La Forge des châtaigniers (Eugène LABICHE - Auguste LEFRANC - MARC-MICHEL)

Drame en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Saint-Marcel, le 4 avril 1839.

 

Personnages

 

HUGAULT, forgeron

MAXIME DE RIONS, gouverneur de Grenoble

MADELEINE, fille de Hugault

LAZARA, maîtresse de Maxime

ABEL, valet confident de Lazara

PETIT-LOUIS, apprenti chez Hugault

ROCH, forgeron

MATHIEU, forgeron

ANDRÉ, forgeron

LAURENT, forgeron

DE CORDES, gentilhomme ami de Maxime 

DE PONS, gentilhomme ami de Maxime 

DE PERTHUIS, gentilhomme ami de Maxime 

PLUSIEURS FORGERONS

GARDES et VALETS du palais du gouverneur

 

L’action se passe à Grenoble au XIVe siècle.

 

 

ACTE I

 

Une salle de la cabane du forgeron. Trois portes, celle en face ouvre sur la forêt ; celle de gauche conduit aux chambres, celle de droite à la forge.

 

 

Scène première

 

MAXIME DE RIONS, MADELEINE

 

Au lever du rideau ils sont assis.

MAXIME, se levant.

Voici le jour, ma petite Madeleine, je dois te quitter ; si j’attendais plus longtemps, maître Hugault, ton père, pourrait nous surprendre, il me faudrait aussi, pour rentrer au palais, traverser une nuée de courtisans, l’intrigue est encore plus matinale que l’amour... et tu sais que personne ne doit nous voir.

MADELEINE.

Quoi ! si tôt ! le jour n’est pas venu, mon père doit encore... J’ai tant de bonheur à te voir ! moi qui, depuis un mois, m’expose presque toutes les nuits dans la forêt, moi qui ne crains pas d’aller te trouver jusque dans ton château où je pénètre mystérieusement à la faveur de cet anneau, et cela pour te voir et partir !... C’est une affection toute nouvelle qui s’est développée en moi ; j’aspire au moment où je ne te quitterai plus, où tu pourras proclamer à la face de tous ce secret terrible qui nous tient éloignés.

MAXIME.

Oh ! je voudrais ne pas te quitter... Si tu savais ! ta présence est un baume pour moi... Depuis un mois que je te connais, Madeleine, j’ai rompu avec cette vie de débauche et d’orgie, je suis revenu au bien... trop tard, peut-être !

MADELEINE.

Trop tard ?... Ton front est soucieux ; qu’as-tu donc ?...

MAXIME.

Des regrets, Madeleine... peut-être des remords, Dieu écoute la voix des anges... prie Dieu pour moi.

MADELEINE.

Tu m’effraies et je n’ose t’aimer comme je le voudrais.

MAXIME.

Oh ! aime-moi, Madeleine, aime-moi, car ton amour me purifie. Je te dirai tout un jour... mais plus tard... plus tard... quand tu m’aimeras mieux, je te dirai tout, oui, après l’expiation, ne m’interroge plus, adieu.

MADELEINE, le retenant.

Je ne veux pas te laisser partir avec cette tristesse... laisse-moi t’accompagner jusqu’à l’entrée du bois... je n’irai pas plus loin... je te suivrai des yeux jusqu’au détour du chemin, puis, je reviendrai ; personne ne sera levé dans la forge avant une heure... Tu veux bien ?...

MAXIME.

Viens, Madeleine... Que tu es bonne !

À part.

Oh ! mon Dieu ! que ne l’ai-je connue plus tôt !

Ils sortent par la porte du fond.

 

 

Scène II

 

PETIT-LOUIS, entrant par la gauche

 

Maître Hugault n’est pas encore sur pied... Mam’zelle Madeleine non plus... bon !... J’ai sauté du lit avant tout le monde pour avoir le temps de me débarbouiller un peu, et être un peu gentil quand la fille du patron descendra.

Il va prendre sur une table un morceau de miroir.

C’est pardieu un métier de chien qu’on me fait faire ici et je crois que je rendrai l’âme quelque jour par la bouche de ce grand coquin de soufflet qu’il me faut tirer du matin au soir !...

Il se regarde dans le miroir.

Le moyen de se tenir propre quand on est tout le jour dans la fumée et dans le charbon !...

Il débarbouille son visage noirci et arrange ses cheveux.

C’est cela... je lui paraîtrai peut-être pas trop laid comme ça...

Il soupire.

Ah !... cette bonne Madeleine ! elle n’est plus matinale comme autrefois, ce n’est plus elle qui est la première à la forge avant le jour, et qui nous éveille tous par ses chants. Comme tout cela a changé depuis un mois !... elle est sérieuse, elle ne rit presque plus... elle ne chante plus... elle ne descend que bien tard, la dernière de tous... Il y a quelque chose là-dessous, bien sûr !... De l’amour, peut-être.

 

 

Scène III

 

PETIT-LOUIS, MADELEINE, entrant par le fond

 

PETIT-LOUIS, étonné.

Ah !... vous, mam’zelle ?

MADELEINE, troublée.

Silence, Petit-Louis.

PETIT-LOUIS.

D’où venez-vous ainsi, mon Dieu ? Peut-être avez-vous passé la nuit dehors...

MADELEINE, vivement.

Non, je le jure ! mais je vous en supplie, pas un mot à mon père.

PETIT-LOUIS.

Oh ! mam’zelle, vous vous cachez... c’est donc bien mal ?...

MADELEINE, se remettant.

Oh ! mon Dieu ! rien de plus simple... Il m’a pris fantaisie de faire un tour dans la forêt.

PETIT-LOUIS.

Alors, pourquoi en faire un secret à votre père ?

MADELEINE, sévèrement.

Vos questions me prouvent une chose : c’est que vous n’avez pas de confiance en moi : je vous ai donné ma parole que cette sortie n’avait pour moi aucun motif coupable ; pourquoi je suis sortie, pourquoi je ne veux pas que mon père le sache, c’est mon secret, et quand le hasard vous a fait surprendre la moitié d’un secret, il n’est pas noble d’en exiger l’aveu tout entier... Je n’ai plus qu’un mot à vous dire : Je désire que mon père ne sache rien de tout ceci.

PETIT-LOUIS.

Je vous obéirai, mam’zelle... maître Hugault ne saura rien, mais à mon tour... une prière... jurez-moi que vous n’avez d’amour pour personne...

MADELEINE.

Pour personne... je le jure.

PETIT-LOUIS.

Que cette promenade... vous l’avez faite seule.

MADELEINE, avec autorité.

Monsieur Louis !...

PETIT-LOUIS.

C’est vrai, mam’zelle ; je suis un brutal, un jaloux... je ne sais pas demander les choses... mais je vous aime tant !

MADELEINE.

Et moi aussi, je vous aime bien... d’amitié... comme un frère.

PETIT-LOUIS, tristement.

Oui, je sais bien... comme un frère !...

MADELEINE.

Vous êtes trop exigeant, aussi !

PETIT-LOUIS.

Je ne vous demande qu’une chose... c’est de vous accompagner quand vous sortirez le matin. Il pourrait vous arriver quelque malheur, seule dans la forêt... aux heures que vous choisissez... vous ne vous rappelez donc pas les choses affreuses qui se passent chaque jour dans cette maudite forêt... vous oubliez que la femme de Roch y a été enlevée il y a trois jours à peine... que la fille de Mathieu a été attaquée...

MADELEINE.

Mais ces malheurs ne se renouvelleront plus.

PETIT-LOUIS.

Oh ! mam’zelle, ne vous exposez plus seule dans ce lieu maudit, ou laissez-moi vous accompagner... Je ne suis pas bien fort, mais je vous défendrai toujours... promettez-le moi... ou bien, voyez-vous !... je dirai tout à maître Hugault !...

MADELEINE, vivement.

Voici mon père ! silence, Petit-Louis, silence !

Hugault entre par la gauche.

 

 

Scène IV

 

MADELEINE, HUGAULT, PETIT-LOUIS

 

HUGAULT.

Déjà levée, Madeleine !...

Il la baise au front.

Bonjour, mon enfant.

Petit-Louis le regarde avec attendrissement, Hugault l’aperçoit.

Eh bien ! et toi ?... que fais-tu là, paresseux ?... À ton soufflet et vite !...

PETIT-LOUIS.

J’y vais, maître.

Il fait un pas pour sortir.

HUGAULT, le rappelant.

Un moment !... avance ici... qu’est-ce que c’est que cette figure rose et ces mains blanches ?... comptes-tu faire tes Pâques aujourd’hui ? ou t’es-tu laissé tomber dans l’Isère ?...

PETIT-LOUIS, riant niaisement.

Non... c’est à cause...

HUGAULT, le contrefaisant.

C’est à cause... c’est à cause... Tu vas bien vite aller me noircir cette figure-là. Je n’entends pas que le luxe s’introduise chez mes ouvriers ; apprends, drôle ! qu’il n’y a qu’un sot qui rougisse des marques de son travail. Va !

MADELEINE, gaiement.

Allons ! mon père ; ne le grondez pas... vous ne voyez pas que M. Louis aime quelqu’un ?

PETIT-LOUIS, à part.

Méchante !

HUGAULT.

Eh ! quand cela serait !... est-ce une raison pour se gâter la figure ?... Je vous demande un peu de quoi il a l’air maintenant, avec ses joues blanches ?...

MADELEINE.

Dame ! écoutez donc... certainement le noir est fort beau... mais quand on veut plaire...

HUGAULT.

La demoiselle est donc difficile ?

MADELEINE, l’embrassant.

Mais non, pas trop, mon père.

HUGAULT.

Et elle se nomme ?

MADELEINE, avec une petite moue.

Oh ! bien !... vous ne devinez rien...

HUGAULT.

Il y a une heure que je sais que c’est toi...

À Petit-Louis.

Ai-je deviné juste ?...

PETIT-LOUIS, embarrassé.

Excusez... maître Hugault... c’est pas de ma faute... c’est plus fort que moi...

HUGAULT, avec bonté.

Eh, bon Dieu ! quel embarras ! mais je ne t’en veux pas, mon garçon... tu es honnête, dévoué, tu n’as pas le sou... mais c’est un malheur...

PETIT-LOUIS.

Un petit malheur...

HUGAULT.

J’ai dit : un malheur... et après tout, tu as de bons bras, du courage, et Dieu t’aidera... Oh ! mais que tu es laid, mon garçon, avec ta figure blanche... Va donc nettoyer ça, cours ! Nous reparlerons de cette grande affaire plus tard et que je ne te retrouve pas ainsi...

PETIT-LOUIS, joyeux, à part.

Il ne se fâche pas... il n’a pas dit non !

Haut.

Soyez tranquille, maître ! soyez tranquille ! je vais travailler comme un cheval... pour devenir noir... noir... comme vous, enfin !

À part, en sortant, avec tristesse.

Ah ! oui !... mais peut-être a-t-elle dit cela pour que je garde son secret.

Il sort à droite.

 

 

Scène V

 

MADELEINE, HUGAULT

 

MADELEINE.

Ce pauvre garçon ! comme il vous aime !

HUGAULT.

Oui ! je crois qu’il aime l’un de nous un peu mieux que l’autre. Je lui donne le conseil du travail... il faut lui en donner aussi l’exemple... Apporte-moi mon tablier, fille... et toi, tu resteras auprès de moi... je suis si heureux de te voir !...

MADELEINE, lui donnant son tablier.

Que vous êtes bon, mon père !

HUGAULT, liant le tablier autour de son corps.

Je suis fier quand je te regarde... et le courage me vient pour travailler... tout mon bonheur est en toi, maintenant ! en te voyant si belle, si fraîche, si appétissante, je me dis souvent : il faut qu’un Dieu veille sur notre maison ; car nous sommes dans un mauvais temps pour les jeunes filles... chaque jour quelqu’un de nos voisins pleure un enfant ou une femme enlevée par ces seigneurs, compagnons de débauche du duc Maxime de Rions, le gouverneur de Grenoble... et pour toi, si belle ! rien, pas une insulte, pas une tentative, un Dieu nous protège, mon enfant... mais sois tranquille... au besoin, s’il nous fait défaut, je saurai t’entourer de ma colère et te faire respecter de tous...

MADELEINE.

Ne craignez rien, mon père... il n’y a pas de danger... personne ne songe à votre pauvre fille...

HUGAULT, serrant Madeleine dans ses bras.

Oh ! qu’ils ne viennent pas toucher à mon trésor, ces gentilshommes, car mon bras est ferme et ma vengeance serait implacable... fût-ce le duc de Rions lui-même, je jure !

MADELEINE, vivement.

Oh ! mon père ! le duc est juste... vous devez le respecter.

HUGAULT.

Tant qu’il respectera la fille du forgeron, je saurai me faire violence... mais s’il met une fois le pied dans l’antre du lion... le seuil se refermera derrière lui !

 

 

Scène VI

 

MADELEINE, HUGAULT, PETIT-LOUIS

 

PETIT-LOUIS, accourant la figure et les mains noircies.

Êtes-vous content, maître Hugault ?... Je m’en suis mis... je m’en suis mis !

HUGAULT.

À la bonne heure ! te voilà comme tout le monde ; à ton soufflet, maintenant !

Petit-Louis tire son soufflet ; Hugault s’apprête à travailler, on entend un grand bruit de voix au dehors. À part.

Ah ! mon Dieu ! encore quelque nouveau malheur !... Rentre chez toi, ma fille... rentre.

Madeleine entre à gauche.

 

 

Scène VII

 

HUGAULT, ROCH, MATHIEU, ANDRÉ, LAURENT, PETIT-LOUIS, à son soufflet, FORGERONS

 

ROCH, à la porte.

Je ne veux pas la voir... je ne veux pas l’écouter. Je la chasse à jamais de chez moi... une femme déshonorée !...

MATHIEU.

Mais elle jure qu’elle est innocente.

ROCH.

Elle ment ; cessez donc de m’implorer pour elle... Il faut qu’elle parte, je l’ai résolu...

À Hugault.

Hugault ! Les seigneurs du duc de Rions viennent de me renvoyer ma femme qu’ils ont enlevée de force, il y a trois jours. Ils me l’ont renvoyée souillée d’une tache qui ne s’efface pas, et moi, à mon tour, je viens de la chasser de ma maison... Ce n’est pas tout. Tu es mon frère, notre chef... Je te demande aide et assistance, chacun de nous a quelque affront à venger, quelque outrage à punir... joins ta force à notre haine... marche à notre tête pour anéantir ces insolents seigneurs... Toi seul es digne de nous commander... Le veux-tu ?

HUGAULT.

Ces seigneurs ne m’ont rien fait à moi... je refuse.

TOUS.

Oh !

HUGAULT.

Je ne veux pas commencer, entre eux et moi, une guerre qu’ils n’ont pas cherchée... Ils ont respecté ma maison, je respecterai la leur, cela est juste. Je refuse.

ROCH.

Quand tu vois que chaque jour apporte un outrage à chacun de nous, tu refuses ! Tu espères donc que leur insolence fera grâce à ta soumission ?... Mais, demain peut-être, l’affront viendra se coller sur ta joue... et alors...

HUGAULT, froidement.

Alors je me vengerai.

ROCH.

Ainsi tu restes froid et insensible devant le malheur de tes frères ! Quand la mesure des iniquités est comble pour tous, toi seul tu cries : « Frères, attendez ! patience, frères ! » et cela parce que ta maison n’a pas été foulée aux pieds, ta maison brûlée, ta fille outragée... mais qu’un de ces malheurs arrive, alors, pour toi aussi, la mesure sera pleine... tu viendras à nous.

HUGAULT, froidement.

Non, je me vengerai seul.

ROCH.

Tu iras seul assiéger le château du duc de Rions !... Tu iras seul le frapper dans les bras de Lazara, cette courtisane qu’il a faite reine de son palais !... Pauvre fou ! Il te fera chasser à coups de fouet par ses valets et te jettera mort dans un fossé. Hugault, ton intérêt est de te lier à nous ; repousse un dangereux égoïsme dont tu porterais le châtiment plus tard... Préviens le déshonneur afin de t’épargner la vengeance qui n’efface pas le déshonneur. Viens avec nous.

HUGAULT.

C’est impossible.

TOUS.

Viens, Hugault.

HUGAULT.

Non ; ma fille est pure. Je n’ai que faire d’aller me mêler à des haines que je ne partage pas.

ROCH.

Que tu ne partages pas ? Ah ! je comprends maintenant, Hugault, ton amour pour les nobles date de loin, si j’en crois une histoire que tu nous as souvent contée.

S’adressant aux forgerons.

Il y a trente ans de cela, Hugault, jeune encore, était gondolier à Venise. Un soir qu’il passait sous le Rialto, ses rames oisives longeant le canal, il aperçut quelque chose qui se débattait dans l’eau... Hugault, l’alerte gondolier, en trois coups de main, fut près de l’objet que les vagues allaient ensevelir à tout jamais... c’était une femme, une noble dame jeune et belle. Le dévouement du gondolier porta bientôt ses fruits, car la grande dame fut reconnaissante et fit du gondolier son amant... Mais bientôt aussi, un nouveau caprice venant sans doute remplacer le premier, Hugault fut enlevé secrètement de nuit et conduit ici à Grenoble ! et depuis ce temps, le gondolier a vieilli, mais il garde toujours au fond de son cœur une vénération pour quiconque est noble. Que lui importent les souffrances de ses frères ; que lui importent leur malheur et leur misère... Il n’est plus de leur race ; il n’est plus du peuple, lui ; il a puisé ses titres de noblesse dans le libertinage d’une grande dame !

HUGAULT, fortement ému.

Tais-toi, Roch !... La douleur t’aigrit... J’oublie tes injures.

ROCH.

Encore une fois : tu ne veux pas te joindre à nous ?

HUGAULT.

Je ne le veux pas.

ROCH, aux forgerons.

Sortez tous, qu’on me laisse avec lui ; et dans un quart d’heure, Hugault, qui refuse de venger ses frères, vous demandera, la colère aux yeux et l’écume aux lèvres, la grâce de marcher à votre tête. Sortez.

Les forgerons et Petit-Louis sortent à droite.

 

 

Scène VIII

 

HUGAULT, ROCH

 

ROCH.

J’ai eu recours à tous les moyens pour te fléchir ou t’irriter... je suis même descendu jusqu’à l’insulte et tu es resté froid. Hugault, aimes-tu ta fille ?

HUGAULT, tressaillant.

Pourquoi cette question ?... Parle...

ROCH.

Je t’en supplie une dernière fois, Hugault, venge tes frères.

HUGAULT, avec crainte.

Tu as parlé de ma fille.

ROCH.

Hugault, je suis outragé, ne me refuse pas les secours de ton bras...

HUGAULT, de même.

Et ma fille ?...

ROCH.

Ils ont souillé mon lit ; Hugault, prépare ta colère...

HUGAULT, tremblant.

Mais ma fille !... ma fille ?

ROCH.

Ne m’interroge pas... venge-moi seulement.

HUGAULT, de même.

Roch, tu me caches quelque chose... Madeleine ?

ROCH.

Où est ton poignard ?...

HUGAULT, frémissant.

Oh ! tu mens... c’est un piège !... Madeleine est pure...

ROCH.

Père de Madeleine, où est ton poignard ?

HUGAULT.

Tu mens, te dis-je !

ROCH.

Père de Madeleine, grandis-toi de toute ta colère, car l’outrage vient de haut !

HUGAULT, égaré.

Oh ! qui donc va encourir...

ROCH.

Madeleine te le nommera... Apprends seulement que tous les soirs elle quitte ta maison pour la sienne.

HUGAULT, anéanti.

Oh !

ROCH.

Dans un quart d’heure, je te ramène nos frères.

HUGAULT, lui faisant signe de le laisser seul.

Dans un quart d’heure.

Roch sort par la droite.

 

 

Scène IX

 

HUGAULT, puis MADELEINE

 

HUGAULT, appelant à la porte de gauche.

Madeleine... Madeleine...

MADELEINE, entre et dit en souriant.

Me voici, mon père.

HUGAULT.

Approche...

Madeleine s’approche et l’embrasse. À part.

Oh ! c’est impossible, Roch a menti.

Haut.

Viens t’asseoir là, sur ce banc, près de moi.

MADELEINE, s’asseyant près de lui.

Vous allez travailler, mon père... Voulez-vous que je vous chante cette barcarolle vénitienne que vous aimez tant ?

HUGAULT, les regards toujours attachés sur sa fille.

Non, ce n’est pas cela... Regarde-moi, Madeleine.

Elle le regarde et lui sourit tendrement.

Un regard d’ange ! Roch a menti.

MADELEINE.

Qu’avez-vous donc, mon père ?

HUGAULT, la regardant.

Madeleine, je songe à te marier...

MADELEINE, gaiement.

Je ne vois pas ce que cela a de triste... Vous me regardez.

HUGAULT, de même.

Je veux te donner à Petit-Louis...

MADELEINE.

Vous me l’avez déjà dit tantôt.

HUGAULT, la regardant toujours.

L’aimes-tu ?

MADELEINE.

Il est si bon !...

HUGAULT.

Ainsi, tu l’épouserais demain, si je t’en priais ?

MADELEINE.

Oui... mais comme vous me dites cela !

HUGAULT, à part.

Oh ! merci, mon Dieu ! Roch peut venir... maintenant je lui pardonne.

Il embrasse Madeleine avec attendrissement.

Je suis heureux, ma petite Madeleine... tu ne sais pas ce que je souffrais tout à l’heure ! Embrasse-moi encore... Tu es pure et belle !...

Madeleine le caresse ; les yeux de Hugault rencontrent un anneau au doigt de sa fille ; il la repousse tout à coup.

Madeleine, cet anneau ! Où as-tu pris cet anneau ?

Madeleine se trouble.

Parleras-tu ! En m’embrassant tout à l’heure, tu me trompais... Cet anneau... qui te l’a donné ?

MADELEINE, avec embarras.

C’est...

HUGAULT.

Un seigneur que tu vas voir toutes les nuits... un amant.

MADELEINE, fièrement.

Un amant ! Oh !...

HUGAULT.

Réponds, réponds... d’où tiens-tu cet anneau ?

MADELEINE.

Je ne sais pas mentir, mon père... et je vous dirai ce qu’il m’est permis de vous dire... Je tiens cet anneau du duc de Rions.

HUGAULT, durement.

Où l’as-tu vu ?

MADELEINE.

Chez lui.

HUGAULT.

La nuit ?

MADELEINE.

La nuit.

HUGAULT, avec éclat.

Et tu restes debout devant moi !... À genoux ! à genoux ! fille perdue !

MADELEINE, avec fermeté.

Ma place est debout... je ne suis point coupable.

HUGAULT.

Tu n’es pas coupable !... Et qu’allais-tu faire dans ce palais ?

MADELEINE.

Je ne puis le dire... un serment me lie.

HUGAULT.

Tu prétends m’en imposer avec ce calme hypocrite. Tu prétends me faire croire qu’une femme peut sortir pure de ce lieu de débauche... mais, avoue donc et demande pardon ! car tu vois bien que je ne te crois pas !

MADELEINE.

J’ai dit toute la vérité !

HUGAULT.

Assez ! assez ! quels moyens avais-tu pour pénétrer chez le duc ?

MADELEINE.

Cet anneau... Les ordres sont donnés... il suffit de le faire voir.

HUGAULT.

Donne-le moi !

MADELEINE, hésitant.

Mon père...

HUGAULT, le lui arrachant violemment.

Donne, te dis-je !

MADELEINE, pousse un cri.

Ah !... mon père, que voulez-vous faire ? Je vous jure que Maxime de Rions m’a toujours respectée... Si vous saviez !... mais non ! je ne puis vous le dire.

HUGAULT.

Sors ! je ne répondrais plus de moi... Va-t’en, va-t’en.

À part.

Je tiens ma vengeance, maintenant.

MADELEINE, à part, en sortant.

Oh ! mon Dieu !... tu sais si je mens à mon père !... Que se prépare-t-il ? Comment prévenir le duc !...

Elle sort en pleurant, par la porte de gauche.

 

 

Scène X

 

HUGAULT, puis ROCH, MATHIEU, ANDRÉ, LAURENT, PETIT-LOUIS et LES FORGERONS

 

HUGAULT, appelant.

Frères !

Les forgerons entrent.

Je suis avec vous. Ce soir, à minuit, je vous livrerai le duc Maxime de Rions. Point de pitié pour les nobles ! Point de repos avant qu’ils soient anéantis jusqu’au dernier ; vengeance !

TOUS.

Vengeance !

Les forgerons sortent, Hugault à leur tête.

 

 

ACTE II

 

Un appartement du palais du gouverneur, porte au fond, porte à gauche au dernier plan, porte à droite au deuxième plan, riche ameublement.

 

 

Scène première

 

LAZARA, ABEL

 

LAZARA, entrant par la gauche.

Abel !

ABEL, entrant par le fond.

Madame ?

LAZARA.

Où est le duc ?

ABEL, montrant la porte à droite.

Dans son appartement, madame.

LAZARA.

Qu’a-t-il fait ce matin ? Est-il sorti ?

ABEL.

Non, madame, ce matin encore des hommes du peuple, des manants, se sont présentés à la porte du palais. Le capitaine des gardes les a fait chasser par ses hallebardiers.

LAZARA.

Que voulaient donc ces hommes ? le sait-on ?

ABEL.

Justice.

LAZARA.

Justice de quoi ? et contre qui ?

ABEL, avec indifférence.

Que sais-je ?... Pour des femmes séduites, pour des filles trompées... Contre qui ?... contre la noblesse de Grenoble, contre les amis de Monseigneur.

LAZARA, à part.

Peut-être contre lui-même...

Haut.

Et c’est le duc qui a ordonné qu’on les chassât ainsi ?

ABEL.

Mais c’est probable.

LAZARA.

Pourquoi ?

ABEL.

Ces hommes l’importunent depuis longtemps de leurs réclamations.

LAZARA.

N’est-ce que pour cette cause ?... En es-tu bien sûr ?...

ABEL.

Que peut donc penser Madame ?...

LAZARA.

Je pense... je pense que lorsqu’un juge n’a pas peur de refuser justice à qui la réclame avec droit, c’est qu’il a peur que justice soit faite... et c’est qu’il est coupable lui-même...

ABEL.

Quoi ! la belle Lazara... la maîtresse et bientôt la femme du noble duc de Rions...

LAZARA, l’interrompant.

Tu dois savoir cela car tu as moins que moi intérêt à le savoir... On se cache de moi, mais je sais deviner... Je sais soupçonner au moins... Maxime ne m’aime plus... voici un mois de cela. Dans une âme de feu comme la sienne l’amour ne meurt pas... il change... c’est ce qui est arrivé. Tu vas dire que je me trompe... On paye ton silence... Combien le paye-ton ?... Je doublerai la somme, moi, pour que tu parles... pour que tu me dises : « Madame, vous avez dit vrai. » Oh ! si j’étais sûre que Maxime me trahit !... Si j’étais sûre d’avoir une rivale !...

ABEL.

Quelles idées !...

Entre Hugault par le fond.

 

 

Scène II

 

LAZARA, HUGAULT, ABEL

 

LAZARA, apercevant Hugault.

Que veut cet homme ?... Comment l’a-t-on laissé pénétrer jusqu’ici ?

ABEL, allant vers Hugault.

Que voulez-vous ?

HUGAULT.

Parler au duc.

ABEL.

Madame, cet homme demande à parler au duc.

LAZARA, à Hugault.

Qui vous envoie ?

HUGAULT.

C’est à Monseigneur que je dois le dire.

LAZARA, à Abel.

Sortez.

Abel sort par le fond.

 

 

Scène III

 

LAZARA, HUGAULT

 

LAZARA.

Vous êtes un des hommes qui voulaient parler au duc ce matin et qu’on a chassés ?

HUGAULT.

Non, madame...

LAZARA.

Non ? Vous venez demander justice ?

HUGAULT.

Moi ! Non, madame, je ne demande pas justice.

LAZARA, avec colère.

Que venez-vous faire ici, alors ?

HUGAULT.

Je l’ai dit, voir le duc.

LAZARA.

On n’entre point ainsi, dans un palais, en cachette et comme un voleur.

HUGAULT, contenant sa colère, à part.

Oh !...

À Lazara.

Madame, je ne sais qui vous êtes et au nom de qui vous me questionnez et m’injuriez ainsi... Vous n’êtes pas la mère du duc de Rions, il n’a plus de mère. Vous n’êtes pas sa sœur, il n’a pas de sœur. Vous n’êtes pas sa femme, il n’a pas de femme... Je ne sais plus de quel nom vous nommer... Cependant, je veux bien devant vous expliquer et justifier ma conduite. Je ne suis pas venu en cachette et comme un voleur, car je suis entré dans le palais ducal en plein jour et par la grande porte... J’ai traversé le troupeau de gardes qui est parqué dans la cour. Tous les valets qui dorment dans les antichambres se sont éveillés quand j’ai passé devant eux et pas un n’a fait un pas, n’a dit un mot pour m’arrêter... Vous voyez bien, madame, que je ne suis pas venu en cachette et comme un voleur.

LAZARA.

Mais comment ?

HUGAULT.

J’avais un talisman... un talisman qui peut m’ouvrir, si je veux, toutes les portes du palais et jusqu’au cabinet le plus secret où Monseigneur le duc se réfugie contre les visites importunes des courtisans, des solliciteurs, de ses amis mêmes... Sa puissance est telle, madame, que si vous disiez à vos valets de me chasser, je ne sais si vos valets ne vous désobéiraient pas, à vous, pour m’obéir, à moi !

LAZARA, avec fierté.

Des menaces !

HUGAULT, montrant l’anneau ducal.

Voyez si je mens, madame.

LAZARA, étonnée.

Une bague !...

Vivement.

Cette bague... où avez-vous pris cette bague ?

HUGAULT.

Je ne l’ai pas prise... on me l’a donnée...

LAZARA.

Cela ne se peut.

HUGAULT.

J’ai dit vrai... je demande à voir le duc.

Il fait un pas vers les appartements du due.

LAZARA, se plaçant devant lui.

Encore un instant... écoutez. Répondez-moi ; vous avez trouvé cet anneau et vous venez le rapporter au duc pour un salaire ?

HUGAULT.

Je veux voir le duc...

LAZARA.

Vous êtes fou de me dire que le duc vous a donné cet anneau. Je l’ai vu à son doigt et, à coup sûr, il n’a pas été vous trouver pour le passer au vôtre.

HUGAULT.

Je veux voir le duc.

LAZARA.

Vous m’expliquerez d’abord comment il se fait que l’anneau ducal se trouve dans les mains d’un manant.

HUGAULT.

Le manant n’a pas de comptes à rendre à la courtisane.

LAZARA, appelant.

Holà !

Elle ouvre la porte du fond, paraissent des gardes.

Messieurs, quelle garde faites-vous dans le palais ?... On laisse venir jusqu’à nous des truands insolents qui nous insultent et nous menacent... Qu’on jette cet homme à la rue... à l’instant.

Les gardes s’avancent vers Hugault qui reste impassible... il leur présente l’anneau ducal, les gardes se retirent. Avec colère.

Eh bien ! messieurs !

À part.

Un autre me sera plus fidèle.

Appelant.

Abel...

Abel entre par le fond ; Lazara l’attire sur le devant Au théâtre.

Tu vois cet homme...

ABEL.

Oui, ce manant.

LAZARA, bas.

Écoute... tu vas te placer à la porte du palais et quand il sortira... la nuit vient... tu le suivras.

ABEL, bas.

J’entends.

LAZARA.

Je hais cet homme.

ABEL.

Il suffit.

LAZARA.

Va.

Abel sort.

HUGAULT, s’avançant vers Lazara.

Vous le voyez, madame... vos valets obéissent à mon talisman et je vais...

Il va pour entrer chez le duc.

LAZARA, se plaçant devant la porte.

Mais je ferai meilleure garde qu’eux, moi ! Vous n’entrerez pas !

HUGAULT, froidement.

C’est vous, madame, qui allez me faire voir le duc.

LAZARA.

Cet homme est fou.

HUGAULT.

Écoutez-moi : service pour service, en échange de celui que je vous demande, je vous révélerai, moi, des choses qui vous intéressent. Le duc vous trahit... Cet anneau, je le tiens d’une femme qui l’a reçu de Monseigneur.

LAZARA.

Une femme !...

HUGAULT.

Et je viens, au nom de cette femme, donner un rendez-vous à Monseigneur pour cette nuit.

LAZARA.

Vous venez me confier cela à moi, à moi...

HUGAULT.

Madame, vous ferez ce que j’ai dit... si vous êtes ce que je pense.

LAZARA.

Ce que je suis ? vous l’avez dit tout à l’heure en disant ce que je n’étais pas... Je ne suis ni la mère, ni la sœur, ni la femme de Maxime de Rions... je suis sa maîtresse... je suis la rivale de la femme qui vous envoie... Savez-vous bien cela ?

HUGAULT.

Vous êtes ce que je pensais que vous étiez.

LAZARA.

Ainsi donc, c’est pour railler que vous parlez comme vous le faites. Prenez garde, messager d’amour !... Quand la vengeance ne peut pas frapper en plein jour, elle frappe dans l’ombre, la nuit ! Si vous revoyez celle qui vous envoie, dites-lui de prier Dieu, ce soir ! car, au lieu du duc de Rions qui n’ira pas au rendez-vous, c’est ma vengeance qui ira... Que la jeune fille et le vieillard prennent garde !...

HUGAULT.

Mais, madame, la jeune fille n’a rien fait qui sanctifie votre vengeance, en la faisant juste... La jeune fille est victime comme vous... trahie comme vous... et cependant vous êtes plus à plaindre qu’elle, car elle a, pour lui faire justice, un père, une famille, des amis, tandis que vous, madame, vous trouverez bien, parmi vos adorateurs, ou vos mercenaires, des assassins qui frapperont un vieillard et une enfant au prix d’un regard ou d’une bourse ; mais vous n’en trouverez pas un seul qui veuille, au prix d’autres faveurs plus grandes, vous servir contre le duc de Rions... non point parce que Maxime de Rions est leur ami, mais parce qu’il est le fils du grand-duc !... C’est vous qui êtes à plaindre, madame, si vous voulez vous venger.

LAZARA.

Tu te trompes... J’aurai un vengeur, si je veux.

HUGAULT.

Qui donc ?

LAZARA.

Le peuple !

HUGAULT.

Eh bien ! madame, c’est au nom du peuple que je vous parle et que je viens... Depuis longtemps, il se passe des choses infâmes dans Grenoble... Depuis longtemps, la noblesse écrase le peuple, le dépouille. S’il se plaint, on l’emprisonne, on le tue pour le faire taire... Tant qu’il ne s’est agi que de brigandages, de taxes et de corvées, il s’est laissé emprisonner et tuer... mais ce qui arrive aujourd’hui comble la mesure... Aujourd’hui, on lui prend ses femmes et ses filles. L’infâme débauche des palais !... elle les lui rend flétries, souillées, bonnes à tuer de rage et de dégoût... Oh ! mais la justice ! la sainte justice ! elle ne meurt pas, elle !

LAZARA.

Explique-toi... Ainsi, ce rendez-vous ?

HUGAULT.

C’est le rendez-vous de la justice... Nous y serons. Vous êtes du peuple... voulez-vous en être, madame ?

LAZARA.

Oui, j’y serai. Oui, je suis du peuple !... Oui, je m’assiérai parmi ses juges... Merci, brave homme ! Aujourd’hui, je suis riche et puissante encore... Demain, je n’aurai d’autre richesse que ma vengeance. Hâte-toi, quel salaire veux-tu ?

HUGAULT.

Aucun.

LAZARA, étonnée.

Aucun ?

HUGAULT.

Non, madame... je ne veux que voir le duc.

LAZARA.

Tu le verras... mais qui me garantit que tes paroles soient vraies ?

HUGAULT.

Un mot : la jeune fille que le duc a trompée pour vous, et pour laquelle le duc vous trompe, se nomme Madeleine. Je suis le père de Madeleine.

LAZARA.

C’est bien. Songe que si je ne suis pas vengée sur le duc qui me trahit, je me vengerai sur ta fille.

HUGAULT.

Vous serez vengée sur le duc.

LAZARA.

J’ai des secrets à dire à ceux qui se plaignent... Quel est le lieu du rendez-vous ?

HUGAULT.

La forge des châtaigniers.

LAZARA.

Il suffit.

À part.

Il ne faut pas que cet homme meure...

À Hugault.

Après avoir parlé au duc, ne sortez point par la grande porte, priez le duc de vous faire conduire par l’escalier secret de son appartement.

HUGAULT, étonné.

Madame !...

Se souvenant.

Ah ! je comprends... ce brave...

LAZARA.

Faites ce que je dis...

Elle sonne. Paraît un valet par la porte de droite.

Qu’on obéisse à cet homme.

À Hugault.

Je vous laisse... À ce soir.

Elle sort à gauche.

 

 

Scène IV

 

HUGAULT, UN VALET

 

HUGAULT.

Présentez cet anneau à Monseigneur, dites-lui que la personne qui le porte attend ici.

Le valet sort à droite, seul.

Oh ! je le tiens ! je le tiens enfin !... tu seras vengée, ma fille, ma pauvre fille ! et vous, frères ! vos femmes, vos filles et vos sœurs seront vengées aussi !... À ce soir donc, le grand jour de la justice... Ce soir, l’oppresseur rendra ses comptes à l’opprimé... Ce soir, le noble duc de Rions dira si Dieu a placé le duc au-dessus du peuple pour protéger ou pour écraser ; si Dieu a donné au duc la puissance et la force pour défendre ou pour tuer ; les lois, pour faire justice ou pour les fouler aux pieds... l’or pour secourir le pauvre, ou bien pour fasciner et séduire la fille du pauvre ? Vous me direz à moi, Monseigneur, si vous pourrez me rendre ce que vous m’avez volé, l’honneur de mon enfant, et comme vous ne pourrez pas me le rendre, je vous prendrai votre honneur, moi, je vous flétrirai sur la face, de ma rude main d’ouvrier, et après !... Oh ! qu’il vienne donc ! S’il allait ne pas venir ! non, non : il voudra savoir ce que lui veut le messager d’amour de la belle fille... Il viendra.

Apercevant le duc.

Le voici... Courbons-nous, courbons-nous bien bas.

Il s’incline.

 

 

Scène V

 

HUGAULT, MAXIME

 

MAXIME.

Qui êtes-vous ?

HUGAULT.

Je travaille dans la forge du forgeron Hugault.

MAXIME, avec empressement.

Approche... C’est Madeleine qui t’envoie ?...

HUGAULT.

Monseigneur a vu l’anneau qu’il a donné à la jeune fille.

MAXIME.

Parle bas. As-tu dit cela à quelqu’un ici ?

HUGAULT.

Mon message ne s’adresse qu’à Monseigneur.

MAXIME.

Qu’as-tu à me dire ?

HUGAULT.

La personne qui m’envoie prie Monseigneur de se rendre à la forge des châtaigniers, seul, cette nuit, à minuit.

MAXIME.

Comment ?... Pourquoi ?...

HUGAULT.

Monseigneur le saura cette nuit, s’il vient à la forge.

À part.

Il hésite... Il a peur...

MAXIME.

Mais cela est étrange !... Ce matin encore je l’ai vue... Oh ! n’importe... j’irai... peut-être un danger la menace... elle a besoin de moi... oh ! j’irai, oui, j’irai...

HUGAULT, à part, avec joie.

Il viendra.

MAXIME.

Puisque Madeleine t’a donné sa confiance, tu as la mienne aussi.

Il lui donne une bourse.

Tiens... et si tu aimes Madeleine, discrétion.

HUGAULT, faisant un geste de refus.

Monseigneur...

Il se ravise et prend la bourse.

Dieu garde Monseigneur !... Il serait bien, peut-être, qu’on ne vît pas sortir le messager par la grande porte du palais.

MAXIME.

Tu es prudent... très bien !...

Il appelle.

Holà...

Entre un valet par la droite.

Conduisez cet homme par l’escalier secret.

HUGAULT, bas au duc.

Trois coups à la porte de la forge.

MAXIME.

C’est bien. À ce soir.

HUGAULT.

À ce soir, monseigneur.

Il s’incline et sort à droite avec le valet. Lazara entre par la gauche et le voit sortir.

 

 

Scène VI

 

LAZARA, MAXIME DE RIONS

 

LAZARA, dans le fond, à part.

Bien !

MAXIME, à part, sans voir Lazara.

Madeleine ! ange que Dieu m’a envoyé du ciel ! Non, je ne t’abandonnerai pas.

LAZARA, s’avançant.

Monsieur le duc, pouvez-vous sacrifier quelques minutes à m’entendre ?

MAXIME, avec douceur.

C’est vous, Lazara ! Vous me faites cette demande comme un reproche... Allons ! Je vois que vous voulez me gronder... Si la peine qui vous fait le regard sévère et la voix émue vient de moi, je m’avoue coupable, et pourtant, jamais, je vous le jure, la pensée de vous affliger n’est entrée dans mon âme.

LAZARA, à part.

Hypocrisie !

Haut.

Vous jurez cela, monsieur le duc... Le jureriez-vous sur votre honneur ?

MAXIME.

Sur mon amour, Lazara.

LAZARA.

J’ai donc le droit de ne pas vous croire, car cet amour n’existe pas. Ne jurez pas sur votre honneur ; je ne croirais pas mieux à votre serment.

MAXIME, offensé.

Comment... madame !

LAZARA, voyant entrer les gentilshommes, à part, avec dépit.

Encore les courtisans maudits !

 

 

Scène VII

 

LAZARA, MAXIME, DUC DE GORDES, MARQUIS DE PONS, COMTE DE VILLARS, COMTE DE PERTHUIS et AUTRES GENTILSHOMMES

 

Lazara est assise dans un fauteuil, à gauche, et n’est pas aperçue des seigneurs.

GORDES, entrant brusquement, avec ses amis.

Admirable repas ! Festin digne des dieux !

PONS.

Vive le cabaret de maître Trinqueneau et son vin d’Espagne !

MAXIME.

Quelle joyeuse vie vous menez, mes gentilshommes !

PONS.

Mais si ta haute dignité te défend de t’enivrer avec nous chez maître Trinqueneau, une partie de chasse ne peut te compromettre, noble gouverneur... Nous partons pour Villars, tu es des nôtres.

PERTHUIS.

Par saint Épicure ! Duc de Rions, j’abdiquerais une couronne, la couronne de Louis X, s’il me fallait, pour la porter, renoncer aux folles orgies, au cabaret, et aux jolies filles.

GORDES.

Jour de malheur, pour toi, que celui où le vénérable duc, ton père, t’a jeté sur les bras son pouvoir et ses ennuis !

VILLARS.

Remercie-moi, je veille sur ta tranquillité !... J’ai fait chasser ce matin, par mes hallebardiers, des paysans qui venaient crier justice sous les fenêtres du palais... les drôles !

MAXIME, sévèrement.

Cela est mal, Villars... Je n’ai pas donné cet ordre.

LES SEIGNEURS, riant.

Ah ! Ah ! Ah !

VILLARS.

Allons, partons... Tu me gronderas en route.

MAXIME.

La partie est donc pour ce soir ?

VILLARS.

À l’instant même... de l’orgie à la chasse... de la chasse à l’orgie.

MAXIME.

Mes amis, je ne puis être des vôtres.

TOUS, étonnés.

Comment !

LAZARA, à part.

Je le sais, moi !

MAXIME.

Cela m’est impossible.

VILLARS.

Est-ce que les grandeurs t’enivrent ?... Fi ! moi je ne m’enivre que de vin.

GORDES.

La preuve en est que tu déraisonnes, Villars.

PONS.

Messieurs, je gage ce collier d’or, béni par le Pape, de dire à Rions le motif qui le retient.

VILLARS.

Un édit à lancer contre les cabarets et les filles ?

PERTHUIS.

Un tarif à imposer aux bateliers de l’Isère ?

GORDES.

Une requête des manants à lire... dans laquelle ils demandent justice et vengeance contre les gentilshommes qui veulent bien ennoblir leurs femmes.

VILLARS.

Peut-être un arrêt qui condamne le nommé Armand, comte et seigneur de Perthuis, à être pendu haut et court, comme un vilain, pour avoir initié aux mystères de Cupidon une vestale campagnarde.

PONS.

Rien de cela, messeigneurs, mais un rendez-vous nocturne avec Vénus elle-même, qui, tous les soirs, en habit de vilaine, se glisse mystérieusement dans le palais, par la porte secrète de l’Isère.

MAXIME, sévèrement.

Marquis !...

LES SEIGNEURS, riant.

Ah ! Ah ! Vraiment ?

VILLARS.

C’est la revanche de la malheureuse partie de paume.

MAXIME, tressaillant.

...Pas un mot de plus, comte de Villars !

VILLARS, bas à Pons.

Maladroit ! Lazara qui est là...

PONS, à Lazara qui se lève.

Ah ! Pardon... belle dame !... Je ne vous avais pas vue...

LES SEIGNEURS, saluant Lazara.

C’est une plaisanterie de Pons... Ah ! Ah ! ah !

LAZARA, irritée.

Messeigneurs !

PERTHUIS, à Maxime.

Comment ! de la discrétion, du mystère avec nous ? Ah !

VILLARS, à Maxime.

Sur mon âme ! C’est un crime de lèse-amitié !

PONS, à Maxime.

Si tu m’avais mis dans ta confidence, tu ne m’aurais point exposé à parler de Danaé devant Junon.

MAXIME.

Assez, messeigneurs...

GORDES.

Quelle forme a prise Jupiter pour toucher le cœur de la belle ?

VILLARS.

S’est-il déguisé en cygne ?

PERTHUIS.

En nuage ?...

GORDES.

En pluie d’or ?...

MAXIME, avec autorité.

Messieurs ! Pas un mot qui touche l’honneur de la jeune fille, si vous croyez qu’un démenti touche à l’honneur d’un homme !

PERTHUIS, à Gordes.

Ah ! Ah !... l’honneur de Vénus !...

VILLARS, à Pons.

La vertu entrant dans un palais, le soir, par une porte secrète !...

MAXIME, avec force.

Oui, messieurs !... dans un palais où le vice et la débauche entrent en plein jour et aux yeux de tous ; il faut que la vertu, quand elle y vient, y vienne la nuit et en secret.

LAZARA, à part.

Il la défend... Il l’aime !

PERTHUIS, bas aux gentilshommes.

Ah çà ! mais qu’a-t-il donc ?

MAXIME.

Écoutez-moi, messieurs, nous avons mal vécu jusqu’à ce jour... J’ai partagé vos folies et vos crimes, mais il n’est jamais trop tard pour s’amender... Ainsi, que Dieu me pardonne le mal que j’ai fait !... Je jure sur mon âme de réprimer, à l’avenir, tous les crimes commis dans le duché que je gouverne ! Quels que soient le rang et le nom du coupable, je jure de faire justice à tous et contre tous !... Je jure que c’est une chose infâme de vivre comme nous avons vécu, comme vous vivez encore ! Amendez-vous, messeigneurs ! Ou prenez garde !... Justice sera faite.

PONS, à ses amis.

Parle diable ! Je ne sais plus au juste qui, de nous ou de lui, a bu le vin d’Espagne de maître Trinqueneau.

MAXIME, avec dignité.

Marquis de Pons ! Je suis votre duc et votre maître.

PONS, bas à Villards.

Il est devenu fou.

VILLARS, bas à Pons.

Fou d’amour... Un mal qui ne dure pas.

MAXIME.

Allez à votre partie de chasse, messeigneurs, je vous permets d’espionner mes actions... On veillera aussi sur les vôtres... Allez !

PERTHUIS, à Gordes, en sortant.

Ma foi ! Je suis bien aise d’avoir renvoyé ce matin cette vilaine à son mari.

Les seigneurs se retirent en se regardant avec étonnement et confusion.

 

 

Scène VIII

 

MAXIME, LAZARA

 

MAXIME, à part.

Pauvre enfant ! Son auréole de vertu a été souillée par l’air de ce palais infâme. Ah ! je conçois qu’elle ne veuille plus y venir et qu’elle m’appelle vers elle.

LAZARA, qui s’est approchée du duc.

Monseigneur, il vient de se prononcer, ici, d’étranges paroles. Vous avez avoué devant moi qu’une jeune fille vient vous visiter la nuit... En bonne foi, que dois-je penser, monseigneur ?

MAXIME.

Vous penserez d’abord, Lazara, que je vous trahis, que l’amour que j’avais pour vous est maintenant à une autre, que le mystère qui enveloppe mes entrevues avec la jeune fille est un mystère de perfidie et de trahison. Vous penserez cela, sans doute, et vous aurez tort... Si je vous dis que vous vous trompez, vous ne voudrez pas me croire... Si je vous jure que mon amour est toujours à vous, à vous seule, à vous tout entière, que la jeune fille qui vient me voir n’est pas votre rivale, que je l’aime d’un autre amour que vous et que le secret que j’ai gardé jusqu’à ce jour, et que je dois garder encore, touche à votre bonheur, Lazara, au bonheur de la jeune fille, au mien, à celui du vieux duc mon père, si je vous dis cela, vous ne voudrez pas me croire, et vous aurez tort de ne pas me croire.

LAZARA.

Je crois, Monseigneur, que c’est le mal, le crime et la trahison qui ont inventé le mystère et le secret.

MAXIME.

Lazara, je donnerais dix années de ma vie pour que l’existence de ce secret fût restée ignorée de vous... Mais je donnerais bien tous les jours qui me restent à vivre, plutôt que de le révéler à qui que ce soit au monde. Ainsi, pardonnez-moi, Lazara, la peine que votre incrédulité à mes paroles vous causera.

LAZARA.

Gardez donc votre secret, Monseigneur ! Gardez-le. C’est encore une réserve dont je vous sais gré de n’oser pas me dire ouvertement, effrontément en face : Lazara, je suis las de vous. Votre amour me fatigue. Votre présence me pèse et m’ennuie, maintenant je vous rejette ! Qu’ai-je à faire de vous, maintenant ? Quand on a aspiré le parfum de la fleur, on jette la fleur, on la foule sous les pieds... Qui voudra la courtisane Lazara, le duc de Rions n’en veut plus ! Vous n’osez pas me dire cela en face, Monseigneur. Merci. Mais que vous savez bien faire entendre, mon Dieu, ce que vous ne dites pas... Je vous ai compris, Monseigneur, je vous ai compris à merveille !

MAXIME, voulant la calmer.

Lazara.

LAZARA.

Je quitterai votre palais. Je céderai la place à la petite fille qui se cache pour entrer. Elle pourra, à l’avenir, entrer par la grande porte, ce sera mieux ; mais, en sortant, Monseigneur, j’emporte des secrets... des secrets qui touchent à votre couronne ducale, et à votre tête peut-être. Et je serai moins discrète que vous, moi !

MAXIME.

En réponse à ces menaces terribles que vous dicte votre colère, si je vous disais : « Lazara, demain vous serez duchesse de Rions » ?

LAZARA.

Demain !... Si demain j’étais duchesse de Rions, je croirais que vous avez pensé ceci : trahir la courtisane est dangereux... trahir la duchesse de Rions est plus sûr...

MAXIME.

Il n’est donc rien qui puisse tuer vos doutes ?

LAZARA.

Si, une chose.

MAXIME.

Laquelle ?

LAZARA.

Ce que vous m’offrez pour demain, je le veux pour ce soir.

MAXIME.

Quelle étrange exigence, Lazara !

LAZARA.

Songez qu’à cette condition seule, je pardonne.

MAXIME.

Vous pardonnez !

LAZARA.

Ne raillez pas. Vous ignorez tout ce que renferme ce mot.

MAXIME.

Votre pardon m’est précieux, Lazara... Mais un retard de quelques heures peut-il... ?

LAZARA.

Ainsi, monseigneur, vous exigez ce retard ?

MAXIME.

Je vous prie d’y consentir.

LAZARA.

Eh bien ! soit. À demain, monseigneur.

MAXIME.

À demain. Je vous laisse, Lazara : la nuit porte conseil, dit-on... La réflexion calmera votre colère... Adieu.

Il sort à droite.

LAZARA, le suivant des yeux.

Il sort !...

Seule.

Oui, Monseigneur ! Il est parfois trop tard pour s’amender.

Entre Abel par le fond.

 

 

Scène IX

 

LAZARA, ABEL

 

ABEL.

Par le diable ! madame, qu’est donc devenu votre manant ?

LAZARA.

J’ai changé d’avis ; il ne faut pas qu’il meure.

ABEL, froidement.

Ah ?...

LAZARA.

Quelle heure est-il ?

ABEL.

Mais quand vous m’avez envoyé en bas, en sentinelle, il était huit heures à la cathédrale de Saint-André... J’ai bien resté sur mes jambes et le nez en l’air deux bonnes heures... ça fait dix heures qu’il doit être.

LAZARA.

Combien y a-t-il d’ici à la forge des châtaigniers ?

ABEL.

Euh ! euh !... Deux petites lieues.

LAZARA.

C’est bien... prends ton épée.

ABEL.

La voilà.

LAZARA.

Ta cape.

ABEL.

La voici.

LAZARA.

Tu vas me suivre.

ABEL.

Où donc ?

LAZARA.

Tu le sauras.

Ils vont pour sortir.

 

 

Scène X

 

LAZARA, prête à sortir, MADELEINE, PETIT-LOUIS

 

MADELEINE, accourant.

Ah ! madame, écoutez-moi... sauvez-le !

LAZARA.

Que veut-on ?

MADELEINE.

Je suis la fille du forgeron Hugault... je viens sauver le duc... ce rendez-vous qu’on lui a donné, madame, s’il y va... il est mort.

ABEL, froidement.

Ah ! Ah !...

LAZARA.

C’est elle !... et elle vient m’implorer pour lui... insensée !... Je veux qu’il meure, moi ! Entends-tu bien !

MADELEINE, suppliant.

Ah ! madame !

ABEL, froidement.

Ah çà mais !... qu’y a-t-il donc ?

LAZARA, repoussant Madeleine.

Partons, partons, Abel !

Madeleine se jette à ses genoux ; elle la repousse et sort avec Abel.

 

 

Scène XI

 

MADELEINE, PETIT-LOUIS, puis UN VALET

 

MADELEINE, éplorée.

Elle veut sa mort !... elle qu’il aime... elle qu’il doit épouser !... Oh ! mon Dieu ! Inspire-moi !... Comment le sauver... comment le prévenir...

À Petit-Louis.

Mon ami...

PETIT-LOUIS.

Non !... J’ai tout compris à présent... et je ne veux plus le sauver... Il mérite la mort.

MADELEINE.

Toi aussi ?...

PETIT-LOUIS.

Oui, moi !... et je vais à la forge pour crier à tous que le duc a séduit Madeleine, que Madeleine est sa maîtresse.

MADELEINE, le retenant.

Malheureux ! arrête...

Appelant.

Monseigneur, monseigneur !...

Un valet paraît à droite.

Le duc ?... Où est le duc ?

LE VALET.

Il vient de sortir du palais...

Il rentre.

MADELEINE, désespérée.

Ciel ! Perdu !...

PETIT-LOUIS.

Dieu est juste.

MADELEINE.

Oui, Dieu est juste et j’espère en lui !

PETIT-LOUIS.

Il ne sauvera pas l’amant de Madeleine.

MADELEINE.

Mais il sauvera le frère de Madeleine... Je suis sa sœur !...

PETIT-LOUIS, avec étonnement.

Sa sœur ! vous ! sa sœur !

MADELEINE, l’entraînant dehors.

Oh ! viens... viens... ne m’abandonne pas.

Elle entraîne Petit-Louis et sort par le fond avec lui.

 

 

ACTE III

 

Même décor qu’au premier acte.

 

 

Scène première

 

HUGAULT, ROCH, MATHIEU, ANDRÉ, LAURENT, FORGERONS

 

Hugault entre par le fond.

ROCH, à Hugault.

Eh bien, frère, qu’as-tu fait ?

HUGAULT.

J’ai été trouver le duc Maxime de Rions dans son palais... J’ai été hypocrite et rampant devant lui, pour que dans une heure il soit à son tour hypocrite et rampant devant moi... Je l’attends ici. Il va venir...

ROCH, avec joie.

Le duc de Rions viendrait au-devant de notre vengeance !

HUGAULT.

Au-devant de votre justice, oui !

ROCH.

Pas de justice à qui ne fait pas justice !... À l’assassin, un poignard au cœur !

TOUS.

Un poignard au cœur !

HUGAULT.

Écoutez. Le grand seigneur a été cruel et injuste dans sa force... Le peuple doit se montrer calme et digne dans la sienne.

ROCH.

Viens-tu, en son nom, implorer notre clémence ?

HUGAULT.

Non, mais je viens dire à de braves gens outragés qu’ils doivent constater l’injure avant de la punir.

ROCH.

Que veux-tu faire ?

HUGAULT.

Constituer un tribunal où les victimes jugeront le bourreau.

ROCH.

Et s’il est condamné, qui exécutera la sentence ?

TOUS.

Moi ! moi !... moi !...

HUGAULT.

Vous m’avez nommé votre chef... Vous savez si ma haine contre notre ennemi commun est égale à la vôtre. C’est donc au nom de la confiance que vous m’avez accordée, au nom de cette haine qui, pour s’éteindre, veut du sang, que je viens réclamer de vous l’honneur de frapper le premier.

ROCH.

Et ta main ne tremblera pas ?

HUGAULT, plantant son poignard dans la table.

Pas plus qu’elle ne tremble en enfonçant cette lame dans ce bois !

ROCH.

Quelles que soient ses prières, quelles que soient ses promesses, quelles que soient ses larmes, tu ne l’épargneras pas ?

HUGAULT.

Non.

ROCH.

Quand il te demanderait la vie au nom de ta mère qui prie pour toi là-haut ?

HUGAULT.

Non.

ROCH.

Quand il voudrait la racheter au prix de toutes ses terres, de toutes ses maîtresses, de tous ses châteaux ?

HUGAULT.

Non.

ROCH.

Lors même qu’il embrasserait tes mains noires et qu’il se traînerait à tes genoux ?

HUGAULT.

Non !... non...

ROCH.

Tu le jures.

HUGAULT.

Je le jure.

ROCH.

C’est bien !... Tu as déjà été notre conseil... sois donc notre bras.

HUGAULT.

Merci, frères... comptez sur moi !

Une pause.

Mais avant, je veux encore une fois embrasser ma Madeleine... Sa vue retrempera ma colère.

Il ouvre la porte à gauche.

Elle n’y est pas à cette heure !... Oh mon Dieu ! Serait-elle sortie pour avertir le duc et le sauver !... S’il en était ainsi, je la chasserais en la maudissant.

On frappe trois coups.

Non, c’est lui... je respire !...

Aux forgerons.

Laissez-moi seul, un instant... Sur un signe, vous rentrerez.

Les forgerons sortent, Hugault va ouvrir au fond.

 

 

Scène II

 

HUGAULT, MAXIME

 

HUGAULT.

Je vous attendais, Monseigneur...

MAXIME.

Madeleine... où est Madeleine ?

HUGAULT.

Monseigneur, vous allez voir ceux qui vous ont donné rendez-vous.

Il fait un signe ; les forgerons entrent lentement et se placent en silence autour du duc.

 

 

Scène III

 

HUGAULT, MAXIME, ROCH, LES FORGERONS

 

MAXIME, faisant bonne contenance.

Ah ! Ah ! Je vois que je suis tombé dans un guet-apens.

ROCH.

Nous ne sommes pas des voleurs, noble duc !

MAXIME.

Des assassins ?

HUGAULT.

Ni l’un ni l’autre... mais des juges.

TOUS.

Des juges, Monseigneur.

MAXIME.

Des juges ?... Plaisant tribunal.

HUGAULT.

Pas si plaisant que vous pourriez croire.

Montrant Laurent.

Connaissez-vous cet homme ?...

MAXIME.

C’est à mon palefrenier qu’il faut demander cela.

HUGAULT.

Cet homme se nomme Laurent... Il avait une fiancée qu’il aimait comme on aime quand on est malheureux... Mais, un soir d’orage, il abrita dans sa chaumière un jeune gentilhomme qui s’était égaré aux environs... et, en échange de cette sainte hospitalité, le seigneur osa flétrir la fiancée du pauvre. Depuis ce jour, l’existence de Laurent se traîne dans le désespoir... Toutes les joies de sa vie sont perdues, son avenir est brisé. Monseigneur, saviez-vous cela ?

MAXIME.

Non.

HUGAULT.

Vous mentez.

MAXIME.

Misérable.

HUGAULT, froidement.

Pas de colère, monsieur le duc, nous ne sommes pas au bout... Celui que vous voyez ici se nomme Roch. Il avait une femme jeune et belle sur laquelle reposait tout son bonheur en ce monde... La jeunesse et la beauté de cette femme frappèrent aussi les regards d’un de vos dignes amis, et bientôt elle disparut à son tour... Elle avait été enlevée, volée à son époux par un de vos compagnons de débauche... Pendant trois jours, Roch pleura la mort de sa femme.

MAXIME.

Trois jours ?

HUGAULT.

Il l’a revue ce matin, et, maintenant, il pleure sur son déshonneur...

MAXIME, à part.

Malheureuse femme... S’ils savaient.

HUGAULT.

N’est-ce pas que tout cela est bien horrible !... que ceux qui commettent de tels crimes méritent la mort... Eh bien, toi ! duc de Rions, tu n’es pas moins lâche que tous ces lâches... car, toi aussi, tu cours, la nuit, pour nous voler nos filles, nos femmes, nos fiancées... et c’est pour cela que le peuple t’a donné ce rendez-vous...

MAXIME.

Que voulez-vous de moi ?

HUGAULT.

Je vais t’interroger, duc de Rions.

MAXIME.

Je veux bien répondre à tes questions.

HUGAULT.

Est-il vrai que, depuis un mois, une jeune fille nommée Madeleine s’introduise chaque nuit dans ton château et qu’elle y reste jusqu’au jour ?

MAXIME.

Cela est vrai...

Murmures.

HUGAULT.

Comment es-tu parvenu à détourner de ses devoirs une jeune enfant qui avait été élevée dans la crainte de Dieu et dans l’horreur des méchants comme toi ?... Est-ce par séduction, par promesses, ou par magie ?

MAXIME.

Je ne l’ai pas détournée de ses devoirs...

HUGAULT.

Diras-tu que Madeleine est allée à toi sans que tu aies mis en œuvre, pour l’attirer, quelques-uns de ces prestiges diaboliques dont les débauchés seuls ont le secret ?

MAXIME.

Oui.

HUGAULT.

Tu blasphèmes, duc de Rions.

MAXIME.

J’ai dit la vérité.

HUGAULT.

Explique-moi donc les courses nocturnes de la jeune fille au théâtre de tes orgies autrement que par la contrainte que tu aurais exercée sur elle, ou par la passion coupable que tu lui aurais inspirée...

MAXIME.

Je le voudrais, mais je ne le puis... Madeleine a toujours été respectée par moi... Elle est encore digne de son père. Je le jure devant Dieu.

HUGAULT, avec force.

Tais-toi, athée !...

MAXIME.

Mais qui es-tu donc, toi qui m’interroges si haut et avec tant d’arrogance ?...

HUGAULT.

Séducteur de Madeleine, je suis le père de Madeleine !

MAXIME, atterré.

Son père ?...

HUGAULT, aux forgerons.

Mes amis, vous voyez la honte du coupable... Vous avez entendu ses réponses... Prononcez. Toi, Laurent, quelle peine penses-tu qu’ait méritée ce duc de Rions pour ses méfaits ?

LAURENT.

La mort !

HUGAULT.

Et toi, André ?

ANDRÉ.

La mort !

HUGAULT.

Et toi, Roch ?

ROCH.

La mort !

HUGAULT.

Et vous tous ?

TOUS.

La mort !... la mort !

HUGAULT.

Vous entendez, duc de Rions... Apprêtez-vous à mourir, car justice sera faite !

MAXIME.

Et qui doit me frapper ?

HUGAULT.

Moi !

MAXIME, tressaillant.

Vous, Hugault ?... Faites retirer ces hommes, je veux vous parler... Je veux rester seul avec vous...

HUGAULT, aux forgerons.

Allez, mes amis... Accordons au condamné sa dernière demande. Soyez tranquilles ; notre vengeance ne nous échappera pas.

Les forgerons se retirent.

 

 

Scène IV

 

HUGAULT, MAXIME

 

HUGAULT.

Nous sommes seuls... Qu’avez-vous à me dire ?... J’écoute.

MAXIME.

C’est donc bien vrai, cela, Hugault ?... Vous aussi, vous voulez que je meure ?

HUGAULT.

Je le veux !...

MAXIME.

Et au moment de vous faire l’exécuteur de la sentence fatale que vos amis viennent de prononcer, un instinct secret ne vous fait pas battre le cœur et n’arrête pas votre bras ?

HUGAULT.

La sentence est juste et je l’exécuterai avec joie.

MAXIME, vivement.

Au nom du ciel, Hugault !... renoncez à cet affreux privilège... Renoncez-y au nom de ce que vous avez de plus cher... au nom de tout ce que vous avez aimé dans ce monde.

HUGAULT.

Ah ! tu trembles, maintenant, duc de Rions !... tu as peur de mourir...

MAXIME.

Eh bien, oui... j’ai peur... je te demande grâce.

HUGAULT.

Ma fille aussi t’a demandé grâce, sans doute, tu as repoussé sa prière... Je repousse la tienne. Tu mourras.

MAXIME.

De la main d’un autre, j’y consens... mais pas de la vôtre... Hugault.

HUGAULT.

Quelle puissance appelleras-tu donc à ton aide pour te soustraire à ma vengeance ?

MAXIME.

J’invoquerai un souvenir et votre poignard tombera... gondolier de Venise.

HUGAULT.

Que dis-tu ?

MAXIME.

Te souviens-tu du Rialto et de la grande dame que ton courage a sauvée ?

HUGAULT.

Je m’en souviens, oui !... pour maudire l’ingratitude de la grande dame.

MAXIME.

Il ne faut pas maudire ceux qui vous ont aimé, Hugault.

HUGAULT.

Mais comment sais-tu ?

MAXIME.

La bouche d’une mourante laisse échapper de grands secrets... J’étais au lit de mort de celle que tu maudis...

HUGAULT.

Elle est morte !... je ne la maudis plus... Mais qui es-tu donc pour avoir reçu d’elle une pareille confession ?

MAXIME.

Écoute, les parents de la noble Vénitienne eurent un jour connaissance de son amour pour le gondolier... Ils avaient préparé pour elle un brillant mariage et comme la présence du gondolier devait y mettre un éternel obstacle, on le fit disparaître un jour, et sa maîtresse le crut mort.

HUGAULT, amèrement.

Elle consentit à prendre un époux digne de son rang.

MAXIME.

On l’y força...

HUGAULT, incrédule.

La crainte... je n’y crois pas...

MAXIME.

Ce fut donc de son plein gré que le gondolier quitta Venise et vint se fixer à Grenoble ?...

HUGAULT.

Je l’excuse. Après ?

MAXIME.

Elle eut un fils.

HUGAULT.

Du grand seigneur.

MAXIME.

Non. De l’homme du peuple.

HUGAULT.

Un fils !... Où est-il ? Où est-il ?

MAXIME.

Devant vous.

HUGAULT, le regardant.

Mon fils !... Est-ce possible ?...

MAXIME.

Et maintenant, croyez-vous que Madeleine soit ma maîtresse ?... Et maintenant, voulez-vous m’assassiner ?

HUGAULT.

Mon fils !... Oh ! mais non... je ne te crois pas... tu me trompes... Pourquoi cette confidence arrive-t-elle si tard ?

MAXIME.

Élevé par le vieux duc dont l’erreur s’est prolongée jusqu’à ce jour, devais-je déshonorer sa vieillesse, en reconnaissance de ses bienfaits ? Devais-je tant me hâter de ternir la mémoire de ma mère, en révélant le secret de ma naissance ? Non, je ne l’avais confié qu’à Madeleine, qu’à ma sœur qui m’avait juré de le taire, et, si je vous le dis aujourd’hui, c’est pour vous épargner le crime de tuer votre fils.

HUGAULT.

Oh ! mon Dieu ! Il me serait si doux d’ajouter foi à tes paroles... Regarde-moi... oui, je ne sais si c’est une illusion, mais ces traits... ce regard...

MAXIME.

Vous rappellent les traits et le regard de ma mère... Tenez... voyez son portrait que je porte toujours avec moi... Comparez.

HUGAULT, regardant avidement le portrait.

Oui, oui... c’est elle !... c’est toi... tu es mon fils... Oh ! pardon, à mon tour, pardon de t’avoir méconnu. Viens, viens dans mes bras...

Après l’avoir embrassé.

Dis-moi, ils sont faux, n’est-ce pas ? les bruits dont on veut flétrir ton honneur... Tu n’es pas un seigneur débauché, perdu de vices, comme ils le disent. S’il en était ainsi, je regretterais de t’avoir retrouvé !

MAXIME.

Mon père... avant d’avoir connu Madeleine, je fus tout ce que l’on vous a dit que j’étais. Et même je vous avouerai tout ! mon premier amour pour votre fille ne fut pas un amour de frère... Ce fut une mauvaise pensée qui m’inspira, lorsque je l’attirai pour la première fois dans mon château.

HUGAULT.

Grand Dieu !...

MAXIME.

Mais elle vint à prononcer le nom de son père... Je l’interrogeai, et, à chacune de ses paroles, le remords entra dans mon cœur et s’y fit une si large place que bientôt je ne songeai plus qu’à épurer mon âme aux reflets de cette âme si candide et si virginale... C’était un ange que le ciel avait fait descendre sur ma vie, pour la purifier. Madeleine revint donc souvent me voir... mais, la nuit... en secret... pour n’éveiller aucun soupçon... Et à chacune de ces entrevues mystérieuses, je me sentais devenir meilleur... Il me semblait que mon âme s’allégeait d’une faute, rachetait une année de mon ancienne existence... Que vous dirai-je ? Madeleine m’a transformé et, aujourd’hui, mon père... si je pouvais jeter un voile sur mon passé... je me croirais digne d’elle et de vous.

HUGAULT.

Je te crois... mais, eux, ils ne te croiront pas... Ils vont te tuer...

MAXIME.

J’ai mérité la mort par ma vie passée, mon père... Mais mourir aujourd’hui, avant l’expiation !

HUGAULT, désolé.

Oh ! mon fils, mon fils... C’est moi qui t’ai livré à leur vengeance... mais je te sauverai... Je ne veux pas que tu meures.

MAXIME.

Mon père...

HUGAULT.

Il faut te soustraire à leur fureur, Maxime, il faut fuir...

MAXIME.

Non, non ; ils vous tueraient, vous...

HUGAULT, voulant l’entraîner vers la porte.

Pars... laisse-moi... sauve-toi, mon fils.

MAXIME, résistant.

Au prix de vos jours... jamais !...

HUGAULT.

Je t’en conjure... par pitié pour moi... pars...

Les forgerons entrent. Hugault pousse un cri étouffé.

Ah !...

 

 

Scène V

 

MAXIME, HUGAULT, LES FORGERONS

 

ROCH.

Eh bien ! Hugault, nous attendons.

HUGAULT, d’une voix émue.

Attendez encore, amis ; attendez.

ROCH.

Non, il faut en finir... Tiens !

Il lui donne une hache.

Frappe !

HUGAULT, reculant.

Je ne puis...

Mouvement.

ROCH.

Que dis-tu ?... d’où vient cette hésitation ?... Toi qui tout à l’heure...

HUGAULT.

Tout à l’heure, je ne savais pas ce que je sais maintenant.

ROCH.

Nous avons ton serment, Hugault... Voudrais-tu y manquer ?

HUGAULT.

Cherchez ailleurs votre bourreau... Je ne le serai point... le duc est maintenant sacré pour moi.

ROCH.

Que dis-tu ? Quelles paroles a-t-il donc prononcées pour éteindre si vite ta colère ?

HUGAULT.

Des paroles de justification... Je n’ai pas à rougir de ma fille... le duc de Rions n’est pas coupable des crimes dont on l’accuse... Je le jure !

ROCH.

Mais qui nous donnera la conviction qui semble l’absoudre dans ton esprit ?

HUGAULT, avec chaleur.

Dites-moi, mes amis, qui de vous s’est montré plus que moi ardent à punir sur lui vos injures, lorsque notre ressentiment l’a soupçonné ?... Qui de nous a crié plus haut : « Mort au noble duc qui se joue des saintes affections du pauvre », lorsque nous croyions que le peuple était, chaque jour, le point de son orgueil et de sa cruauté ? Aucun, n’est-ce pas ?... Eh bien donc ! vous devez me croire, lorsque, après avoir reçu de lui une explication qui ne pouvait être donnée qu’à moi seul, je viens, moi, votre frère, votre ami, votre chef, vous dire : « Je me rends caution de l’innocence de cet homme et vous conjure de l’épargner, au nom de toute justice et de toute loyauté. »

ROCH, après s’être consulté avec les forgerons.

Nous voulons bien ajouter foi à tes paroles... car nous aimerions mieux encore renvoyer imprudemment un grand coupable qu’avoir à douter de la fidélité d’un vieil ami... Duc de Rions, remercie le forgeron Hugault de sa généreuse intercession... mais donne-nous ta parole de gentilhomme qu’une fois revenu au milieu de tes hallebardiers, tu ne te souviendras de notre entrevue de ce soir que pour châtier et punir ceux de tes courtisans qui ont souillé nos familles. Le promets-tu ?

MAXIME.

J’en fais le serment sur l’honneur !

ROCH.

Sois donc libre... va...

HUGAULT, à part.

Oh ! mon Dieu ! merci !... Il est sauvé.

Au moment où Maxime va sortir, Lazara entre par le fond, suivie d’Abel. Elle a entendu les dernières paroles d’Hugault.

 

 

Scène VI

 

MAXIME, HUGAULT, LES FORGERONS, LAZARA, ABEL, dans un coin du théâtre

 

LAZARA, entrant.

Il est perdu... car, si, pour sa condamnation, il vous manquait un témoignage, je vous l’apporte, moi.

HUGAULT, bas, suppliant.

Taisez-vous, madame... Taisez-vous...

ROCH.

Il est encore temps... Parlez !

MAXIME.

Lazara !...

LAZARA.

Écoutez tous. Il y a trois jours, plusieurs jeunes seigneurs, au sortir d’une orgie, se rendaient dans l’enceinte du jeu de paume. Une partie étrange y fut proposée et acceptée. Elle avait pour jeu l’honneur d’une femme du peuple, que ces hommes venaient de faire enlever par leurs valets.

TOUS.

Oh !...

LAZARA.

Oui, messieurs, ces nobles gentilshommes, dans un moment d’ivresse et d’infernale inspiration, convinrent de s’en rapporter à leur adresse pour savoir à qui reviendrait cette femme flétrie. L’arrêt était inévitable : le sort n’avait donc plus qu’à choisir entre les infâmes. Eh bien, savez-vous qui gagna ? Ce fut le noble duc de Rions. C’est à lui qu’échut en partage la femme de Roch le forgeron.

Mouvement d’indignation.

ROCH.

Mort au duc de Rions !

TOUS.

Mort au duc de Rions !

HUGAULT.

Oh ! mon Dieu !

ROCH.

Tu hésites encore, Hugault !... Veux-tu donc trahir la confiance de tes frères ?

HUGAULT, accablé.

Il est innocent.

ROCH.

Innocent pour toi, s’il a respecté ta fille... Mais pour nous... Songe que ce n’est pas seulement ta vengeance que tu avais à poursuivre... mais la nôtre... Au nom de la promesse solennelle que tu nous as faite, nous te sommons d’exécuter la sentence de mort, prononcée par nous !

HUGAULT, accablé.

Je l’ai juré, c’est vrai.

ROCH.

Et tu veux trahir ton serment ?

HUGAULT, s’approchant de la forge.

Non, mais avant de l’accomplir,

Il met sa main dans le brasier ardent de la forge.

que ma main tombe en poussière.

TOUS, poussant un cri d’horreur.

Ah !...

HUGAULT, montrant sa main calcinée.

Et maintenant... je suis dégagé de mon serment.

ROCH.

L’un de nous te remplacera...

TOUS, avec tumulte.

Moi... moi... moi...

Madeleine et Petit-Louis entrent précipitamment.

 

 

Scène VII

 

MAXIME, HUGAULT, LES FORGERONS, LAZARA, ABEL, MADELEINE, PETIT-LOUIS, MAXIME

 

MADELEINE, haletante.

Grâce pour le duc... mon père... grâce pour votre fils !

TOUS, étonnés.

Son fils ?

MADELEINE.

Oui, grâce pour mon frère...

TOUS.

Son frère ?

LAZARA.

Qu’ai-je fait ?

ROCH.

La justice du peuple l’a condamné.

PETIT-LOUIS.

Celle de Dieu vient de l’absoudre !... Attendez.

À Roch.

Roch, ta femme est morte.

ROCH, avec émotion.

Morte ?

PETIT-LOUIS.

Elle n’a pu survivre à ton mépris et l’Isère vient de rejeter son cadavre sur le bord.

ROCH.

Malheureuse.

PETIT-LOUIS.

Oui, bien malheureuse... Au moment de paraître devant Dieu, à cette heure solennelle où l’on ne peut mentir, elle a voulu protéger de sa dernière parole une tête que vous menaciez tous... On a trouvé sur elle ce billet pour vous, Roch.

HUGAULT.

Quel espoir !...

ROCH, prenant la lettre.

Oh ! mon Dieu ! je tremble de lire.

Aux forgerons.

Attendez, attendez.

Il lit.

« Je jure devant Dieu qui m’appelle que je suis innocente... oui, des infâmes m’avaient enlevée, des infâmes s’étaient disputé mon déshonneur, mais il en est un qui eut pitié de moi et voulut me sauver. Il parvint à écarter les autres et à rester seul maître de mon sort, et ce n’était pas pour abuser de ma faiblesse, c’était pour la protéger. Pendant trois jours il me déroba à tous les yeux, et, au bout de ces trois jours, quand il me renvoya près de toi, j’étais comme avant notre séparation, digne de ton estime et de ton amour. Cet homme, c’est le duc de Rions. Le duc, aime-le, respecte-le... Je te pardonne... » Pauvre femme.

HUGAULT.

Bénédiction.

LAZARA.

Oh ! mon Dieu !

Elle s’agenouille.

MAXIME.

Et maintenant, je suis prêt à mourir. Frappez !

ROCH, s’inclinant et baisant les mains du duc.

Duc de Rions, oh ! pardon, pardon.

Se relevant fièrement.

Mais aussi, duc de Rions, vengeance, vengeance sur vos nobles amis.

MAXIME.

Mes amis... oh ! non... demain, je serai leur juge.

ROCH, aux forgerons.

Et vous, frères, demain, tous au palais du duc de Rions. La justice attend votre témoignage et la femme calomniée, une expiation.

MAXIME, regardant Lazara.

Le jour où ces braves gens entreront en amis dans mon palais, tous les méchants et les traîtres en sortiront, Lazara.

PDF