La Marraine (Eugène SCRIBE - Jules CHABOT DE BOUIN - LOCKROY)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris sur le Théâtre de S. À. R. Madame, le 27 Novembre 1827.

 

Personnages

 

ÉDOUARD, filleul de madame de Néris

MONSIEUR DE JORDY, homme d’affaires de madame Néris

CHAMPENOUX, fermier, et autre filleul de madame de Néris

MADAME CAROLINE DE NÉRIS, jeune veuve

CÉCILE, sœur de monsieur de Jordy

 

Dans un château, à douze lieues de Paris.

 

Un salon de campagne. Porte au fond ; deux portes latérales. Aux deux côtés de la porte, une croisée avec des persiennes ; une des persiennes est entr’ouverte. À gauche de l’acteur, une table. À droite, un petit guéridon, sur lequel on voit une raquette et un volant.

 

 

Scène première

 

DE JORDY, CÉCILE, CHAMPENOUX

 

Monsieur de Jordy est assis auprès de la table et cause avec Cécile qui travaille ; Champenoux est debout vers le fond à droite, tenant un sac d’argent sur son bras.

DE JORDY.

Et tu dis donc, Cécile, que ce matin il courait après toi dans le jardin ?

CÉCILE.

Oui, mon frère.

DE JORDY.

Et qu’il t’a embrassée ?

CÉCILE.

Je crois qu’oui.

DE JORDY.

Deux fois ?

CÉCILE.

Je n’en sais rien ; je n’ai pas compté ; quand on est occupée à se défendre...

DE JORDY.

Voyez-vous le petit mauvais sujet ! À peine dix-neuf ans, et embrasser déjà la sœur d’un avoué ! et d’un avoué de Senlis ! Si c’était dans la capitale, je ne dis pas : on en voit bien d’autres ; mais nous aurons soin aujourd’hui même d’en prévenir sa marraine.

CÉCILE.

Et moi, si vous en parlez à madame de Néris, je ne vous dirai plus rien. Je ne veux pas qu’à cause de moi, monsieur Édouard soit grondé, parce que, s’il m’a embrassée, c’est sans intention. Il ne sait jamais ce qu’il fait.

DE JORDY.

Tu crois ?...

CHAMPENOUX, s’avançant.

Dites donc, monsieur ; je vous attends toujours.

DE JORDY.

Eh bien ! est-ce que tu n’es pas fait pour cela ?... Je suis à toi.

CHAMPENOUX.

Voilà deux heures que vous me dites cela. Si je venais demander de l’argent, à la bonne heure ; mais comme j’en apporte...

DE JORDY.

Je sais bien, ton dernier fermage. Je vais rédiger la quittance,

Se mettant à écrire.

N’est-ce pas trois mille francs ?...

CHAMPENOUX.

Oui, monsieur. Pourquoi donc que madame ne reçoit pas elle-même comme autrefois ? c’était si tôt fait !

DE JORDY.

Parce que je suis son avoué.

Air : Traitant l’amour sans pitié.

Aussitôt donc, en ce cas,
Qu’une affaire la réclame,
Je suis chargé par madame
D’en avoir tout l’embarras.

CHAMPENOUX.

Je commence à m’y r’connaître,
Madam’, qui vous laiss’ le maître,
Vous paie en ces lieux pour être
Son homme d’affair’s.

DE JORDY.

Justement.

CHAMPENOUX.

Son homm’ d’embarras... et, comme
Vous êtes un honnête homme,
Vous y en fait’s pour son argent !

DE JORDY.

Qu’est-ce que c’est ? tiens, voilà ta quittance ; et les trois mille francs...

CHAMPENOUX.

Dans ce sac.

Il le dépose sur la table.

DE JORDY.

C’est bon ; va-t’en.

CHAMPENOUX.

Non pas ; il faut que je parle à madame.

DE JORDY.

Elle n’est pas visible ; mais qu’est-ce que tu as besoin de lui dire ?

CHAMPENOUX.

Cela me regarde ; une affaire particulière... Car vous, monsieur le nouveau régisseur, qui faites le fier avec moi, vous changeriez bien vite de ton, si vous saviez qui je suis.

DE JORDY.

Eh ! qui donc es-tu ? Monsieur Champenoux, fermier de madame.

CHAMPENOUX.

C’est possible ; ce que je veux dire n’est pas rapport à mon état, mais à ma naissance.

DE JORDY.

Ta naissance !... n’es-tu pas, à ce que je crois du moins, le fils d’un ancien garde-chasse ?

CHAMPENOUX.

C’est possible ; mais il y a un autre titre que vous voudriez bien avoir, et qui me rapproche de madame, un titre que je pourrais vous dire, et que je ne vous dirai pas, exprès pour vous apprendre...

DE JORDY.

Eh alors, laisse-moi tranquille et va te promener !

CHAMPENOUX.

Pour ce qui est de me promener, je le pourrais si je voulais ; mais j’aime mieux aller déjeuner, parce que j’ai le droit de déjeuner ici. Je suis de la maison, on doit m’y recevoir, m’y accueillir avec égards ; et moi, à cause de mon titre, je peux aussi être fier et avoir des airs insolents.

DE JORDY.

Qu’est-ce à dire ?

CHAMPENOUX.

Je sais bien que cela va sur vos brisées ; mais, rassurez-vous, je ne prendrai pas tout, il vous en restera encore assez.

Monsieur de Jordy se lève ; il tient plusieurs papiers.

Air, Amis, voici la riante semaine. (Le Carnaval.)

Quoique d’après le rang dont je me vante,
Faire antichambr’ soit assez inconv’nant ;
J’attendrai bien que madam’ se présente,
Et je prendrai patience en déjeunant.
J’ vas boire un coup, ici près, dans l’aut’ chambre ;
Car en fait d’ vin on n’a qu’à m’en montrer ;
Je ne lui fais jamais faire antichambre ;
Dès qu’il parait, moi je lui dis d’entrer.

Il entre dans la chambre à droite.

 

 

Scène II

 

DE JORDY, CÉCILE

 

DE JORDY.

Mais a-t-on vu un impertinent semblable ? jusqu’à ces rustres qui se permettent aussi de raisonner !...

CÉCILE, se levant.

C’est vrai : tout le monde s’en mêle ; il n’y a plus de paysans.

DE JORDY.

C’est le voisinage des grandes villes. Il y a trop de villes en France, et tant qu’on n’en supprimera pas... Mais, revenons à notre conversation. Te voilà, ma sœur, en âge de te marier.

CÉCILE.

Oui, mon frère.

DE JORDY.

Il te faudra bientôt un époux, c’est-à-dire une dot, parce qu’à présent, en province comme à Paris, l’un ne se trouve pas sans l’autre.

CÉCILE.

Peut-être... Voilà monsieur Léonard, votre maître-clerc, qui, j’en suis sûre, ne serait pas exigeant.

DE JORDY.

Qu’est-ce que c’est ? Monsieur Léonard !...

CÉCILE.

Je dis cela en général.

DE JORDY.

J’espère bien, en effet, qu’avec lui, il n’y a rien de particulier, car je tiens à ce que tu fasses un beau mariage. Je te donnerais bien une dot, parce que je suis bon frère, et que d’être avoué, ça n’empêche pas les sentiments. Malheureusement, j’ai besoin de mes capitaux pour une spéculation que je médite... un mariage.

CÉCILE.

Vraiment... vous !...

DE JORDY.

Oui. Je voudrais épouser quelque bon million ; il y en a encore à marier, ce qui me donnerait alors le moyen de t’établir toi-même. Regarde donc ce magnifique château situé à douze lieues de la capitale...

Cécile va regarder par la porte du fond, et en revenant sur le devant du théâtre, elle se place à la droite de monsieur de Jordy.

Un beau parc, de belles eaux, une habitation de prince : il me semble que cela conviendrait assez à un avoué qui se retire. Est-ce que tu ne trouves pas ?...

CÉCILE.

Comment ! vous auriez des vues sur madame de Néris ? une petite veuve de dix-neuf ans, vive, légère, capricieuse ! et puis, elle est si riche !

DE JORDY.

C’est justement pour cela. Fille d’un gros manufacturier, veuve d’un de nos premiers commerçants, elle réunit sur sa tête une fortune si considérable qu’elle ne la connaît pas elle-même ; l’administration seule de ses biens est un immense travail, et elle ne songe qu’au plaisir. Elle est réellement malheureuse dès qu’on lui parle d’affaires, et je lui on parle toute la journée.

CÉCILE.

Vue jolie manière de lui faire votre cour !

DE JORDY.

Oui, sans doute, cela l’effraie. Il faudra qu’elle m’épouse pour me fermer la bouche, et qu’elle se trouve trop heureuse de prendre un mari qui la débarrasse de son homme d’affaires.

Air du vaudeville de Turenne.

D’un séducteur qui chercherait à plaire
Elle pourrait se défier ici ;
Mais prudemment je fais tout le contraire,
Et je la veux séduire par ennui !

CÉCILE.

Lui faire la cour par ennui !

DE JORDY.

Par là, du moins, j’aurai la préférence,
Et je me vois sans rivaux.

CÉCILE.

C’est douteux,
Car maintenant dans le genre ennuyeux
On trouve tant de concurrence !

DE JORDY, vivement.

Aussi, je me suis bien gardé de la laisser à Paris. Je lui ai persuadé de venir dans cette terre, où je lui fais la cour tout seul et à mon aise.

CÉCILE.

C’est singulier : hier toute la journée, elle n’a fait que bâiller.

DE JORDY, avec joie.

C’est cela même ; commencement de mon système !... Mais, ce qui me contrarie encore, c’est ce petit Édouard, son filleul, que je n’ai pas invité et qui vient d’arriver.

CÉCILE.

Où est le mal ? Un filleul peut bien venir sans façon chez sa marraine.

DE JORDY.

Oui ; mais quand le filleul et la marraine sont tous deux du même âge, quand ils ont à peine dix-neuf ans...

CÉCILE.

N’avez-vous pas peur de celui-là ? le fils d’un soldat ! un pauvre orphelin que les anciens maîtres du château ont recueilli et fait élever à leurs frais !

DE JORDY.

Non certainement ; mais ce petit gaillard-là a un air goguenard !... À peine sorti du collège, il se moque déjà de moi ; je ne sais pas maintenant comment on élève la jeunesse...

CÉCILE, regardant par la porte du fond qui donne sur le jardin.

Voici madame de Néris : elle vient de ce côté, un livre à la main, et elle bâille encore.

DE JORDY.

Peut-être qu’elle pense à moi. Le moment est favorable.

À Cécile.

Laisse-nous.

Cécile entre dans la chambre à droite.

 

 

Scène III

 

DE JORDY, CAROLINE DE NÉRIS

 

CAROLINE entre en lisant.

L’insipide promenade ! ce parc est si grand et si triste ! tout ce qu’on y lit est ennuyeux ; ce sont pourtant des romans nouveaux.

DE JORDY.

Me permettrez-vous, madame, de vous présenter mes hommages ?

CAROLINE.

C’est vous, monsieur de Jordy ; venez donc à mon secours : je ne sais que faire, que devenir, et vous m’abandonnez ! cela n’est pas bien.

DE JORDY.

Notre conversation d’hier soir, ces comptes de fermage avaient l’air de vous fatiguer tellement...

CAROLINE.

C’est égal, je l’aime mieux ; il n’y a rien de plus terrible que de s’ennuyer sans savoir pourquoi ; et au moins, quand vous êtes là, c’est un motif, un motif raisonnable.

DE JORDY, parcourant les papiers.

Vous êtes bien bonne. Voici les différentes notes que je voulais vous soumettre.

CAROLINE.

Est-ce bien long ?

DE JORDY.

Une ou deux petites heures seulement.

Lisant.

« Ferme d’Hauterive. Le fermier Simon n’a payé, cette année, que six mille francs. » Mais, comme je l’ai augmenté d’un quart en sus...

CAROLINE.

Vous l’avez augmenté ! et pourquoi ?... Il a une si jolie fille, Marguerite, ma petite fermière, qui ce matin m’apportait du lait !

DE JORDY.

Ah ! Marguerite, celle qui est brouillée avec Julien, son amoureux ?

CAROLINE.

Marguerite est brouillée avec son amoureux !... je me charge d’arranger tout cela, de les raccommoder. Cela me fera une bonne matinée ; c’est à vous que je le devrai. C’est plus amusant que je ne croyais, de parler d’affaires... Et puis, nous aurons ensuite une noce de village, un grand repas, un bal. La jarretière de la mariée, c’est gentil ; et je sais quelqu’un qui va être bien heureux.

DE JORDY.

Qui donc ?

CAROLINE.

Édouard, mon filleul, qui aime tant la danse ! Je vais lui écrire de venir.

DE JORDY.

Ce n’est pas la peine. Il est ici ; il vient d’arriver.

CAROLINE.

Sans ma permission !

DE JORDY.

De ce matin : il est dans votre parc, le fusil à la main ; et il a fait un carnage de lièvres et de faisans...

CAROLINE.

Oh ! que c’est méchant !... Où est monsieur Édouard ?... qu’il vienne tout de suite.

DE JORDY.

Bah ! il est bien loin ; il est parti au grand galop, à travers vos plates-bandes de tulipes et de camélias.

CAROLINE.

Mes camélias !... il serait possible !... Je lui aurais tout pardonné ; mais des camélias, des fleurs superbes que je réservais pour me faire une garniture !... car vous ne savez pas comme c’est joli, une garniture de fleurs naturelles ! surtout en camélias, en roses du Japon, c’est charmant, c’est délicieux.

Air du vaudeville de la Lune de miel. (Heudier.)

De l’innocence la plus pure
Elle est l’emblème virginal.

DE JORDY.

Et, comme elle, souvent ne dure,
Hélas ! que l’espace d’un bal !

CAROLINE.

Ici, monsieur, c’est encor plus fatal.
Quand le plaisir fit notre destinée,
On se console en songeant au passé ;
Mais quel malheur quand la rose est fanée,
Sans que le bal ait commencé !

DE JORDY.

Aussi, madame, vous avez pour ce jeune homme beaucoup trop d’indulgence, et si je ne craignais de vous fâcher, je vous dirais que ce matin je l’ai surpris moi-même courant après ma sœur et l’embrassant.

CAROLINE, souriant.

Vraiment !... ce ne sont plus là des roses du Japon... et vous étiez là ! vous conviendrez que c’est drôle... Non, non, c’est très mal, un jeune homme qui sort du collège, qui ne devrait penser qu’à son droit... Aussi, je vais ce malin le traiter sévèrement ; cela m’amusera.

DE JORDY.

Oui, vous commencez par lui faire des sermons, et vous finissez par jouer avec lui.

CAROLINE.

C’est qu’on ne peut pas toujours gronder.

DE JORDY.

À la bonne heure !... Mais les bontés dont vous l’accablez... Songez donc, qu’après tout, ce n’était que le fils...

CAROLINE.

D’un militaire qui est mort de ses blessures... C’était la détte du pays, mon père s’est chargé de l’acquitter.

Air : Le choix que fait tout le village. (Les deux Edmond.)

J’avais cinq ou six ans à peine,
Quand mon père ordonna, je crois,
Que, jeune encor, je fusse la marraine
D’un orphelin aussi jeune que moi ;
Voulant, par un ordre aussi sage,
Déjà m’apprendre et me faire sentir
Que le malheur, hélas ! est de tout âge,
Et qu’à tout âge on doit le secourir.

DE JORDY.

C’était certainement très bien. Mais ces comptes que nous oublions.

CAROLINE.

Comment, ce n’est pas fini !...

DE JORDY.

Nous n’avons pas encore commencé.

CAROLINE.

Vous verrez que je serai obligée de vous donner tous mes biens, pour ne plus en entendre parler.

DE JORDY.

Si j’acceptais, madame, ce ne serait qu’à la condition de les partager avec vous.

CAROLINE, riant.

Vraiment... C’est très gai, et l’idée est originale : savez-vous, monsieur de Jordy, que quand vous voulez, vous êtes fort aimable ?

DE JORDY.

Ah ! madame...

CAROLINE.

Se donner soi-même en paiement à son homme d’affaires ! c’est amusant... Savez-vous que vous auriez là de jolis honoraires ?

DE JORDY, vivement.

Ah ! madame, certainement...

 

 

Scène IV

 

DE JORDY, CAROLINE, CHAMPENOUX, sortant de la chambre à droite

 

CHAMPENOUX.

Faut être juste, j’ai déjeuné avec agrément.

DE JORDY, à part.

Dieu ! l’on vient... l’instant était si favorable...

À Champenoux.

Qui t’a permis d’entrer ?... qu’est-ce qui t’amène ?

CHAMPENOUX.

Ce qui m’amène, on le saura ; mais ce n’est pas vous.

CAROLINE.

Tiens, c’est Champenoux ! Bonjour, mon garçon.

CHAMPENOUX.

Bonjour, ma marraine... bonjour, ma marraine.

DE JORDY, étonné.

Sa marraine ?

CHAMPENOUX.

Oui, monsieur l’homme d’affaires, et puisque les qualités sont connues...

Passant devant lui, et allant auprès de madame de Néris.

je prends mon rang ; n’est-ce pas, ma marraine ?

Se retournant du côté de monsieur de Jordy.

Car c’est elle qui est ma marraine ; voilà ce que vous ne saviez pas.

DE JORDY.

Comment, madame, c’est aussi un filleul !... Combien donc en avez-vous ?

CAROLINE.

Beaucoup... Mais j’en ai peu, je crois, d’une aussi belle venue. Ce pauvre Champenoux !...

Lui donnant une tape sur la joue.

il a toujours l’air bête.

CHAMPENOUX.

Ah ! ma marraine, que vous êtes bonne !...

À monsieur de Jordy.

Voilà, au moins : ça n’est pas comme vous, qui faites le fier... Elle a toujours quelque chose de familier, quelque chose d’aimable à vous dire.

CAROLINE.

J’espère que tu dîneras ici ?

CHAMPENOUX.

Oh ! que oui, ma marraine... J’ai déjà commencé ; je viens de déjeuner sans façon et sans préférence.

CAROLINE.

Comment cela ?

CHAMPENOUX.

J’ai mangé de tout ce qu’il y avait... J’ai bien fait, n’est-ce pas ?

CAROLINE.

Certainement.

CHAMPENOUX, à monsieur de Jordy.

Vous l’entendez... Moi, d’abord, je connais mes droits et mes prérogatives... On m’a toujours dit qu’un parrain et une marraine, c’était comme le père et la mère de l’enfant, ça en tenait lieu... Alors, je suis comme qui dirait le fils de la maison.

CAROLINE.

C’est juste... Et comment vont les affaires ?

CHAMPENOUX.

Ah Dieu ! ma marraine, il y a bien des nouvelles, bien des changements, qui vont vous étonner, et c’est là-dessus que je voudrais vous parler particulièrement,

Regardant monsieur de Jordy.

et en particulier.

DE JORDY.

C’est-à-dire qu’il faut que je m’en aille.

CHAMPENOUX.

Je ne force personne... Mais à bon entendeur...

Ôtant son chapeau.

Votre serviteur très humble.

DE JORDY.

Je comprends, et je cède la place au fils de la maison.

À madame de Néris.

Je vais faire un tour à nos fermes, et je reviens pour le dîner.

Il emporte le sac de trois mille francs, et sort par le fond.

 

 

Scène V

 

CHAMPENOUX, CAROLINE

 

CHAMPENOUX.

Il emporte le sac... Nos fermes... Dites donc, ma marraine, avez-vous entendu ?... Nos fermes... Est-ce qu’il y est pour quelque chose ?... Est-ce que ça le regarde ?... Ce n’est pas un filleul, ce n’est pas comme moi et monsieur Édouard, que je viens de rencontrer, et à qui j’ai donné une poignée de main.

CAROLINE.

Ah ! tu viens de le voir ?

CHAMPENOUX.

Oui... Il était mis comme un prince ; et savez-vous, ma marraine, que cela ne vous fait pas honneur ?

CAROLINE.

Comment cela ?

CHAMPENOUX.

Ce n’est pas bien, car moi, qui suis votre filleul comme lui, vous me laissez en veste et en gros souliers... Il dîne avec vous à table, et moi je dîne après à l’office... Je mange autant, c’est vrai ; mais enfin je mange une heure plus tard : c’est là où est le déshonneur, et je vous le dis franchement, ma marraine, je crains que cela ne vous fasse du tort dans le monde.

CAROLINE.

Je te remercie ; mais je vois avec peine que tu en veux à Édouard.

CHAMPENOUX.

Moi, ma marraine, j’en serais bien fâché... C’est aussi le fils de la maison ; c’est quasiment un frère, et je ne lui en veux pas... Moi, d’abord, je n’en ai jamais voulu aux autres, mais j’en veux à ce qu’ils ont.

CAROLINE.

Vraiment...

CHAMPENOUX.

Je suis pour la justice... ça me fait mal quand je vois quelqu’un de mieux habillé, ou quelqu’un de plus riche que moi.

CAROLINE.

Tu es cependant à ton aise... Ton père, en mourant, t’a laissé sa ferme.

CHAMPENOUX.

Oui, ma marraine ; comme j’étais le fils de la maison, ça m’est revenu... C’est toujours comme ça dans la loi, n’est-il pas vrai ?

CAROLINE.

Sans contredit.

CHAMPENOUX.

J’ai aussi mon cousin Thomas, le plus riche cultivateur du pays, dont, grâce au ciel, je suis l’héritier.

CAROLINE.

Ah ! oui... cet honnête Thomas... un ancien soldat, le parrain d’Édouard ; car c’est lui qui l’a tenu avec moi, qui a été mon compère... Comment se porte-t-il ?

CHAMPENOUX.

Vous êtes bien bonne, ma marraine... Il est mort, voilà un an.

CAROLINE.

Ah ! mon Dieu !... Il y a si longtemps que je n’étais venue dans cette terre... Ce pauvre homme !... il avait pourtant l’air jeune encore.

CHAMPENOUX.

Il n’était pas vieux, si vous voulez ; mais il avait fait son temps... Il avait servi à l’armée avec le père d’Édouard, un troupier comme lui, et c’est à ce sujet que je voulais vous consulter ; parce qu’il y a quelque temps, en cherchant dans ses papiers, j’en ai trouvé un qu’on m’a dit être un testament, et dans lequel il donne tout son bien... trois mille six cent cinquante francs de rentes, en bonnes terres, à monsieur Édouard, son filleul.

CAROLINE.

Et tu ne le disais pas !... Ce pauvre Édouard, qui, par fierté, maintenant ne veut plus rien recevoir de moi... C’est une fortune pour lui, une fortune légitime... c’est presque un patrimoine... Mais, quand j’y pense, toi, mon garçon, qui étais l’héritier naturel, cela doit te chagriner ?

CHAMPENOUX.

Non vraiment, je n’ai pas si mauvais cœur... Un parrain ou une marraine peuvent donner tout ce qu’ils veulent à un filleul... Là-dessus, faut les laisser faire, n faut pas les contrarier... Ce qui me chagrine, c’est que dans son testament, mon cousin Thomas met une condition.

CAROLINE.

Et laquelle ?

CHAMPENOUX.

Craignant pour sou filleul les folies de la jeunesse, ce qui est assez vrai, parce que c’est un gaillard qui ne demande qu’à faire le garçon...

CAROLINE.

Eh bien ! après ?

CHAMPENOUX.

Eh bien ! comme je vous disais, pour l’empêcher de faire le garçon, son parrain ne lui laisse sa fortune qu’à condition qu’il sera marié avant dix-neuf ans.

CAROLINE.

Il serait possible !

CHAMPENOUX, lui donnant des papiers.

Voyez plutôt... Et comme malheureusement Édouard a maintenant dix-neuf ans passés, c’est à moi que tout ça revient.

CAROLINE.

Tu crois ?

CHAMPENOUX.

Certainement. Il a eu dix-neuf ans au mois de janvier dernier, puisqu’on a toujours dit dans le pays qu’il était né le premier jour de l’année, ce qui est une époque assez remarquable ; et comme nous sommes en septembre...

CAROLINE, après avoir lu.

Si ce n’est que cela, rassure-toi ; Édouard n’est pas si âgé que tu crois.

CHAMPENOUX.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que vous me dites là ? Il n’est donc pas né le premier jour de l’an ?

CAROLINE.

Si vraiment ; mais à l’époque de sa naissance, l’année commençait, je crois, au mois d’octobre. On appelait cela alors le premier vendémiaire.

CHAMPENOUX.

C’est-y possible ?

CAROLINE.

Et comme, d’après ton calcul, nous sommes au milieu de septembre, il lui reste encore à peu près une quinzaine de jours pour se marier. C’est juste ce qu’il faut.

Elle lui rend les papiers.

CHAMPENOUX, à part.

C’est fini, je ne crois plus à rien, pas même au calendrier ! Cet imbécile de vendémiaire qui n’est pas dans Mathieu Laensberg... Si encore je l’avais su, moi qui n’étais pas obligé de venir aujourd’hui...

CAROLINE, réfléchissant.

Quinze jours seulement pour le marier ! Il n’y a pas de temps à perdre. Mais où lui trouver une femme du jour au lendemain, ici surtout ?

CHAMPENOUX.

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle. (Le Jaloux malade.)

Il faudrait être bleu habile
Pour en trouver chez nous.

CAROLINE.

Vraiment ?

CHAMPENOUX.

Dans not’ villag’, c’est difficile,
Je m’en vais vous dire comment :
Elles ont tout’s, ces jeun’s fillettes,
L’une un amant, l’autre un mari ;
Il en est mêm’, des plus parfaites,
Chez qui tout s’ trouve réuni.

CAROLINE.

Attends donc... j’y pense maintenant. Cette petite Cécile, la sœur de mon homme d’affaires, qui est fort aimable, fort bien élevée.

CHAMPENOUX.

Oui, mais monsieur Édouard en voudra-t-il ? ça fera-t-il son bonheur ? Voilà l’essentiel.

CAROLINE.

Puisqu’il courait ce matin après elle, puisqu’il l’a embrassée, c’est qu’il l’aime.

Se mettant à la table.

Attends, attends, ce ne sera pas long.

Elle écrit.

CHAMPENOUX, à part pendant qu’elle écrit.

Faut-il avoir du malheur ! rencontrer juste une inclination toute faite ! C’est pas à elle que j’en veux le plus, c’est à ce coquin de vendémiaire. On a bien fait de le destituer, mais on aurait dû commencer plus tôt. Est-ce qu’on ne pourrait pas, avec des protections ?...

Haut.

Dites donc, ma marraine ?...

Air du vaudeville de l’Opéra-Comique.

Vous qui voyez des gens puissants,
Vous qui connaissez les ministres...

CAROLINE, écrivant.

Laisse-moi.

CHAMPENOUX.

Pour les pauvres gens
Combien les destins seul sinistres !
J’ suis sûr, si j’avais d’ quoi payer.
Que j’obtiendrais, changeant l’ quantième,
Que vendémiair’ vint en janvier.
Comme mars en carême.

CAROLINE, qui pendant ce temps a écrit.

Tiens, cours à la ferme, où tu trouveras, sans doute, monsieur de Jordy, et remets-lui cette lettre, pour qu’il vienne lui-même, et sur-le-champ, m’apporter ici la réponse. Tout de suite, tout de suite ; entends-tu ?

CHAMPENOUX, sans bouger de place.

Oui, ma marraine, voilà que j’y cours. Vous êtes bien sûre au moins...

CAROLINE.

Eh ! va donc.

Champenoux sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

CAROLINE, puis ÉDOUARD, le fusil à la main

 

CAROLINE.

Voilà un pauvre garçon, qui, dans ce moment, n’a pas de goût pour le mariage.

On entend tirer un coup de fusil.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que cela ?

ÉDOUARD, encore en dehors.

Apporte, apporte ; est-il maladroit !

Il entre.

Dieu ! ma marraine !

Il va poser son fusil au fond, auprès de la croisée à gauche.

CAROLINE.

Oui, monsieur, c’est moi, qui suis très en colère, très mécontente ! Qu’est-ce que cela signifie de me faire des peurs comme celle-là ?

ÉDOUARD, troublé.

Je vous demande pardon, ma marraine. Je croyais que vous dormiez encore.

CAROLINE.

Et c’est pour cela que vous venez tirer des coups de fusil jusque dans ce salon ?

ÉDOUARD.

J’ai tort, sans contredit. Mais quand on est une fois emporté par l’ardeur de la chasse...

CAROLINE.

Et pourquoi aimez-vous la chasse ? Vous savez bien que je ne l’aime pas. Il faut que les hommes soient bien méchants pour faire du mal à de pauvres bêtes qui ne leur font rien ! Comme si on ne pouvait pas rester chacun chez soi ! Et c’est pour cela que, depuis ce matin, vous avez tout bouleversé dans mon parc, que vous avez abimé mes plantes, mes arbustes, mes camélias, des fleurs sur lesquelles je comptais pour me parer !

ÉDOUARD.

Ô ciel !

CAROLINE.

Et sur ce chapitre-là, je ne plaisante pas. Voyons, monsieur, quand vous resterez là en silence, les yeux baissés, qu’avez-vous à dire ? qu’avez-vous à répondre ?

ÉDOUARD.

C’est un grand malheur, ma marraine, que la perte de ces fleurs, mais vous n’en aviez pas besoin pour être jolie.

CAROLINE.

Une belle excuse !

Air : Si ça l’arrivé encore. (Romagnési.)

Premier couplet.

Avec de tels raisonnements
Pensez-vous donc me satisfaire ?
Je n’aime pas les compliments,
Surtout quand je suis en colère.
Dans les bois, et contre mon gré,
Courir avant l’aurore !
Pour toujours je me fâcherai,
Si ça t’arrive encore.
Oui, monsieur, je me fâcherai,
Si ça t’arrive encore.

Et dans quoi état il est ! S’abîmer, se fatiguer ainsi ! Comme il a chaud ! Tiens, voilà mon mouchoir.

Elle le lui donne.

ÉDOUARD le prend vivement et le porte à ses lèvres.

Ah !

CAROLINE.

Deuxième couplet.

Ce mouchoir que je te donnais
N’est pas pour un pareil usage,
Et je ne dois plus désormais
Permettre un tel enfantillage.
De ma boute c’est un abus
Que cette fois j’ignore,
Mais je ne vous aimerai plus,
Si ça t’arrive encore.
Non, je ne vous aimerai plus,
Si ça t’arrive encore.

ÉDOUARD.

Ah ! ma marraine ! je sais tout ce que je dois à vos bontés. Je n’ai qu’un regret, c’est qu’il ne se présente pas d’occasion de vous prouver ma reconnaissance, car le plus beau jour de ma vie serait celui où je me ferais tuer pour vous.

CAROLINE.

Justement ! Ce mot me rappelle qu’il faut encore que je te gronde, car je ne fais que cela. Qu’est-ce que c’est que cette discussion dont j’ai entendu parler, et que tu as eue, quelques jours avant mon départ, avec madame de Nerval et avec son frère ?

ÉDOUARD.

Quoi ! ma marraine, vous sauriez...

CAROLINE.

Avec son frère, encore passe ; c’est un fat que je ne puis souffrir. Mais elle, c’est une fort jolie femme ; et à ton âge, il ne faut pas se brouiller avec les jolies femmes, ce sont des moyens de succès. Je dis cela parce que j’ai plus d’expérience que toi.

ÉDOUARD.

Oui, ma marraine. Si ce n’avait été que moi, j’aurais gardé le silence... mais c’était vous qu’on insultait.

CAROLINE.

Moi ! Et que pouvait-on dire ?

ÉDOUARD.

On disait, on disait... des choses affreuses.

CAROLINE.

Et quoi donc ?

ÉDOUARD.

Que... que vous alliez vous remarier.

CAROLINE.

Vraiment ! Et où est le mal ? et qu’est-ce que cela te fait ? Il me semble que je suis ma maîtresse, et que cela me regarde.

ÉDOUARD.

C’est ce que j’ai dit, en ajoutant que personne au monde n’était digne de vous épouser. Et plus je faisais votre éloge, plus madame de Nerval se fâchait ; et il y a eu un moment, où, me traitant comme un écolier, elle a presque levé la main sur moi.

CAROLINE, riant.

C’était charmant.

ÉDOUARD.

Du tout, ma marraine. Car enfin, si c’était arrivé, qu’est-ce que j’aurais fait ? je vous le demande.

CAROLINE.

Est-ce que je sais ?

ÉDOUARD.

C’est pourtant vous qui devez me donner des conseils.

CAROLINE.

Écoute, si c’eût été un homme, je n’ai pas besoin de te dire ce qu’il eût fallu faire ; mais quand c’est une femme qui vous insulte, et une jolie femme, il n’y a qu’une seule réparation qu’on puisse exiger.

ÉDOUARD.

Et laquelle ?

CAROLINE.

On l’embrasse.

ÉDOUARD.

Merci, ma marraine.

À part.

Je m’en souviendrai.

CAROLINE.

Mais prends cette chaise, et viens ici ;

Elle va s’asseoir auprès du guéridon à droite. Édouard prend une chaise et s’assoit auprès de Caroline, à la gauche.

Car j’ai à te parler raison, j’ai à l’entretenir de choses très longues et très sérieuses.

ÉDOUARD.

Ah ! mon Dieu ! Parlez, je vous écoute.

CAROLINE.

Édouard, tu as dix-neuf ans, tu es un homme. J’ai formé pour toi des projets dont je ne puis te parler avant monsieur de Jordy, parce que cela dépend de lui.

ÉDOUARD.

Monsieur de Jordy, votre avoué, avec qui nous sommes toujours en dispute ?

CAROLINE.

Je pense qu’aujourd’hui vous vous entendrez. Il t’expliquera tout à l’heure mes intentions précises et formelles.

ÉDOUARD.

Ah ! mon Dieu !

CAROLINE.

Elles vont t’imposer des obligations nouvelles, des devoirs plus difficiles, et ce ne sera plus à moi seule que tu en devras compte. Il va falloir travailler sérieusement, ne plus imiter ces jeunes désœuvrés, ces jeunes fats, qui font de leur toilette leur seule occupation, et qui viennent étaler dans nos salons les modes les plus ridicules. Tiens, tu as une jolie cravate...

ÉDOUARD.

Je l’ai achetée hier.

CAROLINE.

Elle te sied à ravir, tu es gentil comme cela.

ÉDOUARD.

Vous trouvez ?

CAROLINE.

Est-il coquet !

ÉDOUARD.

Moi, ma marraine !

CAROLINE.

C’est bien, mais j’aurais voulu une bordure un peu moins large, comme j’en ai vu l’autre jour, rue de Richelieu, chez Burthy. Nous irons ensemble... car, vois-tu bien, mon enfant, un homme inutile peut être accueilli dans le monde, mais il n’y est jamais estimé. Il faut donc, avant tout, choisir un état.

ÉDOUARD.

Il est tout choisi. Je ferai comme mon père : je me ferai soldat.

CAROLINE.

Du tout. Tu seras officier : je m’en charge, et il faut choisir un régiment où il y ait un joli uniforme.

ÉDOUARD.

Peu m’importe.

CAROLINE.

Les lanciers, par exemple ; cela sied très bien. Il n’y a que les moustaches qui me déplaisent. Est-ce que tu prendras des moustaches ?

ÉDOUARD.

Comme vous voudrez, ma marraine.

CAROLINE.

Au fait, si elles ne sont pas trop exagérées... Il me semble déjà te voir sur un joli cheval.

ÉDOUARD.

Oui, le sabre à la main, au milieu de la mêlée, gagnant mes épaulettes de capitaine et puis celles de colonel, car je les aurai, je vous le jure, à moins que quelque boulet... et encore, qu’importe ?

Il se lève.

Air : Boulon de rose. (Pradère.)

Pour ma marraine,
On peut braver ces dangers-là ;
Et colonel ou capitaine.
Ah ! mon dernier soupir sera
Pour ma marraine !

CAROLINE, se levant aussi.

Du tout, du tout ; moi qui ne pensais pas qu’on pouvait se faire tuer ! Je veux un étal où il n’y ait pas de risque à courir : notaire ou agent de change, on ne risque rien... que de s’enrichir.

ÉDOUARD.

Et moi, je ne veux pas...

CAROLINE.

Qu’est-ce que c’est que ce ton-là ?... c’est à moi de commander.

ÉDOUARD.

Je le sais bien, ma marraine ; mais je ne veux pas être dans les affaires : je ne veux pas ressembler à monsieur de Jordy, votre avoué, que je ne puis pas souffrir avec son air empesé.

Il contrefait monsieur de Jordy.

« Eh ! madame, l’affaire est des plus majeures. »

CAROLINE.

Oh ! que c’est bien cela ! et la prise de tabac qui termine chaque période.

Imitant de même monsieur de Jordy.

« Et j’ai dit à monsieur le président... »

ÉDOUARD.

Ah ! c’est lui-même, je crois le voir.

CAROLINE.

N’est-ce pas ?

ÉDOUARD.

Recommencez donc, ma marraine, je vous en prie.

CAROLINE.

Du tout, monsieur ; c’est très mal à vous de vous moquer d’un homme respectable, d’un homme de talent, qui a ma confiance ; et là-dessus je ne céderai point à vos caprices, parce que j’ai une volonté ferme et inébranlable ; et si cet état-là ne vous convient pas, je vous en donnerai un autre, car je le veux.

ÉDOUARD.

À la bonne heure ! et moi, je promets de vous obéir en tout, de suivre en tout vos conseils.

CAROLINE, allant vers le guéridon.

Et c’est ce que tu as de mieux à faire, parce que, vois-tu,

Prenant par distraction la raquette qui est sur le guéridon.

à ton âge on ne réfléchit pas encore... au mien on est raisonnable. Je t’ai observé, je te connais, tu es un peu étourdi.

ÉDOUARD.

Ah ! ma marraine !

CAROLINE.

Oh ! tu es étourdi, conviens-en ; tu as un excellent caractère, mais tu es bien jeune ; tu ne peux pas l’occuper deux minutes de suite d’une chose sérieuse.

Faisant sauter machinalement le volant sur la raquette.

Le moindre objet de distraction...

Édouard va prendre une raquette qui se trouve sur une chaise à gauche.

et voici cependant le moment de renoncer à tout cela.

ÉDOUARD.

Oui, ma marraine.

CAROLINE.

C’est essentiel ; parce qu’il y a tant de gens dans le monde qui vous jugent sur l’apparence, et qui, à la moindre étourderie...

Elle lance le volant, ils jouent.

Air de Marianne. (Dalayrac.)

Il faut sur soi veiller sans cesse.
– Ne le lance donc pas si fort.

ÉDOUARD.

J’en veux croire votre sagesse.
– Je l’ai jeté trop loin encor.

CAROLINE.

Que ta conduite...
— Va donc moins vite...
De tous mes soins me récompense un jour.

ÉDOUARD.

Oui, pour vous plaire
Je veux tout faire.
– Ah ! j’ai failli le manquer à mon tour.

CAROLINE.

À moi !

ÉDOUARD.

Non.

CAROLINE.

Plus près.

ÉDOUARD.

Je le jette.

CAROLINE.

Ah ! si tu veux
Combler mes vœux,
Sois toujours sage, studieux...
– Et tiens mieux ta raquette.

 

 

Scène VII

 

CAROLINE, ÉDOUARD, CHAMPENOUX

 

CHAMPENOUX, entrant par le fond et s’arrêtant à la porte.

Pardon, ma marraine !

CAROLINE, continuant de jouer.

Tu vois bien que je suis occupée.

CHAMPENOUX.

Si vous n’êtes pas pressée, tant mieux, je ne le suis pas non plus. C’est la réponse en question.

CAROLINE, jetant sa raquette.

Ah ! donne vite.

Édouard jette aussi la sienne, et un prendre son fusil avec lequel il s’amuse à faire l’exercice.

CHAMPENOUX.

Il a griffonné cela à la hâle, et avec un air sournois qui ne dit rien de bon.

CAROLINE, qui a lu la lettre.

Ô ciel ! je ne puis y croire, il refuse.

CHAMPENOUX, à part.

Il serait possible ! ah ! l’honnête homme ! Qui se serait attendu à cela d’un homme d’affaires !

CAROLINE, à part, avec émotion.

Il refuse, et de quelle manière ! il lui reproche sa naissance, sa pauvreté ; quelle indignité ! comme si c’était sa faute !

ÉDOUARD, posant son fusil sur la table, et accourant auprès de Caroline.

Qu’est-ce donc, ma marraine ?

CAROLINE.

Pauvre enfant ! sois tranquille, je ne t’abandonnerai pas ;

À part.

ils ont beau dire et beau faire ! Moi d’abord, dès qu’on me contrarie, c’est une raison de plus ; et il faudra bien que je lui trouve une femme.

Haut.

Dis-moi, Édouard, aimes-tu quelqu’un ?

ÉDOUARD.

Moi, ma marraine ?

CAROLINE.

Eh ! oui ! cela nous aiderait un peu. Voyons, cherche bien, aimes-tu quelqu’un ?

ÉDOUARD.

Non, non, ma marraine.

Pendant ce temps, Champenoux a ramassé les raquette-, le volant, rangé les chaises, et est rentré dans la chambre à droite.

CAROLINE.

Eh bien, tant pis !... vous avez tort. Depuis trois mois que vous êtes sorti du collège, je vous demande à quoi vous avez employé votre temps !

ÉDOUARD.

Mon seul vœu est de rester auprès de vous, de ne point vous quitter. Qu’ai-je à désirer de plus ? je me trouve si heureux !

CAROLINE.

Vraiment ! ce pauvre gardon ! Va, Édouard, je ne doute pas de ton amitié, de ton attachement ; et moi aussi de mon côté, tu peux être sûr...

ÉDOUARD, lui prenant la main.

Ah ! que vous êtes bonne !

CAROLINE, préoccupée.

Et bientôt, je l’espère, tu sauras, tu connaîtras mes projets.

ÉDOUARD.

Ses projets !

CAROLINE.

Quels qu’ils soient, monsieur, je veux que sur-le-champ vous vous empressiez de vous y soumettre.

ÉDOUARD.

Oui, ma marraine.

CAROLINE.

Car votre premier devoir est d’être soumis...

ÉDOUARD.

Ah ! oui, ma marraine.

CAROLINE.

De m’obéir en tout.

ÉDOUARD, en pressant la main de Caroline sur son cœur.

Oui, ma marraine.

CAROLINE, avec impatience, retirant sa main et lui donnant un petit soufflet.

Mais finis donc, et écoute-moi !

ÉDOUARD

Je crois, ma marraine, que vous venez de m’insulter.

CAROLINE.

Moi ! du tout.

ÉDOUARD.

Et d’après ce que vous m’avez dit vous-même...

CAROLINE.

Monsieur, finissez, je me fâcherai.

Elle s’enfuit derrière le guéridon.

ÉDOUARD, tournant avec elle autour du guéridon.

Cela m’est égal ! l’honneur avant tout ; il me faut une réparation.

CAROLINE, s’enfuyant dans le jardin.

Je te la promets, si tu peux l’atteindre.

ÉDOUARD.

Ah ! quelle trahison !

Il court après elle.

 

 

Scène VIII

 

DE JORDY, sortant de la chambre à gauche

 

Eh ! mais que vois-je ? il poursuit sa marraine,

Les regardant par la porte du fond.

il l’embrasse ; et loin de se fâcher, elle s’enfuit en lui jetant son bouquet.

Il vient sur le devant de la scène, et, après un instant de silence et de réflexion, il continue.

J’ai eu tort, très grand tort ; ce n’était pas là un baiser de filleul. Sans se l’avouer à lui-même, ce petit gaillard-là est déjà amoureux de sa marraine ; quant à elle, elle n’y pense pas encore, du moins je le crois, mais avec son caractère, il ne lui faut qu’une idée, qu’un caprice, et je verrais tous mes projets renversés par un écolier, par un enfant. Ce petit serpent d’Édouard ! je ne puis le souffrir, je le déteste ! C’est décidé : il faut qu’il soit mon beau-frère, il faut que je lui donne ma sœur...

Se retournant et apercevant Édouard qui rentre par la porte du fond.)

Le voici.

 

 

Scène IX

 

ÉDOUARD, DE JORDY

 

ÉDOUARD, à part.

Impossible de la rejoindre ; elle s’est enfermée chez elle, et je ne puis dire ce que j’éprouve. Ce baiser de tout à l’heure... et ma marraine elle-même qui semblait tout émue... Dieu ! si elle avait pu encore m’insulter ! Vrai, ça rendrait mauvaise tête ; et j’ai envie maintenant de lui chercher querelle.

Apercevant de Jordy.

Ah ! monsieur de Jordy !...

DE JORDY.

Approche, Édouard, nous avons à causer ensemble, j’ai à te parler.

ÉDOUARD.

Dans un instant, si cela vous est égal.

DE JORDY.

Non, vraiment : c’est de la part de madame de Néris.

ÉDOUARD, vivement.

De ma marraine ? parlez vite ; et au fait, je me le rappelle : elle m’a dit que vous étiez chargé de m’explique ses intentions.

DE JORDY.

Elle ne l’a rien dit de plus ?

ÉDOUARD.

Non, vraiment.

DE JORDY, à part.

À merveille ! elle ne lui a pas encore parlé de mon refus.

Haut.

Eh bien ! mon ami, ta marraine songe à ton avenir, à ton état.

ÉDOUARD.

Je le sais.

DE JORDY.

Et même à ton établissement.

ÉDOUARD.

Pour cela, rien ne presse. À mon âge et sans fortune, qui est-ce qui voudrait de moi ?

DE JORDY.

Pourquoi donc ? tu as des dispositions.

ÉDOUARD.

Vous êtes bien bon.

DE JORDY.

Tu es jeune, tu es aimable.

ÉDOUARD.

Du tout.

DE JORDY, avec impatience.

Je te dis que tu es aimable, je le sais mieux que toi ; et d’ailleurs, je ne suis pas le seul qui s’en soit aperçu : il est ici une autre personne encore...

ÉDOUARD, vivement.

Vraiment ! et qui donc ?

DE JORDY.

Tu ne devines pas ? cette demoiselle que ce matin tu poursuivais si vivement, Cécile, ma sœur...

ÉDOUARD, à part.

Grand Dieu !

DE JORDY.

Je crois même...

À part.

car il paraît que c’est son système avec tout le monde,

Haut.

je crois même que tu l’as embrassée.

ÉDOUARD.

Quoi ! vous sauriez...

DE JORDY.

Et ta marraine le sait aussi.

ÉDOUARD.

C’est fait de moi !

DE JORDY.

Rassure-toi : elle n’est pas fâchée, au contraire ; car depuis longtemps son intention était de vous marier ensemble ; et voici même deux mots qu’elle m’écrivait encore ce matin à ce sujet.

Il lui remet la lettre de madame de Néris : Édouard la lit.

Tu vois par là qu’elle entend, qu’elle exige que ce mariage se fasse sur-le-champ ; elle y attache la plus grande importance ; enfin, elle le veut comme tout ce qu’elle veut.

ÉDOUARD.

Ô ciel ! pourquoi donc se hâter ainsi ?

DE JORDY.

Je l’ignore, mais je crois qu’elle a pour elle-même quelque idée, quelque projet de mariage, et qu’elle veut, avant tout, s’occuper du tien et assurer ton bonheur.

Édouard lui rend la lettre.

Moi, d’abord, je ne peux m’y opposer ; je suis trop dévoué à ses volontés. Et toi, mon cher, tu lui dois trop de déférence, trop de respect, trop de reconnaissance ; mais ton propre cœur t’en dira là-dessus plus que je ne pourrais faire. Je te laisse, je vais rendre compte à madame de Néris de mon empressement à exécuter ses ordres et de la soumission avec laquelle tu les as reçus.

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

ÉDOUARD, seul

 

Qu’ai-je entendu ? et qu’est-ce qui se passe en moi ? Au lieu de remercier madame de Néris, au lieu de lui savoir gré de ses bontés, il me semble que je lui en veux, que je lui chercherais querelle... mais non plus comme tout à l’heure...

Air du Château de la Poularde.

Oui, je le sens, oui, je suis furieux
Contre moi-même et contre ma marraine ;
Je ne sais plus, hélas ! ce que je veux ;
Ce que j’éprouve est presque de la haine.
J’ignore encor, dans le trouble où je suis,
Pourquoi ce trait et m’indigne et me blesse.
Elle ne m’avait rien promis,
Et cependant, là... je me dis
Que c’est manquera sa promesse !

Aussi, c’est sa faute ; c’est bien mal ; c’est indigne.

Il va s’asseoir auprès de la table.

 

 

Scène XI

 

CHAMPENOUX, ÉDOUARD

 

CHAMPENOUX, entrant par le fond.

Ah ! mon Dieu ! mon cher Édouard, qu’avez-vous donc ?

ÉDOUARD.

Ce que j’ai ? Je suis le plus malheureux des hommes.

CHAMPENOUX.

Et pourquoi donc ça ?

ÉDOUARD.

On veut me marier.

CHAMPENOUX, vivement.

Encore ! quelle indignité !

ÉDOUARD.

N’est-il pas vrai ? c’est ce que je disais.

CHAMPENOUX.

Certainement, et je voudrais bien savoir qui est-ce qui se permet ?... Eh bien ! par exemple, ça a-t-il le sens commun ? quelqu’un, j’en suis sur, qui ne vous convient pas : une femme qui est laide, qui est affreuse, qui a un mauvais caractère.

ÉDOUARD.

Eh ! non, malheureusement ; elle est fort bien, et je l’aimerais s’il ne fallait pas l’épouser ; mais c’est ma marraine qui le veut, c’est monsieur de Jordy.

CHAMPENOUX.

Monsieur de Jordy ! c’est-il possible ! c’est-y sournois ! lui qui tout à l’heure avait refusé... Eh bien ! par exemple, si j’étais de vous...

ÉDOUARD.

Qu’est-ce que tu ferais ?

CHAMPENOUX.

Je me moquerais de tout ce monde-là, je n’écouterais que ma fantaisie, je resterais garçon, parce que, voyez-vous, monsieur Édouard, nous autres paysans, nous n’avons pas d’esprit, nous ne sommes pas comme ces gens d’affaires, qui disent tantôt blanc, tantôt noir ; mais nous avons un gros bon sens qui fait que nous allons toujours au but. Et ici, je vois clairement que vous n’aimez pas ct’elle-là qu’on vous destine.

ÉDOUARD.

C’est vrai.

CHAMPENOUX.

Parce que moi j’ai été amoureux, j’ai passé par là, et je vois que vous n’aimez personne, que vous n’avez pas ces suffocations, ces frissons qui vous brûlent, ces battements de cœur...

ÉDOUARD, mettant la main sur son cœur.

Ah ! mon Dieu !

CHAMPENOUX.

Ces lubies qui font qu’on voudrait battre les gens, ces vertiges qui vous rendent furieux sans savoir pourquoi.

ÉDOUARD.

Au contraire, c’est que j’éprouve tout cela.

CHAMPENOUX, effrayé.

C’est-y possible ?

ÉDOUARD.

Oui ; je ne pouvais me rendre compte de mes tourments, je n’osais me l’avouer, mais tu m’as éclairé, tu m’as fait lire dans mon cœur ; il est quelqu’un que j’aime, que j’adore...

CHAMPENOUX, à part.

C’est fait de moi, je suis ruiné !

ÉDOUARD.

C’est un secret au moins, n’en parle à personne, je voudrais le cacher à tout le monde et surtout à moi-même. Oui, je rougis maintenant de mon ingratitude, de mon audace, de mon extravagance ; car celle que j’aime, je ne puis jamais l’épouser.

CHAMPENOUX.

C’est-y vrai ?

Vivement.

C’est celle-là qu’il faut préférer, c’est à celle-là qu’il faut s’arrêter.

ÉDOUARD.

Qu’oses-tu dire ?

CHAMPENOUX.

Oui, ma foi, l’amour avant tout ! De quel droit que madame de Néris voudrait gêner votre cœur ou vos inclinations ? c’était bon dans l’ancien régime. Moi je lui dirais : « Ma marraine, c’est tyrannique ; vous ne pouvez pas me marier contre mon gré ; monsieur le maire ne le pourrait pas. »

ÉDOUARD.

Y penses-tu ? parler ainsi à ma marraine ! à ma bienfaitrice ! j’aime mieux ne lui rien dire et retourner à Paris.

CHAMPENOUX.

Une belle idée ! au milieu de toutes les sociétés, de toutes ces belles madames, pour en retrouver encore quelques-unes, qui vont peut-être vous détourner !... Tenez, si vous voulez m’en croire, venez-vous-en à la ferme ; je serai plus tranquille, et vous aussi. Vous ne risquerez rien : il n’y a pas de femmes ! Vous y passerez, avec moi, une quinzaine de jours ; c’est tout ce que je vous demande.

À part.

Pendant ce temps, vendémiaire...

ÉDOUARD.

Mon cher Champenoux, je ne sais comment le remercier.

CHAMPENOUX.

Il n’y a pas de quoi. Mais j’entends noire marraine ; allons, du cœur, du courage ! Envoyez-la promener respectueusement, ainsi que tous ces mariages. Je serai là ; je vous soutiendrai ; nous serons deux filleuls contre elle.

Ils remontent le théâtre, et se trouvent au fond au moment où madame de Néris entre avec monsieur de Jordy.

 

 

Scène XII

 

DE JORDY et CAROLINE, sortant de la chambre à droite, ÉDOUARD, CHAMPENOUX, dans le fond

 

CAROLINE.

Il suffit, monsieur, je vous crois ; et, puisque Édouard aime Cécile, puisqu’ils s’aiment, qu’ils se marient, et que je n’en entende plus parler. Ce mariage, d’ailleurs, a toujours été ce que je désirais, vous le savez ; et je ne vois pas pourquoi, ce matin, monsieur Édouard ne m’a pas parlé de cette grande passion, et pourquoi c’est vous, monsieur, qu’il a honoré de ses confidences.

Apercevant Édouard.

Approchez, monsieur, approchez donc.

Édouard s’approche.

Depuis quand évitez-vous mes regards ? depuis quand ma présence vous fait-elle fuir ?

ÉDOUARD.

Ma marraine, ne vous fâchez pas, ne soyez pas en colère contre moi, je vous en prie.

CAROLINE.

Moi, en colère ! et où voyez-vous cela ? parce que je m’occupe de vous, de votre avenir, parce que je veux causer d’affaires et vous faire entendre raison ? je me fâche, je suis en colère, quelle façon de parler ! quelles expressions ! Qui vous les a apprises ? monsieur Champenoux probablement. Je vous les pardonnerais, si vous étiez, comme lui, sans esprit, sans éducation.

CHAMPENOUX.

Ah ! ma marraine !

CAROLINE, à Champenoux.

Tais-toi.

À Édouard.

Mais vous, Édouard, vous !

ÉDOUARD.

Pardon ! je ne voulais point vous offenser.

CAROLINE.

Je n’ai pas besoin de vos excuses, mais de votre franchise. Je vous ai demandé ce matin, ici même, si vous aimiez quelqu’un ?

ÉDOUARD.

Ah ! ma marraine ! pouvez-vous en douter ?

CAROLINE.

Point d’erreur, point de fausses interprétations ! Je vous demande si vous aimez quelqu’un, mais là, aimer, comme on aime quand on est amoureux ; enfin, monsieur, vous m’entendez bien ?

ÉDOUARD, à part.

Ciel !

Haut.

En vérité, ma marraine, je ne puis... je ne sais... je n’oserai jamais.

CHAMPENOUX, s’avançant entre Caroline et Édouard.

Eh bien ! oui, il n’osera jamais. Mais moi, qui sais la vérité, moi, à qui il vient de l’avouer tout à l’heure, je puis vous attester qu’il est amoureux fou, qu’il en déraisonne, qu’il en perd la tête.

Édouard cherche à l’empêcher de parler.

CAROLINE, à Champenoux.

Qui est-ce qui te parle ? de quoi te mêles-tu ?

CHAMPENOUX.

C’est lui qui me l’a dit.

CAROLINE.

Tais-toi, et va-t’en.

CHAMPENOUX, s’éloigne, et sort par le fond en répétant.

C’est lui qui me l’a dit.

CAROLINE, à Édouard.

Il parait en effet, qu’excepté moi, chacun reçoit vos confidences, que monsieur de Jordy, monsieur Champenoux, que tout le monde enfin, a plus de part que moi à vos secrets. Mais je n’exige plus rien, monsieur, que le nom de celle que vous aimez, que vous adorez.

ÉDOUARD, à part.

Grand Dieu !

CAROLINE.

Est-ce Cécile ?

DE JORDY

Est-ce ma sœur ?

ÉDOUARD.

Eh bien !... oui, ma marraine.

DE JORDY, à part.

Il se pourrait !

ÉDOUARD.

Et soumis à vos ordres, à vos moindres volontés, je suis prêt à vous obéir en tout... à l’épouser, si cela vous plaît ; à ne pas l’épouser, si cela vous convient. Enfin, ma marraine, pourvu que vous me pardonniez, que vous ne soyez point fâchée contre moi, c’est tout ce que je vous demande.

CAROLINE.

Il suffit, monsieur : puisque vous aimez Cécile, monsieur de Jordy, qui connaît mes intentions, voudra bien se charger de tous les soins, de tous les détails de ce mariage, et partir avec vous, pour Paris, sur-le-champ.

ÉDOUARD.

Quoi ! ma marraine, vous voulez ?...

CAROLINE.

Oui, monsieur, il faut se hâter ; il n’y a pas de temps à perdre ; vous saurez pourquoi. Vous prendrez ma calèche ; et pour des chevaux, nous enverrons Champenoux à la poste.

Air du vaudeville des Blouses.

ÉDOUARD, à part.

Tout est fini, pour moi plus d’espérance ;
Loin de ces lieux, hélas ! il faut partir ;
À tous les yeux cachons bien ma souffrance,
L’honneur, l’amour, m’ordonnent d’obéir.

DE JORDY, à Caroline.

Nous partirons, ce soin-là me regarde.

À part.

Selon mes vœux tout vient de réussir ;
Il était temps ; maintenant prenons garde
De leur laisser celui de réfléchir.

Ensemble.

CAROLINE, à de Jordy.

Oui, tous ces soins vous regardent, je pense,
À l’instant même il faut tous deux partir ;
À leur bonheur moi je consens d’avance,
Mais hâtez-vous surtout de les unir.

DE JORDY, à part.

Oui, dans mon cœur, où rentre l’espérance,
De mes talents je dois me réjouir ;
Continuons, et bientôt l’opulence
Embellira mon heureux avenir.

ÉDOUARD.

Tout est fini, pour moi plus d’espérance, etc.

De Jordy entre dans la chambre à droite, Édouard sort par le fond.

 

 

Scène XIII

 

CAROLINE, seule

 

Grâce au ciel, ils s’en vont ; c’est bien heureux, car il semble qu’aujourd’hui ils s’entendent tous pour m’ennuyer, pour me contrarier. Eh ! mon Dieu, non ! ils m’obéissent, ils font ce que je veux ! Eh bien ! justement c’est ce qui me contrarie. J’ai l’air de commander, d’imposer des lois, et je n’aime pas cela. Je n’aime pas qu’on soit de mon avis, surtout quand je n’en suis pas moi-même. Car, après tout, qu’est-ce que je veux ?... qu’ils s’aiment, qu’ils s’épousent, qu’ils s’en aillent. Eh bien ! tant mieux... des cœurs froids, des indifférents, des ingrats !... Aimez donc les gens, croyez à leur affection, à leur reconnaissance... C’est là ce qui fait le plus de peine... et pour un rien, j’en pleurerais de chagrin et de dépit. Qui vient encore ?

S’essuyant les yeux ; et puis à haute voix et sans se retourner.

Air : Voulant par ses œuvres complètes. (Voltaire chez Ninon.)

Que ma porte soit refusée ;
Je n’y suis pas.

 

 

Scène XIV

 

CAROLINE, CÉCILE

 

CÉCILE, toute troublée.

Hélas ! pardon,
Car madame est mal disposée.

CAROLINE.

Quand il serait vrai, pourquoi non ?
C’est une tyrannie étrange...
On n’a qu’un instant, par bonheur,
Pour être de mauvaise humeur,
Il faut encor qu’on vous dérange !

Que voulez-vous, que demandez-vous ? monsieur Édouard ? Il n’est pas ici.

CÉCILE.

Ah ! madame ! je ne vous reconnais pas là, vous qui d’ordinaire êtes si bonne et si indulgente... Mais je n’insiste plus, je me retire, et je vois que pour moi, il n’est plus d’espoir.

CAROLINE.

Je ne comprends rien à votre chagrin... apparemment, il vous convient d’en avoir, et vous êtes malheureuse pour votre plaisir, car tout le monde ici consent à votre union avec monsieur Édouard : vous épousez celui que vous aimez.

CÉCILE.

Et si je ne l’aimais pas ?

CAROLLNE.

Que dites-vous ? Pauvre enfant ! et j’ai pu l’affliger ! j’ai pu causer ses larmes ! Cécile, pardonnez-moi, confiez-moi vos peines, vos tourments. Je serai trop heureuse de les adoucir.

CÉCILE.

Ah ! je vous reconnais... je vous retrouve... Quelle différence !...

CAROLINE.

Eh ! mais sans doute, je vous croyais heureuse... je n’y avais que faire, je n’avais pas besoin de m’en mêler ; mais vous souffrez, vous avez des chagrins, il est naturel que je les partage. Parlez, parlez vite.

CÉCILE.

Mon frère m’a dit que vous désiriez ce mariage, et qu’il y consentait. Il m’a dit de plus que monsieur Édouard m’adorait. Je veux bien le croire.

CAROLINE.

Comment ! est-ce que ce ne serait pas vrai ?

CÉCILE.

Je n’en sais rien, madame ; c’est possible. À son âge, dix-neuf ans, on aime tout le monde.

CAROLINE.

Vous croyez ? Pourtant il était galant avec vous, il vous faisait la cour.

CÉCILE.

Oui, mais d’un air si distrait... Et puis mon frère a chez lui un maître-clerc, qui n’a pas assez d’argent pour acheter une charge, monsieur Léonard, qui s’occupe beaucoup de moi.

CAROLINE.

J’entends... Celui-là n’est pas distrait, il est à ce qu’il fait.

CÉCILE.

Je le crois... et c’est cela que je viens de dire à monsieur Édouard.

CAROLINE.

Vous lui avez avoué ?...

CÉCILE.

Oui, madame... que j’en aimais un autre. Il m’a comprise, j’en suis sûre.

 

 

Scène XV

 

CÉCILE, CAROLINE, CHAMPENOUX

 

CHAMPENOUX, entrant d’un air effrayé.

Ah ! ma marraine ! ah ! mademoiselle ! cette fois ce n’est pas de ma faute, c’est bien de lui-même, et sans que je lui aie rien dit... monsieur Édouard...

CAROLINE.

Qu’est-ce donc ?

CHAMPENOUX.

Il est parti, et pour jamais... et pour ne plus revenir.

CAROLINE,

Qu’est-ce que cela signifie ?

CHAMPENOUX.

J’allais à la poste pour vous obéir, j’y allais lentement, c’est vrai, quand j’ai entendu un homme à cheval qui galopait derrière moi. C’était monsieur Édouard. « Où que vous allez comme ça ? que je lui dis. – Je m’en vais pour toujours, qu’il me répond. Dédaigné, repoussé par tout le monde, je ne puis épouser celle que j’aime. Il ne m’est pas même permis de l’aimer. »

CÉCILE.

Ô ciel !

CAROLINE, à Cécile.

Eh ! que me disiez-vous donc de son indifférence ! C’est du délire, de la passion... la tête n’y est plus, et je suis désolée maintenant.

CÉCILE.

Madame...

CAROLINE.

Rassurez-vous ; je n’ai pas oublié mes promesses. Vous épouserez monsieur Léonard : je lui prêterai, s’il le faut, cent, deux cent mille francs, pour acheter une charge. J’en parlerai à votre frère.

CÉCILE.

Quoi, madame, tant de bontés, tant de générosité !...

CHAMPENOUX.

Ah ! ma marraine ! que c’est bien à vous ! Tant que vous ne ferez que des mariages comme ceux-là...

CAROLINE.

Eh bien ?...

CHAMPENOUX.

Tous êtes sûre de mon approbation.

CAROLINE.

C’est bien heureux. L’essentiel maintenant est de courir sur les traces d’Édouard... savoir ce qu’il est devenu.

CHAMPENOUX.

Mais, ma marraine, vous ne voulez plus le marier ? vous me le promettez.

CAROLINE.

Eh ! je n’y pense guère, ni lui non plus.

CHAMPENOUX, à part.

Au fait, voilà mamzelle Cécile qui est placée, c’est toujours une crainte de moins.

Haut.

Eh bien ! ma marraine, je cours après lui.

Il sort par le fond.

CÉCILE.

Et moi, je cours dire à mon frère que, grâce à vous, madame, j’épouse monsieur Léonard.

Elle entre dans la chambre à droite.

 

 

Scène XVI

 

CAROLINE, seule, ensuite ÉDOUARD

 

CAROLINE.

Malheureux enfant ! quelle tête ! quelle folie ! Pourquoi ne pas avoir plus de confiance en moi ! Ah ! si je ne tremblais pas pour lui !... si j’avais moins d’inquiétude, que je serais en colore !

Apercevant Édouard, qui entre par la porte à gauche.

Dieu ! que vois-je !

Courant à la porte du fond et à celles de côté, qu’elle ferme et dont elle prend les clefs.

Air : J’en guette un petit de mon âge. (Les Scythes et les Amazones.)

Il ne peut plus m’échapper, je l’espère.

À Édouard.

Parlez, monsieur : qui vous ramène ainsi ?
Je vous trouve bien téméraire
D’oser encor vous présenter ici.
Ne croyez pas que ce retour m’apaise ;
C’est très vilain, très mal... c’est une horreur...

À part.

À présent que je n’ai plus peur,
Je peux me fâcher à mon aise !

ÉDOUARD.

J’étais déjà bien loin, lorsqu’un dernier regard, que j’ai jeté sur les tourelles de ce château, m’a rappelé toutes les bontés dont on m’avait comblé. Oui, ma marraine, je me serais reproché de partir sans vous avoir vue encore une fois, sans vous avoir demandé pardon, et je suis revenu au grand galop vous prévenir de ma fuite et vous dire un éternel adieu.

CAROLINE.

C’était bien la peine... Et où allez-vous ainsi ?

ÉDOUARD.

Je vous l’ai dit ce matin : me faire soldat, me faire tuer.

CAROLINE.

Un beau projet ! auquel il ne manque rien que ma permission ; et par malheur, je la refuse.

ÉDOUARD.

Que dites-vous ?

CAROLINE.

Oui, monsieur, vous dépendez de moi ; vous m’êtes confié ; je suis la maîtresse, car je suis votre marraine.

ÉDOUARD, murmurant entre ses dents.

C’est-à-dire... c’est-à-dire...

CAROLINE.

Quoi ? qu’est-ce que c’est ? je crois que vous raisonnez.

ÉDOUARD.

Du tout, ma marraine, je ne dis rien.

CAROLINE.

À la bonne heure ! Je vous prie de m’écouter ; vous savez que je n’aime pas la sévérité, et que je n’aurais voulu employer avec vous que la voix de la douceur et de la raison ; mais, puisque ces moyens-là sont inutiles, j’aurai recours à la rigueur, et je vous déclare que vous ne sortirez pas d’ici, et que vous y resterez renfermé, et ne croyez pas tromper ma surveillance, car je ne vous quitterai pas d’un instant, je serai toujours avec vous.

ÉDOUARD.

C’est aussi trop d’arbitraire, et vous n’avez pas le droit de me tyranniser ainsi.

CAROLINE.

Qu’est-ce que c’est ?

ÉDOUARD.

Oui, ma marraine, je suis libre, je suis mon maître ; et si je veux suivre l’état de mon père, si je veux me faire soldat, si je veux me faire tuer, vous ne pouvez pas m’en empêcher. Et parce que vous êtes riche, et que je n’ai rien, parce que vous êtes au comble du bonheur, et que je suis le plus malheureux des hommes, vous croyez-vous le droit de m’humilier, de m’avilir ?...

CAROLINE.

Grand Dieu ! et qui vous parle de cela ? qui peut vous donner de pareilles idées ? Moi, vous humilier ! quand je ne vous retenais ici que pour vous consoler, pour calmer vos chagrins, pour vous rendre au bonheur ; mais je ne vous reconnais plus. Vous êtes colère, vous êtes méchant, vous vous fâchez contre moi.

Lui rendant les clefs.

Allez, monsieur, je ne vous retiens plus, vous êtes le maître.

ÉDOUARD, prenant les clefs et ne sachant s’il doit sortir.

Moi !

CAROLINE.

Oui, vous êtes le maître de me faire bien du chagrin.

ÉDOUARD, posant les clefs sur le guéridon.

Jamais ! je reste ; et si j’ai pu vous offenser, pardonnez-moi, ma marraine : ce n’est pas ma faute, je suis si malheureux !

CAROLINE.

Pauvre garçon ! je ne sais alors comment te dire, comment l’apprendre une nouvelle, qui va ajouter à tes peines.

ÉDOUARD.

Qu’est-ce donc ?

CAROLINE.

Tu sais que Cécile ne t’aime pas.

ÉDOUARD.

Oui, elle me l’a dit : eh bien ?

CAROLINE.

Eh bien ! mon ami, réunis toutes tes forces, tout ton courage. Cécile... je ne sais pas comment t’annoncer...

ÉDOUARD.

Ah ! mon Dieu ! vous m’effrayez ; achevez.

CAROLINE, s’approchant lentement de la table et se mettant devant le fusil qu’Édouard y a laissé.

Cécile va en épouser un autre.

ÉDOUARD, froidement.

Ah ! ce n’est que cela ; eh bien ! tant mieux.

CAROLINE.

Comment, tu ne te désoles pas, tu ne t’arraches pas les cheveux ? tu n’es pas au désespoir ?

ÉDOUARD.

Et pourquoi donc ?

CAROLINE.

Toi qui l’aimais tant !

ÉDOUARD.

Je n’y ai jamais pensé.

CAROLINE.

Tu allais l’épouser...

ÉDOUARD.

Pour vous obéir.

CAROLINE.

Comment ? cet amour, celle passion qui le faisait perdre la tête, qui l’obligeait à partir ?...

ÉDOUARD.

Ce n’est pas pour elle.

CAROLINE.

Il serait vrai ! et pour qui donc ?

ÉDOUARD.

Ça, c’est autre chose. Je vous prie, ma marraine, de ne pas m’en parler. Ne croyez pas de nouveau que je veux me révolter contre vous ; mais c’est mon seul bien, c’est mon secret, et personne au monde n’a le droit de me le demander.

CAROLINE.

Oui ; mais moi, c’est bien différent. Voyons, Édouard, dis-moi qui, je l’en prie ?

ÉDOUARD.

Impossible, ma marraine.

CAROLINE.

Et moi, je veux le savoir tout de suite, à l’instant même. D’abord, je n’aime pas à attendre, et si tu ne mêle dis pas, notre dispute va recommencer, je vais me fâcher.

ÉDOUARD.

Et si je vous le dis, vous vous fâcherez bien davantage : vous me renverrez, vous ne voudrez plus me voir, vous ne m’aimerez plus.

CAROLINE.

Cela me regarde : je saurai ce que j’aurai à faire. Voyons, monsieur, parlez.

ÉDOUARD.

Vous le voulez... eh bien ! depuis que j’existe, depuis que je me connais, il est quoiqu’un au monde qui exerce sur moi un pouvoir que je ne peux définir. Quand elle me souriait...

CAROLINE.

Ah ! c’est une femme ?

ÉDOUARD.

Oui, ma marraine, c’est une femme. Quand elle me souriait, j’étais heureux ; quand elle me grondait, je l’étais encore, car elle me parlait, et le son de sa voix, le bruit de ses pas, le froissement de sa robe, me faisaient tressaillir. Quand sa main rencontre la mienne, je ne sais plus ce que je veux, ce que je désire ; et, prêt à tout oublier, je me sens arrêté par un coup d’œil. Tremblant, interdit à sa vue, je croyais jusqu’ici que c’était de la crainte, du respect. Eh bien ! non ; je n’en ai pas du tout ; ou plutôt ce respect, c’est de l’amour. Oui, j’ai l’audace, j’ai l’ingratitude de l’aimer ; mais je ne m’en suis aperçu qu’aujourd’hui, ce matin.

CAROLINE.

Et quand donc ?

ÉDOUARD.

Quand je vous ai embrassée.

CAROLINE, à part.

Ah ! c’était moi.

À Édouard.

Et vous osez...

ÉDOUARD.

Là ! qu’est-ce que je disais ? J’étais bien sûr que vous vous fâcheriez. Je pars, je m’en vais ; car maintenant je ne peux plus aimer, je ne peux plus épouser personne.

CAROLINE.

Eh ! oui sans doute : c’est ce que vous auriez de mieux à faire. Il le faudrait ; malheureusement vous ne le pouvez pas.

ÉDOUARD.

Comment cela ?

CAROLINE.

Eh ! oui, monsieur, votre parrain vous a laissé par son testament toute sa fortune ; mais, à condition que vous vous marieriez. Vous y êtes contraint, vous y êtes obligé.

ÉDOUARD.

Ah ! mon Dieu !

CAROLINE.

Vous n’avez pour cela que quelques jours : voilà pourquoi ce matin je tenais tant à vous faire épouser Cécile ; mais maintenant c’est bien un autre embarras ! comment faire ? Moi d’abord, je n’en sais rien.

ÉDOUARD.

Ni moi non plus.

CAROLINE.

Il n’y a dans ce château que Cécile, ou moi.

ÉDOUARD.

Oh ! ciel ! que dites-vous ?

CAROLINE.

Je dis, monsieur, que vous êtes le plus maladroit des hommes, que je vous hais, que je vous déteste, et qu’avec vous, il n’y a pas moyen de s’entendre.

ÉDOUARD, à genoux.

Ô ciel ! achevez !

CAROLINE.

Non, monsieur.

CHAMPENOUX, en dehors et frappant à la porte.

Ma marraine, ma marraine, monsieur Édouard est revenu.

CAROLINE.

Eh ! que m’importe ?

À voix basse.

Édouard, de grâce, relevez-vous.

ÉDOUARD.

Non ; dites-moi que vous me pardonnez, que vous m’aimez.

DE JORDY, en dehors.

Madame, madame, ouvrez donc.

CAROLINE.

C’est monsieur de Jordy, et nous sommes enfermés !

ÉDOUARD, toujours à genoux.

Eh bien ! tant mieux ; il n’entrera pas.

CAROLINE.

Eh ! non, il a la double clef de cet appartement.

ÉDOUARD, de même.

Eh bien ! alors, qu’est-ce qu’il demande ?

À madame de Néris.

Un mot, un seul mot.

CAROLINE.

Eh bien ! oui, Édouard, oui, mon ami, je dirai tout ce que vous voudrez ; mais levez-vous ; mais laissez-moi. Ah ! vous me perdez.

En ce moment Champenoux, qui a ouvert la persienne à gauche, qui était restée tout contre, paraît à la fenêtre, sur le haut d’une échelle ; De Jordy vient d’ouvrir la porte à droite et entre avec Cécile. Caroline les aperçoit et est prête à se trouver mal. Édouard la soutient et la porte sur le fauteuil qui est près de la table.

 

 

Scène XVII

 

CÉCILE, DE JORDY, CAROLINE, ÉDOUARD, CHAMPENOUX

 

DE JORDY.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ?

ÉDOUARD, baisant la main de Caroline.

Je tâche de la faire revenir.

CAROLINE.

Ce n’est rien... la frayeur, l’émotion.

Montrant Champenoux.

Cet imbécile, avec son apparition...

CHAMPENOUX.

Dame ! vous me faites courir après lui, quand vous le tenez sous clef.

DE JORDY.

En effet, madame, il est fort extraordinaire que votre filleul...

CAROLINE.

Vous croyez ?

Air nouveau de monsieur Heudier.

C’est assez juste, et j’ai la même crainte ;
Oui, dans le monde on pourrait en jaser.
Je me vois donc presque contrainte,
Presque obligée à l’épouser.

ÉDOUARD.

Qu’entends-je, ô ciel ! vous voulez m’abuser.

CAROLINE.

Non pas vraiment, cette nouvelle chaîne

Montrant Édouard.

De s’acquitter lui donne le moyen ;
Car autrefois, je m’en souviens,
Je lui donnai mon nom comme marraine,
Et comme époux il me donne le sien !

ÉDOUARD.

Quel bonheur !

CHAMPENOUX.

Ah ! ma marraine ! que c’est mal à vous ! Je ne m’attendais pas à ça de votre part, vous dont je ne me défiais pas, surtout après ce que vous m’aviez promis !

CAROLINE.

Ce pauvre Champenoux !

CHAMPENOUX, pleurant.

Pauvre ! vous avez raison, car ce mariage-là me ruine ; mais on verra, je ne sais pas jusqu’à quel point une marraine peut épouser son filleul ; ça n’doit pas être dans la loi, et je forme opposition.

ÉDOUARD.

Eh bien ! par exemple.

CAROLINE, à Champenoux.

Rassure-toi. Je comptais, pour ma part, renoncer à la succession de ton cousin, et si Édouard, si mon mari est de mon avis...

ÉDOUARD.

Ah ! ma marraine, je n’en aurai jamais d’autre.

CHAMPENOUX, riant et essuyant ses larmes.

Il se pourrait ! ce cher Édouard ! ça me raccommode avec vendémiaire. Ma marraine, je donne mon consentement.

Ensemble.

TOUS.

Air du Maçon.

Quel bonheur, quelle ivresse !
Il daigne consentir.
Nargue de la tristesse,
Et vive le plaisir !

DE JORDY.

Et malgré mon adresse
L’amour va les unir.

CAROLINE, au public.

Air de Julie.

Il faut, dit-on, dans chaque parrainage,
D’abord un filleul ; le voici.
Une marraine ; or, j’ai cet avantage ;
Pour des témoins, en voilà, Dieu merci.
Il ne faut plus, dans ces sortes d’affaire,
Rien qu’un parrain : daignez être le sien
Heureuse si vous voulez bien.
Ce soir, me servir de compère !

TOUS.

Daignez, messieurs, nous vous en prions bien,
Daignez nous servir de compère !

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