La Farce du médecin (Pierre LAFENESTRE)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre National de l’Odéon,  le 15 Janvier 1905.

 

Personnages

 

MADELEINE. BÉJART

MOLIÈRE

GEORGES PINEL, maître écrivain

JEAN POQUELIN, père de Molière

 

La scène se passe à Paris dans la maison de Jean Poquelin, en juin 1643.

 

À droite et à gauche portes. Au fond, une fenêtre donnant sur la rue. Au fond, à gauche, une grande tapisserie court le long de la muraille. Une chaise longue. Table de travail surchargée de livres ; chaises, fauteuils, etc.

 

 

Scène première

 

MOLIÈRE, MADELEINE. BÉJART

 

Molière lit et prend des notes. Madeleine entre doucement et lui met la main sur l’épaule.

MADELEINE.

Toujours le front penché sur quelqu’un de vos livres !

MOLIÈRE, se relevant en sursaut, joyeusement.

Ah ! Madeleine. ! Eh bien ?

MADELEINE.

Il nous faut mille livres !

MOLIÈRE.

Mille livres ! Pardieu, qui va nous les bailler ?

MADELEINE.

Messire Jean ?

MOLIÈRE.

Mon père ?

MADELEINE.

Oui.

MOLIÈRE.

Vous voulez railler !

Écorchez le tout vif ou faites encor pire ;

Mais ne vous avisez jamais de rien lui dire

– Quoi que ce soit – touchant l’état de comédien.

Et surtout, en argent, ne lui demandez rien.

MADELEINE.

Oh !

MOLIÈRE.

Rien, car il a pris pour devise un proverbe :

« Qui prête son argent mange son bled en herbe. »

MADELEINE.

Pourtant il nous les faut ces deux cents beaux écus.

Elle tire des papiers de son corsage.

J’ai les papiers sur moi, le bail et les reçus ;

Il ne manque à présent plus que les signatures !

MOLIÈRE.

Montrez ! Montrez !

Lisant.

« Nous soussignés etc., etc. déclarons avoir loué à partir du 1er juillet 1643, pour la somme de mille livres par an, au sieur Jean-Baptiste Poquelin dit de Molière et à demoiselle Madeleine Béjart, la salle du jeu de paume des Métayers proche la porte de Nesle, pour y aménager une salle de spectacle dite de « l’Illustre Théâtre. »

Il reste silencieux un instant.

MADELEINE.

Eh bien, que dites-vous ?

MOLIÈRE.

Je dis que ce grimoire

C’est tout notre avenir de luttes et de gloire !

C’est le commencement de nos rudes travaux !

Ah ! travailler, lutter, obscurcir ses rivaux !

Répandre sur la foule accourue, infinie,

Ses larmes, ses éclats de rire, son génie !

Ou bien, simple interprète, homme unique et divers,

Dans l’ivresse éclatante et troublante des vers

Dont le rythme charmeur enchante notre oreille,

Se croire devenu don Rodrigue ou Corneille !

MADELEINE, après une pause.

Et l’argent ?

MOLIÈRE.

C’est vrai ! c’est du rêve tout cela !

La réalité triste et plate la voilà :

Mille livres par an ! Milles livres !

MADELEINE.

Que faire ?

MOLIÈRE.

J’enrage !

MADELEINE

Et c’est pourtant une très belle affaire !

MOLIÈRE se promène un instant de long en large, en mettant les papiers dans sa poche, puis.

Oh ! Madeleine, vous qui, tout sot que je fus,

M’avez fait deviner mes sentiments confus ;

Vous qui m’avez montré quelle route il faut prendre ;

Vous seule en qui j’espère encore pour m’apprendre

Ce que je ne sais pas de l’art du comédien,

Vous, la Muse, c’est vous qui ne trouvez plus rien ?

MADELEINE.

Comment ?

MOLIÈRE.

J’ai mon idée. Écoutez, je vous prie.

Vous connaissez ce drôle, empli de fourberie,

Que l’on nomme Pinel ?

MADELEINE.

Oui, le maître écrivain ;

Maître Georges Pinel, animal assez vain

Qui, s’il était un paon, aurait passé sa vie

À faire la roue ?

MOLIÈRE.

Oui.

MADELEINE.

Pédant de comédie !

MOLIÈRE.

C’est cela. Vous savez ou vous ne savez point

Que mon père est toqué de l’homme au dernier point.

Il me l’avait donné, mon droit fini, pour maître

D’écriture. Cela vous étonne peut-être ?

N’importe ! Mais il s’est pris d’amour pour moi !

MADELEINE.

Vrai ?

MOLIÈRE.

Un jour, pour un besoin que je vous conterai,

Il voulut de l’argent. Croiriez-vous que mon père

Lui prêta cent écus, lui, si dur à refaire !

Le tour fut bien joué. Notre maraud, un soir,

Vient ici, s’arrachant les poils de désespoir,

Criant à se briser les poumons et la rate :

« Votre fils est perdu ! Votre fils ! Un pirate

« Vient de m’enlever Jean jusque dans ma maison.

« Il exige, monsieur, cent écus pour rançon ! »

Il fait tant qu’il convainc de son récit mon père

Qui n’a jamais trouvé le fin fond de l’affaire.

Je n’ai pas vendu la mèche, réfléchissant

Que je pourrais user de l’homme un jour pressant.

Or, ce jour est venu. Je vais attendre l’homme,

Il inventera bien quelque bon tour. En somme

Service pour service. Il me doit bien cela,

Et...

Voix de Poquelin dans la coulisse.

Maraud ! Triple sot !

MADELEINE, effrayée et comique.

Ah ! votre père est là !

MOLIÈRE.

Contre qui sa colère est-elle dirigée ?

Voix de POQUELIN.

Chenapan, garnement !

MOLIÈRE, très calme.

Elle est à l’apogée.

Cachez-vous. Si jamais il vous trouvait céans !

Voix de POQUELIN.

Faquin !

MADELEINE.

Où ?

MOLIÈRE la cache derrière la tapisserie.

Là.

Voix de POQUELIN.

Butor ! Dernier des mécréants !

Voix de PINEL.

Monsieur, Monsieur, Monsieur !

MOLIÈRE.

Tiens la voix du bonhomme

Pinel.

Voix de PINEL.

Calmez-vous !

Voix de POQUELIN.

Viens ici que je t’assomme !

MADELEINE, sortant la tête de la tapisserie.

Brrr !

MOLIÈRE.

Contre qui s’est-il mis en pareil émoi ?

Voix de POQUELIN.

Vaurien ! Mauvais fils !

MOLIÈRE, très calme, souriant.

Ce n’est que contre moi.

 

 

Scène II

 

MOLIÈRE, POQUELIN, PINEL, MADELEINE, cachée

 

POQUELIN, ouvrant brusquement la porte, des papiers à la main.

Pendard !

MOLIÈRE.

Holà mon père !

POQUELIN.

Idiot ! Triple brute !

PINEL.

Modérez-vous, Monsieur !

MOLIÈRE.

Qu’est-ce qui vous rebute ?

POQUELIN.

Dis-moi que signifie un papier que voilà ?

MOLIÈRE, à part.

Ciel ! Le Bail !

POQUELIN, lisant.

« Nous soussignés, etc. etc. déclarons avoir loué à partir du 1er Juillet 1643, pour la somme de mille livres par an au sieur Jean Baptiste Poquelin dit de Molière et à demoiselle Madeleine Béjart, la salle a du Jeu de paume des Métayers, proche la porte de Nesle, pour y aménager une salle de spectacle dite de « l’Illustre Théâtre » ».

Diras-tu ce que c’est que cela.

Monsieur Jean Poquelin dit Monsieur de Molière ?

MOLIÈRE.

C’est un projet de bail, je n’y vois pas, mon père,

Un sujet de courroux.

POQUELIN.

Quelle audace, pendard !

Ah ! si je vois jamais Madeleine. Béjart,

À son nom, Madeleine sort la tête de la tapisserie.

Je lui romprai les os des bras et les oreilles !

Madeleine ne peut s’empêcher de faire entendre un éclat de rire en cachant vivement sa tête.

Je n’ai jamais ouï d’impudences pareilles !

Tu ris ?

MOLIÈRE.

Je n’ai point ri.

POQUELIN.

Tu viens de rire !

MOLIÈRE.

Non.

POQUELIN.

C’est trop fort ! Non content de salir notre nom,

Tu m’oses railler !

MOLIÈRE.

Moi, mon père ?

POQUELIN.

Oui, toi.

MOLIÈRE.

Je jure...

POQUELIN.

Ne jure rien. C’est trop déjà d’une imposture.

Écoute-moi. Je vais pour la dernière fois

Parler raison. Je suis plus calme.

MOLIÈRE.

Je le vois.

POQUELIN.

Eh bien ! je te défends d’avoir commerce encore

Avec cette Béjart, misérable pécore

Dont les conseils...

Même jeu de scène pour Madeleine ; à son nom elle sort et rentre la tête.

MOLIÈRE.

Monsieur, Madeleine Béjart

Est une honnête fille !

POQUELIN.

Il la défend !

MOLIÈRE.

Son art

M’agrée, et je voudrais, monsieur...

POQUELIN.

Ma patience

Est à bout. Tu n’as pas la moindre conscience.

Moi, fils de Poquelin, tapissier et porteur

De grains, honorable homme, aurais mon fils acteur !

Toi, fils d’un tapissier du Roy, valet de chambre !

Tu jouerais sur les ponts de janvier à Décembre,

Turlupin ! Scaramouche ! Et c’est pour tout cela

Que je t’ai fait donner le titre d’avocat,

Que tu suivis les cours du plus célèbre maître

D’écriture !

Pinel fait des gestes grotesques de modestie.

Ah ! maudit le jour qui t’a vu naître,

Et surtout ces Béjart qui causent tout le mal !

Diras-tu le contraire, espèce d’animal ?

MOLIÈRE.

Mon père !

POQUELIN, tirant sa montre.

Assez ! tais-toi ! je ne veux rien entendre.

Je m’en vais de ce pas chez mon fabricant rendre

Quelques meubles. Je vais venir céans tantôt.

Je te laisse Pinel pour te convaincre, sot !

MOLIÈRE.

Mon père, encore un mot ?

POQUELIN.

Non, pas un mot te dis-je.

Adieu. Pinel, soyez éloquent.

Il sort. Pinel l’accompagne sur le seuil ; on les entend causer un instant.

MOLIÈRE.

Quel prodige !

Comment diable a-t-il eu le double de ce bail ?

MADELEINE, sortant la tête.

Psst !!

MOLIÈRE.

Pschutt !!

MADELEINE.

J’étouffe.

MOLIÈRE.

Eh bien ! prenez cet éventail !

Il lui tend une feuille de papier.

C’est l’instant de tenter notre dernière chance,

Ah ! mon petit Pinel, on va rire...

À Madeleine.

Silence !

 

 

Scène III

 

MOLIÈRE, PINEL, MADELEINE cachée

 

PINEL, rentrant.

Écoutez, mon ami, la voix de la raison.

Parbleu, je ne veux pas vous faire une oraison ;

Mais cependant je dois...

MOLIÈRE.

La cause est entendue ;

Je vous déclare net que vous l’avez perdue.

PINEL.

Cependant !...

MOLIÈRE.

Cependant, je n’écouterai rien

Et persiste à vouloir devenir comédien.

PINEL.

Mais...

MOLIÈRE.

Mais... Cela suffit. J’achève ma pensée :

Mon père traite en vain – oui – de billevesée

Ce qui pour moi me semble être un très bon parti ;

Et je suis sûr que vous, un docte, un érudit,

Bref, un homme estimé d’une façon notoire,

Vous prisez grandement ce qu’on nomme la gloire ;

Que vous, que nous comptons parmi nos beaux esprits,

Vous estimez les gens qui, par tous leurs écrits,

S’efforcent d’attraper au vol cette fumée

Que dégage toujours un peu la renommée !

PINEL.

Mais je...

MOLIÈRE.

Ne dites rien, vous m’approuvez au fond,

Puisque vous êtes un homme docte et profond,

De chercher une voie où je puisse prétendre

À la gloire comme à l’argent. Il faut s’entendre

Sur les mots, voilà tout. Mon père crie en vain ;

Je n’ai jamais voulu jouer le turlupin.

Ce que je veux, mon maître, est chose bien plus haute

Que mon père regarde à tort comme une faute.

Ce que je veux, avec l’orgueil de mes vingt ans,

Ce que je veux, Monsieur, c’est être, en même temps,

Celui qui crée esprit, âme, cœur, personnage,

Le lâche ou le héros, le bouffon ou le sage,

La parole et le geste ; être tout à la fois,

Que je fasse parler les abus ou les droits,

Artisan d’une vive et factice nature,

Le créateur ensemble avec la créature !

Voilà ce que je veux ! Il ne me suffit pas

D’écrire pour jouir de mon succès d’en bas.

Modeste spectateur debout dans le parterre !

La gloire il me la faut, mon maître, tout entière !

Là dessus, j’en croirai Madeleine Béjart !

PINEL.

Celle-là, mon ami, même avec tout son art,

Ne vaut ni plus ni moins que toutes ses pareilles !

MOLIÈRE, riant.

Prenez garde, les murs ont parfois des oreilles !

MADELEINE, se précipitant sur Pinel.

Insolent !

PINEL, effaré.

D’où sort-elle !

MOLIÈRE.

Allons, rassurez-vous !

MADELEINE.

Venez me demander pardon à deux genoux !

Pinel hésite.

Prenez garde ! Je sens que ma colère éclate.

Il s’agenouille, câline ment elle lui tire l’oreille.

Là, là, racontez-moi l’histoire du pirate.

PINEL.

Le pirate ! Hein ! Plaît-il ?

MADELEINE.

Celui des cent écus.

PINEL.

Ah ! vous savez ?

MADELEINE.

Je sais.

PINEL.

Je ne m’en souviens plus.

MADELEINE.

Je vais la demander tout à l’heure à son père.

PINEL.

Voilà. J’avais besoin d’argent pour une affaire...

MADELEINE.

C’est bien, vous avouez. L’histoire importe peu

Et je vous en tiens quitte.

PINEL se relève.

Ah !

MADELEINE.

À genoux, morbleu !

Vous aller répéter mot par mot, mes paroles.

Jean-Baptiste a besoin... allons...

Pinel répète.

De cent pistoles !

PINEL.

Mille livres ! Seigneur !

MOLIÈRE.

Mon père a dans la main

Certain papier qu’il faut payer avant demain ;

Sinon tout est manqué. Vous l’avez vu, mon maître,

Il nous l’a lu tout haut.

PINEL.

Je m’en souviens.

MOLIÈRE.

Peut-être...

MADELEINE, l’interrompant.

Sûrement vous pouvez nous tirer de ce pas.

PINEL.

Moi ?

MADELEINE.

Vous ! Nous connaissons votre esprit. En tout cas

L’histoire du pirate est une bonne marque

De votre invention.

PINEL.

J’en aime la remarque.

MADELEINE.

Cherchez, trouvez le joint, sinon !

PINEL.

Je cherche en vain.

MADELEINE.

Aujourd’hui je dis tout à Monsieur Poquelin.

Je vous préviens, mon maître, en toute conscience.

Maintenant appelez à vous votre science.

N’avez-vous rien trouvé ?

PINEL.

Si fait.

MOLIÈRE.

Il a trouvé.

MADELEINE.

C’est bien, relevez-vous.

MOLIÈRE.

Alors tout est sauvé !

PINEL.

À nous la médecine ! À nous les honoraires !

À moi l’habit ! à vous les maux imaginaires !

Vous allez simuler quelque grand mal.

MOLIÈRE.

J’y suis.

PINEL.

Par exemple à la jambe.

MOLIÈRE, simulant.

Aïe, je meurs !

PINEL.

Je poursuis.

Je m’en vais de ce pas, dans notre voisinage

Trouver l’accoutrement et changer de visage,

La consultation vaudra deux cents écus.

MOLIÈRE.

Le temps presse ! Courez !

MADELEINE.

Nous paierons nos reçus !

PINEL.

J’y cours ! Puis, à l’abri d’une porte cochère,

J’attendrai le retour de monsieur votre père

Pour monter après lui.

MADELEINE.

Voilà notre sauveur !

Vive Pinel !

PINEL, galant.

Je vous baise les mains, mon cœur !

 

 

Scène IV

 

MOLIÈRE, MADELEINE

 

MOLIÈRE, simulant.

Aïe, aïe, hélas, je meurs !

MADELEINE.

Permettez que je rie !

MOLIÈRE.

Allez-vous vous cacher sous la tapisserie ?

MADELEINE.

Pourquoi pas ? Il fait chaud ! Mais je veux m’amuser !

MOLIÈRE.

Ne vous semble-t-il pas que c’est trop abuser

De la crédulité paternelle ?

MADELEINE.

Sans doute...

Tant pis pour lui !

MOLIÈRE.

Pourtant écoutez-moi.

MADELEINE.

J’écoute.

MOLIÈRE.

Lorsqu’il aura craché l’argent je dirai tout.

MADELEINE.

Je suis de votre avis quoiqu’il soit un peu fou,

Car s’il prend mal la chose ?

MOLIÈRE.

Il est bon.

MADELEINE.

Je l’espère

MOLIÈRE.

Il nous pardonnera.

MADELEINE.

Cela se peut.

MOLIÈRE.

Mon père

N’a jamais de rancune.

MADELEINE.

Oui cela vaudra mieux,

Après le coup, vous lui dessillerez les yeux ;

Car il faut au début de votre œuvre, ô poète,

Une œuvre bonne et non une œuvre malhonnête.

Mais silence, j’entends son pas dans l’escalier,

Couchez-vous. Plus un mot. Commencez de crier.

Elle se cache.

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, POQUELIN, MADELEINE, cachée

 

MOLIÈRE, étendu sur le canapé.

Hélas ! Hélas ! Je meurs de douleur !

POQUELIN.

Ciel ! qu’entends-je ?

MOLIÈRE.

Oh ! mon père je meurs. C’est le ciel qui se venge

Car vous m’avez maudit !

POQUELIN.

Oublions tout cela.

Qu’as-tu mon pauvre enfant ? Où souffres-tu ?

Là, là !

MOLIÈRE.

À la jambe. Je suis tombé comme une masse

J’ai crié. Le voisin est accouru d’en face :

Il cherche un médecin qu’il connaît près d’ici.

Oh ! que j’ai mal, hélas !

POQUELIN.

Sans doute le voici ;

J’entends quelqu’un monter.

MOLIÈRE.

Ah ! je souffre, mon père !

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, couché, POQUELIN, PINEL, en médecin, MADELEINE, cachée

 

PINEL.

L’on réclame céans mon petit ministère ?

POQUELIN.

Ah ! vous voici Monsieur. Merci d’être venu

Monsieur...

PINEL.

Lepin, je n’ai pas l’heur d’être connu

De vous, Monsieur, je suis à Paris de passage.

POQUELIN, à part.

Il me semble pourtant connaître ce visage.

PINEL.

Voyons notre malade.

MOLIÈRE.

Aïe ! Aïe !

PINEL, docte.

Il souffre fort ?

POQUELIN, à part.

Il ressemble à Pinel dès le premier abord.

PINEL.

Où souffrez-vous ?

MOLIÈRE.

Là !

POQUELIN, à part.

Mais le maître d’écriture,

En y regardant bien, est d’une autre stature

Pinel se redresse.

Celui-ci me paraît plus grand,

Pinel se penche de nouveau.

Non plus petit.

Plus petit ou plus grand ?

PINEL.

Perdiez-vous l’appétit ?

MOLIÈRE.

Je crois qu’oui Monsieur, aïe ! aïe ! Oui.

PINEL.

Le cas est grave.

POQUELIN.

Grave ?

PINEL.

Oui Monsieur. Pourtant,

À Molière.

Jeune homme, êtes-vous brave ?

MOLIÈRE.

Cela dépend, Monsieur s’il faut souffrir ou non.

PINEL, docte.

Vous vous êtes foulé, luxé le grand tendon,

Celui qu’Hippocrate nommait tendon d’Achille,

In libro de morbo pedestri !

POQUELIN.

L’homme habile !

PINEL.

Le grand savant s’exprime ainsi chapitre dix :

Pedibus luxatis oportet claudandis.

Ce qui veut dire en bon français que le jeune homme

Boitera.

POQUELIN.

Boitera !

PINEL.

Le médecin grec nomme

Cet accident, en son grand ouvrage immortel,

Deambulare se pedibus non semel.

POQUELIN.

Vous savez tout par cœur !

PINEL.

Et même davantage !

Je pourrais vous citer n’importe quel passage

D’Hébreu, de Turc, de Grec, de Latin, de Chinois,

D’Arabe, d’Allemand, ou de Carthaginois ;

À moins, en vérité, cher Monsieur, que je susse

Que vous préférez à toute langue, le Russe.

Or, dans le cas présent, je vous dirai d’abord

Que tous les médecins sur ce point sont d’accord,

Que selon le loyer, la guérison varie.

Elle est entière ou non. Suivez bien, je vous prie,

Tout mon raisonnement. Le mal dont votre fils

Souffre, verum enim vero philosophis,

Provient comme l’on dit en grec, des diastoles

Et veut, pour se guérir, au moins deux cents pistoles.

POQUELIN.

Ouais !

PINEL.

Hippocrates même a fixé ce taux-là

Dans le chapitre 3 des médicamenta.

POQUELIN.

Ouais ! Quatre cents écus ! Y songez-vous ?

PINEL.

De grâce,

Écoutez-moi. Le mal ne laisse point de trace

Pour ce prix-là.

MOLIÈRE, bas à Pinel.

Maudit pendard, tous nos reçus

Montent, vous le savez, juste à deux cents écus,

Vous abusez.

PINEL.

Monsieur, pour votre seigneurie,

Par accommodement, croyez-le, je vous prie.

Je consens à cinquante écus.

MOLIÈRE, bas.

Êtes-vous fou ?

PINEL.

Votre fils boitera d’un seul pied, voilà tout.

Pour moins cher, des deux pieds !

POQUELIN.

Monsieur !

PINEL.

La médecine

A parlé par ma bouche.

POQUELIN.

Hélas, on m’assassine !

Mon fils est condamné pour toujours à boiter

Des deux pieds.

PINEL.

Quoi, Monsieur ?

POQUELIN.

Vous voudriez m’ôter

Le pain de la bouche.

MOLIÈRE, redouble ses cris.

Aïe !

PINEL.

Eh, voyez comme il pleure

Voudriez-vous Monsieur, que de douleur il meure ?

Qu’est-ce que quatre cents écus dans l’infini !

POQUELIN.

Mais c’est beaucoup Monsieur !

Molière redouble ses cris.

PINEL.

Ayez pitié de lui !

D’autant plus que ce mal est un mal atavique

Et votre petit-fils sera paralytique !

POQUELIN, réfléchissant.

D’un seul pied ou des deux ? Tant pis vous n’aurez rien.

MOLIÈRE.

Ah ! pour deux cents écus je sens que j’irais bien !

POQUELIN.

Deux cents écus ! Deux cents écus !

MOLIÈRE.

Eh bien ! mon père,

Prenez-les sur la part qui revient de ma mère.

POQUELIN.

Tiens, je n’y songeais pas ?

MOLIÈRE.

Faites-le.

POQUELIN.

Soit ! pour vous

Je consens à cela.

MOLIÈRE, sautant aux genoux de son père.

Je baise vos genoux,

Mon père ! Mon bon père !

POQUELIN.

Il est guéri !... Peut-être

N’avons-nous plus besoin du remède, mon maître ?

PINEL

Comment ?

POQUELIN.

Vous le voyez, il saute comme un daim.

PINEL, faisant des signes cabalistiques.

Prenez garde, le mal peut revenir soudain.

MOLIÈRE se laisse tomber en poussant des cris.

Aïe ! Aïe ! Hélas !

PINEL.

Déjà Monsieur change de mine :

Il ne faut jamais rire avec la médecine.

POQUELIN.

C’est vrai. Pardonnez-moi, Monsieur le médecin.

Je cours chercher l’argent. Je cours.

Il sort en trébuchant.

PINEL.

Enfin !

MOLIÈRE.

Enfin !

PINEL.

Nous avons eu du mal ! Ai-je tenu mon rôle ?

MADELEINE, sortant la tête.

Fort bien, oui vous avez été du dernier drôle.

PINEL.

J’ai de petits talents.

MADELEINE, riant.

Ah ! si nous l’osions

Mon cher Monsieur Pinel, nous vous engagerions.

Il manque un médecin à notre Compagnie.

PINEL.

Vrai, vous feriez cela ?

MADELEINE.

Pourquoi pas, je vous prie ?

PINEL.

Eh bien, tope !

MOLIÈRE.

Non, vous !

PINEL.

Vous m’avez convaincu.

Je me sens né pédant, médecin ou cocu.

J’eus toujours des désirs démesurés de gloire.

J’ai le verbe facile et j’ai bonne mémoire,

Tout ce qu’il faut.

MADELEINE.

C’est vrai.

MOLIÈRE.

Pschutt ! Voici les papiers !

Prenez l’argent, courez salle des Métayers.

Demain...

POQUELIN, rentrant.

Voici l’argent qu’Hippocrates demande.

PINEL.

Je n’attendais pas moins d’une bonté si grande :

Votre fils est guéri.

Il fait des signes cabalistiques.

Relevez-vous. Casus,

Le cas, gravis est grave, at doctus medicus

Le docte médecin, existimat, assure

Id morbum levari, la guérison est sûre.

Ainsi dit en arabe un excellent auteur.

POQUELIN.

En arabe !

PINEL.

Je suis votre humble serviteur.

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, POQUELIN, MADELEINE, cachée

 

MOLIÈRE, à part.

Le moment est venu de dorer la pilule.

POQUELIN.

Eh bien ?

MOLIÈRE, à part.

Quand l’heure va sonner à la pendule,

Je parlerai.

POQUELIN.

Réponds.

MOLIÈRE.

Hum ! Hum ! Je me sens mieux.

À part.

Comme j’accepterais quelques secours des deux !

POQUELIN.

Cet homme quoique un peu cher me paraît habile.

MOLIÈRE, convaincu.

Très habile.

L’heure sonne.

Il est temps. Ouais, c’est plus difficile

Que je ne le croyais.

POQUELIN.

Tu parais abattu.

MOLIÈRE.

Non point.

À part.

Hélas ! Craignant plutôt d’être battu !

Mon père, je voudrais... hum, je voudrais vous dire...

Madeleine fait entendre un éclat de rire.

POQUELIN.

J’ai la berlue ou bien je viens d’entendre rire.

Tu n’as pas entendu ?

MOLIÈRE.

Non.

POQUELIN.

J’ai bien entendu.

MOLIÈRE, à part.

J’aimerais mieux peut-être encore être pendu.

Que va-t-il se passer ! 

Pendant ce temps, Poquelin est allé à la tapisserie et ramène brusquement Madeleine moitié rieuse, moitié tremblante.

POQUELIN, la secouant.

Je l’avais dit.

MOLIÈRE, se précipitant.

Mon père,

Ne faites que sur moi tomber votre colère.

Vous me voyez, Monsieur, repentant devant vous.

Sans elle, nous avons comploté... car c’est nous...

POQUELIN.

Qui, nous ?

MOLIÈRE.

Pinel et moi.

POQUELIN.

Comment ?

MOLIÈRE.

Oui, c’est mon maître

Et moi qui...

POQUELIN.

Mais alors le médecin ?... le traître !

Un homme en qui j’avais confiance ! Pendard,

Je te chasse si tu ne dis tout sans retard.

MOLIÈRE.

Oui, je vous dirai tout, Monsieur, je vous le jure ;

Je vous aurais déjà conté notre imposture

Si je n’avais pas craint d’abord votre courroux.

Oui, oui, le médecin qui vint tantôt chez nous,

C’était Pinel. Le mal était imaginaire

Comme le médecin. Pardonnez-moi mon père.

Vous-même le savez, pour payer ces reçus

Que j’ai tantôt, mon père, en vos mains aperçus,

Il fallait cet argent !

POQUELIN.

Encor l’extravagance !

Tu dépenses en vain un torrent d’éloquence.

Je vous ferai conduire en prison tous les trois.

J’ignore le latin, mais je connais mes droits.

MOLIÈRE.

Non, vous ne ferez pas cela mon père. En somme

Vous voulez vous montrer un rude et méchant homme

Et vous êtes très bon. Qui le sait mieux que moi ?

Oui, vous pourriez user des rigueurs de la loi,

Vous ne le ferez pas, car si je fus coupable

Vous, vous êtes mon père, un père vénérable

Que j’honore...

MADELEINE.

Que nous honorons. Laissez-nous

Espérer ; vous voyez, j’embrasse vos genoux.

POQUELIN.

Non ! Non !

À part.

Elle est charmante !

MADELEINE.

Allons Monsieur !

MOLIÈRE.

Mon père !

MADELEINE et MOLIÈRE.

Daignez tout oublier en cette triste affaire.

MOLIÈRE.

D’ailleurs je vous promets que si d’ici deux ans

Je n’ai pas réussi, je reviendrai céans ;

Et vous ferez de moi, dans cette conjoncture,

Tout ce qu’il vous plaira.

MADELEINE.

Monsieur !

MOLIÈRE.

Je vous le jure.

MADELEINE.

Oui, laissez-lui tenter la chance ; je le vois,

Vos regards sont déjà moins sévères pour moi.

Ah ! laissez-vous toucher, Monsieur !

POQUELIN, à part.

La fine mouche

Elle n’a pas menti. C’est vrai qu’elle me touche.

Haut.

Non ! Non !

MADELEINE.

Pardonnez-nous.

POQUELIN.

Non ! Non !

MADELEINE.

Déjà ce mot

Impitoyable et dur, vous le dites moins haut.

MOLIÈRE.

Oui mon père.

MADELEINE.

Oui, Monsieur, faites-lui grâce entière !

POQUELIN.

Eh bien soit, j’y consens, Monsieur de... de Molière.

Allons viens m’embrasser !

MADELEINE

Et moi ?

POQUELIN.

Vous... vous aussi !

MADELEINE.

Oh ! Monsieur, je vous aime !

POQUELIN, l’embrassant de nouveau.

Ah ! friponne !

MADELEINE

Merci.

On frappe à la porte.

POQUELIN.

Entrez.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, POQUELIN, MADELEINE, PINEL

 

MADELEINE et MOLIÈRE.

Pinel !

POQUELIN.

Comment dites-vous, mon cher maître,

En chinois : Je vais vous jeter par la fenêtre ?

PINEL.

Cela ne se dit pas.

POQUELIN.

Ah maraud ! Et cela

Non plus, même en arabe ?

Il lui donne un coup de pied au derrière.

MOLIÈRE.

Holà ! mon père, holà !

Gardez-vous d’entamer la corpulente croupe

De l’unique savant que compte notre troupe.

POQUELIN.

Hein ?

MADELEINE

Oui, Monsieur Pinel est par nous engagé.

POQUELIN.

Comment jusqu’à Pinel ! Vous êtes enragé,

Vous aussi ?...

PINEL.

Non Monsieur, mais je prise la gloire

POQUELIN.

Ils sont tous fous !

MADELEINE

Peut-être !

POQUELIN.

Elle est bonne l’histoire

J’en serais diverti, si je n’étais joué !

MOLIÈRE.

Mais tout est bien qui finit bien.

MADELEINE.

Dieu soit loué !

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