La Frontière de Savoie (Eugène SCRIBE - Jean-François BAYARD)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 20 août 1834.

 

Personnages

 

LASCARI, major

GODIVET, épicier, en tournée

PEPITO, valet de chambre

CARLO, soldat

LA COMTESSE DE LASCO

ADOLPHINE, femme de Godivet

NISIDA, jeune fille du château

SOLDATS

DOMESTIQUES du château

 

Dans un château, près de Chambéry.

 

Un grand salon dans un vieux château. Porte au fond, et une porte de chaque côté de la porte du fond. Portes latérales sur le deuxième plan, à droite et à gauche. Sur le devant, à gauche de l’acteur, une table.

 

 

Scène première

 

CARLO, NISIDA, entrant par le fond

 

NISIDA.

Carlo, que je suis aise de te voir !... Pauvre garçon ! il n’en peut plus.

CARLO.

Je crois bien... j’arrive, toujours courant... j’en perds la respiration, la parole.

NISIDA.

Viens l’asseoir près de moi.

CARLO.

Non... je n’ai qu’un instant à te donner, et je m’en retourne comme je suis venu... je ne veux pas qu’on s’aperçoive de mon absence au poste.

NISIDA.

Gomment au poste ?... tu es près d’ici ?

CARLO.

À un quart de lieue du château, avec ma compagnie... nous sommes placés en surveillance, dans les environs de Chambéry, je ne sais pourquoi... On parle de carbonari réfugiés sur cette frontière de France.

NISIDA.

Des carbonari ?

CARLO.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène. (Les Amants sans amour.)

Oui, ma chère, de pauvres diables
Qu’on poursuit sans les ménager ;
Ils sont faibles, ils sont coupables,
Mais les rôles peuvent changer.
Bientôt peut-être à leur audace
Il faudra rôder... En ce jour
C’est nous qui leur donnons la chasse,
En attendant qu’ils aient leur tour.

Enfin, c’est notre devoir... Ce qui me console, c’est que ça me rapproche de toi.

NISIDA.

La belle avance ! ma mère qui a rejeté ta demande... qui refuse un soldat pour gendre.

CARLO.

Eh bien ! j’aurai mon congé... Dans huit jours, je suis libre, et je t’épouse.

NISIDA.

Et demain on me marie.

CARLO.

Demain, ô ciel !

NISIDA.

À un imbécile, un bavard, espèce de valet de chambre que madame la comtesse vient de prendre pour le service de monsieur le comte, qu’on attend tous les jours... et comme ma mère a quelques épargnes, il est amoureux de ma dot.

CARLO.

Et c’est demain !... mais ne peux-tu pas gagner du temps ?... huit jours seulement... huit jours... c’est bien peu.

NISIDA.

Tu as raison ; je résisterai à ma mère... je ne sais pas comment, mais c’est égal... Eh bien ! tu pars déjà ?

CARLO.

Il le faut... c’est l’heure de relever les postes... mais je te reviendrai bientôt pour ne plus te quitter... Toujours là... ce sera ma consigne... Adieu, du courage... huit jours de gagnés... et tu es à moi.

NISIDA.

Je ne demande pas mieux... Chut ! quelqu’un...

Carlo lui baise la main et sort doucement par la porte du fond. Pepito entre brusquement par une des portes du fond, celle qui est à gauche de l’acteur.

Ah ! il était temps.

 

 

Scène II

 

NISIDA, PEPITO

 

PEPITO, à la cantonade.

Bavard ! bavard !... c’est possible... ça me regarde.

NISIDA, à part.

Allons, en voilà un qui se dispute toujours.

PEPITO.

Ah ! ma jolie prétendue !... Comment ça va-t-il ?... à merveille, j’en suis bien aise.

NISIDA.

Là !... il fait les demandes et les réponses pour en avoir plus long à dire.

PEPITO.

Bon !... vous aussi vous allez m’appeler bavard... j’en suis sûr... C’est votre mot à tous... bavard !... Si je l’étais !... certainement, il y a une foule de choses que je garde pour moi... par exemple, ce que je viens de voir tout à l’heure, en traversant le jardin... je n’en ai parle à personne.

NISIDA.

Quoi donc ?... contez-moi ça...

PEPITO.

Je ne demande pas mieux !... Figurez-vous que je quittais madame votre mère... je vous cherchais... Dame !... lorsqu’on n’a plus qu’un jour pour s’aimer... il faut toujours être ensemble.

NISIDA, le repoussant.

Allez donc... allez donc.

PEPITO.

Je venais par ici... quand tout-à-coup j’aperçois un grand corps bleu qui file... file entre le mur et la charmille, du côté du château.

NISIDA.

Ah ! mon Dieu !

À part.

Si c’était Carlo !

PEPITO.

C’était un homme, un bel homme, ma foi... enveloppé dans un grand manteau bleu.

NISIDA, à part.

Oh ! non... Carlo n’en avait pas.

PEPITO.

D’abord, c’a ma fait quelque chose. Vous concevez, quand on n’est pas prévenu qu’on va avoir une surprise, ça vous remue un peu.

NISIDA.

Vous êtes poltron ?

PEPITO.

Quelquefois... mais pas aujourd’hui... Je me suis mis à le suivre bravement, de loin... jusqu’à une porte qui s’est ouverte pour lui... et j’ai cru distinguer la voix de madame la comtesse.

NISIDA.

Air : Va d’une science inutile.

Ciel ! taisez-vous, qu’osez-vous dire ?
Si l’on vous avait entendu...
La comtesse qui nous inspire
Tant de respect pour sa vertu...

PEPITO.

Elle en a beaucoup, on l’assure,
Cela doit suffire en ce cas...

NISIDA.

Pour ne pas avoir d’aventure.

PEPITO.

Non, mais pour qu’on n’en parle pas.

Mais comme j’ai vu...

NISIDA.

Taisez-vous... C’est son mari, sans doute... car vous savez bien qu’on l’attend.

PEPITO.

Oh ! certainement... elle aura beau jeu à le dire... car dans ce château, où il n’est jamais venu, personne ne le connaît... mais je répondrai à cela qu’un mari ne se cache pas... ça n’arrive pas avec un manteau bleu, par la petite porte dérobée... Au contraire, ça vient toujours par la grande porte... un courrier en avant... c’est plus prudent.

NISIDA.

Là ! encore... et vous direz que vous n’êtes pas le plus bavard...

PEPITO.

Méchante ! je sais bien pourquoi vous trouvez que je cause trop... vous avez peur de ne pas avoir assez souvent votre tour, quand vous serez ma femme.

NISIDA.

Oh ! je n’y tiens pas.

PEPITO.

À votre tour ?

NISIDA.

À être votre femme.

PEPITO.

Laissez donc... c’est une affaire arrangée avec votre mère... C’est une si bonne femme !... une maîtresse femme qui sait se faire obéir... je l’aime beaucoup.

NISIDA.

En ce cas, épousez-la.

PEPITO.

Ah ! quelle idée !... une femme d’âge !... avec moi qui suis dans ma fleur... Au lieu que vous, qui clos si gentille !

NISIDA.

Oui, mais il y a un inconvénient... c’est que j’en aime un autre... là !

PEPITO.

Un autre que moi... un nouveau !

NISIDA.

Non, un ancien.

PEPITO,

Bah ! qu’est-ce que ça me fait ?... vous l’oublierez... voilà.

NISIDA.

Non, j’ai promis de l’aimer toujours, et je tiendrai ma promesse.

PEPITO.

C’est ce que nous verrons, quand je serai votre mari.

NISIDA.

Mon mari...

À part.

Oh ! le vilain homme !... rien ne peut l’effrayer... et je lui dirais que... je ne sais quoi... ce serait tout de même...

À Pepito.

Enfin, monsieur, si je n’étais pas libre ?

PEPITO, riant.

Qu’importe ?... à moins que vous ne soyez déjà mariée.

NISIDA, avec dépit.

Et si je l’étais ?

PEPITO.

Hein ?

NISIDA.

Oui, mon petit Pepito... oui, mariée en secret... je vous le confie... à vous qui êtes un honnête homme.

PEPITO.

Mariée !... c’est une cheminée qui me tombe sur la tête !... quelle indignité !... et quel est le séducteur ? car je ne vois personne dans le pays... pas un jeune homme.

NISIDA.

Dame !... je vous en ai déjà trop dit... et je ne puis pas...

PEPITO.

Nommez donc... nommez donc !

NISIDA.

Silence !... Madame la comtesse.

À part.

Puisqu’il n’y avait pas d’autre moyen.

PEPITO.

Je suis d’une colère... j’étouffe !

 

 

Scène III

 

NISIDA, PEPITO, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE, rêveuse, un papier à la main, entre par le fond.

Que faire ? quoi parti prendre ?

Les apercevant.

Ah ! sortez... laissez-moi.

NISIDA.

Oui, madame la comtesse...

Bas à Pepito.

Surtout, pas un mot !

Elle sort lentement.

PEPITO.

Mais, madame, je voulais...

LA COMTESSE.

Laissez-moi donc... je veux être seule...

Pepito et Nisida sortent.

Mon mari ici !... mon mari... et poursuivi comme carbonaro. Ah ! tout me fait trembler ! tout m’épouvante... Arrivée ce matin, il me semble que ce château est un refuge dangereux... on ne peut manquer d’y faire des recherches... il faut qu’il parte, qu’il passe la frontière de France... Mais comment ? des soldats couvrent le pays...

Ouvrant le papier qu’elle tient.

J’avais pris ce passeport, pour voir s’il n’y avait pas moyen de le faire viser... de changer le nom... que sais-je !... mais c’est impossible... et il faut lui dire !...

Elle s’approche de la porte latérale à gauche, Pepito paraît.

Ciel !

PEPITO.

Madame !

LA COMTESSE.

Que voulez-vous encore ?

PEPITO.

Madame la comtesse, il y a là quelqu’un qui demande à vous parler.

LA COMTESSE, tremblant.

Et... qui donc ?

PEPITO.

C’est une personne qui n’a pas voulu se nommer.

LA COMTESSE, à part.

Ah ! si c’était déjà... je sens un froid glacial... Allons... du courage !...

À Pepito.

Faites entrer...

Pepito son et introduit Godivet.

Des recherches peut-être.

Elle met le passeport à la ceinture. Voyant Godivet qui entre avec Pepito.

Ah !... ce n’est pas un militaire.

 

 

Scène IV

 

PEPITO, LA COMTESSE, GODIVET

 

GODIVET, entrant.

Madame la comtesse est mille fois trop bonne.

LA COMTESSE.

Qu’est-ce, monsieur ?... que me voulez-vous ?

GODIVET.

Permettez, madame la comtesse... car c’est à madame la comtesse de Lasco que j’ai l’honneur déparier... on m’avait bien dit... un air de dignité...

À part.

Une superbe femme !

LA COMTESSE.

Qui êtes-vous, monsieur ?... je ne vous connais pas.

GODIVET.

C’est un avantage que vous aurez bientôt...

Montrant Pepito.

Pardon, c’est à vous seule que je voudrais avoir affaire.

Sur un signe de la comtesse, Pepito sort.

Je ne suis pas fâché de l’éloigner... ces gens-là ont leurs créatures...

À la comtesse.

Je viens, madame, vous faire mes offres de service... je tiens l’épicerie.

LA COMTESSE.

Ah ! monsieur est...

GODIVET.

Horace Godivet, épicier... épicier français, marié dans ce pays à une petite femme charmante... et par suite, établi récemment dans la ville voisine... Grande rue... où je tiens tout ce qui concerne mon état.

Air de la Vieille.

Marchandises toujours nouvelles,
Femme aimable dans mon comptoir ;
Aux Savoyards les plus rebelles
Ma boutique est superbe à voir.
Au Mortier d’or... avec chandelles,
Et gros pains de sucre en sautoir,
Oui, d’honneur, c’est superbe à voir !
Tout est français, chez nous, par caractère ;
De nos auteurs la gloire littéraire
Dans nos cornets se trouve tout entière...
Car notre France, au monde qu’elle éclaire,
Montre aujourd’hui sous les mêmes lauriers
Ses auteurs et ses épiciers.

LA COMTESSE.

Épicier !... si vous saviez combien cela me fait de plaisir !

GODIVET.

Madame la comtesse... c’est trop de bonté... j’y suis parfaitement sensible... d’autant plus que je n’y suis pas habitué... au contraire, depuis quelque temps, les épiciers, on les vexe.

LA COMTESSE.

Monsieur...

GODIVET.

En France surtout... C’est pour ça que j’en suis sorti... On n’y a pas assez de considération pour un état qui, j’ose le dire, rend des services à la société qu’il éclaire... Épiciers, épiciers !... ils abusent de ce nom-là... ils le donnent à tort et à travers à des gens qui n’ont jamais pris patente... c’est une profanation !... et, pour vous en donner une idée... il y a un an, j’étais à Paris pour un héritage que j’avais eu le malheur de faire... Un soir, j’étais au spectacle... j’aime beaucoup les pièces de théâtre... celles d’aujourd’hui surtout... elles sont épicées, salées et poivrées... j’adore ça... On jouait une pièce nouvelle... c’était horriblement beau... j’en avais la chair de poule !... lorsqu’un monsieur qui était près de moi, au plus beau moment... ut... lâche un coup de sifflet... Voilà tout le parterre debout, qui s’écrie, en se retournant de mon côté : « À bas l’épicier !... à la porte l’épicier !... » J’étais rouge, j’étouffais... C’est égal, je me lève et je crie : « Oui, messieurs, je suis épicier, mais... » On ne me laisse pas finir... les buées... les éclats de rire, les sifflets... ça part de tous les côtés... le commissaire de police en écharpe me prend par le bras, me met à la porte au milieu des éclats de rire et des bravos... et le lendemain, je lis dans le Moniteur, partie officielle, que c’est un épicier qui a fait tomber la pièce.

LA COMTESSE.

Monsieur, le château a ses fournisseurs, et je suis désolée de la peine que vous avez prise.

Elle fait un pas pour sortir.

GODIVET.

Du tout... Ç’a été un plaisir... d’ailleurs c’est mon chemin pour passer en France.

LA COMTESSE, s’arrêtant.

Ah ! monsieur passe en France ?

GODIVET.

Avec ma femme qui m’attend à l’auberge voisine... Nous avons des emplettes, des provisions à faire.

LA COMTESSE.

Mais vous ne savez peut-être pas la surveillance qu’on exerce sur la frontière... Comment la tromper ?

GODIVET.

Je ne tromperai personne... j’ai mes papiers bien en règle... un passeport visé de ce matin.

LA COMTESSE.

Ah ! un passeport !

GODIVET.

Oui, madame... comme négociant, comme Français.

LA COMTESSE, souriant d’un air aimable.

Voilà qui est bien différent... et s’il m’est prouvé que vous êtes Français...

GODIVET, se fouillant.

Tout ce qu’il y a de mieux prouvé.

LA COMTESSE,

C’est qu’il y a tant de marchands forains qui nous trompent !

GODIVET.

Je connais ça... des porte-balle, Italiens, Vénitiens ou Lombards... des fabricants de mélasse, qui se disent marchands de sucre... des droguistes qui déshonorent l’épicerie !... c’est partout comme cela... tandis que moi, madame...

Lui donnant son passeport.

Lisez, lisez... je suis fier de mon état.

LA COMTESSE, lisant.

« Laissez librement circuler et traverser la frontière de France, le sieur Horace Godivet, épicier... »

GODIVET.

Épicier-chocolatier ; je tiens à tous mes titres... Chocolatier... ce qu’il y a de plus distingué... car parmi les fabricants de chocolat on compte des marquis... j’en connais à Paris, passage du Panorama.

LA COMTESSE, qui pendant ce temps a changé le passeport et lui donne celui de son mari.

Dès que ce sont des marchandises françaises, je prendrai tout ce que vous voudrez... Vous avez la pratique du château.

GODIVET, saluant.

Madame la comtesse...

À part.

Voilà une femme charmante.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, GODIVET, NISIDA

 

NISIDA, entrant par le fond.

C’est égal, je ne l’épouserai pas.

LA COMTESSE.

Ah ! mademoiselle, approchez... Vous ferez la note de ce qu’il faut en épiceries... vous la remettrez à monsieur.

GODIVET.

À moi !

LA COMTESSE, se rapprochant de lui.

Oui, monsieur Godivet... et quant au prix, ne vous gênez pas... on paiera d’avance.

GODIVET.

Ab ! c’est mille fois trop de bonté... mais c’est inutile.

LA COMTESSE.

Tout ce que vous voudrez.

Air : Venez, mon père, ah ! vous serez ravi.

À part.

Ah ! que le ciel protège mon mari !

Haut.

Adieu, monsieur, je me retire,
Mais je bénis, plus que je ne puis dire,
L’heureux hasard qui vous amène ici.
Si vous saviez quel plaisir je vous dois !...

GODIVET, saluant.

Madame !...

À part.

Comme elle s’explique !
À son bonheur, on dirait que c’est moi
Qui viens lui donner ma pratique.

Ensemble.

GODIVET.

Comptez sur moi, ce n’est pas à demi
Qu’à vos ordres je veux souscrire ;
Je suis confus, plus que je ne puis dire,
Des doux égards que j’ai trouvés ici.

LA COMTESSE.

Ah ! que le ciel protège mon mari !
Pour qu’il parte, je me retire ;
Oui, je bénis, plus que je ne puis dire.
L’heureux hasard qui vous amène ici.

Elle sort par la porte latérale è gauche.

 

 

Scène VI

 

NISIDA, GODIVET

 

GODIVET.

Ma foi, il est impossible d’avoir des manières plus distinguées... elle est fort bien pour l’épicerie, cette femme-là.

NISIDA, à part.

Quel est cet homme-là ? D’où tombe-t-il ?

GODIVET, à Nisida.

À nous deux, ma belle entant...

À part.

Elle est gentille la petite...

Haut.

Nous disons, la liste des provisions... Huile d’olive, bougie, café... soixante livres de chaque...

NISIDA.

Mais, monsieur, c’est trop... cela se gâtera.

GODIVET.

C’est ce qu’il faut... je reviendrai plus vite auprès de vous... Car elle est charmante, et me ferait presque oublier ma femme qui m’attend.

NISIDA.

Votre femme !

GODIVET.

Oui, mon ange... et elle n’aime pas attendre. Mme Godivet... c’est ma faute, je l’ai habituée à l’exactitude... avec ça qu’elle est un peu jalouse... Dame ! j’ai eu mon temps... le temps des conquêtes... quand j’étais premier garçon, rue des Lombards... et que toutes ces petites marchandes de la rue Saint-Denis... Il n’y a rien de plus galant que l’épicier en général... et surtout eu particulier... aussi, en ce moment encore, il me semble ;

Mouvement de Nisida.

mais non, non... je cours rejoindre ma femme... je la conduis ce soir en France, où nous passerons une quinzaine de jours... et en repassant, je vous apporterai ce que vous m’avez commande, sans compter pour vous quelques douceurs.

NISIDA.

Je n’en écoule jamais.

GODIVET.

Et moi, je vous en offre... deux livres de chocolat... et pour madame votre mère, une bouteille d’anisette.

Air des Carabiniers. (Fra-Diavolo.)

Acceptez-la, mademoiselle,
De vous l’offrir il m’est bien doux.

NISIDA.

Monsieur est trop bon.

GODIVET.

Ah ! ma belle !
Peut-on l’être trop avec vous ?
À ces cadeaux-là je m’engage,
C’est un usage convenu,
Dans tous les châteaux... et l’usage
Est aussi d’en prendre un reçu.

Il l’embrasse.

NISIDA, parlé.

Monsieur !

GODIVET, de même.

Pardon... l’ancienne habitude des conquêtes.

Ensemble.

GODIVET.

Adieu ! ma femme que j’oublie
Contre moi doit être en courroux ;
Mais il n’est rien, ma jeune amie.
Que l’on n’oublie auprès de vous.

NISIDA.

Une telle galanterie...
Mais pourquoi me mettre en courroux ?
Je n’ai jamais vu de ma vie
D’épicier plus galant que vous.

En sortant par le fond, Godivet lui envoie des baisers. Pepito paraît au moment où il sort.

 

 

Scène VII

 

PEPITO, entrant par la porte latérale, à droite, NISIDA

 

PEPITO, le regardant.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il a donc celui-là avec sa pantomime, et ces baisers qu’il lui envoie ?

NISIDA.

Qu’est-ce que cela vous fait ?

PEPITO.

Cela me fait que tout m’est suspect... depuis ce que vous m’avez dit ce malin... aussi, je viens d’en parler à votre mère.

NISIDA.

Quelle indiscrétion !... moi qui m’étais fiée à vous... je suis sûre que ma mère est furieuse de ce mariage.

PEPITO.

Furieuse... ce ne serait rien... mais elle est comme moi, elle n’y croit pas.

NISIDA.

Eh bien ! par exemple.

PEPITO.

Et elle se dit qu’à moins de voir le mari... car enfin, où est-il ?... quel est-il ?

NISIDA.

Si je ne veux pas le nommer !

PEPITO.

Parce que vous ne le pouvez pas... parce qu’il n’existe pas... parce qu’on le connaîtrait dans le pays.

NISIDA.

Et s’il n’en était pas !... si c’était...

À part.

Ah ! mon Dieu ! ce monsieur qui part pour la France, et qui ne reviendra que dans quinze jours !...

PEPITO, la contrefaisant.

Eh bien !... si c’était !...

NISIDA.

Celui que vous venez de voir.

PEPITO.

Qui, tout à l’heure, vous envoyait des baisers ?...

NISIDA.

Dame !... ça lui est permis.

PEPITO.

Malédiction !... c’est moi qui l’ai introduit ce matin, qui lui ai ouvert la porte !

NISIDA.

Vous, monsieur Pepito !... Ah ! que je vous en remercie !

PEPITO.

C’est donc ça qu’il avait un air mystérieux... et qu’il ne voulait pas dire, en ma présence, pour qui il venait.

NISIDA.

C’était pour moi... Quand on est marié...

PEPITO.

C’est-il possible !... c’est là votre mari !... Je vous en fais mon compliment... il est gentil... un grand sec, avec sa figure bête... et ses petites jambes !... Ah ! Dieu ! quelles jambes !

NISIDA.

Dame ! tout le monde n’est pas construit aussi heureusement que vous.

PEPITO.

Fi ! mam’zelle, c’est affreux !... se donner à un homme comme ça !..., vous et votre dot... et en secret encore ! mais si je le retrouve jamais... si je le rencontre...

NISIDA.

Par bonheur, il est loin,

À part.

et ne reviendra pas de longtemps.

 

 

Scène VIII

 

PEPITO, NISIDA, GODIVET, LE MAJOR LASCARI, tenant Godivet par le bras, DEUX SOLDATS en faction à la porte du fond

 

LASCARI.

Je suis désolé, monsieur, de vous retenir... mais je ne connais que ma consigne... fixe et immobile.

NISIDA, effrayée.

Ah ! mon Dieu ! le revoilà !

PEPITO, à part.

C’est lui !

GODIVET.

Je vous répète, monsieur le major, que je suis pressé ; et au moment de sortir du château, vous me mettez la main sur le collet.

LASCARI.

Formalité indispensable et préliminaire... mais ne craignez rien... Le major Lascari, officier piémontais, qui a servi autrefois dans la gendarmerie française, sait ce que l’on doit d’égards aux gens que l’on arrête. Car, pour ce qui est de la politesse... fixe et immobile... Votre nom ?

GODIVET.

Godivet, épicier.

PEPITO

Ce n’est pas vrai.

LASCARI.

Où alliez-vous ?

GODIVET.

Je sortais de ce château pour aller embrasser ma femme.

PEPITO.

Ce n’est pas vrai... il vient de l’embrasser.

GODIVET.

De quoi se mêle-t-il, celui-là ? Je vous dis que j’allais retrouver mon épouse.

PEPITO.

Au contraire, il venait de la quitter... car son épouse, la voilà.

Montrant Nisida.

NISIDA.

Si on peut dire...

À Pepito.

Voulez-vous bien vous taire ?

PEPITO.

Je ne me tairai pas... Voilà le mari de madame.

GODIVET.

Moi !

PEPITO.

Oui, monsieur, vous-même... Je sais que vous vouliez cacher votre mariage... mais il n’est plus temps... c’est connu... elle en est convenue elle-même.

GODIVET, surpris.

Elle-même ?

PEPITO.

Oui, monsieur... Ici, tout à l’heure, elle m’a avoué qu’elle vous avait épousé.

GODIVET, avec joie.

Elle l’a avoué... c’est différent...

À part.

Diable ! voilà une aventure... et si madame Godivet ne m’attendait pas !...

Haut.

Monsieur le major, je ne nie pas...

PEPITO, à Lascari.

Vous l’entendez.

GODIVET, s’approchant de Nisida.

D’autant que la petite est charmante.

À part.

Le fait est qu’elle est mieux que ma légitime.

NISIDA, troublée.

Mais, monsieur...

GODIVET, vivement.

Je suis votre mari... c’est convenu... pas maintenant... vous savez qu’il faut que je m’éloigne... mais au retour...

NISIDA.

Monsieur !

GODIVET.

N’oubliez pas que nous sommes mariés... que vous l’avez dit.

PEPITO, bas à Lascari.

Les voyez-vous qui se consultent... c’est assez clair.

NISIDA, passant entre Godivet et Lascari, à Pepito.

Eh bien ! oui, puisque vous le voulez absolument, et avant que monsieur s’en aille, je le dis devant vous... devant lui... et je vais le dire à ma mère... Êtes-vous content, maintenant ?

Elle sort en courant.

PEPITO.

Je suis furieux.

GODIVET.

Et moi, je suis ravi... et avant de partir, je veux lui répéter...

Il fait un pas pour sortir.

LASCARI, le retenant par le bras.

Un instant, monsieur... Vous ne nous quitterez pas ainsi... Vos papiers, votre passeport ?

GODIVET.

Les voici.

Il donne son passeport à Lascari.

 

 

Scène IX

 

PEPITO, GODIVET, LE MAJOR LASCARI, LA COMTESSE, entrant par la porte latérale, à gauche, DEUX SOLDATS

 

LA COMTESSE, à part.

Il était temps... sorti par une porte tandis que les soldats entraient par l’autre... et pourvu, maintenant, qu’on lui laisse quelques heures d’avance...

Apercevant Lascari.

Ah ! c’est le major !

LASCARI, qui pendant ce temps a parcouru le passeport.

Que vois-je ! celui que nous sommes chargés d’arrêter... le comte de Lasco.

GODIVET, prenant le passeport.

Moi !... laissez donc tranquille !

LA COMTESSE.

Ô ciel !

PEPITO, à part.

Notre maître ! et l’autre qu’il a épousée... Quelle horreur !

GODIVET, lisant.

Comte de Lasco !

LASCARI.

Qu’avez-vous à répondre ?

GODIVET.

Que c’est une erreur... une bêtise de l’employé aux passeports... un Piémontais qui écrit comme un savoyard. Et voilà madame la comtesse qui vous dira que je suis Godivet l’épicier... N’est-il pas vrai ?

LA COMTESSE, à part.

Oh ! mon Dieu ! quelques heures seulement... et il est sauvé !...

LASCARI.

Vous voyez qu’elle hésite.

GODIVET.

Du tout... et madame va vous dire...

LA COMTESSE, à Godivet.

Tout ce que vous voudrez... mais cependant... et au point où en sont les choses... je ne vois pas, monsieur, à quoi sert de continuer plus longtemps ce déguisement.

GODIVET.

Qu’est-ce à dire ?

LA COMTESSE, vivement.

Puisque vous êtes reconnu... D’ailleurs, M. le major est un galant homme, à qui l’on peut se fier.

LASCARI.

C’est ce que je disais à M. le comte.

LA COMTESSE.

Et j’ai la certitude maintenant que vous n’avez rien à craindre... qu’il n’y a aucun danger.

LASCARI.

Je le pense de même.

GODIVET.

Et moi, je ne pense plus... je ne sais plus où j’en suis !... Cependant je ne rêve pas... je suis éveillé... je n’ai bu que de l’eau... et à moins que ce ne soit une mystification !... en tout cas, si c’est une mystification, elle est bonne ; et je vous demanderai, dans la supposition où je serais monsieur le comte...

LASCARI, avec indignation.

La supposition !

GODIVET.

Eh bien ! je le suis... je le veux bien... j’y consens... comte, baron, tout ce qu’il vous plaira... puisqu’il paraît que ce sont des accidents auxquels on est exposé à présent, en voyage... et qu’un citoyen qui était sorti bourgeois, ne sait pas maintenant ce qu’il sera en rentrant chez lui... Je suis comte, c’est convenu ; et comme tant d’autres, sans savoir comment... mais dans ce cas-là, je demande ce qu’on attend de moi... ce qu’on me veut... ce qu’on exige... Répondez.

LASCARI.

Ce qu’on exige, monsieur le comte ?... que vous restiez ici, dans votre château, près de madame la comtesse, jusqu’à ce que nous ayons reçu des ordres ultérieurs.

GODIVET.

Pas autre chose ?

LASCARI.

Pas autre chose... Et moi et mes gens qui allions vous attendre sur la frontière...

LA COMTESSE, à part.

Ô ciel !

LASCARI.

Resterons ici, près de vous, sans vous gêner en rien, et en vous laissant tout à fait libre... J’espère, madame la comtesse, que je ne peux pas faire mieux...

LA COMTESSE.

Non certainement... et je n’oublierai jamais le service que vous rendez en ce moment à moi

Appuyant, et avec intention.

et à mon mari.

GODIVET, à part.

Son mari !... elle aussi qui le veut... Ma foi, si c’est une plaisanterie contre les épiciers, rira bien qui rira le dernier.

Haut.

Madame la comtesse... mon épouse...

LA COMTESSE.

Monsieur le comte...

LASCARI.

À la bonne heure !

GODIVET.

Puisque les qualités sont connues, je ne m’en dédis plus.

PEPITO, stupéfait.

C’est donc là notre vrai maître ? eh bien ! je m’en doutais... et je me disais, en voyant cet air distingué : ça ne peut pas être un épicier.

GODIVET.

Taisez-vous !

PEPITO.

Mais...

GODIVET.

On vous dit de vous taire... il raisonne beaucoup, ce grand-là ! qu’est-ce qu’il est dans la maison ?

LA COMTESSE.

Votre valet de chambre.

PEPITO.

Pour vous servir.

GODIVET.

Et il ne fait que m’ennuyer... Il s’est permis d’insulter l’épicerie... voilà de ces choses que je ne pardonnerai jamais... et puisque je suis ici, chez moi, dans mon château, je le chasse.

Se reprenant et regardant la comtesse.

Je le chasse avec l’agrément de mon épouse.

PEPITO.

Ah ! madame...

LA COMTESSE.

Obéissez à M. le comte, il est le maître ici.

GODIVET, regardant la comtesse.

Ah ! je suis le maître !... c’est bon à savoir... c’est agréable... j’en userai... Soupe-t-on ici, chère amie ?... y a-t-il de bon vin dans mes caves ?

LA COMTESSE.

Ce qu’il y a de mieux en vins de France.

GODIVET.

Je ne quitte plus mon château... vous souperez avec nous, major.

LASCARI.

C’est mon devoir, monsieur le comte... je serai là... fixe et immobile.

GODIVET.

Comme votre consigne... Touchez-là... je vais, en attendant, passer un habit plus convenable... je ne vois pas pourquoi je me gênerais...

À Pepito.

Montre-moi mon appartement.

Regardant la comtesse.

Je veux dire notre appartement.

LA COMTESSE.

Grand Dieu !

Pendant ce temps, Lascari est allé au fond, a donné ordre aux deux soldats de s’éloigner, et en rentrant a fermé la porte du fond.

GODIVET, à part.

Nous verrons comment ça finira.

Air du vaudeville des Gascons.

Je sors, bientôt je reviendrai
Plus tendre,
Et sans me faire attendre ;
Je ne m’étais pas préparé
Aux grands airs... mais je m’y ferai.
Ici, tout est fort de mon goût,
Hommages et litre de comte ;
Caves, château, j’accepte tout,

Regardant la comtesse.

Et ce n’est encor qu’un à-compte.

À la comtesse.

Chère amie !

À Lascari.

Major, au revoir.

À part.

Allons, morbleu ! ne nous refusons rien.

Ensemble.

GODIVET.

Je sors... bientôt je reviendrai
Plus tendre,
Et sans me faire attendre ;
Je ne m’étais pas préparé
Aux grands airs, mais je m’y ferai.

LES AUTRES.

Il part, bientôt il reviendra
Plus tendre,
Et sans se faire attendre ;
Et la toilette le rendra
Plus aimable qu’il n’est déjà.

Il sort par la porte latérale, à gauche.

 

 

Scène X

 

LASCARI, PEPITO, LA COMTESSE

 

PEPITO, qui lui a montré la porte de l’appartement.

Grâce au ciel, il n’y est plus... et je peux enfin dire la vérité à madame la comtesse et à monsieur le major.

LA COMTESSE.

Qu’est-ce que ça signifie ?

PEPITO.

Qu’il y a ici tromperie, trahison... oui, madame, je le prouverai.

LA COMTESSE.

Et qui vous interroge ?

PEPITO.

Ah ! je ne crains rien... je brave tout... je n’ai plus de ménagements à garder.

LA COMTESSE, à part.

Il me fait trembler.

PEPITO.

Et puisqu’il me chasse... puisqu’il me renvoie, je vous apprendrai que M. le comte est un séducteur,

LASCARI.

Voulez-vous bien vous taire !

PEPITO.

Je ne me tairai pas... un séducteur, qui, non content de posséder une femme aussi jolie, a encore séduit Nisida, ma prétendue...

LA COMTESSE.

Que dites-vous ?

PEPITO.

Et lui a persuadé qu’il l’épousait... et elle l’a cru sur parole.

LASCARI.

Il perd la tête.

PEPITO.

Du tout, ce n’est pas moi... c’est elle qui l’a perdue... Sous ce nom de Godivet, qui est son nom de guerre et de conquêtes, il a triomphé de sa raison... elle se croit madame Godivet.

LA COMTESSE.

Il serait possible !

PEPITO.

Elle l’a dit à sa mère... elle l’a dit ce matin devant moi... devant monsieur le major.

LASCARI.

C’est vrai... je me le rappelle maintenant.

LA COMTESSE.

Air du vaudeville de l’Avare et son ami.

Qu’entends-je !

PEPITO.

Ma cause est la vôtre.
Vengez-vous.

LASCARI.

C’est mal, j’en conviens,
De toucher à la part d’un autre,
Quand pour la sienne on a si bien.

PEPITO.

La guerre entre nous n’est pas franche !
Me prendr’ ma femm’ ! c’est lâche à lui,
Surtout quand il sait bien qu’ici
On n’peut pas prendre sa revanche.

LA COMTESSE, à part.

Ô ciel ! est-ce qu’en effet ce serait ?... Pauvre enfant ! à qui j’enlève son mari... Courons vite la rassurer, la détromper.

LASCARI.

Mais, madame, calmez-vous.

LA COMTESSE.

Non, non... je vais la trouver, je vais apprendre le secret de cette jeune fille...

À part.

et lui confier le mien.

Elle sort par le fond.

LASCARI.

Mais, madame...

À Pepito.

Bavard ! est-ce qu’on répète ces choses-là devant une femme ?

PEPITO.

Qu’est-ce que ça me fait ?... il m’a chassé et je voudrais pouvoir le faire pendre.

LASCARI.

Le pauvre diable !... cela peut bien lui arriver, sans que tu t’en mêles... car, je ne lui ai pas dit... mais si les ordres que j’attends...

PEPITO.

Vous croyez... ah ! Dieu !... certainement, c’est mon maître... je le respecte... mais j’en serais bien content.

 

 

Scène XI

 

PEPITO, GODIVET, LASCARI

 

GODIVET, sortant de l’appartement, en robe de chambre.

Je suis bien dans cette robe de chambre... On dirait que j’ai été fait pour elle... Dieu !... si mes pratiques me voyaient comme ça, dans mon comptoir !... et s’ils avaient vu mon appartement... quels beaux meubles, et quel bon lit ! un lit très grand... et des candélabres avec de la bougie magnifique... de la bougie à quatre francs la livre... moi, d’abord, je ne la donnerais pas à moins de cent sous !...

À Lascari, qui s’est assis auprès de la table à gauche du théâtre.

Ah ! c’est vous, major... où est mon épouse ?

LASCARI.

Elle vient de sortir.

Il se lève.

GODIVET.

Tant pis... car elle est bien, ma femme... très bien, n’est-ce pas ? et puis une comtesse...

Deux domestiques apportent une table servie.

LASCARI.

Monsieur le comte n’est pas à plaindre.

GODIVET.

Mais jusqu’à présent, je ne me plains pas.

PEPITO, à part.

Je le crois bien... vil séducteur !

GODIVET, à part.

Et nous verrons plus tard jusqu’où ça ira, car maintenant que me voilà lancé... je n’en aurai pas le démenti.

Haut.

Ah ! voilà le souper... à table, major !...

LASCARI.

Et votre femme ?

GODIVET.

Tiens, c’est vrai... je n’y pensais plus... La voici.

S’asseyant.

Venez donc, chère amie... nous vous attendions.

 

 

Scène XII

 

PEPITO, GODIVET, LASCARI, LA COMTESSE, entrant par la porte latérale à droite

 

LA COMTESSE, à part en souriant.

Pauvre Nisida ! je sais tout, et je compte sur elle.

GODIVET, à la comtesse.

Eh bien ! venez donc là... près de nous.

La faisant asseoir à sa droite.

Ah ! c’est délicieux de se trouver ainsi à une bonne table... entre Mars et Vénus... C’est pour vous, monsieur le major, que je dis cela... vous comprenez la plaisanterie... eh ! eh ! eh ! À boire ! qu’on me verse à boire !

PEPITO debout, le servant.

Voilà...

À part.

Si je pouvais me raccommoder avec lui... Versons-lui tout plein.

LA COMTESSE, lui offrant une assiette.

Voulez-vous de ce macaroni ?

GODIVET.

Oui, ma chère comtesse... c’est-à-dire, ma chère femme... j’en veux bien...

Lui serrant la main.

Je veux de tout... et le major aussi... le dieu Mars !... Je suis aimable, n’est-ce pas ?... je le suis toujours quand j’ai faim... et voilà un macaroni !... excellent macaroni !

LA COMTESSE.

Vous trouvez ?...

GODIVET.

Oui, femme charmante... Par exemple, le parmesan n’est pas assez fort... ce n’est pas ce que nous appelons parmesan première qualité.

PEPITO.

C’est cependant ce qu’il y a de mieux... on le prend chez Giletti, le premier épicier de Chambéry.

GODIVET, avec colère.

Giletti ! un débitant de cassonade... un droguiste à la demi-livre...

PEPITO.

Permettez...

GODIVET.

Tandis que nous avons là des épiciers français...

PEPITO.

Mais, monsieur le comte...

GODIVET.

Oui, monsieur, la France est encore la première nation de l’Europe pour l’épicerie... Il y a là quelque chose de fin, de délicat, de coquet, dont vos Savoyards ne se doutent pas.

LASCARI.

Nous n’aurons point de dispute là-dessus.

GODIVET.

Je crois bien... il paraît que le dieu Mars n’aime pas la guerre. C’est drôle, n’est-ce pas ?... c’est de l’érudition !... à boire !...

Pendant qu’on lui verse.

Toujours à boire... et buvons à nos amours... aux vôtres, monsieur le major.

LASCARI.

Ah ! monsieur le comte, ne me parlez pas de cela... ici surtout.

GODIVET.

Un soupir !... il a laissé quelques souvenirs d’amour dans ce pays...

LASCARI.

C’est vrai : j’étais jeune alors...

GODIVET.

« J’étais jeune et superbe. »

Comme l’Œdipe de M. de Voltaire, dont on ne veut plus maintenant, et dont nous faisons des cornets.

LA COMTESSE.

Hein !...

Elle lui donne un coup de pied.

GODIVET, à part.

Ah ! elle m’a marché sur le pied...

LASCARI.

J’adorais une petite fille de ces environs... et j’en étais aimé... Cette chère Adolphine !

GODIVET.

Adolphine !... tiens, c’est le nom de ma femme.

LASCARI.

Comment ? madame la comtesse...

LA COMTESSE, vivement.

Oui, monsieur... un de mes noms...

GODIVET.

Bah !... vous aussi... est-ce étonnant !

LASCARI.

Par malheur, et pendant ma dernière campagne, qui a duré trois ans... toujours dans la gendarmerie française... elle m’écrivit qu’elle était obligée de se marier.

GODIVET, riant.

Ah ! c’est charmant !...

LASCARI.

Mais que si jamais elle avait à se plaindre de son mari, elle me jurait bien...

GODIVET.

De vous prendre pour vengeur.

Riant et s’échauffant.

Elle est bonne celle-là... et le mari n’a qu’à bien se tenir... Je bois à sa santé.

À Pepito, qui rentre.

Qu’est-ce que c’est ?... Qu’est-ce que tu veux ?

PEPITO.

Il y a une femme qui vient d’arriver au château... elle demande à parler à monsieur le comte ou à madame la comtesse.

GODIVET.

Est-elle gentille ?

LA COMTESSE.

Monsieur...

GODIVET.

Pardon, madame la comtesse...

À Pepito.

Qu’elle attende ! on verra après le souper... Apporte-nous du café, de la liqueur... quelque chose de bon... de l’huile de Vénus... du cassis... j’adore le cassis... surtout le mien.

LASCARI.

Le vôtre ?

LA COMTESSE, vivement.

Oui, celui que je fais... n’est-ce pas, mon ami ?

GODIVET, à part.

Bah ! vraiment ?... elle fait du cassis... c’est original,

Haut, chantant.

Tra, la, la, la... la petite chanson... Chantez-vous, mon ange ?

LA COMTESSE.

Jamais, monsieur.

GODIVET.

Et moi, toujours.

« J’étais bon chasseur autrefois. »

Ou bien :

« Femmes, voulez-vous éprouver... »

PEPITO, à part.

Voilà monsieur le comte dedans.

GODIVET.

Et j’ai du neuf... je sais tout Désaugiers et les refrains de M. Béranger...

« Allons, Babet, un peu de complaisance. 
« Eh ! zon, zon, zon,
« Baise-moi, Suzon... »

Il veut embrasser la comtesse. La comtesse le repousse.

Encore !... ah ! ma chère comtesse... Mais j’y suis, c’est le major.

À Lascari.

Dites donc, major, voilà qu’il est tard... on va vous conduire dans votre chambre.

LASCARI, se levant.

C’est juste... je me retire... Par exemple, je vais faire mettre des factionnaires à la porte de cet appartement.

GODIVET.

Tout ce que vous voudrez, pourvu que vous nous laissiez seuls...

Deux valets emportent la table.

LA COMTESSE, à part.

Et Nisida qui m’avait promis...

LASCARI.

Bonsoir, monsieur le comte.

GODIVET.

Bonsoir, major, bonne nuit... bonne nuit, entendez-vous...

Prenant les flambeaux, et invitant la comtesse à le suivre dans son appartement.

Enfin... ils s’en vont, et je triomphe.

À la comtesse.

Allons donc, chère amie...

Au moment où il va pour entrer dans la chambre, paraît Nisida, qui en sort.

 

 

Scène XIII

 

PEPITO, GODIVET, LASCARI, LA COMTESSE, NISIDA

 

NISIDA, accourant.

Eh bien ! monsieur, que devenez-vous donc ?... il se fait assez tard, j’espère, et moi qui vous attends...

GODIVET.

Hein ! que veut celle-là ?

LA COMTESSE, à part.

Ah ! je respire.

LASCARI, qui est prêt à sortir, revient.

Qu’y a-t-il ?... et qu’est-ce que cela veut dire ?

NISIDA.

Que je suis obligée de venir jusqu’ici chercher mon mari.

LA COMTESSE.

Son mari !

À Godivet.

Comment, monsieur, qu’est-ce que j’apprends-là ?

GODIVET.

Une erreur... une plaisanterie.

NISIDA.

Une plaisanterie !... eh bien, par exemple !...

GODIVET, à Nisida.

Eh ! oui, ma chère...

À la comtesse.

Ne faites pas attention, comtesse...

Il lui prend la main.

LA COMTESSE, dégageant sa main.

Si, monsieur... je saurai ce que cela signifie.

NISIDA, feignant de pleurer.

Cela signifie... que nous sommes mariés... qu’il y a un mariage secret.

GODIVET.

Bien secret, car je n’en ai jamais entendu parler.

NISIDA.

Quelle horreur !... quand ce matin même, devant ces messieurs, il en est convenu.

LASCARI.

C’est vrai.

PEPITO.

Je l’ai entendu.

GODIVET.

Parce que vous le vouliez absolument... et pour vous faire plaisir...

À la comtesse.

Car comment supposer que moi... un homme marié... qui aime... qui suis aimé...

LASCARI.

Un homme de qualité.

GODIVET.

Certainement... première qualité.

NISIDA.

De qualité ?

PEPITO, à Nisida.

Oui, mademoiselle, c’est M. le comte de Lasco, notre maître.

NISIDA.

Qu’est-ce que ça me fait ?

PEPITO, avec indignation.

Ce que ça lui fait ?...

NISIDA.

Certainement... je suis sa femme, aussi bien que madame.

LA COMTESSE.

Elle a raison. Et après une trahison... une perfidie pareille ! Fi, monsieur !... c’est affreux ! c’est indigne... un homme de votre rang, se cacher sous un faux nom, pour séduire une jeune fille.

GODIVET.

Mais écoutez-moi.

LA COMTESSE.

Non, monsieur... voici votre appartement... voici le mien... laissez-moi.

GODIVET.

Mais que le diable m’emporte si je l’aime !... si j’y ai jamais songé... c’est vous seule que je veux pour femme.

NISIDA, le prenant par le bras.

Et vous croyez que je le souffrirai !... j’invoquerai plutôt la justice.

LASCARI.

Cela peut aller aux tribunaux.

GODIVET.

Eh ! dites donc, gendarme, mêlez-vous de ce qui vous regarde.

Allant à la comtesse.

Ma chère amie !

LASCARI.

C’est juste... ce sont des affaires de ménage et d’intérieur... je vais poser mes factionnaires.

Il sort par le fond.

ADOLPHINE, en dehors.

Je veux voir madame la comtesse... je la verrai.

PEPITO.

Ah ! c’est cette dame qui vous demandait, et qui se sera lassée d’attendre.

 

 

Scène XIV

 

PEPITO, GODIVET, LA COMTESSE, NISIDA, ADOLPHINE, en costume de voyage, puis LASCARI

 

Adolphine entre par la porte à gauche de la porte du fond.

GODIVET.

Allons, qu’est-ce encore ? je ne peux pas être seul un instant dans mon ménage... dans mon double ménage.

ADOLPHINE.

Il a dû venir ici... et madame la comtesse me dira...

Apercevant Godivet.

Dieu ! c’est lui... mon mari !

Elle court dans ses bras.

GODIVET, stupéfait.

Ma femme !

PEPITO, à part.

Encore une !... c’est donc le mari de toutes les femmes !

ADOLPHINE.

En robe de chambre... ici... tranquillement !... pendant que je l’attendais à Saint-Thibaut, où je tremblais d’inquiétude qu’il ne lui fût arrivé quelque chose... Tu n’as rien, n’est-ce pas ?

GODIVET, avec embarras.

Non, ma bonne... rien.

PEPITO, bas à Adolphine.

Que deux femmes de trop.

GODIVET, avec colère.

Pepito !...

PEPITO, s’inclinant.

Pardon, monsieur le comte.

ADOLPHINE.

Lui, monsieur le comte !

GODIVET, à demi-voix.

Tais-toi donc, et va-t’en... je t’expliquerai.

LA COMTESSE, regardant vers le fond, à part.

On peut tout leur dire... Ciel !... des factionnaires !

On voit dans le fond Lascari placer deux soldats en dehors.

ADOLPHINE.

Il y a donc quelque mystère ?... Parle vite... parle donc... tu sais si je suis jalouse !

PEPITO, bas à Adolphine.

Femme imprudente, prenez garde... sa femme est là, qui vous entend.

ADOLPHINE.

Sa femme !... laquelle ?

PEPITO.

C’est là l’embarras.

ADOLPHINE, regardant Nisida et la comtesse.

Où est-elle ?... de quel côté ?

PEPITO.

Où vous voudrez... ça n’y fait rien.

Montrant Nisida.

Celle-là en est une, comme vous... et l’autre est la véritable... madame la comtesse.

ADOLPHINE.

Sa femme ! on oserait soutenir...

LA COMTESSE et NISIDA.

Oui, vraiment.

À part, et regardant Lascari qui les regarde du fond.

Il le faut bien, pour quelques instants seulement.

GODIVET, regardant la comtesse.

Dieu ! que cette femme-là m’était attachée... et la perdre dans un moment pareil !

À Adolphine.

Permettez, chère amie... demain matin, vous saurez...

ADOLPHINE.

Je n’écoute rien.

NISIDA.

Ni moi non plus.

GODIVET.

Pardonnez-moi, madame la comtesse.

LA COMTESSE.

Laissez-moi, vous dis-je... et sortez... ne reparaissez jamais devant moi.

NISIDA.

Oui, monsieur... sortez.

LASCARI, entrant tout-à-fait.

Sortir !... un instant ; ma consigne s’y oppose...

Chancelant un peu.

Et pour ce qui est de la consigne... fixe et immob...

Regardant Adolphine.

Ah ! mon Dieu ! je ne me trompe pas... c’est bien elle... mon Adolphine.

GODIVET.

Votre Adolphine ?

ADOLPHINE.

Le major Lascari !

GODIVET.

Celle dont vous me parliez tout à l’heure ?

LASCARI.

Justement.

GODIVET.

C’est un peu fort... et de quel droit, ma femme...

LASCARI.

Sa femme !

ADOLPHINE.

Et de quel droit vous-même ?... quand je vous retrouve ici avec deux femmes... car ce sont vos deux femmes.

PEPITO et LE MAJOR.

Certainement.

ADOLPHINE.

Et je me vengerai.

GODIVET.

Ah ! vous le prenez sur ce ton ! eh bien ! moi aussi, je me vengerai... et madame la comtesse...

LA COMTESSE, le repoussant avec dédain.

Laissez-moi, vous dis-je.

GODIVET.

Ou cette petite Nisida...

NISIDA.

Éloignez-vous.

GODIVET.

Air : Sortez, sortez. (La Fiancée.)

Madame, permettez...

LA COMTESSE.

Non, vous êtes un traître.

NISIDA.

Un monstre.

GODIVET, à sa femme.

Et toi ?

ADOLPHINE.

Mon cœur ne doit plus vous connaître.

TOUTES TROIS.

Vous ne m’êtes plus rien ici,
Non, vous n’êtes plus mon mari.

Ensemble.

TOUTES TROIS.

Sortez à l’instant de ces lieux,
Ne paraissez plus à mes yeux.

PEPITO et LASCARI.

Trois à la fois, oh ! c’est affreux !
Encor si ce n’était que deux !

GODIVET, allant de l’une à l’autre.

Restez un instant dans ces lieux...
Fut-on jamais plus malheureux !

La comtesse sort par la porte latérale, à droite. Nisida par le fond, par la petite porte à droite de la porte du fond. Le major Lascari, par la porte du fond. Pepito, par la petite porte à gauche de la porte du fond ; et Adolphine, par la porte latérale à gauche. Nisida et Adolphine emportent chacune un flambeau. Toutes les portes se ferment à la fois. Le théâtre est dans l’obscurité.

 

 

Scène XV

 

GODIVET, seul

 

Allons, on me laisse seul, toutes les portes fermées... et si je pouvais seulement me raccommoder avec une de mes premières... car, pour mon ancienne, je l’abhorre... je la déteste !... Être venue me déranger au plus beau moment !... et c’est encore elle qui criait plus fort que les autres... c’est tout simple, la légitime !... mais à présent, qu’elle n’est plus là, si je pouvais... reprendre la conversation où je l’ai laissée... car cela allait bien, et au milieu de toutes ces beautés, j’avais l’air d’un sultan, ou tout au moins d’un pacha... Le pacha Godivet !

Allant doucement regarder par le trou de la serrure, et frappant à la porte à droite.

Ma chère comtesse...

On entend fermer un verrou en dedans.

Si c’est comme cela qu’elle m’ouvre !...

Allant à la petite porte par où Nisida est sortie.

Ma chère petite Nisida...

On entend aussi fermer les verrous.

Même réponse... Je crois qu’elles s’entendent.

Allant à la porte latérale à gauche.

Madame Godivet...

On ferme les verrous.

Et elle aussi !... c’est trop fort... moi qui tout à l’heure avais trois femmes... à présent, votre serviteur ; il n’y a plus personne, et je me vois réduit à rien, après avoir été dans l’embarras des richesses.

S’asseyant.

Je ne peux pourtant point passer la nuit dans ce fauteuil... On y est très mal... et j’avais un si bon lit... un lit de damas, à baldaquin... et madame Godivet, sans penser à moi, est capable de l’avoir accaparé à elle toute seule... elle est si égoïste...

Comme frappé d’une idée.

Ah ! mon Dieu ! peut-être pas tant que je crois... et sa jalousie, ses projets de vengeance dont elle me parlait tout à l’heure... elle l’avait promis à cet imbécile de major... et elle est si fidèle à ses promesses, qu’elle est femme à m’oublier... seulement pour me vexer... Car, au fond, elle m’adore... mais c’est égal, ça serait amusant... ça serait gentil... pendant que je suis ici, en garçon... de penser que ma femme, ou mes femmes...

Air du vaudeville de la Famille de l’Apothicaire.

Il est des malheurs, ici-bas,
Qu’il faut bien que chacun subisse ;
Comment, en ce moment, hélas !
Empêcher qu’on ne me trahisse ?
Mes trois femmes, sans contredit,
Doivent m’en donner l’assurance...
Puisqu’avec une seule on dit
Que l’on a déjà tant de chance !

On entend ouvrir à gauche la porte par où Pepito est sorti.

Chut... j’entends du bruit... Qu’est-ce que c’est que ça ? Encore quelque événement... encore quelque femme qui m’arrive !... pourvu que ce ne soit pas la mienne !

 

 

Scène XVI

 

GODIVET, CARLO et PEPITO, entrant doucement

 

PEPITO, à voix basse.

C’est lui !... le voilà.

GODIVET, à part.

Un soldat !

PEPITO.

Maintenant, qu’est-ce que vous lui voulez ?

CARLO.

Ça ne te regarde pas... je t’ai promis vingt-cinq ducats si tu m’ouvrais cette porte secrète... Monsieur le comte va te les donner.

PEPITO.

À la bonne heure !

GODIVET.

Qui va là ?

CARLO.

Silence... c’est un ami qui vient vous sauver... car nous n’avons pas un instant à perdre.

GODIVET, à part.

Qu’est-ce que je disais ?... voilà que ça s’emmêle encore... Le château est enchanté.

CARLO.

Prenez votre manteau, le danger presse.

GODIVET.

Le danger !...

CARLO.

Silence... dans une heure, on’ vous conduit à Turin pour y être fusillé... l’ordre est arrivé.

GODIVET.

Par exemple... pas de bêtises... c’est encore pire que ce que je craignais tout à l’heure... et je ne veux pas...

CARLO.

Ni moi non plus... je viens vous sauver, vous faire évader.

GODIVET.

Vous êtes bien bon... et j’accepte.

CARLO.

Donnez-lui vite vingt-cinq ducats, et partons.

GODIVET, étonné.

Hein ! vingt-cinq ducats !...

CARLO.

Oui, à Pepito.

GODIVET.

À cet imbécile-là !... Plutôt mourir !

PEPITO, prêt à s’en aller.

Alors, il ne tient qu’à vous... ce ne sera pas long.

CARLO, le retenant.

Y penses-tu !...

À Godivet.

Allons, de grâce... ne marchandez pas... Qu’est-ce que c’est que vingt-cinq ducats, pour vous surtout !

GODIVET.

Je vous jure, mon cher ami, que je ne les ai pas...

Se fouillant.

J’ai là quinze francs, argent de France.

PEPITO, refusant.

Par exemple !

CARLO.

Allons donc, monseigneur, ce n’est pas pour moi... je ne vous demande rien ; et pourvu que vous me fassiez épouser Nisida...

PEPITO.

Lui !... laissez donc ! vous donner sa maîtresse !...

CARLO.

Nisida ! y penses-tu ?

PEPITO.

Eh ! oui... elle adore monsieur le comte qui l’a trompée, séduite, épousée, est-ce que je sais ?... car il épouse tout le monde.

CARLO, avec fureur.

Est-il possible !...

GODIVET.

Allons, v’là que ça va recommencer encore !

CARLO.

Oui, c’est infâme ! c’est affreux ! le perfide ! et moi qui venais le sauver... Monsieur le comte, nous sommes quittes maintenant... et je vous arrête.

GODIVET.

Ah ! mon Dieu !... mais, mon ami, mon généreux ami, vous êtes dans l’erreur... je ne suis pas monsieur le comte.

CARLO.

Plaît-il ?

PEPITO.

Il a peur.

GODIVET.

Certainement, j’ai peur.

CARLO.

Ah ! vous n’êtes pas monsieur le comte... vous n’êtes plus mon rival ! un vil séducteur !... Eh bien ! l’épée en avant... vous aurez ma vie, ou j’aurai la vôtre.

GODIVET.

Comment, ma vie !... je la garde... et je n’ai pas besoin de la vôtre.

CARLO.

Nous nous battrons.

GODIVET.

Je ne me battrai pas !... je ne me bats jamais.

CARLO, tirant son épée.

Allons, dépêchez-vous.

GODIVET.

Ôtez-moi donc cette arme-là... ça peut blesser. Ah ! çà, ils sont tous enragés dans cette maison... les hommes, les femmes, les soldats...

Il passe entre Carlo et Pepito.

Eh bien ! non, je me révolte à la fin... qu’ils viennent, vos soldats, vos sbires... je reste... je me moque d’eux, et de vous, comme de zéro.

Ensemble.

GODIVET.

Air des Malheurs d’un amant heureux.

Laissez-moi, c’en est trop,
La moutarde me monte ;
Je saurai, s’il le faut,
Tous vous mettre en défaut.
Je ne dois pas de compte
À vous, à vos soldats ;
Je ne suis pas un comte,
Je ne marcherai pas.

CARLO.

À la fin, c’en est trop.
Il viendra, fût-il comte !
Suivez-nous, il le faut,
Ou j’appelle aussitôt.
Vous devez rendre compte
De semblables éclats ;
C’est en vain qu’on m’affronte,
Il faut suivre mes pas.

PEPITO.

Prenez-le, c’en est trop, etc.

Les portes s’ouvrent avec bruit, et les trois femmes paraissent. Lascari paraît au fond avec des soldats.

TOUS.

Ah ! quel bruit, quel fracas !
D’où viennent ces éclats ?

 

 

Scène XVII

 

GODIVET, LASCARI, CARLO, PEPITO, LA COMTESSE, ADOLPHINE, NISIDA, SOLDATS

 

TOUTES TROIS, ensemble.

Ah ! grand Dieu !

GODIVET.

Voilà mes femmes à présent !

LA COMTESSE.

Que se passe-t-il donc ?

GODIVET.

Il se passe... qu’on veut me faire violence... qu’on veut m’enlever... Ce garçon-là...

NISIDA.

Toi, Carlo ?

CARLO.

Laissez-moi, perfide !

LASCARI.

Et il fait son devoir.

GODIVET.

Le dieu Mars, à présent...

LASCARI.

L’ordre m’est arrive de vous arrêter sans pitié, pour vos intelligences avec la frontière.

GODIVET.

Je n’ai pas d’intelligences.

LASCARI.

Et de vous envoyer sur-le-champ à Turin, où la bonne justice de Sa Majesté vous attend.

ADOLPHINE.

Ô ciel ! mon mari ! je me trouve mal !

Elle tombe dans un fauteuil.

CARLO.

On en a déjà fusillé deux.

LA COMTESSE, tombant dans un autre fauteuil.

Dieu ! si c’était...

NISIDA, pleurant.

Monsieur le comte...

GODIVET.

Eh bien ! voilà qu’elles pleurent toutes les trois !... elles se croient déjà veuves.

Allant de l’une à l’autre.

Mesdames, mesdames, rassurez-vous... reprenez vos sens comme je reprends moi-même mes titres, et mon vrai nom... car je déclare ici, à la face du ciel, que je suis Godivet, le seul et véritable Godivet... je ne suis ni grand seigneur, ni trompeur, ni séducteur... je suis épicier, un loyal épicier : j’ai voulu venger l’honneur du corps... ça m’a joliment réussi... et voilà ma femme qui vous l’attestera, si elle ne veut pas me laisser pendre.

ADOLPHINE, à Lascari.

Il l’aurait bien mérité... mais je suis déjà assez vengée. Hélas ! madame, cette ruse-là même ne le sauvera pas... car un rapport que je reçois à l’instant m’apprend que l’épicier Godivet, grâce à un passeport bien en règle, a passé la frontière ce matin.

LA COMTESSE, s’élançant.

Mon mari, monsieur ?...

Elle prend le rapport.

LASCARI.

Eh non !... l’épicier Godivet...

LA COMTESSE.

Il est sauvé !...

À Godivet.

Pardon, monsieur, pardon... je vous ai compromis un instant, en changeant votre passeport, à votre insu... mais vous le voyez, c’était pour sauver mon mari.

ADOLPHINE.

Est-il possible ! et cette petite ?

LA COMTESSE.

Une plaisanterie pour gagner du temps... et pour ne pas épouser Pepito qu’elle déteste.

PEPITO.

Merci.

ADOLPHINE.

Et moi qui ai pu le soupçonner... moi, qui dans ma colère...

LA COMTESSE.

Major, j’ai bien des excuses à vous demander.

LASCARI.

Aucune, madame... et je suis trop heureux de l’accueil que j’ai reçu au château.

GODIVET.

Je n’en dirai pas autant... et je reviens à ma femme, ma vraie femme, ma seule et unique... car de trois femmes que j’avais, il ne m’en reste qu’une... pourvu encore qu’elle m’appartienne entièrement... et que cet imbécile de major...

ADOLPHINE.

Qu’est-ce que c’est ?

GODIVET, la prenant sous le bras.

Rien... je me renferme désormais avec ma femme, dans mon comptoir

Regardant le major.

où il n’y a place que pour deux, et alors on verra...

Saluant tout le monde.

NISIDA.

N’oubliez pas que vous avez la pratique du château.

GODIVET.

C’est la seule chose que j’y aurai gagné... et...

S’adressant au public.

si ces messieurs et ces dames veulent bien ne pas oublier notre adresse... Grande rue... Au Mortier d’Or : Godivet, épicier.

Ensemble.

GODIVET.

Air : Allons, mettons-nous en voyage.

L’aventure était singulière,
Je peux rentrer dans mon comptoir ;
Seul avec ma femme, j’espère,
On m’y reverra dès ce soir.

TOUS.

L’aventure était singulière,
Il peut rentrer dans son comptoir ;
Seul avec sa femme, j’espère,
On l’y reverra dès ce soir.

GODIVET, au public.

Air du vaudeville de Philibert marié.

Si par hasard, dans cette salle,
Quelques épiciers sont présents,
Qu’ils ne fassent pas de scandale,
Nos couplets sont fort innocents.
De l’indulgence, je vous prie !
Messieurs, n’allez pas envoyer,
Par égard pour l’épicerie,
Notre pièce chez l’épicier.

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