La Généreuse allemande - Première journée (André MARESCHAL)

Tragédie-comédie mise en deux journées où, sous noms empruntés, et parmi d’agréables et diverses feintes, est représentée l’histoire de feu M. et Mme de Cirey.

1631.

 

Personnages

 

ARISTANDRE

CAMILLE

ADRASTE

ROSELINE

CLORIANDE

CORYLÉON

GYLAS

LE TURC

PAGE

MIRONTE

TROUPE DE CITOYENS

VACHLES, et sa Troupe

ÉCUYER

MENIPE

FELISMON

GEOLIER

MÉDECIN

EXEMPT, et ses Gardes

ÉLYSE

 

La scène est à Paris, dans la maison de Dorante.

 

 

ARGUMENT

 

LOUIS DU CHASTELET, quand il vivait fut Baron de Cirey, et pour dire tout en un mot, un des plus généreux Seigneurs, de tous ceux que la naissance et la gloire ont élevé et nourri sous cet honorable Nom. La plus vieille et longue mémoire témoignera que cette illustre Maison, pour être tirée de Princes et de ces Esprits puissants qui ne reconnaissent la terre que par où ils y commandent, n’a donné aux siècles passés, et au nôtre encore aujourd’hui, que de grands Personnages et de ces héros, que la flatteuse Antiquité aurait mieux appelés des Demi-Dieux. Il n’est pas de mon dessein ni de mon pouvoir en cet endroit, de rapporter les généreuses actions de celui-ci, ni ce qu’il fit aux guerres de Pologne et de Hongrie, la faveur qu’il eut auprès de l’Archiduc Maximilian, de ce temps-là Roi de Pologne, et de son frère l’Empereur Rodolphe, dont le premier le retint de sa Cour, autant pour l’admirer comme pour s’en servir, et l’éleva aux premiers et plus honorables degrés de l’ambition. La longue suite de périls et de travaux qui ont rendu encore sa gloire plus grande, demande un ordre moins contraint, et plus d’espace que ma plume n’en peut prendre ici, pour se jeter dans une course si haute et si belle. Mille actions où la gentillesse Française s’est jouée avecque la valeur, ont fait de sa vie une Histoire aussi diverse comme glorieuse, qui n’attend que les Livres et ce qu’il me faut de loisir pour les composer ; et j’ose dire qu’elle est telle, qu’on la ferait passer pour une de ces Fables agréables, qui furent le jouet des Curieux et l’ouvrage des Sages, et que sur ma parole notre siècle aurait bien peine d’approuver, s’il ne la prouvait et lui-même n’en était témoin. C’est assez que je die pour ce coup, que j’ai voulu couvrir toutes ses qualités et ses perfections sous le nom d’Aristandre, et dessous celui de Camille les vertus incomparables d’URSULE RUDES DE COLLEMBERG, sa femme, et l’honneur de toutes les autres. C’est elle qui a fait connaître à la postérité jusqu’où se peut porter l’esprit et le courage d’un sexe si faible ; qui pour être sortie d’une des premières Maisons de la Franconie, avecque cette grâce et sa beauté qui la rendaient recommandable aux yeux de toute l’Allemagne, fut autrefois tout l’ornement de la Cour de Rodolphe, et depuis par de plus fortes vertus, et par les effets généreux de son courage se fit reconnaître l’Amazone de l’Europe. La France qui semble être le berceau d’Amour, et le lieu où les Dames sont en leur plus vive force comme en leur plus grand éclat, ayant admiré en Camille des perfections, qui allaient autant au-delà de toute créance possible que des vertus ordinaires de son sexe et de sa Nation, ravit à l’Allemagne ce fruit étranger par les mains d’Aristandre. Ce Seigneur l’avait vue à Prague, chez son Oncle Mironte, homme d’autorité, puissant d’amis et de moyens, et sans parler de ses plus basses dignités, premier Conseiller de l’Empire. Aristandre après la vue en est amoureux, il la recherche, elle lui est promise. Mais comme il était pour faire hâter les apprêts de son mariage, Adraste son intime Ami et frère d’armes arrive en ce lieu, pour y lever quelques Troupes de gens de pied qu’il devait mener en Hongrie. Ce Colonel Polonais vient voir son Ami, et étonné de la résolution qu’il avait de se lier d’un nœud quelquefois aussi difficile à dénouer comme impossible à rompre, et toutefois insupportable à un homme comme lui, qu’il connaissait d’amoureuse complexion, autant facile comme changeant en amour, avecque peine le tire de Prague, pour lui faire voir encore une fois avant que de se marier, leur Maître commun Maximilian. Pour aller en Hongrie, ils tirent premier en Pologne, où les soldats d’Adraste avaient leur rendez-vous ; et pour aller en Pologne ils passent par le Duché de Silésie, et vont trouver le Duc qui se tenait pour lors dedans la Ville d’Aule. Là Aristandre est très bien reçu du Prince Coryléon, qui l’avait connu en Hongrie, et encore mieux de sa femme la Duchesse Roseline, qui l’aima jusques à ce point qu’il pouvait tirer d’elle tout ce qu’il en eût voulu. C’était peu toutefois, si l’amour ne se fût pas glisser plus avant. Coryléon avait une Sœur appelée Cloriande, belle et parfaite autant qu’elle la pouvait être pour ne céder en beauté à nulle autre qu’à Roseline, et sur laquelle pourtant elle l’emportait d’esprit et de subtilité, perfections qui lui faisaient un avantage glorieux sur toutes les Princesses de son siècle, et que la jalousie pour ce coup tourna à la malice. Roseline qui ne lui cachait rien, et qui pour l’avoir obligée par mille services vivait avec elle dans une assurée confidence, l’avait même employée en ses amours, qui jusques-là avaient bien réussi. Mais enfin Cloriande, par la communication trop familière qu’elle avait eue avec Aristandre, se sentant touchée pour lui du même mal qui possédait sa Belle-sœur, et n’en pouvant tirer la satisfaction qu’elle croyait que Roseline en recevait, pratique sa perte auprès de Coryléon. Elle prit son temps avecque mesure, et lorsque Aristandre était déjà parti de la Cour de Silésie, en intention de rejoindre Adraste, qu’il avait envoyé devant, et qui le devait attendre en Pologne. Le Prince averti par sa sœur, des plus secrètes actions qui s’étaient passées entre sa Femme et Aristandre, après avoir déchiré l’un et l’autre d’injures et de menaces, et jeté tout son fiel et sa furie contre Roseline, ne lui fait pourtant aucun mal, que de l’envoyer seule en une Maison forte, assez près de la Ville. Ce fut à la prière et par l’avis de Cloriande, qui ne voulut pas tant sa perte, comme l’empêcher de voir Aristandre à son retour, auprès duquel elle espérait de prendre cette même place que sa Sœur avait acquise. Pendant l’absence d’Aristandre elle est importunée des poursuites amoureuses d’un jeune Seigneur de Silésie, appelé Vachles, qui pour cet amour même qu’il lui portait trop audacieusement, avait été contraint de quitter son pays natal, afin d’échapper aux menaces de Coryléon, qui lui avait défendu absolument de porter ses yeux si haut. Ce malheureux Amant, disgracié de sa Maîtresse, et encore plus de son Prince, s’était jeté en la protection, et au service du Duc de Brunswick, auprès duquel il sut si bien ménager ses affaires, qu’il l’envoya depuis Ambassadeur en Silésie, où il eut encore moyen de continuer ses amours sous cette qualité qui le couvrait. Aristandre retourné dans la Ville d’Aule, et trouvant le tout changé contre l’ordre de ses espérances, trouve encore lors qu’il y pensait le moins, matière d’un combat contre l’Ambassadeur. Celui-ci prévenant par une lâcheté honteuse le généreux dessein de notre Français, l’attaque la nuit à main forte, à l’heure qu’il se retirait en son logis après le Bal, avecque tant de honte, et si peu de courage, qu’au lieu de l’assassiner comme il le prétendait, il demeura lui-même mort sur les carreaux, et cinq ou six des siens ou tués ou blessés. Toute la Ville est en tumulte ; Aristandre se fortifie en son logis, où sans doute sa résistance, et son courage qui le portait à tenir contre tant d’Ennemis, l’eussent fait perdre, s’il ne lui fût arrivé un secours comme divin, et d’où jamais il ne l’eût attendu. Ce fut Camille qui le tira de ce péril, travestie en homme pour le chercher, sur tant de mauvais songes qu’elle avait faits depuis son départ, qui ne lui prédisaient pas moins que sa ruine. Elle était arrivée ce jour même dedans Aule, où elle avait appris tout ce qui s’y était passé touchant les amours d’Aristandre, qu’elle vit même à ce Bal qui se tint la nuit, avecque tout loisir ou plutôt mille impatiences de considérer tant de pas et tant d’actions étudiées, où son perfide se porta afin de plaire à Cloriande, et qui furent le sujet de sa querelle avec l’Ambassadeur. Camille doncque revenant du Bal, entend le bruit que le peuple faisait autour du logis d’Aristandre : elle le voit combattre, le reconnaît ; et lorsqu’il était pressé de ses Ennemis, en sorte qu’il ne pouvait plus que mourir ou se rendre, malgré tout le dépit qu’elle avait contre lui, et qui lui avait fait jusqu’ici désirer sa perte, elle l’assiste néanmoins, fait cesser le combat, et va prendre parole de Coryléon, sur la foi duquel Aristandre se rend au Château qu’il reçoit pour prison. Cloriande fâchée et réjouie tout ensemble d’un si tragique succès, ne songe qu’à délivrer Aristandre, en justifiant l’innocence de sa Belle-sœur ; car combien qu’elle ne lui voulût pas de bien, elle jugea qu’elle ne pouvait sortir l’un, que par la décharge de l’autre. Comme pour l’intérêt de son amour elle n’avait pas feint de perdre Roseline, pour le même intérêt, elle ne feignit point de la défendre ; et sa subtilité renversant par d’autres raisons tout ce qu’elle avait fait contre elle, ne se fit pas connaître moins puissante à la sauver. Mais comme elle y avait disposé l’esprit de Coryléon, tout le malheur s’augmente par un accident étrange, qui fait que Roseline après n’avoir su mourir de la main de son Mari, à qui le poignard manqua non pas le courage, est par lui condamnée à vivre ou plutôt à mourir dedans une prison perpétuelle, et Aristandre d’une prison honorable réduit dedans un cachot, les fers aux pieds, sans espérance d’en sortir jamais que par le chemin de la mort. Camille voyant tout ceci, ne feint point de se déclarer ouvertement pour Aristandre, suivant cette coutume d’Allemagne, où l’on ne rompt que peu ou point la foi de mariage, et ces promesses que l’on donne pour assurance entre les Parties. Elle va trouver l’Empereur, se jette à ses genoux, et fait tant qu’il donne à ses larmes Aristandre. On doute si ce fut plus à ses pleurs, qu’à l’autorité de Mironte, ou au mérite même d’Aristandre que Rodolphe se laissa persuader ; mais il est vrai qu’elle en eut la plus grande peine, et n’avança rien pourtant de ce côté-là. Ces défenses qu’elle emporta, se trouvant inutiles et trop faibles contre l’excès de la violence de Coryléon, et sur d’autres encore qui n’eurent pas un meilleur effet, elle se résout enfin à tout perdre, et de délivrer Aristandre par la force, ne l’ayant pu par les vois plus douces. Ses inventions à cela, son déguisement en Maçon et en valet, pour voir son Aristandre à la faveur du Geôlier, qui s’était laisser gagné par pitié ; et les moyens qu’elle prend pour venir à bout d’une entreprise si haute et si difficile, me semblent trop longs et divers, pour les pouvoir déduire tous ici. Son intelligence avecque le Colonel Adraste, qui lui prête secours de trois mille hommes ; la généreuse, fidèle, et sage folie de Ménipe, tant à reconnaître les forces et les défauts de la Ville, qu’en la conduite de tout le dessein ; les stratagèmes, la jalousie, et le désespoir de Cloriande ; la prise de la Ville d’Aule, par l’ordre et le courage d’une Fille de seize ans ; le TRIOMPHE D’AMOUR en la réunion de ces Esprits, que l’amour l’innocence la colère la jalousie ou le désespoir avaient comme perdus ; la liberté de Roseline, qui la rend après à son Mari qui la lui avait ôtée ; les soudaines amours d’Adraste, qui trouvent leur fin dedans leur commencement, je veux dire qui se terminent presque dès le point de leur naissance par son mariage avecque la Princesse Cloriande ; celui d’Aristandre avecque Camille, qui goûte d’autant plus délicieusement cette félicité, qu’elle ne s’en croit redevable qu’au Ciel et à sa propre vertu ; et enfin tous ces grands miracles de sa généreuse affection, perdraient à mon avis en ce lieu quelque chose de leur grâce, et de l’ornement que je crois avoir donné dans mes Vers, si je voulais les raccourcir jusqu’à ce point que de les mettre dans deux lignes. J’aime bien mieux vous laisser sur la curiosité de les voir en leur place, que de les expliquer hors de saison. Ce n’est que sur les Fables qu’il faut donner ces grands éclaircissements, non pas sur une Histoire véritable comme est celle-ci, et qui a des témoins vivants encore pour me démentir, si je prêtais à la vérité autre chose qu’une couverture honnête, et une couleur agréable aux plus beaux traits,

Qui leur donne beaucoup, et ne leur ôte rien.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ARISTANDRE

 

Quelle félicité flatte mon espérance !

Doux serments, beaux liens, agréable assurance,

De quelles voluptés venez-vous me parler ?

Ma passion me dit qu’on remarque voler

D’une aile de plaisir Amour sur mon visage :

Mes désirs en mon cœur ne font plus de nuage,

Et ce contentement qui dans mes yeux est peint

Donne l’âme à mes sens, la couleur à mon teint ;

Un jour de ce plaisir en ces transports extrêmes

Rend mon sort plus heureux que celui des Dieux mêmes ;

Donne, Amour ! (Et ce point achève mon destin)

À l’Aube de ce jour une pareille fin ;

Si je le passe entier, je n’en veux jamais d’autre,

Dieux, j’ai mon Paradis, je vous laisse le vôtre.

Et que voudrais-je plus ? Ayant mos sous mes lois

Une Beauté qui dût en donner à des Rois,

Une, pour qui le Ciel fait l’amour à la Terre,

Pour qui les Éléments s’accordent en leur guerre,

Que la Nature admire, et n’ose en cet effet

Douteuse en la voyant croire ce qu’elle a fait ;

La Beauté la plus grande et la plus renommée

Auprès d’un feu si beau ne serait que fumée,

Ne serait, (je le dis hors de mes passions)

Que pour servir de lustre à ses perfections :

La vaine Antiquité qu’a-t-elle dans la fable

D’orgueilleux ou de beau qui lui soit comparable ?

Amour rit en sa bouche, et combat dans ses yeux ;

Diane sur son front plus poli que les Cieux,

Comme en un champ de neige, entre les lys se joue ;

Et de honte et d’amour rougit dessus sa joue,

Lorsqu’au lieu d’un Soleil, qu’on ne saurait toucher,

Elle en baise ici deux qu’on ne lui peut cacher ;

Junon lui céderait, quand superbe elle éclate

Dedans sa majesté d’un orgueil qui nous flatte ;

Vénus ne feindrait point, aux yeux mêmes de Mars,

D’étudier ses traits, sa mine, et ses regards ;

Et parmi tant d’appas ce grand Dieu de la Thrace

Verrait en sa Valeur une quatrième Grâce ;

L’honneur avecque lui tient son cœur balancé

D’un mouvement égal de tous deux élancé :

Bref, sans intéresser ni la foi, ni la fable,

Tant de Divinités font un corps adorable :

Tous ces Dieux de l’erreur, sous l’âge ensevelis,

Camille les fait vivre, et les a recueillis

Quelques-uns dans son cœur, d’autres en son visage,

Où les perfections sont toutes en usage ;

Oui, Nature la fit divine en qualité,

Afin qu’on put sans crime adorer sa beauté.

Doncque, si tu ne veux qu’un chacun te décrie,

Pardonne, ô Ciel jaloux ! à mon idolâtrie :

Veuille le Ciel, ou non, favorable, ou mutin,

Je t’adore, Camille ; et voilà mon destin.

Adorer un objet de grâce singulière,

Une Divinité visible, et familière ?

Beau péché ! Puisqu’on voit la Terre en ce dessein

Pour elle se tirer l’or et l’argent du sein,

La Mer, les diamants, et les perles, et l’ambre,

L’air nourrir les Zéphyrs, et le musc en sa chambre,

Et Flore sous ses pieds tapisser un chemin

D’anémones, de lys, de roses, de jasmin.

Le Soleil pour la voir seulement luit au Monde ;

Lorsqu’elle se retire, il se plonge dans l’onde,

Non pas (comme on le croit) afin de se coucher,

Mais c’est que de regrets et il va se cacher ;

L’Aurore en l’admirant tombe en gouttes menues,

L’air enflammé d’amour ouvre et chasse les nues ;

Tant d’étoiles qu’on voit briller dedans les Cieux,

On les croit des flambeaux, ce ne sont que des yeux ;

Les Sangliers et les Ours, qu’elle suit et terrasse,

S’arrêtent en fuyant pour admirer sa grâce,

Et prévenant le coup de son fer inhumain

D’une langueur d’amour lui tombent sous la main ;

Devant elle les Cerfs ne courent pas pour vivre,

C’est pour lui présenter le plaisir de les suivre ;

Tous ces pleurs aux abois qui les viennent saisir

Sont des larmes de joie, ils meurent de plaisir.

Rien ne meurt, ou ne vit, qu’à dessein de lui plaire,

Tout rit à ses souhaits ; la fortune contraire,

(Bien loin de l’attaquer) tremble en la regardant ;

Le sort de qui l’offense à son fer est pendant ;

Ces Démons de la Cour, la trahison, l’envie,

N’ont autre mouvement que de plaire à sa vie :

Tout adore un Soleil, qui ne luit que pour moi,

Enfin tout obéit à qui je fais la loi.

N’est-ce pas trop ? Amour ! L’oserais-je prétendre ?

Tirer d’un feu si vif une si vive cendre,

Joindre Camille et moi par un si doux lien

N’est-ce pas pour te rendre envieux de mon bien.

Amour ! Roi des Esprits, favorable Génie,

Qui ne fais que d’appas ta douce tyrannie,

Dieu des cœurs, d’union, de plaisir, et d’accord,

Plus fort que la raison, plus puissant que la mort,

De qui le philtre est doux et sa douceur enivre,

Les peines sont plaisirs, et mourir n’est que vivre ;

Achève donc, Amour, poursuis, hâte le temps

Où repose l’espoir du bien que je prétends,

Ne laisse plus languir mon âme en cette attente ;

Soleil, heures, moments, que votre course est lente !

Pressez-vous, avancez, faites venir ce jour

Qui nous doit faire voir LE TRIOMPHE D’AMOUR :          

Si pour vous émouvoir ma voix est inutile,

Apprenez, (et c’est trop) le désir de Camile,

Camille, qui peut rompre ordre, soir, et matin,

Et de sa volonté faire un second Destin.

Mais non, ne le fait pas, règle ma défiance,

Excuse leur paresse, et mon impatience ;

Chère Âme, c’est en vain que je voudrais presser

Ou l’Amour, ou le Temps, on ne peut les forcer.

Ici Adraste sort.

Ma passion n’est plus de celles qui se plaignent ;

Seul j’adore l’Amour, les malheureux le craignent,

On le décrie à faux, dans son intégrité

Se trouve le vrai point de la félicité ;

Je veux, pour son honneur, présenter à l’envie

En leur état présent ma fortune et ma vie,

Combattre en sa faveur la malice du temps,

Montrer que ses bienfaits et mes vœux sont constants.

 

 

Scène II

 

ADRASTE, ARISTANDRE

 

ADRASTE, tout étonné, et se tenant caché pour l’écouter.

Aristandre ! Est-ce lui qui parle ? Est-il à croire

Qu’un esprit d’inconstance aille à cette victoire ?

Écoutons-le mentir sans témoins à part soi.

ARISTANDRE.

Oui, montrons qu’il n’est rien plus ferme que ma foi.

ADRASTE, parlant bas.

La bouche dit cela, sans que le cœur y songe.

ARISTANDRE.

Soutenons contre tous.

ADRASTE.

La gloire d’un mensonge.

ARISTANDRE.

Qu’amour d’un peu de mal couvre mille plaisirs,

Que le vrai bien.

ADRASTE, se montrant à lui.

Dépend d’en perdre les désirs,

Qu’outre moi, vous prenez la raison à partie.

ARISTANDRE.

Et c’est toi ! Cher Ami, pour toute répartie

Avance, embrassons-nous, et me dis où tu viens.

ADRASTE.

Pleurer un cœur perdu dans de honteux liens :

Non, mais vous quereller sur tant de menterie.

ARISTANDRE.

Moqueur, et que dis-tu ?

ADRASTE.

Que la galanterie

Dans ces mensonges vains ?

ARISTANDRE.

Arrête, brisons-là,

Épargne ton Ami, n’achève point cela ;

Si de cette parole à demi proférée

Mes esprits sont troublés, mon âme est altérée,

Que crois-tu l’achevant me donner que la mort ?

ADRASTE.

Vraiment vous remettez à bien peu votre sort !

Aristandre, qui fut le Démon des alarmes,

De qui tout le Danube a redouté les armes,

S’est-il fait voir au Turc, comme un Mars endurci,

Pour rendre lâchement l’âme et le cœur ici ?

L’Allemagne en repos, que Prague vous arrête ?

Quelle honte ! En ce temps que la guerre s’apprête

Où Maximilian votre Maître, mon Roi,

Dans les feux et le sang vous a vu sans effroi ?

Que diront les Hongrois ? surtout notre Pologne ?

Que vous manquez aux coups, que la peur vous éloigne ;

Changez, mieux avisé, ces desseins en meilleurs ;

Ce cœur n’est plus à vous, vous le devez ailleurs.

ARISTANDRE.

Hélas ! Que tu dis vrai ! Mais j’entends d’une sorte ?

ADRASTE.

Qui blesse vos vertus, les perd et les emporte.

ARISTANDRE.

Et quoi ? Que me peut-on de lâche reprocher ?

ADRASTE.

Que l’honneur des combats ne vous est plus si cher,

Que vous laisser passer la saison de la guerre,

Qu’étant né pour les Cieux, vous n’aimez que la terre ;

Que de languir, (et fût-ce au sein d’une Junon)

C’est trahir votre gloire, offenser votre nom ;

Cependant qu’autre part l’occasion est belle,

Que toute la Hongrie en armes vous appelle,

Que l’Europe remue, et s’apprête aux efforts

Qui raviront au Turc le Danube et ses bords,

Que la fière Pologne, et la forte Allemagne

Ont mis tous leurs Héros, et leur force en campagne

Où plein d’ardeur je vais, suivi de mes guerriers,

Rendre mon Roi jaloux de mes propres lauriers :

Sans vous le puis-je faire ? Est-ce ainsi que l’on m’aime ?

Vous laisser, et partir, c’est marcher sans moi-même :

Frères d’armes toujours aux coups plus hasardeux,

L’honneur et le péril communs entre nous deux,

Quoi ? Ne devons-nous pas vivre et mourir ensemble ?

ARISTANDRE.

Tu me presses, Adraste, un peu trop, ce me semble.

ADRASTE.

Que me devez-vous moins, à vous, à notre Roi ?

ARISTANDRE.

De Roi je n’ai qu’Amour ; de devoir que sa loi.

ADRASTE.

Que cette passion vous ait fait dans ses charmes

Oublier votre Roi, vos devoirs, et vos armes ?

Qu’elle passe au-dessus de toute ambition ?

Qu’appelle-t-on cela ? Folie, ou passion ?

ARISTANDRE.

Tous les deux si tu veux ; mais crois que ma folie

Du moins est celle-là dont le Sage se lie,

Qu’en naissant la Nature en nous laisse couver

Comme un instinct, qui doit par nous la conserver ;

S’il faut faire une erreur, pour montrer qu’on est homme ?

ADRASTE.

La plus belle sera celle qui vous consomme ?

Sans doute vous mettrez cette aventure au rang

De celles qu’on achète aux dépens de son sang.

ARISTANDRE.

Encore bien plus haut, si tu le sais comprendre ;

Puisque je le voulais à cela tout répandre,

Que pour gagner ce bien que mon espoir attend

J’exposerais cent cœurs, si j’en avais autant,

Je tendrais pour victime et ces bras, et ma vie.

ADRASTE.

Encore d’où vous vient une si belle envie ?

ARISTANDRE.

D’un lieu, comme le Ciel, où l’on va par des vœux.

ADRASTE.

Mais plutôt d’un Enfer, où l’âme est dans les feux.

ARISTANDRE.

Et ces feux ne sont rien qu’un fleuve de délices.

ADRASTE.

Oui, si l’on veut nommer voluptés, les supplices.

ARISTANDRE.

Agréables tourments, de plaisirs couronnés !

ADRASTE.

Frénétique fureur de vœux désordonnés !

ARISTANDRE.

Mais, lorsqu’un vœu nous lie, honnête et légitime ?

ADRASTE.

Ah ! C’est lors qu’on devient d’esclave une victime.

ARISTANDRE.

Profane, arrête là, ne me contredis plus,

Aussi bien tes discours sont pour moi superflus ;

Ne m’es-tu donc ami, que pour me faire peine ?

Penses-tu m’obliger de me mettre à la gêne ?

As-tu doncque juré de me persécuter ?

Or sus, n’en parlons plus, je te veux contenter ;

Je donne à l’amitié ta vaine répartie ;

Je veux voir ton erreur en flamme convertie,

Flamme qui te punisse, et la puisse changer ;

C’est par là seulement que je veux me venger ;

Lorsque tu la verras, cette Âme de ma vie,

Qui tient dessous sa loi ma raison asservie,

La merveille du Monde, et l’Astre d’ici-bas,

Qui fait vivre et mourir les cœurs en ses appas,

Qui montre avec éclat peintes en une image

La grâce, et la valeur, sous un même visage ;

Ses regards te feront haïr la liberté,

Adorer mon supplice et ma captivité,

Dire mes maux heureux, heureuse la journée

Qui doit joindre à ses feux ceux de notre Hyménée,

Condamner tes raisons, et les croire un forfait,

Un outrage insolent qu’aujourd’hui tu m’as fait,

Lui demander pardon de bouche et de pensée,

Barbare de l’avoir en mon nom offensée,

Prosterné de respect, combattu de langueur,

Ravi la regarder moins des yeux que du cœur.

Douce punition ! Amoureuse vengeance !

Punir d’un bien le mal, de plaisir une offense,

Appelles-tu cela t’aimer, ou te haïr ?

ADRASTE.

Je l’appelle faveur, mais qui doit me trahir ;

Que votre esprit est fort ! Il enflamme la glace ;

Les mauvaises raisons y trouvent de la grâce ;

Vous ouïr et se rendre, et la voir et l’aimer,

Sont effets d’un moment : Dieux ! Je me sens charmer,

Je l’aime en vos propos, même devant la vue,

Ixion je deviens amoureux d’une nue,

Le seul air de vos feux me rend tout enflammé.

ARISTANDRE.

Que fera la présence, et l’objet animé ?

ADRASTE.

Rien pourtant, cher Ami, que l’amitié ne souffre.

ARISTANDRE.

Tel on croit obliger, qu’on jette dans un gouffre ;

Sache, s’il t’en prend mal, que c’est pour châtiment ?

ADRASTE.

De vous avoir voulu divertir un moment,

D’être exprès venu voir, où l’amitié m’amène,

Un, qui n’en reconnaît le dessein ni la peine,

Un frère que j’honore, et que j’ai désiré

De voir dans les honneurs chez son Roi retiré ;

Est-ce là le sujet d’attenter à ma vie ?

ARISTANDRE.

La mienne punirait qui te l’aurait ravie :

Non, le dessein n’est pas du tout si périlleux,

Ma Belle adoucira ce courage orgueilleux ;

Ses traits qui font le coup, ont aussi leur dictame,

Comme ils savent l’ôter, ils savent rendre l’âme.

Allons doncque trouver un ennemi si doux,

Et si fort, qu’il n’est rien qui résiste à ses coups,

Parmi tant de Beautés dont cette cour est pleine,

Une, qui se fait voir la Diane, la Reine,

Un Soleil en sa force et dans son plein Midi ;

Viens, tes yeux t’en diront bien plus que je n’en dis :

Je leur veux faire voir un Ange sur la Terre,

Un Astre dans le jour, un éclair sans tonnerre,

Sans nuages un Ciel, un feu sans consumer,

Une Aurore sans pleurs, sans orage une Mer.

ADRASTE.

Dites donc une rose encore sans épine.

ARISTANDRE.

Songe aux plus beaux objets, et telle l’imagine ;

Tu la verras, suis-moi ton Mercure en ce lieu.

ADRASTE, s’en allant.

Mortel puis-je faillir suivant les pas d’un Dieu ?

 

 

Scène III

 

CAMILLE, attendant Aristandre à l’heure donnée

 

Quel sujet importun me dérobe ta vue ?

J’en querelle déjà les Zéphyrs et la nue,

Et comme s’ils devaient me répondre de toi,

Je leur montre ta faute, et leur conte ma foi :

C’est en vain que j’appelle en ces lieux Aristandre,

Nul objet ne répond, et tous semblent m’entendre ;

Il est bien vrai que l’air battu de mes soupirs,

Si je me plains de toi, s’en plaint même aux Zéphyrs ;

Ce grand Œil, qui voit tout au Monde qu’il éclaire,

Rend pour te découvrir sa lumière plus claire ;

Mais je le vois rougir, et confesser ce point

Qu’un chacun le peut voir, et qu’il ne te voit point ;

Et pour me consoler au mépris de sa flamme,

Tu le cherches, lui dis-je, et je l’ai dans mon âme ;

J’ois l’Écho qui s’en rit, et te blâme pourtant

Ou d’être paresseux, ou bien d’être inconstant ;

Mais combien qu’après moi son langage t’accuse,

Je ne le puis souffrir, je dis qu’elle s’abuse,

Qu’un Dieu seul te retient, que dans l’or des maisons

Les plus beaux lieux sans moi te seraient des prisons :

C’est ainsi que je flatte et nourris ma créance ;

Toutefois elle cède à mon impatience,

Qui compte sans te voir les jours et les moments

Pour des siècles entiers de peine et de tourments ;

Qui tenant dans tes yeux mon amoureuse envie

Fait de l’un de tes jours tout mon sort et ma vie,

Dont un seul, à mon gré, porte plus et vaut mieux

Que les ans du Soleil, et tout l’âge des Cieux ;

Et cependant l’Ingrat qui connaît sa puissance

Veut éprouver la mienne à souffrir son absence ;

Arme-toi, mon esprit, pour venger ma langueur,

Prépare à son retour une feinte rigueur,

Soulage mon amour, et punis sa paresse.

Que dis-je ? Une parole, ou la moindre caresse,

Une œillade, un souris, lorsqu’il retournera,

Fera honte à ma plainte et la condamnera ;

Sitôt que je le vois, je trouve dans sa grâce

Je ne sais quoi de fier qui rabat mon audace,

Je ne sais quoi de doux qui me charme les sens ;

Et mes yeux qui partout se rendent si puissants,

Ce cœur impérieux qui nourrit tant de gloire,

Sans force et sans combat lui cèdent la victoire ;

Si mon esprit médite un discours rigoureux,

Ma bouche n’a pour lui que des mots amoureux,

Et découvrant le vrai dans l’oubli de ma feinte

Je lui parle d’amour au plus fort de ma plainte,

Ma colère sans plus lui fait des compliments,

Mon orgueil un respect de tous mes sentiments ;

Il faut qu’à ses regards tous mes sens obéissent,

Et mes propres appas révoltés me trahissent ;

Mon visage rougit, mon esprit se confond,

Mon cœur s’évanouit aux efforts qu’ils me font,

Et ma bouche, qu’il tient sous la sienne pressée,

Punit d’un long baiser ma jalouse pensée ;

Je purge mon esprit dans ces feux innocents,

Et je perds la colère où j’ai perdu les sens.

Mais tandis que mon cœur parle à ma fantaisie

Des secrets mouvements dont mon âme est saisie,

L’heure passe, Amour seul me visite en ce lieu,

Où sans lui je ne puis me plaire avec un Dieu,

Où je donne à regret tous mes pas à mon ombre ;

Il me faut retirer dans ce bocage sombre ;

Là fuyant la rigueur d’un Soleil dangereux,

J’attendrai d’un plus doux les rayons amoureux.

Beau Parc, honneur des bois, fidèle secrétaire

À qui mon cœur ouvert ne put jamais rien taire,

Qui sais de mes pensers autant que mon esprit,

Où se lit tout mon bien, et ma peine s’écrit ;

Qui sèches, et reprends à tous coups ta verdure,

Pour exprimer ma joie ou les maux que j’endure,

Et sembles pour complaire à tous mes mouvements

Rire de mes plaisirs, pleurer de mes tourments ;

Toi, grand Chêne, que l’âge a rendu vénérable,

Que Diane aimerait même hors de la fable,

Et parmi la fraîcheur de ce lieu si charmant

Viendrait se consumer aux yeux de mon Amant,

Lorsque l’environnant de tes feuilles sans nombre

Tu fais gloire d’avoir un Soleil sous ton ombre ;

Que ne t’a le Démon qui préside à ce bois

Permis en ma faveur l’usage de la voix !

Ô, bel Arbre, tu peux mériter ce miracle ;         

Et moi d’apprendre aussi de ton divin Oracle

Le sujet ou le lieu qui retient hors d’ici

Celui ? Mais qu’aisément je flatte mon souci !

À des vœux superflus ma passion m’engage ;

Les vieux troncs de Dodone ont perdu tout langage,

Leurs Oracles, comme eux, sont du temps abattus,

Leur nom gît dans la cendre avecque leurs vertus ;

Ceux-ci n’ont que la foi de l’ombre et du silence ;

Et c’est où mon amour endort sa violence ;

Ici règne la paix, le repos, et la nuit,

Ici le jour se trouve aussi peu que le bruit,

Ici, mon paresseux, il faut que je t’attende ;

Entrons, ce bois me rit, il semble qu’il m’entende.

Ici elle entre dans le Parc, et va jusque dessous le Chêne, où elle s’endort.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARISTANDRE, ADRASTE

 

ARISTANDRE.

Qu’est-il de plus parfait, ou d’esprit, ou de corps ?

Quel homme, où la Nature ait mis tant de trésors ?

En vis-tu jamais un, où la gloire occupée

Accordât mieux l’honneur de la robe à l’épée ?

Entre ses moindres biens je mets ses dignités,

Il tient tous les honneurs, ou les as mérités ;

Sa Maison de tout âge est très noble approuvée,

Mais ses rares vertus l’ont encore élevée,

Il n’est Prince à la Cour qui soit de son pouvoir,

Tous les biens qu’ils en ont, ils pensent lui devoir ;

Son renom dit le reste, et tu sais quelle estime

Lui donne son esprit, et son cœur magnanime,

Qu’il est chef de l’Empire et premier Conseiller,

Où son autorité toujours semble veiller,

Que toute l’Allemagne en ses conseils respire,

Sous qui sa Majesté fait reposer l’Empire ;

Mais pour dire en un mot son titre le plus grand,

Ma Camille n’a point de plus proche parent ;

Il lui tient lieu de Père, et sans feinte ou remise

Sur tant de concurrents enfin me l’a promise :

Et bien, peux-tu blâmer mes desseins amoureux ?

ADRASTE.

Plutôt je les estime, et vous crois très heureux ;

Mais dans la liberté de votre humeur française

N’avez-vous plus au cœur la petite Hongroise ?

ARISTANDRE.

Las ! Je n’ose, et ne puis, et je l’aime pourtant.

ADRASTE.

Vous aurez bien du mal à devenir constant,

Vous, à qui tant d’objets ont donné dans la vue.

ARISTANDRE.

De bien plus forts appas ma Camille est pourvue ;

Je ne connais plus rien aujourd’hui de leurs traits

Sinon que les plus beaux sont peints dans ses attraits,

Ce qu’aux autres je vis autrefois d’admirable

Avecque plus d’éclat y paraît adorable ;

Non non, ce n’est plus moi, je ne me connais point,

Ou ma Belle a changé mon esprit de tout point,

Hors du libertinage en moi-même je rentre,

Mon humeur en courant est tombée en son centre.

ADRASTE.

Achevez ce miracle ; et suivant la raison,

Premier que d’épouser cette aimable prison,

Allons, mon frère, allons faire un tour en Hongrie ;

Où l’Archiduc, jaloux qu’un autre vous marie,

Libéral comme il est, à vous voir jugera

Ce que vous demandez, et vous obligera ;

J’entends que nous fassions ensemble ce voyage ;

Vous me l’avez promis, votre foi vous engage ;

Et je veux qu’on me donne un visage content.

J’en aurai bien du mal ; je le ferai pourtant.

Mais, tandis que tu tiens ma foi demi forcée,

Ma Maîtresse m’attend, l’heure est plus que passée ;

Dans ce beau petit Parc, d’arbres tout revêtu,

C’est là ? Dieux ! Cher Ami, viens à moi ; la vois-tu ?

Cet arbre nous la cache, et on jaloux ombrage

Défend à la chaleur de nuire à son visage ;

Il considère Camille qui dort.

Les Grâces et l’Amour reposent en ce lieu,

C’est le même sommeil que voudrait prendre un Dieu ;

Cependant qu’elle dort, la Nature qui veille

Sous ce Chêne étendu conserve sa merveille :

Il devient jaloux de cet arbre.

Est-ce pour la couvrir, ou bien pour la baiser ?

Dort-elle pour lui plaire, ou bien pour reposer ?

Et moi, ne suis-je ici qu’à leur prêter la vue,

Que pour injurier leur flamme à l’impourvue ?

Téméraires pensers, feux de ma passion,

Êtes-vous ennemis de la discrétion ?

Où m’emporte l’excès de cette rêverie ?

Qu’on te peut dire, Amour, une douce furie !

Mais quoi ? S’il faut en croire et mes sens et mes yeux,

Vois-je pas que Zéphyr la caresse en ces lieux ?

Il se joue aux cheveux, et se perd dans la robe ;

Ce rayon tout tremblant la baise, et se dérobe ;

C’est trop languir enfin, je vais les quereller.

Camille en songeant se plaint et semble s’éveiller.

Arrête un peu, mon cœur est allé l’appeler ;

La voilà qui s’éveille et honteuse et saisie,

Ou plutôt en courroux contre ma jalousie ;

Quelque trouble de vrai sur son front est mêlé :

Que ce Soleil est beau, même triste et voilé !

J’entrevois ses rayons comme dans un nuage.

CAMILLE, en songeant.

Aristandre ! Ô malheur ! Où te jette l’orage

Entre un foudre, un lion, un gouffre, et deux serpents ?

Ô, ma vie !

Elle se rendort.

ARISTANDRE.

Ô mon âme ! Ah ! Je meurs en suspens ;

Sa peur me rend craintif, et faible sa faiblesse.

Mais j’ai tort, elle songe, et son repos me blesse ;

Le sommeil n’ose pas qu’en respect la saisir ;

Dieux ! Qu’un peu de frayeur me laisse de plaisir !

Sus, en terre, à genoux, Adraste, qu’on l’adore ;

Céphale dans ce bois je trouve mon Aurore :

Que font ces yeux ouverts, s’ils blessent en dormant ?

ADRASTE.

Leur grâce, et vos transports augmentent mon tourment.

Ah, Dieux ! Mon cœur se fend, ce doux éclat me dompte ;

Soleil, tu ne sauras plus luire qu’à ta honte ;

Cherche où te retirer, laisse- nous celui-ci.

ARISTANDRE.

Et bien Adraste ?

ADRASTE.

Et bien, il faut mourir ici.

ARISTANDRE.

Mourir ? Et quel dessein à cela te convie ?

Sais-tu pas le Soleil être auteur de la vie ?

ADRASTE.

Je sais que celui-ci doit l’être de ma mort.

ARISTANDRE.

Que t’avais-je prédit ?

ADRASTE.

Bien moins que cet effort.

Moins de mal, ou de bien, que tout ce que j’éprouve.

Arrête, lâche cœur, perfide, je te trouve ;

Trempe dedans ces feux que tu devais bannir,

Brûle, brûle, languis, meurs-y pour te punir,

Expire d’une mort aussi sourde que vaine,

Captif, sans murmurer, aime et ronge ta chaîne,

Crève là, traître cœur. Pardonne, cher Ami ;

Encore l’imprudent n’a péché qu’à demi ;

C’en est fait ; la raison se trouve la plus forte,

L’amitié sur l’amour en ce combat l’emporte ;

D’un cœur déjà vaincu courons à ce danger.

ARISTANDRE.

Sans être trop cruel puis-je ainsi me venger ?

ADRASTE.

Non, non, mon cœur ingrat mérite ce supplice.

ARISTANDRE.

Faut-il que je te rende un si mauvais office ?

Injurieux Ami de te plaire en cela.

ADRASTE.

Allons, s’il faut mourir, au moins que ce soit là.

 

 

Scène II

 

ARISTANDRE, ADRASTE, CAMILLE, tout à fait éveillée

 

Songe venu d’Enfer, ou de ces lieux funestes

Où réside l’horreur d’un air rempli de pestes !

Si nos sens suspendus agissaient quand on dort,

Sans doute ce repos m’aurait causé la mort ;

Il faut que j’en accuse ou l’Amour, ou mon Ange,

De m’avoir fait tomber en ce sommeil étrange,

Qu’un sinistre Morphée au mépris de tous deux

M’ait fait voir en dormant des spectacles hideux ;

Mon Génie, est-ce ainsi que l’on veille à ma garde ?

Mais j’aperçois là-bas quelqu’un qui me regarde ;

Ils sont deux, et voilà le même que j’attends ;

Cher Aristandre, à moi !

Il lui baise la bouche.

Que tu me viens à temps !

 

 

Scène III

 

ARISTANDRE, ADRASTE, CAMILLE

 

ARISTANDRE, lui baisant le sein.

Oui, pour baiser ton sein que tous mes sens dévorent,

Puis la main.

Pour toucher cette main que tous mes sens adorent,

Cher Objet, pour reprendre en tes charmes puissants

Le cœur, l’esprit, la vie, et mes feux innocents,

Mes langueurs, mes plaisirs, mes passions, mes peines ;

Que je te viens à temps ? Oui, pour flatter mes gênes ;

Mais crois, si le plaisir qui se lit dans mes yeux

Rend plus gai mon abord, et s’il te charme mieux,

Que cette force vient d’un qui me l’a donnée

Dont la présence ici tient la grâce en chaînée,

Il lui fait voir Adraste.

D’un, qu’à l’égal d’un dieu je te viens présenter

Pour suborner tes sens, s’il daigne les tenter ;

Porte, arrête tes yeux sur un objet de gloire,

Où tant de libertés ont perdu la victoire ;

Tous les cœurs attirés par un si beau rocher

Ne cherchaient-ils pas un naufrage si cher ?

Il lui présente Adraste pour la saluer.

Voilà de quoi ma bouche en me flattant m’accuse,

De mon retardement et la cause, et l’excuse.

ADRASTE, la saluant.

Et voici de mon cœur l’hommage qu’il vous doit.

CAMILLE.

Le mien serait ingrat, s’il ne lui répondait ;

Mais, Monsieur, c’est donner plus que je n’ose prendre.

ADRASTE.

Et vous le gagner tout, Belle, en voulant le rendre.

CAMILLE.

Je ne rendrai jamais ce que je n’ai pas pris.

ADRASTE.

De vos perfections il est pourtant le prix,

Indigne je l’avoue, et qui vous ferait honte,

Témoin cette couleur qui sur le front vous monte ;

Non, ne rougissez point, n’allez pas plus avant ;

Je sais que mes efforts iraient contre le vent,

Si j’osais indiscret vous aimer d’autre sorte

Que sous cette amitié qu’Aristandre me porte ;

Je sais bien que lui seul possède votre cœur,

Qu’il mérite lui seul d’en être le vainqueur ;

Et c’est à son sujet que ma flamme s’augmente,

Comme frère l’aimant, vous, comme son Amante.

CAMILLE.

Et c’est aussi par où je commence à goûter

Des propos que j’estime, et n’osais écouter ;

Je fais ma vanité, si je l’ose prétendre,

D’avoir acquis n vous un second Aristandre,

C’est un bien qui me flatte, et je partagerais

Avec moins de plaisir la faveur de deux Rois ;

Ma crainte reconnaît un feu qui la surmonte,

Et je rougis d’amour, d’avoir rougi de honte.

ADRASTE.

Non non, Madame, non, je ne suis point venu

Pour rendre dans son cours votre feu retenu,

Je ne suis point ici pour empêcher votre aise ;

De soupirs amoureux éventez votre braise,

Sans témoin, sans regret, sans contrainte tous deux

Entretenez vos cœurs, et nourrissez vos feux ;

C’est assez qu’un moment m’ait donné cette gloire

De voir votre beauté, d’en remplir ma mémoire,

Dont la céleste idée animant mes désirs

Me fera loin de vous une ombre de plaisirs ;

Je m’en vais tout content, mais plus à vous encore ;

Adieu, Beauté divine, et que le Ciel adore ;

Je laisse, cher Ami, mon cœur en t’attendant

D’un mouvement égal entrez vos mains pendant.

ARISTANDRE.

Pourquoi fuis-tu si tôt ? Demeure à ma prière,

Crains-tu de voir un Ange ? Ou hais-tu la lumière ?

Adraste, en t’appelant, quoi ? Que j’invoque l’air ?

CAMILLE.

Monsieur, et voulez-vous passer comme un éclair ?

ADRASTE, parlant bas.

Un éclair bien plus vrai me demeure dans l’âme.

En vain ton amitié, mon frère, me réclame ;

Sais-tu bien quels soins m’appellent autre part ?

Adieu.

Parlant bas, et s’en allant.

Cieux ! Je ne vais que mourir à l’écart.

ARISTANDRE.

Tu t’en vas donc ? et moi malheureux je demeure ;

Tu me laisses ici, mais afin que je meure ;

Cruel Ami, demeure, et ne me presse pas ;

Ah ! Ce départ soudain sollicite mes pas,

Je sens que ma promesse auprès de lui m’appelle,

Je t’entends, ô, ma foi ! Mais tu m’es cruelle !

Honneur, raison, devoir, promesse, ambition,

Que vous faites d’efforts contre ma passion !

Faut-il tant d’ennemis pour combattre ma flamme ?

Faut-il tant d’ennemis pour m’ôter à mon âme ?

M’ôter ? Comment cela ? Ma seule mort le peut ;

Mais quel remède aussi, puisque le Ciel le veut ?

Révoque cet arrêt, du moins un peu de trêve,

Ô Ciel ! Rien ne t’émeut. Mais que fais-je ? Je rêve ;

C’est trop se plaindre, il faut commencer à mourir.

CAMILLE.

Qu’est ceci ? Je me meurs en t’oyant discourir ;

Puis-je voir, cher Époux, ta constance abattue ?

ARISTANDRE.

Ô mot ! Dont la douceur inhumaine me tue.

CAMILLE.

Ce mot te déplaît-il, ou s’il t’offense ?

ARISTANDRE.

Non ;

Je ne vis que par lui, ma Céleste Junon,

Époux d’une Beauté sans pareille en mérite,

D’une Divinité, mais qu’il faut que je quitte ;

Ô Cieux ! C’est là ma plainte, et mon mal, et ma mort,

Lis-tu pas dans ce mot le reste de mon sort ?

CAMILLE.

Me quitter ? Et, mon Cœur, pourrais-tu l’entreprendre ?

ARISTANDRE.

Amour, réponds pour moi.

CAMILLE.

Veux-tu pas me l’apprendre ?

ARISTANDRE.

Mais veux-tu me traiter toi-même à la rigueur ?

Que ma voix soit ici le bourreau de mon cœur ?

Qu’il faille que ma bouche avance une parole,

Dont la seule pensée à tous mes sens me vole ?

Le dirai-je ? Il le faut, ma foi ne peut mentir :

C’est un destin, Madame, il y faut consentir ;

Que ne peut ce grand cœur ? Généreuse Camille,

Un voyage entrepris me fait quitter la ville,

Adraste, mon devoir, un dernier souvenir

Me font voir L’Archiduc, afin de revenir

Chargé de ses faveurs, porté d’impatience,

D’un ressort éternel fermer notre alliance :

De grâce, à ma prière accorde ce congé.

CAMILLE.

Ô Cieux ! Voilà l’effet de ce que j’ai songé ;

Mon Cœur, te veux-tu perdre ? Ô, Chêne prophétique !

Tu m’as prédit ce mal, et ma crainte l’explique.

Ce départ est le gouffre, où je t’ai vu réduit

Dans la noire épaisseur d’une effroyable nuit,

Où j’ai vu près de toi tant d’appareils funèbres,

D’où pour te retirer, couverte de ténèbres

Dans un fleuve de sang j’ai failli d’abîmer,

Et payer la fureur qui m’avait fait armer ;

Aristandre, et pour Dieu, détourne cet orage,

Qui me ferait trouver ma mort dans ton naufrage,

Romps pour moi ce dessein dont le sort est sanglant.

ARISTANDRE.

Quoi ? Qu’un songe, une peur, un vent vous aveuglant

Puisse d’un bon projet détourner l’entreprise.

Ma Guerrière, est-ce là ce cœur qui tout méprise ?

Qu’on trahisse ma gloire, et qu’on l’aille étouffant

Dans les faibles soupçons d’une crainte d’enfant ?

Je pense à vous ouïr, moi-même que je songe ;

Votre peur ni mon sort n’est pas ce qui me ronge ;

On ne peut m’arrêter en un chemin si beau.

CAMILLE.

Veux-tu de ce refus me porter au tombeau ?

Que ne sait l’imprudent ce que le Ciel m’inspire !

ARISTANDRE.

Non non, il ne me peut arriver rien de pire

Que le regret mortel d’être un temps sans vous voir.

CAMILLE.

Et quoi ? Que mon amour ait si peu de pouvoir ?

Rebelle, ingrat, perfide, et mille fois barbare,

Sans foi, sans amitié, qu’un premier vent sépare ;

Oui, va d’un même coup te perdre, et m’offenser,

Va, je meurs seulement que tu l’oses penser ;

Est-ce là ce respect, et cette obéissance ?

Mais je cherche aussi mal sa foi que ma puissance ;

Cruel, puisqu’aussi bien notre sort est conjoint,

Permets-moi de te suivre, et ne refuse point

En ce chemin fatal de m’avoir pour compagne ;

Pour toi me seront doux les airs de la campagne,

Mes soins et mon amour veilleront après toi,

Le sort et les dangers respecteront ma foi ;

Que si quelque malheur t’attend et te menace,

Qu’est-il, que mon courage en ta faveur ne fasse ?

Connais-tu pas ces mains ? Connais-tu pas mon cœur,

Contre qui ne peut rien le sort ni sa rigueur ?

ARISTANDRE.

Qu’il me plaît, (bien qu’en l’air) de voir ce grand courage !

Qu’il sait faire tomber en douceur une rage !

Que l’amour parle bien ! Est-il cœur qu’il ne prît ?

Que ces injures sont douces à mon esprit !

Mai si faut-il tenir votre courage à l’ombre ;

Je n’ai point d’ennemis, quand j’en aurais, leur nombre

Ne vaudrait ni mes coups, ni l’un de vos regards ;

Ce voyage est d’amour, et non pas de hasards ;

Je n’ai pour le présent en l’esprit autre guerre,

La Hongrie à ce coup me verra sans tonnerre ;

Que cela ne t’afflige ; outre que la raison

Me fait, pour y rentrer, sortir de ma prison :

Sortir ? Rien ne le peut, que la fatale pointe

Qui doit rendre à Cloton du corps l’âme disjointe ;

Crois, mon corps éloigné, que l’esprit te suivra,

Par miracle d’amour qu’en deux lieux il vivra,

Que mon Roi salué, ses bienfaits et tes charmes

Me rendent près de toi, pour finir tes alarmes ;

Ne t’oppose plus donc à ce juste dessein ;

Pour arrhes je remets ton âme dans ton sein ;

Il la baise, et la trouvant rétive.

Quoi ? Ta mauvaise humeur sur un songe s’obstine !

CAMILLE.

À combien de vrais maux ce songe te destine !

ARISTANDRE.

J’en fais juge ton Oncle, un mot fera mon sort.

CAMILLE.

Mais te puisse arrêter son Oracle, ou ma mort.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ROSELINE

 

Tu le sais, ma Raison, que je souffre un martyre,

De tous les feux d’Amour le plus doux, et le pire,

Un feu vif et malin, qui suborna mes sens,

À ce premier éclat rendus obéissants

Que les yeux du Français armés d’art et de flamme

Entrèrent dans mon cœur pour combattre mon âme,

Qu’Aristandre arriva nouveau dans cette Cour,

Où vinrent sur ses pas les Grâces, et l’Amour ;

Ah ! Que ce jour fatal fut d’une même voie

Honteuse à ma vertu, favorable à ma joie !

Que j’eus d’un même coup de peine et de plaisir !

Que j’aimai de me perdre, et mourir à loisir

Dans ces yeux où l’Amour à flammes redoublées

Consumait ma pudeur et ma honte aveuglées !

Ce jour ma chasteté souffrit d’étranges coups,

Ce jour certes j’appris à trahir mon Époux,

À goûter le doux air d’une flamme étrangère,

L’air d’une volupté contrainte et passagère ;

Volupté, mais ingrate à mes sens envieux,

Qui se borne aux appas de la voix et des yeux.

Ma bouche, qu’as-tu dis ? Que veux-je davantage ?

N’est-ce pas déjà trop à qui doit être sage ?

Mais je ne la suis plus, en vain je combattrais ;

Je ne manque pas seule, ici nous sommes trois

À commettre un péché, moi, l’Amour, Aristandre ;

Deux Dieux avecque moi, pourrais-je me méprendre ?

Oui, je trouve, il est vrai, trop hardie à l’oser,

Trois à faire le mal, mais nul à l’excuser.

Ah ! Voilà mon Enfer, et tout ce qui m’afflige ;

Rien ne me peut servir, et tout me désoblige ;

Ma fortune et mon rang même dans mon bonheur

S’accordent à me nuire, avecque mon honneur ;

Ce Soleil de Grandeur d’une ingrate puissance

Ne luit que pour m’ôter toute ombre d’innocence ;

Que mon bien serait grand, l’étant moins aujourd’hui !

En ma condition moi-même je me nuis :

Princesse, n’osant vivre ainsi que la commune,

Morte à la liberté, ce grade m’importune :

Réduite sous le joug d’un Prince mon Mari,

À peine osai-je voir l’objet que je chéris ;

Souveraine, je suis d’autant plus asservie ;

Ô ! Que ces qualités font de tort à ma vie !

Que tu perds, Aristandre, au sort désordonné,

Qui ne me laisse rien, pour m’avoir trop donné,

Qui ne me laisse pas disposer de moi-même,

Qui me couronne Esclave avec un Diadème,

Injurieux fardeau qui me pèse aujourd’hui,

Ma liberté soupire étreinte dessous lui !

Si faut-il qu’à la fin ma pauvre âme blessée

Ouvre, ou ferme sa plaie, et règle ma pensée ;

Que je trouve la mort, ou bien la guérison,

Que je sorte de l’une ou de l’autre prison,

Que mon extrême amour fasse un coup pour me plaire,

Que tant d’espoirs trompés retirent leur salaire,

Qu’Aristandre en un mot ?

Il paraît au bout du Théâtre avecque Cloriande.

Mais le voici qui vient,

Soleil, pour dissiper la crainte qui me tient ;

Ou disons que Diane amène ici son frère.

 

 

Scène II

 

CLORIANDE, ARISTANDRE, ROSELINE

 

CLORIANDE, menant Aristandre où la Duchesse sa sœur l’attendait.

Pèse bien ces discours que ma foi me suggère,

Et juge qui des deux te rendrait plus content.

ARISTANDRE.

Madame.

CLORIANDE.

Une autre fois ; je sais qu’elle t’attend.

Elle sort, et laisse Aristandre tout rêveur

Sur ce qu’elle lui vient de déclarer de son amour propre.

ROSELINE, le considérant sans qu’il la voie.

On dirait, le voyant dans ce confus nuage,

Que mes soins ont passé jusque sur son visage ;

Qu’il me plaît de le voir troublé rêver ainsi !

Qu’il me flatte ignorant ! J’entre dans son souci :

Il soupire assez bas ; c’est pour moi ; Dieux ! Qu’attends-je ?

ARISTANDRE, rêveur et soupirant.

Ô ! Que tes traits, Amour, ont une force étrange !

ROSELINE, s’approchant de lui.

Mais que les tiens sont bien plus puissants et plus doux,

Puisque c’est de tes yeux qu’il emprunte ses coups.

Parlant bas.

Le voilà tout surpris ; cette action l’étonne.

ARISTANDRE.

Ceux-là, votre beauté, ma Reine, les lui donne.

ROSELINE.

Je vois qu’il se contraint. Et bien, mon beau Rêveur,

Elle le mène dans un Cabinet.

C’est donc ainsi qu’il faut payer cette faveur ?

Dedans mon cabinet veux-je bien qu’on soupire ?

Vois-tu pas, hormis toi, qu’ici tout semble rire ?

Quoi ? Les yeux devant moi, qu’on ait l’âme autre part ?

Demeurer interdit à mon premier regard ?

Rêver en ma présence, ou même se distraire ?

Croirait-on pas de toi plutôt tout le contraire ?

ARISTANDRE.

Que vous m’ayez trouvé rêvant, il est certain ;

Je ne sais point que c’est de m’excuser en vain :

Près de mon Paradis, je rêvais dès l’entrée

À la félicité qu’ici j’ai rencontrée,

À cet honneur, qu’un Dieu n’oserait désirer,

Et qui me vient aussi presque sans l’espérer ;

N’est-ce pas pour tenir toute une âme confuse,

Qu’on me présente un bien qu’à tout autre on refuse ?

Cela certes me fait mieux estimer de moi,

Rien que ma vanité ne me donne la loi,

Sous vous je ne puis moins mériter qu’un Empire,

Je méprise le Ciel, ou j’y trouve à redire ;

Ce choix, dont pour moi seul tout un monde est puni,

Passe en titre assuré d’un mérite infini.

ROSELINE.

J’aime, c’est mon plaisir, que ton esprit se range

À cette vanité, qui fait à ma louange ;

Combien que de lui seul ton mérite soit tel,

Que s’il faut l’estimer, il passe le mortel ;

Une Déesse seule à peine serait digne.

ARISTANDRE.

De s’égaler à vous, Beauté la plus insigne,

Et la plus chère aussi que nos yeux puissent voir,

Princesse, dont l’honneur mériterait d’avoir

L’Empire d’ici-bas, et l’autre tributaire,

Pour qui souffrent les cœurs une mort volontaire.

ROSELINE, parlant bas.

En tout cela pourtant il ne me donne rien.

Je les fais tous mourir, dis-je, hormis le tien.

ARISTANDRE.

Le mien, s’il ne meurt pas, vos grâces le font vivre,

Votre amour le nourrit, votre douceur l’enivre.

ROSELINE.

Et si fort, qu’il en perd jusqu’à mon souvenir,

Et qu’en le captivant je ne le puis tenir.

ARISTANDRE.

Ô blasphème ! Tiré de la plus belle bouche,

Et du cœur plus cruel ?

ROSELINE.

Mais qui bien peu te touche.

ARISTANDRE.

Ma Reine, ma Déesse, où va cette rigueur ?

Ainsi donc il vous plaît que je mette en langueur ?

Oui, tenez, prenez-le, ce cœur, je vous le donne,

Ouvrez-moi l’estomac, entier je m’abandonne,

Le cœur, l’esprit, le sang, l’âme, tout est à vous.

ROSELINE.

Et je t’en donne autant, et je les reçois tous ;

Ces gages d’amitié qui t’excusent me flattent,

Ma plainte est de ces feux qui pour se perdre éclatent :

Excuse, cher Amant, ce coup ingénieux,

Dont la feinte guérit mes esprits curieux ;

À ta dévotion amoureuse rangée,

Tu peux rendre sur moi ta passion vengée,

Maintenant il n’est rien qui ne te sois permis ;

Viens du tort qu’on t’a fait punir tes ennemis ;

Ma bouche, sans mon cœur, a commis cette offense,

Viens doncque la baiser, d’amour, ou de vengeance ;

Approche, ce respect nous est hors de saison.

ARISTANDRE, l’ayant baisée.

Ô douceur, qui me perd l’esprit, et la raison !

ROSELINE.

Qu’en crois-tu ? Sais-je pas réparer une injure ?

ARISTANDRE.

Tel plaisir la suivant, Dieux ! Faites qu’elle dure.

ROSELINE.

Par cette privauté commence à t’assurer

De l’éternelle amour que je te veux jurer ;

Je te la veux jurer, mais c’est sur cette joue,

Elle le baise.

Avecque mes plaisirs où mon âme se joue.

ARISTANDRE, la baisant.

Et moi, je jure aussi sur toi, sein précieux,

Où mon esprit demeure attaché par les yeux,

Que mon cœur, attiré dessus mes lèvres, baise,

Où mon âme s’endort, et je soupire d’aise,

Où je meurs, où je vis, sans vivre, sans mourir ;

Je jure, à d’autres vœux de jamais ne courir,

Que tous vents me tiendront dedans ce doux orage,

Que je veux expirer en cet heureux naufrage,

Qu’admis dans vos faveurs, ma divine Cypris,

Un esclave éternel vous en sera le prix ;

Ô Cieux ! Est-il un prix qui vaille cette grâce ?

Et si ma vie est peu, que faut-il que je fasse ?

ROSELINE.

M’aimer, cela suffit ; et je l’estime plus,

Que tant d’honneurs en l’air, et qui sont superflus ;

Veux-tu qu’en peu de mots je t’enseigne à me plaire ?

C’est à toi d’être aimé, de jouir et te taire.

ARISTANDRE.

C’est à moi de souffrir plutôt mille trépas ;

Que d’enfreindre ces points, qui me sont des appas ;

Douces conditions ! Lois du tout amoureuses !

Que ce joug glorieux rend mes flammes heureuses !

Que l’univers conspire à me faire périr,

Autre main ne me peut ni blesser, ni guérir ;

Hors de vous la grandeur me serait importune,

Je regarde en vos yeux seulement ma fortune ;

Je n’ai plus que par vous de bien, ni de plaisirs ;

Vous gouvernez mon cœur, vous faites mes désirs,

Et votre seul vouloir est l’esprit qui m’anime,

Vous formez ma pensée, et ma bouche l’exprime ;

Je ne suis plus enfin que ce qu’il vous plaira,

Prêt d’oublier mon nom, quand il vous fâchera.

ROSELINE.

Et moi j’oublie aussi dans le soin de te plaire

Le respect d’un Mari, ma perte toute claire,

Le devoir et le rang que traîne ma Grandeur,

Mon honneur en mourant se plaint à ma pudeur :

Que tu me rends par là bien moins que je te donne !

ARISTANDRE.

Oui, combien que je pusse offrir une Couronne,

Quand par moi vous seriez Reine de tous les Cieux,

Combien est-ce au-dessous d’un don si précieux ?

Un seul de vos regards tient une âme ravie,

Un seul de vos baisers dérobe et rend la vie,

Mourir dans vos appas c’est plus que vivre au Ciel,

Toute autre volupté n’a pour moi que du fiel.

ROSELINE.

En toi seul est le point de ma béatitude ;

Sujette néanmoins à cette inquiétude

Que je ne puis t’avoir près de moi tout un jour,

J’entends mon cœur sonner la retraite d’amour.

ARISTANDRE.

Faut-il se retirer sur de si belles arrhes ?

ROSELINE.

Oui bien, pour empêcher mille soupçons bizarres,

Dont le moindre pourrait troubler tous nos plaisirs ;

Va, laisse-moi veiller à nos communs désirs,

Mon intérêt mêlé, je n’aspire qu’à l’heure ?

ARISTANDRE.

Qui fera que d’amour et d’attente je meure.

ROSELINE.

De cette mort, qui donne une vie aux Amants,

Qu’un espoir assuré nourrit dans les tourments :

Tu me presses ? Mauvais ; et bien, qu’il te souvienne,

L’occasion venue, enfin que je suis tienne ;

Mais juge que l’amour hait la crainte et le bruit,

Et que ma sœur te sait dans ma chambre introduit,

(Peut-être dans mon cœur) quel soupçon aurait-elle ?

ARISTANDRE, parlant bas.

Je sais que sa blessure est bien aussi mortelle.

Ma Princesse, il est vrai, je le confesse aussi,

Qu’officieuse sœur elle m’a mis ici ;

Mais à m’en retirer, à l’égal inhumaine.

ROSELINE.

Que ton cœur aisément se donne de la peine !

Adieu ; je te verrai ce soir, si je ne meurs.

ARISTANDRE, la baisant.

Qu’avecque ce baiser j’emporte nos douleurs.

ROSELINE.

Tu m’en laisse pourtant encore davantage.

ARISTANDRE.

Avec elles mon cœur, afin qu’il les soulage.

 

 

Scène III

 

CLORIANDE, CORYLÉON

 

CLORIANDE, seule.

Insensible Français, hôte pernicieux,

Qui voles sans pitié nos âmes par les yeux,

Qui semble né parfait à perdre des Princesses,

Qui nous fait soupirer deux après tes caresses ;

Quel dangereux Démon et de paix et d’amour

Te retient, pour nous perdre, en ce fatal séjour ?

Quelle affaire avais-tu dedans cette Province ?

Faux Ami, quel honneur crois-tu faire à son Prince ?

Qui lui voles d’un coup et sa femme, et sa sœur,

Qui violes leur foi, même avecque douceur ;

L’Empereur nous veut-il achever par ce reste ?

Prague nous devait-elle encore cette peste ?

La Pologne est ailleurs, son Roi n’est pas ici ;

Que cherches-tu qu’à mettre une Cour en souci ?

Retire-toi, premier que de nous mettre en cendre.

Mais las ! Il n’est plus temps ; non, demeure Aristandre,

Fais reluire sur nous les rayons de tes yeux,

Beau Soleil, ne va point chercher d’autres Cieux ;

Cette Cour t’arrêtant ne sera plus petite,

Nous (ses Astres) prendrons éclat de ton mérite,

Nos cœurs te fourniront d’assez douces Maisons,

Pour y faire un printemps de toutes les saisons,

Nos âmes recevront ta glorieuse trace ;

Ce petit Monde ici n’aura plus qu’une face,

La terre toute en fleurs, distillera le miel,

L’air sera sans orage, et sans foudre le Ciel ;

Cette Province ainsi n’aura point de pareille :

Demeure donc à faire une telle merveille.

Mais pourquoi le vouloir plus longtemps retenir ?

Je l’ose demander, et crains de l’obtenir,

Je me pense guérir, et je rouvre ma plaie ;

Mes vœux ne sont que vent, et ma douleur est vraie ;

Adorer un ingrat, qui méprise mon cœur,

Qui refuit un combat, de peur d’être vainqueur,

Qui néglige un bonheur, pour ce qu’on lui présente ?

Cruel, que veux-tu plus ? Dis, que je te contente ;

Faut-il à tes genoux te dire mes douleurs ?

Faut-il te faire voir ma flamme dans mes pleurs ?

Qu’au lieu de me prier, moi-même je te prie ?

Qu’au lieu de mon amour je montre ma furie ?

Que faut-il pour entrer dedans tes sentiments,

Pour animer ton cœur sourd et sans mouvements ?

Qu’est-ce que ma fureur à ce coup me fait dire ?

Ce cœur, pour moi de fer, pour une autre est de cire ;

Non, son esprit n’est pas si privé de raison,

Enfermé dans une autre il refuit ma prison ;

Je recherche son cœur, et ma sœur le possède,

Je n’ai que la douleur, et ma sœur le remède ;

Remède, qui nous fait également de tort,

Tu la perds, ô remède ! Et me donnes la mort.

Mais de qui justement ici me dois-je plaindre ?

C’est moi-même qui veux en ces maux me contraindre,

Sans découvrir mon feu, je tourne à l’environ ;

Moi-même je l’ai mis dans son giron,

Dedans son cabinet qui l’a mis que moi-même ?

Contre moi je la sers ; ô la sottise extrême !

Il est temps, il est temps de travailler pour nous,

Joignons au feu d’amour celui de mon courroux,

Mon mal veut du secours, non pas qu’on le regrette ;

Il me faut éventer leur pratique secrète,

Jouer à la plus fine, et ménager mon jeu,

Faire fumer le mien sous l’éclat de son feu.

Le Prince me surprend ; commençons à nous taire.

CORYLÉON.

Que fait ma sœur ici, rêveuse, et solitaire ?

Mon importunité trouble quelque projet ?

CLORIANDE.

Je rêve sans dessein et sans aucun sujet,

Et sais bien mieux nommer une telle visite.

CORYLÉON.

Je sais pour un Mortel au moins qu’un Dieu vous quitte.

CLORIANDE, parlant bas.

C’est Amour qu’il entend : ah ! Je transis de peur.

Un Dieu ? Vous vous riez, vous êtes un trompeur ;

Il faudrait de bons yeux à les voir en personne ;

Les Cieux n’en pleuvent plus, votre discours m’étonne.

CORYLÉON.

Cela n’est pas pourtant étrange, ni nouveau ;

Votre esprit peut produire un miracle plus beau ;

C’est lui, qui fait des Dieux de toutes vos pensées,

(Les moindres d’autre nom en seraient offensées)

Dont mon fâcheux abord a troublé l’entretien.

CLORIANDE.

Là votre esprit me donne et met beaucoup du sien ;

Et pour attribuer ces qualités aux nôtres,

Avouez qu’il faudrait les marier aux vôtres.

CORYLÉON.

Et bien, n’en voilà pas une qui vous dément ?

Mais laissons ce discours, dites-moi seulement

Quel Seigneur promit plus jamais de sa personne,

Que celui que l’honneur pour quelque temps nous donne ?

CLORIANDE, parlant bas.

Mais un ingrat dessein de nous l’ôter enfin.

CORYLÉON.

Si le Ciel semble pas veiller à son destin ;

Si la beauté, la grâce en son visage peinte

Ne vous a point donné dans le cœur quelque atteinte ?

CLORIANDE.

Ai-je un cœur de roseau, qu’un vent puisse émouvoir ?

CORYLÉON.

Non ; mais c’est que de là j’admire son pouvoir.

CLORIANDE.

J’en trouve contre lui dedans moi-même un autre.

CORYLÉON.

Pour lui donner l’honneur de surmonter le vôtre.

CLORIANDE.

C’est se nourrir de vent, et triompher à faux.

CORYLÉON.

Une plus forte place à de moindres assauts

Se laisserait gagner, n’en faites pas la fine :

Souvent le cœur en feu, le front tient bonne mine.

CLORIANDE.

Et, c’est donc à dessein que vous m’entreprenez ?

CORYLÉON.

Mon esprit qui vous suit, tombe où vous le menez.

CLORIANDE.

Puis-je moins que répondre à ce que l’on m’adresse ?

CORYLÉON.

Confessez que l’humeur, qui m’emporte, vous presse ;

Sans dessein j’ai donné ces mots pour me jouer ;

Mais plutôt, croyez-moi, pour vous faire avouer

Qu’il n’est point de vertus où l’homme puisse tendre,

Dont l’exemple parfait ne soit en Aristandre.

CLORIANDE.

Sans m’informer de plus, je crois ce qu’il vous plaît,

La chose en cas pareil me vaut autant qu’elle est ;

Jusques ici j’ai pris, d’une sage ignorance,

Tous les hommes pour un, sans autre différence ;

Je n’emploie en cela mon esprit que fort peu,

Toutes flammes lui sont de la couleur du feu.

CORYLÉON.

Trop insensible sœur, et dédaigneuse encore,

Direz-vous que ce feu que tout le monde adore,

L’Astre qui nourrit tout de ses divins rayons,

Soit de même à celui qu’ici-bas nous voyons ?

Avecque la raison toute chose il faut prendre.

CLORIANDE.

La rose, et le chardon font une même cendre.

CORYLÉON.

Vous voulez opposer la nuit à son flambeau ;

Dites qu’on ne sera qu’une poudre au tombeau,

Vous en direz autant, et je croirai le même ;

Fâcheuse, vous prenez la chose à son extrême ;

Mais, avant que le froid les mette à l’abandon,

Quel a le plus d’éclat, la rose, ou le chardon ?

CLORIANDE.

Ils nous piquent tous deux ; moi, je fuis telle approche.

CORYLÉON.

Leur pointe n’entre pas jusques dedans la roche ;

Que peut craindre de tel votre cœur endurci ?

CLORIANDE, parlant bas.

C’est assez pour ce coup ; ma feinte a réussi ;

Rien ; mais on fuit souvent choses qui moins nous nuisent ;

Et je sais que les feux, s’ils ne brûlent, nous cuisent.

CORYLÉON.

Volontiers Aristandre aurait bien l’œil ardent

Jusqu’à brûler un cœur, rien qu’en le regardant ?

Ah ! Peu fine ; qu’un jour je veux vous voir changée,

À d’autres sentiments, à d’autres vœux rangée.

Aristandre paraît au bout du Théâtre.

Mais voilà ce Français qui tire droit à nous ;

Moi-même je vous veux exposer à ses coups,

Par vengeance je vais recourir à ses armes,

Et, pour vous y laisser, vous jeter dans ses charmes.

CLORIANDE, parlant bas.

Comme sans y penser il travaille pour moi ?

CORYLÉON.

Ma sœur, armez-vous bien ; ne voilà pas de quoi ?

Je m’imagine voir Mars, et l’Amour ensemble.

 

 

Scène IV

 

ARISTANDRE, CORYLÉON, CLORIANDE

 

ARISTANDRE.

Prince du tout parfait, en qui le Ciel assemble

Ce qu’on ne trouve ailleurs qu’en la Divinité,

Qui mérites mortel une immortalité.

CORYLÉON.

C’est assez ; voulez-vous me donner davantage ?

Ce qui n’est dû qu’à vous, qu’un autre le partage ?

Voulez-vous sans raison vous étendre en discours ?

Pour un sujet si bas prendre au Ciel votre cours ?

Changeons-le, je vous prie, et disons en sa place

Que toute cette Cour se mire en votre grâce,

Que le chemin de gloire, et pour bien mériter,

C’est celui de vous suivre et de vous imiter,

Que ce m’est du plaisir même que je vous cède,

Et tiens de l’immortel lorsque je vous possède ;

De dire plus de moi, ce ne serait qu’en vain.

ARISTANDRE.

Voulez-vous vous servir du droit de Souverain ?

Quoi ? M’ôter la parole ? Et me défendre encore

Le juste sentiment des vertus que j’honore ?

Serez-vous contre moi pire que les Tyrans ?

CORYLÉON.

Ce qui ne m’est pas dû, quel mal si je le rends ?

Tant s’en faut, c’est plutôt un acte de justice.

ARISTANDRE.

Quoi ? Même la vertu cherche de l’artifice ?

Cette sévérité qui s’arme contre vous,

Mon Prince, fait ici le plus beau des coups ;

Que ce puissant esprit, et que ce grand courage,

Qui s’abaissant s’élève, a sur nous d’avantage !

CORYLÉON.

Que pour me déguiser vous employer de fard !

Mais un soin important me demande autre part ;

Et je vous laisse ici Cloriande en ma place,

Afin que son esprit pour moi vous satisfasse.

CLORIANDE, le voyant qui s’en va.

C’est ainsi que l’on fuit, quand on ne peut tenir ;

Mais il me fait une faveur en me voulant punir.

Tu vois, doux Ennemi, qu’on ne t’ose entreprendre,

Qu’on perdrait toute grâce à se vouloir défendre ;

Ce feu ne reluit-il, que pour être étouffé ?

Méprises-tu les cœurs, en ayant triomphé ?

Pouvoir d’un bien offert tirer de l’avantage,

Et ne le faire point, ce n’est pas être sage.

ARISTANDRE.

C’est trop de deux contre un, l’apparence à cela ?

Je vous tendrai les mains, et le cœur : les voilà ;

Inhumaine Princesse, et vous voulez encore

Les porter contre moi, ces beaux yeux que j’implore ?

Cette bouche se plaint, et me veut quereller,

Qui ne devrait jamais qu’en grâce distiller,

Que Vénus seulement emprunterait pour rire,

Mercure pour parler, Zéphyr quand il soupire ;

Cette voix qui ne dût que faire des heureux

Par la douce fureur d’un Oracle amoureux,

A-t-elle fait dessein ici de me confondre ?

Que me demandez-vous ? Et que puis-je répondre ?

Quelles perfections, quelles vertus, quel bien

Trouvez-vous dans le sort d’un homme qui n’a rien ?

CLORIANDE, parlant bas.

Qu’il fuit subtilement ! Qu’il a peine d’entendre

Ce qu’il sait mieux que moi. Qu’il n’ait rien Aristandre ?

Lui, qui tiens asservis mes sens et mon honneur,

Pauvre en ce qu’il refuse et réduit mon bonheur,

Ne sait ou ne veut pas gouverner sa fortune,

Qui lui donne ?

ARISTANDRE.

Assez mal une grâce commune.

CLORIANDE, parlant bas.

Ah l’ingrat ! Il m’entend, je me tue, il se rit.

C’est dire en pleine Mer que l’Océan tarit ;

Impie, osez-vous bien proférer ce blasphème ?

Vous plaindre de celui qui fait que tout vous aime ?

Que ne vous punit-il, à vous les retirer

Ces grâces, dont l’excès vous les fait ignorer !

C’est donc impunément que de lui l’on se joue ?

Mais encore, après tout, il faut que je vous loue ;

Vos feux, pour être ingrats, ne sont pas moins discrets,

Les biens que l’on vous fait, vous les tenez secrets :

Et, sans qu’il soit besoin que ma bouche le dise,

Vous savez bien en quoi le Ciel vous favorise.

ARISTANDRE.

En ce qu’il me permet de vous entretenir.

CLORIANDE.

Le perfide !

ARISTANDRE.

Et sur quoi ?

CLORIANDE.

Cherche en ton souvenir ;

Il te dira ?

ARISTANDRE.

Combien j’honore une Princesse.

CLORIANDE.

Que ton courage tue, et ta bouche caresse.

ARISTANDRE.

Vous tuer ?

CLORIANDE.

Oui, meurtrier.

ARISTANDRE.

Comment ? Et de quels traits ?

CLORIANDE.

De ceux qu’en tout l’Enfer on ne voit point portraits.

ARISTANDRE.

Ah ! Madame.

CLORIANDE.

Ah ! Moqueur.

ARISTANDRE.

Dites, je vous conjure,

D’où vient ?...

CLORIANDE.

Ne parle plus, ta voix me fait injure ;

Il te vaudrait mieux n’avoir parlé jamais

À telle ? Mais c’est trop ; que dis-je désormais ?

Je parle trop moi-même, à moi-même contraire,

La parole me nuit, et je ne puis me taire,

Aveugle le me prends dedans mes propres rets,

Portons mon désespoir en des lieux plus secrets.

Elle sort toute en colère.

ARISTANDRE.

Ô Cieux ! Elle s’en va ; cette fureur l’emporte

Ainsi qu’une Bacchante, ou de la même sorte

Qu’une Biche fuirait, la flèche dans le sein ;

Que sa défaite est vraie, et mon triomphe vain !

Malheureuse princesse, en ta perte certaine

Que je te fais de mal, que tu me fais de peine !

Que tu te plais, Amour, à brouiller nos esprits !

Tu nous piques, malin, même quand tu nous ris :

Ainsi dans mon bonheur tu me rends misérable,

La fortune me nuit, m’étant trop favorable ;

Deux Princesses m’aimer ? L’une et l’autre sans fruit ?

Et voir que dans le choix, mon désir se détruit ?

Tantale entre ces biens l’abondance me frappe,

Cette eau flatte ma soif, et la flattant m’échappe.

Perdrai-je ces deux fruits, faute d’en choisir un ?

Ici le bien me charge, et me semble importun ;

Celle-ci sans mari, jeune et de bonne mine ;

Mais la plus belles aussi, vraiment c’est Roseline ;

Sans chercher un Pâris on en peut bien juger ;

Une Junon sur moi dût-elle se venger,

Roseline à mes yeux a déplié le voile,

Auprès de ce Soleil l’autre n’est qu’une Étoile.

Laissons-nous donc aller où me portent mes sens ;

Je suis à la plus belle, à la fin j’y consens ;

Le droit, outre mon choix, me conserve pour elle ;

Et déjà la Duchesse entre ses bras m’appelle,

L’heure est prise à demain, qu’elle me doit livrer

Cette faveur qui peut de plaisirs m’enivrer,

Où tout voluptueux je dois mettre au pillage,

Réduire à ma merci, soumettre à mon courage

Mille beautés, sur qui le cœur se pâmera,

L’œil volera sans crainte, et la main nagera ;

Ah ! L’ombre du plaisir y pensant me transporte ;

Que feront les effets. Ai-je l’âme assez forte

Pour supporter un bien ; dont le penser trop vain

Me consomme aujourd’hui, sans attendre à demain ?

Mais, où vont mes esprits ? Qui les porte à l’extrême ?

Arrêtez-vous, mes sens, revenez en moi-même ;

Est-ce comme tu sais, mon cœur, te souvenir

Du seul objet d’amour qui dût m’entretenir ?

Veux-tu faire à Camille une si grande offense ?

Ne sais-tu pas quelle est sur cela ma défense ?

Que m’avais-tu promis ? Me faut-il retomber

Dedans ce précipice ? Y dois-je succomber ?

Non, courage, mon cœur ; encore un peu de force ;

Le charme se défait d’une si douce amorce.

C’en est fait ; je reviens à mon dessein rendu ;

C’est trop m’être égaré, c’est trop m’être perdu,

Je te suis dès demain, Adraste, je le jure,

Dans mon cœur contre moi ton absence murmure ;

Je ne donne qu’à toi ma résolution.

Tu peux plus que Camille en mon intention ;

Bien qu’elle sût le tout, voudrait-elle, mauvaise,

M’envier un bonheur, et dérober mon aise ?

Non, non, elle sait mieux vivre selon le temps ;

Ma foi seule pour toi rend mes vœux inconstants ;

Outre que ce beau coup qu’Amour me fait attendre

Demande plus de temps que je n’en saurais prendre ;

Attendant que nos feux se pussent amortir,

Chaque jour m’ôterait les moyens de partir ;

Et je sens aujourd’hui que ton départ me presse,

Que ma propre raison accuse ma paresse.

Dieux ! Que c’est discourir vainement de ma foi !

Il semble que je veux me déguiser à moi,

Je cherche des raisons pour me tromper moi-même ;

Que l’Amour me punit, en faisant que l’on m’aime !

Lève, lève le masque ; au bien que l’on te veut

Tu presses, on l’accorde, et cela ne se peut ;

Bonheur injurieux, cause de ma tristesse,

Qui me donne et ravit cette aimable Princesse !

Que ne vient ce bonheur plus ou moins attendu !

Que tout le bien d’amour m’est chèrement vendu !

Que mon mal est honteux ! Non non, c’est un vieux conte,

Si j’en rougis, c’est plus de dépit que de honte ;

L’amour, comme la guerre, a des coups de danger,

Qui nous restent longtemps d’un plaisir passager ;

Et c’est là mon malheur, de souffrir un martyre

Que l’on ne peur celer, et que l’on n’ose dire ;

J’en ai déjà trop dit, je crains que m’écoutant

Mon ombre à ma Princesse en aille dire autant ;

Un respect plus caché, qui me défend sa perte,

Refuse à nos désirs la jouissance offerte ;

Différons pour un temps ce doux combat d’amour ;

Je remets, (il le faut) la partie au retour.

Mais lui rendrai-je bien mon départ agréable ?

Son esprit amoureux ne se paie point de fable ;

Allons donc inventer quelque subtilité,

Qui flatte mon dessein, et sa crédulité.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ROSELINE, ARISTANDRE

 

ROSELINE.

Enfin le jour paraît, mes vœux l’ont fait éclore,

Et ma flamme aujourd’hui sert au monde d’Aurore ;

Je t’adore, Vénus, avecque le Soleil,

Belle Étoile, qui luis jusques à son réveil,

Qui t’es fait voir à moi, seule depuis une heure,

Pour m’aider à souffrir l’ennui de sa demeure ;

Que j’ai trouvé charmant ton muet entretien !

Que mon espoir jaloux s’est flatté dans le tien !

Petit Astre tout clair, tu vaux plus que l’Aurore,

Plus que tous les brillants, plus que la Lune encore ;

Mais, pour te mieux nommer, douce Mère d’Amour,

Je dois, belle Vénus, à toi seule ce jour ;

Toi, qui veux à ce jour que mon amour te voue

Qu’avecque mon Pâris Hélène je me joue ;

Conduis notre dessein, comme tu fis le leur,

Joins-y plus de plaisir, et bien moins de malheur.

Mais le Soleil jaloux qu’en ces lieux j’entretienne

L’Astre dont la clarté s’efface dans la sienne,

Que devant lui j’honore un flambeau de la nuit,

Avecque plus d’éclat m’environne, et reluit ;

Tout seul il s’est levé, l’Aurore est prévenue ;

Amour m’a fait venir, Amour l’a retenue ;

Je t’adore à ton tour, bel Astre sans pareil,

Sacré Père du jour, ennemi du sommeil ;

Dans tes feux je recouvre et le jour et la vie,

De crainte et de langueurs cette nuit poursuivie,

Mes yeux perdus dans l’ombre et mon sens écarté

Reprennent leur lumière avecque ta clarté.

Voici l’heure à la fin que je crains, et désire,

Où doit croître ma flamme, et finir mon martyre,

Heure, qui doit, Amour, à mon sort combattu

Témoigner ma faiblesse, et montrer ta vertu ;

Pardon, ô Chasteté ! Si mon cœur te refuse ;

Mon Amant dans ses yeux te montre mon excuse,

Je ne fais qu’obéir soumise à son pouvoir,

Il a forcé mes sens, il fausse mon devoir,

Mes forces contre lui seraient vaines et molles.

Mais ce temps est trop cher, pour le perdre en paroles,

Il coule sans ressource ; et passe plus soudain

Qu’un oiseau, qui lâché trompe l’œil et la main ;

Le Soleil sans m’ouïr suit sa route première,

Il est déjà monté bien haut dans sa carrière ;

Et moi, je suis encore à discourir ici ;

Il faut que comme moi je me dépêche aussi ;

Tout le Palais sans bruit sans soupçon, et sans crainte,

Mon Mari le premier endormi dans ma feinte,

Qui près de lui m’a fait un prétexte à sortir,

Avecque peu de gens je pourrai bien partir,

Afin que mes désirs de bonne heure me rendent

Où ceux de mon Amant m’appellent et m’attendent ;

Suivons ; mon cœur s’en va, je ne le puis tenir.

Quoi ? Je l’allais chercher, et je le vois venir,

Je le croyais bien loin, et le voici tout proche ;

Mais que porte ce front que je vois tout de roche ?

ARISTANDRE.

Les marques d’un tourment qui me ronge le cœur,

Qui nourrit dans mes yeux des larmes de langueur,

Une mort au-dedans, au-dehors son image,

La douleur en la bouche, et dans l’âme la rage.

ROSELINE.

Je meurs à tous ces mots ; quel orage excité,

Quel malheur a troublé notre félicité ?

ARISTANDRE.

Le seul, (ô désespoir, à qui mon âme cède !)

Qui pouvait l’empêcher, et n’a point de remède :

Un mandement exprès me vient de l’Empereur,

Contre lequel je n’ai d’armes que la fureur ;

Il faut que je vous quitte, un seul moment à peine

Me permet le loisir de reprendre l’haleine,

Me permet de vous dire un misérable adieu,

Et le temps qu’il faudrait pour mourir en ce lieu.

ROSELINE.

Coup fatal de ma mort ! Astres noirs de malice !

Cieux de sang, et de feux, achevez mon supplice !

Pestes, serpents, horreurs, venez, étouffez-moi,

Faites marcher ici la fureur, et l’effroi.

Quoi ? J’appelle la mort, et rien ne me délivre ;

Ne saurais-je mourir, quand je ne puis plus vivre ?

ARISTANDRE.

Voulez-vous me forcer à mourir par deux fois ?

Que je meure en mes maux, et dedans votre voix ?

La Parque en sa fureur veut, et n’ose vous plaire,

Raisonnable en ce point qu’elle a peur de le faire ;

C’est moi, c’est contre moi que son coup doit venir,

C’est moi seul qu’elle doit l’inhumaine punir :

Cruelle, insatiable, exécrable Mégère,

Viens noyer en mon sang ma vie, et ma misère ;

De la terre et du Ciel éternelles horreurs

Accourez, me voilà, venez à moi, fureurs,

Faites siffler vos fouets, portez feu, fer, et soufre ;

Pour me punir des maux que cette Belle souffre ;

Criminel en cela d’avoir pu la fâcher,

Sur ta roue, Ixion, l’on me doit attacher ;

J’ai plus péché que vous, sortez, maudites Âmes,

L’enfer n’a que pour moi de vautours, et de flammes,

Çà, vos chaînes, Titans, je dois les endurer ;

Mais non, votre destin ne se peut réparer,

Et mes fautes seraient en un point réparables ;

Vos crimes et vos maux vous sont inséparables,

Et les miens adoucis nous laisseraient contents,

Si Madame voulait un peu céder au temps.

ROSELINE.

Qu’est-il pour mon repos enfin que je ne fasse ?

Parle, je ferai tout, dépêche, je trépasse.

ARISTANDRE.

À ce remède seul pourrez-vous recourir ?

ROSELINE.

Oui, je puis tout, après que je n’ai pu mourir.

ARISTANDRE.

Vous pouvez, il est vrai, si vous m’aimez, ma Reine,

Nous conserver tous deux avec un peu de peine :

Souffrez que je m’en aille où m’appelle un destin,

Pour revenir ici dès le premier matin ;

Sitôt que j’aurai su ce que l’on me demande,

À quelle intention sa Majesté me mande,

Il n’est Dieu de la Cour qui m’y puisse tenir,

Je m’en vais, pour aller moins que pour revenir ;

Prenez, et me donnez un peu de patience.

ROSELINE.

Et bien, je veux dompter ici ma défiance ;

J’apprends que pout t’avoir il te faut mériter,

Et mes maux se pourront pour mérites conter.

ARISTANDRE.

Que ne mérite pas enfin cette victoire,

Telle, qu’en l’avouant je n’ose pas la croire ?

Il faut sortir du monde, à peine dans les Cieux

Est-il honneur qui vaille un coup si glorieux ?

Que je m’en vais content au milieu du supplice !

Ciel, que j’estime peu tes traits, et ta malice !

ROSELINE.

Moi, je n’ai plus d’espoir, ni de crainte qu’en toi ;

Tu fais mes passions, mon bonheur, et ma foi,

Tu peux, comme il te plaît, me retenir en vie,

Tu m’en peux retirer, s’il te vient cette envie ;

Cela certes t’oblige à me prendre à merci,

À tenir ta promesse, et revenir ici,

Pour rejoindre à mon corps l’âme que tu m’emportes,

Et pour ressusciter mes espérances mortes ;

Me le promets-tu pas ? Jures-en par les Cieux.

ARISTANDRE.

Encore par-delà, s’il s’y trouve des Dieux ;

Faut-il pousser en haut les feux qui même y tendent ?

Presser en bas les eaux, qui toujours y descendent ?

Me faut-il appeler à mon centre, à mon bien ?

Attiré de vos traits, faut-il autre lien ?

ROSELINE, lui donnant sa bague de mariage.

Je t’en veux donner un, qui te suive dans Prague,

Qui t’en retire aussi ; regarde cette bague ;

Par elle mon Mari vit son désir content ;

Je te promets le même en me la rapportant,

Et te la mets au doigt, afin qu’il te souvienne,

Absent, de ta promesse autant que de la mienne,

Qu’elle soit ? Mais que sens-je ? Une peur, un frisson,

Une sueur de glace, ou plutôt un glaçon ;

Il tombe sur mon cœur, je n’en puis plus, je pâme,

Soutiens-moi, je m’en vais, recueille, Ami, mon âme.

Elle tombe évanouie.

ARISTANDRE.

Ô Cieux ! Madame ! Et quoi ? Me quittez-vous ainsi ?

Vous laissez-vous mourir ? Ah ! Que je meurs aussi ;

Ouvrez l’œil seulement, pour voir comme j’expire,

Que fais-je ? Ici l’avis le meilleur est le pire ;

Si l’on nous vient trouver tous deux en cet état ?

Ô Mort ! Qu’il vaudrait mieux que ton dard m’emportât !

Change de coup, aveugle, et me prends au lieu d’elle ;

Ne saurais-tu faillir ? À moi, frappe, cruelle !

Dieu ! Voilà son esprit qui passe en soupirant,

Mais non, c’est que son cœur respire en l’attirant.

Courage, c’en est fait, efforcez-vous, Madame.

ROSELINE, revenant à soi.

Est-ce toi, Cher Ami, qui me viens rendre l’âme ?

ARISTANDRE.

Et, ma Reine, c’est vous plutôt qui me l’ôtez :

Mais, non, je m’en dédis, vous me la rapportez ;

Je revis par vous-même, et dans votre courage,

Il nous met au-dessus ?

ROSELINE.

D’un malheureux présage ;

Ton absence, et ma foi me feront encourir

Plus de mal en vivant qu’il n’en faut pour mourir ;

Soit ; peut-être qu’au sort qui ne me veut pas morte

Cette douleur dernière aura fermé la porte ;

Que le Ciel tourne en bien ces présages mortels !

ARISTANDRE.

En vous perdant, Madame, il touche à ses Autels ;

Ne serait-ce pas être à lui-même contraire,

De détruire envieux ce qu’à peine il put faire ?

Il vous doit conserver pour sa gloire à jamais.

ROSELINE.

Pour la tienne plutôt, s’il m’aime désormais.

Or adieu ; je vois bien que ton âme soupire

Après ce triste mot.

ARISTANDRE.

C’est après mon martyre ;

Adieu, Madame.

ROSELINE, le baisant.

Adieu : je pense en te baisant

Prendre le dernier point que j’aurai de plaisant.

ARISTANDRE.

Et moi, en vous quittant, vos yeux m’arrachent l’âme,

D’un corps, qui ne vivra que d’amour et de flamme.

ROSELINE.

Cher Ariste ? Il m’échappe : à tous ses pas je vois

La mort en faire autant pour s’en venir à moi.

Ah, mon Dieu ! Que mon cœur me dit d’étranges choses !

ARISTANDRE.

Je m’en vais sur l’épine, et je quitte les roses.

 

 

Scène II

 

MIRONTE, CAMILLE

 

MIRONTE.

Je ne puis plus, ma nièce, entendre ce discours,

Sans raison votre peur s’augmente tous les jours ;

Aristandre a des traits qui domptent la fortune,

Et la Terre, et le Ciel, d’une amitié commune,

Ont juré pour sa vie un éternel accord.

CAMILLE.

Et la Terre, et le Ciel me présagent sa mort ;

La vie est un État, où la fortune règne,

Qui n’a de changements que mon amour ne craigne ;

C’est un champ, qui veut être arrosé de nos pleurs,

Où l’épine se cache et croît dessous les fleurs ;

Une Mer, dont le flux, d’une diverse sorte

Amène notre joie, et le reflux l’emporte ;

C’est un vent, qui n’abat que les arbres plus hauts,

Un gouffre, où les plus Grands font les plus rudes sauts ;

C’est un jeu de hasard, où la chance meilleure

Fait perdre tous nos ans dans l’espace d’une heure ;

C’est où les plus vaillants sont les plus malheureux,

Et cherchent par honneur un sort plus rigoureux ;

Où jamais la Vertu ne vit en assurance,

Où se glisse toujours, contre notre espérance,

Tout ce qu’on craint le plus, et qu’on attend le moins.

MIRONTE.

Que pouvez-vous tirer enfin de tant de soins ?

CAMILLE.

Interrogez le Ciel, c’est lui qui me les donne.

MIRONTE.

Il donne le repos, et ne l’ôte à personne.

CAMILLE.

Quel repos, de pleurer toujours, et de gémir ?

Il ne m’a laissé l’usage du dormir ;

Ou, s’il me le permet, c’est lui, qui me figure

Des fantômes d’horreur, et de mauvais augure :

La nuit il me fait voir en songe mon Époux,

Maintenant pâle, affreux, et tout couvert de coups,

Qui rend l’âme, et le sang par une même plaie ;

Tantôt chargé de fers, que son courage essaie

De rompre, en les traînant d’un agréable bruit,

Et ses fers et ses cris font horreur à la nuit ;

Tantôt ?

MIRONTE.

N’achevez point ; ces objets de tristesse

Remplissent notre esprit, et font qu’il les caresse

Même dans le mensonge, et tous hideux qu’ils sont ;

Notre âme s’entretient dans la peur qu’ils nous font :

Je veux vous divertir de cette fantaisie.

CAMILLE.

C’est en vain, car j’en suis entièrement saisie.

MIRONTE.

C’est de quoi je me plains, et me sens offensé :

Le mal vient assez tôt, sans qu’il soit avancé ;

De l’attirer à nous par soupçon et par crainte,

C’est prendre un vrai tourment d’une ombre, et d’une feinte,

C’est témoigner du cœur dans une lâcheté,

Et combattre un Lion qu’on aurait acheté ;

Le mal, qui n’adviendrait, dès qu’il est craint, arrive.

Dans la peur du futur le présent nous captive ;

Remettez-vous, ma Nièce, et quittez ces humeurs,

Qui vous troublent les sens, et qui font que je meurs ;

Rendez-moi mes plaisirs, reprenant votre joie.

CAMILLE.

Jamais, qu’il ne revienne, et que je ne le voie.

MIRONTE.

Nous touchons à ce jour qui doit le ramener.

CAMILLE.

Jour qui flatte ma vie, ou la doit terminer ;

Si tu ne veux, ô Ciel ! À mes larmes le rendre,

Permets à ma douleur ce qu’elle ose entreprendre.

 

 

Scène III

 

CLORIANDE

 

Il s’en est allé, le Tigre, sans me voir,

Sans joindre autre faveur à celle du devoir ?

Il s’en est donc allé ? Ce fugitif Énée

Pour tromper deux Didons n’a pris qu’une journée :

Cours, infidèle, cours : mais non, reviens ici ;

Je suis plus que jamais soumise à ta merci,

Ton départ me plaira, prends mon cœur à ta suite,

Et laisse-moi le tien pour vivre dans ta fuite,

Tout cruel, tout ingrat je ne le puis haïr,

Tu portes un rocher, comment peux-tu fuir ?

Le laissant, ton absence aura même mes charmes,

Moi, je le nourrirai de mes feux, de mes larmes.

Mais que veux-je ? Ou que dis-je ? Ah ! C’est battre le vent ;

Ma Sœur l’a déchargé de ce fardeau vivant.

Fais gloire de l’avoir, je te le veux bien vendre,

Infâme à le laisser de même qu’à le prendre,

De mort, ou de prison tu me le dois payer ;

Ma passion se veut en ta perte égayer ;

Il faut qu’à ma langueur tu serves de victime,

Que du mal qu’on me fait je me venge en ton crime,

Que j’allège en tes maux ma honte et ma douleur,

Que sur toi enfin tombe tout ce malheur ;

Mon frère instruit déjà de ses sourdes menées,

À ma discrétion je tiens tes destinées ;

Ta vie entre mes mains qui balancent ton sort

N’attend plus qu’à mon gré les tourments, ou la mort ;

Ton destin, ni ton Dieu n’est que ma fantaisie ;

Jamais on ne trouva plus forte jalousie ;

Je règne en mes desseins, je puis ce que je veux,

Tout cède à mon esprit, s’il ne cède à mes feux ;

J’ai de l’art à couver les feintes que je cache ;

Je la ferai languir, sans que même elle sache

D’où lui viendra ce coup, et cette charité.

Quelle pointe de feu perce un cœur irrité ?

Ah ! Trop mauvaise Sœur, qu’ai-je fait ? Et que dis-je ?

Tout mon sang ou d’horreur ou de pitié se fige ;

À ta perte, ma Sœur, ai-je pu consentir ?

Le sang, et l’amitié ne peuvent pas mentir :

Je sens mille serpents qui courent par mes veines,

Et mon impiété de soi tire ses peines ;

Trahir qui me chérit, une Amie, une Sœur,

De qui l’esprit n’était que paix et que douceur,

Une, qui ne vivait que dans ma confidence,

Qu’on ne peut qu’en ce choix accuser d’imprudence ?

Ô prodige ! Et, perfide, ai-je pu l’offenser ?

L’amitié se doit-elle ainsi récompenser ?

Et puis, que l’on s’y fie ; Ô quelle confidente !

Qu’on est malaisément amoureuse, et prudente !

Je serai l’une et l’autre ; et je crois que l’Amour,

Puisqu’il me l’a fait faire, excusera ce tour ;

À qui des deux enfin suis-je plus obligée ?

Qu’en délivrant ma Sœur, je demeure engagée ?

Si je ne la pouvais servit que contre moi ?

Toujours notre intérêt fait la première Loi,

Non, le bien d’un ami ne va qu’après le nôtre ;

Faudrait-il nous haïr, pour bien aimer un autre ?

Moi, j’attache à mon bien ma libre volonté,

C’est avoir plus d’esprit, d’avoir moins de bonté ;

Et puisque toutes deux nous sommes dans l’injure,

Qu’une n’en peut sortir, sans que l’autre l’endure ;

Échappe qui pourra, le sort est arrêté,

Oui, que le dé demeure au point qu’on l’a jeté.

Tais-toi, pitié, dans moi tes pointes sont faussées,

Je ne t’écoute plus, j’ai bien d’autres pensées ;

Et comme si l’Amour m’avait voulu choisir

Pour un but à ses traits, je n’ai pas le loisir

Se soupirer un mal, qu’un autre me fait plaindre,

Toujours à les souffrir, ou toujours à les craindre :

Aristandre me quitte, et Vachles me poursuit ;

Cet Amant m’importune, et cet autre me fuit ;

Ils font également le soin qui me dévore,

Celui qui me dédaigne, et celui qui m’adore,

L’absence et la présence affligent mes esprits ;

Vachles n’est à mes yeux qu’un objet de mépris,

Que sa témérité fit perdre dans ma vue,

Et pour aimer trop haut, embrasser une nue,

Une foudre plutôt, qui le précipita,

Et, qui toujours perdu sans repos l’agita,

Jusqu’à ce qu’un destin dissipant la tempête

Dans Brunswick à couvert il put mette sa tête ;

Depuis, à ce qu’il dit, cette agréable erreur

Sans espoir a toujours augmenté sa fureur ;

Tant qu’ayant pris enfin un sujet d’Ambassade,

Il est venu chercher à son âme malade

Le remède qu’il croit trouver dedans mes yeux,

Papillon qui s’y brûle, et ne fait rien de mieux.

Certes sa passion trouverait son estime

Vers une autre que moi, qui la tiens pour un crime ;

Il connaît bien sa perte, et demande à périr,

Dans une belle Fable Icare il veut mourir ;

Il mérite en sa foi : mais c’est trop entreprendre,

Un Dieu n’irait que mal sur les pas d’Aristandre ;

La grâce est en lui seul, hors de lui la beauté

N’est qu’un Soleil sans force, et dans l’obscurité,

La valeur est sans âme, et le feu n’est que glace ;

Auprès de lui l’Amour aurait mauvaise grâce ;

Et de voir après lui Vachles faire sa Cour,

Dieu ! Qu’est-ce, que souffrir la nuit après le jour ?

Autre que mon Français n’a d’appas, ni de piège ;

Vachles pense me plaire, importun il m’assiège,

Et l’ardeur qui le porte aux devoirs qu’il me rend

Me donne plus de peine encore qu’il n’en prend ;

Je souffre plus que lui, quand je fais qu’il endure,

Plus je lui fais de mal, obstiné plus il dure ;

Subtil il sait montrer et cacher son ardeur

Sous cette qualité qu’il a d’Ambassadeur,

Si bien qu’en même temps de deux traits combattue

Mon amour me fait vivre, et la sienne me tue ;

Punie en la fureur où je suis aujourd’hui,

Cieux ! Ne me blessez pas des sottises d’autrui,

Je prendrai mon tourment à faveur, et pour grâce.

Mais quelque autre en mon cœur vient prendre encore place ;

Ne voici pas le bras de mon impiété ?

 

 

Scène IV

 

CORYLÉON, CLORIANDE

 

CORYLÉON.

L’infâme ! Elle en mourra ; son sort est arrêté.

CLORIANDE.

Non, mon frère, un peu moins ; quoi donc ? À vous entendre

On dirait que ma Sœur n’est déjà plus que cendre.

CORYLÉON.

Dites-la ma Mégère, et non pas votre Sœur.

CLORIANDE.

De Prince, et de Mari, serez-vous oppresseur ?

Je courrai son destin, je lui suis trop unie ;

Quel mouvement vous tient ? Bon Dieu ! Quelle manie ?

Faut-il sue l’incertain s’aigrir de la façon ?

Faut-il tant élever de bruit sur un soupçon ?

CORYLÉON.

Un soupçon ? Mais plutôt une preuve assurée

De son honneur perdu, de sa foi parjurée.

CLORIANDE.

Nullement ; j’oserais, malgré ma passion,

La pleige vertueuse en son intention ;

Et le mal est petit, s’il n’est que de la sorte.

CORYLÉON.

C’est trop, vous voulez peindre une personne morte ;

La plus belle couleur qu’on lui puisse donner ?

CLORIANDE.

Mais à votre transport, c’est de lui pardonner

Une erreur sans dessein, et je dirai sans crime,

Une faute, qui n’a de foi qu’en votre estime.

CORYLÉON.

Ma foi vient de la vôtre ; et quoi ? Vous démentir ?

Que je flatte ma honte, et sans m’en ressentir ?

CLORIANDE.

Je la ressentirais moi-même la première ;

Mais voulez-vous fermer les yeux à la lumière,

De crainte qu’éclairci vous vous trouviez heureux ?

Pour lui nuire, faut-il vous être rigoureux

Premier qu’en ce dépit votre amour la querelle,

Prenez sa cause en main, et disputer pour elle ;

Et quoi ? Pour estimer un homme si parfait,

Pour l’avoir accueilli de caresse en effet,

L’avoir vu de bon œil, chéri sa compagnie,

Honoré ses vertus, doit-elle être punie ?

Pour l’avoir regretté dans son éloignement,

A-t-elle mérité ce mauvais traitement ?

Elle, et moi, l’avons fait ; mais autant pour vous plaire,

Que pour bien qu’on voulût à ce doux Adversaire :

Tournerez-vous en crime un effet si flatteur,

Dont vous êtes la cause, et l’exemple, et l’auteur ?

Il faut doncque bannir toute la gentillesse,

N’oser voir, ni parler ; est-ce vivre en Princesse ?

On peut honnêtement suivre la liberté.

CORYLÉON.

Oui bien, honnêtement, mais quelle honnêteté ?

CLORIANDE.

Est-elle du contraire auprès de vous atteinte ?

CORYLÉON.

Que m’avez-vous dit ?

CLORIANDE.

Ce n’était qu’en la crainte

Que le soupçon fut vrai, sans le savoir pourtant ;

Mon Frère, vous deviez être un peu plus constant ;

Je ne vous l’avais dit que pour y prendre garde,

Et les soins sont permis où l’honneur se hasarde ;

Mais non pas pour vous voir éclater impuissant

À punir sans raison un esprit innocent ;

Et quoi ? Parler de mort à qui vous sert de vie ?

Rendre en ce même sang votre rage assouvie,

Où l’amour vous devrait faire rendre le cœur ?

Rougissez de sa honte, et de votre rigueur ;

Donnez, (je le permets) à votre fantaisie,

Puisqu’il faut satisfaire à votre jalousie,

Donnez-lui ce moyen qui vous assurera ;

Tout le temps qu’Aristandre ici demeurera,

Éloignez-en ma Sœur, et que par ce supplice,

Qui punit le soupçon de même que le vice,

Elle vous satisfasse enfin sur l’un des deux,

Vous apaisant de pleurs, ou mourant dans ses feux ;

Si tant est qu’elle l’aime, elle sera punie,

En ne le voyant pas, d’une peine infinie ;

Que si cela n’est point, avecque peu d’aigreur

Vous aurez terminé sa peine, et votre erreur.

CORYLÉON.

Ô céleste conseil, par qui seul je respire !

Je sens diminuer de moitié mon martyre ;

La Prudence n’eût su rien de mieux projeter,

Mercure sur ce fait rien de mieux inventer ;

Peut-il être sorti de l’esprit d’une fille ?

Vachles paraît au bout du Théâtre.

Voici l’Ambassadeur, plein d’éclat, et qui brille

Somptueux dedans l’or, et sous les diamants.

CLORIANDE.

Qu’il nous faut bien ici changer de mouvements !

CORYLÉON.

Je m’en vais, je vous veux laisser cette fortune.

Nous sommes deux, Monsieur, et vous ne cherchez qu’une ;

Ainsi rencontre-t-on souvent plus qu’on ne veut.

 

 

Scène V

 

VACHLES,  CORYLÉON, CLORIANDE

 

VACHLES.

Un esprit modéré trouve, et prend ce qu’il peut ;

Je le sais, mais cela passe un peu ma science,

Qu’il faille contre un bien s’armer de patience ;

Vous m’attaquez, mon Prince, et semblez reprocher

À mon sort, qu’il vous trouve ici sans vous chercher ;

Et vous ne jugez pas qu’il l’a fait au contraire,

Soigneux de mon bonheur, afin de me complaire ;

C’est comme dans le Ciel, où brillent tant de feux,

Si je cherchais un Astre, et que j’en visse deux.

CORYLÉON.

Par là vous le perdrez, et vos raisons vous nuisent ;

Où paraît un Soleil, quels autres feux reluisent ?

Il dit ceci le regardant.

Ma Sœur, jugez des deux qui sera le plus fort.

CLORIANDE.

Le dernier a raison, l’autre n’a point de tort ;

Vos rayons m’offusquant, je lui suis inconnue

Comme auprès du Soleil une Étoile menue ;

Maintenant que je parle à vos sens curieux,

Son oreille l’éveille, et fait honte à ses yeux.

CORYLÉON.

Vous nous payer tous deux d’une même monnaie ;

Bien, je vais m’éclipser, afin que l’on vous voie ;

Cet Astre tout veillant prend enfin du sommeil,

Et l’on n’a pas toujours affaire du Soleil ;

Sa présence pour tant ne laisse rien de sombre,

Et la mienne en ce lieu n’apporte que de l’ombre.

Il s’en va.

CLORIANDE, parlant bas.

Ce que j’adresse à l’un, l’autre le prend pour soi.

Ce sont là de vos tours, mon Frère.

VACHLES.

Et j’en reçois

L’honneur et le plaisir, au bien qui me demeure

De languir en repos près de vous à cette heure,

D’être seul à jouir d’un objet si parfait

Que les Dieux sont jaloux même de l’avoir fait ;

Je porte dans mes yeux tous mes sens ce me semble,

Ils y tiennent mon cœur, et disputent ensemble,

Qui d’eux plus dignement vous sauront admirer,

De quels vœux ils pourront assez vous adorer :

Oui, le Ciel, vous voyant, craint de perdre l’usage

De recevoir des vœux, du respect, de l’hommage ;

Ce n’est qu’après vos yeux qu’on estime ses feux,

Ils nous peuvent, Divins, mieux que lui rendre heureux,

En eux un Paradis plus parfait nous attire ;

Son front n’est que serein, le vôtre semble rire ;

Mieux qu’à lui l’on vous doit la vie, et la clarté ;

Qui vous voit ne sait plus que c’est de liberté.

CLORIANDE.

S’il est vrai, pourquoi donc aimez-vous tant ma vue ?

VACHLES.

Parce qu’elle est d’appas et de grâce pourvue.

CLORIANDE.

Et la grâce à ce prix vaut-elle bien le mal ?

VACHLES.

Il nous flatte en blessant, comme doux, et fatal.

CLORIANDE.

Fatal ? Ce qui souvent ne vient que d’innocence,

De votre lâcheté, non de votre puissance.

VACHLES.

Ces traits n’entrent pourtant qu’en un cœur généreux,

Les courages plus grands sont les plus amoureux.

CLORIANDE.

Prisez-vous un courage à se laisser surprendre ?

VACHLES.

La victoire consiste au seul point de se rendre.

CLORIANDE.

Quel pouvoir donnez-vous à des yeux impuissants,

Qu’on voit au moindre mal sujets, et languissants ?

VACHLES.

Tel, qu’ils ont pu souvent faire même résoudre

Jupiter à quitter et le Ciel et la foudre,

Pour se perdre et ses feux dans un éclat si doux,

Soumettre sa Grandeur à l’honneur de vos coups ;

Tel, qu’aux moindres rayons que ses beaux yeux déplient

Mille esprits tous de feu nous charment, et nous lient ;

La force du Soleil nourrit tout ici-bas,

Et de même vertu tout vit en vos appas ;

La Nature eût donné du sentiment aux marbres,

Aux bêtes la raison, et de l’esprit aux arbres,

Seulement pour vous voir, vous plaire, et vous aimer,

S’ils méritaient l’honneur qu’on a de s’enflammer

À ces divins rayons qui dans vos yeux éclatent,

Qui nous font vivre morts, et nous tuant nous flattent.

Tout soupire après vous : je crois qu’en ce tableau

Il y aura un tableau de paysage pendu à la tapisserie.

Ces personnages morts, d’huile, de terre, et d’eau,

Trompant le peintre et l’art, sous la couleur s’animent,

Qu’ils ont l’âme, et le cœur, où vos beautés s’impriment :

Ces Oiseaux que j’y vois, je pense les ouïr

Qui chantent par amour, et pour vous réjouir ;

Ces fleurs au naturel, que j’y vois parsemées,

Ont plus que la peinture, elles sont animées ;

J’y vois croître les lys, ces œillets ont odeur ;

Ces roses ne sont pas sujettes à l’ardeur

Dont un Soleil les tue, ainsi que la froidure,

Que leurs Astres, vos yeux, sauvent de toute injure ;

Leur âme est au parfum, le corps en la couleur,

De vos yeux elles ont la vie, et la chaleur,

Votre haleine leur sert d’agréable Zéphyre,

Sa fraicheur les nourrit, sa douceur les fait rire ;

Mais malheureuses fleurs en ce point seulement,

Qu’elles ne peuvent pas vous servir d’ornement,

Vivre en ce front si beau, qui fait honte à l’Aurore ;

Elle arrose les fleurs, vous les faites éclore ;

Si ses doigts sont d’ivoire, et de roses sa main,

Votre bouche est d’œillets et de lys votre sein ;

L’or, et les diamants en leur plus noble usage

Valent moins qu’une fleur de votre beau visage.

Mon Dieu ! Qu’on est heureux et ravi de vous voir !

Je suis jaloux du vent, et de votre miroir,

Que celui-ci vous serve, et celui-là vous touche ;

Le musc en son odeur, et le vol d’une mouche

Me dérobent un bien, s’ils vont jusques à vous,

Le son de votre luth me rend même jaloux ;

Si vous allez rêvant au bord d’une fontaine,

Je crains quelques Acis, votre ombre me fait peine,

L’eau qui vous rit, me blesse, et pour vous abuser

Ne fait votre portrait, qu’afin de le baiser ;

La Naïade en vos yeux vous adore, et se mire,

Si l’eau fait quelque bruit, c’est elle qui soupire ;

Votre portrait, (c’est trop) votre ombre lui plaît tant,

Que pout l’entretenir sur son cristal flottant

Elle arrête le cours de son eau complaisante,

De crainte d’effacer votre image présente ;

Vos yeux ont ce pouvoir, cette perfection,

Qu’où leur pointe se jette, ils font impression ;

Le miroir tout un jour retient votre figure,

Qu’il a prise au matin ; et mon cœur en murmure,

Jaloux qu’un tel objet, tout de feu, tout vivant,

Dans la glace enchâssé ne soit qu’ombre que vent,

Ou que n’ayant d’éclat que pour être insensible,

Je baise là-dedans une roche visible ;

Mon âme, qui n’est plus peinte que de vos traits,

Se plaint qu’ils soient ailleurs que dans elle portraits ;

Sans vous ôter beaucoup on ne peut vous portraire,

Seul, et dedans mon cœur, mon esprit le peut faire.

CLORIANDE.

On ne m’ira jamais en ce lieu rechercher ;

Ne fait-on mon portrait, qu’afin de le cacher ?

L’avez-vous fait si beau, pour le ranger à l’ombre

Dans l’inconnu détour d’une demeure sombre ?

Vous le faisiez tantôt nager dessus les eaux,

Animer les couleurs, les fleurs, et les oiseaux,

Pour le rendre l’objet d’une prison obscure.

VACHLES.

Ferez-vous à mon cœur une si grande injure ?

Si vous pouviez entrer, Madame, là-dedans,

Vous n’y verriez que jour, que feux, que traits ardents.

CLORIANDE.

Oui bien, vous n’avez fait, (vos voulez me l’apprendre)

Un si mauvais portrait que pour le mettre en cendre ;

Et c’est tout en effet ce qu’il mérite aussi,

La honte fait brûler ces ouvrages ainsi.

VACHLES.

Le feu respecterait bien moins un Diadème ;

Le Soleil brûle tout, sans se brûler lui-même ;

Votre portrait céleste est le feu de mes feux,

Comme la Salamandre il règne dedans eux ;

Dedans un feu le feu s’augmente, et se renforce.

CLORIANDE.

Ils ne s’aident tous deux qu’à détruire leur force ;

Faites, si vous voulez, mon portrait enflammé,

Vif, qui consume tout, et jamais consumé ;

Pour moi, je suis toujours d’une même nature ;

Mais non, c’est me flatter, ce n’est pas ma peinture ;

Votre esprit seulement a voulu se jouer,

Et lui seul il s’est peint, en pensant me louer ;

Il a, pour mon objet, pris un autre en sa place.

VACHLES.

Car je l’ai fait de flamme, et vous êtres de glace.

CLORIANDE.

Ne vous offensez pas doncque si je vous fuis,

Votre cœur est de feu, je fondrais prêt ce lui ;

Mon portrait pour ce coup vous tiendra compagnie.

Elle sort et le laisse.

VACHLES.

Oui, pour être témoin d’une peine infinie ;

C’est avecque les Dieux prendre un même pouvoir,

Qui se font adorer en portrait, sans les voir.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ARISTANDRE, UN PAGE, UNE TURC, GYLAS

 

ARISTANDRE.

Sur tes ailes, Amour, j’achève mon voyage,

Énée enfin revient, je revois ma Carthage ;

Sacrés murs, et tous d’or, témoins de mon retour,

Belle Ville, (non pas, c’est le Temple d’Amour)

Grands Palais, fortes Tours, Maisons, je vous salue ;

Que ne puis-je, emporté dans le flanc d’une nue,

Visible seulement à ma chère Didon,

Aller rendre en ses yeux mon âme à Cupidon,

Mourir d’un long baiser dessus sa belle bouche,

Goûter entre ses bras les plaisirs de sa couche !

Arrête, mon désir, veux-tu me consumer ?

Dans la Fable un tel coup aurait fait transformer

Les Dieux en cent façons, tant ma fortune est grande !

J’aurais eu pour rival Jupiter, et sa bande ;

Plus fort, plus glorieux, et plus puissant qu’eux tous,

Mortel, sans autre effort, je fais bien d’autres coups ;

Non, je ne cherche point de formes ni de nues ;

Je ne sais point que c’est de façons inconnues ;

Tout ouvert, en plein jour, ma présence et mes yeux

Font plus, que déguisés n’auraient fait tous ces Dieux ;

Je tiens à mon vouloir les âmes enchaînées,

Mes pas font le bonheur, mes yeux des destinées :

C’est par toi, petit Dieu, que je suis triomphant,

Je relève, vainqueur, du pouvoir d’un Enfant ;

Prends de nouveaux Autels, Amour, et te repose,

Je te puis faire Dieu, quoi que le Ciel t’oppose,

Fais état de me plaire, et crois qu’en mon bonheur

Ce qui se fait pour moi s’adresse à ton honneur ;

J’en attends le plaisir, et t’en donne la gloire.

Mais je crois que Gylas a perdu la mémoire

À mon commandement de revenir ici ;

Sait-il bien, le cruel, qu’il me tient en souci ?

Qu’ici je vis d’espoir, et meurs d’impatience ?

Dans la Ville envoyé, pour y prendre science

(Secrète néanmoins) de l’état de la Cour,

Depuis l’heure il devrait être ici de retour ;

Je compte tous ses pas, je le suis de pensée,

J’ai toute avecque lui la Ville traversée,

Le vent, un trait de feu me semblerait trop lent,

Rien ne peux seconder mon désir violent ;

Encore deux moments ; c’est trop. Page, aussi vite

Que ma voix coupe l’air, et Zéphyre l’excite,

Va trouver ma Princesse, et porte-lui mes vœux

Là bien moins qu’en mon cœur peints en lettres de feux :

Dis-lui que ce papier, (quand tu lui verras prendre)

S’il ne brûle à ses yeux, c’est qu’il n’est plus que cendre ;

Dépêche, n’es-tu pas encore de retour ?

UN PAGE.

Porté dans un éclair, sur les ailes d’Amour,

En Mercure je pars, et reviens en Éole.

ARISTANDRE.

Son pied certes dément de bien peu sa parole,

Son cœur et son esprit vont plus haut que ses ans,

Le finet manque peu de rencontres plaisants,

Et réussit des mieux à contenter ma flamme,

Il sait plaire à mon cœur et lire dans mon âme :

Vraiment jusqu’à ce point je puis me dire heureux,

Qu’il n’est aucun des miens qui ne semble amoureux,

S’ils n’ont l’amour au cœur, ils l’auront en la bouche,

Un valet sans cela me paraît une souche,

Je crois qu’Amour m’en fait lui-même élection,

Ils savent ménager sans moi ma passion ;

Tous ceux qui sont à moi, (je ne sais quel Génie

Leur inspire une humeur à mon humeur unie)

Ont le cœur assez bon, et je les choque peu

En valeur, en amour, sans y trouver de feu ;

Et ce Turc, que j’ai pris d’esclave à mon service,

Dont la naïve humeur passe tout artifice,

M’a juré qu’en Français le premier mot qu’il sut

Ce fut le nom d’amour, qu’ignorant il conçut ;

Il m’entend, ce souris encore le confesse ;

Approche : son humeur me plaît, plus je la presse.

LE TURC.

Qui ne vous connaîtrait ; mais je vous sens venir ;

Je suis propre, Monsieur, à vous entretenir,

Faute d’autre s’entend.

Gylas paraît au bout du Théâtre.

Or je vois dans la plaine,

Qui m’en ôtera bien et l’honneur et la peine ;

Voyez-vous pas Gylas qui tire ici tout droit ?

ARISTANDRE.

Un Dieu plus à propos certes ne me viendrait.

Et bien, qu’apprenons-nous ?

GYLAS.

De mauvaises nouvelles.

ARISTANDRE.

Quel Démon de malheur les pourrait faire telles ?

GYLAS.

Celui qui ne se plaît que dedans nos tourments,

Qui tire tous nos maux de nos contentements,

Le sort ?

ARISTANDRE.

Achève tôt, ta harangue me tue,

J’en ai le cœur atteint, et l’oreille battue ;

Le sort, que veut le sort ? Prononce son décret ;

S’il ne faut que mourir, me voilà, je suis prêt ;

Ah Dieu ! Je ne sais quoi me met en frénésie,

Que je crains les effets de quelque jalousie !

Parle.

GYLAS.

Écoutez parler en vous la passion,

Qui vous dit le sujet de votre affliction ;

Vous devinez vous-même, et tout seul, ce qu’à peine

Ai-je appris de plusieurs.

ARISTANDRE.

Tu me tiens en haleine ;

La Princesse, en un mot, sait-elle mon retour ?

Vit-elle ? M’aime-t-elle ?

GYLAS.

On ne sait à la Cour

Quelle part la retient ; mais ce qui plus m’étonne,

Un des miens sourdement m’a dit qu’on l’emprisonne,

Et pour l’égard du Prince, on croit qu’il est jaloux ;

Vous pouvez bien penser que ce n’est que de vous.

ARISTANDRE.

Tu n’en as que trop dit ; je juge assez du reste :

Astres cent fois maudits ! Toi Ciel ! Je te déteste ;

Vous démons !... Mais pourquoi les Astres quereller ?

Ils ne peuvent répondre, et je leur veux parler ;

Crier contre le Ciel, c’est frapper une roche ;

J’attaque un ennemi qui se tient hors d’approche ;

Va trouver le Tyran, c’est lui, va l’égorger,

Contre lui seul se doit ton foudre décharger,

D’un coup va lui cacher dans le sein ton épée,

Ta colère en son sang se verra détrempée ;

Je le veux, je le puis. Mais il ne le faut pas ;

Ici ma passion doit aller par compas,

Cette affaire se veut plus doucement poursuivre ;

Amour perd Roseline, il faut qu’il la délivre ;

Mon esprit fera plus ici que la valeur ;

Cloriande sans doute a causé le malheur :

Sa passion jalouse en rage convertie

Aura contre sa Sœur dressé cette partie ;

Sa bonne volonté pour moi, fait contre moi,

Infidèle en cela par un excès de foi ;

Il faut que mon esprit qui perce ces ombrages,

Comme un Soleil plus fort, démêle ces nuages,

Que qui m’a fait le mal me donne guérison,

Que je remette l’Ingrate à la raison,

Et que la propre main qui perdit ma Princesse,

Par un coup plus subtil la guérisse, et se blesse :

Allons donc appeler ma Jalouse au combat,

Et vaincre un ennemi, qui lui-même se bat.

 

 

Scène II

 

ROSELINE, dans un Château qu’elle a pour prison

 

Furieuse d’amour, d’espoir abandonnée,

Qu’ai-je plus à traîner ma fière destinée ?

À ma propre raison mon nom même odieux,

Et mon ombre à moi-même objet injurieux,

Ne saurais-je trouver, mes pleurs, où je me noie ?

Horreur de tous les yeux, faut-il que je me voie ?

Que ne m’a-t-on donné pour prison les Enfers ?

Un Cachot couvrirait, et ma honte, et mes fers ;

Que me vaut un Palais, où je ne vois personne,

Où je mange ma voix, et l’air qui m’environne,

Où je n’ai d’entretien qu’avecque mes douleurs,

Je vis de mes soupirs, et ne bois que mes pleurs ?

La grotte d’un Lion me serait moins sauvage,

Un désert, un rocher, un barbare rivage ;

En cet infâme état mon seul objet me nuit,

Je ne fuis rien que moi, rien que moi ne me suit ;

Réduite à soupirer seule entre ces murailles

Je fais vivante ici mes propre funérailles,

Mon âme est en mon corps comme dans un tombeau,

Ma honte est mon supplice, et mon cœur le bourreau.

Ô Mort ! C’est trop languir dans tes traits engagée,

Achève, en me tuant tu m’auras obligée ;

Dedans ta cruauté je cherche ta pitié,

Et le coup de ma mort est un coup d’amitié ;

Et vous Cieux, qui semblez entreprendre ma perte,

Vous en dédirez-vous ? Elle vous est offerte ;

Je vous tiens plus cruels si vous m’êtes plus doux,

Je crains plus votre grâce encore que vos coups ;

Toi, qui n’a rien d’humain que le visage d’homme,

Barbare ! C’est trop peu, s’il faut que je te nomme ;

Mon Mari ! Non, ta rage et ta brutalité

T’ôtent ce nom, jamais tu ne l’as mérité ;

Prince ! Il n’en fut jamais aucun de cette sorte,

Voit-on qu’un tigre, un ours d’une lionne sorte ?

Oui, trop indigne fruit ta race te dément ;

Toi, que mon cœur ne peut appeler seulement,

Toi doncque, qui me tient misérable, et captive,

Qui ne veux que ma perte, et qui veux que je vive,

Bourreau, viens m’égorger, viens, et ne me fais pas

Pour un soupçon tout seul souffrir plus d’un trépas ;

Que ne puis-je d’un coup achever ma misère ?

Puissé-je me tuer moi-même en ma colère,

Déchirer pièce à pièce un corps que la douleur

Tient en état de vie et de proie au malheur.

Mais je me tue à faux, et la Parque cruelle

Pour mourir plus de fois me ferait immortelle ;

Coryléon, la Mort, ma douleur, et les Cieux

Ne savent point que c’est d’un acte officieux,

Dedans leur cruauté s’ils me pensaient bien faire,

On les verrait changer mon mal en un contraire,

Ils me font de ma vie un Enfer rigoureux,

Et je ne puis mourir, parce que je le veux.

Ô Ciel ! Si je ne puis mériter un tonnerre,

Au moins que sous mes pas s’ouvre, et crève la Terre,

Je ferai, pour mourir, précipice de tout,

Qu’on me laisse à mon choix, j’en viendrai bien à bout ;

Elle cherche partout de quoi se faire mourir.

Où pourrai-je trouver une mort toute prête ;

Mais toujours un lien sensiblement m’arrête.

Aristandre, c’est toi, c’est ta seule raison

Qui m’a mise et retient vive dans ma prison ;

Sans toi je n’oserais disposer de moi-même,

Pour moi je hais la vie, et pout toi seule je l’aime ;

Encore mon amour me permet de te voir ;

Et je bénis mes maux, s’ils me font recevoir

Ce bien qui dans l’Enfer me ferait des délices,

Qui me rendrait heureuse au milieu des supplices ;

Ma Sœur, que je puis dire au vrai mon seul appui,

Doux Soleil qui m’éclaire en ce gouffre aujourd’hui,

De qui tout le défaut n’est que d’avoir un frère,

Et qui me tient encore en ces lieux bien plus chère,

M’a promis que dans peu ce nuage écarté,

Avecque mon honneur j’aurai la liberté :

Ô Ciel ! À son respect sois-moi plus favorable.

Ce doux espoir me rend déjà moins misérable,

Je doute, et dans mes maux, si j’ai bien enduré,

Je ne me souviens pas presque d’avoir pleuré,

Et ces lieux destinés à mon inquiétude,

Ma paraissent plus doux, comme une solitude ;

Je m’y retire, et crois que c’est plus pour rêver

On me les a donnés, que pour me captiver.

 

 

Scène III

 

ARISTANDRE, GYLAS, LE TURC, LE PAGE, VACHLES et SA TROUPE

 

ARISTANDRE.

C’est à lui maintenant de chercher son courage ;

Nous l’avons mis au tort ; le presser davantage,

On eût pu l’imputer à ma témérité,

Un affront signalé punit sa vanité,

Et mon épée attend pour achever le reste ;

C’est par où mon courroux lui sera plus funeste ;

Il ne peut reculer, je l’ai trop bien lié,

Je tiens déjà mon bras dessus lui déplié ;

L’orgueilleux ! L’insolent ! Il a l’âme si lâche,

Qu’avant que de l’avoir ma victoire me fâche,

Il ne mérite pas une mort de ma main,

Ma valeur le tuer ? Ce sera mon dédain ;

Je lui ferai bien voir demain une autre danse ;

Mais redis-moi, Gylas, ici son impudence,

De quel air son esprit à ce jeu l’a porté.

Page, avance à la rue, en ce coin écarté.

Le Page porte un flambeau.

GYLAS.

L’Ambassadeur, jaloux qu’au milieu de la bande

Vous eussiez dérobé de ses mains Cloriande,

Se retirant du bal, où libre vous dansiez

Sans égard qu’en cela pourtant vous l’offensiez ;

C’est un sauteur, dit-il, dont le cœur est de rose,

Ces Français font toujours éclat de peu de chose,

Je l’entends, et lui dit à l’oreille, tout bas ;

Monsieur, il a le cœur d’un Lion aux combats,

Il porte seulement la rose en son visage ;

Si vous avez assez de cœur et de courage,

Il vous en fera voir l’épine sur le pré.

ARISTANDRE.

Mon Dieu ! Qu’en cet Appel tu parlas à mon gré !

GYLAS.

Le voilà tout surpris, sans réplique, et sans grâce,

Qui digère assez mal sa peur, et mon audace ;

Vous savez le surplus, et ce qu’après le bal

Vous lui dites ensuite.

ARISTANDRE.

À ton discours égal

Je pris et confirmai ta première parole :

C’est bien peu de sauter, vous verrai que je vole

Quand j’ai l’épée en main, lui dis-je froidement,

C’est l’éclat des Français le plus noble et charmant ;

Si mes pieds sont légers, j’ai la main forte et dure ;

Lors il entre en cervelle, et perd toute posture ;

Interdit, qui n’avait de couleur ni de voix

Non plus ?

LE TURC.

C’est trop parlé, Monsieur, pour cette fois ;

On nous suit ; voyez-vous couler, à la lumière

Que jettent ces flambeaux, une Troupe derrière.

Les voilà plus de douze ; ils viennent droit à nous.

ARISTANDRE.

Qu’ils traînent tout l’Enfer, je les soutiendrai tous !

Il recherche la nuit, le Voleur ; ces ténèbres

Mettront sa honte au jour, et lui seront funèbres.

Page, éteins ce flambeau ; serrez-vous près de moi ;

Avance ; allons toujours sans trouble, sans effroi.

Ils tournent d’un côté derrière le Théâtre, et Vachles et les siens s’avancent de l’autre.

VACHLES, à sa Troupe.

Il fuit : arrêtez-là, vous tous ; que je le suive

Seul, l’épée à la main ; ô la honte ! Il s’esquive ;

Non ne les quittons point, Amis, allons après,

Ils sont à nous, et morts, joignons-les de plus près.

UN SOLDAT.

Que ce Lièvre en fuyant nous échappe ou résiste ?

VACHLES.

Il ne peut, nous l’aurons, suivons-les à la piste.

Ils sortent après eux du même côté du Théâtre,

Et les autres rentrent par l’autre.

ARISTANDRE.

Prête-moi, Page, ici ton oreille, et ta foi,

Ces mots soient dans ton cœur gravés comme une Loi :

Tiens, serre cette bague, et fais, quoi qu’il advienne,

Qu’elle n’entre jamais de ta main qu’en la mienne ;

Mourant, elle est à toi, garde-la chèrement ;

Si je vis, ne la rends qu’à moi tant seulement ;

De mon sort, quel il soit, avertis ma Maîtresse ;

Retire-toi, je sens l’ennemi qui me presse.

LE PAGE, regardant la bague.

Ce gage vaut beaucoup ; mais par là me ravir

En un si grand danger l’honneur de vous servir,

C’est m’ôter un trésor que l’on ne peut me rendre ;

Monsieur !...

ARISTANDRE.

Va, sois secret, sans plus outre entre prendre.

Le Page se retire.

Je ne ferais un pas maintenant plus avant

Pour une Légion qui m’allât poursuivant ;

Amis, je plains mon sort seulement dans le vôtre.

GYLAS.

Vous servir c’est ma vie.

LE TURC.

Et moi je n’en veux autre.

ARISTANDRE.

Doncques, puisque tous deux vous êtes résolus,

Allons, tournons le front.

Vachles et les siens paraissent.

VACHLES.

Vous ne nous fuirez plus,

Je te tiens ; et ce coup te dira, s’il te touche,

Qui je suis, par ma main bien mieux que par ma bouche.

ARISTANDRE.

Toutes deux me font voir que tu n’es en effet

Qu’un traître que je tue.

Ici ils se battent.

VACHLES, mourant.

Ah ! Je meurs.

ARISTANDRE.

C’en est fait ;

Ce coup plus qu’à demi me donne la victoire ;

Courage, à ces flambeaux, Gylas, il est à croire,

Lorsqu’à peine en la nuit leurs coups se connaîtront,

Que de leur propre fer eux-mêmes se battront.

LE SOLDAT, mourant.

Ah ! Dieu !

ARISTANDRE.

Meurs, va tenir compagnie à ton Maître ;

Gylas, vois-tu tomber ces deux ? À moi, le Traître,

Il engage mon Turc ; ah ! Le voilà percé.

LE TURC.

Non, Monsieur, ce n’est rien, je ne suis que blessé ;

Il ne se vantera jamais de ma blessure.

Il le presse, et l’autre s’enfuit.

GYLAS, en tuant un.

Encore celui-ci mous paiera cette injure.

ARISTANDRE.

Achevons :

Le reste s’étant mis en fuite.

où sont-ils ? La canaille s’enfuit,

Le champ nous reste seul, je n’entends autre bruit,

Que celui qu’en mourant ces âmes malheureuses

Font encore à sortir de leurs prisons affreuses ;

Retirons-nous d’un lieu si sanglant et mortel,

Et laissons à Pluton sa nuit, et cet Autel.

 

 

Scène IV

 

CAMILLE, travestie en homme, et retournant du Bal où elle avait vu Aristandre caresser Cloriande

 

Qu’ai-je vu ? Qu’ai-je appris ? Ma flamme curieuse

En m’obligeant me nuit, et m’est injurieuse ;

Je l’ai vu, ce Parjure, au mépris de sa foi

Caresser et tromper une autre devant moi ;

Il est vrai que l’ingrat ne m’a point reconnue,

Je suis en cet habit mieux que dans une nue ;

Et l’Amour qui m’ôta d’entre les bras des miens,

Pour chercher un trompeur chez les Silésiens,

Lui qui sait mon dessein, lui qui me fait paraître,

À peine en cet état m’aurait-il pu connaître ;

À mon abord ici, j’ai su du même jour

L’amour de mon Trompeur, son départ, son retour ;

J’ai sous l’habit d’un homme appris que cet infâme

N’a que l’esprit léger, et le cœur d’une femme :

Étrange changement de son sexe et du mien !

Mon courage triomphe en la perte du sien,

Nous nous trompons tous deux d’une contraire flamme,

Ma feinte est en l’habit, et la sienne est en l’âme ;

Oui, méchant, trompe-moi ; mais épargne deux Sœurs.

Qu’attend votre courroux Célestes défenseurs ?

Ne punissez-vous plus ces détestables crimes ?

Enfers, n’avez-vous plus de gouffres ni d’abîmes ?

Armez-vous, pour punir cette infidélité,

Cieux, Enfers, Hommes, Dieux. Quoi ? Mon cœur agité

Se relâche, et fait tort à mon courage extrême ;

Non non, pour me venger, je ne veux que moi-même,

Ces mains, ces propres mains. Mais où suis-je ? Et quel bruit ?

Quelle nouvelle horreur se mêle dans la nuit ?

Quelques coureurs de Ville ici font leur ravage ;

Tirons-nous à l’écart, laissons passer l’orage.              

Elle se couvre de la tapisserie.

 

 

Scène V

 

TROUPE DE CITOYENS, ARISTANDRE, GYLAS, CAMILLE

 

CITOYEN I, poursuivant avecque ses Compagnons Aristandre, qui se défend, et sort de son logis où il est assiégé.

Main basse, tuons tout ; ce courage obstiné

Ne peut plus éviter son trépas destiné.

CITOYEN II.

Le Prince a commandé, vif, ou mort, qu’on le prenne.

ARISTANDRE, sur le pas de sa porte.

Furieux, insolents, que la discorde entraîne,

Assassins, que la rage arme, anime, et séduit,

De votre sang honteux rougira cette nuit ;

Je veux que le Soleil au sortir de sa couche,

Effrayé du spectacle, et tombe et se recouche,

Comme en une autre Mer noyé dans votre sang :

De peur déjà la Lune en a perdu son rang ;

Voyez-vous que troublés tous les Astres se cachent,

Que mes justes fureurs jusques aux Cieux s’attachent ?

GYLAS.

Monsieur, retirez-vous.

ARISTANDRE.

Va tenir là dedans !

À moi, traîtres, à moi.

GYLAS.

Montrons doncque les dents

À ce Peuple, qui n’a de cœur qu’en sa manie ;

Vous laisser au milieu d’une troupe infinie ?

M’enfermer au logis, et vous voir au combat ?

Non, je sais mieux mourir.

CAMILLE, les ayant reconnus, et parlant à part soi tandis qu’ils de battent.

Ce généreux débat

Me demande pour tiers, il est temps que je sorte,

Je sens que malgré moi mon courage m’emporte ;

Voilà ceux que je cherche, allons les secourir.

Mais arrête, où vas-tu ? Non, laisse-le mourir

Cet infidèle Amant qui n’a l’esprit qu’au change ;

Sans y mettre la main, vois comme l’on te venge.

Que dis-je. On ne le peut, sans me désobliger ;

Ô Dieux ! Le puis-je voir dans leurs fers s’engager ?

Vous, trop cruelles mains, à mes vœux complaisantes,

Ne me vengez pas tant, et soyez moins pesantes ;

De sa légèreté faites-le repentir,

Mais ne le blessez point, je n’y puis consentir :

Frappez un peu plus doux, à chaque coup je tremble ;

Cruels ! C’est déjà trop, vous offensez ensemble

Et les lois de l’honneur, et mes propres désirs.

Qu’attends-je malheureuse ? Où mets-je mes plaisirs ?

En la mort d’un Trompeur : cessez de l’entreprendre,

On ne le peut tuer, sans toucher Aristandre ;

Elle se jette l’épée à la main entre Aristandre et le Peuple.

Aristandre en péril ? Ô Cieux ! Et je le vois ?

Assassins, arrêtez, vous en avez à moi ;

Un Dieu par moi s’oppose à votre violence ;

Voici qui te fera devoir à ma vaillance,

Ingrat, ce que tu dois à mon affection.

CITOYEN I.

Ce Cavalier nous met en nouvelle action ;

Si faut-il le presser, et d’une force entière

Donner joug, ou la mort à cette Troupe altière.

ARISTANDRE, comme Camille a soutenu leur premier assaut.

Qui vit en un Mortel jamais tant de valeur ?

Que je chéris ma perte, et bénis mon malheur,

Puisque le Ciel m’envoie un Ange à ma défense.

Serait-ce point Amour ? Oui, cette mâle enfance,

Sa force, et sa beauté nous le montrent assez.

CAMILLE, repoussée par un second effort.

Ah ! Traîtres, respectez celle que vous forcez,

Ma valeur cède au nombre. Et toi, tu vas l’apprendre,

Elle les arrête tous saisis d’étonnement.

Trompeur, ingrat, perfide, et parjure Aristandre,

Que ce n’est pas Amour qui te sauve aujourd’hui,

Mais que je voudrais être aveugle comme lui,

Pour n’avoir à témoins d’une faute si noire

Ces yeux, que tu nommais les Dieux de ta mémoire.

Elle dit ceci en ôtant sa casaque, et son chapeau, et faisant tomber sa cotte, qui la fait reconnaître pour fille à ce peuple, qui la respecte étonné de sa valeur et de cet accident.

ARISTANDRE.

Quel charme est celui-ci qui me ravit les sens ?

Ô Dieux ! Voilà sa voix, j’en connais les accents ;

Cette façon superbe, et toutefois gentille,

Ce front, et ces attraits plus forts que d’une fille,

Nous font connaître ici d’un jugement commun

Et la gloire et l’honneur de deux sexes en un :

Il est vrai, c’est Camille ; ou, pour croire à ma flamme,

C’est plutôt Mars armé sous le front d’une Dame ;

Sus, tous, les armes bas ; cette divinité ?

CAMILLE.

Qui sait tout, punira ton infidélité.

Et bien, la connais-tu, cette Amante offensée ?

Qui fut ?

ARISTANDRE.

Et qui sera toujours en ma pensée.

CAMILLE.

Tes yeux sont-ils trompeurs aussi bien que ton cœur ?

ARISTANDRE.

Tout me trompe, ravi dans cet objet vainqueur,

Et mes yeux me font voir ce que mon cœur adore.

CAMILLE.

Oui, peut-être en pensée ; et tu crois être encore

Auprès d’une Rivale, à goûter les douceurs

Qu’un perfide ressent d’être aimé des deux Sœurs.

ARISTANDRE.

Que dirai-je ? Coupable ; ah ! Le cœur m’abandonne.

CITOYEN.

Quel éclat de Grandeur dessus son front rayonne !

AUTRE CITOYEN.

D’un mot elle a gagné plus que tout notre effort

N’eût fait sur un mutin qui défiait la mort ;

Voyons à quelle fin ira cette victoire.

ARISTANDRE, à genoux.

Pardonnez à mon sort, ou bien à votre gloire,

Qu’un si lâche soupçon offense également ;

Voulez-vous pas ouïr mes raisons ?

CAMILLE.

Nullement ;

Quelle raison pourrait excuser un parjure ?

ARISTANDRE.

Nulle, Que la pitié des peines que j’endure.

CAMILLE, parlant bas.

Ah ! Que ce mot me blesse ! Il n’a pas oublié

L’Art d’entrer en un cœur à ses charmes lié.

ARISTANDRE.

Quoi ? Serez-vous injuste autant comme cruelle ?

Écoutez ?

CAMILLE.

Un trompeur ?

ARISTANDRE.

Un Amant plein de zèle,

Qui se plaint d’un mépris qu’il n’a pas mérité.

CAMILLE.

Obstiné, qui combat même la vérité.

Mais je réserve ailleurs ma plainte, et ton supplice ;

C’est assez qu’à ce coup ton visage pâlisse,

Et qu’un remords t’ait peint la honte sur le front ;

Je saurai bien ailleurs me venger de l’affront ;

Quand je t’ai tirai de tant de mains armées,

Que mon heureux abord suspend comme charmées ;

Çà, que je vous accorde, Amis, que voulez-vous ?

CITOYEN I.

La tête de celui qui pend à vos genoux.

CAMILLE.

Résolvez-vous d’avoir auparavant la mienne.

CITOYEN II.

Ou bien, s’il l’aime mieux, que sans défense il vienne

Répondre de son crime, et s’en justifier.

ARISTANDRE.

Qu’après l’assassinat je puisse m’y fier ?

Traîtres, esprits de sang, osez-vous le prétendre ?

Recommençons plutôt.

CAMILLE.

Arrêtez, Aristandre.

CITOYEN I.

Quoi ? Ce Lion rugit, et nous le souffrirons ?

Compagnons qu’on l’achève.

CAMILLE.

Attendez, nous irons.

ARISTANDRE.

Non, Madame, jamais, que sur la foi du Prince.

CAMILLE.

Plût aux Cieux conjurés, que seule je soutinsse,

En ce malheur commun le péril et l’assaut !

Furieux, vous allez plus outre qu’il ne faut ;

J’abandonne ma vie, et me donnez la sienne,

Je vous réponds de tout, qu’en sa place on me tienne ;

Qui jamais refusa des fers aux prisonniers ?

Je veux mourir pour lui : voilà mes vœux derniers.

Mais faisons mieux, Amis, quittons la violence ;

Toute cette action remise à la balance,

Allons trouver le Prince, et recevons sa loi,

Puisque ce Cavalier n’implore que sa foi ;

La moitié de la Troupe aux environs logée

Tiendra jusqu’au retour la Maison assiégée.

CITOYEN I.

Certes, à mon avis, on ne peut dire mieux ;

Attenter plus avant, c’est offenser les Dieux :

Allons, puisqu’l vous plaît, nous vous suivrons, Madame.

Ils l’emmènent.

ARISTANDRE, parlant à ses Gardes qui le remettent au logis.

Vous n’avez que le corps, ces autres ont mon âme.

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