La Laide (Jacques-François ANCELOT)

Comédie-vaudeville en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaité, le 28 mars 1836.

 

Personnages

 

ARTHUR DE MONVAL

BERNARDI, charlatan médecin

GUILLAUME, frère de lait d’Arthur, soldat

PICHON, jeune propriétaire

LE DOMESTIQUE du charlatan

MADAME LEROUX

LUCILE, sa fille

JULIE, sa nièce

PAYSANS

PAYSANNES

 

La scène se passe en 1798, dans un village entre Marseille et Toulon.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente la place d’un village de Provence, entre Toulon et Marseille. À droite de l’acteur, une auberge dont l’entrée est sur le théâtre ; à gauche, la maison de Mme Leroux, au deuxième plan ; au premier plan, du même côté, un banc près d’un buisson d’aubépines.

 

 

Scène première

 

PICHON, MADAME LEROUX, JULIE, sur le devant du théâtre, LE DOMESTIQUE du charlatan, PAYSANS et PAYSANNES, au milieu

 

Au lever du rideau, un domestique en habit rouge galonné d’or, accompagné d’une trompette et d’un tambour, est au milieu de la place, monté sur un tréteau. Il est entouré d’une foule de villageois, hommes et femmes.

Air : Le vin par sa douce chaleur.

CHŒUR.

Pour le pays, ah ! quel bonheur !
Un grand médecin qui voyage
(bis)
S’est arrêté dans ce village ;
Honneur, honneur,
Au grand docteur !

LE DOMESTIQUE du Charlatan.

Braves Provençaux... charmantes Provençales... vous tous qui avez eu, qui avez, ou qui craignez des maladies, allez trouver le célèbre médecin Bernardi dans l’auberge où il daigne s’arrêter quelques jours !... Il vous prodiguera ses ordonnances, ses conseils et son Élixir, et bientôt, il n’y aura plus ni infirmes, ni malades dans ce canton. Entrez, messieurs, entrez, mesdames !... le bonheur et la santé vous attendent.

CHŒUR.

Pour le pays... ah ! quel bonheur... etc.

La foule conduite par le domestique, entre dans l’auberge... les autres personnages restent.

 

 

Scène II

 

PICHON, MADAME LEROUX, JULIE

 

MADAME LEROUX.

Dites donc, monsieur Pichon... il paraît que c’est un célèbre docteur qui est arrivé dans notre village ?... vous qui avez passé six mois à Paris, et qui en arrivez, l’avez-vous connu ?...

PICHON.

Non, madame Leroux, et cela n’est pas étonnant : lorsque j’ai hérité des quinze cents livres de rentes, en bonne terre, que m’a laissées mon cher oncle, avec le magot de six mille cinq cents livres en vieux louis, que j’ai trouvé dans une bourse de cuir, ce n’est point pour consulter des médecins que je suis allé à Paris, mais pour me mettre au courant des modes, et prendre le ton qui convient à mon nouvel état, et je me flatte que j’ai joliment réussi...

MADAME LEROUX.

Il est vrai qu’il n’y en a pas deux comme vous à vingt lieues à la ronde.

PICHON.

Je l’espère, parbleu bien !... mes habits et ma tournure, mon langage et mes bottes à revers, j’ai tous pris chez les meilleurs fabricants : croirait-on que mon oncle qui m’avait fait apprendre du Latin chez notre ex-curé, voulait pour tant faire de moi un cultivateur, un simple cultivateur ?... est-ce que ça n’aurait pas été un meurtre, hein ?... mais il est mort, en me laissant tout son bien, le brave homme, et me voilà !... qu’en dites-vous ?...

MADAME LEROUX, l’examinant.

Je dis que c’est extraordinaire...

PICHON.

N’est-ce pas ?... aussi, savez-vous comment on nous appelle, nous autres, dans la capitale ?...

MADAME LEROUX.

Non...

PICHON.

On nous appelle des incroyables...

MADAME LEROUX.

Vous êtes bien nommés...

JULIE.

Oh ! que vous êtes heureux d’avoir vu Paris, monsieur Pichon !...

PICHON.

Mais oui... je ne le cache pas... Paris est une assez jolie ville !... Le palais Égalité, le boulevard de Coblentz, les jardins de Frascati, la Redoute où M. Trénitz fait de si beaux entrechats, les roulades de M. Elleviou... tout cela est et il s’est adoable, ma paole d’honneur, comme dit M. Garat.

JULIE.

Moi aussi, j’espérais avoir le bonheur de voir toutes ces belles choses...

PICHON.

En effet, mademoiselle Julie, j’ai été tout surpris, à mon retour, de vous trouver ici... cette bonne dame si riche, qui vous avait prise en amitié, il y a cinq ans, et qui vous avait emmenée avec elle dans son château près de Marseille...

JULIE.

Elle est morte subitement il y a trois mois.

PICHON.

Et elle ne vous a rien laissé ?

JULIE.

Rien du tout... il m’a fallu revenir dans mon village, chez ma tante Leroux...

MADAME LEROUX.

Qui, Dieu merci ! quoiqu’elle ne soit pas bien riche, en a encore assez pour te garder avec sa fille ; mais, vois-tu bien, Julie, il faut oublier toutes les idées que tu as prises à la ville : te voilà redevenue une simple villageoise, comme ta cousine ; tu es charmante, j’en conviens ; à la danse tu es la plus recherchée, la plus admirée... tous les garçons rôdent autour de toi.

PICHON, à part.

Il est de fait qu’elle est jolie à miacle, comme dit M. Garat.

MADAME LEROUX.

Mais tout ça ne suffit pas !... en ménage, mon enfant, il faut autre chose que de la beauté... sois une bonne fille... travaille bien, comme ma Lucile, et je trouverai à t’établir comme il faut.

JULIE, soupirant.

Oui, ma tante.

PICHON.

Permettez, madame Leroux,, à propos de votre aimable fille, je vous de manderai pourquoi je ne la vois pas ici ?...

MADAME LEROUX.

Elle est restée à la maison pour donner des soins à son aveugle.

PICHON.

Son aveugle ? qu’est-ce que c’est que ça ?

MADAME LEROUX.

Ah ! c’est juste, vous ne savez pas... vous n’êtes arrivé que d’hier... c’est que, voyez-vous, c’est toute une histoire...

PICHON.

Contez-moi cela.

MADAME LEROUX.

Figurez-vous qu’il y a un mois environ, Lucile rencontra dans le village un jeune homme qui est aveugle ; il allait être écrasé par charrette.

PICHON.

C’est fort malsain.

MADAME LEROUX.

Ce jeune homme est un ci-devant ; on le nomme M. Arthur de Monval. Il se trouvait sans amis, sans guide, dans un pays où il ne connaissait personne ; ma bonne Lucile vint à son secours, elle l’amena à la maison ; depuis ce temps-là, elle lui a donné tous ses soins, a trouvé si bien chez nous qu’il a l’intention d’y rester.

PICHON.

Oui da ?... et c’est elle qui le conduit ?

MADAME LEROUX.

Elle ne le quitte pas, la pauvre enfant...

PICHON.

Mais c’est un métier de chien qu’elle fait là.

MADAME LEROUX.

Elle a si bon cœur !

PICHON.

Sans doute, sans doute... c’est très bien... mais me voilà revenu, moi... il me semble que Lucile...

MADAME LEROUX.

N’allez-vous pas être jaloux d’un aveugle, à cette heure ?

PICHON.

Oh ! quelle bêtise !... Seulement, vous vous souvenez qu’il avait été question, entre mon oncle et vous, de mon mariage avec Lucile ; je reviens dans les mêmes dispositions, et je ne vous cache pas qu’hier il m’a semblé que votre fille ne m’accueillait pas comme on devait recevoir le meilleur parti du village, qui arrive de Paris, et qui a connu M. Garat...

MADAME LEROUX.

Que voulez-vous ?... pendant votre absence, il n’a pas été question de vos anciens projets, parce que je ne sa vais pas si vous ne changeriez point d’idées à Paris.

PICHON.

Il est certain, madame Leroux, que les occasions ne m’ont pas manqué !... Mais non, je reste fidèle à mes anciennes affections...la fortune ne m’éblouit point... je vous l’ai dit, je suis incroyable.

JULIE, à part.

Comme ma cousine a du bonheur !...

PICHON.

Il faut se décider, voyez-vous, et promptement ; car j’ai échappé une fois à la réquisition ; mais si je ne me marie pas tout de suite, ce farceur de Directoire est capable de me reprendre. Il aime tant les beaux hommes, le Directoire !

MADAME LEROUX.

Et vous aimez mieux, vous, être marié que soldat ?

PICHON.

Je trouve cela moins dangereux.

MADAME LEROUX.

Eh bien ! monsieur Pichon, nous en reparlerons, et je suis sûre que ma Lucile sera touchée de vos offres.

PICHON.

À la bonne heure !... Quant à l’aveugle, s’il le faut, je lui ferai cadeau d’un caniche pour le conduire, et je lui reprendrai ma prétendue.

JULIE, à part.

Sa prétendue !...

Haut.

Ma tante, ne devions-nous pas aller chez vos parents et vos amis, pour les engager à venir faire la veillée chez vous ?

MADAME LEROUX.

Oui, tu as raison... allons !

PICHON.

Voulez-vous accepter mon bras, mesdames ?...

JULIE.

Avec plaisir !

PICHON, à part.

Voilà une délicieuse créature, comme dit M. Garat.

MADAME LEROUX.

Ah ! ah !... tout le monde sort de chez le docteur, il paraît qu’il a donné ses consultations.

Ils s’éloignent tous les trois. La foule sort de l’auberge du médecin, qui la reconduit.

 

 

Scène III

 

LE DOCTEUR BERNARDI, PAYSANS, PAYSANNES, en foule, puis LUCILE

 

CHŒUR.

Air de M. Adam dans l’Espionne, (1re scène du 2e acte du Favori.)

Cet élixir nous guérira ;
Du docteur chantons la science ;
Oui, bientôt la santé viendra :
Nous avons déjà l’espérance !...

BERNARDI, aux paysans.

Oui, mes amis... oui, prenez de mon élixir, suivez mes ordonnances, et revenez me voir, je vous réponds d’un prompt succès !

CHŒUR.

Cet élixir nous guérira, etc. 

Les paysans s’éloignent par différents côtés.

BERNARDI, seul.

Braves gens ! ils s’en vont convaincus de l’efficacité de mon remède ils sont à moitié guéris... mais qu’il est cruel, quand on se sentait là quelque chose, d’en être réduit à un pareil métier !...

LUCILE, entr’ouvrant sa porte.

Tout le monde s’est éloigné... il est là... seul... du courage !

Elle s’approche du docteur timidement en faisant la révérence.

Monsieur...

BERNARDI.

Que vois-je ? une jeune fille ! Avez-vous à me consulter, mon enfant ?...

LUCILE.

Ah ! oui, monsieur...

BERNARDI.

Je suis à vos ordres... voulez-vous entrer chez moi ?

LUCILE.

Si cela ne vous gêne pas, monsieur, je vous prierai de m’écouter ici... je ne voudrais pas m’éloigner de la maison...

BERNARDI.

À la bonne heure !... parlez, je vous écoute.

LUCILE.

On dit que vous êtes un bien habile médecin, monsieur ; depuis trois jours, il n’est bruit que de vous dans le village...

BERNARDI, souriant.

Oui, la trompette et le tambour produisent leur effet.

LUCILE.

On assure que vous faites des miracles ; que vous guérissez les maladies les plus invétérées...

BERNARDI.

Ah ! on croit cela ?...

LUCILE.

Est-ce que ce ne serait pas vrai, monsieur ?

BERNARDI.

Ce n’est pas moi, en conscience, qui peux vous dire le contraire.

LUCILE.

C’est que je serais si heureuse que ça fût vrai ! 

BERNARDI.

Quelle est donc la maladie si grave qui vous préoccupe et vous tourmente ?

LUCILE.

Oh ! ce n’est pas pour moi que je viens vous consulter, c’est pour un pauvre jeune homme.

BERNARDI.

Ah ! ah !

LUCILE.

Un pauvre jeune homme aveugle depuis l’âge de huit ans.

BERNARDI.

Aveugle ?...

LUCILE.

Oui... Oh ! mais ce n’est pas un paysan, allez !...

BERNARDI.

En vérité ?...

LUCILE.

Sans le malheur des temps, il serait riche, car il est noble ; mais tous ses parents sont morts à l’étranger.

BERNARDI.

Et quel âge a-t-il aujourd’hui ?

LUCILE.

Vingt-trois ans... Il est ici depuis deux mois, sans famille, sans amis que ma mère et moi.

BERNARDI, à lui-même.

Une situation bizarre et romanesque !... Tous les regards attachés sur ce jeune homme !... Ah ! l’occasion que je cherche depuis si longtemps se présenterait-elle enfin ?

LUCILE.

Il est seul sur la terre, monsieur, et il ne voit pas le soleil... Prenez pitié de lui, je vous en conjure...

BERNARDI, à lui-même.

Aveugle !... quel espoir ?...

LUCILE.

Vous ne répondez pas... vous semblez réfléchir ?... est-ce que votre fameux élixir ne peut pas rendre la vue ?

BERNARDI, avec explosion.

Mon élixir... il s’agit bien de cela !

LUCILE.

De quoi donc s’agit-il ?

BERNARDI, avec enthousiasme.

Ma chère demoiselle, vous ne soupçonnez pas le plaisir que vous me faites.

LUCILE.

Votre élixir guérit tous les maux... je l’ai lu imprimé dans le petit papier qu’un monsieur galonné distribuait sur la place.

BERNARDI.

Encore une fois, ne parlons pas de mon élixir !... loin de moi cette

pharmacopée pas de place publique ! c’est par d’autres moyens qu’on doit obtenir le succès que vous me faites entrevoir.

LUCILE.

Par d’autres moyens ?... Ah ! mon Dieu ! est-ce que vos imprimés nous tromperaient ?

BERNARDI.

Ne nous occupons pas de mes imprimés.

LUCILE.

Sans eux est-ce que j’aurais eu l’idée de m’adresser à vous ?

BERNARDI.

Nouvelle preuve que le charlatanisme est bon à quelque chose.

LUCILE.

Oh ! je vous en prie, expliquez-vous, monsieur, car je ne sais que penser.

BERNARDI.

Oui, je dois m’expliquer... aussi bien, j’ai besoin de toute votre confiance, et ma franchise me l’obtiendra. Sachez donc que je suis chirurgien, que j’ai fait de bonnes et solides études ; mais que, sans argent, sans prôneurs et sans intrigue, je végétais inconnu au milieu de Paris, avec ma science et mes talents, guérissant quelques pauvres, et ne parvenant pas à me guérir moi-même de la misère, la plus cruelle des maladies... Un beau jour, fatigué de cette situation pénible, voyant que, pour contraindre le public à regarder, il faut l’éblouir, qu’il faut l’étourdir avec du bruit pour le forcer d’écouter, je réunis mes dernières ressources, je composai un élixir qui, s’il ne peut pas faire grand bien, du moins ne fera jamais de mal... J’affublai un pauvre diable d’une éclatante livrée, je lui mis un tambour sur le dos et une trompette à la main, je rédigeai et fis imprimer un magnifique prospectus, j’ajoutai une lettre à mon nom, et le pauvre chirurgien Bernard devint il signor Bernardi ; car, une des premières conditions pour réussir en France, c’est de n’être pas Français... Ainsi armé, je partis, j’errai de ville en ville et de village en village, étourdissant tout le monde et demandant à la crédulité une fortune que quelques talents n’avaient pu m’obtenir... On m’écouta, car je faisais beaucoup de bruit... on me crut, car j’affichais une rare confiance en moi-même... enfin je réussis. Vous le dirai-je ?... quelquefois mon masque me pèse et me fatigue... j’éprouve le besoin de le laisser tomber... je m’en suis dépouillé devant vous... votre dévouement m’a touché, et j’ai lu sur vos traits naïfs et candides que vous ne me trahirez pas ; vous m’offrez une occasion de revenir à mes chers et anciens travaux ; vous me présentez l’espérance d’une cure qui grandira ma renommée : je la saisis avec transport, et n’ai pas voulu vous tromper... Je verrai votre protégé, mon enfant... je le verrai... et si une opération est praticable, comptez sur moi...

LUCILE.

Une opération ?... vous m’effrayez, monsieur.

BERNARDI.

Ne craignez rien...

LUCILE.

Mais ce que vous m’avez dit de votre élixir...

BERNARDI.

Vous prouve que je vous ai crue digne de ma confiance, et que je mérite la vôtre... Est-ce ma faute, si les hommes sont ainsi faits qu’il faille toujours les tromper pour réussir auprès d’eux ?... L’innocent stratagème auquel j’ai recours pour attirer sur moi les regards est-il donc nouveau ?... Ces officieux amis qui vont de salons en salons, prônant le chef-d’œuvre me dit d’un grand homme en herbe... ces courtisans qui préconisent, la veille de son avènement, le pouvoir qu’ils outrageront le lendemain de sa chute, que font-ils, je vous prie ?... l’office de mon tambour et de ma trompette ?... que leur manque-t-il pour qu’on les signale ? l’habit rouge et le galon... Ils ont la livrée et ne la montrent pas ; c’est la seule différence qu’il y ait entre eux et le valet du charlatan.

LUCILE.

Ah ! monsieur ! tout ce que vous dites m’étonne, et pourtant je sens près de vous que j’espère...

BERNARDI.

Oui, mon enfant, espérez... j’irai chez vous dans une heure.

LUCILE.

Croyez que je ne serai pas ingrate !... toutes mes petites économies, elles seront à vous, monsieur.

BERNARDI.

Gardez votre argent !... si je réussis, c’est moi qui serai votre obligé... vous voyez bien que je ne suis pas un charlatan comme un autre... la seule chose que je vous demande, c’est le plus profond silence sur tout ce que je vous ai dit. Il faut que j’éblouisse encore, il faut qu’on voie du merveilleux dans l’opération la plus simple : vous n’abuserez donc pas de mes confidences... vous me le promettez ?

LUCILE.

Oh ! monsieur, ma reconnaissance durera toute ma vie.

BERNARDI.

Dans une heure chez vous... et préparez votre aveugle à me recevoir... c’est ici votre maison ?

LUCILE.

Oui, mais elle à une entrée par l’autre rue...

BERNARDI.

C’est bien... je vais tout disposer et faire quelques courses dans le village... comptez sur mon exactitude.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LUCILE, seule, puis ARTHUR

 

LUCILE, seule.

Est-ce extraordinaire tout ce qu’il m’a raconté ?... eh bien ! ça, doit me donner de la confiance !... oui, et pourtant Arthur m’a dit qu’autrefois tous les savants de Paris avaient été appelés en vain à son secours !... Pauvre Arthur !...

ARTHUR, dans la coulisse.

Lucile !...

LUCILE.

C’est lui !...

Elle va au devant d’Arthur qui paraît sur le seuil de la maison, et elle l’amène sur la scène.

Arthur, me voici.

ARTHUR.

Vous m’avez quitté, Lucile, et je vous ai suivie ; car je devine où vous êtes... et mes pas trouvent tout seuls le chemin qui conduit vers vous.

LUCILE.

C’est vrai pourtant... Eh bien ! restons ici ; venez vous asseoir là, à mon côté...

Il s’assoit sur le banc près du buisson d’aubépines.

ARTHUR, lui prenant la main.

Je ne vis qu’auprès de vous ; ne me quittez jamais.

LUCILE.

Oh ! jamais...

ARTHUR.

Si vous saviez, Lucile !... J’ai vingt-trois ans, et je n’ai jamais compte que quelques jours paisibles, ceux qui se sont écoulés depuis que je suis ici : je n’ai eu qu’un bonheur, votre amitié ; qu’un plaisir, vous entendre ; qu’une joie, votre gaîté...

LUCILE.

Vous me l’avez dit, votre enfance fut pleine de souffrances.

ARTHUR.

Je ne me souviens que de ma mère, et je vous vois avec ses traits et son sourire... elle mourut quand elle sut que je ne pouvais guérir... et je fus confié par mon père à des soins étrangers ; on fixa dans ma mémoire une foule de choses qui toutes m’apprirent à mieux sentir mon malheur ; puis un jour, un vieux serviteur qui m’avait soigné dans mon enfance et dont le fils avait partagé mes jeux, vint me trouver et me dit : « Votre père est proscrit, ses biens sont confisqués, son nom est suspect, je lui dus ma petite fortune, venez avec moi, car il vous reste bien peu de chose. » Je le suivis, et dans ce village il mourut à mes côtés... Je ne pus voir sur sa figure les ravages du temps et de la maladie... le lendemain je voulais mourir aussi, moi... mais je vous trouvai, et maintenant je vois par vos yeux ; grâce à vous, j’ai compris les fleurs, le ciel, les couleurs, la joie !... je n’envie plus rien à personne... je suis heureux !... et vous, Lucile ?

LUCILE.

Moi, qui suis née dans ce village, qui ne l’ai point quitté, ma vie a toujours été calme et douce près de ma mère... elle me conduisait quelquefois à la danse, elle voulait me voir me mêler aux jeux des autres jeunes filles de mon âge, mais je ne m’y plaisais pas ; maintenant je m’y déplairais plus encore... mes plaisirs ont été mes fleurs que je cultive, mes promenades sur les bords de la Durance et dans nos bois d’oliviers... me chansons, quand personne ne m’entendait à présent, c’est pour vous que je chante Arthur ; mes fleurs, je les cueille pour vous, car vous aimez leur parfum... et je ne me promène plus qu’en vous tenant par la main... Oh ! certes, moi non plus, je n’envie rien å personne... et je suis bien heureuse !...

ARTHUR.

Si je vous perdais, que deviendrais-je ?

LUCILE.

Si je vous disais pourquoi je suis venue ici, quel espoir me trouble, comme mon cœur est agité !

ARTHUR.

Que vous arrive-t-il donc, Lucile ?

LUCILE.

Je vous dis que mon cœur espère un bonheur imprévu, une joie sans pareille et vous ne devinez pas ?

ARTHUR.

Achevez !

LUCILE.

Arthur... si vous pouviez recouvrer la vue ?

ARTHUR, avec joie.

Vous voir...

Tristement.

Mais cela ne se peut.

LUCILE.

Qu’en savez-vous ?... écoutez ! un médecin est ici, je l’ai vu, je lui ai parlé, il espère... il veut essayer de vous guérir...

ARTHUR.

Ô mon Dieu ! s’il était possible !

LUCILE.

Vous consentiriez à tout ce que j’exigerais, n’est-ce pas ?

ARTHUR.

À tout !... Oh ! que je serais heureux de vous voir... que je voudrais pouvoir contempler vos traits !

LUCILE.

Si vous le pouviez, peut-être cesseriez-vous de m’aimer.

ARTHUR.

Que dites-vous ?... c’est afin de mieux vous chérir que je voudrais vous voir... car on dit qu’en se voyant on s’aime davantage... mais n’y pensons pas c’est impossible...

LUCILE, à part.

Hélas ! il dit peut-être vrai !... Tâchons de le distraire.

Haut et se levant avec Arthur.

C’est sous peu de jours que le régiment, où sert le fils de ce vieillard qui vous aimait, doit arriver dans notre Provence ?

ARTHUR.

Oui, Guillaume, mon frère de lait... il est soldat, lui... il sert son pays... il va partir pour l’Égypte, avec le général Bonaparte, il y aura là de la gloire, des succès... il pourra être utile... Il n’est pas aveugle... il est bon à quelque chose. 

LUCILE.

Oh ! toujours des regrets !

ARTHUR.

Pardonnez-moi, Lucile, parlez, que j’entende votre voix... j’ai besoin d’oublier...

LUCILE.

Du moins, Arthur n’oubliera pas que je serai toujours là ?... toujours à ses côtés...

Air de Pilati. (La Croix d’or, Palais-Royal.) 

Si le ciel que j’implore
Refuse son secours,
Pour lui la vie encore
Peut avoir d’heureux jours ;
S’il gravit la montagne,
S’appuyant sur ma main,
Devant lui sa compagne
Aplanit le chemin ;
Des blanches aubépines
Écloses aujourd’hui,
Elle ôte les épines,
Leurs parfums sont pour lui,

Elle a cueilli, dans le bosquet près d’elle, une branche d’aubépine dont elle a enlevé les épines, et la donne à Arthur.

Allons ! (bis) Arthur, plus de douleur !...
Pour vous encor la vie a du bonheur.

ARTHUR.

Allons ! (bis) oublions ma douleur...
Oui, grâce à vous, ma vie a du bonheur.

CÉCILE.

Même Air.

De tous les bruits du monde
S’il n’entend que ma voix...
Sa tristesse profonde
Disparaîtra, je crois !...
Il n’aura sur la terre
D’autre appui que le mien ;
Je serai sa lumière,
Son guide et son soutien !...
Je veux, sans qu’il s’en doute,
Éclairer tous ses pas...
Les dangers de la route
Il ne les verra pas !...
Allons !
(bis) Arthur plus douleur !...
Pour vous encor la vie a du bonheur.

ARTHUR.

Allons ! (bis) oublions ma douleur...
Oui, grâce à vous, ma vie a du bonheur.

 

 

Scène V

 

ARTHUR, LUCILE, PICHON

 

PICHON, à lui-même.

Eh bien ! qu’est-ce que je vois là ? mademoiselle Lucile en tête-à-tête avec un jeune homme !...

Il s’approche.

Ah ! que je suis bête, ce n’est pas un jeune homme, c’est son aveugle...

ARTHUR.

Il me semble que j’entends quelqu’un ?

LUCILE.

C’est... un voisin nouvellement arrivé de Paris.

PICHON.

D’hier seulement... et vous vous en apercevriez certainement, si vous n’aviez pas le malheur...

ARTHUR, souriant.

C’est juste... je suis donc privé d’un spectacle bien curieux ?...

LUCILE, de même.

Oh ! comme ça...

PICHON.

Comme ça ?... merci... combien en trouverez-vous, dans l’arrondissement, qui aient cette tournure-là... Mes anciens camarades sont tout stupéfaits de Arthur, Lucile. mes nouvelles manières, ils me regardent avec des yeux hébétés... je produis ici un effet étourdissant... comme dit M. Garat ; mais aussi, mademoiselle Lucile, cela prouve que le désir de vous plaire peut faire des miracles.

ARTHUR, à Lucile.

Qu’entends-je ?... il veut vous plaire !...

LUCILE, souriant.

Qu’est-ce que ça fait ? 

PICHON.

Oui, intéressant aveugle... qu’est-ce que ça vous fait que j’aime mademoiselle Lucile ?...

ARTHUR.

Vous ! l’aimer ?

PICHON.

Mais oui, je l’aime !... il a l’air étonné de tout... je l’aime, parce qu’elle est la plus sage, la plus douce et la moins coquette de tout le pays...

À part.

Et qu’il faut que je me marie tout de suite.

Haut.

Voilà.

ARTHUR, avec inquiétude.

Vous ne m’aviez jamais parlé de ce jeune homme...

LUCILE.

C’est que je n’y pensais pas...

PICHON.

Hein ?... qu’est-ce que vous dites ?... voilà qui est joli !... à quoi pensiez-vous donc pendant que j’étais à Paris ?

ARTHUR.

Mais que veut-il dire, Lucile ?...

PICHON.

Lucile ?... Eh bien ! il est familier l’aveugle...

LUCILE, avec impatience.

Voyons, monsieur Pichon, que voulez-vous ?... avez-vous quelque chose à me demander ?...

PICHON.

Belle question !... je venais d’abord pour vous parler au sujet de ce mariage, qu’avant mon départ...

ARTHUR.

Un mariage ?...

LUCILE.

Un mariage ?... qui est-ce qui pense à cela ?

PICHON.

Comment ! qui est-ce qui y pense ? moi apparemment...

LUCILE.

Je crois me rappeler en effet, qu’autrefois vous aviez dit quelques mots à ce sujet à ma mère, mais j’avais complètement oublié... et je ne me doutais guère que vous vous en souveniez...

ARTHUR, à part, avec joie.

Ah !

PICHON.

Je reste pétrifié... comme dit M. Garat. Quoi ! je vais à Paris, pour me façonner aux belles manières... je m’arrache aux séductions de la Redoute... de Coblentz et de Frascati ; je rapporte dans mon pays natal... une tournure originale... j’ose le dire... des habits tout neufs, et un cœur idem, ou à peu près... et je serais accueilli de la sorte !... allons donc... ce serait miraculeux, ma parole d’honneur... examinez-moi donc, mademoiselle Lucile !... est-ce que vous êtes devenue aveugle aussi ? est-ce que ça se gagne ?

LUCILE.

Monsieur Pichon...

PICHON.

Voyons, voyons !... pas de plaisanterie, et songez un peu au cadeau que je veux vous faire.

ARTHUR.

Vous êtes trop généreux, monsieur...

PICHON.

Pardon, estimable aveugle, je ne me mêle pas de vos affaires...

À part.

Je crois en vérité qu’il rit en me regardant !... oh ! que je suis bête... il est aveugle...

LUCILE, souriant.

Monsieur Pichon, je suis très sensible au présent que vous m’offrez... et je vous en remercie ; mais comme je n’ai rien à vous donner en retour... je refuse... jamais l’idée du mariage ne m’était venue, et en ce moment que vous m’y faites songer, je vous dirai que j’y renonce pour toujours.

PICHON.

Ah ! bah !

LUCILE.

Non, monsieur Pichon, je ne me marierai pas.

ARTHUR, à part.

Chère Lucile !

PICHON.

Le Panthéon me tomberait sur la tête, que je ne serais pas plus abasourdi !... des jeunes filles qui refusent des maris ; des aveugles qui ont l’air de se moquer du monde... Ah ça ! est-ce qu’il y a eu un sort jeté sur le canton, pendant mon absence ?

LUCILE.

Mais non, monsieur Pichon, il n’y a rien là d’extraordinaire.

PICHON.

Et moi, je trouve que c’est... phénoménal... comme dit M. Garat... Du reste, je crois comprendre !... et d’après ce que m’avait dit votre mère, j’avais déjà soupçonné... Suffit... suffit... j’y vois clair ! mais je me vengerai...

À part.

Moi qui comptais sur elle pour échapper à la nouvelle réquisition...

Haut.

Ma paole d’honneur, c’est ridicule comme un bon net de coton sur la tête de l’Apollon du Belvédère... me refuser... moi, le plus riche parti du village ! et quand ?... lorsque le Directoire fait une rafle générale de la population masculine...

Julie vient d’entrer.

 

 

Scène VI

 

ARTHUR, LUCILE, JULIE, PICHON

 

JULIE.

Oh ! c’est bien vrai, cela !... on assure qu’il va encore partir des jeunes gens... Je ne sais pas à quoi pense la République... elle ne nous laissera bientôt que des infirmes et des invalides.

PICHON.

Vous écoutiez, mademoiselle Julie ?...

À part.

Eh mais ! voilà ma vengeance toute trouvée... pourvu qu’elle n’ait pas entendu que sa cousine me refuse !...

Haut.

La République semble en effet ne pas, penser du tout aux filles à marier...

JULIE, d’un ton de dépit.

Ce n’est pas, certes, qu’on se plaigne... car enfin...

PICHON, se rengorgeant et se dandinant.

Il reste encore des jolis garçons...

JULIE, ironiquement.

Oui, mais il y a quelquefois lieu de s’étonner du choix qu’ils font, lorsqu’ils ont tant de quoi choisir...

LUCILE, moqueuse.

Et surtout quand on les recevrait si bien ailleurs, n’est-ce pas ?...

JULIE.

Qu’est-ce que cela signifie ?...

PICHION, vivement.

Oh ! mon Dieu ! rien du tout !...

Bas à Julie.

Votre beauté lui fait peur, et cela se conçoit...

JULIE, à part.

Est-ce qu’il y aurait de la brouille entre eux ?...

PICHON, à part.

Allons ! c’est le moment de m’adresser à l’autre, parce qu’il faut absolument que je mystifie le Directoire...

LUCILE.

Monsieur Arthur, il faut rentrer, donnez-moi votre bras !... Ah ! voici ma mère...

 

 

Scène VII

 

ARTHUR, LUCILE, MADAME LEROUX, JULIE, PICHON

 

LUCILE.

Nous allions vous retrouver...

MADAME LEROUX.

Et je viens vous chercher, moi, car quelqu’un te demande à la maison, Lucile, c’est le docteur que nous avons aperçu ce matin.

LUCILE.

Ah !...

PICHON.

Que veut cet empirique ?...

LUCILE.

Il est là ?...

ARTHUR.

Quoi donc ! Lucile ?... votre main tremble... je devine !... c’est celui dont vous me parliez... Oh ! mon Dieu ! si vous saviez ce que j’éprouve...

LUCILE.

Arthur, n’espérons pas trop...

PICHON.

N’espérez rien du tout... c’est un pur charlatan...

LUCILE.

Mais Dieu peut se servir de lui pour guérir.

PICHON.

Quand il ne se sert pas des plus fameux médecins pour cela... laissez donc !...

LUCILE.

La confiance qu’il montre m’en a inspiré un peu...

ARTHUR, tenant la main de Lucile.

Oh ! je me sens trembler... Mon Dieu ! donne-moi du courage et de la force... pour la joie comme pour la douleur... toi, qui m’entends et lis dans mon âme, tu sais si j’ai désiré de revoir ce jour qui nous éclaire, ce soleil qui nous échauffe et ce ciel qui atteste ta présence !... eh bien ! il est dans mon cœur un désir plus vif et plus ardent... c’est de voir cette main qui frémit dans la mienne... ces traits qui doivent peindre son âme.

LUCILE.

Arthur... c’est moi qui dois trembler... tout changera pour vous peut être dans un moment... si votre cour aussi allait changer ?...

ARTHUR.

Lucile, où est ta mère ?

LUCILE.

Là !...

Elle le fait passer près de sa mère.

JULIE, à part.

Serait-ce bien possible ?...

PICHON, à part.

C’est monumental... comme dit M. Garat...

ARTHUR, saisissant la main de Mme Leroux.

Vous, la mère de celle qui m’a se couru dans mon infortune... écoutez-moi !... J’étais condamné par le sort à vivre seul et désolé dans une éternelle nuit, elle m’a tenu lieu de tout !... El bien ! si mon sort change, si le ciel exauce mes vœux, si je suis rendu à la vie toute entière, permettez-moi de la consacrer à votre fille... dites, dites-moi qu’alors la main de Lucile sera pour Arthur... Oh ! dites-le... je vous en supplie...

MADAME LEROUX.

Monsieur Arthur, j’étais si loin de m’attendre... Lucile, que faut il répondre ?...

LUCILE, se jetant dans les bras de sa mère.

Ah ! ma mère !...

MADAME LEROUX.

Allons, je devine, mes enfants.

Elle met la main de Lucile dans celle d’Arthur.

ARTHUR.

Si le jour m’est rendu, je jure de n’avoir jamais d’autre femme que ma Lucile.

LUCILE.

Et moi, si le ciel est sans pitié, si Arthur ne doit jamais revoir la lumière, je jure ici de lui consacrer ma vie ; heureux ou malheureux, nous ne devons plus nous quitter.

ARTHUR.

Chère Lucile !...

PICHON.

Elle serait capable d’épouser un aveugle !

JULIE, à mi-voix.

Dites donc, monsieur Pichon, votre future ?...

PICHON, de même.

Oh ! tout est rompu... et je gage qu’il y a plus de dépit que d’autre chose.

MADAME LEROUX.

Allons, le médecin attend... 

ARTHUR.

Oui, venez, venez !... j’ai du courage à présent.

LUCILE.

Comme mon cœur bat.

Air de l’Estocq.

Quatuor.

MADAME LEROUX.

Quel espoir je sens naître,
Dans mon cœur incertain !...
De ma fille peut-être
Le sort chang’ra demain !...

PICHON.

Quel espoir je sens naître.
Dans mon cœur incertain !...
Le Directoir’ peut-être
Sera vexé demain !...

JULIE, à part.

Quel espoir je sens naître,
Dans mon cœur incertain !...
Cet instant va peut-être
Changer tout mon destin !...

ARTHUR.

Quel espoir je sens naître,
Dans mon cœur incertain !...
Cet instant va peut-être
Changer tout mon destin !...

PICHON, à mi-voix.

Restez, belle Julie,
Je voudrais vous parler !...

À part.

Elle est bien plus jolie,
Je dois me consoler !...
Me consoler...
Me consoler...
Quel espoir je sens naître,
etc. etc.

LES QUATRE AUTRES, à part.

Quel espoir je sens naître, etc. etc.

Mme Leroux, Lucile et Arthur entrent dans la maison.

 

 

Scène VIII

 

PICHON, JULIE

 

JULIE.

Me voilà, M. Pichon. Mais dites-moi... Lucile ne vous aimait donc pas ?

PICHON.

Cela vous paraîtrait bien extraordinaire, n’est-il pas vrai ? mais, que sait-on ? c’est peut-être moi qui ai réfléchi.

JULIE.

Il est certain que ma cousine ne vous convenait guère.

PICHON.

Je me suis dit cela depuis mon retour de Paris.

JULIE.

Elle est si simple... point de manières, aucun usage du monde.

PICHON.

Où l’aurait-elle appris, je vous le demande ?

JULIE.

Il faut pour cela avoir fréquenté des gens comme il faut.

PICHON.

Ou avoir habité la capitale, connu M. Trénitz, et fréquenté M. Garat !

JULIE.

Alors on n’a pas de ces tournures qui ressemblent à tout.

PICHON.

Je dirai plus, on a de ces tournures qui ne ressemblent à rien.

JULIE.

On donne le ton à son village.

PICHON.

On éblouit ses concitoyens.

JULIE.

On n’est pas embarrassée pour faire des conquêtes.

PICHON.

On en fait monstrueusement, comme dit M. Garat.

JULIE.

La seule difficulté, c’est de se délivrer des poursuites dont on est l’objet.

PICHON.

C’est juste. On ne sait comment s’en défaire.

JULIE.

Je conçois en effet, M. Pichon, que vous, qui êtes jeune, riche, exempt de la réquisition...

PICHON.

Toutes les filles à marier jettent les yeux sur moi.

JULIE.

Et cela vous ennuie ?

PICHON.

Cela m’excède.

JULIE.

C’est comme moi !... depuis que je suis arrivée dans ce village, tous les garçons que la République nous laisse...

PICHON.

Sont amoureux de vous ?... C’est tout simple... vous êtes si gracieuse, si piquante... et tenez, ce que nous disons là me fait venir une idée.

JULIE.

Une idée ? vraiment !

PICHON.

Oui. J’imagine un moyen de tromper les espérances des autres jeunes filles du pays.

JULIE.

Pour désespérer les prétentions des autres jeunes gens, j’ai une ressource aussi, moi.

PICHON.

Est-ce que vous penseriez, Mlle Julie, à les sacrifier tous à un seul ?

JULIE.

Est-ce que vous songeriez, M. Pichon, à les dédaigner toutes pour en choisir une ?

PICHON.

Je ne dis pas non.

JULIE.

Ni moi non plus.

PICHON.

Je vois que nous nous entendons.

JULIE.

Vous croyez ?

PICHON.

J’en suis sûr.

À part.

Elle est à moi, et le Directoire sera mystifié.

JULIE, à part.

Il est pris.

PICHON.

Mademoiselle Julie, en nous mariant, nous attraperions tout le village.

JULIE.

M. Pichon, vous tenez à ce que tout le monde soit attrapé ?

PICHON.

Ça m’amuserait beaucoup.

JULIE.

Touchez là... c’est une affaire faite.

PICHON.

Vous êtes délirante, comme disait M. Garat... Ah ! ah ! il faudra nous voir... quel couple nous ferons !... Et quand nous irons à la danse du village ?... on montera sur les chaises pour nous regarder, comme on fait à la Redoute pour admirer M. Trénitz. À propos de M. Trénitz, je vous enseignerai à danser comme lui.

JULIE.

Vraiment ?

PICHON.

Oui !... la pointe du pied à la hauteur de l’œil !... c’est magnifique.

JULIE, souriant.

Ça me paraît un peu haut.

PICHON.

On s’y accoutume. Tenez, nous sommes seuls, ils sont tous occupés de leur aveugle et de leur charlatan. J’ai envie de vous donner une leçon.

JULIE.

Ah ! permettez...

PICHON.

Soyez donc tranquille, nous ne commencerons pas par la difficulté.

Air : Leçon de valse du Petit-François. (Amédée de Beauplan.)

Regardez-moi bien !...
Voici mon maintien :
D’abord, je penche la tête :
Puis, sans faire un pas,
À m’applaudir on s’apprête ;
Je me pose et je m’arrête !...
L’orchestre part !... rasant le sol,
Je m’élance ainsi qu’un zéphire,
Je fais des flic-flac... des si sol,
Mais c’est l’entrechat qu’on admire...
Voilà l’entrechat six !...
Trin, trin, trin, trin, trin,
etc.
Bon... bien !... très bien... si sol... flic-flac !...
Voyez quelle tournure...
Et marquez la mesure !...
Trin, trin, trin, trin, trin,
etc.

Il danse.

Qu’en dites-vous ?... Essayons ensemble à présent.

JULIE.

Oh ! je ne pourrai jamais.

PICHON.

Laissez-moi faire.

Même air

Placez-vous ici,
Tenez, me voici.
Il faut que je vous apprenne !...
Vous m’imiterez...
Et puis vous saurez...
Danser à la parisienne.
Bien... votre main dans la mienne !...
La pointe des pieds en dehors...
Cette leçon sera complète :
Mollement balancez le corps,
Puis faites une pirouette...

Il la fait tourner.

JULIE.

Assez... monsieur Pichon !...

PICHON, la faisant danser.

Trin, trin, trin, trin, trin, etc.
Les ailes de Pigeon !...

Ils dansent.

Bon... bien... très bien, si sol...flic-flac...

JULIE, s’arrêtant.

Ah ! je vous en conjure !

PICHON.

Tombez donc en mesure,
Trin, trin, trin, trin, trin.

Il danse et finit par tomber lourdement par terre.

JULIE, l’aidant à se relever.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ?

PICHON.

Voilà comme dansait M. Trénitz.

 

 

Scène IX

 

PICHON, JULIE, LUCILE, sortant de la maison, pâle, effarée

 

LUCILE.

Ah ! je n’ai pu rester là.

PICHON.

Qu’avez-vous ?

LUCILE.

Je me sentais mourir, lorsque le médecin a décidé que l’opération pour rait se faire à l’instant même. 

PICHON.

Ah ! ah !

LUCILE.

J’étais si peu maîtresse de moi, J’arrondis les bras ; que j’ai craint de le troubler par mon émotion. Je me suis éloignée.

JULIE.

Il s’agit de votre sort à venir, ma cousine ?

LUCILE.

Ah ! de bien plus que cela... de son bonheur.

PICHON.

C’est incroyable pourtant que...

LUCILE.

Oh ! mon Dieu, si depuis mon enfance mes prières ont trouvé grâce devant vous, écoutez aujourd’hui la plus fervente prière que mon âme vous ait jamais adressée... Qu’il voie... que le jour lui soit rendu... et s’il faut acheter un si grand bien par un grand sacrifice, prenez mon bonheur, prenez ma vie, mais qu’Arthur soit heureux !

 

 

Scène X

 

PICHON, JULIE, MADAME LEROUX, LUCILE, PAYSANS, PAYSANNES

 

CHŒUR.

Air de la Muette.

Rendons hommage au grand docteur,
Son talent n’est point une erreur,
Ses succès vont êtr’ confirmés,
Et les malad’ s’ront supprimés.

UN PAYSAN, à Pichon.

Est-ce bien vrai ce qu’on nous a raconté ?... le fameux docteur est en train de rendre la vue à l’aveugle ?

PICHON.

Oh ! rendre la vue, rendre la vue !... c’est bien facile à dire.

LUCILE.

Silence, mes bons amis ! silence, je vous en prie !... ce que je souffre ne peut s’imaginer... l’inquiétude... l’impatience... Oh ! si j’osais... 

PICHON, aux paysans.

L’aveugle sera bienheureux si l’empirique le rend borgne.

LUCILE.

Ah ! voici ma mère !... Eh bien ?

MADAME LEROUX, accourant.

Il voit !

LUCILE.

Il voit ?

MADAME LEROUX.

L’opération a réussi !

LUCILE, dans la plus vive agitation.

Ah ! je cours auprès de lui.

MADAME LEROUX, l’arrêtant.

Non, reste, Lucile, reste... Ses yeux commencent à s’accoutumer la lumière. C’est toi qu’il a nommée ; mais il veut te voir au milieu de nous tous... il dit qu’il te reconnaîtra... que son cœur le conduira vers toi. Le médecin va l’amener.

LUCILE.

Oh ! ma mère ! j’ai peur.

MADAME LEROUX.

Tais-toi... le voici.

JULIE, à part.

Depuis que l’autre y voit, c’est singulier comme Pichon me semble laid !

 

 

Scène XI

 

PICHON, JULIE, LUCILE, MADAME LEROUX, ARTHUR, BERNARDI, PAYSANS et PAYSANNES groupés

 

ARTHUR, sur le seuil de la porte.

Oui, je la trouverai... je reconnaîtrai ses traits ou se peint son âme !...

Arthur s’est avance, conduit par Bernardi, il s’arrête à une petite distance du groupe, promène des regards in certains surtout le monde, puis s’élance vers Julie en s’écriant.

Ah ! ces traits charmants ne peuvent appartenir qu’à ma Lucile... Lucile ! Lucile !

JULIE, d’un air triomphant.

Ah !

LUCILE, avec douleur.

Oh ! ma mère !... ma mère !

ARTHUR, reconnaissant la voix de Lucile.

Qu’entends-je ? cette voix...

MADAME LEROUX.

Mon Dieu ! mon Dieu !

LUCILE.

Je me meurs !...

ARTHUR, avec douleur.

Ce n’est pas elle... 

Bernardi tire de sa poche un bandeau noir, on donne toujours des soins à Lucile qui est évanouie. La toile tombe sur ce tableau.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente l’intérieur de la maison de Mme Leroux, portes latérales ; porte au fond ; à droite de l’acteur, une table ; du même côté, une glace ou miroir, soit au-dessus d’une cheminée, soit accrochée à la muraille ; des sièges, etc.

 

 

Scène première

 

ARTHUR, seul et assis près de la table

 

Un mois, un mois que j’existe !... et que tous mes rêves se sont réalisés enfin... oui, tous... Lucile ! cette bonne Lucile, qui a tant fait pour moi... aujourd’hui elle sera ma femme... aujourd’hui !... Pour quoi mes regards, en essayant la lumière, sont-ils tombés sur sa cousine ?... pourquoi était-elle là ?... Oh ! non, non !... c’est Lucile qui m’a secouru, c’est elle qui m’a rendu le jour que je vois maintenant, c’est elle que j’aime... c’est elle que je dois aimer.

GUILLAUME, en dehors.

Et vous dites qu’il me verra ?

ARTHUR.

Quelle voix !...

 

 

Scène II

 

ARTHUR, GUILLAUME

 

GUILLAUME, s’arrêtant à la porte.

Oui, c’est bien lui !...

ARTHUR, courant à lui.

Guillaume !... mon ami !... mon frère !...

Ils s’embrassent.

GUILLAUME.

Oui, votre frère, qui ne s’attendait pas à un pareil bonheur !...

ARTHUR.

Le son de ta voix était arrivé jusqu’à mon cœur, mais je te vois aujourd’hui, Guillaume !... je te vois... comprends-tu mon bonheur ?...

GUILLAUME.

Si je le comprends !... mais expliquez-moi donc par quel miracle ?...

ARTHUR.

Ce n’est point un miracle, mon ami ! quand j’eus perdu ton pauvre père qui, comme tu sais, est mort ici, dans mes bras...

GUILLAUME.

Oui, cette nouvelle m’est arrivée la veille d’une bataille... mille tonnerres ! ça m’a-t-il fait de la peine !...

Air du Piège.

La douleur et le désespoir
M’ont rendu terrible et farouche,
Aussi l’lend’main, il fallait voir
Comm’ je déchirais la cartouche !...
Sur les enn’mis j’tirais comme sur des chiens,
J’n’avais plus qu’ça pour me distraire ;
Et j’envoyais là-haut les Autrichiens
Porter unes adieux à mon père !...

ARTHUR.

Eh bien ! à cette époque, seul, abandonné du monde entier, j’ai rencontré, dans ce village, une famille, qui m’a recueilli, des soins affectueux qui m’ont consolé, et un charlatan à qui je dois ma guérison.

GUILLAUME.

Un charlatan !...

ARTHUR.

Ou plutôt, car nos longs entretiens m’ont appris à le connaître, un homme habile qui a jugé l’espèce humaine, et qui, avec de l’esprit et des talents, a fondé l’espoir de ses succès sur la crédulité publique.

GUILLAUME.

Il y a gros à parier qu’il réussira...

ARTHUR.

Je le crois et je le désire !... déjà le triomphe qu’il a obtenu avec moi a fait grandir sa renommée, on le regarde comme un Dieu dans ce pays... et je ne désespère pas d’apprendre un jour qu’il est devenu riche et célèbre. Il sera parti des tréteaux d’un village pour arriver aux salons dorés.

GUILLAUME.

Il y en a tant, dans les salons dorés, qui devraient retourner aux tréteaux d’un village !

ARTHUR.

Quoi qu’il en soit, mon éternelle reconnaissance lui est acquise. Sans lui, Guillaume, je ne te verrais pas !... Que tu es bien sous cet uniforme !... que ces couleurs sont belles !...

GUILLAUME.

Arcole et Rivoli les ont un peu usées... Le soleil d’Égypte va les ranimer...

ARTHUR.

Oui, tu vas partir avec ce jeune général Bonaparte.

GUILLAUME.

Dont le Directoire a peur, et qu’on prie d’aller voir si les pyramides sont aussi hautes que les Alpes.

ARTHUR.

Quelle étonnante et glorieuse campagne vous allez faire !...

GUILLAUME.

Glorieuse, il n’y a pas de doute à ça, puisque le petit caporal est avec nous !... Étonnante : ça n’est pas moins vrai, car nous emmenons un bataclan incroyable. Figurez-vous qu’on a enrôlé un régiment de savants ! il paraît qu’on veut apprendre à lire aux Mamelucks... à la bonne heure ! et s’ils ont la tête dure, nous leur inculquerons les vingt-quatre lettres de l’alphabet à coups de fusil.

ARTHUR.

Que tu es heureux, Guillaume, de faire partie de cette grande et noble expédition !...

GUILLAUME.

Heureux ?... c’est possible... à moins pourtant que je ne sois avalé par un crocodile. On dit que ces particuliers là ont des dents longues et affilées comme ma baïonnette... Mais, vous, monsieur Arthur, est-ce que vous n’êtes pas content ?

ARTHUR.

Oh ! si fait, Guillaume... si fait !...

GUILLAUME.

D’après ce qu’on m’a conté dans le village... je m’attendais à vous trouver joyeux et enchanté... Vous allez vous marier, dit-on ?...

ARTHUR.

Oui, mon ami...

GUILLAUME.

La jeune personne est sans doute charmante ?... car, pour que vous épousiez une simple paysanne... vous qui êtes un ci-devant...

ARTHUR, souriant.

Un ci-devant aveugle...

GUILLAUME.

C’est juste !... d’ailleurs, le temps des préjugés est passé... et elle est bien jolie, n’est-ce pas ?...

ARTHUR.

Son cœur est si bon... son âme est si belle... c’est elle qui m’a secouru, Guillaume, qui m’a soigné, qui m’a fait rendre la lumière...

GUILLAUME.

La brave fille... Épousez-la, monsieur Arthur... épousez-la... vous ne pouvez pas faire moins pour elle...

ARTHUR.

C’est aujourd’hui même qu’on signe notre contrat... Tu seras là, mon ami, n’est-il pas vrai ?...

GUILLAUME.

Je l’espère : c’est après-de main que nous nous embarquons à Toulon... J’ai obtenu de faire partie du détachement qui vient chercher des recrues dans ce village, et je pense que nous ne partirons que ce soir...

ARTHUR.

Que je serai heureux d’avoir mon ami d’enfance, mon frère, à mon côté !

GUILLAUME.

Et moi donc, serai-je satisfait de vous laisser marié à une jolie femme qui vous aime et que vous aimez !... Si les Mamelucks et les crocodiles le permettent, je reviendrai, et tâchez, monsieur Arthur, qu’à mon retour je trouve au moins un petit soldat à qui je puisse apprendre l’exercice.

ARTHUR.

Cher Guillaume !...

 

 

Scène III

 

JULIE, ARTHUR, GUILLAUME

 

JULIE, accourant.

Monsieur Arthur ! monsieur Arthur !...

Apercevant Guillaume.

Ah ! vous n’êtes pas seul.

GUILLAUME.

Que je ne vous empêche pas de parler... ma belle demoiselle... est-ce que je vous fais peur ?...

JULIE.

Oh non pas, monsieur...

GUILLAUME, à demi-voix.

Sarpédié ! monsieur Arthur, voilà une jolie fille ! et si je trouvais là-bas beaucoup d’Égyptiennes de ce numéro-là...

ARTHUR.

Que me vouliez-vous, Julie ?...

JULIE.

Je venais vous annoncer que les cadeaux de noces que vous avez fait venir de Marseille sont arrivés.

GUILLAUME.

Ah ! ah ! des cadeaux de noces ! c’est une chose agréable à voir, n’est-ce pas, ma belle enfant ?...

JULIE.

Pas toujours, monsieur...

GUILLAUME.

Je comprends !... quand le mari est vieux et laid ? mais, quand c’est un jeune et joli garçon, comme monsieur de Monval, et qu’on se dit : Tout cela me vient de lui, dans quelques jours je serai sa femme... Allons, avouez que ça vous fait plaisir !... c’est si naturel...

ARTHUR, à part.

Que dit-il ?

JULIE.

Mais, monsieur, vous Vous trompez, ce n’est pas moi que monsieur Arthur épouse... c’est ma cousine...

GUILLAUME.

Ah ! diable ! tant pis... soit dit pourtant sans faire de tort à votre cousine. Il paraît qu’en Provence, les jolies filles, ça pousse comme les oliviers... je vous en fais non compliment, monsieur Arthur, vous avez bien fait de choisir ce pays-ci pour recommencer à y voir clair !... Allons, il faut que je rejoigne le sergent ; je lui demanderai tantôt une permission pour assister à la signature de votre contrat, et, dans tous les cas, je ne partirai pas sans venir vous embrasser...

ARTHUR.

À bientôt ! mon cher Guillaume...

GUILLAUME.

À bientôt !... Mademoiselle, j’ai bien l’honneur !...

JULIE.

Votre servante, monsieur.

GUILLAUME.

Air : Ne raillez pas la garde citoyenne.

Il faut partir, le devoir me réclame,
Mais quand tantôt vous donn’rez votre foi,
J’veux être là, pour embrasser vot’ femme,
Monsieur Arthur, n’commencez pas sans moi.
À sa beauté je viendrai rendre hommage,
De votre frère elle accueill’ra les vœux...
Mais en voyant cell’-là, j’dis c’est dommage,
Quel joli couple ils auraient fait tous deux !...

ENSEMBLE.

Il faut partir, etc.

ARTHUR.

Il faut partir, le devoir te réclame,
Mais lorsqu’ici je donnerai ma foi,
Tu reviendras pour embrasser ma femme,
Car mon bonheur s’embellit près de toi...

JULIE, à part.

Est-ce l’amour qui règne sur son âme,
Lorsqu’à Lucile il va donner sa foi ?
Oh ! s’il pouvait choisir une autre femme,
J’aurais sa main, car son cœur est à moi...

Guillaume sort.

 

 

Scène IV

 

JULIE, ARTHUR

 

JULIE, à elle-même.

Qu’elle est heureuse !...

ARTHUR.

Qui donc ?

JULIE.

Ah ! Vous m’écoutiez ?

ARTHUR.

Je vous regardais... et il m’a semblé que vous exprimiez un regret... que vous pensiez qu’il existe ici une personne plus heureuse que vous ?

JULIE.

Quand cela serait ?

ARTHUR.

Est-ce possible ?

JULIE.

Peut-être...

ARTHUR.

Quelle est-elle ?

JULIE.

Ai-je donc besoin de la nommer ?...

ARTHUR.

Que ne dois-je pas à Lucile ? Oui, ma main... ma fortune... tout est à elle !

JULIE, soupirant.

Sans doute...

ARTHUR.

Mais cela ne m’empêche pas de rendre hommage à votre beauté.

JULIE, amèrement.

La beauté ! à quoi sert-elle ?... et pourtant...

ARTHUR.

Pourtant ?

JULIE.

Pardonnez-moi, monsieur Arthur...

Air : Mais, Frédéric, vous l’ignorez peut-être.

De vains discours ont ébloui mon âme,
Car souvent on m’a répété :
Qu’en ce monde pour une femme,
Le bonheur c’était la beauté !...
On disait que le plus rebelle,
À son joug jamais n’échappait ;
Qu’on régnait seule enfin quand on est belle !...
Vous voyez bien qu’on me trompait.

ARTHUR.

Oh ! non, Julie, non !... on avait raison de dire cela...

JULIE.

Même air.

Je m’en souviens, on me disait encore :
Cette beauté, pouvoir mystérieux,
Après l’avoir admirée, on l’adore,
Elle séduit le cœur comme les yeux...
De ceux dont la vue est charmée,
L’amour bientôt s’attache à tous vos pas...
Quand on est belle enfin l’on est aimée.

ARTHUR.

Hélas !... on ne vous trompait pas !...

JULIE.

Que dites-vous ?

ARTHUR, reculant.

Rien ! rien !...

À part.

Oh ! ce serait un crime !...

Lucile et Mme Leroux paraissent au fond.

 

 

Scène V

 

JULIE, LUCILE, ARTHUR, MADAME LEROUX

 

LUCILE, à part, en entrant.

Encore ensemble !...

JULIE, à part, avec humeur.

Lucile !...

ARTHUR.

C’est elle !...

MADAME LEROUX, à Lucile.

Mais avance donc... En vérité, Lucile, je ne te comprends pas... tu deviens d’une timidité... Croiriez-vous qu’il m’a fallu l’arracher de sa chambre pour l’amener ici, et qu’elle est toute tremblante ?...

ARTHUR, affectueusement, en allant vers elle.

Mon Dieu !... et pourquoi cela ? Venez donc, Lucile !

JULIE.

Quel air embarrassé, ma cousine !...

LUCILE, d’un ton timide.

Oui, je n’osais pas... je ne devais peut-être pas venir...

MADAME LEROUX.

Par exemple !... Au reste, ces jeunes filles sont toutes comme ça, au moment du mariage, inquiètes, troublées ; je n’en souviens, moi, quoiqu’il y ait longtemps... mais, bah ! ça se passera !... Tu es contente ?... que peux-tu craindre ?... M. Arthur ? c’est toi qui l’as choisi... tu l’aimes ?

LUCILE.

Si je l’aime ?...

MADAME LEROUX.

Tu es sûre d’en être aimée ?

En ce moment, Lucile le regarde attentivement, et ne répond pas. À Arthur.

N’est-il pas vrai qu’elle en est sûre ?

ARTHUR.

Si j’aime ma fiancée ! ma bienfaitrice ?

MADAME LEROUX, à Lucile.

Eh bien ! pourquoi t’éloignes-tu si souvent, toi qui ne le quittais jamais autrefois ?

LUCILE.

Autrefois, M. Arthur me faisait des reproches dès que je cessais un instant d’être à côté de lui... ou bien il me cherchait jusqu’à ce qu’il m’eût trouvée...

ARTHUR.

Croyez-vous donc que je ne me rappelle pas avec la plus profonde reconnaissance tout ce que vous avez fait pour moi ?

MADAME LEROUX.

Vous lui prouvez bien que vous vous en souvenez... C’est que tu ne sais pas, Lucile... ta tristesse me faisait oublier les magnifiques cadeaux qui viennent d’arriver de Marseille, où M. Arthur les avait commandés pour toi.

LUCILE.

Des cadeaux ?... bon Arthur !...

MADAME LEROUX.

Julie, va les chercher, et apporte-les ici.

JULIE.

Moi, ma tante ?...

MADAME LEROUX.

Oui, je t’en prie...

Julie sort un instant.

ARTHUR, à Lucile.

Je désire qu’ils vous plaisent.

LUCILE.

Ne viennent-ils pas de vous ?...

Julie entre avec les cadeaux qu’elle pose sur la table ; elle ouvre la corbeille.

Merci, Arthur ! merci !... mais vous faites trop pour moi.

ARTHUR.

Pourrai-je faire assez pour ma reconnaissance ?...

LUCILE, à part, avec tristesse.

Toujours sa reconnaissance...

JULIE, qui tire les parures de la corbeille et les étale sur la table.

On jurerait que tout cela doit parer une princesse.

MADAME LEROUX, à Lucile.

Mais, viens donc !...

LUCILE.

Tant de belles choses... et les tenir de vous, Arthur !... mais examinez donc, Julie...

JULIE.

Oui.

Air du Baiser au Porteur.

Voici des fleurs et des dentelles !...
Regardez que ce voile est beau !...
Les étoffes les plus nouvelles,
Et les rubans, et le chapeau...
Dans cette corbeille charmante,
On est séduit par chaque objet ;
Le bonheur qu’il donne s’augmente
De tout le bonheur qu’il promet.

LUCILE.

Ah ! vous avez raison !

MADAME LEROUX.

Comme tout cela doit embellir !

LUCILE, avec joie.

Vraiment ! vous croyez que ça peut embellir ?...

ARTHUR, souriant.

Ça n’a été inventé que pour cela.

JULIE.

Oui, ça peut ajouter à la beauté, mais ça ne la donne pas.

LUCILE, pensive.

Ah !...

MADAME LEROUX.

Voici la coiffure de la mariée...

JULIE.

Oh ! comme ça doit bien aller !... Voyez donc, ma cousine.

ARTHUR.

Voulez-vous l’essayer ?

LUCILE.

J’y consens.

Elle ôte son bonnet.

MADAME LEROUX.

Ah ! mon Dieu ! Lucile, vraiment, depuis quelque temps, tu te négliges trop !... comme tes cheveux sont mal arrangés !

ARTHUR.

C’est vrai !... Voyez ceux de votre cousine, comme ses boucles sont bien !...

LUCILE, qui tenait le petit chapeau, s’était approchée du miroir, et s’arrête tout-à-coup.

Julie ?... ah !...

JULIE.

C’est tout naturellement que mes cheveux sont bouclés ainsi...

Lucile a posé le chapeau sur la table.

Eh bien ! ma cousine, pourquoi n’essayez-vous pas cette coiffure ?

LUCILE, tristement, et s’éloignant de la table.

Je ne saurais pas l’arranger.

JULIE.

Je vais vous montrer, moi ; car, voyez-vous, les belles choses ont encore besoin d’être bien ajustées.

LUCILE, tristement.

Sur une jolie figure, n’est-ce pas ?...

JULIE, devant le miroir, et plaçant le chapeau sur sa tête.

Une toilette sans goût, une beauté sans grâce, voilà ce qui ne peut jamais plaire... Tenez, faites bien attention.

LUCILE, à part.

Comme il la regarde !...

JULIE, à part.

Oh ! que cela me va bien !...

Haut.

Voyez, maintenant, comment me trouvez-vous ?...

ARTHUR, à part, contemplant Julie.

Jamais rien de si gracieux ne s’offrit aux regards... Oh ! qu’on est heureux de voir !...

 

 

Scène VI

 

JULIE, MADAME LEROUX, LUCILE, PICHON, ARTHUR

 

PICHON, entrant.

Ne vous dérangez pas, ne vous dérangez pas, je vous en prie.

MADAME LEROUX.

M. Pichon !... 

PICHON.

Oui, madame Leroux, c’est moi qui viens à l’heure accoutumée... Oh ! oh ! que vois-je ? Mlle Julie ?... quelle délicieuse coiffure !...

MADAME LEROUX.

Ce sont les parures de noces de sa cousine qu’elle essayait.

PICHON.

Ah ! Mlle Julie essayait des parures de noces ?... C’est fort bien vu, ma foi ! c’est fort bien vu...

Julie pendant ce temps remet son bonnet et replace les cadeaux dans la corbeille.

ARTHUR.

Que voulez-vous dire ?

PICHON.

Je dis, intéressant aveugle, qu’elle a parfaitement raison, et que nous autres Parisiens nous appelons cela peloter en attendant partie... comme dit M. Garat.

ARTHUR.

Est-ce qu’il serait question d’un mariage pour Mlle Julie ?...

PICHON, se dandinant.

C’est possible !...

JULIE.

Monsieur Pichon !...

PICHON.

J’entends bien, mademoiselle Julie, j’entends bien !... Je vous avais promis de renfermer encore les idées et les espérances que je vous ai communiquées ; mais que voulez-vous ? ce farceur de Directoire a un tel besoin de beaux hommes, que je suis un peu pressé de me marier.

LUCILE, à part.

Quel bonheur !

MADAME LEROUX.

Et vous ne me disiez rien de vos projets, monsieur Pichon, à moi qui suis la tante de Julie ?...

PICHON.

Pardon, chère madame Leroux, votre ravissante nièce m’avait prié d’attendre...

JULIE.

Et il me semble que vous manquez bien vite à vos promesses !...

PICHON.

Ce n’est pas ma faute, accusez-en le Directoire...

JULIE.

Si vous ne voulez m’épouser que pour n’être pas soldat ?

PICHON.

J’avoue que je n’ai pas la moindre vocation pour l’état militaire.

À Lucile.

Vous, mademoiselle Lucile, qui allez vous marier, vous ne pouvez pas m’en vouloir ?...

LUCILE.

Oh ! pas du tout, monsieur Pichon ! je serai si contente du bonheur de ma cousine !...

PICHON.

Ainsi donc, mademoiselle Julie, vous comprenez et vous excusez mon impatience ? elle est si naturelle !... Vous, la jeune fille la plus belle, et moi le jeune homme le plus élégant, le plus riche parti du canton, nous étions faits l’un pour l’autre ; et comme on chante au théâtre Feydeau :

« Il faut des époux assortis
« Dans les liens du mariage !... »

ARTHUR, à part.

Le fat ! oh ! qu’il m’impatiente !

PICHON.

Tout à l’heure vous essayiez des parures de noces ?... malpeste !... comme dit M. Garat, vous en verrez bien d’autres dans quelques jours !... Je commanderai les vôtres à Paris, rue de la Loi, vous verrez cela !...

JULIE.

C’est bien, monsieur Pichon, c’est bien... nous en reparlerons...

PICHON.

Permettez, mademoiselle Julie, ça presse, voyez-vous ; et comme on dit dans une tragédie que j’ai vu jouer au théâtre de la République :

Il faut des actions et non pas des paroles. »

MADAME LEROUX.

Laissez-lui du moins le temps de réfléchir...

PICHON.

Il me semble, madame Leroux, qu’il n’y a pas à faire une multitude de réflexions...

MADAME LEROUX.

Je ne dis pas !... mais c’est du mariage de ma fille que nous devons nous occuper aujourd’hui. Allons, le temps passe, emportons toutes ces parures, et préparons-nous pour la signature du contrat : nos parents et nos amis ne tarderont pas à arriver... Viens avec moi, Lucile.

LUCILE.

Oui, ma mère.

MADAME LEROUX.

Et toi aussi, Julie.

JULIE.

Me voilà, ma tante.

LUCILE, à part.

Oh ! que son mariage avec Pichon me rendrait heureuse !...

PICHON.

Pensez à ce que je vous ai dit, mademoiselle Julie... il faut des actions et non pas des paroles.

JULIE.

Oui, monsieur Pichon, j’y penserai... nous verrons.

Les femmes sortent.

ARTHUR, à part.

Elle ne peut pas aimer cet imbécile... non ! elle ne le peut pas...

 

 

Scène VII

 

ARTHUR, PICHON

 

PICHON.

Qu’elle est belle... et que je serai heureux !

Il va prendre la main d’Arthur et la serre violemment en disant.

merci ! mon cher... merci !...

ARTHUR.

Merci !... et de quoi donc, monsieur ?...

PICHON.

Que vous avez bien fait d’aimer Lucile... et de la choisir pour femme !... sans vous je n’aurais pas pu songer à sa cousine ; la plus jolie fille du village m’échappait ; elle en aurait épousé un autre !... et convenez que ç’aurait été malheureux...

Air du partage de la richesse.

Mais grâce à notre mariage,
Avant dix ans, dans le canton,
On s’arrêtera, je le gage,
Pour admirer le race des Pichon.
Eh bien ! il faut le reconnaître,
Si près de nous vous n’étiez arrivé...
Des Adonis, des Vénus qui vont naître,
Notre pays aurait été privé.

ARTHUR.

Vous prétendez donc épouser Mlle Julie ?

PICHON.

Estimable aveugle, je m’en flatte...

ARTHUR.

Mais croyez-vous qu’elle vous aime ?...

PICHON.

Hein ? comment dites-vous cela ?...

ARTHUR.

Je vous demande si elle vous aime ?

PICHON.

Si elle m’aime ?... vous ne m’avez donc pas regardé, intéressant aveugle ?

ARTHUR.

C’est parce que j’ai cessé d’être aveugle... c’est parce que je vous vois... que je vous adresse cette question...

PICHON.

La question me parait parfaitement saugrenue... comme dit M. Garat...

ARTHUR.

Et vous n’y répondez pas ?...

PICHON.

Que voulez-vous qu’on ré ponde à cela ?... vous dites, estimable aveugle, que vous y voyez clair à présent, vous pouvez donc juger de mes avantages physiques... Quant à mes qualités morales, vous savez que je suis riche, et vous doutez que l’on m’aime !... allons, convenez que vous êtes un drôle de corps.

À part.

C’est un drôle de corps...

ARTHUR.

Monsieur Pichon.

PICHON.

Monsieur.

ARTHUR.

Savez-vous bien qu’il n’y a qu’un homme sans délicatesse qui puisse profiter de sa fortune pour contraindre à l’épouser une jeune orpheline dont le cœur le repousse.

PICHON.

Qu’est-ce que vous dites donc là ?...

ARTHUR.

Savez-vous que c’est une mauvaise action ? et qu’en abusant ainsi de sa pauvreté... vous la condamnez à un malheur éternel.

PICHON.

Ah ça ! êtes-vous fou ?...

ARTHUR.

Non, monsieur !... mais Julie est la cousine de Lucile, je deviens son protecteur et je dois empêcher qu’elle soit malheureuse.

PICHON.

Malheureuse, en m’épousant ?...

ARTHUR.

Oui, monsieur... car elle ne vous aime pas, elle ne peut pas vous aimer...

PICHON.

Et où avez-vous vu cela, intéressant aveugle ?

ARTHUR.

Je vous répète qu’elle ne vous aime pas... et que je ne souffrirai jamais...

PICHON.

Il faudra pourtant bien que vous le souffriez...

ARTHUR.

Ce mariage ne se fera point...

PICHON.

Et qui est-ce qui l’empêchera, s’il vous plaît ?...

ARTHUR.

Moi !...

PICHON.

Vous ?... permettez !... vous n’êtes ni le père ni le tuteur de Julie... vous n’êtes pas même encore son cousin... et je vous ferai observer...

ARTHUR.

Je vous ferai observer, moi, que si vous persistez, votre conduite est celle d’un homme sans honneur.

PICHON.

Ah ! un moment ! ménagez vos expressions... je vous en prie...

ARTHUR.

Si elles vous déplaisent, vous n’avez qu’a le dire...

PICHON.

Comment donc ? elles me déplaisent prodigieusement...

ARTHUR.

Eh bien ! monsieur.

PICHON.

Eh bien ! monsieur, vous m’ennuyez !...

ARTHUR.

Vous osez m’insulter je crois ?...

PICHON.

Moi ! je vous insulte ?... ah ça ! me direz-vous ce que tout cela signifie ?... est-ce que je vous empêche de vous marier à votre guise ?... est-ce que je vous ai dit la moindre chose quand vous m’avez enlevé ma prétendue, il y a un mois ?...

ARTHUR.

En effet, vous n’avez pas eu le courage de me la disputer...

PICHON.

Je crois bien... je venais de trouver mieux... et c’est peut-être ça qui vous vexe, mais j’en suis fâché, ce n’est pas ma faute ; pourquoi n’y voyiez-vous pas clair, quand vous étiez aveugle ?

ARTHUR.

Quoi qu’il en soit, monsieur, je vous jure qu’aujourd’hui je m’opposerai...

PICHON.

Vous ne vous opposerez à rien du tout... Mlle Julie me plaît... je l’aime... et elle sera ma femme, dussent tous les aveugles des quatre-vingt-six départements en crever de dépit !

ARTHUR, s’avançant vers lui avec colère et le prenant au collet.

Ah ! je ne sais qui me tient...

PICHON, se dégageant.

Doucement, doucement...

À part.

Il est tout-à-fait bouffon, le jeune Bélisaire...

 

 

Scène VIII

 

ARTHUR, MADAME LEROUX, LUCILE, PICHON

 

MADAME LEROUX.

Quels sont donc ces cris que nous venons d’entendre ?... est-ce qu’on se querelle ici ?...

LUCILE.

Mon Dieu !... qu’y a-t-il ?...

PICHON.

Il y a, mademoiselle, que votre fiancé est un homme miraculeux et phénoménal... comme dit M. Garat...

LUCILE.

M. Arthur...

ARTHUR, à part.

Ah ! qu’ai-je fait !... et pourquoi cette colère insensée ?...

PICHON.

Ne me cherche-t-il pas dispute parce que je veux épouser votre cousine ?... ne prétend-il pas qu’il empêchera ce mariage ?...

LUCILE.

Ah !

Elle reste pensive et attache ses regards sur Arthur.

MADAME LEROUX.

Et pourquoi donc ?...

PICHON.

C’est précisément là ce que je lui demande... pourquoi ? il ne répond qu’en voulant m’étrangler... c’est fort ridicule.

MADAME LEROUX.

Que signifie cela, M. Arthur ?...

ARTHUR, qui s’était assis près de la table et tenait sa tête appuyée sur sa main, se lève vivement.

Eh ! madame, c’est la chose du monde la plus simple !... je vais devenir le parent de votre nièce ; son avenir doit m’inspirer de l’intérêt, et je fais observer à monsieur qu’il serait odieux de profiter de sa position pour contraindre à l’épouser une jeune orpheline qui sans doute ne l’aime pas...

PICHON.

Qui ne l’aime pas, entendez vous ?... qui ne l’aime pas !... en vérité, il a des idées qui ne sont qu’à lui,

À part.

quand il sera mort, je le ferai empailler...

LUCILE, à part.

Oh ! mon Dieu ! cela se rait-il donc vrai ?...

MADAME LEROUX.

Monsieur Arthur, vous avez tort de vous effrayer pour Julie...

LUCILE, à demi-voix.

Ma mère... laissez moi seule avec lui... emmenez M. Pichon...

MADAME LEROUX, à demi-voix.

Mais tu ne songes pas...

LUCILE.

Je vous en prie.

PICHON, à Mme Leroux, en sortant.

Votre futur gendre est à mettre sous verre, ma paole d’honneur...

 

 

Scène IX

 

ARTHUR, LUCILE

 

ARTHUR, avec inquiétude.

Lucile, que me voulez-vous ?...

LUCILE.

Il faut absolument que je vous parle !...

ARTHUR, à part.

Mon Dieu ! que va-t-elle dire ?...

Haut.

Lucile.

LUCILE, sans le regarder.

M. Arthur...

ARTHUR.

Monsieur ?... ah !... vous disiez : Arthur !...

LUCILE, parlant vite.

M. Arthur... j’ai quelque chose sur le cœur, et je crois qu’il vaut mieux le dire tout de suite... si je m’exprimé mal, n’en veuillez pas à la pauvre Lucile !... il n’est pas facile de rendre par des paroles ce qu’on sent si vivement.

ARTHUR.

Ah ! Lucile !... arrêtez !...

LUCILE.

Ne m’interrompez pas... car, depuis plusieurs jours déjà, je cherche à rassembler toutes les idées qui me sont venues pour vous les dire franchement, une fois... avant de nous séparer...

ARTHUR.

Nous séparer !... y pensez vous ?

LUCILE.

Vous vous rappelez qu’autrefois... quand vous m’aimiez... je vous ai dit un jour : si vous pouviez me voir, Arthur, me comparer à d’autres femmes, peut-être cesseriez-vous de m’aimer ? oui, cette crainte m’était venue ! malgré cela, je n’ai pas eu une pensée, je n’ai pas formé un désir qui n’eût pour objet votre bon heur ! et je vous le jure, ce que j’ai fait, je le ferais encore, maintenant que je sais quelle récompense en serait le prix.

Elle essuie une larme.

ARTHUR.

Lucile !...

LUCILE, plus calme.

Ce que je prévoyais est arrivé... je ne suis plus pour vous ce que j’étais quand votre imagination me prêtait des charmes qui me manquent sans doute...votre inconstance m’a prouvé que je n’étais pas faite pour être aimée...

ARTHUR.

Vous ?... oh ! ne croyez pas cela ?...

LUCILE.

Ce que vous éprouvez aujourd’hui, les autres ne l’ont pas soupçonné ; mais je l’ai deviné, moi !... le cœur est trop sensible au plus léger changement de ce qu’il aime pour que je puisse m’y mé prendre... Tout vient m’éclairer, Arthur ! ah ! je sens trop que je ne suis plus nécessaire... plus désirée, plus aimée !... et j’ai bien souffert par la comparaison du pré sent avec le passé !...

ARTHUR.

Vous faire souffrir ?... moi ?... oh ! vous vous trompez, Lucile !... je serais trop coupable !... non, non !... je ne suis point ingrat...

LUCILE.

Je sais que vous êtes toujours prêt à m’épouser, mais je suis fière, Arthur ! et je ne puis me contenter de la connaissance, accoutumée que j’étais à l’amour !... j’ai bien réfléchi... et s’il faut tout dire... j’ai bien pleuré ; mais enfin je suis résignée... Monsieur Arthur, je vous dégage de vos serments, et je vous rends votre parole.

ARTHUR.

Oh ! que dites-vous là, Lucile ?...

LUCILE.

Oui, adieu !... pour toujours... je vous laisse, lorsque vous n’avez plus besoin de moi, et qu’une autre... celle que vous aimez à présent... peut remplir ma place... adieu !...

Fausse sortie.

ARTHUR, la retenant.

Ah ! Lucile, comment m’avez-vous donc jugé, quelle idée avez vous de moi ?... pensez-vous que je puisse jamais renoncer à vous ?... ah ! ce serait trop punir une erreur involontaire ! Lucile, vos droits sur moi sont sacrés...

LUCILE.

Mais ils ne vous sont plus chers...

ARTHUR.

Vous avez juré d’être ma femme...

LUCILE.

Non, j’ai juré de faire votre bonheur.

ARTHUR.

Eh bien ?

LUCILE.

Air : Vaudeville de Préville et Taconnet.

À ce devoir que mon cœur m’a dicté,
Jusqu’à la fin je resterai fidèle ;
Oui, cet amour qu’une autre a mérité,
Arthur, je vous le rends, portez vos vœux près d’elle !
Quand vous étiez sans appui sous les cieux...
Vous me cherchiez, et j’étais là sans cesse...
Mais j’ai promis que vous seriez heureux
Et je vous fuis pour tenir ma promesse.

ARTHUR.

Même air.

Il est donc vrai, tu m’accuses, tu crois
À tes soupçons, à mon ingratitude ?
Toi, dont les soins, toi, dont la douce voix
Ont embelli longtemps ma sombre solitude !...
C’est encor toi qu’appellent tous mes vœux,
Écoute-les et rends-moi ta tendresse !...
Tu promettais que je serais heureux !...
En me fuyant tu trahis ta promesse.

LUCILE, émue.

Si c’était vrai ? je sens que mon pauvre cœur a besoin de vous croire...

ARTHUR.

N’en doute pas, Lucile...

LUCILE.

Ces paroles me font tant de bien !... et cependant j’hésite encore...

ARTHUR.

Oh ! n’hésite plus... ta main, Lucile... ta main...

LUCILE.

La voilà !...

ARTHUR.

Mon cœur n’est point infidèle, je le jure...

LUCILE.

Arthur... pourriez-vous jurer que vous n’avez pas un regret, pas une pensée pour une autre ?...

Pichon entre.

 

 

Scène X

 

ARTHUR, PICHON, LUCILE

 

PICHON, qui a entendu.

Non, il ne le peut pas.

LUCILE.

Monsieur Pichon...

ARTHUR, à part.

Que veut-il encore ?...

PICHON.

Ah ! mon cher monsieur, je comprends maintenant votre colère de tantôt... je la comprends, c’est une horreur !...

ARTHUR.

Expliquez-vous, monsieur !...

PICHON.

M’y voici. Monsieur, vous m’avez enlevé Mlle Lucile, je me suis adressé à sa cousine, et vous vous permettez d’ensorceler encore celle-là ?

LUCILE, vivement.

Que dites-vous ?

ARTHUR.

Monsieur Pichon !

PICHON.

Vous ne m’empêcherez pas de parler, d’autant qu’il faut que Mlle Lucile sache la chose... Oui, monsieur, Mlle Julie, ma prétendue à moi, savez-vous ce qu’elle vient de me dire ? qu’elle est mal heureuse, que vous aussi, vous êtes mal heureux... que vous l’aimez en secret, que vous la regrettez.

ARTHUR, à part.

Quel supplice !

LUCILE, à part.

Il l’aime ! il la regrettera !... tout est fini !

PICHON.

Ça n’a pas de nom !... Oh ! les aveugles... les aveugles sont un fléau dans un pays.

LUCILE, à part.

Allons, j’aurai de la force.

ARTHUR.

Lucile ! Lucile ! ne l’écoutez pas.

LUCILE, souriant amèrement.

Oh ! non sans doute !... tout cela n’est qu’une erreur... votre cœur n’est point changé... mes soupçons m’abusaient... Je n’en ai plus, monsieur Arthur, je n’en ai plus... et je vais m’occuper de votre bonheur.

ARTHUR.

Oh ! ne me quitte pas ainsi, tu m’effraies !

LUCILE.

Ne craignez rien ! ma mère est là qui m’attend... Adieu ! monsieur Arthur, adieu !

Elle sort précipitamment.

 

 

Scène XI

 

ARTHUR, PICHON

 

ARTHUR.

Misérable ! vous avez donc juré de me réduire au désespoir.

PICHON.

Bien !... Vous allez peut-être encore me faire des reproches ? ce serait joli... quand vous ensorcelez toutes les filles à marier... Savez-vous bien, estimable aveugle, que les accaparements sont défendus ? qu’il y a une loi ? une loi très sévère ?

ARTHUR, à lui-même.

Ah ! je ne sais que faire, que résoudre... Julie... Lucile !... pourquoi mes yeux ont-ils revu le jour ?

Les villageois entrent.

 

 

Scène XII

 

GUILLAUME, ARTHUR, PICHON, PAYSANS, PAYSANNES

 

GUILLAUME, entrant.

Entrez, honnêtes villageois, entrez, et venez assister au bonheur de celui que j’aime tant à nommer mon frère.

ARTHUR, à lui-même.

Mon bonheur !

GUILLAUME.

Je vous avais promis de revenir, monsieur Arthur, et me voilà. Mais qu’on se dépêche, si vous voulez que j’assiste à la cérémonie ; car dans une demi heure nous quittons ce village... et de main, vent arrière pour la patrie des moricauds.

ARTHUR, à lui-même.

Oui, c’est à Lucile que tout mon avenir appartient... l’honneur et la reconnaissance seront seuls écoutés.

 

 

Scène XIII

 

GUILLAUME, ARTHUR, MADAME LEROUX, JULIE, PICHON

 

MADAME LEROUX.

Ah ! vous voilà tous venus ; et vous aussi, monsieur le notaire, très bien... vous vous placerez là, à cette table.

GUILLAUME, à demi-voix.

Dites-moi monsieur Arthur, où est donc la mariée ? je grille d’envie de la voir.

ARTHUR,.

Tout à l’heure.

À part.

Pourquoi n’est-elle pas avec sa mère ?

À Mme Leroux.

Vous n’ayez pas amené Lucile ?

MADAME LEROUX.

Lucile ?... mais je la croyais ici... Je ne l’ai pas vue depuis que je l’ai laissée près de vous.

ARTHUR.

Vous ne l’avez pas vue ?

MADAME LEROUX.

C’est elle sans doute que j’entends... non, c’est Julie !...

À Julie qui entre.

Et ma fille, que fait-elle donc ?

ARTHUR.

Où est votre cousine ?

JULIE.

Ma cousine ?... elle est partie.

TOUS.

Partie ?

JULIE.

Et elle m’a remis cette lettre pour vous, en me priant de vous la donner tout de suite.

ARTHUR.

Une lettre ?

JULIE.

La voici.

ARTHUR, ouvrant la lettre.

Ah ! je tremble !...

Lisant.

« Monsieur Arthur, quand vous lirez cette lettre, je serai déjà loin, et je ne reviendrai que lorsque Julie sera votre femme... »

MADAME LEROUX.

Qu’est-ce que j’entends ?

ARTHUR.

Ô mon Dieu !

MADAME LEROUX.

Achevez donc, monsieur, achevez !

ARTHUR.

Non, madame Leroux, non !... je ne puis continuer.

MADAME LEROUX, prenant la lettre des mains d’Arthur.

Donnez.

Elle continue la lecture de la lettre.

« C’est elle que vous aimez, et elle aussi vous aime. » Est-ce bien possible ?

Continuant.

« Tout effort pour me revoir serait inutile. Puisqu’une autre a votre amour, que votre main, votre fortune, vos présents lui appartiennent aussi !... Moi, je m’en vais seule avec ma douleur... mais j’ai encore de la force, et je n’oublie pas que je dois vivre pour consoler ma mère. »

GUILLAUME.

Voilà qui me paraît clair et positif.

ARTHUR.

Malheureux que je suis !... sans le vouloir, j’ai déchiré le cœur de celle à qui je dois tant. Pardonnez-moi, et qu’elle aussi me pardonne... Mais je n’ajouterai point à mes torts ! plus de mariage, plus de bonheur pour moi !

PICHON.

Ah ! ah !

JULIE, à part.

Qu’entends-je ?

ARTHUR.

Guillaume, mon frère, tu vas partir ! tu vas chercher des dangers et de la gloire, je pars avec toi... Moi aussi maintenant, je peux combattre pour la France.

GUILLAUME.

Bravo ! monsieur Arthur. Je vais vous présenter au colonel, et je gage qu’avant peu mon frère de lait sera mon capitaine.

ARTHUR.

Adieu ! vous chez qui j’ai trouvé mes seuls jours heureux, oubliez les chagrins que je vous ai causés. Moi, je n’oublierai point vos bienfaits. Dites à Lucile qu’un jour peut-être...

Bruit de tambour.

Mais j’entends le tambour.

GUILLAUME.

Ce sont nos recrues qui vont se mettre en route.

ARTHUR.

Partons, Guillaume... partons ! 

PICHON.

À la bonne heure ! ça me réconcilie avec les aveugles. 

On entend le tambour ; Guillaume et Arthur s’avancent vers le fond ; étonnement général.

Chœur.

Air de Pilati. (Croix d’or, Palais-Royal.) 

GUILLAUME.

Plan, ra ta plan, (bis.)
Marchons, l’tambour nous appelle ;
À la gloire vous s’rez fidèle,
Si vous n’êtes pas au sentiment.

ARTHUR.

De ce cœur que j’ai déchiré
Combien la douleur me désole !...
Mais pour acquitter ma parole,
Près d’elle un jour je reviendrai.

CHŒUR.

Plan, ra ta plan, (bis.)
Marchez, l’tambour vous appelle ;
À la gloire il sera fidèle,
S’il ne l’fut pas au sentiment.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente une pièce de la maison de Mme Leroux ; porte au fond, portes latérales, table, fauteuils, chaises, etc.

 

 

Scène première

 

LUCILE, assise à côté de sa mère et lui tenant la main, MADAME LEROUX, assise sur un fauteuil, LE DOCTEUR BERNARDI, assis de l’autre côté

 

LUCILE.

Vous en êtes bien sûr, monsieur le docteur ?

BERNARDI.

Oui, ne craignez rien... non seulement il n’y a plus le moindre danger, mais les forces reviennent.

MADAME LEROUX, au docteur.

Je vous dois la vie !

LUCILE, de même.

Je vous dois ma mère !

BERNARDI.

Oh ! elle était bien malade quand je suis arrivé, mais le mal était là, surtout.

Il indique le cœur.

MADAME LEROUX.

C’est que vous ne savez pas, monsieur le docteur, que, depuis le jour où vous êtes venu dans notre village pour la première fois, il s’est passé deux années bien terribles pour nous. Lucile a été bien malheureuse !

BERNARDI.

Je l’ai deviné à votre chagrin.

MADAME LEROUX.

Hélas ! notre petite aisance, ce que mon pauvre mari nous avait laissé, perdu par une banqueroute ! mon enfant manquant de tout, forcée de travailler, et moi malade, ne pouvant presque pas l’aider... tout cela a été bien cruel !

BERNARDI.

N’y pensez plus !... le mal est passé... sans retour.

LUCILE.

Oh ! monsieur, que vous avez été bon !

MADAME LEROUX.

Oui, deux fois, à deux années de distance, votre passage en ce pays a été marqué par un bienfait... mais cette fois du moins, le cœur de ceux que vous avez obligés ne sera point ingrat.

LUCILE, d’un ton suppliant.

Ma mère !...

MADAME LEROUX.

Tu as raison, ne parlons plus de cela... oublions le mal ! mais maintenant que j’ai de la force pour vous en tendre, racontez-moi ce qui s’est passé... je me souviens seulement qu’un jour où nous n’avions plus rien, où nous avions vendu le dernier objet dont nous pouvions nous défaire, où Lucile (et ce n’est pas un reproche que je te fais, ma chère enfant,) où Lucile avait refusé la main de Justin, un bon jeune homme qui voulait l’épouser malgré notre misère.

BERNARDI, à Lucile.

Ah !... vous aviez refusé ?

LUCILE.

Oui, monsieur ; Justin m’offrait sa main et sa petite fortune ; mais, en échange, il demandait de l’amour, et je ne pouvais pas en donner.

Elle soupire.

MADAME LEROUX.

Déjà elle avait refusé Pichon, qui a épousé sa cousine Julie, et tout cela pour...

LUCILE.

Bonne maman !...

MADAME LEROUX.

Non, je ne veux pas le nommer, celui-là qui a fait le malheur de mon enfant ! Enfin, monsieur le docteur, nous étions sans ressources !... Un jour je n’eus plus la force de me lever, et petit à petit, tout ce qui m’occupait s’effaça... je ne sentis plus rien, je crus que c’était la mort ! et ma dernière pensée fut de bénir mon enfant !... Je ne sais pas combien de temps dura cet affreux sommeil, mais quand je m’éveillai, je revis Lucile, et vous étiez là, et nous ne manquions plus de rien ; d’autres soins aidaient ceux de ma fille, et elle souriait en me donnant tout ce qui m’était nécessaire !... Comment cela s’est-il fait ?

LUCILE, montrant le docteur, et se levant ainsi que les autres.

Ma mère, c’est sa bonté... sa générosité !

BERNARDI, l’arrêtant.

Non, je ne fus pas généreux, car j’ai demandé plus que je n’ai donné.

MADAME LEROUX.

Je me rappelle qu’avant ma maladie on parlait beaucoup de vous dans notre village, du docteur Bernardi, qui avait ici rendu la vue à un aveugle ; on disait que son nom était devenu célèbre, qu’il avait fait des cures merveilleuses, qu’il était riche...

BERNARDI, souriant.

Ah ! l’on parlait de cela ici ? c’est juste...

LUCILE.

Ma mère, on ne racontait que ses talents et ses succès... on ne disait pas tout...

BERNARDI, lui prenant la main.

N’est-il pas trop payé ? Oui, j’étais parvenu, à force de bruit, à appeler sur moi les regards. Bonne et chère Lucile, en m’offrant l’occasion de mon premier triomphe, vous aviez aplani les voies à ma fortune ; bientôt je pus mettre de côté mon tambour et ma trompette, tant de gens m’en servaient !... je quittai la place publique, et j’établis mes tréteaux dans un brillant salon ; mais le médecin célèbre n’oublia jamais les innocentes ruses du charlatan... et c’est là sans doute la cause de mes succès. Un jour, je me trouvai riche, envié, recherché... et il me vint à l’idée de revoir ce village, cette chambre où commença ma réputation, et d’où partit ma fortune. Vous le dirai-je ? il y avait encore un autre souvenir qui me préoccupait quelque fois... c’était l’image d’une jeune fille naïve, douce et confiante, à qui, dans un autre temps, j’avais ouvert mon cœur, dont j’avais compris toute la bonté, dont les nobles sentiments m’avaient ému, et que j’avais quittée à regret !... je la croyais heureuse, et pourtant je pensais à elle !

Air de Téniers.

Le souvenir qui me suivait en route,
Et qui vers vous a dirigé mes pas...
C’était le ciel qui l’inspirait, sans doute,
Et j’ai senti qu’il ne me trompait pas !
Oui, l’Éternel, dans sa bonté suprême,
Auprès de vous aujourd’hui m’a place...
Pour réparer des malheurs au lieu même,
Où mon bonheur a commencé.

LUCILE.

Bon docteur !

BERNARDI.

Ici, j’ai vu tout ce que peut le dévouement, tout ce que la vertu a de sublime ; et je me suis dit : « Si je pouvais aussi être aimé ?... » On manquait d’argent et de soins ; moi, je manquais de bonheur et d’attachement ! j’ai proposé un échange, et c’est moi maintenant qui redois quelque chose...

MADAME LEROUX.

Est-il bien possible ? ce que je crois comprendre serait-il vrai, Lucile ?

LUCILE.

Oui, ma mère !... il ne demandait, lui, que de la reconnaissance et de l’amitié ! j’étais bien sûre d’en avoir au tant qu’il en pouvait souhaiter, s’il par venait à vous guérir, et j’ai promis ! il vous a sauvée, ma mère !... Docteur, voici ma main...

MADAME LEROUX.

Mon Dieu, je te remercie !

BERNARDI, à Lucile.

Un mot avant d’accepter ce que je désire si vivement, non comme un étourdi de vingt ans qui brûle d’un feu qui doit s’éteindre, mais comme un homme raisonnable qui calcule son bonheur et ne veut rien risquer.

LUCILE.

Parlez !...

BERNARDI.

Lucile, peut-être accomplirez-vous seulement par devoir un engagement pris au lit de mort de votre mère ? peut-être l’ingrat qui ne sut pas apprécier un pareil trésor vous laisse-t-il assez de regrets ou assez d’espérances pour vous faire souhaiter de le revoir ? Expliquez-vous franchement... vous êtes libre encore... je veux, en ce moment, que vous décidiez comme si vous n’aviez rien promis.

LUCILE, tirant un papier de son sein.

Voici ma réponse... il y a déjà trois mois, il m’écrivit d’Égypte, ou son avancement a été rapide... où les chances du bonheur se sont succédé pour lui ; il m’offrait de réparer ses torts, et me conjurait de lui accorder ma main à son retour.

MADAME LEROUX.

Ah !...

LUCILE.

Vous étiez déjà malade, ma mère ; je voulus vous épargner un souvenir douloureux ; mais, en répondant, je gardai les moyens de vous confier toute ma pensée... si le moment venait où cette confidence fût nécessaire. Et à présent, écoutez moi tous les deux...

Elle lit.

« Monsieur Arthur, ceux qui vous ont dit que j’étais malheureuse se sont trompés !... ils ont cherché peut-être à exciter en ma faveur une générosité qui me touche, mais dont je ne peux ni ne veux profiter. La simple et modeste Lucile ne sera jamais la compagne du riche et brillant Arthur de Monval, ce serait lui faire payer trop cher le service qu’elle lui a rendu ; je refuse donc encore, et pour toujours l’offre de votre main ; ma consolation est dans l’idée que je n’ai pas été inutile à votre bonheur ! » Voilà ce que j’ai répondu, ma mère.

MADAME LEROUX.

Chère enfant !...

LUCILE.

Tout est fini ! je ne le reverrai plus ! Eh bien ! docteur ?

BERNARDI.

Vous êtes un ange !...

LUCILE.

Je ne suis qu’une pauvre fille, bien reconnaissante, et qui désirerait pou voir payer vos bienfaits...

BERNARDI.

Voulez-vous bien ne pas prononcer ce mot-là !...

LUCILE, s’adressant à sa mère.

Air : Je sais attacher des rubans.

Quand la misère et la douleur
Habitaient seul’s notre pauvre retraite,
Il nous donna l’aisance et le bonheur,
Je n’avais rien pour acquitter ma dette...
Mais Dieu, qui l’avait envoyé,
Permit alors, je le suppose,
Qu’il eût besoin de soins et d’amitié,
Afin que j’eusse à donner quelque chose.
Il a besoin de soins et d’amitié,
Pour que je donne quelque chose.

MADAME LEROUX.

C’est bien, ma Lucile, c’est bien ! Tu seras heureuse... tu l’as mérité.

BERNARDI.

Oui, madame Leroux, nous serons tous heureux !... et comme mes affaires me forcent à retourner promptement à Marseille, et que, dans ce monde, il ne faut jamais perdre un jour de bonheur... dans deux heures je vous emmènerai avec moi.

LUCILE.

Déjà ?... mais ma mère ?

BERNARDI.

Elle est en état de supporter la route ; faites vos petits préparatifs... je viendrai vous prendre.

MADAME LEROUX.

Qu’en dis-tu, Lucile ?

LUCILE.

Ma mère... je serai prête.

BERNARDI.

À merveille ! Mais quelle est donc cette voix que j’entends ?

LUCILE.

C’est celle de M. Pichon.

 

 

Scène II

 

LUCILE, MADAME LEROUX, BERNARDI, JULIE, PICHON

 

Pichon est costumé en paysan, veste, pantalon et gros souliers ; Julie est encore plus pimpante et plus parée qu’aux deux autres actes.

PICHON, à Julie en entrant.

Je vous répète, madame Pichon, que c’est une horreur une indignité de me tyranniser comme ça...

JULIE.

Je vous répète, monsieur Pichon, que vous avez beau crier, il n’en sera que ce que j’ai dit.

BERNARDI.

Eh bien ! eh bien ! qu’y a-t-il ?

MADAME LEROUX.

Encore une querelle ?

PICHON.

Et comment faire pour vivre en paix avec une femme qui me fait enrager du matin au soir ? dont les folles dépenses m’ont détérioré comme vous voyez ?

LUCILE.

Ah ! monsieur Pichon !

PICHON.

Ma foi ? la patience m’échappe à la fin. Tenez, je prends à témoin le docteur qui m’a vu ici il y a deux ans... regardez-moi bien, docteur... et dites si vous m’auriez reconnu ?

BERNARDI.

Je conviens qu’au premier coup d’œil...

PICHON.

C’est une abomination !... je vous demande ce que dirait M. Garat, s’il me voyait aujourd’hui ? ma tournure, mes cadenettes, mes bottes à revers, tout a disparu... et ça, parce qu’il y a deux ans j’ai fait la folie de mettre mes cadenettes et mes bottes à revers aux pieds d’une femme.

JULIE.

Ne dois-je pas une grande reconnaissance à un homme qui ne s’est marié que pour échapper à la réquisition, qui n’a pris une femme que pour ne pas porter un fusil !...

PICHON.

Porter un fusil ? qu’est-ce que c’est que ça, je vous le demande, comparé à tout ce que je porte depuis que vous avez accepté ma main... et mes quinze cents livres de rentes ?...

JULIE.

Que voulez-vous dire ?... expliquez-vous, s’il vous plaît...

PICHON.

Je veux dire que si j’avais deviné ce qui m’arrive, j’aurais mieux aimé faire la charge en douze temps avec un canon de trente-six...

BERNARDI.

Un peu de calme, monsieur Pichon... qu’avez-vous à reprocher à madame ?

PICHON.

Ce que j’ai à lui reprocher ?... mais examinez-moi donc, monsieur !... examinez-moi... tous mes avantages physiques sont anéantis sous ce costume de grossier villageois !... voilà pourtant où j’en suis réduit pour que ma femme porte des rubans, des dentelles et des tabliers de soie ; pour qu’elle fasse la belle à la danse et à la promenade, pendant que moi je vais au marché vendre mes fruits et mes légumes ! Ô Garat ! mon maître et mon modèle ! aurais-tu soupçonné cette métamorphose ?...

JULIE.

Vous êtes un nigaud.

PICHON.

Vous êtes une coquette !

JULIE.

Moi, coquette ?...

PICHON.

Air : Vaudeville du Ménage de Garçon.

Ell’ danse avec tous les garçons.

JULIE.

Pourquoi donc pas, puisqu’ils m’invitent ?

PICHON.

J’lui donnai les premières leçons,
Pour que les autres en profitent.

JULIE.

Essoufflé dès le premier pas,
Maint’nant vous perdez la cadence,
Vous ne faites plus d’entrechats ;
J’veux des danseurs qui n’me laiss’nt pas
Au milieu de la contredanse.

PICHON.

Des entrechats ? est-ce que j’en peux faire à présent avec mes souliers ferrés ? quand j’essaie, je me fais des noirs atroces, et si je vous montrais mes chevilles...

JULIE.

Mettez-y de l’eau-de-vie camphrée, et allez vous coucher.

LUCILE.

Julie, ma chère cousine...

BERNARDI.

Monsieur Pichon...

PICHON.

C’est qu’en vérité ça passe toute imagination ! il ne me reste plus qu’un plaisir, c’est de lire le journal. Eh bien ! croiriez-vous qu’elle ose encore me l’envier... elle dit que ça me fait perdre mon temps...

MADAME LEROUX.

N’a-t-elle pas un peu raison ?

PICHON.

Et si je ne lis pas le journal, comment connaîtrai-je la coupe des habits et la forme des cravates inventées par M. Garat ?...

MADAME LEROUX.

À quoi ça peut-il vous servir ?

PICHON.

Pas à grand’chose à présent, j’en conviens ; car, lorsque je me regarde au miroir, je me fais horreur, madame Leroux, je me fais horreur... mais c’est égal, en lisant les sublimes inventions du roi de la mode, je me dis :

Chantant.

« Voilà pourtant comme je serais !... » et ça m’est agréable !... Tenez, voyez plutôt, dans le journal de Paris, le nouveau costume qu’il vient de créer : Culotte jaune serin, habit vert-pomme...

Il donne le journal à Bernardi.

Dieu, que je serais joli comme ça !

BERNARDI, parcourant des yeux le journal.

Oui, oui, mais que vois-je ?... le général Bonaparte a débarqué à Fréjus, il a laissé une partie de l’armée en Égypte...

LUCILE, avec intérêt.

En Égypte ?... ah !... 

BERNARDI, parcourant le journal.

Un grand nombre d’officiers et de soldats reviennent en France plus malheureux que s’ils étaient morts au champ d’honneur : le soleil et les sables d’Égypte leur ont fait perdre la vue...

LUCILE, vivement.

Ils sont aveugles ?

BERNARDI.

Je le savais, les nouvelles de l’armée nous avaient appris déjà les ravages de cette cruelle maladie... beaucoup d’entre eux vont sans doute séjourner dans ce pays, et je tâcherai de leur être utile ; mais, hélas ! la guérison de ceux-là est impossible.

PICHON.

Qu’est-ce que j’entends ?... il va nous tomber ici une nuée d’aveugles ! mais c’est à déserter le département... je les ai en exécration, monsieur, je les ai en exécration... c’est un aveugle qui est cause que je me suis marié il y a deux ans.

JULIE.

Merci, monsieur Pichon.

PICHON.

Oh ! il n’y a pas de quoi.

BERNARDI.

Allons, allons, la paix, je vous en prie !...

MADAME LEROUX.

Le docteur a raison ; ce n’est pas bien de se quereller comme ça... Qu’est-ce qui vous amène ? me voulais-tu quelque chose, Julie ?...

JULIE.

Je venais vous voir, ma tante, et m’informer de votre santé...

PICHON, qui a repris le journal, à part.

Habit vert et culotte serin !... comme M. Garat doit chanter avec ça !...

MADAME LEROUX, à Julie.

Je vais mieux, mon enfant, beaucoup mieux... grâce au docteur...

JULIE.

Oui, nous lui devons votre guérison.

MADAME LEROUX.

Mais je lui devrai bien davantage...

JULIE.

Ah ! qu’est-ce donc ?...

MADAME LEROUX.

Le bonheur de ma fille.

JULIE.

Comment cela ?...

MADAME LEROUX.

C’est un secret que je viens d’apprendre...

BERNARDI, à Julie.

Et dont je vais vous faire part, monsieur et madame Pichon, si vous voulez bien m’accompagner... j’ai des courses à faire dans le village.

JULIE.

Volontiers, monsieur le docteur, volontiers !...

PICHON.

C’est cela... venez chez nous, docteur, vous nous expliquerez...

JULIE.

Par exemple... et ces deux sacs de farine de maïs que vous devez aller chercher au moulin ?

PICHON.

Ah ! c’est juste, de la farine de maïs ! Ô Garat !

JULIE.

Si je n’étais pas là, il oublierait les choses les plus importantes.

PICHON, à part.

Culotte serin, habit vert-pomme ! et au lieu de ça, aller au moulin ! c’est odieux !

BERNARDI.

Nous vous conduirons, monsieur Pichon, et je vous conterai tout en route. À bientôt, madame Leroux !... Chère Lucile, vous serez prête quand je reviendrai ?...

LUCILE, qui était restée pensive.

Oh ! oui, nous serons prêtes...

BERNARDI.

Dans deux heures au plus tard.

Air de l’Orpheline.

Si j’en crois mon cœur,
Voici le bonheur !...
Mais à fuir, ma chère,
Il est enclin ;
Nous devons faire
La moitié du chemin.

ENSEMBLE.

Si j’en crois non cœur, etc.

MADAME LEROUX, LUCILE.

Si j’en crois mon cœur
Voici le bonheur,
Et pour toujours, j’espère,
Il se présente enfin ;
Mais il faut faire
La moitié du chemin.

PICHON et JULIE.

Quel est ce bonheur
Que le docteur,
En ce moment, espère ?...
Nous le saurons enfin,
Il va, j’espère,
Tout nous dire en chemin.

Ils sortent avec le docteur.

 

 

Scène III

 

LUCILE, MADAME LEROUX

 

Mme Leroux, qui s’est levée pendant la scène deuxième, va ouvrir des tiroirs et s’occupe de différents objets.

MADAME LEROUX.

Allons, allons, nous n’avons pas de temps à perdre ; il faut que tout soit disposé à son retour.

LUCILE, rêveuse sur le devant, et à elle-même.

Quand il a parlé de ces pauvres soldats aveugles, pourquoi me suis-je sentie troublée ?... ah ! c’est que ça m’a rappelé le jour où Arthur, seul, sans guide, n’y voyant pas... il y a plus de deux ans de cela, et il me semble que c’était hier.

MADAME LEROUX, occupée de divers arrangements, et à elle-même.

Me voilà tranquille à présent... mon enfant ne restera pas sans appui sur la terre... Ce bon docteur !...

LUCILE, toujours à elle-même.

Pendant trois mois, Arthur... toujours là... il ne pouvait se passer de moi... comme il m’aimait alors !

MADAME LEROUX, se tournant vers Lucile et l’examinant.

Eh ! mais, comme elle est rêveuse...

LUCILE, à elle-même.

Puis quand il m’a rue, il ne m’a plus aimée...

Elle essuie une larme.

MADAME LEROUX, à part, et avec inquiétude.

Qu’est-ce donc ?...

LUCILE, à elle-même.

Oui ! il m’aurait épousée par générosité !... il n’avait plus d’amour.

MADAME LEROUX, qui l’a écoutée, en s’approchant d’elle.

Toujours la même idée !...

LUCILE, à elle-même.

Je ne le reverrai plus.

MADAME LEROUX.

Ma fille...

LUCILE.

Ah ! vous m’avez entendue ?... pardonnez-moi...

Elle se jette dans les bras de sa mère.

MADAME LEROUX.

Tu le regrettes encore ?...

LUCILE.

Je ne veux plus penser qu’à vous !

MADAME LEROUX.

Mais ces larmes ?...

LUCILE.

Pardonnez-les ! elles seront les dernières...

MADAME LEROUX.

Je serais si malheureuse, si tu souffrais !...

LUCILE, souriant.

Oh ! non, ma mère, non, je ne souffre pas.

MADAME LEROUX.

Bien, mon enfant ! mais ne reste pas ainsi rêveuse ! ça ne vaut rien... Occupons-nous des soins du départ, le temps nous presse ; tiens, range tout ici... moi, je vais me préparer à ce voyage ; je suis bien aise qu’il se fasse promptement... tu seras mieux ailleurs.

LUCILE.

Surtout ne vous fatiguez pas.

MADAME LEROUX.

Ne crains rien... Ah ça ! tu vas chasser toutes ces tristes idées ?...

LUCILE.

Oui, ma mère, et j’irai bientôt vous rejoindre...

MADAME LEROUX.

C’est ça, je t’attends !...

À part en sortant par une porte latérale.

Quand elle sera loin d’ici, j’espère qu’elle oubliera...

 

 

Scène IV

 

GUILLAUME, LUCILE

 

LUCILE, seule.

Ma mère a raison ! nous devons nous éloigner.

Air : d’Aristippe.

Elle a besoin de jours paisibles,
Ailleurs un sort heureux l’attend...
Des souvenirs doux et pénibles
Ici viennent à chaque instant,
Nous rappeler un inconstant !
Il faut partir, mais hélas ! il me semble
Qu’en abandonnant, aujourd’hui,
Cette maison, où nous vivions ensemble,
Je me sépare encor de lui.

GUILLAUME, ouvrant la porte du fond, et à lui-même.

Je ne me trompe pas... c’est bien ici...

Haut.

Mademoiselle !...

LUCILE.

Quelqu’un ?... Ah ! un soldat !

GUILLAUME.

Pardon, excuse, d’arriver ainsi sans me faire annoncer... comme si j’entrais encore dans une tente de Mamelucks !

LUCILE.

Que dites-vous, monsieur ?... est-ce que vous seriez un des soldats nouvellement arrivés d’Égypte ?

GUILLAUME.

Comme vous dites, ma chère demoiselle, et je vous réponds que j’aime mieux vous rencontrer qu’une momie.

LUCILE.

Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ?

GUILLAUME.

Je viens vous demander une heure ou deux d’hospitalité pour un de nos officiers à qui je sers de guide, car il est aveugle.

LUCILE.

Un officier aveugle ?...

GUILLAUME.

Hélas ! oui, mademoiselle ! et sans espoir de guérison... car c’est la seconde fois que cet accident-là lui arrive.

LUCILE, troublée.

La seconde fois ?...

GUILLAUME.

Oui, et ses regards trop faibles n’ont pu supporter le soleil brûlant de l’Égypte.

LUCILE.

Oh ! parlez, monsieur, si vous saviez ce que j’éprouve... je tremble de vous interroger.

GUILLAUME.

Faut pas trembler, mamzelle.

LUCILE.

La seconde fois ?... Je vous en prie, monsieur, le nom de ce malheureux ?...

GUILLAUME.

Son nom ?... M. Arthur...

LUCILE.

Arthur ?...

GUILLAUME.

Arthur de Monval !...

LUCILE, poussant un cri.

Ah ! c’est lui... lui !... mon Arthur !...

GUILLAUME.

Votre Arthur ?... vous êtes donc mamzelle Lucile ? Ah ! j’aurais dû vous reconnaître à votre bonté.

LUCILE.

Et vous êtes Guillaume, son ami, son frère de lait ?...

GUILLAUME.

Lui-même...

LUCILE.

Il vous a donc parlé de moi ?

GUILLAUME.

Il ne faisait que ça.

LUCILE.

Lui qui m’avait préféré...

GUILLAUME.

Oh ! ça s’était passé bien vite !... aux Pyramides, à Saint-Jean-d’Acre, près des Mamelucks et des crocodiles, il ne pensait qu’à vous ; il vous avait même écrit pour vous offrir... et vous l’avez repoussé.

LUCILE.

Il était heureux alors.

GUILLAUME.

Et à présent ?... peut-il venir ?... Il est là qui n’ose pas.

LUCILE, vivement.

S’il peut venir ?... quand il a besoin de secours ?... quand je lui suis nécessaire comme autrefois ?... Oh ! courez donc, monsieur, courez.

GUILLAUME.

J’y vais, mamzelle, j’y vais, et je l’amène...

Il lui prend les mains.

Ah ! vous êtes une brave fille !

Il sort.

LUCILE, seule un instant.

Je vais le revoir comme il y a deux ans !... Arthur !...

 

 

Scène V

 

MADAME LEROUX, LUCILE

 

MADAME LEROUX.

Me voilà prête, Lucile ; la voiture est à la porte, et le docteur arrive pour nous chercher

LUCILE, comme se réveillant.

Ah ! le docteur ?

MADAME LEROUX.

Mais que fais-tu donc là ? les préparatifs ?...

LUCILE.

Ma mère, il est ici !... il est de retour !

MADAME LEROUX.

Qui ?

LUCILE.

Lui, M. de Monval !... et aveugle, ma mère... aveugle !...

MADAME LEROUX.

Ah !... Eh bien ! il ira chercher des soins ailleurs, car, après sa conduite...

LUCILE.

Il est malheureux, ma mère ! et je ne puis oublier...

MADAME LEROUX.

Ce que tu ne peux oublier, ce sont tes devoirs, c’est la reconnaissance. 

LUCILE.

Vous n’avez donc pas compris, ma mère ?... il est malheureux !...

GUILLAUME, dans la coulisse.

Venez, monsieur Arthur, venez !

LUCILE.

Ah ! c’est lui !...

MADAME LEROUX.

Mais, mon enfant...

LUCILE.

Laissez-moi, ma mère, laissez-moi !...

Elle court au-devant d’Arthur, et se jette dans ses bras.

Arthur !

ARTHUR, amené par Guillaume et un bandeau sur les yeux.

Lucile !...

LUCILE.

Vous avez donc bien souffert ?

ARTHUR.

Tout est oublié !... Je te retrouve, le bonheur est revenu !

Bernardi entre.

 

 

Scène VI

 

GUILLAUME, ARTHUR, BERNARDI, LUCILE, MADAME LEROUX

 

LUCILE, reculant à l’approche du docteur.

Il est revenu trop tard !

GUILLAUME.

Qu’est-ce qu’elle dit donc là ?...

BERNARDI, qui est entré.

Oui, monsieur, il est trop tard.

ARTHUR.

Qu’entends-je ?

BERNARDI.

Le docteur Bernardi, à qui Lucile a promis d’être sa femme...

ARTHUR.

Votre femme ?... Lucile ?... Oh ! cela ne sera point, je ne le veux pas !... je ne le souffrirai pas.

BERNARDI.

Moins de colère !... et que M. de Monval se rappelle le passé !

Air de votre bonté généreuse.

Il fut un temps, en a-t-il souvenance ?
Où son amour, d’un cœur qu’il déchira
Faisait la joie, et comblait l’espérance ;
Cet amour, il le retira.
Quand la fortune l’abandonne,
Il juge mieux ce qu’il a dédaigné !...
Mais de quel droit prétend-il qu’on lui donne
Un bonheur qu’il n’a pas donné.

LUCILE.

Tout est fini ! 

BERNARDI.

Que vois-je, Lucile ? regretteriez-vous donc votre promesse ?

LUCILE.

Regardez, il a besoin qu’on l’aime à présent.

ARTHUR.

Chère Lucile !

BERNARDI.

Et si je consentais à vous rendre votre parole, si je renonçais au bonheur que j’avais espéré, vous donneriez encore votre vie à un pauvre aveugle ?

LUCILE.

Docteur !... je vous en prie !...

BERNARDI.

Eh bien ! cela ne doit pas être... cela ne sera pas !... Lucile, vos vertus méritent une autre récompense. !

LUCILE.

Oh ! mon Dieu !

BERNARDI.

Vous épouserez un homme qui vous donnera tout le bonheur dont vous êtes digne ; un homme qui pourra vous voir ; dont les regards enchantés pourront lire sur vos traits toute la noblesse de votre âme... et cet homme, c’est M. de Monval !...

Il a passé derrière Arthur, et a détaché le bandeau qui lui couvrait les yeux.

LUCILE.

Ô ciel !

BERNARDI, à Arthur.

Embrassez votre femme ! 

ARTHUR, à genoux devant Lucile.

Lucile !...

LUCILE.

Arthur !

BERNARDI.

Il n’était pas aveugle, et il feignait de l’être pour regagner votre cœur ; mais j’avais tout appris, et j’ai voulu vous venger en effrayant un peu M. de Monval.

LUCILE.

Ah ! docteur !

Ici on entend des rires dans la coulisse.

MADAME LEROUX.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

 

 

Scène VII

 

GUILLAUME, ARTHUR, LUCILE, BERNARDI, MADAME LEROUX, PICHON, ses vêtements sont couverts de farine, PAYSANS, PAYSANNES

 

PICHON.

Ce que c’est ?... Voyez, madame Leroux, voyez !

MADAME LEROUX.

Pichon ?... dans quel état !

PICHON.

C’est scandaleux !... Figurez-vous que j’étais au moulin, où ma femme m’avait forcé d’aller ; là, je réfléchissais à la culotte jaune-serin et à l’habit vert pomme de M. Garat... V’lan ! je tombe dans soixante quintaux de farine.

GUILLAUME.

Il ressemble à un merlan qu’on va jeter dans la poêle.

PICHON.

Et croiriez-vous qu’en me voyant, ma femme s’est mise à rire avec les autres ?...

Il aperçoit Arthur.

Ah ! vous voilà, intéressant aveugle ?... j’avais appris votre retour et votre rechute.

ARTHUR, souriant.

Oh ! monsieur Pichon...

PICHON.

Vous revenez justement pour la noce de la cousine Lucile ?...

ARTHUR.

Oui, je serai de la noce.

PICHON, à part.

Ah ! la loi du divorce !... quelle idée !... S’il pouvait redevenir amoureux de ma femme ?... dans trois jours, j’aurais une culotte jaune-serin et un habit vert-pomme comme M. Garat...

BERNARDI.

Je vous emmène tous à Marseille : c’est chez moi que la noce se fera...

À Lucile.

Je serai toujours votre ami ?

GUILLAUME.

Et le mien, honnête charlatan !... Vous pouvez vous flatter de n’avoir jamais fait un plus joli tour.

PICHON.

Dites donc, docteur, comme il regarde votre femme, l’intéressant aveugle !

BERNARDI.

C’est la sienne qu’il regarde... je viens encore de lui rendre la vue.

PICHON.

Bah ! vraiment ?

BERNARDI.

Mais, cette fois, ce n’était pas difficile.

PICHON.

Ah ! il faut convenir ça que voilà un singulier aveugle !... il l’est, il ne l’est plus, il l’est encore !... Que diable ? mon brave homme, il faudrait prendre un parti !... nous désirons savoir à quoi nous en tenir... Voulez-vous ou ne voulez-vous pas y voir clair ?

ARTHUR.

Cela se demande-t-il quand je vais vivre près d’elle ?

PICHON, à part.

Décidément, il n’est plus amoureux de ma femme je la garderai, et je n’aurai ni habit vert-pomme, ni culotte jaune-serin comme M. Garat.

CHŒUR.

Air : Honneur à la musique.

La plus heureuse chaîne
Enfin les unira ;
Le r’pentir le ramène,
L’amour le retiendra.

LUCILE, au public.

Air d’Yelva.

S’il se pouvait, messieurs, que de vous plaire
La pauvre laide eût trouvé le moyen,
De tous côtés, aux loges, au parterre,
Ouvrez les yeux et regardez-la bien !
Mais parmi vous, d’une main ennemie,
Si la critique agitait son flambeau,
Pour ne pas voir mes défauts, je vous prie,
À notre aveugle empruntez son bandeau.

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