,

De la mort d’un ami n’est qu’à demi touchée,

Que dans un autre temps, quoi qu’il m’ait fait souffrir,

À peine j’aurais pu supporter sans mourir.

ISMÉNIE.

Je n’ai pas moins souffert de cruelles atteintes ;

Mais vos périls, Seigneur, faisaient toutes mes craintes ;

Et ce cœur tout à vous a pu voir sans effroi

La mort que loin de vous j’ai vu si près de moi.

ALEXANDRE.

Télamon en mourant m’a tout appris, Madame.

Hélas ! je tremble encor des périls de ma flamme :

Mais calmons ces frayeurs, Arsinoé n’est plus,

Seleucus l’a suivie, et Milon tout confus,

Suivi, pressé des miens nous va faire justice.

Vengeons Démétrius par ce grand sacrifice.

 

 

Scène X

 

DIOCLÈS, ISMÉNIE, ALEXANDRE, LAODICE

 

DIOCLÈS.

Ah ! Madame.

ISMÉNIE.

Qu’as-tu ?

DIOCLÈS.

Milon percé de coups,

Furieux vous demande, et ne cherche que vous.

Avec tant de succès sa fureur le seconde,

Qu’échappant comme aux mains, aux yeux de tout le monde,

Par un secret détour il vient se rendre ici.

Ah ! Seigneur, prévenez...

ALEXANDRE.

Ne crains rien.

DIOCLÈS.

Le voici.

 

 

Scène XI

 

MILON, ALEXANDRE, ISMÉNIE, LAODICE, DIOCLÈS

 

MILON.

Ingrate, il faut mourir. Mais Dieux ! quelle faiblesse !

Ma rage vit encor, et la force me laisse.

Quoi ! mon Rival aussi rit de mon vain effort ?

Mes fureurs, ôtez-lui le plaisir de ma mort :

Mais je meurs, Dieux cruels ! faut-il que j’abandonne

À cet heureux Rival et Maîtresse et Couronne,

Démétrius par moi n’est-il mort que pour lui ?

Tout ce que je croyais ma force et mon appui,

La Reine, mon amour, et ma propre furie

Me font perdre aujourd’hui, Maîtresse, Trône et vie ;

Mais pour comble de maux, de honte et de malheur,

Rival, je te les laisse, et j’en meurs de douleur.

 

 

Scène XII

 

ALEXANDRE, ISMÉNIE, LAODICE, DIOCLÈS

 

ALEXANDRE.

Va, monstre furieux, ta dernière injustice

Est d’avoir en mourant évité ton supplice.

Allons de tant d’horreurs purger ces tristes lieux,

Et d’un si grand succès rendre grâces aux Dieux ;

Et demain nous pourrons avec plus d’allégresse

Par un illustre Hymen couronner ma Princesse.

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