La Grondeuse (Christophe-Barthélémy FAGAN DE LUGNY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 11 février 1734.

 

Personnages

 

AMINTE

CLÉANTE

DORINE, suivante d’Aminte

MONSIEUR ORONTE

MONSIEUR DARTIMONT

LE CANDIDAT

CRISPIN, valet de Cléante

MONSIEUR DOUBLECROCHE, musicien

LAQUAIS

 

La Scène est dans l’appartement d’Aminte.

 

 

Scène première

 

CLÉANTE, ORONTE, CRISPIN

 

ORONTE.

Nous voici dans son appartement. Il est encore matin. Je ne sais si elle est visible.

CRISPIN.

À la paix qui règne ici, je juge qu’elle dort encore.

CLÉANTE.

Mon cher Monsieur Oronte, je vous ai toute l’obligation possible ; mais c’en est fait, je renonce à une malheureuse passion. Mon parti est pris.

ORONTE.

Vous êtes un étrange homme. Vous dites vous-même que les vices de l’humeur doivent se pardonner.

CLÉANTE.

Oui, l’on fait grâce volontiers à des défauts superficiels qui ne décident point contre la bonté du cœur. Aussi, ai-je toute autre chose à reprocher à Aminte.

ORONTE.

Enfin, vous vous êtes mis en tête que vous n’êtes point aimé.

CLÉANTE.

Je me suis mis en tête qu’elle a conçu pour moi tout ce que l’indifférence et le mépris ont de plus déterminé.

ORONTE.

Et ce qu’il y a de certain, c’est que vous prenez pour mépris et indifférence une humeur altière et mutine qu’elle a eue toute sa vie.

CLÉANTE.

J’y suis trop intéressé pour pouvoir m’y tromper.

ORONTE.

Enfin, vous l’avez vue et aimée avant qu’elle fut mariée à feu mon frère... Ne grondait-elle pas alors ?

CLÉANTE.

Assurément, on forçait son inclination.

ORONTE.

Mariée, tout le monde sait...

CLÉANTE.

Peut-on vivre en paix avec un homme que l’on épouse malgré soi ?

ORONTE.

Mais depuis qu’elle est veuve ?...

CLÉANTE.

Ah ! Le veuvage est un état si triste.

CRISPIN.

Il a réponse à tout.

CLÉANTE.

Vous ne la verrez tranquille et contente que quand l’ingrate sera unie à quelqu’un qui lui plaise. Je m’étais flatté d’être ce quelqu’un ; mais les traitements que j’ai reçus m’ont assez prouvé le contraire.

CRISPIN.

Cela est vrai.

CLÉANTE.

Hélas ! Vous parlez de ce temps où on la forçait de prendre des nœuds malgré elle. Je la vis dans ces circonstances pour la première fois. Tout ce que la jeunesse étale de charmes, tout ce que l’esprit a de plus séduisant, et le cœur de plus noble, se rassemblait en elle. Elle se plaignait à moi, je vous l’avoue, elle se plaignait avec amertume de l’obstination de ses parents : et ses plaintes, sa beauté et un pouvoir inconnu me firent bientôt sentir ce que j’avais jusqu’alors ignoré. On la marie. Je ne trouve point en moi de ressource contre ce coup affreux ; et ne pouvant l’oublier, tout ce que je puis faire est de me condamner à l’absence. Enfin, ses nœuds sont rompus.

CRISPIN.

La voilà veuve.

CLÉANTE.

Mon espoir se ranime. Bien plus, il semble qu’une inclination qu’elle avait été obligée d’étouffer, reprend place en son cœur. Je sais qu’elle m’accuse d’inconstance, et désire mon retour ; j’en reçois même quelques lettres remplies des reproches les plus vifs.

CRISPIN.

Et les plus choquants.

CLÉANTE.

Mais comme si le sort prenait plaisir à me jouer, je n’essuie, en la revoyant, que procédés injurieux ; et quand ma passion est irritée par les événements, la réflexion, le temps, la douleur et l’espoir, tout me dit que je ne suis point aimé.

CRISPIN.

Ma foi, à votre place, le Roman irait comme il pourrait ; du diable, si je m’en chagrinais...

ORONTE.

Enfin vous êtes convenu que vous la verriez encore aujourd’hui. D’ailleurs, vous savez que nous autres parents du défunt nous devons nous assembler pour la déterminer à se remarier et à se déclarer en votre faveur, en cas que ce soit une mauvaise honte qui la retienne.

CRISPIN.

Et quel intérêt, Monsieur le Jurisconsulte, quel intérêt avez vous de porter mon Maître à...

CLÉANTE.

Tais-toi.

CRISPIN.

Il y a quelque chose là-dessous.

CLÉANTE, à Oronte.

Un si grand témoignage d’amitié de votre part à lieu de me surprendre. Je ne sais par quel endroit je l’ai mérité. Je veux bien, pour un jour, dissimuler mon ressentiment ; mais vous verrez que ce sera un délai inutile.

À Crispin.

Va t’informer si l’on peut voir Aminte.

CRISPIN.

Quoi ! Vous voulez que j’aille... Non, Monsieur, je n’en ferai rien.

CLÉANTE.

Comment donc ?

CRISPIN.

À quoi bon tant de cérémonie ?

CLÉANTE.

Quel est donc ce discours ?

CRISPIN.

En vérité, Monsieur, vous n’êtes guère à la mode ; depuis que nous sommes ici, un autre que vous serait entré, aurait complimenté, embrassé, gesticulé, dit des nouvelles, fait une pirouette, et serait déjà remonté dans son carrosse.

CLÉANTE.

Va où je te dis, et ne raisonne point.

CRISPIN.

Il faut obéir ; mais...

CLÉANTE.

Hé ! bien ?

CRISPIN.

Puisqu’il faut vous le dire, je crains...

CLÉANTE.

Dis donc ce que tu crains.

CRISPIN.

Allant de votre part, je crains d’être mal reçu.

CLÉANTE.

Peste soit de l’impertinent !

 

 

Scène II

 

ORONTE, CLÉANTE

 

ORONTE.

Pendant que nous sommes seuls, je veux vous faire part d’une délicatesse que j’ai. Nous sommes tenus, par le testament de feu mon frère, de faire dix mille francs de rente à Aminte tant qu’elle ne se remariera pas. En Pays de droit écrit...

CLÉANTE.

Je sais cela. Hé ! bien ?

ORONTE.

En lui insinuant de se remarier, elle nous soupçonnera d’agir par intérêt ; et ce lui sera un prétexte de rejeter notre proposition.

CLÉANTE.

On peut trouver un expédient.

ORONTE.

Sans doute.

CLÉANTE.

Offrez-lui de lui continuer cette rente, même en se remariant ; et par un acte secret, je m’engagerai à vous en tenir compte.

ORONTE.

De cette façon là tout ira le mieux du monde. Vous entendez bien qu’on n’aime point à passer pour être intéressé.

CLÉANTE.

J’en conviens. Plut au Ciel que sa haine ne fut pas un obstacle plus difficile à vaincre.

 

 

Scène III

 

ORONTE, CLÉANTE, CRISPIN

 

CLÉANTE.

Eh ! bien, as-tu parlé à quelqu’un ?

CRISPIN.

Oui, Monsieur. Mon pressentiment était juste. On ne veut pas vous voir.

CLÉANTE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

CRISPIN.

Si vous ne voulez pas m’en croire, voilà Dorine qui va vous le dire elle-même.

 

 

Scène IV

 

ORONTE, CLÉANTE, DORINE, CRISPIN

 

CLÉANTE.

Est-il possible, Dorine, que l’on me refuse ?

DORINE.

Mon Dieu, Monsieur, vous êtes bien le maître d’entrer, si vous le jugez à propos. Cependant...

CLÉANTE.

Parle.

DORINE.

Je crois que vous devriez revenir dans une demi-heure. Madame m’a paru surprise que l’on vînt chez elle si matin.

CLÉANTE.

Eh ! bien, Monsieur Oronte, qu’en dites-vous ?

ORONTE.

Eh ! Pourquoi être toujours industrieux à vous chagriner : Revenez dans une demi-heure comme elle vous le dit. Il n’y a point de mal à tout cela. Moi, je vais trouver mon fils le Médecin, qui, dans Toulouse, pour la science n’a pas son pareil, et Dartimont mon frère aîné, qui dans sa jeunesse a fait plusieurs voyages sur mer, et qui a même servi quelque temps comme volontaire. C’est un homme d’un grand jugement et d’une mémoire fort heureuse. Comptez que réunis ensemble nous lui ferons bien sentir... Allez, allez ; laissez-nous faire.

CLÉANTE.

Allons donc ; voyons jusqu’au bout.

 

 

Scène V

 

DORINE, CRISPIN

 

CRISPIN.

Il faut que je suive mon Maître, et...

DORINE.

C’est fort bien fait à vous.

CRISPIN.

J’ai le cœur compatissant, Mademoiselle Dorine, et je ne viens point de fois ici que je ne vous plaigne d’être obligée de vivre avec la Maîtresse que vous avez.

DORINE.

Il est vrai que la condition est dure.

CRISPIN.

Comment ne la quittez-vous pas ?

DORINE.

Elle a quelques bonnes qualités. Elle est libérale, par exemple : quand une Suivante a le courage de rester avec elle, souvent au bout de l’an elle la marie. Ce sont des considérations que cela !

CRISPIN.

Assurément, et très fortes.

DORINE.

Cela couvre bien des défauts, au moins.

CRISPIN.

Je vous en réponds.

DORINE.

Il lui est aisé de faire du bien. Elle est riche par elle-même. D’ailleurs, elle a une forte pension que son mari lui a laissée ; mais à une condition particulière.

CRISPIN.

Et quelle est-elle ?

DORINE.

À condition qu’elle restera veuve.

CRISPIN.

Il ne faut guère compter sur ce revenu-là. Elle pourrait bien ne toucher qu’une année de sa pension. Quel était donc le dessein du bon homme ?

DORINE.

Je m’imagine qu’en mourant il a voulu faire une action méritoire, et tâcher qu’aucun humain ne tombât dans le piège où il avait été pris.

CRISPIN.

Il y a des gens intrépides qui franchiront le pas : et j’aurais une curiosité ; c’est de savoir si mon Maître, qui est un amant de la vieille roche, est aimé, ou s’il ne l’est point.

DORINE.

J’en ai souvent douté. Cependant j’ai ouï dire que dans l’humeur d’une femme, il n’est point de fougue si dissonante, où l’amour ne fasse sa partie.

CRISPIN.

Il la serait bien méthodiquement avec un petit caractère aussi joli que le vôtre ; et si la témérité de mes prétentions pouvait m’élever jusqu’à vous...

DORINE.

Finissez, Crispin, et ne vous arrêtez pas ici davantage. Si Madame vous sur prenait avec moi, je serais perdue. Elle est intraitable sur l’article.

CRISPIN.

Épargnons-lui le ridicule de gronder sans sujet.

DORINE.

Je ne vous entends pas.

CRISPIN.

Je veux dire que si... Quelquefois, on peut... Par de légères faveurs...

DORINE.

Vous vous moquez. Ah ! Juste Ciel ! J’entends ouvrir la porte.

CRISPIN.

Ventrebleu ! Je ne l’attendais pas sitôt.

Il veut s’esquiver, mais il se trouve nez à net d’Aminte, il se fait petit.

 

 

Scène VI

 

AMINTE, DORINE, CRISPIN

 

AMINTE.

Pourquoi Cléante ne paraît-il point, Dorine ? Je vous ai appelée cent fois ; vous ne répondez point. Ah ! ah ! quel est ce Garçon ?

CRISPIN.

Votre petit serviteur Crispin, Valet de chambre de profession.

DORINE.

Il appartient depuis peu à Cléante, et me demandait à quelle heure son Maître reviendrait pour vous voir.

AMINTE.

À quelle heure ? Est-ce qu’il n’est point ici, Cléante ?

DORINE.

Eh ! Vraiment non, Madame.

AMINTE.

Comment ? vous venez de me l’annoncer.

DORINE.

Cela est vrai. Mais je lui ai dit de votre part de revenir dans un autre temps.

AMINTE.

De ma part ! J’ai renvoyé Cléante, moi ?

DORINE.

Je ne sais pas, Madame, si votre dessein était de le renvoyer ; mais quand je l’ai annoncé, vous m’avez répondu que vous n’étiez pas visible.

AMINTE.

J’ai répondu que je n’étais pas visible ?

DORINE.

Qu’il prenait mal son temps.

AMINTE.

L’impertinente !

DORINE.

Et même qu’il fallait ne savoir pas

AMINTE.

Ah ! Juste Ciel ! Peut-on plus loin pousser l’impudence ?

CRISPIN.

Madame ne saurait avoir dit cela.

AMINTE.

L’avoir dit ! Eh ! cette fille là n’est-elle pas faite pouf pousser ma patience à bout ? Il n’y a personne qui ne s’en aperçoive.

CRISPIN.

On voit bien ce qui en est.

AMINTE.

Ce sont tous les jours nouvelles sottises. Sans jugement, sans adresse, sans savoir, dans tout ce qu’elle fait et dans tout ce qu’elle dit, il semble qu’elle prenne plaisir à me désespérer ; j’excuse sans cesse ; sans cesse je pardonne, et l’on me regarde encore comme une femme difficile à contenter. Renvoyer Cléante ! Me soutenir que c’est par mon ordre ! A-t-on jamais fait une plus lourde saute ? Et après l’avoir faite, l’a-t-on jamais appuyée d’une plus grande effronterie ? Oh ! Je vous avoue qu’il faut bien prendre sur soi pour souffrir, sans rien dire, de pareilles bévues.

CRISPIN.

Eh ! Que ne parlez-vous Vous êtes bien bonne !

AMINTE.

Elle ne se façonnera jamais.

DORINE.

Je conviens, si vous voulez, que j’ai tort, mais ma faute n’est pas sans remède. Crispin peut la réparer.

CRISPIN.

Volontiers.

AMINTE.

Eh ! Comment ?

DORINE.

Il peut dire à son Maître que vous êtes fâchée...

AMINTE.

Moi, fâchée ?

CRISPIN.

Non, non ; je dirai que Madame serait bien aise...

AMINTE.

Bien aise ! Mais de quoi ces gens-là se mêlent-ils de me faire parler ?

CRISPIN.

Eh ! bien, je lui dirai que vous n’êtes point fâchée de ne l’avoir point vu, et que vous ne seriez point bien aise de le revoir. Mais, n’importe, je suis homme d’esprit ; je donnerai à cela un tour qui lui fera plaisir.

 

 

Scène VII

 

AMINTE, DORINE

 

AMINTE.

Je crains bien que cette étourderie n’empêche Cléante de revenir, et que je ne l’attende ici en vain. Voilà pourtant les bons offices que vous me rendez ! Au surplus, il est assez plaisant que je vous trouve ici seule avec un garçon qu’à peine vous connaissez.

DORINE.

Eh ! quel mal y a-t-il à cela, s’il vous plaît ?

AMINTE.

Quel mal ? L’interrogation est bien placée.

DORINE

Je vous assure, Madame, qu’un homme...

AMINTE

Je vous assure !... Oui, je vous assure !... Savez-vous, sotte, la conséquence de ce que vous dites ? Savez-vous à quels dangers nous expose notre faiblesse ? Savez-vous enfin ce que c’est qu’un homme, pour oser en parler ?

DORINE.

Eh ! mais, la chose n’est pas si difficile à deviner.

AMINTE.

Allez, vous devriez mourir de honte. C’est bien à une fille telle que vous à braver l’occasion ! Quels principes, quelle éducation avez-vous pour oser compter sur vous-même ? Faible, et sans défense, vous écoutez le premier venu, pendant que des femmes sensées se tiennent encore sur leurs gardes contre des amis dont la discrétion est éprouvée. Mais la coquetterie naturelle brave des écueils, dont l’expérience a peine à se sauver. Que sont les Conteurs de fleurettes ? Presque toujours des importuns. Plus hypocrites qu’amoureux, leur plaisir est de nous tendre des pièges, prêts à rire si nous succombons ; et les ingrats bientôt nous couvrent du reproche qu’ils ont mérité plus que nous par leur séduction. Mais des motifs aussi puissants ne touchent point une personne de votre espèce...

DORINE.

Bon ! bon ! Madame, s’il fallait se ressouvenir de tout ce que vous dites-là, pour se défendre d’un homme, eh ! l’on serait attrapée avant qu’on en eut pensé la moitié.

AMINTE.

Je vous ai dit cent fois que ces façons déplaisantes ne me convenaient point. Mais enfin je crois voir Cléante.

DORINE.

C’est lui-même. Vous pouvez, par un mot, réparer le mal que j’ai fait.

AMINTE.

Oui, c’est moi qui doit raccommoder vos sottises.

 

 

Scène VIII

 

AMINTE, CLÉANTE, DORINE

 

AMINTE.

Eh ! bien, Monsieur, vous vous êtes donc déterminé à revenir ici ?

CLÉANTE.

Oui, Madame. Me sera-t-il permis de vous entretenir un moment ?

AMINTE.

Je ne sais pas pourquoi vous me faites une semblable question ? Je ne crois pas y avoir donné lieu.

CLÉANTE.

Excusez, Madame.

AMINTE.

S’il s’est passé ici quelque chose qui vous ait déplu, vous deviez être persuadé qu’il n’y a point de ma faute ; et il faut avoir sujet de se plaindre d’une personne, pour le prendre sur un pareil ton.

CLÉANTE.

Mille pardons. Je puis donc me flatter d’obtenir une conversation que je désire depuis longtemps ?

AMINTE.

Si vous m’avez donné des preuves d’estime, je crois y avoir répondu.

CLÉANTE.

Hélas ! C’est ce point qu’il s’agit d’éclaircir. Je suis, malheureusement pour moi, né plus sensible et plus constant qu’un autre, et...

AMINTE, à Dorine.

Est-il besoin que vous soyez là à écouter ce que l’on dit ?

CLÉANTE.

Et quand une passion est délicate, elle s’offense aisément.

AMINTE, à Dorine.

Mais je ne vous dis pas de vous en aller tout-à-fait.

CLÉANTE.

Je dis donc qu’une passion délicate...

AMINTE, à Dorine.

Là, là, là, tenez-vous là. Je vous demande pardon, Cléante, de vous interrompre ainsi ; mais cette fille-là est si neuve, si neuve !...

CLÉANTE.

Je suis trop heureux, si vous daignez me rassurer, et dissiper une inquiétude...

AMINTE.

Une inquiétude !... Qui est-ce donc qui entre ici de la sorte ?

 

 

Scène IX

 

AMINTE, CLÉANTE, DOUBLECROCHE, DORINE

 

Doublecroche, pendant cette Scène, se promène en chantonnant, au fond du Théâtre.

DORINE.

C’est Monsieur Doublecroche, votre ancien Maître de Musique : voulez-vous le recevoir à présent, Madame ?

AMINTE.

De quoi s’avise-t-il ? Qu’est-ce qu’il nous veut ?

CLÉANTE, à Dorine.

Dites-lui que Madame a quelques affaires présentement.

Au Musicien.

Allez, Monsieur, repassez, repassez dans une heure ou deux, ou un autre jour.

AMINTE, à Cléante.

Comment donc, Monsieur, qu’il repasse ! comment donc ! j’ai assurément beaucoup de plaisir à causer avec vous, et vous avez sujet de le penser ; mais il faut un peu prendre garde aux bienséances ; et la façon dont vous donnez des ordres chez moi, ferait croire qu’il y aurait entre nous un étrange mystère. Il n’est pas à sa place de le renvoyer ainsi : vous me permettrez de vous le dire.

Au Musicien.

Approchez, Monsieur Doublecroche.

À Dorine.

Faites-le approcher.

À Cléante.

Pour un homme d’esprit, vous avez des inadvertances...

CLÉANTE.

Je conviens de ma faute, et je ne veux pas troubler vos plaisirs.

AMINTE.

Eh bien ! où va t’il donc ? Eh ! où allez-vous donc, Monsieur : Eh ! quoi, vous prenez un travers ?

CLÉANTE.

Non, Madame, je me souviens d’avoir donné une parole qui m’oblige de vous quitter.

 

 

Scène X

 

AMINTE, DORINE, DOUBLECROCHE

 

AMINTE.

La façon est tout-à-fait cavalière ! Le voilà parti ! Je ne comprends rien à cela. Cléante est aimable ; on ne saurait lui refuser des qualités excellentes ; mais il a l’humeur bien extraordinaire.

DORINE.

Effectivement.

AMINTE.

Que dites-vous ?

DORINE.

Je dis qu’il est vrai que son humeur ne ressemble pas à bien d’autres.

AMINTE.

Il a ce défaut-là.

Au Musicien.

Il faut avouer aussi, Monsieur Doublecroche, que vous prenez bien mal votre temps.

DOUBLECROCHE, d’un air riant.

Moi, Madame ?

AMINTE.

Sans doute. Vous voyez que je suis avec quelqu’un que je considère, et vous venez nous interrompre. En vérité, pour un homme de votre métier, vous n’êtes guère intelligent.

DOUBLECROCHE.

Moi, Madame ?

AMINTE.

Avec cela, je ne sais pas comment vous faites ; mais vous avez une figure qui choque, qui révolte, qui épouvante tout le monde.

DOUBLECROCHE.

Vous êtes la première...

AMINTE.

Allons, allons, n’allez-vous pas faire de grands discours ? de quoi s’agit-il ?

DOUBLECROCHE.

Il s’agit d’un morceau exquis, d’un morceau surnaturel. Il est à deux parties. J’espère que vous voudrez bien faire la vôtre.

DORINE.

Je ne crois pas que Madame ait envie de chanter.

AMINTE, à Dorine.

De quoi vous mêlez-vous ? Je chanterai, si cela en vaut la peine.

DOUBLECROCHE.

Si cela en vaut la peine ! Je puis dire que je me suis surpassé. De tous les airs que je vous ai apportés, en ma vie, vous n’avez jamais paru contente. Le point d’honneur et les petites altercations que nous avons toujours eues ensemble, m’ont tellement échauffé le cerveau, que je vous ai l’obligation de m’avoir fait faire un chef-d’œuvre.

AMINTE.

Je vous avoue que cela me surprendrait fort.

DOUBLECROCHE.

Commençons, commençons.

AMINTE.

Oh ! attendez. Auparavant, voyons un peu les paroles, s’il vous plaît.

DOUBLECROCHE.

Les paroles ! Les voici. Elles sont assez mal écrites ; hom... hom... Nous autres, nous lisons mieux la note que l’écriture. M’y voilà.

Il lit.

Sous un ombrage frais, près d’Iris je soupire :
Lorsque ma flamme expire,
Un vin clair et brillant ranime mon ardeur.
Les vents sont déchaînés, l’air mugit, le Ciel gronde ;
Je ris de leur fureur :
Je suis le plus heureux des habitants du Monde.

AMINTE.

Voilà des paroles odieuses.

DOUBLECROCHE.

Odieuses !

AMINTE.

Voulez-vous dire que la morale en est supportable ?

DOUBLECROCHE.

La ?

AMINTE.

La morale.

DOUBLECROCHE.

Qu’est-ce que c’est que la morale ? Je vous réponds que ces Vers sont très beaux, très excellents, très harmonieux.

AMINTE.

Ils sont très Épicuriens ?

DOUBLECROCHE.

Ma foi, ils sont ce qu’il vous plaira. Au surplus, les paroles ne font rien à la chose.

AMINTE.

Pardonnez-moi, elles y font beaucoup.

DOUBLECROCHE.

Vous allez voir mon air.

AMINTE.

Vous ne pouvez avoir fait qu’un air détestable sur ces paroles-là.

DOUBLECROCHE.

Un air détestable ! Vous n’y pensez pas. Prenez, prenez ce papier.

AMINTE.

Le Ciel m’en préserve.

DOUBLECROCHE.

Vous vous moquez, Madame.

AMINTE.

Je ne me moque point. Je ne veux pas seulement y toucher.

DOUBLECROCHE.

Quoi ! vous ne chanterez pas ?

AMINTE.

Non, vraiment, je ne chanterai pas.

DOUBLECROCHE.

Quoi ! vous me feriez cet affront ? Oh ! vous avez beau dire, je suis sur que vous chanterez. Tenez. Je ne veux chanter que ma basse. Vous êtes assez connaisseuse en musique, pour que cela vous donne envie, et que vous voyez par-là de quelle beauté est le dessus.

AMINTE.

Je ne veux point l’entendre.

DOUBLECROCHE.

Vous ne voulez point l’entendre ?

AMINTE.

Non, je vous le déclare.

DOUBLECROCHE.

Quoi ! vous m’empêcherez de chanter ma partie ?

AMINTE.

Oui, je vous en empêcherai.

DOUBLECROCHE.

Parbleu, Madame, il vous est libre de ne point chanter la vôtre, mais pour moi, je chanterai la mienne.

AMINTE.

Oh ! cela ne sera pas assurément.

DOUBLECROCHE.

Sauf votre respect, Madame, je la chanterai.

AMINTE.

Et moi, je vous dis que vous ne la chanterez pas.

DOUBLECROCHE.

Et moi, je vous dis que je chanterai ; et cela est si vrai, que...

Il chante.

Sous un ombrage frais, etc.

AMINTE, pendant que le Musicien chante, avec la reprise.

Quoi ! Vous osez chanter, malgré tout ce que je puisse vous dire ! On n’agit pas de la sorte. Songez que vous êtes chez moi, Monsieur Doublecroche ; je le prendrai comme une insulte, je vous en avertis. Vous continuez ! Prenez-y garde, Monsieur Doublecroche ; ne me poussez point à bout. Monsieur Doublecroche ; cela pas se la raillerie. Vous êtes un insolent ; je vous ferai repentir de ce que vous faites. Voilà ce que c’est que les Musiciens. Il ne cessera pas ! Dorine, aidez-moi donc à sortir de l’embarras où je suis. La reprise ! Ah ! le chien ! Ah ! le traitre ! Ah ! le scélérat ! Ah ! je n’y puis plus tenir. Prends-y garde. Si tu ne cesses, il t’en coutera cher. Rien ne peut l’arrêter ! Holà, quelqu’un ! Au secours ! On m’outrage. Au secours ! Au meurtre ! Au meurtre !

DORINE, à part.

Voilà un Duo parfait.

AMINTE, se jetant dans un Fauteuil.

Ah ! j’en mourrai, je n’en puis plus.

DOUBLECROCHE, finissant l’air, et regardant tendrement Aminte, qui le regarde d’un air courroucé.

Je suis le plus heureux des habitants du Monde.

 

 

Scène XI

 

AMINTE, DORINE

 

AMINTE.

Ah ! le malheureux ! Ah ! l’impertinent Musicien ! Si jamais ce drôle-là paraît ici, qu’on lui ferme la porte au nez ; qu’on n’y manque pas.

DORINE.

Il faut être bien effronté pour chanter ainsi chez les gens malgré eux.

AMINTE.

Il méritait que je fisse venir mes gens pour le régaler de la bonne sorte.

DORINE.

Vous avez mieux fait de prendre le parti de la douceur.

AMINTE.

Je pense à Cléante. Je gage qu’il se sera piqué. Il est à propos que je lui écrive. Apportez-moi ce qu’il me faut.

DORINE.

Vous seriez plus commodément dans votre cabinet.

AMINTE.

Je veux écrire ici. Quel esprit de contradiction !

DORINE.

Allons. Mais voici bien du monde.

AMINTE.

Qu’est-ce que c’est ?

DORINE.

C’est Dartimont, Monsieur Oronte et son fils le Médecin.

AMINTE.

Je ne veux point de ces visages-là. Dites-leur que je n’y suis point.

 

 

Scène XII

 

AMINTE, ORONTE, DARTIMONT, LE MÉDECIN, DORINE

 

ORONTE.

Nous ne vous importunerons pas longtemps.

AMINTE.

Ah ! c’est vous, Messieurs ?

DARTIMONT.

Nous n’avons que deux mots à vous dire.

LE MÉDECIN.

Honneur vous soit, ma tante, ainsi que joie et santé.

AMINTE, à Dorine.

Donnez donc des sièges.

Ils s’asseyent.

 

 

Scène XIII

 

AMINTE, ORONTE, DARTIMONT, LE MÉDECIN

 

ORONTE, assis.

On voit plus souvent les familles s’assembler pour éloigner une veuve d’un second mariage, que pour l’y engager ; mais pénétrés d’un zéle pur et désintéressé, et affranchis du préjugé qui règne dans le Vulgaire, qu’une veuve doit pleurer toute sa vie son époux, nous ne craindrons point de dire devant vous, Madame, qu’il est bon, qu’il est utile, qu’il est bienséant et conforme aux Lois de se remarier. Nous allons même plus avant. Nous sommes d’avis que l’Amour allume le flambeau de l’hymen. Les liens en sont plus doux, et les chaînes plus durables. C’est à quoi n’avait point pensé feu mon frère votre époux. Opulent, mais suranné, en vous faisant entrer dans sa couche, il n’avait point consulté votre cœur. Il sentit bientôt sa faute, et quoique vous ayez eu pour lui des complaisances inexprimables, que vous ayez vécu ensemble comme deux moutons, il ne put y survivre, et se laissa mourir au bout de l’an. Si donc il vous ôta la liberté, il vous l’a rendue ; si l’inclination fut asservie, elle reprend son empire ; si le devoir vous condamna au silence, vous pouvez le rompre aujourd’hui.

AMINTE.

Quoi ! Messieurs, c’est pour me parler de mariage que vous vous assemblez ici ?

ORONTE.

Oui, sous votre bon plaisir.

DARTIMONT.

Oui, c’est pour cela que nous venons.

AMINTE.

Mais, vraiment, je m’en réjouis fort ; et j’aime ce ton déclamatoire. Je me doute assez du motif...

ORONTE.

Le motif n’est point ce que vous imaginez. Et vous serez convaincue de la pureté de nos intentions, si vous daignez nous écouter jusqu’au bout.

AMINTE.

Eh ! bien, on vous écoutera. Ne semble-t-il pas que je sois une femme intraitable ? Écoutons, Monsieur, écoutons.

LE MÉDECIN.

J’appuierai aisément le sentiment de mon père par des autorités que mon Art me fournit. La Médecine, loin de répugner au mariage, en reconnaît la nécessité. Cette nécessité a été assez établie il y a quelque temps dans la question proposée et adoptée universellement, an innuptis mulieribus summa sit vitœ brevior ?

AMINTE.

Du Latin ? Mais cela est tout joli !

DARTIMONT, au Médecin.

Laisse-là ton Latin, et ton innuptiis. Nous voulons être entendus.

ORONTE.

Humanisez votre érudition, mon fils. Si j’avais voulu briller, j’aurais, sans doute, cité la Loi de sponsalibus et matrimoniis ; et le paragraphe, si filia viri potenti...

AMINTE.

Cela va fort bien.

LE MÉDECIN.

Puisque ma tante me défend...

AMINTE.

Ma tante ! Vous êtes donc mon neveu, Monsieur le Candidat ?

LE MÉDECIN.

Étant fils de mon père, lequel était frère de votre époux, je crois être fondé...

AMINTE.

Ah ! je vous entends. Cela me fait beaucoup d’honneur.

LE MÉDECIN.

Puisque les Langues Mères me sont défendues, employons donc le langage ordinaire ; mais n’abandonnons pas le style fleuri dont nos Thèses sont décorées.

AMINTE, à part.

On ne m’accusera pas de manquer de patience.

LE MÉDECIN.

Que d’objets s’offrent à ma vue ! C’est je crois, Hippocrate lui-même qui m’inspire. Je crois voir une victime lutant, combattant, se roidissant contre ce penchant si doux qu’inspire la nature. Quel tumulte, quel trouble règnent dans les esprits, et s’emparent de l’imagination ! La langueur, les syncopes, l’humeur hypochondriaque, la mélancolie, sont autant d’ennemis qui l’assiègent. Tous ses sens conspirent contr’elle. Quel feu vagabond coule dans ses veines ! Je vois la tristesse sans fondement, et la joie hors de saison qui se succèdent. Je la vois rire et pleurer tour à tour. Je vois les roses expirer sur son teint, et l’embonpoint qui fuit, honteux de se voir négliger. Ah ! quelle erreur vous aveugle, peut-on dire à la victime ! Quelle étrange fureur ! Ouvrez les yeux, vous verrez que sur la terre et sur l’onde, tout vous condamne. Vous entendrez, dans les bois, les oiseaux se plaindre des rigueurs de l’absence. Vous verrez que les Colombes et les Perruches meurent, lorsqu’elles sont sans époux.

AMINTE.

Messieurs, vous vous êtes donné le mot pour dire de belles choses...

DARTIMONT.

Pour moi, je ne sais ni le Code, ni la Médecine.

AMINTE.

Quoi ! Monsieur Dartimont en est aussi ?

DARTIMONT.

Oui. Ils m’ont fait entendre leurs raisons, et je les trouve bonnes. Je dis donc que je ne sais ni le Code ni la Médecine ; mais je rapporterai mille exemples de femmes, qui à vingt-cinq ans faisaient les prudes, et qui à cinquante mouraient d’envie de...

ORONTE.

Que diable ! Nous savons tout cela. Tenez, notre sœur, vous n’avez point eu d’enfants de votre premier mariage, il faut tâcher d’en avoir par un second, et donner des hommes au Roi. Car enfin l’état de veuve est un état de libe1té, de liberté... Vous entendez bien ce que veut dire liberté.

AMINTE, à part.

Voyons jusqu’où cela ira.

DARTIMONT.

Je me souviens, à propos de cela, d’une aventure dont je fus témoin au retour de mon premier voyage sur mer. J’étais, je crois, à Marseille, oui, à Marseille. Une femme, jeune encore et assez jolie, avait perdu son mari... Il serait à propos de vous dire qu’il paraissait alors sur la Côte quelques Bâtiments Algériens, que j’étais sur un Vaisseau de guerre qui fut commandé pour leur donner la chasse, que les Corsaires ayant le vent sur nous, hasardèrent le combat ; et que quoique la victoire restât à notre Parti, l’homme en question périt à l’abordage ; mais je vous conterai cela dans un moment.

AMINTE.

Ô Ciel !

DARTIMONT.

Cette veuve était recherchée de plusieurs Officiers, et entr’autres d’un fort aimable, fort aimable, ma foi. Attendez, comment s’appelait-il ?... Il s’appelait... Son nom me reviendra quand je serai une foi en train. C’était un joli Cavalier. J’avais fait connaissance avec lui en mille six cent septante et tant. C’était dans mon premier voyage. On avait des desseins, et notre vaisseau cinglait du côté de... Peste soit de ma mémoire. Je trouverai tout cela chez moi. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il s’agissait d’une expédition vers les Îles Caraïbes, oui Caraïbes, je l’ai bien marqué dans mon Journal ; et que me trouvant dans l’action, comme Volontaire, je reçus un coup de feu. Mais pour revenir à la veuve.

LE MÉDECIN.

Mon oncle, abrégez un peu, s’il vous plaît.

AMINTE.

Non, continuez, Monsieur Dartimont, continuez, vous me charmez. Ce que vous faites aujourd’hui est une action héroïque. Il est rare de voir la vieillesse recommander ce à quoi elle est obligée de renoncer.

DARTIMONT.

Qu’appelez-vous vieillesse ! Apprenez, Madame, que je ne renonce à rien.

AMINTE.

Je crois pourtant que vous n’en feriez que mieux.

DARTIMONT.

C’est ce qu’on ne sait pas, et tel paraît être coulé à fond, qui...

AMINTE.

Ah ! Ne poussez pas plus loin l’éclaircissement, s’il vous plaît.

DARTIMONT.

C’est qu’il est bon de vous dire que...

AMINTE.

Il est bon que je dise aussi quelque chose. Je voudrais bien savoir où l’on a puisé les sentiments que l’on étale ici avec tant de confiance. Ose-t-on appeler au secours les Lois, la Médecine et les raisons d’État, pour autoriser ce que l’Amour seul a droit de faire entreprendre ? Peut-on se fonder sur les Lois pour recommander un second lien, quand elles ne peuvent que le tolérer à Peut-on, en consultant Hippocrate, regarder comme une victime, celle qui vit sans époux, quand le mariage est un champ, où la santé est si souvent sacrifiée : Et pour ce qui est de donner des hommes à sa patrie, on voit tant de Jurisconsultes dont les raisonnements sont faux, tant de Médecins dont les conjectures sont meurtrières, tant d’inutiles voyageurs dont le style narratif est ennuyeux ; il y a enfin tant d’hommes sots et imparfaits, que l’on se peut faire conscience de les multiplier.

ORONTE.

Il y a des Jurisconsultes dont les raisonnements ne sont point faux.

DARTIMONT.

Il ya des Voyageurs, sur le retour, qui content fort plaisamment.

LE MÉDECIN.

Il ya des Médecins qui n’ont jamais tué personne.

ORONTE.

Qu’avez-vous à répliquer, si vous remariant on vous offre de continuer la rente qui vous est laissée par feu votre mari ?

AMINTE.

Rien, assurément.

ORONTE.

Qu’avez-vous à répliquer, si c’est Cléante qu’on vous propose pour époux, lui pour qui il semblait que vous aviez des vues ?

AMINTE.

Pas un mot.

DARTIMONT.

Ce jour avait été marqué pour dresser les articles. Vous le jouez, et jamais personne n’a eu plus sujet de se plaindre que lui.

AMINTE.

Le soin que vous prenez est charmant.

ORONTE.

Il est pourtant vrai que c’est un homme de bon sens, et qui entend bien ses affaires.

AMINTE.

Courage.

LE MÉDECIN.

C’est un homme d’une bonne complexion, et qui a quelque chose de prolifique dans la physionomie.

DARTIMONT.

Ma foi, c’est un galant homme.

AMINTE.

Cela commence à devenir sérieux.

ORONTE.

La femme qui aura cet homme-là, sera sûre d’avoir une maison bien réglée.

AMINTE.

Plaît-il !

DARTIMONT.

Cet homme-là ira droit son chemin.

AMINTE.

Encore ?

LE MÉDECIN.

Les enfants que l’on aura de cet homme-là, seront...

AMINTE.

Ah ! je ne puis plus tenir à tant d’impertinences. Non c’est trop me contraindre. Je suis bien bonne d’écouter les rêveries d’un radoteur et d’un imbécile.

Ils se lèvent tous.

ORONTE.

Comment d’un radoteur ?

LE MÉDECIN.

Qui donc de nous est l’imbécile ?

AMINTE.

Allez, Messieurs, vous n’êtes point assez habiles pour gagner quelque chose sur moi. Votre intention n’est pas si pure que vous voulez le faire entendre. Il me vient un soupçon, que je vais bientôt éclaircir. Si Cléante est capable d’un pareil artifice, il peut s’attendre à toute ma rigueur. Non, non, je ne suis point femme à me laisser conduire. Je sais quel est Cléante ; mais votre recommandation l’avilit à mes yeux. Je ne veux ni conseils, ni visite, ni mariage, ni pension, ni quelque chose que ce soit. Vous devriez, Monsieur Oronte, vous appliquer à répondre avec moins d’ignorance, quand on vous consultera, et à ne point lâcher votre avis où il n’en est pas besoin. Vous, Monsieur le Candidat, allez ailleurs proposer votre Thèse impertinente. Et pour vous, vieux Dartimont, puisque votre âge et votre blessure vous empêchent d’aller courir de nouveaux hasards, renfoncez-vous dans, votre Hôtel garni, pour y raconter ce qui se passa au siège de Pignerol.

 

 

Scène XIV

 

ORONTE, DARTIMONT, LE MÉDECIN

 

DARTIMONT.

Au siège de Pignerol ! Il y a plus de cent ans, je crois que cette femme-là se moque de moi.

ORONTE.

Elle est rétive aux arguments en forme.

LE MÉDECIN.

Elle a une humeur bien peccante.

 

 

Scène XV

 

ORONTE, DARTIMONT, LE MÉDECIN, CLÉANTE, CRISPIN

 

CLÉANTE.

Eh ! bien, Messieurs, puis-je savoir quel succès vous avez eu, et dans quels sentiments vous avez trouvé Aminte ?

ORONTE.

Dans des sentiments fort peu favorables pour vous. Je suis fâché de vous le dire.

DARTIMONT.

Je ne sais pas, mon ami, ce que tu lui as fait, mais franchement elle a une haine du diable.

LE MÉDECIN.

Elle a pour vous ce que nous appelons un mouvement antipathique.

ORONTE.

Je conviens à présent que vos craintes sont bien fondées. Il n’y a pas d’apparence, si elle vous aimait, qu’elle nous eut rebutés de la sorte ; enfin, jusqu’à m’appeler radoteur.

LE MÉDECIN.

Jusqu’à me faire entendre que je suis un imbécile.

DARTIMONT.

Jusqu’à m’appeler invalide, et me parler du siège de Pignerol.

CLÉANTE.

Vous ne me surprenez point.

ORONTE.

Ce n’est pas faute de bons moyens, si nous n’avons pas persuadé.

DARTIMONT.

Adieu l’ami. Je suis fâché que nous ayons fait une fausse tentative.

ORONTE.

Je suis au désespoir que nous ayons perdu notre cause.

LE MÉDECIN.

Bien mortifié que le remède n’ait point opéré.

 

 

Scène XVI

 

CLÉANTE, CRISPIN

 

CRISPIN.

Eh ! bien, en avez-vous assez ? Vous piquerez-vous encore de constance ?

CLÉANTE.

Est-il un homme plus à plaindre que moi.

CRISPIN.

Vous à plaindre ? Et pourquoi ? Ce qui faisait votre embarras, était de savoir si elle vous aimait ou non. On vous dit clairement qu’elle vous hait, rien n’est si satisfaisant.

CLÉANTE.

Quel parti prendre ? Dois-je, dès ce moment, renoncer à l’infidèle ?

CRISPIN.

C’est le plus court.

CLÉANTE.

Dois-je la revoir, et tâcher de développer, de connaître le fond de son cœur ?

CRISPIN.

C’est le plus long.

CLÉANTE.

J’ai cru pouvoir l’oublier, dès que je serais convaincu de sa haine. Tout me l’annonce ; et retenu par un ascendant fatal, je suis encore incertain de ce que je dois faire.

CRISPIN.

Ah ! croyez-moi, Monsieur, ne vous le faites pas dire davantage.

CLÉANTE.

Crispin, il faut absolument que j’aye un éclaircissement avec elle.

CRISPIN.

Quoi ! vous ne vous tenez pas pour éclairci ?

CLÉANTE.

Ho ! ne crains point de faiblesse de ma part. Jusques à présent j’ai dévoré le chagrin qu’elle me cause. Mais enfin je vais éclater ; et si l’ingrate persiste dans ses mépris, je veux l’accabler, la confondre et n’y plus penser de mes jours.

 

 

Scène XVII

 

CLÉANTE, DORINE, CRISPIN

 

DORINE, pleurant.

Oh ! pour le coup j’en sortirai, quand je devrais être sans dot, et rester fille toute ma vie.

CLÉANTE.

Qu’est-il donc arrivé, Dorine ?

DORINE.

Ah ! Monsieur, je ne veux plus être traitée de la sorte.

CLÉANTE,

Explique-toi.

DORINE.

Non, vous dis-je, je n’y puis plus tenir.

CRISPIN.

Il faut que l’action ait été vive.

DORINE.

Faut-il être accablée d’injures, pour vouloir prendre le parti d’un galant homme ?

CLÉANTE.

De qui veux-tu donc parler ?

DORINE.

Eh ! ne le devinez vous pas ? Comment ! Elle vous accusait de lui avoir suscité la visite de Monsieur Oronte et des autres. Comme elle s’exhalait en reproches, et disait qu’il était indigne à vous d’avoir recours à de certains expédients ; comme enfin elle paraissait dans une colère étrange, je me suis crue obligée de parler pour les absents, et le soin que j’ai voulu prendre de vous justifier, m’a attiré un orage si furieux, et qui m’a si fort serré le cœur, que je pleurerais volontiers.

CRISPIN.

Vous êtes bien dans l’esprit de cette femme-là, Monsieur ?

CLÉANTE.

On n’a rien vu d’égal.

CRISPIN.

Êtes-vous encore incertain ?

CLÉANTE,

Je suis outré. Sortons.

DORINE, arrêtant Cléante.

Ce n’est pas tout. L’indignation peinte sur le visage, elle a mis la main à la plume, et au milieu des plaintes et des invectives, elle a tracé ce billet, qu’elle ma chargé de vous remettre. J’ai redoublé de soins pour me dispenser d’une pareille commission ; mais il a fallu céder à la force.

CLÉANTE.

Va, elle n’aura pas la satisfaction d’avoir poussé l’outrage si loin. Garde son billet, et dis-lui que je la méprise trop pour rien recevoir de sa part.

 

 

Scène XVIII

 

DORINE, CRISPIN

 

CRISPIN.

Dieu donc, Dorine. Je ne voudrais pourtant pas jurer que nous ne revinssions encore.

DORINE.

Mais que vais-je faire du billet, moi ? car elle me demandera pourquoi je ne l’ai pas rendu.

CRISPIN.

Attends. Je pourrais m’en servir auprès de mon Maître. Son amour a quelque chose de périodique. C’est de ces maladies sujettes à des retours. Donne-le moi ; au premier accès, le billet est un amer que je lui ferai prendre.

DORINE.

À la bonne heure. Je crois entendre Aminte. Je me sauve au plus vite. J’ai tantôt essuyé une longue mercuriale. Elle n’a qu’à nous voir une seconde fois ensemble, ce sera bien pis. Cette femme-là n’aime pas qu’on récidive.

CRISPIN.

Cette femme-là est bien extraordinaire. Va, laisse-la venir. Je ne te conseille pas de la ménager plus que nous. Mais que vois-je ?

 

 

Scène XIX

 

CLÉANTE, qui entre avant Aminte, AMINTE, DORINE, CRISPIN, UN LAQUAIS

 

AMINTE, à Cléante.

Je ne sais quelle est cette affectation de m’éviter. Je prétends en avoir raison.

Au Laquais.

Dites à Monsieur Protocole que je n’ai pas le temps de lui parler à présent, et qu’il entre un moment dans mon cabinet. C’est l’homme du monde le plus babillard, et le moins expéditif.

CRISPIN, à Cléante.

Qu’est-ce donc ? Vous voilà déjà de retour ?

CLÉANTE.

Mon mauvais destin m’a fait la rencontrer.

CRISPIN.

Ne vous embarrassez pas, je m’en vais vous tirer d’affaire.

AMINTE, à Cléante.

Pourquoi donc, Monsieur, me fuyez-vous d’un air si courroucé ? Je suis fatiguée à la fin de ces façons d’agir. Il est bon, dans les circonstances présentes, que vous vous expliquiez.

CRISPIN.

Madame...

AMINTE, à Cléante.

Eh ! quoi, vous ne répondez rien ?

CRISPIN.

Madame, il est des occasions où le silence est le parti le plus honnête. Par exemple, quand il s’agit de dire à une personne que l’on rompt entièrement avec elle, parce que l’on est rebuté de ses mauvais traitements, et de son caractère insupportable...

AMINTE.

Comment ?

CRISPIN.

Vous conviendrez que l’on fait aussi bien de se taire.

AMINTE.

Est-ce à moi à qui ce Valet veut parler ?

CRISPIN.

Oh ! Il n’est pas question d’appeler les gens par leurs qualités.

AMINTE.

Ah ! Je vois par l’insolence du Valet, quels sont les sentiments du Maître. J’ai trop tardé à m’en apercevoir. C’est donc vous, Monsieur, qui êtes l’auteur de cette insulte : Ce procédé est inouï. Je vous en demande justice.

CLÉANTE.

Madame, je vous la demande à vous-même. J’avais résolu de ne plus m’exposer à vos mépris. Mais pour la dernière fois, apprenez-moi quelle fureur, quel odieux caprice vous anime contre un homme qui était né... Vous ne méritez pas que j’achève.

CRISPIN.

Courage. Soutenez ce ton.

AMINTE.

Que parlez-vous : de fureur et de caprice ? Ces termes s’accordent-ils avec ce que je fais pour vous ? Ô ciel ! Est-ce donc ainsi que l’on répond aux témoignages de l’amitié la plus parfaite ?

CLÉANTE.

Il est vrai que les témoignages en sont charmants.

CRISPIN.

Oui.

CLÉANTE.

Me défendre l’entrée chez vous, quand il vous en prend envie ! Rebuter et tourner en ridicule des gens qui s’assemblent pour vous parler en ma faveur ! Ne point épargner les invectives ! Écrire des billets offensants !...

AMINTE.

Ne cherchez point de prétexte à votre ingratitude. Dites, dites plutôt qu’il y a de la perfidie dans votre fait, et que vous n’avez jamais aimé.

CLÉANTE.

Qui, moi ?...

CRISPIN, à Cléante.

En cas que vous mollissiez, je tiens le billet.

AMINTE.

Un homme qui ne chercherait point à rompre, ne serait pas si prompt à condamner. Rompez, Monsieur, rompez. Quelque chose qu’il m’en coute, je saurai vous imiter. Je n’entends que trop ce que tout ceci veut dire. Vous changez ; et mon crime est votre inconstance. Car enfin, quels reproches me faites-vous ? La plupart sont trop mal fondés, pour qu’il soit besoin que je m’en justifie. Si j’ai paru rejeter les propositions de ces gens qui parlaient en votre faveur, est-ce autre chose qu’un intérêt personnel qui leur fait désirer que je me remarie ? Êtes-vous excusable d’accepter leur entremise, et de ne pas chercher à ne m’obtenir que de moi-même ? Si vous ne m’avez pas vue ce matin dans le temps où vous le souhaitiez, est-il sur que ce soit ma faute ? N’est-ce point un mal entendu de Dorine : Ne lui ai-je pas assez reproché sa bévue ? Ne l’en ai-je pas assez grondée ? Elle peut vous le dire.

DORINE.

Oh ! pour celui-là, Monsieur, je suis prête à le justifier.

CRISPIN, à Cléante.

Moquez-vous de toutes ces raisons-là.

CLÉANTE, prenant le billet des mains de Crispin.

Mais que répondez-vous à ce billet, que la haine et la colère ont dicté ?

AMINTE.

Vous n’avez, sans doute, pas daignez le lire ?

CLÉANTE.

Ah ! Je n’ai encore pu m’y résoudre.

AMINTE.

Lisez-le donc, et voyons s’il est tel que vous le dites.

CRISPIN, à part.

Aurait-elle fait le billet tendre exprès pour se ménager une occasion de gronder.

AMINTE.

Lisez, Monsieur, lisez ; je verrai ce que j’y répondrai.

CLÉANTE, lit.

La proposition qu’on m’a faite de me continuer ma pension, me donne un soupçon bien extraordinaire...

AMINTE.

Je ne crois pas qu’il y ait rien d’offensant dans cette expression. Mais continuez.

CRISPIN, à part.

Nous sommes pris pour dupes.

CLÉANTE, lit.

Si ce que j’imagine est vrai, vous ne méritez guerres l’estime et l’inclination qu’on a pour vous...

AMINTE.

Après, Monsieur, après.

CLÉANTE, lit.

Ceux qui m’ont parlé sur ce ton, ont trop peu de générosité pour que je ne voie pas les arrangements que vous avez pris avec eux. Comment osez-vous me croire intéressée, moi qui vous sacrifierais tous les biens... Aminte, est-il possible ?...

AMINTE.

Oh ! Achevez, s’il vous plaît, achevez.

CLÉANTE.

D’où partent des sentiments aussi bizarres, après les assurances que vous avez de mon cœur, et après m’avoir déterminée à un second hymen qui me serait odieux avec tout autre qu’avec vous ? Ah ! Madame...

AMINTE.

Eh ! bien, voilà ce billet que la haine et la colère ont dicté ! Ingrat ! Convenez que la perfidie, le mépris et les injures sont tout de votre côté. Une autre fois, soyez moins soupçonneux, et moins prompt à vous plaindre. Rendez plus de justice à mon cœur et à mon esprit. Faites plus d’honneur à mes billets, et daignez du moins les ouvrir.

CRISPIN.

Nous sommes dans notre tort.

CLÉANTE.

Je suis coupable, chère Aminte, je suis cent fois coupable.

AMINTE, ironiquement.

Non, non, c’est moi qui vous ai donné tous les sujets du monde de vous plaindre.

CLÉANTE.

Je vois quels sont vos sentiments. Je ne me pardonne pas d’avoir pris le change. Répondez à la passion la plus sincère, en m’accordant votre main.

AMINTE.

Non, croyez-moi, c’est trop risquer.

CLÉANTE.

Si votre année de veuvage n’est pas encore expirée, et que vous jugiez à propos d’attendre...

AMINTE.

Vous attendrez, n’est-ce pas ? Oh ! Je suis persuadée que vous y êtes tout disposé. Pour moi, Monsieur, malgré l’air de froideur que vous faites paraître depuis quelque temps, j’avais fait dire au Notaire de se rendre ici. Il est dans mon cabinet. Je vais l’y trouver. Mais pour vous, Monsieur, il faut vous laisser le temps de faire vos réflexions...

CLÉANTE.

Quoi ! Vous croyez...

AMINTE.

Non, ne me suivez pas. Faites vos réflexions, vous dis-je. Je ne saurais que vous louer d’être aussi exact sur les formalités. Réfléchissez ; méditez ici quelque temps, Je ne veux point donner atteinte à votre liberté. Vous ne signerez rien que toutes les difficultés que vous pouvez vous faire à vous-même ne soient résolues. C’est une affaire d’où dépend votre sort. Songez-y, Monsieur, songez-y. Je vous laisse.

 

 

Scène XX

 

CLÉANTE, DORINE, CRISPIN

 

DORINE.

Vous pouvez décider de tout ceci qu’elle vous aime, et qu’elle grondera toute sa vie.

 

 

Scène XXI

 

CLÉANTE qui est rêveur, CRISPIN

 

CRISPIN.

En conscience, Monsieur, l’épouserez-vous ?

CLÉANTE.

Oui, je l’épouserai. Des qualités essentielles la rendent recommandable. Je suis, d’ailleurs, d’un caractère à vivre plutôt avec une femme qui gronde, qu’avec une qui me donnerait sujet de gronder. Enfin j’aime, et je suis aimé. Il faut céder à ma destinée, quand il devrait m’en couter un peu de repos.

CRISPIN.

Mettez, s’il vous plaît, Crispin au rang des choses qu’il vous en coutera : car puisque vous avez résolu d’épouser une femme aussi lutin, ne comptez pas...

CLÉANTE.

Monsieur Crispin, vous me serez utile encore quelques jours ; mais des que je n’aurai plus besoin de vous...

CRISPIN.

Eh bien ?

CLÉANTE.

Je vous promets de vous chasser.

CRISPIN.

Eh ! mais c’est un accommodement que cela. J’aime que l’on me parle raison.

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