La Dame de Monsoreau (Alexandre DUMAS Père - Auguste MAQUET)

Drame en cinq actes, en dix tableaux, précédé de L’étang de Beaugé, prologue.

Représenté pour la première fois, à  Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 19 novembre 1860.

 

Personnages

 

CHICOT

HENRI III

BUSSY

MONSOREAU

LE DUC D’ANJOU

SAINT-LUC

LE BARON DE MÉRIDOR

NICOLAS DAVID

GORENFLOT

LA HURIÈRE

BONHOMET

LE DUC DE MAYENNE

LE DUC DE GUISE

QUÉLUS

DE NANCEY

AURILLY

MAUGIRON

ANTRAGUET

SCHOMBERG

MONSIEUR DE LORRAINE

LIVAROT

D’ÉPERNON

RIBÉRAC

UN HUISSIER

UN ÉCUYER

DEUX VALETS

DIANE

LA DUCHESSE

MADAME DE SAINT-LUC

GERTRUDE

 

 

PROLOGUE

 

L’ÉTANG DE BEAUGÉ

 

Une salle basse du château de Beaugé, en Anjou ; bois sculptés ; tentures de cuir d’Espagne ; lourdes tapisseries. Portes à gauche et à droite. À gauche, au fond, pan coupé avec portes donnant sur un vestibule éclairé par des cires rouges. Au fond, large fenêtre à trois vantaux vitrés, donnant sur l’étang de Beaugé. Horizon d’arbres noirs. Fin d’hiver.

 

 

Scène première

 

AURILLY, VALETS, à l’ouvrage

 

AURILLY, entrant.

Cet appartement est-il prêt ? le feu dans les deux chambres ?... Bien ! A-t-on enlevé partout les verrous et les fermetures intérieures ?... Bien ! Maintenant, retenez ceci : Une personne va venir occuper cet appartement ; si quelqu’un de vous cherche à voir et à connaître cette personne, le cachot ! Il serait possible que vous entendissiez du bruit, des cris... Prenez garde ! car celui de vous qui répondrait soit à un signal, soit à un cri venant de cet appartement, celui-là serait regardé comme traître, et, pour les traîtres, il y a mieux qu’un cachot dans la justice de monseigneur le duc d’Anjou !

Les valets s’inclinent.

 

 

Scène II

 

AURILLY, VALETS, UN ÉCUYER

 

L’ÉCUYER.

Maître Aurilly, on entend le pas des chevaux sur la chaussée.

AURILLY.

C’est bien ! Vous m’avez tous compris ?... Qu’on n’entende plus un souffle, qu’on ne distingue plus une ombre dans le château jusqu’à l’arrivée de monseigneur ! Allez !

Les valets se retirent.

L’ÉCUYER, rentrant.

Maître Aurilly, la litière s’arrête devant le perron du château. J’en vois descendre...

AURILLY.

C’est bon !... Retirez-vous chez moi, et n’en sortez que si j’appelle.

L’écuyer sort ; Aurilly le suit et ferme la porte.

 

 

Scène III

 

DIANE, UN HOMME MASQUÉ, puis GERTRUDE

 

DIANE.

Je ne ferai plus un pas si vous ne répondez à mes questions !

L’homme lui désigne la salle.

Où suis-je ?...

L’homme ne répond rien.

GERTRUDE.

Du calme, mademoiselle ! nous voici probablement arrivées où l’on voulait nous conduire, et nous allons trouver à qui parler.

Pendant ce temps, l’homme sort.

DIANE, abattue, à elle-même.

Oh !...

GERTRUDE.

Eh bien, il est parti ?... il ferme la porte ?... Ah ! par exemple !

DIANE.

Je meurs d’effroi !

GERTRUDE.

Ah ! mais je vais me fâcher, à la fin ! Attendez !...

Elle va heurter à la porte, en criant.

Monsieur !... Holà !... Au secours ! au secours !

À Diane.

Vous allez voir.

DIANE.

Gertrude, prends garde !

GERTRUDE.

Bah ! mademoiselle, il faut en finir !

Elle frappe avec fureur.

Au meurtre ! au feu !

DIANE.

On vient.

GERTRUDE.

J’en étais bien sûre !

Apercevant Aurilly.

Encore un homme masqué !

 

 

Scène IV

 

DIANE, GERTRUDE, AURILLY, masqué

 

DIANE.

Monsieur, je suis la baronne Diane, l’unique enfant du baron de Méridor, le compagnon d’armes du roi François Ier. Sommes-nous si loin de chez mon père, qu’on me méconnaisse ou qu’on ose m’offenser ?... Je me rendais au château du Lude, chez une parente. Pourquoi vos gens ont-ils arrêté ma litière ? Pourquoi m’a-t-on détournée de mon chemin ? De quel droit les cavaliers qui m’ont amenée ici ont-ils maltraité et chassé mes serviteurs ? Qui sont ces misérables, et qu’êtes-vous, vous-même ?... Où suis-je, ici ? où suis-je ?

AURILLY.

Chez vous, madame.

DIANE.

Voilà une raillerie...

AURILLY.

Daignez commander, madame. Il vous suffira de frapper avec le marteau de cette porte pour faire accourir à vos ordres un serviteur qui ne quittera point ce vestibule.

GERTRUDE.

On nous garde à vue !

DIANE.

Enfin, que veut-on faire de moi ?

AURILLY.

Vous traiter comme une reine !

Il salue et sort.

 

 

Scène V

 

DIANE, GERTRUDE

 

DIANE.

J’aimerais mieux des menaces !... Gertrude, tu ne dis plus rien !

GERTRUDE.

Ah ! mademoiselle, nous sommes dans un piège !

DIANE.

Dont il n’est pas difficile de deviner l’auteur !

GERTRUDE.

M. le comte de Monsoreau ?

DIANE.

Qui serait-ce, sinon lui ?... Depuis que je le connais, je connais le malheur !

GERTRUDE.

Mais, mademoiselle, M. de Monsoreau n’avait pas besoin de vous enlever, puisqu’il peut vous voir librement à Méridor, puisqu’il vous a demandée à votre père, et que votre père ne vous a point refusée !

DIANE.

Oui ; mais j’ai refusé, moi !

GERTRUDE.

Vous avez eu tort, peut-être.

DIANE.

Qu’en sais-tu ? Voudrais-tu nier l’inexplicable épouvante qui me saisit quand, pour la première fois, j’entendis prononcer à Méridor ce nom de Monsoreau ? Pressentiment sans doute, puisque je n’avais pas encore aperçu le comte. Et, depuis que je l’ai vu, sais-tu pourquoi tout mon cœur se glace quand il s’approche de moi, quand je sens s’attacher sur moi son regard avide et fourbe ?... Non, tu ne le sais pas, Gertrude ? Eh bien, tu vas le savoir. Te souviens-tu du jour où nos bûcherons me rapportèrent au château, mourante, évanouie ?

GERTRUDE.

Si je m’en souviens ! M. le baron faillit expirer de douleur en vous voyant si pâle, et pourtant vous n’étiez qu’un peu lasse. C’était le jour où M. de Monsoreau chassa pour la première fois dans la forêt de Beaugé.

DIANE.

Eh bien, oui ! M. le duc d’Anjou venait de l’envoyer dans cette province, qu’il administre en son nom. Jusque-là, j’avais vécu bien heureuse à Méridor, au milieu de mes fleurs, de mes brebis et de mes cygnes, idolâtrée de mon vieux père, et rendant cet amour à tout ce qui m’entourait, aux oiseaux du ciel, aux fauves des bois. Tout m’aimait aussi, et ma biche Daphné quittait ses halliers profonds pour venir manger dans ma main. Un matin, j’entends le cor et l’aboi des chiens dans les forêts voisines. C’était, comme tu l’as dit, la première chasse du nouveau gouverneur. Curieuse, je cours jusqu’à la grille du parc, et j’aperçois Daphné poursuivie, haletante ; derrière elle, toute la meute, et, au même instant, un cavalier, animant son cheval noir, rapide comme la tempête ; c’était M. de Monsoreau qui chassait la pauvre Daphné... Je criai : « Grâce !... » Il était passé sans m’entendre !

GERTRUDE.

Ah !

DIANE.

Pour interrompre cette poursuite qui me déchirait le cœur, j’essayai de retrouver le comte ou l’un de ses veneurs. J’avançai à travers le bois, guidée par les bruits de la chasse. Parfois j’entrevoyais, toujours fuyant, la malheureuse Daphné déjà lasse. Une fois, elle passa près de moi en bramant tristement, comme pour me dire adieu. J’avançais, oubliant ma fatigue, appelant, lorsque, enfin, je me trouvai dans l’allée de vieux chênes qui conduit au château de M. le duc d’Anjou, au bord du vaste étang de Beaugé. Je repris haleine, j’écoutai. Tout à coup gronda un tourbillon d’aboiements, de fanfares et de cris... La chasse revenait ; et, de l’autre côté de la nappe immense, la biche bondit hors du bois, et se lança dans l’eau comme pour venir à moi. Je la regardais, les larmes aux yeux, les bras tendus. Elle nageait de toutes ses forces, au milieu des chiens prêts à la saisir. M. de Monsoreau parut alors à la lisière du bois et sauta à bas de son cheval. Sans doute il m’avait vue, il m’avait entendue supplier, car il courut à un bateau dont il détacha rapidement l’amarre : il allait sauver ma pauvre Daphné. Déjà il la touchait, écartant ses ennemis féroces, quand soudain je vis briller un éclair : il avait tiré son couteau de chasse. L’éclair disparut avec la lame, qui se plongea tout entière dans le cœur du pauvre animal. Daphné poussa un gémissement lugubre, et glissa morte dans l’eau rougie de son sang ! Moi, je fis quelques pas pour fuir cet horrible spectacle, et j’allai tomber évanouie dans les bruyères, où je fus trouvée le soir par nos gens. Ah ! Gertrude, depuis ce jour, chaque fois que j’ai revu le comte – appelle-moi bizarre, injuste et folle –, il y avait, entre lui et moi, ce cri, ce sang, cette agonie !

GERTRUDE.

Mais, mademoiselle, il ignorait que la pauvre Daphné fût votre favorite ; et ce qu’il a fait, tout chasseur le fait comme lui, sans crime.

DIANE.

Oui, peut-être.

GERTRUDE.

Le comte vous aime trop, il vous respecte trop pour risquer de se faire mépriser et haïr. Une violence, vous ne la lui pardonneriez pas ; un enlèvement, à quoi bon ?... Ne suis-je pas là pour vous défendre ?

DIANE.

Bonne Gertrude !... Cependant cette violence, ce rapt, nous ne pouvons les contester, et ils ont un auteur.

GERTRUDE.

Voulez-vous connaître mon idée, mademoiselle ?

DIANE.

Parle.

GERTRUDE.

Vous avez été invitée, avec votre père, à Angers, il y a un mois, à cette fête que donna M. de Monsoreau à M. le duc d’Anjou, frère de notre roi Henri III.

DIANE.

Une bien splendide fête !

GERTRUDE.

Où se trouvait réunie toute la noblesse de la province, où vous fûtes bien regardée, bien admirée !

DIANE.

Oui, je me souviens d’un regard opiniâtre qui pesa étrangement sur moi toute la soirée.

GERTRUDE.

Quel regard ?

DIANE.

Continue.

GERTRUDE.

M. de Monsoreau est un peu jaloux, c’est naturel, puisqu’il vous aime. M. de Monsoreau, dis-je, eut, le lendemain, avec M. de Méridor, votre père, un long entretien, d’où M. le baron sortit assez préoccupé.

DIANE.

C’est vrai.

GERTRUDE.

À la suite de cet entretien, votre père décida précipitamment votre départ pour la terre du Lude.

DIANE.

Tu as raison.

GERTRUDE.

Eh bien, mademoiselle, j’en conclus que vous aurez, à cette fête, produit une impression trop vive sur quelque seigneur du voisinage ; que M. le comte s’en sera aperçu, et que, craignant une rivalité dangereuse pour lui, dangereuse pour vous peut-être, il aura conseillé à votre père de vous éloigner de Méridor. Voilà pourquoi nous allions ce soir au Lude ; voilà pourquoi aussi des hommes masqués ont arrêté la litière, chassé vos gens, et pourquoi nous sommes ici.

DIANE.

Chez ce rival de M. de Monsoreau ! chez un homme capable d’un guet-apens si lâche ! Mais, en vérité, Gertrude, rien n’est effrayant comme ta supposition !... Où sommes-nous ?... Il faut le savoir.

GERTRUDE.

Patience ! ne perdons pas la tête ! Et d’abord, mademoiselle a-t-elle remarqué que, pour venir dans cette chambre, nous n’avons monté que cinq marches ?

DIANE.

Oui.

GERTRUDE.

Donc, nous sommes au rez-de-chaussée, en sorte que si ces fenêtres...

DIANE.

Si ces fenêtres ne sont pas grillées, veux-tu dire ?

GERTRUDE.

Et si mademoiselle a du courage...

DIANE.

Si j’en ai ? Tu verras !

GERTRUDE.

Chut !... Ah ! il y a une autre chambre là. Attendez.

Elle y porte le flambeau, tandis que Diane cherche à ouvrir les volets de la fenêtre.

Laissez-moi faire.

Diane a ouvert les volets ; on aperçoit le paysage sous un nuage d’abord, puis il s’éclaire, l’étang resplendit.

DIANE, avec joie.

Pas de grilles !

GERTRUDE.

Oui, mais de l’eau qui baigne les murs.

DIANE.

De l’eau ! un étang immense !... Oh ! mais je me reconnais, c’est l’étang de Beaugé.

GERTRUDE.

Nous sommes donc au château ?

DIANE.

Nous sommes chez M. le duc d’Anjou !

GERTRUDE.

Eh bien, mademoiselle ?

DIANE.

Eh bien, Gertrude, l’homme dont le regard sinistre, dont l’attention dévorante m’ont torturée pendant toute la fête, c’était le duc d’Anjou !

GERTRUDE.

Oh !

DIANE.

Le tyran redouté de toute la province, le sombre débauché au pâle visage, le frère tout-puissant du roi, qui a peur de ses complots et de ses crimes !

GERTRUDE.

Silence ! silence !...

DIANE.

Mais nous sommes dans sa maison, en son pouvoir ! c’est lui qui a tendu ce piège infâme ! Gertrude, il faut sortir d’ici.

GERTRUDE.

C’est tout ce que je demande ; mais comment ?

DIANE, regardant la chambre voisine.

Ici, une chambre sans issue... Ici, leurs espions, leurs gardes... Là...

Elle montre la fenêtre.

GERTRUDE.

La mort !

DIANE.

La mort, c’est souvent le salut !... Il me semble à présent que les murs me menacent, que des yeux de flamme me surveillent ; je ne puis plus penser, je ne respire plus, j’ai peur ! Enfermons-nous ! enfermons-nous !

GERTRUDE.

Rien ! pas un verrou ! pas une clef ! Ils ont tout prévu, mademoiselle !

DIANE.

Ô mon père ! mon bon père ! tu me défendrais !

GERTRUDE.

Et dire qu’on est femme ! qu’on n’a pas la force, qu’on n’est rien !... Il y a là-bas, tenez, à cent toises, un bateau dans les saules, je le vois ; si j’étais un homme, je l’irais chercher à la nage !

DIANE.

Oh ! mon Dieu !

GERTRUDE.

Qu’avez-vous ?

DIANE.

Je suis éblouie, je suis folle !

GERTRUDE.

Mais quoi donc ?

DIANE.

Il me semble que je vois remuer ce bateau.

GERTRUDE.

Oui, il marche !

DIANE.

Il avance !

GERTRUDE.

Et ces ombres qui se meuvent sur la lisière du bois... des amis, peut-être !

DIANE.

Ou le prince !

GERTRUDE.

Il ne se cacherait pas ainsi. Voyez comme cette barque cherche l’obscurité, voyez comme ces ombres glissent mystérieusement dans les roseaux, sous les saules.

DIANE.

Un cheval a henni.

GERTRUDE.

Oh ! la lune se cache, je ne vois plus rien.

DIANE.

Moi, j’entends l’aviron !

GERTRUDE.

Tout près !

DIANE.

Ferme cette fenêtre !

UNE VOIX, au dehors.

Gertrude !

DIANE.

Qu’y a-t-il ?

GERTRUDE.

Mon nom !

DIANE.

Qui donc est là ?

 

 

Scène VI

 

DIANE, GERTRUDE, MONSOREAU

 

MONSOREAU, paraissant par-dessus le balcon.

Un ami !

GERTRUDE.

M. de Monsoreau !

DIANE.

Lui !

MONSOREAU.

Ne m’attendiez-vous pas, mademoiselle, puisqu’il s’agit de votre honneur ?

GERTRUDE, bas, à Diane.

Voyez-vous !

MONSOREAU.

On vient de m’apprendre, à Méridor, la trahison dont vous êtes victime. Des ravisseurs masqués vous enlevaient : j’ai couru, je les ai poursuivis, j’ai retrouvé vos traces. Ne craignez plus rien, mademoiselle, me voici !

DIANE.

Je vous suis reconnaissante, monsieur.

MONSOREAU.

Donnez-moi vos ordres, mademoiselle : j’ai en bas une barque ; dans le bois, j’ai de bons serviteurs avec mes meilleurs chevaux. Nul ne m’a vu, nul ne me soupçonne. Ne perdons pas de temps, partons !

DIANE.

Où me conduisez-vous ?

MONSOREAU.

À Méridor !

DIANE.

Chez mon père ?

MONSOREAU.

Vous pouvez l’embrasser dans trois heures !

DIANE.

Oh ! monsieur, si vous disiez vrai !

MONSOREAU.

Êtes-vous prête ?

DIANE, hésitant.

Monsieur !...

MONSOREAU.

Les instants sont précieux... Le prince n’est pas au château ; mais demain, peut-être, il arrivera. Fuir au grand jour, impossible ! Et, le prince une fois arrivé, je ne pourrai plus rien pour vous, que risquer en vain ma vie, comme je la risque en ce moment avec l’espoir de vous sauver.

DIANE.

Vous risquez votre vie ?

MONSOREAU.

Sans doute, puisque le prince m’appelle son ami, et que je le trahis pour vous ! S’il pouvait soupçonner que je suis ici, il me ferait assassiner demain !

GERTRUDE.

Ah ! mademoiselle, croyez-le !

DIANE, à elle-même.

Le secours me fait autant peur que le danger !

MONSOREAU.

Est-ce par faiblesse que vous hésitez ? est-ce par défiance ?... J’espérais mieux de mon dévouement.

DIANE.

Vous venez de Méridor, dites-vous, averti, envoyé par mon père... Comment n’est-il pas venu avec vous ?

MONSOREAU.

Ici ! chez Son Altesse ! j’aurais souffert qu’il s’exposât ainsi ! Passe pour moi !... mais votre père !...

DIANE.

Mais il pouvait m’écrire ; une ligne de lui m’eût persuadée, je vous suivais !

Monsoreau tire par un mouvement rapide une lettre de son pourpoint.

Il a écrit, n’est-ce pas ?... Donnez !

Elle tend la main.

MONSOREAU, qui a réfléchi et caché la lettre.

Non, mademoiselle, il n’a pas écrit !... Pouvait-il croire qu’un ami dévoué, un libérateur, vous fût à ce point suspect ?

GERTRUDE.

Écoutez ! des pas !... on vient !

DIANE.

Monsieur le comte !...

On frappe.

MONSOREAU.

Je suis perdu, et sans vous sauver !

On frappe.

GERTRUDE.

Ici, monsieur, ici !

Elle le cache dans la chambre voisine. On frappe toujours. Diane tombe assise.

 

 

Scène VII

 

DIANE, GERTRUDE, MONSOREAU, caché, AURILLY, masqué

 

GERTRUDE, ouvrant.

Quoi ?... qu’y a-t-il ?

AURILLY, montrant une lettre.

Mademoiselle !...

DIANE.

De quelle part venez-vous ?

AURILLY.

Prenez la peine de lire.

DIANE.

Je ne lirai pas cette lettre sans savoir de qui elle vient. Je la refuse.

Aurilly pose la lettre sur le coussin devant Diane et sort.

 

 

Scène VIII

 

DIANE, GERTRUDE, MONSOREAU

 

GERTRUDE, lisant.

« À la belle Diane de Méridor. »

DIANE.

Jette dehors ce papier.

MONSOREAU.

Lisez-le, lisez-le, mademoiselle, au contraire !

Gertrude le décachette précipitamment et le donne à Diane.

DIANE, lisant.

« Un malheureux prince, éperdu d’amour, vous a offensée, et veut obtenir sa grâce. Ce soir même, à dix heures, il viendra la demander à vos pieds. »

MONSOREAU.

Ce soir !...

GERTRUDE.

À dix heures !...

On entend sonner l’horloge du château.

MONSOREAU.

Neuf heures trois quarts sonnent à Beaugé, et le duc est très exact, mademoiselle, à ses rendez-vous d’amour !

DIANE.

Ah ! quelle torture !

MONSOREAU.

Et pour Diane de Méridor, qui est si belle, il est capable de devancer l’heure. Tenez, voyez-vous ces lumières à travers le bois ?

GERTRUDE.

C’est vrai !

MONSOREAU.

Les flambeaux de son escorte !

GERTRUDE.

Mademoiselle ! mademoiselle ! je vous en supplie...

DIANE, immobile.

Je voudrais fuir, impossible !

On entend une rumeur, un son de cloches lointain.

MONSOREAU.

Le duc entre au château ; une minute encore, il sera trop tard !

Il place un meuble devant la porte.

DIANE.

À moi, Gertrude ! à moi !

GERTRUDE.

Me voici ! me voici !

Elle la soulève et l’entraîne vers le balcon.

MONSOREAU, jetant le voile de Diane dans l’étang.

Son voile ! ils la croiront morte, cela vaut mieux ainsi !

Il disparaît à son tour.

 

 

Scène IX

 

AURILLY, puis LE DUC D’ANJOU

 

AURILLY, frappant en dehors.

Ouvrez ! ouvrez ! ne craignez rien, c’est monseigneur.

La porte est ébranlée. Aurilly entre par l’autre porte, et, la trouvant sans lumière, va voir dans la chambre voisine, puis dérange le meuble. Entrent des Écuyers avec des flambeaux, puis le Prince.

Personne, monseigneur !

Il court à la fenêtre ouverte.

Disparue !

LE DUC, entrant, et regardant au balcon.

 Son voile flottant sur l’eau ! morte ! morte !

Il se détourne épouvanté.

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Un grand cabinet, attenant à la galerie de l’hôtel de Cossé-Brissac. Portes au fond, à gauche et à droite. Illumination splendide.

 

 

Scène première

 

MAUGIRON, assis, SCHOMBERG, SAINT-LUC, puis QUÉLUS

 

SCHOMBERG, entrant avec Saint-Luc.

Ah ! mon cher Saint-Luc, les noces sont magnifiques ! Mais, sais-tu, quand je vois un homme se marier, c’est plus fort que moi, j’étouffe !

SAINT-LUC.

Pauvre Schomberg ! dans ce cabinet tu vas pouvoir respirer...

Apercevant Maugiron.

Tiens ! tu es déjà ici, Maugiron ?

MAUGIRON.

Oui ! je me suis sauvé... La mariée est trop belle ! et j’attends ici Quélus, qui est aux prises avec M. de Brissac, ton beau-père.

QUÉLUS, entrant.

Ah ! messieurs, quel beau-père !...

Apercevant Saint-Luc.

Pardon, mon brave Saint-Luc, mais voilà sept fois que ce cher M. de Brissac me demande si le roi viendra honorer de sa présence... Est-ce qu’on sait jamais si le roi viendra ou si le roi ne viendra pas !

Ils rient.

 

 

Scène II

 

MAUGIRON, SCHOMBERG, SAINT-LUC, QUÉLUS, JEANNE

 

JEANNE, entrant.

Comment ! le roi ne viendra pas ? Mais, messieurs, on m’a promis le roi !

SAINT-LUC.

C’est vrai, mes amis ; rassurez madame de Saint-Luc.

QUÉLUS.

Ai-je dit le roi, madame ?... La langue m’a fourché ; nous parlions de M. le duc d’Anjou, et je disais : « J’espère qu’il ne viendra pas ! »

JEANNE.

Mais on m’a promis aussi M. le duc d’Anjou.

SAINT-LUC, bas.

Ma chère Jeanne !

JEANNE.

Pourquoi ne le verrait-on pas ?

QUÉLUS.

Parce que, madame, nous n’avons aperçu ici aucun angevin.

SCHOMBERG.

Dieu merci !

JEANNE, étonnée.

Dieu merci ?

SAINT-LUC, lui faisant signe.

Hum ! hum !

QUÉLUS.

Madame de Saint-Luc, qui nous arrive de son couvent toute fraîche et toute charmante, ne connaît pas encore les habitudes de la cour angevine. Sachez, madame, que M. le duc d’Anjou ne fait jamais un pas sans éclaireurs, sans une petite avant-garde de sbires, de coupe-bourses et de coupe-jarrets !

JEANNE.

Oh !...

QUÉLUS.

Un Antraguet, un Ribérac, un Livarot ou un Bussy quelconque.

JEANNE.

Louis de Clermont, seigneur de Bussy, un coupe-jarrets !

SAINT-LUC, à Jeanne.

Quélus veut rire.

QUÉLUS, gravement.

Pas le moins du monde. Ainsi, madame, comme on n’aperçoit pas céans M. de Bussy, le tranche-montagne, il est certain qu’on n’y apercevra pas M. d’Anjou.

JEANNE.

Il est encore temps !

SAINT-LUC, bas, à Jeanne.

Taisez-vous donc !

JEANNE.

Hein ?

QUÉLUS.

Plaît-il ?

SAINT-LUC, à Quélus.

Madame de Saint-Luc se plaint du temps.

JEANNE.

La chaleur ici, la neige dehors !

SCHOMBERG.

Il ne fait jamais beau, les jours de noces.

SAINT-LUC.

Voilà mon beau-père qui se dirige de ce côté.

QUÉLUS.

Il veut peut-être savoir si le roi honorera...

SAINT-LUC, avec intention.

Il cherche quelqu’un.

QUÉLUS.

Moi, peut-être !

SAINT-LUC.

Il se pourrait bien.

QUÉLUS, à Maugiron.

Sauve qui peut !

SAINT-LUC.

Vous nous quittez ?

QUÉLUS, à Saint-Luc.

Cela fera huit fois ; mon ami, nous reviendrons !

Aux autres.

Vite !...

Ils sortent précipitamment.

JEANNE.

Mais ils sont fous, tous ces gens-là !

SAINT-LUC.

Enfin, nous voilà seuls !

 

 

Scène III

 

JEANNE, SAINT-LUC

 

JEANNE.

Mais vous me mettez à la torture ! Qu’y a-t-il ?

SAINT-LUC.

Ce qu’il y a, ma Jeanne adorée ?... C’est que vous voulez changer nos noces en noces de Pirithoüs ! on va s’y égorger, ma chère !

JEANNE.

Eh ! pourquoi cela, Dieu du ciel ?...

SAINT-LUC.

Comment ! vous souhaitez de voir ici le roi, et, avec le roi, M. le duc d’Anjou !... Mais c’est le feu et l’eau que vous appelez chez nous ! la conflagration et le déluge !

JEANNE.

Deux frères ?

SAINT-LUC.

Non : deux fils de Catherine de Médicis !... Ah ! ma belle comtesse, c’est toute une éducation que je vais avoir à faire.

JEANNE.

Faites, monsieur, faites !

SAINT-LUC.

Vous soutenez M. d’Anjou et M. de Bussy, imprudente ! devant les amis du roi ! Mais, Jeanne, notre roi n’a d’autre héritier que François, son frère, et François voudrait hériter tout de suite... Il en résulte qu’Henri a peur de François, et que François exècre Henri, c’est clair !

JEANNE.

Trop clair !

SAINT-LUC.

Maintenant, les amis d’Henri veulent qu’il vive et qu’il règne... oui, mais les amis de François ne le veulent pas, pour que François règne à son tour. Comment faire ?

JEANNE.

C’est épouvantable ! Et l’on souffre cela ?

SAINT-LUC.

Oh ! que non ! Il y a là quelqu’un qui veille !

JEANNE.

À la bonne heure !

SAINT-LUC.

Quelqu’un qui ne veut ni d’Henri ni de François !

JEANNE.

Parce que ?...

SAINT-LUC.

Parce qu’il veut régner lui-même.

JEANNE.

Qui donc ?

SAINT-LUC.

Trois têtes bien distinctes et bien unies, comme celles d’Hécate. L’une préside aux armées, et s’appelle Henri de Guise ; la seconde, aux conseils, c’est Mayenne ; la troisième, à la religion, c’est le cardinal de Lorraine. Je ne compte pas certaine petite tête de rechange, tête de vipère, leur sœur, madame de Montpensier, la plus dangereuse de toutes... Eh bien, roi, frère du roi, Guise en trois ou quatre têtes, chacun a son parti, son but, son intrigue ; chacun conspire et lance sur ses rivaux sa petite armée de conspirateurs. À eux tous, ils sont partout, ils occupent tout. Vous n’ouvrez pas les yeux, vous n’ouvrez pas la bouche, que l’un d’eux ne vous voie, ne vous entende. Êtes-vous pour l’un, vous avez contre vous tous les autres. Aussi, ma Jeanne bien-aimée, voyez sans regarder, parlez sans rien dire, craignez tout, souriez à tout, mentez toujours, et ne soyez que d’un parti, du nôtre, et n’aimez que vous et moi, qui tremble même ici, en vous disant à l’oreille que je vous aime !

JEANNE.

Quoi ! voilà la cour ?

SAINT-LUC.

Notre cour, oui !

JEANNE.

Voilà le bonheur que vous me réservez ?

SAINT-LUC.

Oh ! patience ! Si vous saviez ce qu’il m’a fallu d’efforts et d’adresse pour conquérir un commencement de liberté, pour échapper à l’amitié du roi ! Oh ! Jeanne, le roi est très jaloux de ses amitiés ! Il n’a pas vu mon mariage avec plaisir, un mariage qui le prive d’un ami, lui qui en a si peu ! Il pourrait bien nous garder rancune... Croyez-moi, effaçons-nous, tâchons qu’on nous oublie, et cherchons tout bas, bien bas, un moyen de vivre uniquement l’un pour l’autre.

JEANNE.

Je l’ai trouvé, moi : allons à Méridor.

SAINT-LUC.

Qu’est-ce que Méridor ?

JEANNE.

Le contraire de la cour : des bois, des fleurs, le ciel !... une amie, belle, adorable, un trésor ! ma chère Diane, la compagne de mon enfance, Diane et son vieux père, le bon seigneur Augustin, qui nous appelait ses deux filles !... Oh ! les jours enchantés que j’ai passés à Méridor ! Ce matin, à la chapelle, vous m’avez vue pleurer, et vous me demandiez pourquoi ces larmes... C’est que je pensais à Diane absente et à la promesse que nous avions échangée de ne pas nous marier l’une sans l’autre... Elle n’est pas ici ; c’est le seul bonheur qui manque à mon plus heureux jour !

SAINT-LUC.

Que ne l’avez-vous faite venir ?

JEANNE.

J’ai écrit, mais pas de réponse... C’est si loin, l’Anjou ! et nous nous sommes mariés si vite !

SAINT-LUC.

Me le reprochez-vous ?

JEANNE.

Non ! mais, maintenant que je connais le sort qui nous attend ici, vous comprenez si je veux aller à Méridor ! Tenez, partons !

SAINT-LUC.

Comment, partons ?... Et la noce, et la cour, et le roi ?

JEANNE.

Allez-vous me refuser la première grâce que je vous demande ?

SAINT-LUC.

Oh ! non ! non !... Cependant...

JEANNE.

Méridor ! Méridor ! Méridor !

SAINT-LUC, à genoux.

Eh bien, oui, demain !

JEANNE.

Demain ?... Cette nuit ! tout de suite !

 

 

Scène IV

 

JEANNE, SAINT-LUC, ANTRAGUET, LIVAROT, RIBÉRAC

 

ANTRAGUET.

Aux genoux de sa femme !... Mes compliments !

SAINT-LUC.

Antraguet ! les angevins !

JEANNE.

Les angevins ?

ANTRAGUET, à Saint-Luc.

Faites-nous l’honneur, comte, de nous présenter à madame la comtesse.

SAINT-LUC, à Jeanne.

M. le marquis d’Antragues, M. de Livarot, M. de Ribérac, dont vous regrettiez l’absence tout à l’heure, comtesse.

À part.

Pourvu que les autres ne reviennent pas !

JEANNE.

Ces messieurs voudraient peut-être saluer mon père ?

ANTRAGUET.

Nous avons eu cet honneur, madame, et M. de Brissac a demandé à plusieurs reprises...

SAINT-LUC.

Si le roi viendrait.

ANTRAGUET.

Précisément ; mais c’est peu probable... Le roi ne marche jamais sans une escouade de certaines gens que nous ne voyons pas ici.

RIBÉRAC.

Dieu merci !

SAINT-LUC, à Jeanne.

Eh bien ?

JEANNE, inquiète.

Oui ! oui !

ANTRAGUET.

Mais M. le duc d’Anjou va venir.

SAINT-LUC, à part.

Peste !

Haut.

Son Altesse nous comble.

ANTRAGUET.

Son Altesse a donné rendez-vous à Bussy, qui est arrivé sans doute.

SAINT-LUC.

Pas encore !

Il écoute.

Quélus qui revient !...

Haut.

Nous pourrions aller voir ensemble, voulez-vous ?

ANTRAGUET.

Allons !

JEANNE, à Saint-Luc.

Tâchez de les perdre.

Au moment où Saint-Luc va emmener les angevins, Quélus paraît à la porte qu’il barre, occupé qu’il est de parler à M. de Brissac.

 

 

Scène V

 

JEANNE, SAINT-LUC, ANTRAGUET, LIVAROT, RIBÉRAC, QUÉLUS, puis SCHOMBERG et MAUGIRON

 

QUÉLUS, tournant le dos.

Oui, M. de Brissac, oui, le roi viendra.

SAINT-LUC.

Bon !

ANTRAGUET, voyant Quélus.

Ah ! ah !

QUÉLUS, avançant sans rien voir.

Il viendra d’autant plus volontiers qu’il n’y a que de bons Français ici : pas un angevin !

ANTRAGUET, RIBÉRAC et LIVAROT.

Plaît-il ?

SAINT-LUC.

Aïe !

QUÉLUS, les apercevant.

Oh ! oh !

ANTRAGUET, à Saint-Luc.

Vous avez entendu, monsieur de Saint-Luc ?

SAINT-LUC, gracieusement.

Quoi donc ?

ANTRAGUET.

Ce que monsieur vient de dire des angevins !...

QUÉLUS.

Eh bien, après ?

JEANNE, effrayée, suppliante.

Monsieur de Quélus !...

QUÉLUS.

Oh ! madame !...

SCHOMBERG et MAUGIRON, qui viennent d’entrer.

Que veulent ces messieurs de l’Anjou ?

ANTRAGUET, les voyant.

À la bonne heure ! nous aurons chacun le nôtre.

SAINT-LUC.

Messieurs ! messieurs !

JEANNE.

Messieurs !

SAINT-LUC.

Devant une femme !

Bruit, murmures du dehors qui annoncent la présence du roi.

 

 

Scène VI

 

JEANNE, SAINT-LUC, ANTRAGUET, LIVAROT, RIBÉRAC, QUÉLUS, SCHOMBERG, MAUGIRON, LE ROI, à une porte latérale, CHICOT, à l’autre porte, COURTISANS, PAGES, au fond de la galerie

 

LE ROI.

Qu’y a-t-il, messieurs ?

CHICOT, prenant la pose du roi.

Messieurs, qu’y a-t-il ?...

LE ROI.

Deux rois ici, maître Chicot !... Pourquoi cette mauvaise plaisanterie ?

CHICOT.

Écoute, Henriquet : je vais faire le roi, tu vas faire Chicot. Je vais trôner, tu vas danser. Je vais écouter toutes les fadaises et tous les mensonges de ces messieurs ; toi, pendant ce temps-là, tu t’amuseras, pauvre roi !

LE ROI.

Tu as raison, je veux m’amuser, m’amuser beaucoup !... Entendez-vous, monsieur de Saint-Luc ?

SAINT-LUC.

Sire !...

À part.

Il est furieux !

LE ROI, passant devant Jeanne, qui le salue profondément.

Madame de Saint-Luc ?...

SAINT-LUC.

Oui, sire !

LE ROI, d’un ton sec.

Vous êtes charmante, madame.

Il passe en s’éloignant.

JEANNE, à Saint-Luc.

Que dites-vous de la rancune du roi ?... Le roi trouve que je suis charmante !

SAINT-LUC.

Eh ! tant pis !

Il veut s’esquiver.

JEANNE.

Vous me laissez ?

SAINT-LUC.

Ne me regardez pas comme cela, au nom du ciel, ma chère. Vous voyez bien que le roi sourit toujours : il médite quelque mauvais tour.

LE ROI, appelant.

Saint-Luc !

SAINT-LUC, s’empressant.

Sire !

LE ROI.

T’offrirai-je de ces pastilles ?

Saint-Luc remercie.

Écoute donc, on gronde là dedans... entends-tu ? Le roi se fâche.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, CHICOT, sur le seuil

 

CHICOT.

Oui, j’ai fait des ordonnances somptuaires ; mais si elles ne suffisent pas, j’en ferai d’autres, j’en ferai encore, j’en ferai toujours ; si elles ne sont pas bonnes, au moins elles seront nombreuses. Corne de Belzébuth !... M. de Bussy ?

LE ROI.

Que dit-il de Bussy ?

Murmures, au dehors.

VOIX, au dehors.

Bussy ! Bussy ! Bussy d’Amboise... Bussy !

JEANNE.

M. de Bussy ?

SAINT-LUC.

Il nous manquait celui-là !

On voit six pages magnifiquement vêtus entrer et se placer devant la galerie.

LE ROI.

Six pages !

QUÉLUS.

Comme le roi !

Bussy paraît.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, BUSSY, cherchant le Roi

 

CHICOT.

La la ! monsieur de Bussy, regardez-nous donc ! Ne voyez-vous pas que je suis le vrai Henri ?... ne distinguez-vous pas le roi de son bouffon ?

BUSSY, au Roi.

Sire...

LE ROI, sèchement.

Le roi vous appelle, monsieur.

Il lui tourne le dos.

BUSSY, blessé.

Ah !...

Se retournant, à Chicot.

Pardon, sire ! je confondais !

LE ROI, se retournant.

Que dit-il ?

SAINT-LUC.

Rien, sire, absolument rien.

CHICOT, à Bussy.

Monsieur, vous empiétez sur mes prérogatives ! Vous vous ruinez en pages ! Quoi ! du drap d’or à ces maroufles, et à vous, un colonel, un Clermont, presque un prince, du simple velours noir !

BUSSY, toisant les mignons, qui le regardent insolemment.

Sire, quand on vit dans un temps où les maroufles sont vêtus comme des princes, il est de bon goût qu’un prince, pour se distinguer, s’habille comme les maroufles !

QUÉLUS, SCHOMBERG, MAUGIRON.

Mordieu ! maugrebleu ! sangdieu !

LE ROI.

L’insolent !

CHICOT, à Bussy.

Ouais !... Pour qui dites-vous cela ? est-ce pour mes amis ou pour ceux de mon frère ?

BUSSY.

Pour quiconque voudra s’en fâcher, sire.

QUÉLUS, s’avançant.

Eh bien, monsieur...

SAINT-LUC, le retenant.

Au nom du ciel, modère-toi, attends.

QUÉLUS.

Eh ! attends toi-même ! Qui nous attaque touche au roi.

LE ROI, doucement.

Quélus, taisez-vous.

BUSSY, à ses amis.

Laissez-moi faire, vous allez voir.

SAINT-LUC, à part.

À l’autre maintenant !

À Bussy.

Monsieur de Bussy...

BUSSY, à Saint-Luc.

Vous désirez une explication de ce que je viens de dire ?

SAINT-LUC.

Je ne désire rien, que vous saluer, en vous remerciant, avec madame de Saint-Luc, de l’honneur que votre présence fait à notre maison.

BUSSY, respectueusement.

Excusez-moi, madame... Rien ici ne pourra me faire perdre le respect qui vous est dû.

LE ROI, à ses amis.

Saint-Luc le provoque. Mais je ne veux pas qu’il se fasse tuer, pourtant, même le jour de ses noces ! Va, Quélus... Non, pas toi ; tu es trop mauvaise tête. Va, Maugiron... Non, toi non plus.

CHICOT, à part.

Pauvre roi !

À Bussy.

À quoi songez-vous, comte de Bussy ? On dirait que vous perdez la tête ; ne voyez-vous pas mon frère qui entre, mon frère François, le maître que vous avez choisi... Il n’est pas beau, c’est vrai ; mais enfin, vous l’avez choisi, tant pis pour vous !

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, LE DUC D’ANJOU, qui entend ces derniers mots

 

LE DUC, au Roi.

Sire, on peut trouver plaisant qu’un bouffon insulte à tort et à travers des gentilshommes, vos serviteurs et les miens ; mais qu’il s’attaque à moi, à un fils de France, c’est autre chose ! Je ne le supporterai pas.

CHICOT, au Roi.

Répondez, Chicot, je vous y autorise.

LE ROI.

Mon frère, vous êtes trop susceptible. Notre aïeul François Ier gâtait Triboulet. Henri II, notre père, riait de voir Brusquet aux prises avec le maréchal de Strozzi. Moi, je pardonne beaucoup à Chicot, parce qu’il m’aime un peu. Ne le méprisez pas, François... Il est gentilhomme ; il a été recueilli orphelin et honorablement élevé chez un de vos angevins, un Méridor, vieille race royale...

LE DUC, à part.

Méridor !

JEANNE.

Méridor !

LE ROI.

Et puis Chicot ne se laisserait peut-être pas mépriser, même d’un prince. Il tire rudement l’épée.

LE DUC.

Pas contre moi, je suppose. Il ne l’a pas tirée contre M. de Mayenne, qui l’a fait bâtonner ; ni même contre Nicolas David, qui tenait le bâton.

LE ROI.

François, vous avez la mémoire cruelle !

CHICOT.

Eh bien, quoi, Chicot ? on vous rappelle que vous avez été battu, que vous avez reçu quarante-neuf coups de bâton... mettons cinquante. Mais ce n’est pas votre faute ; cela peut arriver à tout le monde. Tenez, voilà M. de Bussy, un brave, un superbe : demandez-lui ce qu’il dirait si, un soir, surpris chez sa maîtresse par un rival, par un prince jaloux, il se voyait écraser sous les bâtons de douze portefaix et d’un avocat normand... Répondez, Bussy ; que diriez-vous ?

BUSSY.

Que le prince est un misérable et un lâche, et qu’il s’est déshonoré lui-même : voilà ce que je lui dirais.

CHICOT.

Bien ! Et que feriez-vous ?

BUSSY.

Je ne sais pas ; mais, le lendemain, ce prince-là m’eût payé la dette !

CHICOT.

Le lendemain ?... Oh ! monsieur de Bussy, que vous faites mal les affaires ! Chicot n’a pas réglé son compte le lendemain, lui, oh ! que non pas ! il a laissé courir les intérêts. Or, voilà sept années de cela, dont une bissextile ; à dix du cent, ce qui est le taux légal, le taux auquel le roi emprunte aux juifs, il faut sept ans pour que les intérêts doublent le capital. Il en résulte que les cinquante coups d’étrivières distribués à Chicot, et qui ont tiré de son corps une pinte de sang, s’élèvent aujourd’hui à cent coups et à deux pintes pour chacun de ses débiteurs, de telle façon que M. de Mayenne, tout gros qu’il est, et Nicolas David, si long qu’il puisse être, n’ont plus assez de peau ni assez de sang pour payer Chicot, et vont être réduits, quelque jour, à lui faire banqueroute, en expirant vers le quatre-vingt-huitième ou le quatre-vingt-dixième coup de trique.

Rires.

BUSSY.

Pas si fou !

LE ROI, au Duc.

Que dites-vous de cette arithmétique ?

LE DUC.

Admirable, sire... M. Chicot est une perfection. Aussi, maintenant, n’est-ce plus de l’estime que nous aurons pour lui, c’est du fanatisme.

Rires.

CHICOT, au Duc.

Vrai, on va l’aimer un peu, ce pauvre Chicot ?

LE DUC.

On va l’adorer !

CHICOT.

Oh ! quelle jolie petite cour nous aurons ! Tous agneaux bêlant ensemble... Eh bien, je n’aimais pas beaucoup les angevins, et ils me le rendaient bien... mais, puisque nous voici revenus à l’âge d’or, corne-de-Belzébuth ! on va voir couler le lait et le miel dans les rues de Paris. Mon frère, où sont vos amis, que je les adore ?... Monsieur de Bussy, je commence par vous, ventre-de-biche !

BUSSY, railleur.

Sire, que de bontés !

CHICOT.

Je ne vous ai jamais rien donné ? Non ?... Eh bien, j’ai eu tort. Il y a en ce moment vacance d’une des charges de ma couronne : la charge de grand veneur.

LE DUC, à part.

Que dit-il ?

LE ROI, à Quélus.

Laissez-moi écouter.

CHICOT, à Bussy.

Oh ! je sais que vous en aviez envie, Bussy, et que mon frère vous a promis de me la demander pour vous.

Mouvement de François.

C’est tout simple, vous êtes son plus fidèle serviteur, son meilleur ami, sa perle.

LE DUC, à lui-même.

Le traître !

CHICOT.

Vous êtes un gentilhomme accompli, un parfait seigneur, le brave par excellence, je vous fais grand veneur.

LE DUC, emporté.

Misérable !

CHICOT, gracieusement, au Duc.

Oh ! ne me remerciez pas.

Au Roi, bas.

Si tu ne profites pas de cela pour les brouiller à mort, tu n’es pas le fils de ta mère !

Il s’éloigne.

LE DUC, à part.

Pris dans un piège !

LE ROI.

Mon frère, un peu d’indulgence ! Chicot croyait vous faire plaisir. Il ne peut pas savoir que, ce matin, vous m’avez demandé la charge pour un autre.

BUSSY.

Pour un autre !...

LE DUC, à Bussy.

Je te dirai... je t’expliquerai...

BUSSY.

Inutile ! monseigneur...

LE ROI.

Ce nouveau grand veneur, messieurs, le protégé de mon frère, est naturellement un angevin, qui s’appelle... Comment s’appelle-t-il donc, François ? Jamais je ne parviens à me rappeler ce nom-là !

LE DUC.

Oh !...

Au Roi.

M. le comte de Monsoreau, sire.

CHICOT, au fond.

Monsoreau ?

QUÉLUS.

Monsoreau ! Qu’est-ce que cela ?

BUSSY.

Monsoreau ?

TOUS.

Monsoreau ?

LE ROI.

Quand nous le présenterez-vous, François, pour qu’on le voie, au moins, puisqu’on ne le connaît pas ?

LE DUC.

Sire, accordez-lui quelques jours ; M. de Monsoreau est en Anjou, dans ses terres ; je n’ai pu l’instruire encore de la faveur dont il est l’objet.

QUÉLUS, au Roi.

Cette belle charge à un ennemi ! quelle faute, sire !

LE ROI.

Monsoreau ou Bussy, qu’importe ! C’est toujours un angevin : ne vois-tu pas qu’ils sont mes maîtres ?

QUÉLUS.

Raison de plus pour nous de vous en délivrer, de les détruire, à commencer par le plus odieux de tous.

LE ROI.

Ce Bussy ! Ah ! si tu peux sans trop de risques... Eh bien,

Plus bas.

carte blanche.

QUÉLUS.

Entends-tu, Maugiron ?

MAUGIRON.

Entends-tu, Schomberg ?

LE DUC, à Bussy.

Bussy, écoute-moi, je t’en prie.

Bussy le salue froidement.

CHICOT, qui a vu du fond.

Bien.

SAINT-LUC, au Roi.

Sire, on attend Votre Majesté...

Musique du bal.

CHICOT.

Henriquet, allons danser !

LE DUC.

Fou maudit !

LE ROI.

Venez, François !

LE DUC.

Me voici.

Ils sortent.

 

 

Scène X

 

QUÉLUS, SCHOMBERG, MAUGIRON, D’ÉPERNON, à gauche, BUSSY, RIBÉRAC, LIVAROT, ANTRAGUET, à droite

 

RIBÉRAC.

Bussy, on complote là-bas.

BUSSY.

Quelque nouvelle pommade !

ANTRAGUET.

Les mignons nous attendent.

BUSSY.

Attendons-les.

QUÉLUS, à ses amis.

C’est convenu !

Haut.

Que voulez-vous, messieurs ! il faut songer à partir en chasse ; le roi a un caprice : il veut que, demain, à son déjeuner, on lui serve une belle venaison, quelque chose de haut goût... une hure de sanglier, par exemple !

MAUGIRON.

Avec une fraise à l’italienne.

SCHOMBERG.

Dans le genre de...

Il regarde Bussy.

BUSSY, s’approchant gracieusement.

De celle-ci, peut-être ?

Il montre sa fraise.

QUÉLUS.

À peu près, monsieur de Bussy.

BUSSY.

En vérité, il fait bien froid... Cela vous gercera la peau, et puis, le sanglier, c’est rude.

MAUGIRON.

Nous aurons des gants fourrés pour toucher l’animal.

RIBÉRAC.

N’en chassez-vous qu’un ?

QUÉLUS.

Nous en chasserons autant qu’il y en aura.

Ribérac, Livarot, Antraguet s’approchent.

BUSSY.

Bah ! ils ne sont que quatre : un seul leur suffira.

TOUS LES MIGNONS.

Insolent !

Ils se contiennent, sur un signe de Quélus.

ANTRAGUET, à Bussy.

Mais...

RIBÉRAC, à Bussy.

Un seul !...

Aux Mignons.

Comment chassez-vous, messieurs ?

QUÉLUS.

À l’affût. Est-ce que vous êtes des nôtres ?

BUSSY.

Comment arranger cela ? J’ai affaire, cette nuit, chez mon usurier, au faubourg Saint-Antoine.

MAUGIRON.

Un quartier bien désert.

SCHOMBERG.

Où l’on égorge.

BUSSY.

Vrai ? Ma foi, je ne le connais pas. Aidez-moi un peu... Quel chemin me conseillez-vous de prendre ?

QUÉLUS.

Oh ! mon Dieu, les quais jusqu’au grand Châtelet, la rue de la Tixeranderie, la Grève, la rue Saint-Antoine jusqu’à l’hôtel des Tournelles, et la Bastille.

BUSSY.

Voilà un itinéraire parfait ! je ne m’en écarterai pas d’une ligne... Vous n’avez rien de plus à me dire, messieurs ?

QUÉLUS, saluant.

Absolument rien.

BUSSY, à lui-même.

Pas de provocation ? Je ne comprends plus...

SCHOMBERG.

Bon voyage, monsieur le comte !

BUSSY.

Il n’y a rien à faire avec ces gens-là.

QUÉLUS.

Le voilà prévenu, c’est son affaire... Arrangeons la nôtre.

Ils partent.

RIBÉRAC, à Bussy.

C’est égal, tu as tort de sortir seul.

BUSSY.

Bah !

LIVAROT.

Nous te suivrons.

BUSSY.

Je vous le défends, ou je vous charge !

RIBÉRAC.

Ne te fâche pas.

ANTRAGUET.

Le duc te cherche.

BUSSY.

Et moi, je le fuis.

Le Duc paraît. Ils saluent et sortent.

 

 

Scène XI

 

LE DUC D’ANJOU, puis AURILLY

 

LE DUC, les voyant partir.

On ne m’aime pas, mais bientôt on me craindra !

AURILLY.

Monseigneur ?

LE DUC.

Aurilly !... Eh bien ?

AURILLY.

Pensez-vous toujours à cette femme que vous avez remarquée, l’autre soir, à l’église Sainte-Catherine ?

LE DUC.

Si j’y pense !... Il m’a semblé voir le fantôme de cette belle Diane que j’ai tuée.

AURILLY.

Ce fantôme, je l’ai suivi... Voulez-vous savoir où il demeure ?

LE DUC.

Aurilly...

AURILLY.

Dans une maison située vis-à-vis de l’hôtel des Tournelles, à cent pas de la Bastille.

LE DUC.

Tu es sûr ?

AURILLY.

Voici la clef.

LE DUC.

Cette nuit même, j’étoufferai ce remords !

 

 

Scène XII

 

LE DUC D’ANJOU, AURILLY, CHICOT, qui les observe

 

CHICOT.

Tiens, M. Aurilly !... Venez tous ! M. Aurilly va nous jouer un peu du luth.

AURILLY.

Pour quoi faire, monsieur ?

CHICOT.

Mais pour égayer monseigneur. Voyez la sombre figure !

LE DUC.

Monsieur Chicot, je vois que vous voulez aussi ouvrir un compte avec moi.

CHICOT, tirant gravement un registre de sa poche.

Pour vous, monseigneur, nous mettrons les intérêts à quinze.

Rires. Le Duc sort.

 

 

Scène XIII

 

LE DUC D’ANJOU, AURILLY, CHICOT, JEANNE, BUSSY, puis SAINT-LUC

 

JEANNE, à Bussy.

Merci, monsieur le comte ; vous n’avez point voulu attrister ma maison, même par une défense légitime. On avait de l’admiration pour vous, désormais on aura de la reconnaissance ; je n’ose dire de l’amitié.

BUSSY.

Dites-le, madame !... c’est bien moins que ce qui vous est dû.

SAINT-LUC, bas, à Bussy.

Monsieur de Bussy, rentrez chez vous, n’allez pas ailleurs.

BUSSY, étonné.

Ah !

NANCEY.

Le service du roi !

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, LE ROI, COURTISANS, DAMES, OFFICIERS

 

JEANNE, à Saint-Luc.

Le roi part. Nous allons être libres pour toujours ; ne nous quittons plus.

SAINT-LUC.

Jamais !... Le roi ! Quittez-moi vite !

LE ROI, à Brissac.

Monsieur de Brissac, tout a été parfait... Mes compliments... Malheureusement, il se fait tard, et je demeure au Louvre.

Un page se détache.

LE DUC.

Aurai-je l’honneur d’accompagner Votre Majesté ?

LE ROI.

Non, merci. Bonsoir, François.

LE DUC, bas, à Aurilly.

Eh bien, partons, Aurilly.

Ils sortent.

SAINT-LUC.

J’éclaire Sa Majesté jusqu’aux litières.

LE ROI.

Tous mes amis sont des vauriens qui vont courir le carême-prenant... Mauvaise compagnie ! Toi, Saint-Luc, tu es un homme sérieux, un homme marié.

JEANNE.

À la bonne heure.

LE ROI, souriant.

Bonne nuit, madame de Saint-Luc.

JEANNE, ravie.

Sire !...

À part.

Il est parfait !

LE ROI, revenant.

Toute réflexion faite, j’ai peur de m’ennuyer en chemin : tu m’accompagneras, Saint-Luc.

SAINT-LUC, à Jeanne.

Voyez-vous !

JEANNE.

Vous vous en allez !

LE ROI.

Eh bien, Saint-Luc !

SAINT-LUC.

Me voici ! me voici !

À Jeanne.

Je reviens !

CHICOT, à part.

Ah ! oui !... Pauvre petite !

JEANNE.

Mon Dieu ! mon Dieu !

CHICOT.

Eh bien, quoi ? Avez-vous peur, Saint-Luc ? Le quartier du Louvre est sûr.

Regardant Bussy.

Ce n’est pas comme le faubourg Saint-Antoine, du côté de la Bastille, devant l’hôtel des Tournelles, surtout... Il y a là un enfoncement dans lequel quatre hommes peuvent se cacher à l’aise pour s’élancer sur un pauvre passant.

BUSSY, surpris.

C’est pour moi qu’il dit cela...

CHICOT.

Bonsoir, Henriquet ! mon fils, attends-moi.

Il sort précipitamment.

BUSSY, à lui-même.

Pour m’effrayer, peut-être... Allons donc !

À Jeanne.

Tous mes respects, madame !

Il salue et sort. D’autres viennent saluer et sortent. Peu à peu Jeanne reste seule dans la galerie.

JEANNE.

Me voilà seule... un soir de noces !... Ô Méridor ! Méridor !

 

 

Deuxième Tableau

 

La rue Saint-Antoine, devant l’hôtel des Tournelles. À gauche, l’hôtel avec ses remparts et son fossé. Un auvent de pierre sous lequel s’abritent les mignons. À gauche, une maison de bois à balcon, avec porte basse à guichet. La rue passe entre l’hôtel et cette maison ; elle aboutit à la Bastille, dont on voit les tours dans la brume. Il a neigé. Clair de lune.

 

 

Scène première

 

QUÉLUS, SCHOMBERG, MAUGIRON, D’ÉPERNON, cachés

 

QUÉLUS.

Voilà un froid ! un vrai froid de Pologne ! Cet enragé Bussy avait bien raison : ma peau va se fendre !

SCHOMBERG.

Allons donc ! Tire ton manteau sur tes yeux et mets tes mains dans tes poches.

Il bat la neige avec son pied.

QUÉLUS.

On voit bien que tu es Allemand, Schomberg.

MAUGIRON.

J’ai la moustache morte.

D’ÉPERNON.

Moi, ce sont les mains.

QUÉLUS.

Un peu de patience ; tout à l’heure, vous trouverez peut-être qu’il fait trop chaud.

MAUGIRON.

Dieu t’entende ! et que la chaleur vienne vite !

SCHOMBERG, écoutant.

Chut !

QUÉLUS.

Quoi ?

MAUGIRON.

Quelque chose a craqué.

SCHOMBERG.

Une fenêtre qui s’ouvre... Tiens, sur ce balcon.

MAUGIRON.

Une femme !

QUÉLUS.

Deux !

 

 

Scène II

 

GERTRUDE, DIANE, au balcon

 

GERTRUDE.

Rentrez, mademoiselle, il fait trop froid.

DIANE.

Ce faubourg est effrayant, la nuit. Depuis quinze jours que M. de Monsoreau nous a installées dans cette maison, chaque nuit, nous avons été réveillées par quelque alarme.

GERTRUDE.

Tout est calme, ce soir ; n’importe, rentrez. Vous montrer est imprudent, depuis que M. le duc d’Anjou vous a remarquée à l’église Sainte-Catherine.

DIANE.

Et reconnue peut-être... Oh ! mon Dieu !

QUÉLUS, à Maugiron.

Entends-tu ce que disent ces deux bavardes ?

MAUGIRON.

Ma foi, non ; leurs paroles gèlent en route.

GERTRUDE, à Diane.

Des gens cachés là-bas... à l’angle de l’hôtel des Tournelles.

DIANE.

Des malfaiteurs, peut-être... Oh ! va voir si la vieille Marguerite, en s’en allant, a bien fermé la porte de l’allée.

GERTRUDE.

J’y vais, madame.

Elle rentre.

MAUGIRON.

Dis donc, Quélus, tu annonçais la chaleur il y a un moment : eh bien, je crois que la voilà qui vient.

SCHOMBERG.

Par où ?

MAUGIRON.

Par la rue Saint-Paul.

QUÉLUS.

Deux hommes, en effet.

D’ÉPERNON.

Ma foi, oui !

GERTRUDE, revenant.

La porte est bien fermée, mademoiselle. Qu’y a-t-il donc qui vous occupe ainsi ?

DIANE, lui montrant la rue.

Vois-tu ces deux hommes qui viennent ?

GERTRUDE.

Ce sont peut-être eux qu’attendent ces gens embusqués... Rentrons...

DIANE.

Si c’était M. de Monsoreau ?

GERTRUDE.

Le comte vient toujours seul.

DIANE.

C’est vrai... Ces hommes s’arrêtent.

GERTRUDE.

Devant notre porte !... Vite, vite, mademoiselle !...

Elle l’emmène.

DIANE.

Que va-t-il arriver ?

Elle rentre, la fenêtre se referme.

 

 

Scène III

 

QUÉLUS, SCHOMBERG, MAUGIRON, D’ÉPERNON, cachés, AURILLY, LE DUC D’ANJOU, entrant

 

LE DUC.

J’ai entendu fermer une fenêtre.

AURILLY.

Et Votre Altesse, si la vieille sorcière ne m’a pas vendu une fausse clef, va entendre ouvrir une porte. Assurons-nous seulement si c’est la bonne...

Il examine la maison.

Maison de bois ; sous le pignon, une statue de la Vierge.

LE DUC.

C’est cela ; ouvre.

QUÉLUS, de loin, à ses amis.

Ce ne peut être que Bussy ; ne le laissons pas entrer dans cette maison.

TOUS.

Allons ! allons !

Ils s’avancent à découvert.

LE DUC, les apercevant.

Des hommes armés ! un guet-apens !

AURILLY, qui a ouvert la porte.

Entrons vite, monseigneur.

QUÉLUS, se précipitant le premier.

À mort ! à mort !

TOUS.

À mort !

LE DUC, se croisant les bras.

Je crois, monsieur de Quélus, que vous avez dit : « À mort ! » à un fils de France ?

QUÉLUS.

Monseigneur le duc d’Anjou !

TOUS.

Monseigneur !

MAUGIRON.

Pardonnez, monseigneur ; c’est une plaisanterie.

LE DUC.

Plaisanterie singulière !

QUÉLUS.

Ce n’était pas Votre Altesse que nous cherchions.

LE DUC.

Je le crois bien ; mais qui donc, alors ?

QUÉLUS.

Un de nos amis.

MAUGIRON.

Pour lui faire peur.

QUÉLUS.

Monseigneur ne peut nous soupçonner d’avoir voulu même troubler ses plaisirs.

LE DUC.

Quels plaisirs, je vous prie, monsieur ?

MAUGIRON.

Tout ce qu’il plaira à Votre Altesse, pardon.

QUÉLUS.

Monseigneur peut compter sur notre discrétion.

LE DUC.

Je ne vous la demande pas. Après tout, je n’ai pas de secrets à cacher... J’allais consulter le juif Manassès, un sorcier qui demeure près d’ici... Aurilly vous a vus et vous a pris pour des archers en tournée, et, en vrai consulteur de sorciers qu’il est, il cherchait à raser les murailles pour échapper à la ronde de nuit... Voilà, messieurs, ce que je veux qu’on dise et ce que je veux qu’on croie. Adieu, messieurs.

QUÉLUS.

Nous nous retirons, monseigneur.

Il fait signe à ses amis de se poster aux environs.

AURILLY.

Monseigneur, ces gens-là ont de mauvaises intentions.

LE DUC.

Tu crois ?

AURILLY.

Ils ne sont pas partis encore, voyez.

LE DUC.

Entrons toujours ici, puisque nous avons tant fait que d’y venir... Je veux savoir si cette femme est aussi belle que Diane.

AURILLY.

Ah ! monseigneur, pas d’imprudence ! un prince du sang, le duc d’Anjou, l’héritier de la couronne, que tant de gens voudraient ne pas voir hériter !

LE DUC.

Tu as raison... Rentrons à l’hôtel... Je reviendrai mieux accompagné.

AURILLY.

Tenez, les voyez-vous ?

LE DUC.

C’est vrai... Tu as repris la clef, fermé la porte ?

AURILLY.

Eh ! oui, monseigneur, oui, partons !

Il l’emmène.

 

 

Scène IV

 

QUÉLUS, SCHOMBERG, MAUGIRON, D’ÉPERNON

 

QUÉLUS.

Messieurs !...

TOUS.

Nous voici !

QUÉLUS.

Que venait-il faire dans ce quartier perdu ?

MAUGIRON.

Belle question !... Et ces femmes qui guettaient à ce balcon tout à l’heure ?

QUÉLUS.

C’est vrai, parbleu ! Ah ! cette fois, écoutez !

UNE VOIX, chantant au loin.

Un beau chercheur de noise,

C’est monseigneur d’Amboise ;

Un bel amant aussi,

C’est monsieur de Bussy !

QUÉLUS.

C’est lui !

MAUGIRON.

Eh ! non, celui-là est seul. Ses amis ne l’auraient pas abandonné ainsi.

QUÉLUS.

Je te dis que c’est lui, moi !

MAUGIRON.

Il nous tend un piège, alors.

QUÉLUS.

Piège ou non, attaquons, attaquons ! Aux épées !

TOUS.

Aux épées !

 

 

Scène V

 

QUÉLUS, SCHOMBERG, MAUGIRON, D’ÉPERNON, BUSSY, à cheval

 

BUSSY, comptant les assaillants.

Deux, trois, quatre. Ah ! on m’estime ! Merci, messieurs !

QUÉLUS.

Est-ce lui, dites ?

BUSSY.

Lui-même – le sanglier en question... cette fameuse hure... Eh bien, il va en découdre quelques-uns. Je commence.

Il blesse d’Épernon qui l’attaque.

D’ÉPERNON, blessé.

Bon ! j’ai mon compte ; à vous, messieurs !

Il se retire sous l’auvent pour envelopper sa blessure.

SCHOMBERG.

Voit-on ce grand malappris qui nous parle à cheval !

BUSSY, qui a sauté à bas de son cheval.

Attends !

Il lui envoie un coup d’épée.

SCHOMBERG, touché.

Der Teufel !

BUSSY.

Voilà pour deux ! Aux autres !

QUÉLUS, blessant Bussy.

Ah ! ah ! touché !

BUSSY.

Dans l’étoffe !

Il désarme Quélus d’un revers qui fait sauter l’épée.

QUÉLUS, revenant à la charge.

Voyons ! voyons !... Ah ! tu recules !

BUSSY.

Non, je romps !

MAUGIRON, à Bussy.

Tu faiblis !

BUSSY.

Voyez !

Il le frappe du pommeau de son épée sur la tête.

MAUGIRON, assommé, roule par terre.

Boucher !

BUSSY.

Allons, du courage !... C’est vous qui mollissez.

QUÉLUS, touché à son tour.

Ah !

TOUS.

À mort ! à mort !

Ils le poussent vers la porte de Diane.

BUSSY, s’y adossant, la sent céder derrière lui.

Ouverte !

Il ferraille et les écarte un moment, puis se précipite dans l’allée.

TOUS.

Ouverte !

BUSSY, refermant la porte.

Et maintenant, fermée !

Il rit.

QUÉLUS.

Ah ! le démon !

SCHOMBERG.

Enfonçons la porte !

Cloche au loin.

MAUGIRON, étourdi.

Qu’est-ce que cela ?

QUÉLUS.

La cloche d’alarme de la Bastille.

SCHOMBERG.

La ronde !

QUÉLUS.

Décampons !

TOUS.

Vite ! vite !

MAUGIRON.

Aide-moi, Schomberg.

Ils se traînent, se soutenant, et disparaissent.

BUSSY, derrière la porte.

Bonne nuit, messieurs !... Il était temps !

Il chancelle et tombe. Une troupe armée paraît au loin, sortant de la Bastille.

 

 

ACTE II

 

 

Troisième Tableau

 

Au Louvre. Trois entrées. À gauche, entrée des appartements du Roi. Autre porte à droite. Au fond, grande galerie attenante au cabinet des armes du Roi.

 

 

Scène première

 

NANCEY, SAINT-LUC

 

NANCEY, à la sentinelle.

Ne laisse entrer personne en ce moment.

À Saint-Luc, qui arrive.

Ah ! monsieur de Saint-Luc, impossible !

SAINT-LUC.

Le roi ne me recevrait pas ?

NANCEY.

Ah bien, oui ! vous ne savez donc pas la nouvelle ?

SAINT-LUC.

Non, je sors de chez moi.

NANCEY.

M. de Maugiron à moitié mort... M. d’Épernon grièvement blessé... M. de Schomberg estropié... M. de Quélus...

SAINT-LUC.

Et par qui, bon Dieu ?

NANCEY.

Par M. de Bussy, qui lui-même est mort, à ce qu’il paraît, et qu’on n’a pas revu. Le roi est dans une fureur !... L’entendez-vous ?

SAINT-LUC.

Avec qui se querelle-t-il ainsi ?

NANCEY.

Avec M. le duc d’Anjou. Oh ! quelle scène !... Ils viennent, ne restons pas là.

Au Garde.

Recule à vingt pas, garde ! Venez, monsieur de Saint-Luc, venez !

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

LE ROI, LE DUC D’ANJOU

 

LE ROI.

Je vous dis que c’est faux, monsieur !

LE DUC.

Et moi, j’affirme que vos amis l’ont attaqué devant l’hôtel des Tournelles.

LE ROI.

Qui vous l’a dit ?

LE DUC.

Je les ai vus.

LE ROI.

Voilà qui est fort !

LE DUC.

Il y a plus, ils m’ont pris pour Bussy, et m’ont chargé.

LE ROI.

Vous ?

LE DUC.

Oui, moi.

LE ROI.

Et qu’alliez-vous faire à la porte Saint-Antoine ?

LE DUC.

Mais que vous importe, mon frère ?

LE ROI.

Je veux le savoir, je suis curieux, aujourd’hui.

LE DUC.

J’allais chez Manassès.

LE ROI.

Un sorcier !

LE DUC.

Vous allez bien chez Ruggieri, un empoisonneur !

LE ROI.

Je vais où je veux ! je suis le roi !

LE DUC.

Ce n’est pas répondre, cela, c’est assommer.

LE ROI.

Votre Bussy a été le provocateur !

LE DUC.

Il a provoqué quatre hommes !... Allons donc !

LE ROI.

Par la mort-Dieu ! je vous dis que j’ai entendu la provocation, moi, au bal de Saint-Luc... C’était un complot.

LE DUC, humblement.

Je ne le défends pas.

LE ROI.

Il vaudrait mieux ! J’en ferai un terrible exemple... Ah ! vous avez des amis qui tuent les miens !

LE DUC.

Vous avez bien des amis qui m’insultent, moi, votre frère, moi que personne en France, excepté Votre Majesté, n’a le droit de regarder en face.

LE ROI.

Qu’est-ce à dire ?

LE DUC.

C’est-à-dire que Votre Majesté m’accable sans justice et sans pitié. C’était hier une scène scandaleuse ; aujourd’hui, une autre scène ; le séjour de votre cour n’est plus tolérable.

 

 

Scène III

 

LE ROI, LE DUC D’ANJOU, CHICOT

 

CHICOT, apportant le déjeuner du roi.

Eh bien, vous vous disputez ?... Deux frères, c’est joli !

LE ROI.

Tais-toi.

CHICOT.

Toi, Henriquet, tu es le plus grand, tu devrais être le plus raisonnable, et tu fais pleurer le petit.

LE DUC, blessé.

Ah !

CHICOT.

Il est si gentil !... Je ne veux pas qu’on le tourmente, moi ; n’est-ce pas, François, mon mignon ?

LE DUC.

Sire, mon congé, je vous prie... Ma liberté, l’exil au besoin !...

LE ROI.

Je ne vous retiens pas.

Le Duc sort.

CHICOT, assis, dépose son plat.

Il part ?

LE ROI.

Ce Bussy ! ce Bussy ! si je le tenais !

CHICOT.

Tu le ferais connétable, hein ?

LE ROI.

Je le ferais écarteler, et toi avec lui !

CHICOT.

Ingrat !... Tu as quatre mignons qui sont l’exécration publique, quatre sangsues, quatre pestes qui t’on fait surnommer Hérode, Héliogabale, et qui te feront détrôner un jour ou l’autre... Eh bien, un brave homme te débarrasse de ces quatre abominations, et tu veux le faire écarteler !... Déjeunes-tu ?

LE ROI.

Malheureux !

CHICOT.

Tu as un frère unique, un frère modèle, un frère à deux nez... Tu l’exiles !

LE ROI.

Te tairas-tu, insecte ! bourdon maudit !

CHICOT, pleurant.

Où va-t-il aller, ce bon François ?

LE ROI.

Qu’il aille au diable, et toi aussi !

CHICOT.

Henri de Guise, le grand Henri, te gênait : tu l’as envoyé commander l’armée... Son frère te gênait : tu l’as envoyé retrouver Henri de Guise... Le gros Mayenne te gênait : tu l’as envoyé retrouver le cardinal... Enfin, tu avais pris en grippe leur petite sœur boiteuse, la duchesse, qui rit toujours en affilant ses jolis petits ciseaux d’or, tu sais... avec lesquels elle veut te tonsurer... Tu as tant fait, qu’elle est allée retrouver les trois autres. Et voilà que ton frère François te gêne aussi, et tu l’envoies... Tu veux donc renvoyer tout le monde ? Eh bien, ventre-de-biche ! Henriquet, tu es un fin politique, tu as raison, ma foi. Laisse-moi tous ces gens-là se mettre ensemble... Ah ! ah ! envoie-leur par la même occasion ton nouveau grand veneur, ce Monsoreau, l’âme damnée de ton frère ; envoie-leur encore les cinq cent mille Parisiens qui te chansonnent du matin au soir... Tiens, Henriquet, envoie-leur toute la France, et restons tous les deux tout seuls.

LE ROI, appelant.

Monsieur de Nancey !

CHICOT.

Que voilà de bonne friture !

 

 

Scène IV

 

LE ROI, CHICOT, NANCEY

 

LE ROI.

Priez mon frère de ne pas sortir du Louvre avant de m’avoir parlé.

NANCEY.

Sire, M. le duc vient de partir.

LE ROI.

Courez ! rejoignez-le ! ramenez-le-moi !

NANCEY.

Oui, sire.

LE ROI, à un huissier.

L’envoyé de M. de Guise, où est-il ?

NANCEY.

Il attend là le bon plaisir de Votre Majesté...

Il sort.

LE ROI.

J’y vais.

CHICOT, le suivant avec le plat d’or.

Goûtes-en donc.

LE ROI.

Ah ! ce Bussy !...

Il passe dans la salle voisine.

CHICOT.

Henriquet !...

 

 

Scène V

 

CHICOT, SAINT-LUC, puis JEANNE

 

SAINT-LUC, se montrant.

L’orage est passé... Chicot !

CHICOT, se retournant.

Hein ?

SAINT-LUC.

Laisse-moi te remercier, tu es bon.

CHICOT.

Moi ?

SAINT-LUC.

C’est toi qui m’as rendu la liberté cette nuit, c’est toi qui m’as renvoyé à ma femme quand le roi me jouait ce mauvais tour.

CHICOT.

Par exemple !

SAINT-LUC.

Oh ! je t’ai deviné... Merci de ta généreuse amitié.

CHICOT.

Je n’ai pas la moindre amitié pour vous, moi.

JEANNE.

Pour lui, peut-être, mais pour Jeanne de Brissac, pour la compagne de Diane de Méridor, de votre petite amie d’enfance, que vous nommiez votre sœur, et sur qui vous veilliez comme un frère... Oh ! si elle était là ! si vous la voyiez avec ses beaux yeux noirs, ses cheveux dorés, son angélique sourire, lui tourneriez-vous le dos comme en ce moment ? Oh ! je vous reconnais bien !

CHICOT.

Allons donc !

JEANNE.

Quoi ! vous n’êtes pas ce pauvre orphelin que le vieux seigneur Augustin a recueilli, élevé, aimé ?

CHICOT.

Je ne comprends pas un mot de ce que vous voulez dire.

SAINT-LUC.

Allons, le roi nous en parlait hier.

CHICOT.

Si tu en es encore à écouter tout ce que dit le roi... Tiens, Saint-Luc, tu es fort désagréable ; laisse-moi déjeuner tranquille.

 

 

Scène VI

 

LE ROI, UN ENVOYÉ, puis NANCEY

 

LE ROI, à l’Officier envoyé par M. de Guise.

Vous direz enfin à mon cousin de Guise que je n’ai pas besoin de lui à Paris, mais que j’ai grand besoin de lui à la tête de mon armée qui assiège la Charité. Qu’il attende mes ordres et n’en bouge pas... Portez-lui mes compliments. Adieu, monsieur.

L’Envoyé salue et sort. Nancey revient.

LE ROI.

Eh bien ?

NANCEY.

Monseigneur le duc d’Anjou se préparait à partir. Sur l’ordre de Votre Majesté, il revient.

LE ROI.

Bien... Maintenant, a-t-on des nouvelles de M. de Bussy ?

NANCEY.

Mais non, sire ; on le croit mort.

LE ROI.

Je ne veux pas croire, je veux savoir. Un homme ne disparaît pas de la sorte. Faites chercher M. de Bussy mort ou vif, entendez-vous !

 

 

Scène VII

 

LE ROI, NANCEY, BUSSY

 

BUSSY.

Sire !

TOUS.

Bussy !

LE ROI.

Lui ! en vérité !

BUSSY.

Votre Majesté me fait l’honneur de s’inquiéter de moi, je crois ?

LE ROI.

Vous avez laissé courir le bruit de votre mort... Vous vous cachiez.

BUSSY.

Je ne me cachais pas, sire, puisque me voici.

LE ROI.

Prétendez-vous toujours avoir été attaqué cette nuit ?

BUSSY.

Je n’ai rien prétendu, sire.

LE ROI.

Vous venez vous plaindre, alors ?

BUSSY.

Pourquoi me plaindrais-je, sire ? Il me reste pour me venger les deux mains que j’avais pour me défendre.

CHICOT, au Roi.

Je voudrais te voir une centaine d’amis comme celui-là.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, NANCEY, BUSSY, LE DUC D’ANJOU, accourant

 

LE DUC.

Bussy !... mon cher Bussy !

Il l’embrasse.

BUSSY, le repoussant.

Pardon, monseigneur, vous m’avez fait mal.

LE DUC.

Qu’as-tu donc ?... Réponds-moi.

LE ROI.

C’est bon, c’est bon. François, j’ai à vous parler. Monsieur de Bussy, nous allons régler cette affaire. Attendez-moi ici. Venez, François.

Les deux Princes rentrent.

 

 

Scène IX

 

BUSSY, CHICOT, SAINT-LUC, JEANNE

 

JEANNE.

Ah ! monsieur, que n’avez-vous suivi hier le conseil de mon mari !

BUSSY.

Madame, je suis parfois bien désobéissant, mais je ne suis jamais ingrat.

Il serre la main de Saint-Luc et baise celle de Jeanne.

SAINT-LUC.

Croyez-nous au moins une fois, pas de faux point d’honneur. Au lieu d’attendre le roi, qui est furieux, gagnez au large, mettez-vous en sûreté.

BUSSY.

Merci... Mais est-ce l’avis de M. Chicot ? Permettez que je le consulte.

À Chicot, bas.

Monsieur, vous avez agi avec moi en galant homme. Je ne sais dans quel but vous m’avez témoigné cet intérêt, mais je vous dois d’être debout aujourd’hui, et comme je n’ai jamais tant tenu à la vie, je vous rends grâces.

CHICOT.

Eh bien, si vous tenez tant à vivre, comte, soignez-vous, car vous êtes pâle.

BUSSY.

Moi ?

CHICOT.

Et voilà une tache de sang qui se fait jour à travers la soie de votre pourpoint. Cachez-la, si vous tenez à faire croire que vous n’avez pas été blessé cette nuit.

SAINT-LUC.

Blessé ! il est blessé !

JEANNE.

Oh !

CHICOT.

Comme c’est heureux !

JEANNE.

Heureux !

CHICOT.

Cette blessure-là va le faire adorer du roi.

JEANNE.

Eh ! ne vaudrait-il pas mieux être moins adoré du roi et un peu plus intact ?

BUSSY.

Ah ! madame, ce bienheureux coup d’épée, je ne le donnerais pas pour un empire. Si vous saviez ce que je lui dois !

JEANNE.

Quoi donc ?

BUSSY.

Un rêve !...

SAINT-LUC.

Voyons !

BUSSY.

Oui... un ami charitable m’avait averti de me défier de l’hôtel des Tournelles... C’est là que je fus attaqué. J’estropiai différentes personnes, dont l’une, c’est M. de Quélus, je crois, m’a labouré les flancs d’un très habile revers.

CHICOT.

C’est Quélus, notre favori, qui vous a blessé ? Bonne affaire !

BUSSY.

Mon cheval tué, moi entamé, la situation devenait grave, lorsque, je ne sais comment, je me trouvai adossé à une porte qui s’ouvrit et me livra passage. Je la referme entre mes ennemis et moi ; je leur échappais ! J’eus à peine le temps de serrer mon mouchoir sur la blessure, le sang m’étouffait... Je crois bien que je m’évanouis.

CHICOT.

Et le rêve ?

JEANNE.

Hélas ! mais, jusque-là, je ne vois qu’une triste réalité.

BUSSY.

Attendez. C’est ici que le rêve commence. J’ai rêvé que j’étais couché sur un lit de damas blanc à fleurs d’or, en face d’un portrait de femme. Oh ! quelle femme !... Tout à coup, le portrait se mit à marcher vers moi et à se pencher sur mon lit. Je vis des cheveux blonds, de l’or pur tombant à flots sur d’adorables épaules, des yeux noirs, profonds, où tremblait une larme, des lèvres qui semblaient murmurer une prière, une peau satinée, frissonnante, sous laquelle je voyais courir le sang. Non, ce n’était pas une femme, il n’en existe pas de semblable ! non, sous sa longue robe blanche et bleue, je voyais un de ces anges qui planent autour de la Vierge ou s’agenouillent devant le Seigneur.

CHICOT.

Vous avez de la chance, vous, de faire des rêves pareils !... Et ensuite ?

BUSSY.

Ensuite, je la trouvai si prodigieusement belle, que je voulus me jeter à ses pieds ; mais je ne réussis pas même à faire un mouvement. Je me mis aussitôt à penser un compliment en vers... Je dis penser, car je ne réussis pas davantage à prononcer une syllabe... Je m’étais évanoui pour la deuxième fois.

JEANNE.

À la fin, cependant, vous avez repris connaissance.

BUSSY.

Certainement, comtesse.

JEANNE.

Eh bien ?

BUSSY.

Eh bien, je n’étais plus sur le lit de damas blanc à fleurs d’or... en compagnie d’un ange à robe bleue ; j’étais sur le bord d’un fossé du Temple, entre une vieille sage-femme et un gros chantre de paroisse qui m’a pris dans ses bras et porté à mon hôtel.

CHICOT.

À quelle heure ?

BUSSY.

Au jour.

CHICOT.

Un chantre rond comme ses futailles ?

BUSSY.

Oui ; vous le connaissez ?

CHICOT.

Mon ami Gorenflot.

BUSSY.

Oui, Gorenflot... Il n’était pas à jeun.

CHICOT.

Dites franchement qu’il était ivre.

BUSSY.

Eh bien, comtesse, on dirait que mon rêve vous donne à réfléchir.

JEANNE.

Ces cheveux d’or... ces yeux noirs... une peau comme une feuille de rose...

BUSSY.

Oh ! madame, vous n’êtes pas sans avoir fait un petit tour en paradis, connaîtriez-vous mon ange ?

JEANNE.

Je connais un portail pareil ; demandez à M. Chicot.

BUSSY.

Vrai ?

CHICOT.

Madame plaisante.

JEANNE.

Non pas ! non pas !

BUSSY, à Jeanne.

Vous connaissez ces yeux, ces bras, cette bouche ?

JEANNE.

Je dirais oui si nous étions au fond de l’Anjou. Mais comme vous me parlez du faubourg Saint-Antoine, je ne dis plus ni oui ni non... Vous avez rêvé, monsieur.

CHICOT.

Le plus sûr de votre affaire, c’est votre coup d’épée.

BUSSY.

Expliquez-moi une chose, alors.

CHICOT.

Expliquons.

BUSSY.

J’avais fermé ma blessure avec mon mouchoir... Je vous l’ai dit, n’est-ce pas ?

CHICOT.

Oui.

BUSSY.

Eh bien, en me réveillant, je n’ai plus trouvé mon mouchoir.

CHICOT.

Oh ! Gorenflot ! fi !

BUSSY.

Voilà ce que j’ai trouvé sur ma blessure.

Il tire de son pourpoint un mouchoir qu’il montre.

JEANNE.

Un mouchoir parfumé, brodé...

BUSSY.

Marqué d’un D et d’une M.

JEANNE, vivement.

D. M. !

CHICOT, vivement.

Ah !

JEANNE.

Serait-elle à Paris ?

BUSSY.

Elle y est, comtesse !

CHICOT.

C’est impossible !

JEANNE, à Chicot.

N’est-ce pas ?

BUSSY, à Chicot.

Qu’est-ce qui est impossible ?

CHICOT, à Bussy.

Que Gorenflot ait de pareils mouchoirs.

JEANNE, à elle-même.

Elle n’aurait pas quitté ainsi...

BUSSY, à Jeanne.

Qui ?... Qui n’a-t-elle pas quitté ?... Comtesse, vous êtes un marbre !... Monsieur Chicot, animez-vous !... Prenez pitié de moi tous les deux, je suis amoureux, je suis éperdu, je suis fou !

CHICOT.

Un D et une M...

Un Page apporte à Jeanne une lettre.

LE PAGE.

Pour madame la comtesse de Saint-Luc !

BUSSY.

Oh ! mais je la retrouverai !

JEANNE, qui a lu la lettre.

Lui à Paris ! voilà du merveilleux.

Elle donne la lettre à Saint-Luc.

SAINT-LUC, lisant.

« Ma fille Jeanne, je t’attends... Viens ! – Baron de Méridor. »

CHICOT, à part.

Méridor !

SAINT-LUC.

Allons, comtesse, ne le faites pas attendre.

BUSSY.

Vous m’abandonnez ?... Oh !...

JEANNE.

Au revoir !... Vous pouvez vous flatter d’avoir une étoile.

Elle sort avec Saint-Luc.

CHICOT, à part.

À Paris !

Il sort.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, LIVAROT, RIBÉRAC, ANTRAGUET, COURTISANS, puis NANCEY

 

ANTRAGUET.

Bussy ! mon brave !

LIVAROT.

Nous commencions à te pleurer.

ANTRAGUET.

J’ai couru tout Paris. Eh bien, il paraît que tu as écharpé les mignons. Les Parisiens t’attendent pour te porter en triomphe.

BUSSY.

Diantre ! ce n’est pas le moment !

NANCEY, allant heurter à la porte du Roi.

Sire, M. le comte de Monsoreau est là pour l’audience de Votre Majesté.

VOIX DU ROI.

Qu’il entre !

Les Courtisans se rapprochent.

NANCEY.

Introduisez M. le comte de Monsoreau !

Mouvement de curiosité générale.

ANTRAGUET.

On va donc le voir, enfin !

Le Duc d’Anjou sort de chez le Roi lentement et reste sur le seuil.

BUSSY.

Voyons !

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, MONSOREAU

 

L’HUISSIER, à haute voix.

M. le comte de Monsoreau !

NANCEY, à Monsoreau.

Suivez-moi, monsieur.

MONSOREAU, au Duc d’Anjou.

Monseigneur, je sais tout ce que je dois à Votre Altesse, et je tâcherai de m’acquitter.

LE DUC.

Entrez, monsieur le grand veneur. Mon frère vous attend avec son meilleur visage.

Le duc et Monsoreau entrent chez le Roi.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, hors MONSOREAU et LE DUC D’ANJOU, COURTISANS, au fond

 

BUSSY.

Oh ! la vilaine figure !... Voilà les gens que vous protégez, monseigneur ?

ANTRAGUET.

Est-il laid, ce Monsoreau !

BUSSY.

Affreux !... C’est étrange, je ne sais pourquoi je sens que j’aurai maille à partir avec cet homme-là.

RIBÉRAC.

Tant pis pour lui.

LIVAROT.

Eh ! c’est un ogre, diable !

BUSSY.

Tu le connais ?

LIVAROT.

Trop... J’ai une terre près des siennes.

BUSSY.

Pourquoi est-ce un ogre ?

LIVAROT.

Écoute. Je revenais une nuit...

ANTRAGUET.

Brrr !... cela commence d’une façon terrible.

BUSSY.

Laissez-le finir.

LIVAROT.

Je revenais, dis-je, de chez mon oncle d’Antragues, à travers les bois de Méridor, il y a de cela six semaines. Tout à coup, j’entends un cri déchirant, et, au bout d’une allée, j’avise un homme emporté sur un grand cheval noir... Cet homme étouffait avec sa main les cris d’une femme renversée sur le devant de sa selle. J’avais mon arquebuse de chasse et j’allais tuer ce bourreau... Mais il a disparu à travers le bois.

BUSSY.

Et après ?

LIVAROT.

Après, je m’informai : on m’apprit que c’était M. de Monsoreau.

ANTRAGUET.

Mais cela se fait, d’enlever les femmes !

RIBÉRAC.

Oui ; mais on les laisse crier.

Rires.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, LE DUC D’ANJOU

 

LE DUC.

On rit, par ici ?

BUSSY.

Ma foi, oui, monseigneur.

LE DUC.

Et de quoi ?

BUSSY.

Des services que vous a rendus le grand veneur.

LE DUC.

Tu les connais ?

BUSSY.

Vous allez voir. On dit que c’est lui qui enlève les femmes pour Votre Altesse sur son grand cheval noir.

LE DUC.

Monsieur de Bussy !

BUSSY, à lui-même.

On dirait que j’ai sanglé juste.

LE DUC, revenant.

Hé ! Bussy !

BUSSY.

Monseigneur ?

Le Duc éclate de rire.

Tiens ! il paraît que ce que je vous ai dit est devenu drôle.

LE DUC.

Je ris de tes renseignements... Où les prends-tu ?

BUSSY.

Dans les bois de Méridor.

Le Duc fait un mouvement. Bussy, à part.

Le duc est de moitié dans ce qu’a vu Livarot.

LE DUC.

Est-ce que tu nous refuserais le droit d’être amoureux ?

BUSSY.

Mais...

LE DUC.

Et jaloux ?

BUSSY.

À votre aise, monseigneur.

LE DUC.

Eh bien, rends-moi un service.

BUSSY.

Comme ceux de votre grand veneur ?

LE DUC.

Écoute. J’ai aperçu à l’église une femme dont les traits m’ont rappelé une autre femme que j’ai passionnément aimée, que j’aimerai toujours.

BUSSY.

J’écoute, monseigneur.

LE DUC.

On la dit sage et belle, mais...

BUSSY.

Mais vous n’en croyez rien.

LE DUC.

J’ai appris qu’un homme pénètre furtivement la nuit dans la maison.

BUSSY.

Ah ! ah ! un amant ?... un mari ?...

LE DUC.

C’est ce que je voudrais savoir.

BUSSY.

Par qui ? Par moi ?

LE DUC.

Y consens-tu ?

BUSSY.

À épier cette femme, moi ?...

LE DUC.

À surveiller cet homme.

BUSSY.

Un métier d’espion ?... Eh ! monseigneur, vous avez M. de Monsoreau.

LE DUC.

Mais, Bussy, il faudra peut-être tirer l’épée.

BUSSY.

Raison de plus pour donner la commission à M. le grand veneur. Il est payé pour tout faire.

LE DUC.

Tu refuses, toi, mon serviteur ?

BUSSY.

Faire tort à une femme, ce n’est pas dans le service... Et puis je suis fatigué, je suis blessé.

LE DUC.

Bien... Je ferai le guet moi-même, comme je l’ai fait hier avec Aurilly, quand tu as été attaqué.

BUSSY.

Vous étiez là ?

LE DUC.

Là même.

BUSSY.

Cette femme demeure donc... ?

LE DUC.

En face l’hôtel des Tournelles...

BUSSY.

Ah !

LE DUC.

Et s’il m’arrive malheur, tu te le reprocheras.

BUSSY.

N’y allez pas, il ne vous arrivera rien.

LE DUC.

Oh ! elle est trop belle !

BUSSY.

Vous l’avez vue à peine.

LE DUC.

On ne retrouve pas ces admirables cheveux blonds.

BUSSY.

Ah !

LE DUC.

Ces yeux noirs.

BUSSY, à lui-même.

Noirs !

LE DUC.

Ce teint unique au monde, cette taille de divinité.

BUSSY, à part.

C’est elle... !

Haut.

Voyons, monseigneur, vous m’attendrissez.

LE DUC.

Tu railles ?

BUSSY.

Non, sur ma parole. Dites-moi ce qu’il y a à faire.

LE DUC.

Il n’y a qu’à te cacher aux environs de la maison de bois, à toit aigu, avec une Notre-Dame sous le pignon.

BUSSY, à part.

C’est bien là !

Haut.

Et ensuite ?

LE DUC.

Tu suivras un homme qui entrera dans cette maison, jusqu’à ce que tu saches qui il est.

BUSSY.

Mais il refermera la porte ?

LE DUC.

Voici la clef.

BUSSY.

Donnez.

LE DUC.

Tu iras ?

BUSSY.

Si j’irai ! ce soir même.

LE DUC.

Ta parole ?

BUSSY.

Foi de gentilhomme !

LE DUC.

Bien... L’audience est finie... Adieu !

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, MONSOREAU, CHICOT

 

LE DUC.

Eh bien, monsieur le grand veneur, êtes-vous content du roi ?

MONSOREAU.

Enchanté, monseigneur, grâce à la recommandation de Votre Altesse.

LE DUC.

Je n’ai rien dit que de vrai sur votre talent de veneur.

MONSOREAU.

Ce talent, le roi veut le mettre vite à l’épreuve... Il m’ordonne de partir cette nuit pour Fontainebleau, où il veut chasser après-demain.

LE DUC.

Et bien, partez.

MONSOREAU.

Impossible, Altesse.

LE DUC.

Pourquoi ?

MONSOREAU, plus bas.

M. de Guise est à Paris depuis ce matin, et M. de Mayenne vient d’arriver avec Nicolas David.

LE DUC.

Plus bas !

CHICOT, traversant.

Il a dit : « Nicolas David ! »

MONSOREAU.

Le rendez-vous est pour cette nuit, à l’abbaye Sainte-Geneviève.

LE DUC.

Cette nuit !

MONSOREAU.

Votre Altesse m’avait enjoint de parler en son nom ; j’ai parlé : c’est fini.

LE DUC.

Ma parole !... ma parole !...

MONSOREAU.

Parole de prince donnée à des princes, monseigneur.

LE DUC.

Ne partez que demain pour Fontainebleau.

MONSOREAU.

Et, cette nuit, nous comptons sur vous ?

LE DUC.

Oui.

MONSOREAU.

À dix heures à l’abbaye.

LE DUC.

À dix heures.

CHICOT, qui a entendu.

Dix heures !

LE DUC.

Voici le roi. Éloignez-vous.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, LE ROI, puis MÉRIDOR

 

LE ROI.

Eh bien, messieurs, nous chasserons après-demain à Fontainebleau.

UNE VOIX.

Laissez-moi passer, vous dis-je !

Bruit de voix et d’armes.

LE ROI.

Qu’est cela ? pourquoi ce bruit ?

LA VOIX.

Demandez au roi s’il fera chasser du Louvre le vieux baron de Méridor.

CHICOT, se dérobant derrière un groupe.

Ah !

LE ROI.

Ce vieillard...

MÉRIDOR, essayant d’écarter les Gardes.

Vous me reconnaissez, sire.

LE DUC, inquiet.

Monsoreau !

MONSOREAU, de même.

Monseigneur !

LE ROI.

Laissez approcher le baron de Méridor.

Les Suisses relèvent leurs pertuisanes. Méridor s’avance lentement et s’agenouille.

MÉRIDOR.

Sire, c’est votre vieux serviteur, celui qui, sous quatre règnes, n’a pas fait défaut une seule fois à son pays et à son roi.

LE ROI.

Que nous demandez-vous, monsieur ?

MÉRIDOR.

Justice !

LE ROI.

Parlez !

MÉRIDOR.

J’ai reçu chez moi un gentilhomme, je l’ai reçu en ami... Il m’a enlevé ma fille, il l’a emprisonnée dans son château, lui donnant à choisir entre le déshonneur et la mort.

LE ROI.

C’est un crime qui doit être puni.

MÉRIDOR.

Et mon enfant a choisi la mort... Elle a tout quitté, jeunesse, bonheur, espérance, pour se remettre aux mains de Dieu pure comme elle en était sortie... Elle est morte, seigneur, me laissant seul et désespéré, moi qui n’avais que cette joie sur la terre, moi qui n’ai plus qu’à mourir comme elle, après que je l’aurai vengée ; moi, vieillard que le Ciel oublie et qui frappe du front la terre en disant : « Terre, engloutis-moi si mon roi ne m’écoute pas ! »

LE ROI.

Je vous écoute, et je vous vengerai. Le coupable ? Nommez-le hardiment... Oh ! nommez-le, fût-il baron, fût-il duc, fût-il prince !

MÉRIDOR se lève et va droit au Duc.

Le coupable ?... Le voici !

TOUS.

Monseigneur !

LE ROI.

Vous entendez, mon frère !

LE DUC.

Cet homme ne sait ce qu’il dit... Je ne le connais pas !

MÉRIDOR.

Tu ne me connais pas ?

LE ROI, au Duc.

Répondez mieux !...

LE DUC.

Ce malheureux gentilhomme a perdu sa fille. Il l’adorait, la douleur l’égare, et, ne pouvant s’en prendre à Dieu, vous voyez, il s’en prend aux hommes.

MÉRIDOR.

Le lâche ! Mais quelqu’un doit me connaître ici ; quelqu’un dira au roi que jamais je n’ai menti, et qu’au prix d’un mensonge, je n’achèterais pas même ma vie... Messieurs !...

Monsoreau fait un mouvement qui le décèle à Méridor.

Ah ! le comte de Monsoreau, mon ami, celui qui m’a prévenu des projets de ce mauvais prince, et que je n’ai pas voulu croire... Comte de Monsoreau, venez : rendez témoignage pour moi.

LE DUC, inquiet.

Il appelle le comte son ami !

MÉRIDOR.

Oui, mon meilleur ami ; car si je l’avais écouté, si j’avais soustrait ma fille à tes regards, elle vivrait, hélas !... elle vivrait encore !

LE DUC.

Eh bien, sire, M. de Monsoreau, le meilleur ami de ce vieillard, je l’accepte pour juge. Qu’il prononce !

MÉRIDOR.

Qu’il prononce... Tout ce qu’il dira sera bien dit.

LE ROI, à Monsoreau.

Parlez, monsieur.

MONSOREAU.

Sire, je n’abandonnerai jamais la cause d’un ami, d’un vieillard si cruellement éprouvé... Cependant, je dois vous dire que, dans toute la province, depuis la mort de sa fille, on sait que le baron de Méridor est fou.

MÉRIDOR.

Moi ?...

LE DUC.

Vous voyez...

MONSOREAU.

Il m’en a bien coûté, mais on ne peut mentir au roi.

MÉRIDOR, exaspéré.

Oh !...

LE DUC, se jetant au-devant du Roi.

Prenez garde, sire ! cette folie peut devenir dangereuse.

MÉRIDOR, à genoux.

Sire, par tout ce qu’il y a de plus saint, par tout ce qu’il y a de plus sacré...

LE ROI, doucement.

Oui, oui... Qu’on aille chercher mon médecin Miron ; il vous guérira, je l’espère.

Au Duc.

Pardon, François.

MÉRIDOR.

Est-ce que vraiment je deviens fou ?...

LE ROI.

Monsieur de Nancey, éloignez tout le monde ; puis vous conduirez ce vieillard hors du Louvre avec tous les égards dus à son malheur.

Il entre à gauche avec le duc.

NANCEY.

Oui, sire.

Quand le roi s’est éloigné.

Sortez, messieurs.

Il relève le Baron.

BUSSY.

Je n’abandonnerai pas ce malheureux.

Il s’approche du Baron.

CHICOT, bas.

Monsieur de Bussy, allez à cette maison du faubourg Saint-Antoine ; vous y direz ce que vous venez de voir.

BUSSY.

Mais...

CHICOT.

Allez, je reste ici.

Bussy sort.

 

 

Scène XVI

 

CHICOT, au fond, MÉRIDOR

 

MÉRIDOR.

Où êtes-vous donc, mon Dieu, que vous ne me voyez pas souffrir ? Mon Dieu, je vous supplie ! je vous conjure ! je vous implore ! du secours ! envoyez-moi du secours !

CHICOT, lui touchant l’épaule.

Père !

MÉRIDOR, se retournant.

Ah !... mon fils !

CHICOT.

Silence !

MÉRIDOR.

Je ne te quitte plus.

CHICOT.

Vous allez me quitter, au contraire. Si l’on nous voyait ensemble, si l’on se doutait que nous nous connaissons, tout serait perdu.

MÉRIDOR.

Eh ! que me fait la vie, puisque Diane est morte !

CHICOT.

Et si elle ne l’était pas ?

MÉRIDOR.

Tu dis ?  

CHICOT.

Rien... Où logez-vous ?

MÉRIDOR.

Rue de l’Arbre-Sec, à la Corne de cerf.

CHICOT.

Rentrez-y et attendez-moi.

MÉRIDOR.

Tu veux m’abandonner !...

CHICOT.

Je ne suis ni courtisan ni grand veneur pour trahir un ami... Je vous sauverai, soyez tranquille.

MÉRIDOR.

Qu’es-tu, alors ?

CHICOT.

Un fou...

MÉRIDOR.

Toi ?

CHICOT.

Comme vous !... Allez ! allez !

Le Baron de Méridor part. À Nancey qui entre.

Il est parti... Ne vous en occupez pas. Mais pourquoi laisse-t-on entrer ces gens-là au Louvre ?

 

 

Quatrième Tableau

 

L’intérieur de la maison des Tournelles. Le théâtre est séparé en deux. À droite, vestibule avec fenêtre sur la rue. À gauche, chambre à coucher de Diane, occupant eux tiers du théâtre. Portes à droite et à gauche. Au fond, l’oratoire. Lit de damas blanc à fleurs d’or. Grand portrait entre les fenêtres.

 

 

Scène première

 

DIANE, GERTRUDE

 

DIANE, rêvant.

Que sera devenu ce malheureux, si brave, si beau ?...

Gertrude ouvre la fenêtre du boudoir.

Il était là, pâle, inanimé, et tout à coup ses yeux se sont ouverts... Quel regard !...

Elle se lève.

GERTRUDE.

Vous m’appelez ?

DIANE.

Tu es sûre que personne aux environs n’a pu soupçonner que nous ayons reçu ici ce gentilhomme ?

GERTRUDE.

Personne ; car je réponds du petit chirurgien qui l’a pansé et m’a aidée à le transporter au Temple.

DIANE.

L’abandonner ainsi... Oh !...

GERTRUDE.

Les religieux du Temple sont hospitaliers. Soyez tranquille. Rémy m’en a répondu.

DIANE, rêveuse.

Oui, Gertrude, oui !

Gertrude sort.

Que je voudrais savoir son nom !... si jamais je dois le revoir.

GERTRUDE, à côté.

Madame, la porte s’est refermée ; il est entré quelqu’un. On monte. Deux hommes !... Le duc, peut-être, avec cet Aurilly !

Elle y court.

DIANE, prenant un poignard dans son coffre et le cachant dans son sein.

Qu’ils viennent, je ne les crains plus !

GERTRUDE.

Mademoiselle, c’est M. le comte.

 

 

Scène II

 

DIANE, GERTRUDE, MONSOREAU

 

MONSOREAU.

Je vous effraye toujours ?

DIANE.

Mais non, monsieur, je priais.

MONSOREAU.

Puis-je vous entretenir seule ?

DIANE.

Va, Gertrude.

Vivement.

Laisse la porte ouverte.

Gertrude se retire dans le boudoir, de manière à voir sans entendre.

MONSOREAU.

Vous me craignez bien, Diane !

DIANE.

Vous avez quelque chose d’important à me dire, monsieur le comte ?

MONSOREAU.

Vous allez en juger ; et si ma protection devient impuissante, vous serez convaincue qu’il n’y a point de ma faute.

DIANE.

J’écoute.

MONSOREAU.

J’avais, je crois, réussi à vous arracher à M. le duc d’Anjou, réussi à vous sauver l’honneur.

DIANE.

C’est vrai.

MONSOREAU.

Votre voile trouvé flottant sur l’eau, votre disparition inexplicable avaient accrédité le bruit de votre mort ; le duc y croyait.

DIANE.

Hélas ! et mon père aussi !

MONSOREAU.

Nécessité cruelle mais salutaire... En voyant le désespoir de votre père, comment douter de votre mort ?

DIANE.

Pauvre père ! a-t-il dû souffrir jusqu’au moment où vous l’avez détrompé ! mais qu’il a dû être heureux en apprenant de vous mon salut et ma retraite !

MONSOREAU.

Bien heureux, sans doute ; mais votre salut est compromis, votre retraite est découverte. Si vous m’eussiez obéi, si vous fussiez restée enfermée dans cette maison, aujourd’hui peut-être tout danger eût cessé. Vous avez voulu sortir...

DIANE.

Je voulais remercier Dieu d’avoir consolé mon père, j’ai été à l’église Sainte-Catherine.

MONSOREAU.

C’était une faute ; le prince y est venu par fatalité, et il vous a aperçue.

DIANE.

C’est vrai ; pardonnez-moi de vous l’avoir caché. J’espérais n’avoir pas été reconnue sous mon voile.

MONSOREAU.

Vous avez eu hier la preuve du contraire.

DIANE.

Vous savez... ?

MONSOREAU.

Le sais que le duc s’était procuré une clef de cette maison ; je sais qu’il était accompagné d’Aurilly, le complice de toutes ses violences ; je sais qu’ils allaient entrer ici lorsque, par une méprise heureuse, les mignons du roi l’ont assailli et chargé. Il a eu peur d’être victime de son incognito, il s’est nommé, puis il a fait retraite : suis-je bien informé ?

DIANE.

Oui, oui.

À part.

Je tremble !

MONSOREAU.

Vous avez dû être fort inquiète de ce bruit, de ce combat ?

DIANE.

Assurément ! mais, le duc une fois parti...

MONSOREAU.

C’est un cœur sombre et persévérant ; il reviendra.

DIANE.

Il oubliera, monsieur.

MONSOREAU.

Non ; j’ai fait ce que j’ai pu pour vous oublier, moi ; mais on ne vous oublie pas lorsqu’on vous a vue.

DIANE.

Monsieur !

MONSOREAU.

Le duc reviendra cette nuit.

DIANE.

Je quitterai la maison ; je retournerai chez mon père.

MONSOREAU.

Allez où vous voudrez, il vous suivra jusqu’à ce qu’il vous trouve.

DIANE.

Vous m’épouvantez !

MONSOREAU.

Ce n’est pas mon intention.

DIANE.

Alors, que comptez-vous faire ?

MONSOREAU.

Oh ! je suis une pauvre imagination... J’avais trouvé, ou plutôt votre père avait trouvé un moyen...

DIANE.

Mon père ! Quel moyen ?

MONSOREAU.

La dernière fois que je le vis, à Méridor, lorsque je lui appris que vous n’étiez pas morte, mais que vous couriez un grand danger ; lorsque je lui jurai de vous délivrer, fût-ce au prix de ma vie, il me remit une lettre.

DIANE.

Vous avez une lettre de mon père, et vous ne me l’avez pas montrée jusqu’à présent !

MONSOREAU.

J’espérais réussir sans vous coûter aucun sacrifice. Je sais toute l’aversion que je vous inspire. Cependant le péril est pressant ; nous sommes en face de lui.

DIANE.

Cette lettre, monsieur !

MONSOREAU.

La voici.

DIANE, lisant.

« Ma bien-aimée Diane... »

MONSOREAU.

Vous reconnaissez cette chère écriture ?

DIANE.

Oh ! oui, oui !

Lisant.

« Le danger que tu cours est immense, insurmontable. Je ne pouvais t’y arracher ; M. de Monsoreau veut le tenter. Fie-toi à lui comme au meilleur ami que le Ciel puisse nous envoyer. Le comte te dira ensuite ce que, du fond de mon cœur, je désirerais que tu fisses pour acquitter notre dette envers lui. Crois-moi, obéis-moi, je t’en conjure. Aie pitié de moi et de notre ami. – Baron de Méridor. »

Diane baisse la tête et pleure.

MONSOREAU.

C’était le seul moyen : votre père l’approuvait ; vous le repoussez, j’y renonce.

GERTRUDE, rentrant.

On vous a suivi, monsieur le comte ; je vois des ombres à travers les barreaux de la porte.

MONSOREAU.

On attend que je sois parti.

GERTRUDE, désignant la porte.

Voyez-vous ?

Monsoreau va regarder.

MONSOREAU, à part.

Mes deux hommes, bon !

DIANE.

Eh bien ?

MONSOREAU.

C’est le duc.

DIANE.

Mon Dieu ! mon Dieu ! Mais vous-même, monsieur, vous ne pourriez pas me délivrer de cette persécution ?

MONSOREAU.

Pardon, madame ; je suis grand veneur, je ne relève plus que du roi, et si j’étais marié, c’est le roi qui protégerait ma femme.

DIANE, regardant autour d’elle.

Impossible ! Jamais ! jamais !

MONSOREAU.

Il ne me reste plus qu’à prendre congé de vous. Je pars pour Fontainebleau, où je resterai huit jours.

DIANE.

Vous m’abandonnez, alors ?

MONSOREAU.

Je vous obéis... Puis-je passer une nuit sous votre toit, n’étant pas votre mari ?

DIANE.

Je partirai avec vous.

MONSOREAU.

Je ne voudrais pas vous compromettre. On ne peut vous voir qu’avec votre mari.

DIANE.

J’ai des verrous à cette porte.

MONSOREAU.

Des verrous contre un prince du sang ?

DIANE.

Je me tuerai !

MONSOREAU.

Vous tuerez votre père !

DIANE.

Oh ! oh !

Elle court à la fenêtre du boudoir.

Ils y sont toujours.

Elle revient abattue.

MONSOREAU, à un Valet ; il entr’ouvre la porte.

Faites entrer le prêtre et son assistant.

À Diane.

Était-ce si difficile d’obéir au baron de Méridor ?

DIANE, tirant la lettre qu’elle relit.

C’est comme si Dieu me l’ordonnait. Tu ordonnes, mon père : j’obéirai.

MONSOREAU.

Venez, alors !

DIANE.

Où cela ?

MONSOREAU.

Dans votre oratoire.

DIANE.

Dans mon oratoire ?

MONSOREAU.

Un prêtre...

DIANE.

Ah ! vous aviez tout prévu.

MONSOREAU.

Vous pouvez dire non.

DIANE.

Je veux revoir mon père !

MONSOREAU.

Vous êtes libre, madame ; rien ne force votre volonté. Regrettez-vous votre parole, je vous la rends.

DIANE.

Venez, monsieur ! Viens, Gertrude !

Ils sortent par la porte de l’oratoire ; au moment où cette porte se referme sur eux, celle du cabinet s’ouvre, et Bussy paraît.

 

 

Scène III

 

BUSSY, seul

 

J’ai cru que ces hommes n’entreraient jamais... Ah çà ! mais, si j’ai bien compté, il y en a quatre dans la maison. Quel intérêt Chicot a-t-il à m’y envoyer ?... Nous verrons. Où suis-je ? L’escalier, le palier, ce cabinet... Je ne me reconnais pas. Je ne vois pas ce lit blanc, ce portrait ; on m’aura transporté dans une autre chambre.

Il ouvre doucement la porte de la chambre de Diane.

Voilà ! voilà ! c’est mon rêve ; il n’y manque que le bel ange. Mais la maison était pleine de monde, et je ne vois personne. Où sont-ils passés ?

Il ouvre une porte.

Un corridor sombre qui rejoint l’escalier...

Il s’approche de l’oratoire et écoute.

C’est étrange ! on dirait la psalmodie d’une prière.

Regardant par la serrure.

Un homme à genoux, une femme près de lui !... Elle !... oh ! plus belle encore que dans le rêve ! Mais cet homme ?... Impossible de le voir. Pourquoi ce prêtre ? Ah ! mais cela ressemble à un mariage. Ils se courbent, le prêtre les bénit. C’est fini... On vient... Alerte, Bussy !

Il rentre dans le cabinet.

 

 

Scène IV

 

BUSSY, dans le cabinet, MONSOREAU, GERTRUDE, DIANE

 

BUSSY.

M. de Monsoreau ! le ravisseur au cheval noir !

DIANE.

Je suis votre femme, monsieur ; mais il manque à ce mariage la bénédiction de mon père, au château de Méridor.

BUSSY.

Méridor !... je comprends tout.

MONSOREAU.

Écoutez, Diane ! laissez-moi espérer...

DIANE.

Vous m’avez dit : « Soyez ma femme, pour que j’aie le droit de vous protéger. » Vous pouvez m’avouer maintenant, m’avouer au duc d’Anjou, à tout le monde. Eh bien, protégez-moi, défendez-moi !

MONSOREAU.

Retirez-vous, Gertrude.

Gertrude hésite.

DIANE.

Va !

Gertrude sort.

 

 

Scène V

 

MONSOREAU, DIANE

 

MONSOREAU.

Madame, il faut en finir avec ce rôle de victime. Vous êtes à Paris, dans ma maison ; vous êtes la comtesse de Monsoreau, c’est-à-dire ma femme...

DIANE.

Conduisez-moi à mon père, maintenant que je n’ai plus rien à craindre.

MONSOREAU.

Ce serait une imprudence ; le moment n’est pas venu, pas encore. J’ai des mesures à prendre.

DIANE.

Eh bien, revenez quand elles seront prises.

MONSOREAU.

Vous faites-vous un jeu de mon amour et de mes droits ?

DIANE.

Faites que j’aie foi dans le mari, et je respecterai le mariage.

MONSOREAU.

Qu’ai-je fait pour qu’on se défie ? Que fallait-il pour mériter votre confiance ?

DIANE.

Moins penser à vous, et plus à moi.

MONSOREAU.

Ah ! c’en est trop ! vous m’insultez, vous me poussez au désespoir !

DIANE.

Gertrude !

Monsoreau veut l’arrêter au passage.

MONSOREAU.

Cette nuit même, vous serez à moi !

DIANE, tirant son poignard.

Voilà comment je vous réponds.

Elle s’élance le poignard à la main dans le cabinet, dont elle pousse la porte.

MONSOREAU, frappant la porte avec le poing : elle cède.

Diane !

DIANE.

Ouvrez, et vous me trouverez morte sur le seuil !

BUSSY, la remplaçant à la porte, qu’il ferme à son tour.

Et vous auriez un vengeur !

DIANE.

Ah !...

Le reconnaissant.

Lui !...

MONSOREAU, à part.

Neuf heures !... et le rendez-vous des princes !

À Diane.

Vous le voulez, madame ? je m’éloigne. Pardonnez-moi... Un mot !... un seul !...

Il attend. Silence.

J’obéis.

À lui-même.

Mais je reviendrai !

Monsoreau ouvre la porte du corridor et disparaît. Gertrude est revenue par l’oratoire. Elle voit partir Monsoreau et le suit pour refermer la porte, qu’en effet on entend retomber violemment en bas.

 

 

Scène VI

 

DIANE, BUSSY

 

DIANE.

Mais, monsieur, comment êtes-vous ici ?

BUSSY.

L’homme à qui vous avez sauvé la vie peut-il mettre en péril votre honneur ?

DIANE.

Vous m’avez entendue ?...

BUSSY.

Hélas ! madame !

DIANE.

Qui êtes-vous ? votre nom ?...

BUSSY.

Louis de Clermont, comte de Bussy.

DIANE, avec un transport de joie.

Bussy ! le brave Bussy !... Ah ! Gertrude, que je suis heureuse !... Me voilà sous la sauvegarde du plus brave, du plus loyal gentilhomme de France !

 

 

ACTE III

 

 

Cinquième Tableau

 

L’hôtellerie de la Corne de cerf. Une salle basse. Porte au fond. Fenêtre à droite. Porte à gauche.

 

 

Scène première

 

CHICOT, entrant, BONHOMET

 

BONHOMET.

Comment ! c’est vous, monsieur Chicot ?... Bonsoir, monsieur Chicot ! bonsoir et bon appétit !

CHICOT.

Voilà un souhait profitable à vous autant qu’à moi, mon cher Bonhomet ; malheureusement, je n’aime pas à manger seul.

BONHOMET.

S’il le faut, monsieur, je souperai avec vous.

CHICOT.

Merci, j’attends quelqu’un.

BONHOMET.

Maître Gorenflot ? C’est donc cela qu’il a demandé un cabinet où il puisse songer et réfléchir.

CHICOT.

Réfléchir, Gorenflot ?... Vous avez mal entendu, mon ami ; il a dû dire : digérer.

BONHOMET.

Non, monsieur Chicot, non ; je suis sûr de ce que je dis. Digérer serait trop facile.

CHICOT.

Le fait est qu’il a un bon estomac.

BONHOMET.

Le plus mauvais estomac digérerait le souper que maître Gorenflot a commandé pour ce soir.

CHICOT.

Bah !

BONHOMET.

Un plat d’épinards au maigre.

CHICOT.

Gorenflot soupe d’un plat d’épinards ? Il se passe quelque chose d’inaccoutumé.

BONHOMET, finement.

Eh ! eh !

CHICOT.

Paris me fait l’effet d’avoir, ce soir, une de ces physionomies dont je n’ai vu la pareille que la veille de la fête du grand saint Barthélemy. Après cela, peut-être me suis-je trompé.

Bonhomet sourit.

Je ne me suis pas trompé, hein ?

BONHOMET.

Je ne sais pas...

LA HURIÈRE, passant sa tête à la porte.

Peut-on vous parler, confrère ?

CHICOT.

Je connais cela.

BONHOMET.

Maître La Hurière, un collègue.

À La Hurière.

Je suis à vous tout de suite.

LA HURIÈRE.

Je vous attends.

Il sort.

CHICOT.

C’est La Hurière, l’hôte de la Belle Étoile ?

BONHOMET.

Oui.

CHICOT.

Et il vous attend ? Vous avez affaire ensemble ?

BONHOMET.

Une petite réunion.

CHICOT.

Bon ! bon ! allez, maître Claude, allez !... Un moment ! vous logez un vieux gentilhomme arrivé aujourd’hui même ?

BONHOMET.

Le baron de Méridor, oui, monsieur Chicot.

CHICOT.

Ne vous a-t-il pas dit qu’il attendait une visite, ce soir ?

BONHOMET.

Je dois le prévenir quand cette visite sera arrivée.

CHICOT.

Eh bien, prévenez-le qu’il est attendu.

BONHOMET.

Où ?

CHICOT.

Ici... Allez, maître Claude, allez !

Bonhomet sort.

 

 

Scène II

 

CHICOT, puis BONHOMET

 

CHICOT.

Ah ! M. La Hurière convoque ses collègues à des réunions nocturnes... Ah ! Paris a cette étrange figure... Ah ! M. de Monsoreau a nommé Nicolas David... Nicolas David, maître spadassin, tu n’es pas venu seul : l’épée pend toujours à un corps quelconque, et comment séparer Nicolas David de son cher seigneur Mayenne, Mayenne de son cher frère Henri ? Guise et Mayenne sont à Paris ! C’est cela que le Monsoreau annonçait à M. d’Anjou... Ouais ! serait-ce aujourd’hui le jour du payement ? Vos comptes sont en règle, monsieur de Mayenne ; les tiens aussi, Nicolas David.

BONHOMET, entrant avec un Garçon.

Il descend, il descend, le digne seigneur ! Où faut-il mettre votre couvert ?

CHICOT.

Qu’est-ce que cela ?

BONHOMET.

Le couvert de maître Gorenflot, qui doit arriver à dix heures.

CHICOT.

Et ceci ?

BONHOMET.

Sa carafe d’eau.

CHICOT.

Sa carafe ?... Décidément, il y a quelque chose de détraqué dans la machine sublunaire.

BONHOMET.

J’entends le pas du vieux gentilhomme.

CHICOT.

À propos...

Il lui parle bas.

Frappez trois coups à ce volet quand ces personnes arriveront.

BONHOMET.

Oui, monsieur Chicot... Par ici, monsieur le baron, par ici !

Il introduit Méridor et sort.

 

 

Scène III

 

CHICOT, MÉRIDOR

 

MÉRIDOR.

Mon enfant ! mon ami !

CHICOT.

Ici, vous pouvez m’embrasser.

Ils s’embrassent.

Asseyez-vous, mon père.

MÉRIDOR, assis.

Non, je ne vis plus, je ne pense plus. Tout mon vieux sang est remonté au cœur... J’ai la fièvre, vois-tu, depuis que je t’ai quitté !

CHICOT.

Ah ! voyons.

MÉRIDOR.

Tu as dit un mot... un mot terrible, un mot qui me tue... Tu as dit : « Si Diane n’était pas morte ! » Prends garde ! prends garde !...

CHICOT.

Je l’ai dit.

MÉRIDOR, avec exaltation.

C’est donc possible !

CHICOT, à part.

Ne le tuons pas.

Haut.

Voyons, calmez-vous ; qu’y a-t-il d’impossible à Dieu ?

MÉRIDOR.

Dieu n’est plus avec moi.

CHICOT.

Du désespoir ? C’est mal.

MÉRIDOR.

Oses-tu me dire d’espérer !

CHICOT.

Écoutez donc... Vous n’avez pas tenu cette pauvre morte entre vos bras, et quelqu’un, au contraire, a vu à Paris une femme si étrangement ressemblante à...

MÉRIDOR.

À Diane ?

CHICOT.

Oui.

MÉRIDOR.

Que... ?

CHICOT.

Que je l’ai prié... c’est un ami, un grand cœur... de s’informer et de me rendre réponse.

MÉRIDOR.

Où ?

CHICOT.

Ici.

MÉRIDOR.

Quand ?

CHICOT.

Mais... aujourd’hui... ce soir, peut-être.

MÉRIDOR.

En sorte que... ?

CHICOT.

En sorte que si la réponse était bonne, cet ami arriverait et frapperait trois coups au volet de la fenêtre.

Trois coups.

MÉRIDOR, avec transport.

Oh !

CHICOT.

Père, père, il y a espoir, mais non pas certitude.

À Bussy, qui paraît.

Eh bien ?

MÉRIDOR, à Bussy.

Monsieur, la vie ou la mort, ne me faites pas souffrir.

 

 

Scène IV

 

CHICOT, MÉRIDOR, BUSSY, DIANE

 

DIANE.

Mon père chéri !

Elle s’élance dans les bras du Baron.

MÉRIDOR.

Diane, mon enfant !

Ils s’embrassent.

CHICOT, à Bussy.

Merci !

MÉRIDOR.

Tu es à moi ! tu es à moi !

BUSSY, bas, en soupirant.

Non, pauvre père ! elle est à un autre.

CHICOT.

À ce misérable Monsoreau ? Je m’en doutais.

MÉRIDOR, à Diane.

Je t’emmène, tu ne me quitteras plus.

DIANE, montrant Bussy.

Remerciez au moins mon libérateur.

MÉRIDOR.

Ah ! comment le remercier ?

Il serre les mains de Bussy.

DIANE, à Chicot.

Et toi, mon ami, mon frère...

CHICOT.

Ah ! plus un mot ! Rentrez dans votre appartement, et que personne ne vous voie... N’ouvrez pas, ne sortez pas, quand on viendrait vous appeler de ma part, quand on vous sommerait au nom du roi, quand je viendrais moi-même... Allez ! allez !

MÉRIDOR.

Mais comment te revoir ?

CHICOT.

Demain, à huit heures, au cabinet des armes du roi ; présentez-vous tous deux. Allez !

MÉRIDOR.

Viens, mon trésor ! viens, ma fille !

DIANE, à Bussy, tendrement.

À demain !

BUSSY, avec passion.

À toujours !

Diane et Méridor sortent.

CHICOT.

Quant à vous, monsieur de Bussy, évitez le duc jusqu’à demain ; rentrez chez vous et reposez-vous, je veille. Allons voir si la rue est libre. Venez.

BONHOMET.

Mais le souper, monsieur Chicot ?

CHICOT.

Je reconduis monsieur jusqu’au quai, et je reviens.

Il sort avec Bussy.

 

 

Scène V

 

BONHOMET, puis GORENFLOT

 

BONHOMET.

Il revient... bon ! Que vais-je lui donner à souper ? C’est un fin gourmet et qui paye, ce qui est rare par le temps qui court.

Au Garçon qui entre.

Dresse cette table. Ne nous occupons pas du vin, il a l’habitude de le choisir lui-même.

Gorenflot entre rêveur, gesticulant comme un homme qui pérore.

Il ne déteste pas pour potage une bisque aux écrevisses ; oui...

Au Garçon.

Bisque aux écrevisses, tu entends ? Après la bisque aux écrevisses, que dirions-nous d’un rouge de rivière aux oranges ?... Va pour le rouge aux oranges !...

Au Garçon.

Tu as entendu ? Le rôti, maintenant... Eh bien, une bonne poularde de Bresse...

Soupir de Gorenflot. Apercevant Gorenflot.

Ah ! c’est vous, maître Gorenflot ?

GORENFLOT.

Et quel est l’endurci pécheur pour lequel vous préparez un pareil repas en carême ?

BONHOMET.

Mais tout est maigre : bisque aux écrevisses...

GORENFLOT, passant sa langue sur ses lèvres.

Ah !

BONHOMET.

Rouge de rivière aux oranges...

GORENFLOT, de même.

Ah !

BONHOMET.

Poularde... Ah ! tiens, c’est vrai... Eh bien, nous remplacerons la poularde par une carpe de Seine, avec un coulis de crevettes paré d’éperlans et de moules.

GORENFLOT.

Ah ! ah !

BONHOMET.

Servez l’épinard au maigre de maître Gorenflot.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

GORENFLOT, seul

 

Et quand on pense qu’il y a des êtres assez gloutons pour souper seuls... Pourquoi Bonhomet m’a-t-il mis dans cette chambre ? « Ne nous induisez pas en tentation », dit l’Écriture. Chassons le malin esprit !

Le Garçon apporte les épinards.

Si j’essayais mon discours pendant que je suis seul. « Mes frères !... mes frères !... » Ce que c’est que l’habitude ! ici, je répéterais bien cent fois : « Mes frères ! » que je ne trouverais pas autre chose.

Il monte sur une chaise.

« Mes frères ! » À la bonne heure ! « C’est un grand jour... c’est un grand jour... » Ou plutôt, je ne peux pas dire que c’est un grand jour, puisque, quand je prononcerai mon discours, il sera onze heures du soir. « Mes frères, c’est une grande nuit, une nuit solennelle... »

Chicot est entré, il écoute.

 

 

Scène VII

 

GORENFLOT, CHICOT

 

CHICOT.

Bah !

GORENFLOT.

Tiens ! M. Chicot.

CHICOT.

Que faites-vous donc là, mon ami ?

GORENFLOT, descendant.

Vous voyez, monsieur Chicot, je soupe.

CHICOT.

Mais sur cette chaise, là ?

GORENFLOT.

Rien, rien.

CHICOT, à lui-même.

Est-ce que cette brute me cache quelque chose ? Pardieu, il serait curieux qu’ayant fait lever deux lièvres, quand je n’en courais qu’un, je les attrapasse tous les deux à la fois.

À Gorenflot.

Ah ! vous soupiez ?

GORENFLOT, essayant de manger.

Oui.

CHICOT.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

Il trempe son doigt dans les épinards.

GORENFLOT.

Un légume très sain.

CHICOT.

Pouah ! de l’herbe au fromage à la pie ! allons donc !

GORENFLOT.

Nous sommes en carême, faisons notre salut.

CHICOT.

Faisons notre salut, mais ne défaisons pas notre estomac. Çà ! pourquoi ne souperions-nous pas ensemble ?

GORENFLOT.

Oh ! impossible, je suis attendu.

CHICOT.

Où cela ?

GORENFLOT.

Mais...

CHICOT.

À quelle heure, bon Dieu ?

GORENFLOT.

À...

Il se lève.

CHICOT.

Vous rappelez-vous ce petit dîner que nous fîmes à la porte Montmartre ?

GORENFLOT.

Quand ?

CHICOT.

Le jour des Flagellants... Tandis que notre grand roi se fouettait et fouettait les autres, nous mangeâmes une sarcelle des marais de la Grange-Batelière, un hochepot merveilleux, et bûmes de ce joli petit vin de Bourgogne...

GORENFLOT.

Un vin de mon pays, la Romanée... Il était bon !

CHICOT.

Oh ! s’il était bon !... Eh bien, croiriez-vous que Bonhomet ose soutenir qu’il en a dans sa cave cinquante bouteilles près desquelles le vin de la porte Montmartre n’est qu’une piquette ?

GORENFLOT.

Il a raison.

CHICOT.

Comment ! et dans une maison qui renferme un pareil trésor, vous buvez de l’eau pure ? Fi !

Il arrose la chambre avec la carafe d’eau.

GORENFLOT.

Il y a du temps pour tout, monsieur Chicot ; mais lorsqu’on a un discours à prononcer...

CHICOT.

Ah ! vous avez un dis... ?

GORENFLOT.

Un discours.

CHICOT.

Eh bien, moi qui n’ai rien à prononcer, je vais goûter ce vin de la Romanée ; que me conseillez-vous de prendre avec ?

GORENFLOT.

Ne prenez pas de ces herbes, elles sont nauséabondes.

CHICOT.

Non !

Il jette l’assiette dehors.

Maître Claude !

BONHOMET.

Me voilà !

CHICOT.

Apportez deux bouteilles de ce romanée.

GORENFLOT.

Pourquoi deux bouteilles, puisque je n’en bois pas ?

CHICOT.

Ventre-de-biche ! si vous en buviez, j’en ferais venir quatre, j’en ferais venir six, j’en ferais venir autant qu’il y en a dans la maison ; mais quand je bois seul, je bois mal, et deux bouteilles me suffiront.

Bonhomet a servi le souper.

GORENFLOT.

Vous faites maigre, j’espère ?

CHICOT.

Vous voyez : écrivisses, gibier de marais...

GORENFLOT.

C’est juste.

CHICOT, montrant la volaille.

Et une carpe.

GORENFLOT.

Une carpe ?

CHICOT, lui mettant le plat sous le nez.

Sans doute.

GORENFLOT.

Et depuis quand une carpe a-t-elle un bec ?

CHICOT.

Un museau, vous voulez dire.

GORENFLOT.

Des ailes ?

CHICOT.

Des nageoires.

GORENFLOT.

Et des pattes ?

CHICOT.

C’est sa queue... Ah çà ! mon cher Gorenflot, vous êtes ivre !

GORENFLOT.

Ivre ! moi qui n’ai mangé que des épinards et n’ai bu que de l’eau !... J’en appelle à notre hôte, il décidera.

CHICOT.

Soit ! Mais qu’il verse d’abord, je tiens à savoir si c’est le même vin.

L’Hôte débouche et verse. Chicot boit lentement.

GORENFLOT, l’œil brillant.

Eh bien ?

CHICOT.

Ah ! quel pauvre dégustateur je suis ! Je ne me souviens pas même de celui de la porte Montmartre.

Il verse quelques gouttes dans son verre.

Tenez, mon maître, le devoir d’un bon chrétien est de diriger son prochain : dirigez-moi.

GORENFLOT.

C’est du même cru, mais...

CHICOT.

Mais ?...

GORENFLOT.

Mais il y en a trop peu pour que je puisse dire s’il est plus mauvais ou meilleur.

CHICOT.

Ah ! si vous n’aviez pas un discours à prononcer ce soir, vous me diriez

Il verse.

toute la vérité.

GORENFLOT.

Si vous y tenez bien...

Il boit.

Meilleur !

CHICOT.

Bon ! vous vous entendez avec l’hôte.

GORENFLOT.

Non... Un buveur doit, au premier coup, reconnaître le cru ; au second, la qualité ; au troisième, l’année.

CHICOT.

L’année ! Voilà ce qu’il faut savoir, l’année !

Il verse aux trois quarts.

GORENFLOT.

Rien de plus facile...

Il boit sans se reprendre.

Mil cinq cent soixante-un.

BONHOMET.

Noël ! Noël ! c’est juste cela.

CHICOT.

Ami Gorenflot, on a dressé des statues à des gens qui ne le méritaient pas comme vous.

GORENFLOT.

Un peu d’habitude, monsieur Chicot.

Il se lève.

CHICOT.

Eh bien, que faites-vous ?

GORENFLOT.

Je me rends à mon assemblée.

CHICOT, à part.

Ah !

Haut.

Et vous vous risquez à prononcer un discours à jeun... Imprudent !

GORENFLOT.

Pourquoi ?

CHICOT.

Vous manquerez de poumons... Galien l’a dit : Pulmo hominis facile deficit.

GORENFLOT.

J’ai peu de poumons ; mais...

Il se laisse tomber sur une chaise.

j’ai du zèle.

CHICOT.

Le zèle ne suffit pas, mon pauvre ami ; une goutte...

GORENFLOT.

Une seule, alors.

CHICOT.

Pardieu !

Il verse un grand verre. Gorenflot boit.

Là !... Eh bien ?

GORENFLOT.

Le fait est que je me sens moins faible.

CHICOT.

Ventre-de-biche ! il ne s’agit pas de se sentir moins faible, il faut se sentir très fort. Ah ! prenez garde ! mangez un peu de ce coulis d’écrevisses, sinon vous sentirez le vin.

GORENFLOT.

Vous avez raison... Hum ! quel potage !

CHICOT.

Et quel vin !

GORENFLOT.

Vous me croirez si vous voulez, eh bien, j’ai très faim.

CHICOT.

Pauvre Gorenflot ! il en est pâle.

GORENFLOT.

Un peu de ce rouge de rivière, hein ?

CHICOT.

Comment donc ?

GORENFLOT, dévorant.

Une sauce !... Ah ! cela va mieux.

CHICOT.

Je vous ai coupé une nageoire.

GORENFLOT.

Une nageoire ! Ah ! vous y tenez ?

CHICOT.

Dame ! Vous en avez appelé à notre hôte ; consultez-le. Maître Claude !...

À Gorenflot.

Ah ! ne l’influencez pas... Qu’est-ce que cela ?

BONHOMET.

Mais une carpe ; c’est une façon que nous donnons au poisson pour le déguiser.

GORENFLOT.

Ah ! c’est différent. Va pour la nageoire !

Il s’étrangle.

CHICOT.

Une arête ?

GORENFLOT, montrant l’os.

Mon Dieu, oui.

CHICOT.

Voilà l’inconvénient du poisson... Maître Bonhomet, si vous nous faisiez une jolie omelette au lard ?

GORENFLOT.

Je n’en ferais qu’une bouchée... comme de ce verre je ne fais qu’une gorgée... Ah ! mon ami, que j’étais bête !...

CHICOT.

Vous ?

GORENFLOT.

Avec ce discours qui m’écœure depuis trois jours.

CHICOT.

Il doit être superbe ?

GORENFLOT.

Splendide !

CHICOT.

Dites-m’en donc quelque chose, en attendant l’omelette.

GORENFLOT.

À table ?... Où as-tu vu cela, maître fou ? Chez ton Sardanapale, chez ton Hérode, chez ton Nabuchodonosor...

À Bonhomet.

Apporte ! apporte !

CHICOT.

Mais le discours ?

GORENFLOT, se frappant le front.

Il est là !

CHICOT.

Vous étiez si pressé !

GORENFLOT.

Je mentais... Tout homme est menteur.

CHICOT.

À quelle heure est-ce donc, votre assemblée ?

GORENFLOT.

À onze heures, à l’abbaye.

CHICOT.

Onze heures ! mais je croyais que l’abbaye fermait à dix ?

GORENFLOT.

Qu’elle ferme... J’ai la clef.

CHICOT.

La clef ?...

GORENFLOT.

La voilà.

Il jette en l’air une pièce de monnaie.

CHICOT.

Ah ! de l’argent... Vous corrompez le frère portier ?

GORENFLOT.

Rends-moi mon teston.

CHICOT.

Tiens ! la drôle de monnaie !

GORENFLOT.

À l’effigie du Sardanapale... trouée au cœur.

CHICOT, à part.

Ah ! voilà les choses qui se dessinent ; seulement, il n’est pas encore assez ivre.

Il verse. Haut.

Alors, je comprends parfaitement : vous montrez cette pièce au portier et vous entrez ?

GORENFLOT.

Et j’entre.

CHICOT.

Sans difficulté ?

GORENFLOT.

Comme ce vin dans mon estomac.

CHICOT.

Sans toucher les bords.

GORENFLOT.

C’est-à-dire que, pour Gorenflot, on ouvre les deux battants.

CHICOT.

Et vous parlez ?

GORENFLOT.

Et je parle... Il y a là des barons, des comtes, des ducs.

CHICOT.

Et des princes !

GORENFLOT.

C’est toi qui l’as dit... Je prends place parmi les fidèles de l’Union.

CHICOT.

Je suis curieux de voir ces fidèles-là !

GORENFLOT, trébuchant.

On appelle Gorenflot, je m’avance.

CHICOT.

Si vous pouvez.

GORENFLOT.

Je m’avance et je dis...

CHICOT, à part.

Quelle chienne de vérité va donc sortir du vin de cet ivrogne ?...

Haut.

Et vous dites ?

GORENFLOT.

« Mes frères... »

CHICOT.

Mes frères...

GORENFLOT.

« C’est un beau jour pour... c’est une bien belle nuit pour... c’est un très beau jour, nuit pour... »

Il tombe ivre-mort.

CHICOT.

Bonsoir !... Il en a pour douze heures de sommeil.

Il ôte à Gorenflot son froc, le coiffe d’une serviette, puis emporte le froc sous son manteau. Appelant.

Maître Claude, voici pour le souper, voici pour mon cheval, et voici pour qu’on enferme Gorenflot dans un endroit où il puisse dormir jusqu’à demain midi.

BONHOMET.

Soyez tranquille.

Gorenflot ronfle.

L’effet des pattes de la poularde !

Regardant Gorenflot.

Que c’est beau, un ivrogne !

On emporte Gorenflot avec la table qu’il n’a pas quittée.

 

 

Sixième Tableau

 

Une salle basse de l’abbaye Sainte-Geneviève. Estrade dominant le reste de la chapelle ; on y monte par cinq marches. Entrées latérales. Crypte sous l’estrade. L’abbaye est pleine d’hommes, tous couverts de frocs ou de casaques de pèlerins. Piliers, vitrines ogivales. Au premier plan, à droite et à gauche, deux stalles ou niches fermées, dont l’entrée fait face au public.

 

 

Scène première

 

LE DUC DE GUISE, NICOLAS DAVID, MONSOREAU, LA HURIÈRE, CHICOT, UN MOINE PRÉSIDENT, UN MOINILLON, MOINES INCONNUS

 

Douze moines sont rangés sur l’estrade du chœur. Devant eux, trois fauteuils vides.

LE DUC DE GUISE, à Nicolas David, en lui désignant la stalle à gauche.

Venez, maître Nicolas David ; cachez-vous là, et prenez acte de tout ce qui va se passer.

DAVID.

Oui, monseigneur.

CHICOT, entrant.

Ventre-de-biche ! ce n’est pas sans peine. Dix minutes de plus, il était trop tard !

On entend fermer les barres et les verrous.

Voilà les portes qui se ferment.

Il regarde l’assemblée, encore tumultueuse et flottante.

Qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là ?...

Trois moines montent sur l’estrade et s’installent sur les fauteuils.

Et ceux-ci ?

Coup de sonnette trois fois répété.

UN MOINILLON.

Nous sommes cent trente-six. C’est le compte de Dieu.

CHICOT, à part.

Ah !

Tumulte. Gens qui se serrent, s’installent.

PLUSIEURS VOIX.

Silence !... silence !...

UN MOINE, des marches de l’estrade.

Frère Monsoreau !

MONSOREAU.

Présent !

CHICOT, à part.

Bon ! voilà un de mes lièvres !

LE MOINE PRÉSIDENT.

Frère Monsoreau, quelles nouvelles apportez-vous à l’Union de la province d’Anjou ?

MONSOREAU, en froc, s’avançant dans le cercle.

Mauvaises, mes frères ! j’avais compté sur le baron de Méridor pour propager l’Union dans cette province ; mais ce vieillard, désespéré de la mort de sa fille, a, dans sa douleur, refusé toute participation à la sainte Ligue. Mais j’apporte cependant plusieurs adhésions dont le conseil appréciera l’importance. Je les ai déposées, suivant le règlement, dans le tronc des fidèles.

Murmure d’approbation. Monsoreau entre dans les rangs.

LE MOINE PRÉSIDENT.

Frère La Hurière !

LA HURIÈRE.

Présent.

Rumeurs.

LE MOINE PRÉSIDENT.

Quelles nouvelles de votre circonscription dans Paris ?

LA HURIÈRE.

Mes frères, vous savez tous si je suis un zélé. C’est moi qui, foulant aux pieds les préjugés ridicules de l’hospitalité, me suis mis à tuer mes locataires le jour de la Saint-Barthélemy. Or, on m’a nommé quartenier, heureuse circonstance pour l’association ; car je note un à un tous les hérétiques du quartier Saint-Germain-l’Auxerrois, où je tiens toujours, rue de l’Arbre-Sec, l’hôtellerie de la Belle Étoile. À votre service, mes frères.

CHICOT, à part.

Honnête La Hurière !

VOIX.

À la question !

LA HURIÈRE.

J’y arrive. On nous avait promis l’adhésion d’un certain prince à la sainte Ligue ; mais elle ne vient pas. M. le duc d’Anjou est bien tiède !

Approbation. Rumeurs.

MONSOREAU.

Pourquoi tiède ? qui vous l’a dit ?

LA HURIÈRE.

Parce qu’il n’a pas voulu être des nôtres, dans la crainte de se compromettre.

MONSOREAU.

Comment savez-vous si son adhésion n’est pas parmi celles que j’ai apportées ce soir et déposées ?

Bruit. Approbation.

LA HURIÈRE.

C’est juste ; j’attendrai le dépouillement. Mais si nous n’avons pas M. d’Anjou pour chef, nous en avons d’autres, et d’illustres ; formons nos compagnies, enrôlons les fidèles ! nous nous connaissons tous, nous nous entendons tous... Motus ! comme dit Cicéron, et agissons tout bas, tout bas !

Il repasse son couteau. Fracas d’applaudissements.

CHICOT, à part.

Motus ?... Mais pas du tout ! Tout bas ! tout bas ! ce n’est pas mon affaire !

LE MOINE PRÉSIDENT.

La proposition de frère La Hurière sera renvoyée au conseil supérieur.

CHICOT, de même.

Ah ! je commence à comprendre... MM. de Guise se font dans l’État une petite société... Guise le Grand aura les soldats ; Mayenne, les bourgeois, le cardinal, l’Église. Il n’y a que mon fils Henriquet qui n’aura plus rien.

LE MOINE PRÉSIDENT, appelant.

Frère Gorenflot !

CHICOT, de même.

C’est ce bon François d’Anjou qui m’occupe... Que fait-il dans tout cela ? Mon second lièvre, comment le faire lever ?

LE MOINE PRÉSIDENT, appelant.

Frère Gorenflot !

CHICOT, de même.

Eh ! j’oubliais que Gorenflot, c’est moi. Est-ce qu’ils vont me demander un discours, par hasard ?

LE MOINE PRÉSIDENT.

Frère Gorenflot, n’êtes-vous pas ici ?

CHICOT, de même.

Diable ! diable !...

Haut.

Présent !

LE MOINE PRÉSIDENT.

Pourquoi ne répondiez-vous pas ?

CHICOT, nasillant.

Je méditais sur les idées de frère La Hurière.

LE MOINE PRÉSIDENT.

Eh bien, parlez.

CHICOT.

Il faudra bien que je les connaisse tous !

Il s’avance dans le cercle.

Mes frères...

À lui-même.

Par où commencer ?

Haut.

Ah ! c’est un beau jour pour... c’est un beau jour que celui qui nous réunit ; mais puisque nous sommes réunis, plus d’obscurité entre nous ; faisons-nous comprendre, parlons net, parlons franc !

VOIX NOMBREUSES.

Oui, oui, il a raison, parlons franc...

CHICOT, à lui-même.

À la bonne heure !

Haut.

Qu’est-ce qu’un royaume, mes frères ? Un corps... Omnis civitas corpus est ; toute cité est un corps. Quelle est la condition du salut d’un corps ? La bonne santé. Comment conserve-t-on la bonne santé du corps ? En y pratiquant de larges saignées, quand il y a excès de force à quelque endroit... Eh bien, nos ennemis sont excessivement forts, voilà qui n’est pas douteux.

TOUS.

Bravo ! bravo ! bravo !

CHICOT.

Et qui nous empêche de pratiquer la saignée ? Est-ce le défaut d’instruments ? est-ce la bonne volonté ?... Non... Frère Monsoreau, notre fidèle, a, j’en suis sûr, son couteau de grand veneur pendu à la ceinture ; frère La Hurière manie la broche et le coutelas de cuisine avec facilité. Mais ce qui nous arrête, c’est le manque d’exemple. Ce qui nous manque, c’est le courage de notre opinion. Quoi ! on se met sous un capuchon, on se cache ou on se recrute tout bas, tout bas ; on n’ose s’avouer soldats de la Ligue, on n’ose s’en avouer les chefs, et l’on se glisse furtivement, la nuit, comme des belettes, sicut mustelæ, comme dit Caton d’Utique, dans un vieux cloître pour entendre Népomucène Gorenflot ?... Mais nous avons l’air d’avoir peur, mes frères ; nous avons peur tout de bon ; mais nous prêtons à rire à ces damnés hérétiques, qui ne boudent pas, eux, un jour de bataille ! mais nous ne connaissons pas nos forces, faute de nous montrer les uns aux autres ! mais nos chefs, n’étant pas connus, ne nous amènent pas de soldats. Allons donc ! notre cause est sublime : crions-la sur les toits, montrons-nous, marchons dans les rues de Paris en bel ordre, en procession, avec nos salades et nos pertuisanes. Signons la Ligue, signons, et cassons les carreaux de ceux qui ne signeront pas ; voilà comment on sert sa cause, voilà comment on sert sa patrie. Et si vous me dites : « Quel est l’homme qui donnera l’exemple ? » je répondrai : « C’est moi ! moi, Népomucène Modeste Gorenflot ! moi que vous verrez la cuirasse au dos, le mousquet à l’épaule, l’estoc au flanc ! moi que vous verrez marcher tout seul à la tête des bataillons de fidèles qui voudront me suivre. Et quand cela, mes frères ? Dimanche prochain, pas plus tard. Je suis prêt ; ceux qui veulent me suivre le sont-ils ? »

TOUS.

Oui ! oui ! oui ! Signons, signons !

CHICOT.

Eh bien, à dimanche !... Marchons, marchons !... À dimanche !

TOUTES LES VOIX.

Bravo ! bravo !

Explosion d’applaudissements.

Vive le brave Gorenflot !... vive l’intrépide Gorenflot !... La procession de la Ligue ! la procession !... Signons !

LE MOINE PRÉSIDENT.

C’est bien vite !

MONSOREAU.

A-t-on vu cet enragé !...

LE MOINE PRÉSIDENT.

Mes frères, il est l’heure de la retraite. La séance est levée...

TOUS.

La procession ! la procession ! Dimanche ! dimanche !

CHICOT, nasillant.

Merci, mes frères, merci !...

On le félicite, on le presse. Il s’écarte modestement.

Ah ! messieurs de l’Union, nous vous verrons enfin ! Je suis sûr que Mayenne et Nicolas David sont ici... Mais où sont-ils ? Comment les reconnaître sous ces capuchons maudits ? Essayons à la sortie, en les voyant de plus près.

Il se dirige vers la porte.

MONSOREAU, à part.

Le duc n’a pas paru ; se défie-t-il de moi ? Son adhésion, est-ce bien tout ce qu’il leur donne ?... Comment le savoir ? Tout le monde sort... Quelque chose me dit qu’après cette séance, tout n’est pas terminé. Les trois chefs ont fait un signe d’intelligence aux douze qui se tenaient derrière eux, cachons-nous quelque part... Il y a une tribune au bout de cet escalier...

Il disparaît dans l’ombre.

CHICOT, revenant.

Ventre-de-biche ! mais, pour sortir, il faut exhiber un autre denier taillé en étoile, et je ne l’ai pas... Mais c’est que tout le monde est sorti... Je vais rester seul, on va me découvrir ! Où diable me cacher, ventre-de-biche ?

Voyant arriver le moinillon avec un autre moine, il se blottit derrière un pilier.

LE MOINILLON.

N’y a-t-il plus personne ?... On va fermer !

CHICOT, qui a tourné autour du pilier peu à peu pour éviter d’être vu, finit par trouver une cachette dans la stalle à droite, dont il relève la grille de bois sculpté.

Ferme ! ferme !

LE MOINILLON.

Frère portier, faisons la visite partout !

CHICOT.

Tudieu ! voilà un moinillon que je porte dans mon cœur.

On fait la visite. Chicot se rencoigne. Les trois moines du chœur ont repris leur place. Chicot allonge le cou et regarde.

Que diantre ! ces moines et ce moinillon ne vont pas coucher ici... Quand ils seront partis, j’entasserai des chaises sur des bancs, et je me sauverai par la fenêtre.

LE MOINILLON.

Éteignez tout ; qu’on voie du dehors que tout est fini.

 

 

Scène II

 

CHICOT, seul

 

Nuit, rayons de lune sinistres par la fenêtre. Hou !... si l’on était de complexion timide... Oh ! que mon fils Henriquet aurait peur ici !... Ma foi, faisons un somme en attendant.

Coup éclatant frappé sur un timbre.

Hein ! les pierres qui marchent !... Eh !...

Une dalle du chœur se soulève lentement et donne passage à un moine, puis à un autre, etc.

Encore !... Ah çà ! est-ce que tous les prieurs de cette abbaye, depuis Optat jusqu’à Pierre Boudin, vont sortir de leurs tombeaux... Diable ! diable ! diable !

Tout s’éteint. Minuit sonne.

 

 

Scène III

 

MAYENNE, LE MOINILLON, MOINES, CHICOT, caché

 

MAYENNE, sous une robe de moine.

La personne que nous attendons est-elle là ?

CHICOT.

Voilà une voix que je connais.

UN MOINE, à Mayenne.

Oui, monseigneur.

CHICOT, à part.

Monseigneur !... C’est Mayenne !... j’en étais sûr !

MAYENNE.

Qu’on l’introduise... Et vous, messieurs, venez !

Douze moines sortent de la sacristie.

CHICOT.

Oh ! c’était une comédie en deux actes ; voici le second qui commence.

MAYENNE.

Messieurs, maintenant que nous sommes seuls, nous pouvons nous découvrir.

Les capuchons tombent, celui du moinillon d’abord.

CHICOT, les reconnaissant.

La duchesse !... Ah ! moinillon, va !... Le grand Henri de Guise, à la glorieuse balafre ! Celui que Sa Majesté Très Crédule croit occupé au siège de la Charité... Bon ! M. de Lorraine !... rien n’y manque. Ah ! si, il me manque Nicolas David !

LIVAROT, amenant le Duc.

Monseigneur le duc d’Anjou !

Guise, Mayenne, monsieur de Lorraine saluent.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LE DUC D’ANJOU

 

LE DUC.

Me voici, messieurs !

CHICOT.

Mon autre lièvre !

TOUS, froidement.

Vive M. le duc d’Anjou !

CHICOT, à part.

Livarot, Ribérac, Antraguet, tous ses amis. Ce misérable François ne se lassera donc jamais de jouer au roi avec la tête des autres, comme il y jouait avec celles de la Môle et de Coconnas ?

DE GUISE

Monseigneur, ne craignez rien : les voûtes sont sourdes et nos portes bien gardées.

CHICOT, de même.

Oui, oui !

LE DUC.

Messieurs, j’ai entendu tout ce qui a été dit tout à l’heure. Je suis des vôtres, croyez-le bien.

CHICOT, de même.

Bon François !

Tous s’inclinent.

LE DUC.

Mais la destruction de l’hérésie n’est pas le seul but que les gentilshommes de ce royaume doivent chercher à atteindre. J’en ai entrevu un autre.

CHICOT, de même.

Parle. Je suis gentilhomme aussi.

MONSIEUR DE LORRAINE.

Nous écoutons religieusement Votre Altesse.

MAYENNE.

Et nos cœurs battent d’espérance en écoutant.

CHICOT, de même.

Que diable peuvent-ils espérer ?

LE DUC.

Or, quand un gentilhomme a pensé à ce qu’il doit à Dieu, il pense alors...

CHICOT, de même.

À son roi. Va toujours !

LE DUC.

Il pense alors à son pays.

CHICOT, de même.

Tiens !

LE DUC.

Il se demande si ce noble pays dont il est l’enfant jouit de tous les biens qu’il a le droit d’attendre. Des plantes parasites et vénéneuses étouffent la moisson ; pourquoi ne pas déraciner ces plantes mortelles ? Messieurs, le roi Henri est entouré, non pas d’amis, mais de parasites honteux, qui étouffent le bonheur de la France.

GUISE.

C’est vrai.

MAYENNE.

Vous avez raison, prince : détruisons cette engeance maudite ; que chacun de nous s’y applique sans relâche.

LE DUC.

Vous avez commencé d’accomplir cette tâche, monsieur le duc de Mayenne, en nous débarrassant de Saint-Mégrin.

CHICOT, à part.

En assassinant Saint-Mégrin !

MAYENNE.

Monseigneur, il en reste d’autres.

ANTRAGUET.

Ils sont à nous, monseigneur ; moi, je prendrai Quélus.

LIVAROT.

Moi, Maugiron.

RIBÉRAC.

Moi, Schomberg.

LE DUC.

Et mon brave Bussy se chargera du reste.

CHICOT, de même.

Comptes-y, sur ton brave Bussy.

LE DUC.

Il serait avec nous, messieurs, si sa blessure, reçue en combattant pour moi, ne le retenait au lit. Mais je réponds de lui.

CHICOT, de même.

Et moi aussi.

MAYENNE.

Messieurs, un fanatique parlait ici tout à l’heure, et, malgré son extravagance...

CHICOT, de même.

Merci !

MAYENNE.

Il a dit une vérité ; il a dit : « Nous manquons de franchise. » Il avait raison : soyons francs.

CHICOT, de même.

Eh bien, allons donc ! Soyez francs, c’est tout ce que je demande.

MAYENNE.

Devons-nous continuer à vivre sous un roi fainéant, au moment où l’Espagne allume des bûchers, où l’Allemagne réveille les vieux hérésiarques assoupis dans l’ombre des cloîtres, quand l’Angleterre tranche à la fois les questions et les têtes ? Nous dormons, messieurs ! qu’un grand prince nous pardonne de le dire, nous sommes gouvernés, non pas par un roi, mais par un moine.

TOUS.

À bas Valois ! à bas Henri ! à bas !... Un vrai roi, un chevalier ! un tyran, s’il le faut, plutôt qu’un moine !

LE DUC, hypocritement.

Pardon, messieurs, mon frère est égaré peut-être.

CHICOT, à part.

Siffle, serpent, siffle !

GUISE.

Monseigneur, vous venez d’entendre la vérité. Vous connaissez nos vœux ; vous connaissez l’esprit de la Ligue, vous allez en voir le résultat.

LE DUC.

Que voulez-vous dire, monsieur de Guise ?

GUISE.

Nous sommes réunis, monseigneur, non pour une question frivole et vaine, mais dans un but de salut et d’honneur public. Nous allons nommer un chef à la noblesse de France. Et comme c’était l’usage, chez les Francs nos aïeux, de faire un digne pré- sent au plus digne, voici notre présent, monseigneur ; je le mets aux pieds de Votre Majesté.

Il lui désigne une couronne apportée, avec l’épée et le livre saint, par trois gentilshommes.

LE DUC.

Une couronne, à moi ?

TOUS, tirant leur épée.

Vivre François III !

LE DUC, épouvanté.

Messieurs ! messieurs ! mon frère vit encore !

GUISE.

Nous le déposons, en attendant que Dieu en fasse justice.

LE DUC, tremblant.

Messieurs !...

ANTRAGUET, bas.

Monseigneur, nous nous sommes dévoués pour vous ; acceptez, il le faut.

LE DUC.

Eh bien, eh bien... oui !...

TOUS.

Le serment ! le serment !

MONSIEUR DE LORRAINE, présentant le livre.

Jurez, monseigneur.

LE DUC.

Je le jure !

MAYENNE, le couronnant.

Dieu te couronne de la couronne de gloire et de justice.

GUISE, lui offrant l’épée.

Dieu t’arme du glaive de gloire et de justice.

TOUS.

Vive le roi François III !

MONSIEUR DE LORRAINE.

Sire, à partir de ce moment, vous êtes roi de France, sacré par Grégoire III, dont nous sommes les représentants.

CHICOT, à part.

Ventre-de-biche ! quel malheur de ne pas avoir les écrouelles !

LE DUC.

Messieurs, je n’oublierai jamais ceux qui m’ont choisi pour les gouverner.

À Guise.

Venez, monsieur mon connétable.

Il le salue. À Mayenne.

Venez, mon grand maître de France... Le jour où je serai réellement roi, messieurs, tous les gentilshommes ici présents seront chevaliers des ordres.

Tous s’inclinent.

CHICOT, de même.

Quelle occasion d’être cordon bleu ! Cachons-nous bien ! cachons-nous bien !

Les princes de Lorraine reconduisent le duc. Les autres l’accompagnent et descendent avec lui dans la crypte. Le moinillon referme alors la crypte à la clef.

MONSOREAU.

Ah ! mon gracieux maître, voilà ce que vous veniez faire à l’abbaye !... voilà la confiance que vous aviez en moi !... François d’Anjou, roi de France, je te tiens !...

Il rabat son capuchon, se glisse parmi les seigneurs de la suite du prince et disparaît avec eux.

 

 

Scène V

 

GUISE, MAYENNE, MONSIEUR DE LORRAINE, LA DUCHESSE, CHICOT, caché

 

LA DUCHESSE, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah !

GUISE.

Silence, ma sœur !

LA DUCHESSE.

Avez-vous vu cette horrible figure sous la couronne ?

GUISE.

Il est à nous ; impossible qu’il nous échappe !

MAYENNE.

Et mettons à profit le mouvement que ces niais de Parisiens se donneront pour la signature de la Ligue.

MONSIEUR DE LORRAINE.

D’abord, mettons-nous en règle : faisons nos propres affaires.

CHICOT, à part.

Comment, leurs affaires ? Elles ne sont donc pas finies ? À quoi sert de jouer, si tout le monde triche ?

MAYENNE.

Vous dites donc qu’il est ici ?

GUISE.

Oui.

MONSIEUR DE LORRAINE.

Je ne l’ai pas aperçu.

CHICOT, de même.

De qui parlent-ils ?

GUISE.

Il est caché.

CHICOT, de même.

Hein ?

GUISE.

Dans une stalle.

CHICOT, de même.

Ouais ! Qui donc est caché dans une stalle ?... Ventre-de-biche ! je ne vois que moi !

MAYENNE.

Alors, il a tout entendu ?

GUISE.

Sans doute... Allez le chercher, Mayenne.

CHICOT, à part.

Aïe !... Mordieu ! ils vont m’assommer comme un rat dans une souricière. Je ne peux pourtant pas me laisser faire comme cela, et, puisque l’occasion s’en présente, je vais d’abord étrangler M. de Mayenne !

Mayenne s’avance jusqu’à la stalle fermée.

GUISE.

Pas celle-là !... l’autre en face !

CHICOT, de même.

Ouf ! il était temps ! Mais qui donc est l’autre ?

MAYENNE.

Sortez, maître Nicolas David !

CHICOT, de même.

Bon ! tu manquais à la fête !...

À son épée.

Oh ! tout à l’heure... Un peu de patience, ma petite amie !

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, NICOLAS DAVID

 

DAVID.

À vos ordres, messeigneurs.

GUISE.

Vous avez tout vu, tout compris, et vous pouvez tout rapporter au légat à Avignon ?

DAVID.

Sans omettre un mot.

GUISE.

Vous avez, comme c’était convenu, rédigé le procès-verbal de cette séance du couronnement de M. le duc d’Anjou, y compris ses serments et ses paroles ?

DAVID.

J’ai tout écrit, signé et parafé, monseigneur. Voici le procès-verbal.

GUISE.

Bien.

DAVID.

Et voici, monseigneur, la pièce que j’ai promis à Vos Seigneuries de rédiger pour les faire asseoir sans contestation sur le trône de France.

CHICOT, à part.

Eux aussi ! Ah çà ! mais tout le monde veut donc s’y asseoir, sur le trône des Valois ? Ce n’est plus un fauteuil, c’est une banquette.

GUISE.

La maison de Lorraine, tout illustre qu’elle est, aura de la peine à prendre le pas sur celle de Valois.

DAVID.

À moins que, comme le prouve cette généalogie, la maison de Lorraine ne descende de Charlemagne.

GUISE.

Par Charles de Lorraine, oui ; mais la loi salique ?

DAVID.

Monseigneur, quelle est la date de la première application de la loi salique ?

GUISE.

1328, il me semble.

DAVID.

C’est-à-dire deux cent quarante ans après Charles de Lorraine, votre ancêtre. Donc, depuis deux cent quarante ans, vos ancêtres avaient droit à la couronne lorsque la loi salique fut inventée. La loi n’a pas d’effet rétroactif.

CHICOT, de même.

Mordieu ! l’animal est plus venimeux que je ne croyais !

GUISE.

Vous êtes un habile homme, maître David !

MONSIEUR DE LORRAINE.

Ingénieux !

MAYENNE.

Admirable !

LA DUCHESSE.

Mes ciseaux sont dans leur droit !

CHICOT, de même.

Mon dieu ! les avocats ! les avocats !

GUISE.

Et dire que de pareilles misères sont nécessaires à un homme de ma taille... Dire que les peuples obéissent parfois à cela, au lieu de lire le droit et la noblesse d’un homme dans l’éclair de ses yeux et de son épée !

MONSIEUR DE LORRAINE.

Voilà vos deux cents écus d’or.

Il donne une bourse à Nicolas David.

MAYENNE.

Avec deux cents autres.

Il donne aussi une bourse à David.

Et en route pour Avignon !... Pierre de Gondy, qui est à nous, portera cette généalogie à Rome et la rapportera approuvée.

DAVID.

Je partirai demain matin.

MAYENNE.

Cette nuit, cette nuit même !

DAVID.

Cette nuit, monseigneur.

GUISE.

Retirons-nous, maintenant... Nous, par la crypte.

À David.

Vous, par cette porte, dont on a dû vous remettre une clef pour que vous puissiez entrer dans l’église.

DAVID.

La voici.

GUISE.

Bon voyage !

DAVID.

Dieu soit avec vous, messeigneurs !

Les Princes sortent par le souterrain.

 

 

Scène VII

 

NICOLAS DAVID, CHICOT

 

CHICOT, regardant David, qui vient prendre son chapeau, et attendant que la porte de la crypte soit refermée.

Ah !... voici donc l’échéance !

Il lui barre le chemin.

DAVID.

Qui est celui-là ? Pardon.

Il veut passer, mais Chicot se place de l’autre côté.

Vous ignorez peut-être qui je suis ?

CHICOT.

Au contraire : vous êtes Nicolas David. C’est vous qui ne me reconnaissez pas.

DAVID.

Qui donc ?...

CHICOT.

Une vieille connaissance : Chicot... M. de Chicot.

DAVID, reculant.

Impossible !

CHICOT, s’approchant de l’air le plus gracieux.

Jugez-en !

DAVID.

Que venez-vous faire ici ? que voulez-vous ?

CHICOT.

Eh !...

DAVID.

Chercher le reste des coups de bâton que nous vous donnâmes ?

CHICOT.

Au contraire, je viens les rendre... Et, par la même occasion, je voudrais avoir cette jolie généalogie...

DAVID.

Hein ?

CHICOT.

Vous savez, ce parchemin qui prouve que M. de Guise descend de Charlemagne.

DAVID.

Ah ! espion !... espion et bouffon à la fois !

CHICOT.

Espion pour vous faire pendre, et bouffon pour en rire.

DAVID.

Vous étiez ici ?...

CHICOT.

Dans la stalle en face de la vôtre... Oh ! si j’avais su être si près !... Cette généalogie, s’il vous plaît ?

DAVID.

Pour quoi faire ?

CHICOT.

Pour la donner au roi, qui aime les choses curieuses, et avec qui je ferai votre paix, si vous vous exécutez honnêtement.

DAVID.

Vous me faites pitié !

CHICOT, ôtant sa robe.

Vous ne me croyez pas, monsieur David, parce que vous êtes d’une nature mauvaise. Parce que vous êtes fort sur la chicane, sur le blason et sur l’épée, vous vous dites qu’un homme doit ronger son ennemi comme la rouille ronge le fer... Tenez, croyez-moi : je vous hais bien, mais donnez-moi ce parchemin, et je fais votre fortune... Restez donc tranquille !... Savez-vous pourquoi j’agirais ainsi avec vous ? C’est que j’aime quelqu’un. Cela vous étonne, vous qui n’aimez que vous. J’aime le roi, tout faible, tout égaré qu’il paraît être ; le roi, qui m’a donné asile et m’a défendu contre votre assassin de Mayenne, qui fait assommer les gentilshommes par des portefaix !... Eh bien, le repos pour mon pauvre roi ! qu’il règne tranquille, qu’il échappe aux Guise, aux Mayenne, aux Anjou, aux généalogies et aux Nicolas David !... Ce parchemin, et vous serez tout ce que vous voudrez être... Une fois, deux fois, trois fois... Vous ne voulez pas ? Eh bien, je vais vous faire pendre.

DAVID, l’arrêtant.

Maître fou, quand on sait de pareils secrets, on meurt ; quand on menace Nicolas David, on meurt ; quand on est entré ici, on n’en sort plus, on meurt !

Il met l’épée à la main.

CHICOT, tirant l’épée à son tour.

Que cet homme est bête, de ne pas voir tout le plaisir qu’il me fait ! Allons, je vous tuerai... Oh ! je vous tuerai d’un coup qui m’a été enseigné par le roi, avec qui je fais des armes tous les jours ; c’est flatteur, hein ? pour un bélître comme vous !

Lui touchant la poitrine.

Tenez, c’est là que je vous toucherai.

Il lui fait une croix sur son pourpoint avec un crayon blanc. Combat. Nicolas David, étonné, rompt quelques mesures.

Ah ! ah ! vous ne vous attendiez pas à cela ? J’ai fait des progrès, hein, depuis les coups de bâton ?... Voyons, ces papiers... voulez-vous ?

DAVID.

Jamais !

Il se précipite sur Chicot.

CHICOT.

Voilà le coup.

Il le perce ; David tombe et se roule dans l’agonie. Chicot le voit expirer. Il lui ouvre son pourpoint et prend la généalogie.

Bon ! voilà mon premier lièvre !... je le tiens par les oreilles... Le procès-verbal du couronnement, très bien ! La clef, maintenant.

À la robe qu’il tient dans sa main gauche.

Ah ! Gorenflot, en as-tu fait, cette nuit !

Il sort.

 

 

ACTE IV

 

 

Septième Tableau

 

Une salle du Louvre, attenante à la chambre du roi, à gauche, et à la salle de Mars, au fond. Grande fenêtre à droite, avec embrasure profonde.

 

 

Scène première

 

CHICOT, couché sur un lit de repos, LE ROI

 

LE ROI, le regardant endormi.

Le voilà, enfin... À quelle heure est-il rentré, et qu’a-t-il fait toute la nuit, le malheureux ? Il dort ; il n’a pas même eu la force d’aller regagner sa chambre.

Appelant.

Chicot ! Chicot !

CHICOT.

Hein ? qu’est-ce encore ?

LE ROI.

Chicot, que fais-tu là ? On ne dort pas ici.

CHICOT.

Mais, au contraire, on y dort très bien... Tiens, Henriquet ! Est-ce que tu es malade, mon fils ?

LE ROI.

Allons, lève-toi ! ou plutôt, si tu as envie de dormir, va-t’en dans ta chambre. Laisse-moi travailler.

CHICOT.

Hein ! tu vas travailler, toi ?

LE ROI.

J’attends M. de Morvilliers. Oui.

CHICOT.

Qu’est-ce que c’est que cela, M. de Morvilliers ?

LE ROI.

Le malheureux est si abruti par le sommeil, qu’il ne connaît plus mon chancelier. M. de Morvilliers est un homme qui ne dort pas, vois-tu, et qui veille sur son roi.

CHICOT.

Ah ! oui, un homme qui a de gros appointements.

LE ROI.

Et qui les gagne. Que deviendrait le royaume sans sa vigilance et sa police ?

CHICOT, se soulevant.

 Tu dis : sa police ? Est-ce que tu y crois, Henriquet, sérieusement ?

LE ROI.

Maître fou !

CHICOT.

Qu’est-ce que tu me donnes, si je te prouve que tu n’as pas de police ? Voyons ! qu’est-ce que tu me donnes ?... Me laisses-tu dormir ?

LE ROI.

Tais-toi, Chicot ! je ne ris pas, ce matin. Il paraît que M. de Morvilliers a des choses graves à me dire.

CHICOT.

Bah !... À quel propos ?

LE ROI.

Tais-toi !

CHICOT.

Écoute ! Te souviens-tu qu’un jour... non, un soir... ?

LE ROI.

Eh !

CHICOT.

Oh ! ne m’interromps pas... Te souviens-tu qu’un soir, rue Froidmantel, tu te promenais avec Quélus et Schomberg ?

LE ROI.

C’est possible... Après ?

CHICOT.

Te souviens-tu que Quélus et Schomberg ont été bien rossés ?

LE ROI.

Hein ?

CHICOT.

Bien rossés, pour avoir taquiné un page... bien rossés, et toi aussi.

LE ROI.

Drôle !

CHICOT.

Voyons, prouve-moi que non... Ah !... Eh bien, le lendemain, te souviens-tu d’avoir fait venir M. de Morvilliers comme il va venir ce matin ?

LE ROI.

Après ?

CHICOT.

Et de lui avoir raconté le fâcheux accident arrivé, la veille, rue Froidmantel, à un gentilhomme de tes amis ?

LE ROI.

Après ? après ?

CHICOT.

Tu lui as ordonné de retrouver l’insolent, le sacrilège ?

LE ROI.

Peut-être.

CHICOT.

L’a-t-il retrouvé ?

LE ROI.

Non.

CHICOT.

Eh bien, c’était moi !... Tu vois bien que ta police est mal faite.

LE ROI.

Misérable coquin !

 

 

Scène II

 

CHICOT, LE ROI, L’HUISSIER DE SERVICE

 

L’HUISSIER.

M. le grand chancelier est aux ordres de Sa Majesté.

CHICOT.

Va ! va ! et laisse-moi dormir.

À peine le Roi est-il sorti, que Chicot se lève. À l’Huissier.

Quelqu’un est là, pour moi ?

L’HUISSIER.

M. de Bussy, oui, monsieur.

CHICOT.

Seul ?

L’HUISSIER.

Oui, monsieur.

CHICOT.

Amène-le-moi... Va.

L’Huissier sort.

Que je commence ma journée par voir le visage d’un homme qui ne trahit personne ; cela me portera peut-être bonheur.

 

 

Scène III

 

CHICOT, BUSSY

 

CHICOT.

Eh bien, monsieur le comte, comment avez-vous dormi, vous ?

BUSSY.

Je n’ai pas dormi... Je crois bien que je ne dormirai plus jamais, c’est fini !

CHICOT.

Votre blessure vous fait souffrir ?

BUSSY.

Oui, ma blessure... Vous n’avez vu personne encore ?

CHICOT.

Il est un peu matin. J’ai recommandé au portier du guichet de faire conduire nos deux amis dans le cabinet des armes aussitôt qu’ils se présenteront.

BUSSY.

Ah ! monsieur, ah ! vous n’avez rien de plus à me dire ?

CHICOT.

Mais non...

BUSSY.

Vous souffrez que ce mariage odieux, inique, extorqué par la terreur soit consacré désormais sans opposition, sans une guerre à mort... Enfin, il y a eu violence, captation, et la comtesse protestera, au besoin !

CHICOT.

Eh ! eh ! un mariage... qu’y peut-on faire ?

BUSSY.

Je n’aurai pas cette patience. J’aime si passionnément...

Mouvement de Chicot.

M. de Méridor !... la douleur de ce digne seigneur m’a tellement pénétré, que, pour lui rendre sa fille...

CHICOT.

Vous la reprendrez à M. de Monsoreau... C’est bien cela !... Comment comptez-vous faire ?

BUSSY.

J’ai mon plan.

CHICOT.

Que vous a dit M. d’Anjou ?

BUSSY.

Je ne l’ai pas vu... Vous m’avez recommandé de ne le pas voir avant de vous avoir parlé. J’irai chez lui en vous quittant.

CHICOT, lui donnant la main.

Il va venir au Louvre.

BUSSY.

De si bon matin ?

CHICOT.

Il viendra de très bon matin... ce matin ! Tenez, entendez-vous ses chevaux dans la cour ?

BUSSY.

C’est vrai... Il monte ici.

L’Huissier s’approche de Chicot et lui parle bas.

CHICOT.

Et l’on m’attend dans le cabinet des armes.

BUSSY.

Oh ! dites-lui... dites-lui que je la ferai libre, et que mon seul regret, c’est de n’avoir pas à verser tout mon sang pour elle !... dites-lui...

CHICOT.

Au baron de Méridor ?... J’y vais.

Revenant.

À propos, si vous ne réussissez pas...

BUSSY.

Je réussirai.

CHICOT, à lui-même.

Il compte sans le Monsoreau !

Haut.

Mais enfin, si vous ne réussissez pas, rappelez-vous que, dans mon pays, on a toujours quelques vieilles recettes pour les cas désespérés.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

BUSSY, LE DUC D’ANJOU

 

LE DUC, à l’Huissier.

Qu’on prévienne mon frère... J’étais inquiet de sa santé, ce matin ; j’ai fait un fâcheux rêve...

BUSSY.

Vraiment, monseigneur ?

LE DUC.

Bussy, au Louvre, à cette heure ?

BUSSY.

Je viens de chez Votre Altesse... On ne m’a pas reçu.

LE DUC.

J’avais ordonné cependant...

BUSSY.

Peu importe, monseigneur ; je voulais vous voir, je vous vois... Il suffit.

LE DUC.

As-tu quelque chose d’important à me dire ?

BUSSY.

Mais oui, monseigneur.

LE DUC, inquiet.

Ah !...

BUSSY.

J’ai à vous parler de cette nuit.

LE DUC, inquiet.

De cette nuit !... As-tu su... ?

BUSSY.

Tout ce que je voulais savoir... Mais qu’a donc Votre Altesse ?

LE DUC.

Je ne comprends pas. Voilà ce que j’ai...

BUSSY.

Votre Altesse ne comprend pas que, m’étant chargé d’une commission pour elle, je lui rende compte de cette commission ?

LE DUC.

Ah !... pardon !... tant de choses se sont passées !... Oui, Bussy, oui, tu devais me rendre compte de quelque chose qui me tient fort au cœur... Eh bien !... que dois-je attendre ?

BUSSY.

Vous devez récolter ce que vous avez semé, monseigneur, beaucoup de honte !...

LE DUC.

Plaît-il ?...

Bussy s’incline légèrement.

Quelle est donc cette femme ?

BUSSY.

Je croyais que monseigneur l’avait reconnue.

LE DUC.

C’est elle ?... c’est Diane ?

BUSSY.

Oui, monseigneur.

LE DUC.

Vivante !... Tu l’as vue ?... elle t’a parlé ?

BUSSY.

Oui. Il n’y a que les spectres qui ne parlent pas. Il est vrai, monseigneur, que vous aviez bien le droit de la croire morte... et il eût mieux valu qu’elle le fût, en effet.

LE DUC.

Pourquoi ?...

BUSSY.

Parce qu’en échappant au martyre, en conservant la vie, elle a trouvé un malheur plus grand que la mort.

LE DUC.

Lequel ?

BUSSY.

Parce qu’un homme lui a sauvé l’honneur, et que, pour se dérober aux bras déjà étendus de M. le duc d’Anjou, dont elle ne voulait pas être la maîtresse, elle s’est jetée dans les bras d’un homme qu’elle exècre et qui en a fait sa femme.

LE DUC.

Que dis-tu ?

BUSSY.

Je dis que Diane de Méridor s’appelle, depuis hier, la comtesse de Monsoreau.

LE DUC.

Mort de ma vie !... Est-ce vrai ?...

BUSSY.

Pardieu ! puisque je le dis !

LE DUC.

Tu me comprends mal. Je me demande seulement s’il est possible qu’un de mes gentilshommes, un Monsoreau, ait eu l’audace de protéger contre moi une femme que j’honorais de mon amour.

BUSSY.

Il répondra qu’il l’a protégée, non contre votre amour, mais contre la violence.

LE DUC.

La violence !... il me la conseillait.

BUSSY.

Lui ?...

LE DUC.

Avec acharnement.

BUSSY.

Cet homme vous conseillait de déshonorer cette jeune fille ?

LE DUC.

Il me l’a écrit.

BUSSY.

Ah ! monseigneur !...

LE DUC.

Tu doute aussi ?

Prenant une lettre dans son aumônière.

Tiens !

BUSSY, lisant.

« Monseigneur, moins de scrupules... Le coup de main se fera sans risques ; car, grâce à moi, la jeune personne part ce soir pour aller au château du Lude. Je m’en charge... Quant à la résistance, ne la redoutez pas une fois que la personne en question sera rendue au château de Beaugé... Elle y sera ce soir même. De Votre Altesse le très respectueux serviteur, comte Bryant de Monsoreau. »

LE DUC, reprenant la lettre.

Qu’en dis-tu ?... Ce traître me faisait croire à l’amour de Diane !

BUSSY.

Il l’aimait lui-même, voilà son excuse.

LE DUC.

Tu crois ? Tu verras si je sais me venger.

BUSSY.

Allons donc ! un prince ne se venge pas d’un pareil misérable... Il le châtie.

LE DUC.

Et comment ?

BUSSY.

En rendant le bonheur à mademoiselle de Méridor, en lui rendant la liberté.

LE DUC.

Mais tu dis qu’elle est sa femme ?

BUSSY.

Le mariage a été forcé, il est nul.

LE DUC.

C’est vrai.

BUSSY.

Faites annuler ce mariage, monseigneur ; montrez-vous un digne gentilhomme, un noble prince... Faites-vous bénir de nous tous.

LE DUC.

Quelle chaleur !... Cela t’intéresse donc bien, Bussy ?

BUSSY.

Moi ? Pas le moins du monde... Ce qui m’intéresse, c’est que Votre Altesse ne soit pas dupe d’un lâche qu’elle a comblé de bienfaits... à mes dépens peut-être. Ce qui m’intéresse, c’est qu’on ne dise pas que vous souffrez les infamies et que je sers un prince sans honneur.

LE DUC.

Tu verras !

BUSSY.

Vous comprenez, n’est-ce pas, monseigneur ?

LE DUC.

Tu verras si j’ai compris.

BUSSY.

C’est convenu, alors, vous faites rompre ce mariage ?

LE DUC.

Il est rompu !

BUSSY.

Foi de gentilhomme ?

LE DUC.

Foi de prince.

BUSSY.

Et cette malheureuse femme est libre ?

LE DUC, lui touchant la main.

Tu as ma parole.

BUSSY, lui baisant la main.

Ah ! demandez-moi ma vie, monseigneur !

LE DUC.

Le roi... Silence !

 

 

Scène V

 

BUSSY, LE DUC D’ANJOU, LE ROI, entrant par la gauche, CHICOT, DIANE, LE BARON DE MÉRIDOR

 

CHICOT, à Bussy.

Le Monsoreau, qui a reçu contre-ordre pour la chasse de Fontainebleau, arrive en ce moment au Louvre. Conduisez le baron et Diane dans la salle de Mars.

Bussy va chercher au fond Diane et son père.

BUSSY, bas, à Diane.

Libre, madame ! vous êtes libre !... Dans une heure, vous marcherez libre et heureuse à jamais !

DIANE.

Ah ! soyez béni !...

Elle passe dans la salle voisine.

CHICOT, à Bussy.

Eh bien, quoi de nouveau ?...

BUSSY, à Chicot.

J’ai sa promesse.

CHICOT.

Sur quoi a-t-il juré ?

BUSSY.

Sur son honneur.

CHICOT.

J’aimerais mieux autre chose... Veillez à ce que Monsoreau n’aperçoive pas Diane et son père.

Bussy sort après Diane.

 

 

Scène VI

 

CHICOT, LE ROI, LE DUC D’ANJOU

 

CHICOT.

Eh bien, mon fils, as-tu vu M. de Morvilliers ?

LE DUC, au Roi.

J’avais tellement hâte d’embrasser Votre Majesté...

CHICOT, à part.

Canaille !

LE ROI, avec amitié.

Merci, François.

CHICOT, à part.

Brute !

Au Roi.

Et les choses graves de ta police ?

LE ROI.

Le chancelier croit dangereux que je fasse le pèlerinage de Chartres.

CHICOT.

Voilà tout ?

LE ROI.

N’est-ce pas assez ?...

CHICOT.

Que c’est laid de mentir !... Avoue donc plutôt que ton chancelier t’a dit des choses que tu ne veux pas répéter devant ton frère.

LE DUC.

Et pourquoi, monsieur ?

CHICOT.

Le roi sait combien Votre Altesse l’aime... et il craint de vous affliger.

LE ROI, bas.

Tais-toi !

CHICOT.

Et si je veux parler, moi !

LE ROI.

Va-t’en !

CHICOT.

Et si je ne veux pas m’en aller !

LE ROI, avec menace.

Ah !

CHICOT.

Si je veux répéter à Son Altesse ce que M. de Morvilliers a découvert cette nuit !

LE ROI.

Fou !

CHICOT.

Tu crois que je n’ai pas ma police aussi, et mieux faite que la tienne, car je la fais moi-même. Eh bien, écoute... Écoutez, monseigneur.

LE DUC.

Voyons !

CHICOT.

M. de Morvilliers t’a dit, d’abord, que M. de Guise n’est pas au camp de la Charité comme tu le crois.

LE ROI.

Ouais ! où donc est-il ?

CHICOT.

À Paris.

LE ROI.

Il ne m’a pas dit un mot de cela.

CHICOT.

Eh bien, je te le dis, moi... Demande à ton frère.

LE DUC, furieux.

Mais... en vérité...

CHICOT.

Vous n’avez pas entendu dire, monseigneur, que M. de Guise est à Paris avec M. de Mayenne, M. de Lorraine et la duchesse... Vous ne le savez pas ?

LE ROI.

François !

LE DUC, à part.

Oh ! le démon !

LE ROI.

Eh bien ?

LE DUC.

Mon Dieu, sire, j’ai peut-être entendu des mots de tout cela, mais des bruits...

LE ROI.

Vous l’avez entendu dire, et vous ne me le redites pas !

LE DUC.

Mais, sire, c’est dans ce but que je venais de si grand matin au Louvre.

CHICOT.

À la bonne heure ! j’en étais bien sûr, moi ! C’est comme pour ce qui s’est passé cette nuit.

Au Roi.

Tu sais, ton chancelier te l’a dit...

LE ROI.

Quelques menées, quelques mécontents.

CHICOT.

Quelques... Il est modeste !... Il t’a dit que ces quelques mécontents devaient se rassembler.

LE ROI.

Je le sais.

CHICOT.

À l’abbaye... Parle donc ! il faut t’arracher les paroles.

LE ROI.

À quelle abbaye ?...

CHICOT.

À Sainte-Geneviève.

LE ROI.

Comment sais-tu cela ?

CHICOT.

Ma police, toujours. Et ils se sont rassemblés ?

LE ROI.

Oui, à onze heures.

CHICOT.

Et ils ont fait des discours ?

LE ROI.

Incendiaires... Un surtout... un certain...

CHICOT.

Gorenflot... Un homme bien dangereux !

LE ROI.

Oui, c’est cela. Mais tu le sais ?

CHICOT.

Encore ma police. Ils ont décidé une procession... Tu verras cela bientôt... Des mousquets, des hallebardes en guise de cierges. Ce sera superbe !

LE ROI.

Mais le but ! le but de tout cela ?

CHICOT.

Ah ! demande à M. de Morvilliers.

Bas.

Regarde donc ton frère.

LE ROI.

Qu’il est pâle !

L’HUISSIER.

M. le comte de Monsoreau vient prendre les ordres du roi.

CHICOT, au Duc.

Avouez, monseigneur, que voilà un grand veneur qui vient bien à propos pour détourner la conversation.

 

 

Scène VII

 

CHICOT, LE ROI, LE DUC D’ANJOU, MONSOREAU

 

CHICOT, au Roi.

Tiens, il n’y a pas longtemps que ton grand veneur a rencontré un loup.

LE ROI.

Pourquoi ?

CHICOT.

Parce que, comme une des nuées d’Aristophane, il en a gardé la figure... Un vrai loup, c’est frappant !

LE ROI, riant.

Monsieur de Monsoreau, vous passerez chez moi tout à l’heure ; j’ai changé les ordres.

MONSOREAU.

Sire...

Il s’incline. Le Roi sort. À Chicot.

Monsieur, je ne vois pas pourquoi, puisque nous sommes seuls, je me priverais de causer avec vous. Dans l’embrasure de cette fenêtre, s’il vous plaît.

CHICOT.

Au fond d’un bois, si vous voulez... Oh !... c’est frappant !

Au Duc absorbé.

N’est-ce pas, monseigneur ?

MONSOREAU.

Monsieur Chicot, monsieur le fou, monsieur le bouffon, un gentilhomme vous défend, vous défend, entendez-vous, de rire de lui, et vous invite, avant de donner vos rendez-vous dans les bois, à bien réfléchir que, dans ces bois, il pousse un collection de gaules, gourdins et bâtons volants tout à fait dignes de ceux qui vous ont si rudement étrillé de la part de M. de Mayenne.

CHICOT.

Ah ! monsieur, vous voulez donc vous placer sur la même ligne dans mes souvenirs ?

MONSOREAU.

Monsieur, votre mémoire n’est pas à craindre ; elle vous manque toutes les fois que vous avez peur, et alors, vous oubliez vos principaux créanciers.

CHICOT.

Duquel voulez-vous parler, monsieur, je vous prie ?

MONSOREAU.

De maître Nicolas David.

CHICOT.

Ah ! pour celui-là, vous vous trompez, monsieur le comte... Celui-là, je ne lui dois plus rien... il est payé. Je vous baise les mains, monseigneur.

À part.

S’ils pouvaient se dévorer l’un l’autre !

Il sort. Le Duc s’assied. Monsoreau fait un pas pour suivre Chicot.

 

 

Scène VIII

 

LE DUC D’ANJOU, MONSOREAU

 

LE DUC, assis.

Laissez cet homme... C’est à moi qu’il faut parler...

Monsoreau, inquiet, examine autour de lui les tentures.

Oh ! ne craignez rien : nous sommes bien seuls, vous êtes bien avec votre maître, un bon maître ; je suis bien avec mon fidèle serviteur ?

MONSOREAU.

Altesse, je crois mériter cet éloge.

LE DUC.

Oui, vous avez maintes fois aidé mes entreprises, oubliant vos intérêts, vous exposant même... Tenez, dernièrement encore, dans cette malheureuse affaire...

MONSOREAU.

Laquelle, monseigneur ?

LE DUC.

Cet enlèvement de mademoiselle de Méridor... Pauvre jeune fille !

MONSOREAU.

Hélas !

LE DUC.

Vous la plaignez ?

MONSOREAU.

Qui ne la plaindrait pas ?

LE DUC.

Ce n’est pas moi... Dieu m’est témoin du désespoir que m’a causé sa mort, et du regret que j’ai eu d’un si funeste caprice... Il a fallu toute mon amitié pour vous pour me faire oublier que, sans vous, je n’eusse pas enlevé cette jeune fille.

MONSOREAU.

Vous ne vouliez pas sa mort, monseigneur, l’intention vous absout... C’est un malheur, un malheur comme la fatalité en cause tous les jours.

LE DUC.

D’ailleurs, c’est fini, n’est-ce pas, et la mort a tout enseveli dans son éternel silence ?

MONSOREAU, à part.

Il sait tout !... et cette femme que l’on cache dans la salle de Mars, c’est Diane... elle est ici !

Haut.

Monseigneur, voulez-vous, maintenant, me permettre la franchise ?

LE DUC.

Maintenant ?

MONSOREAU.

Votre Altesse ne veut-elle pas me faire entendre que mademoiselle de Méridor est peut-être vivante... et ce soupçon même n’est-il pas une sorte d’accusation dirigée contre moi ?

LE DUC, se levant.

Traître ! tu m’as trompé, tu m’as trahi ! Tu m’a pris cette femme que j’aimais !

MONSOREAU.

C’est vrai, monseigneur.

LE DUC.

Ah ! c’est vrai... L’impudent ! le fourbe !

MONSOREAU.

Veuillez parler bas, monseigneur ; car vous oubliez, ce me semble, que vous parlez non-seulement à un fidèle serviteur, mais à un gentilhomme... D’ailleurs, j’avais une excuse.

LE DUC.

Et laquelle ?

MONSOREAU.

J’aimais mademoiselle de Méridor.

LE DUC.

Et moi ?

MONSOREAU.

Mademoiselle de Méridor ne vous aimait pas, Altesse.

LE DUC.

Elle t’aimait, peut-être ?

MONSOREAU.

Peut-être !

LE DUC.

Tu mens ! Seulement, je n’avais que ma confiance, et tu avais la trahison !

MONSOREAU.

Monseigneur, je l’aimais.

LE DUC.

Eh ! que m’importe !

MONSOREAU, menaçant.

Monseigneur !

LE DUC.

Tu menaces, serpent !

MONSOREAU.

Monseigneur, prenez garde ! Je l’aimais, vous dis-je, et je ne suis pas un valet... Je suis comte et seigneur. Ma femme est à moi comme ma terre ; nul ne peut me la prendre, pas même le roi ! Or, j’ai voulu avoir cette femme, et je l’ai prise !

LE DUC.

Vraiment ! tu l’as prise ? Eh bien, tu la rendras !

Il s’élance vers le timbre.

MONSOREAU, se plaçant devant lui.

Arrêtez cette mauvaise pensée, monseigneur... Si vous avez dessein de me nuire, si vous appelez une fois, si vous me faites une injure publique...

LE DUC.

Tu rendras cette femme, te dis-je !

MONSOREAU.

Je l’ai épousée devant Dieu.

LE DUC.

Tu la rendras !

MONSOREAU.

Jamais !

LE DUC, écumant de colère.

Ce mariage, tu le rompras ! je le romprai, fusses-tu engagé devant tous les dieux qui ont régné dans le ciel !

MONSOREAU.

Vous blasphémez, monseigneur.

LE DUC.

Demain, mademoiselle de Méridor sera rendue à son père ; demain, tu partiras pour l’exil. Dans une heure, tu auras rendu ta charge de grand veneur. Voilà mes conditions ; sinon, prends garde, vassal ! je te briserai comme je brise cette coupe !

Il brise un vase sur la table.

MONSOREAU.

Je ne rendrai pas ma charge, je ne quitterai pas ma femme, et je demeurerai en France.

LE DUC.

Comment cela, maudit ?

MONSOREAU.

Parce que je demanderai ma grâce au roi de France, au vrai roi, élu cette nuit à l’abbaye de Sainte-Geneviève, et que ce nouveau souverain ne refusera pas d’écouter le premier suppliant qui tombera à ses genoux.

LE DUC, épouvanté.

Tais-toi !

MONSOREAU.

Sire !...

Il s’agenouille.

LE DUC.

Mais tais-toi donc, malheureux !

Il relève le comte et l’amène à l’écart avec lui.

Si vous avez une grâce à me demander, demandez-la-moi, mais tout bas... Je vous écoute : demandez !

MONSOREAU.

Humblement, comme il convient à l’humble serviteur de Votre Altesse.

Le duc fait lentement du regard le tour des tapisseries.

LE DUC.

Vous disiez ?...

MONSOREAU.

Je disais que mon fatal amour a tout fait, que je n’étais plus maître de moi, que j’avais perdu la raison, et que vous me pardonnerez, monseigneur !

LE DUC, se débattant.

Non ; car le premier devoir d’un prince est la justice.

MONSOREAU.

Monseigneur !

LE DUC, à part.

J’ai promis à Bussy.

Haut.

Tiens, tu es un gentilhomme, tu comprends que je ne puis sanctionner ta conduite... Écoute : renonce à cette femme, Monsoreau, encore ce sacrifice ; je t’en dédommagerai par tout ce que tu me demanderas.

MONSOREAU.

Vous l’aimez donc toujours, monseigneur ?

LE DUC.

Mais non ! mais non !

MONSOREAU.

Alors, qui peut vous arrêter ? Elle est ma femme.

LE DUC.

Elle ne t’aime pas.

MONSOREAU.

Qu’importe à Votre Altesse ?

LE DUC.

Pour moi, Monsoreau, fais cela, je t’en conjure !

MONSOREAU.

Impossible.

LE DUC.

Je te comprends : tu tiens mon secret, tu me dénonceras... C’est infâme !

MONSOREAU.

C’est vrai ; mais j’aime assez Diane pour être infâme.

LE DUC.

Lâche !

MONSOREAU.

Oui ; mais je l’aime assez pour être lâche...

Le Duc met la main à son poignard.

Oh ! vous ne gagneriez rien à me tuer, monseigneur : il est des secrets qui surnagent avec un cadavre !

LE DUC, entendant venir le Roi.

Mon frère !

MONSOREAU.

Allons, monseigneur, faites quelque chose pour un homme qui vous servira bien.

LE DUC.

Que demandez-vous ?

MONSOREAU.

Que Votre Majesté...

LE DUC.

Vos conditions, vite !

MONSOREAU.

Vous me pardonnerez ?

LE DUC.

Oui.

MONSOREAU.

Vous me réconcilierez avec le baron de Méridor ?

LE DUC.

Oui.

MONSOREAU.

Et vous présenterez ma femme au roi ?

LE DUC.

Oui, plus tard.

MONSOREAU.

Tout de suite.

LE DUC.

On verra... Vous l’irez chercher...

MONSOREAU.

Elle est ici, Altesse.

LE DUC.

Comment ?

MONSOREAU.

Ici même, dans la salle de Mars.

 

 

Scène IX

 

LE DUC D’ANJOU, MONSOREAU, LE ROI, DIANE, BUSSY, LE BARON DE MÉRIDOR, CHICOT, TOUTE LA COUR

 

BUSSY, accourant près du Duc, bas.

La voici, monseigneur !

MONSOREAU, bas.

J’attends, monseigneur.

DIANE.

Enfin !

BUSSY.

Enfin !

LE DUC, après un douloureux effort, allant prendre Diane par la main et la présentant au Roi.

Sire, permettez que je présente à Votre Majesté mademoiselle Diane de Méridor, comtesse de Monsoreau, femme de mon plus fidèle serviteur.

DIANE, jetant un cri.

Ah !

BUSSY.

Oh !...

LE ROI, à Monsoreau.

Mes compliments, monsieur le grand veneur.

Le Roi salue et passe, emmenant Monsoreau avec lui. Toute la cour les suit.

DIANE.

Mais qu’est-il arrivé, comte ?

BUSSY.

Madame, méprisez-moi, haïssez-moi ; je croyais être quelque chose en ce monde, je ne suis qu’un atome ; je croyais pouvoir quelque chose, et je ne puis même m’arracher le cœur... Oui, madame, vous êtes bien la femme de M. de Monsoreau... sa femme légitime... sa femme reconnue. Moi, je vous ai perdue, moi misérable, moi maudit, pour avoir cru un lâche et un infâme !

Il s’élance, fou et en désordre, à travers les Courtisans.

LE DUC, égaré.

Arrêtez cet homme, qui insulte un prince !

DIANE.

Nous sommes perdus !

CHICOT, à lui-même.

Perdus ? Oh ! que non !

 

 

Huitième Tableau

 

Le carrefour de l’Arbre-Sec. À gauche, premier plan, petite porte de l’église, avec trois marches ; rue derrière. Au fond, groupe de maisons : auberge de la Belle Étoile ; un teinturier, avec son immense cuve. À droite, la Corne de cerf, balcon, fenêtres. Au centre, large espace formé par la rencontre de trois rues, dont l’une tourne au fond du théâtre. Au fond, panorama de la Seine, en face Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

 

Scène première

 

BONHOMET, LA HURIÈRE, BOURGEOIS, PASSANTS

 

BONHOMET, devant sa porte.

Deux fenêtres, deux fenêtres à louer pour la procession !

LA HURIÈRE, devant sa porte.

Signez, signez, messieurs, sur le registre de la Sainte Ligue !

Affluence de gens qui signent.

BONHOMET.

Deux fenêtres pour voir passer le roi à la tête de la grande procession !

Gens qui entrent en pourparler avec Bonhomet.

LA HURIÈRE.

Signez, braves Parisiens ! c’est aujourd’hui le grand jour !

Gens qui circulent, ou qui entrent à l’église, groupes animés. Bourgeois qui signent sur le registre de La Hurière.

CHICOT, arrivant.

Après vous, monsieur.

Il signe après le Bourgeois, et, lorsqu’un autre a signé, il signe encore.

LE BOURGEOIS.

Mais vous avez déjà signé, monsieur !

CHICOT.

Croyez-vous ? Tant mieux ! je signerais cent fois plutôt qu’une. Je veux signer sur tous les registres de Paris.

BONHOMET.

Deux fenêtres pour la procession !

CHICOT.

J’en prends une.

BONHOMET.

M. Chicot !

CHICOT.

Chut ! Celle du rez-de-chaussée.

Il entre à la Corne de cerf.

BONHOMET.

Bien, monsieur Chicot...

Haut.

Une fenêtre pour voir passer le roi et la grande procession ?

Bruit, cris ; foule au fond arrivant avec Gorenflot.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, GORENFLOT, FOULE, courant autour de lui

 

VOIX.

Gorenflot ! Gorenflot !

GORENFLOT.

Oui, mes enfants, oui, c’est moi... Bonjour !

LA HURIÈRE.

Maître Gorenflot !

Il accourt avec empressement.

L’illustre orateur ! le martyr de la sainte cause !

VOIX.

Gorenflot ! Gorenflot !

On s’empresse autour de lui.

GORENFLOT.

Est-ce que ces gens-là sont fous ?

VOIX.

Noël, Noël au frère Gorenflot !

Chicot ouvre sa fenêtre.

CHICOT, à la fenêtre.

Mon coquin !

GORENFLOT, à la foule.

Mes enfants, laissez-moi passer, je vous prie ; je voudrais m’arrêter ici quelques instants.

VOIX.

Noël, Noël à Gorenflot !

CHICOT, enjambant la fenêtre.

Mais vous voyez bien que ce digne homme a besoin de repos, de méditation ; laissez-le donc tranquille !

VOIX.

Oui !... oui !... – Non !... non !...

GORENFLOT, apercevant Chicot sans le reconnaître.

Voilà une honnête personne.

CHICOT.

Vous voyez bien qu’il veut se recueillir et composer quelque harangue.

VOIX.

Oui, oui, laissons-le... Noël ! Noël !

Ils se retirent peu à peu.

 

 

Scène III

 

CHICOT, GORENFLOT

 

GORENFLOT.

C’est heureux !

Reconnaissant Chicot.

M. Chicot !

CHICOT.

Bonjour, compère !

GORENFLOT.

Savez-vous ce que me veulent tous ces gens-là ?... Ils sautent sur moi comme des mouches.

CHICOT.

Plains-toi donc, tu es populaire.

GORENFLOT.

Moi ?

CHICOT.

Ne fais pas le modeste ; tu le sais bien.

GORENFLOT.

Voilà toute une semaine que je n’ai pas mis le pied dehors ; on m’avait enfermé à la pénitence pour n’être rentré qu’à six heures du matin, il y a huit jours.

CHICOT.

Ah ! oui, le fameux soir !

GORENFLOT.

Quel fameux soir ?

CHICOT.

Tu sais bien, quand tu n’as pas voulu souper avec moi.

GORENFLOT.

C’est vrai !

CHICOT.

Et que tu m’as quitté à onze heures.

GORENFLOT.

Je vous ai... ?

CHICOT.

Pour aller... Tu sais bien !

GORENFLOT.

Non...

CHICOT.

Prononcer...

GORENFLOT.

Quoi ?

CHICOT.

Ce discours...

GORENFLOT.

Eh bien ?

CHICOT.

Ce magnifique, ce splendide discours...

GORENFLOT.

Je me rappelle vaguement...

CHICOT.

« Mes frères !... c’est un beau jour... pour la... »

GORENFLOT.

Vous m’ouvrez les yeux.

CHICOT.

Oh ! qu’il y avait de terribles choses dans ton discours !

GORENFLOT.

Bah !

CHICOT.

Contre le roi, contre la cour, contre tout !

GORENFLOT.

Vraiment !

CHICOT.

Si terribles, que tout à l’heure, en te voyant au milieu de cette foule, je me suis dit : « Pauvre compère, on va l’arrêter ! »

GORENFLOT, inquiet.

Mais, monsieur Chicot, je n’ai pas prononcé le moindre discours.

CHICOT.

Allons donc !

GORENFLOT.

Je me suis endormi ici... à la Corne de cerf... et réveillé ici.

CHICOT.

Allons donc !

GORENFLOT.

Demandez à M. Bonhomet.

CHICOT.

C’est lui qui vous a ouvert la porte mystérieusement lorsque vous êtes revenu de l’assemblée...

GORENFLOT.

De l’assemblée ?

CHICOT.

Tout bouffi d’orgueil...

GORENFLOT.

À cause de quoi ?

CHICOT.

À cause du succès que vous aviez eu et du compliment que vous avaient fait M. de Guise, M. de Lorraine et M. de Mayenne,

Il salue.

que Dieu conserve !... Voyons, vous souvenez-vous ?

GORENFLOT.

Non...

Brusquement.

Ah ! mon Dieu !

CHICOT.

Quoi ?

GORENFLOT.

Tout m’est expliqué.

CHICOT.

Là !

GORENFLOT.

Je suis somnambule.

CHICOT.

Qu’est-ce à dire ?

GORENFLOT.

C’est-à-dire, monsieur Chicot, que, chez moi, l’esprit domine à ce point la matière, que, tandis que mon corps est endormi, mon esprit veille et lui commande des choses, des choses...

CHICOT.

Des choses sublimes !

GORENFLOT.

Mon Dieu, oui.

CHICOT.

Des choses incendiaires, révolutionnaires, à faire dresser les cheveux sur la tête.

GORENFLOT.

Ah !

CHICOT.

Des choses à vous faire pendre si on vous voit.

GORENFLOT.

Ah !

CHICOT.

Des choses à vous faire écarteler si on vous rencontre.

GORENFLOT.

Que faire, alors ?

CHICOT.

Vous mettre à l’abri, et bien vite !

GORENFLOT, épouvanté.

Je crois que vous avez raison.

CHICOT.

Autrement, vous êtes un homme mort !

GORENFLOT, poussant un cri et se sauvant.

Monsieur Chicot !

LA FOULE, l’apercevant.

Gorenflot ! Gorenflot !

GORENFLOT.

Laissez-moi passer !

CHICOT, à sa fenêtre.

Laissez-le passer, il est proscrit !

LA HURIÈRE.

Lui, un saint ?

GORENFLOT.

Moi, un saint ?

CHICOT.

Sa tête est mise à prix !

LA FOULE, furieuse, hurlant.

Oh !

CHICOT.

Va, saint homme !

LA HURIÈRE.

Secours, secours à maître Gorenflot !

CHICOT.

Triomphe à frère Gorenflot !

TOUS.

Vive le frère Gorenflot ! Vive la Ligue ! Vive le duc de Guise ! À bas le tyran !

GORENFLOT.

Ils vont me faire écarteler !

CHICOT.

Vive Gorenflot le martyr !

LA FOULE.

À bas Valois !... À bas le tyran ! à bas !...

Ils emportent Gorenflot sur leurs épaules.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LE DUC D’ANJOU, MONSOREAU, ANTRAGUET, puis AURILLY

 

ANTRAGUET.

Les voyez-vous, monseigneur ?

MONSOREAU.

Et les entendez-vous ?

LE DUC.

Oui, je les entends crier : « À bas Henri ! » et : « Vive Guise ! » mais voilà tout.

Chicot ferme son volet.

MONSOREAU.

S’ils criaient : « Vive Anjou », monseigneur, ce serait bien dangereux, ce soir !

LE DUC, à lui-même.

Démon ! comme il devine !

Haut.

Ce n’est pas cela que je veux dire, monsieur ; je veux dire que tous ces cris, tout ce bruyant fanatisme, sont capables de donner des soupçons au roi.

MONSOREAU.

Et que fera-t-il, monseigneur ?

LE DUC.

Ce qu’il fera ? Il s’enfermera au Louvre, au lieu de sortir ce soir ; il enverra les Suisses et les gardes-françaises de Crillon pour dissiper ce peuple et culbuter cette procession ; et alors, que deviendront nos projets à tous ?

MONSOREAU.

Nos projets à tous, monseigneur, n’en souffriront pas. Le roi n’enverra pas un soldat contre la Ligue, puisqu’il s’en est déclaré le chef. Loin de défendre cette procession, il marchera lui-même en tête. Eût-il des doutes, il le ferait encore par bravade. D’ailleurs, n’est-ce pas son habitude, chaque année, de conduire la procession ? N’est-ce pas son habitude, après cette procession, d’entrer en retraite, pour deux jours, dans une communauté religieuse ? L’an dernier, c’était aux Minimes ; cette année, il a choisi les Génovéfains. Ne craignez donc rien, monseigneur.

ANTRAGUET.

Tout ira bien, Altesse.

LE DUC.

Je vous dis que, depuis l’affaire de l’abbaye, mon frère a des soupçons.

MONSOREAU.

Raison de plus pour nous hâter, monseigneur. Si le roi se défie, prévenons-le ! Dans deux heures, il aura franchi le seuil des Génovéfains, dont la porte se fermera sur lui ; dans deux heures, nous le tenons... M. de Mayenne court la ville avec ses Lorrains ; M. de Guise a caché à l’abbaye quatre-vingts de ses meilleures épées... Toute la communauté est à nous... Vous aurez là vos amis, vos fidèles ; lui, il sera seul. Dans deux heures, vous serez notre maître et le sien !

LE DUC, hypocritement.

Que faire d’une tête sacrée ? Lui aussi, c’est l’oint du Seigneur !

MONSOREAU.

Vous réfléchirez, Altesse ; mais agissez d’abord. Venez hardiment, et jouez serré.

ANTRAGUET.

Songez que l’enjeu, c’est notre tête à tous : gagnez, monseigneur, gagnez !

LE DUC.

Ses amis peuvent l’avertir.

MONSOREAU.

Assemblez les vôtres. Au premier coup de canon qui, selon l’usage, annoncera son départ du Louvre, soyez prêt, mais sans un seul mouvement significatif. Au deuxième coup, qui annoncera l’entrée du roi aux Génovéfains, marchez avec vos amis sur l’abbaye, dont je vous ouvrirai la petite porte.

LE DUC.

Ces deux coups de canon, les entendrai-je jamais !

ANTRAGUET.

Je n’ai pas vu Bussy.

LE DUC.

Bussy ?...

ANTRAGUET.

Nous l’avons, j’espère ? Oh ! mais il nous le faut !...

MONSOREAU.

On dirait, à vous entendre, que cette épée de moins fera tout manquer.

ANTRAGUET.

Cette épée de plus fera tout réussir.

LE DUC.

C’est vrai, quand j’ai Bussy à mes côtés, je suis tranquille ; par malheur, il me boude depuis quelques jours.

ANTRAGUET.

Faites la paix, monseigneur, faites vite.

LE DUC.

J’ai tantôt envoyé Aurilly à son hôtel : je fais les avances. Cette démarche le touchera sans doute, et alors, Aurilly me l’amènera.

MONSOREAU.

Où cela, monseigneur ?

LE DUC.

Ici, d’où je surveille la ville et le Louvre à la fois.

ANTRAGUET.

Voilà Aurilly, monseigneur.

LE DUC, à Aurilly.

Eh bien, Bussy ?

AURILLY.

Monseigneur, M. de Bussy est au lit avec une grosse fièvre, et le médecin lui défend de sortir.

ANTRAGUET.

Malheur !...

LE DUC.

Tu as dit... ?

AURILLY.

Tout ce que je pouvais dire à un valet, car on ne m’a pas reçu.

LE DUC.

Comment ?

AURILLY.

Non, monseigneur, le médecin défendait la porte.

LE DUC.

Même à mon envoyé ! Bussy est donc à l’agonie ?

ANTRAGUET.

Monseigneur, voulez-vous que j’essaye ?

LE DUC.

Mais...

ANTRAGUET.

Il nous faut Bussy à tout prix !

MONSOREAU.

Son Altesse supplier ainsi un simple gentilhomme ?

LE DUC.

Antraguet a raison, comte : le roi a Crillon, il faut que j’aie Bussy. Va, Antraguet, va !

Antraguet s’élance et part.

Vous ne doutez de rien ce soir, vous ; depuis que vous êtes marié, vous voyez tout en beau. C’est naturel, à travers le prisme de l’amour, et de l’amour heureux !

MONSOREAU, blessé.

Amour heureux !

LE DUC.

Allons, l’heure approche : rassemblez vos hommes, et allez prendre votre poste à l’abbaye...

MONSOREAU.

Serait-ce qu’il sait mon malheur et qu’il me raille ?

LE DUC.

Qu’avez-vous ?

MONSOREAU.

Rien, monseigneur, rien ; j’obéis.

À part.

Amour heureux !...

Il part.

LE DUC.

Cet homme, on ne sait jamais si on l’a pour soi ou contre soi. Odieux instrument, comme je le briserai avec joie !... J’avais choisi une femme, la plus belle ; je l’aimais : il me la prend. J’avais un ami, le plus sûr, le plus brave... il m’en fait un ennemi. Oh ! je vais reprendre Bussy tout de suite... j’y vais moi-même. Quant à lui reprendre Diane, nous verrons plus tard !

AURILLY.

Monseigneur, regardez donc !

Une troupe passe de droite à gauche.

LE DUC.

Ces drôles !... Est-ce que tu plaisantes ?

AURILLY, montrant la droite.

Pas par là... mais par ici. Voyez-vous ?

LE DUC.

Ces deux hommes qui viennent ?... On dirait Saint-Luc.

AURILLY.

Et l’autre ?

LE DUC.

Bussy !... Bussy, couché avec la fièvre... Bussy, dont la porte est fermée pour moi !

Il s’écarte vivement.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, BUSSY, SAINT-LUC

 

SAINT-LUC.

Vous avez beau dire, comte, vous êtes ici plus gaiement qu’enfermé à l’hôtel de Bussy... Huit jours sans sortir et sans voir âme qui vive !

BUSSY.

On change de ciel, on ne change pas d’idée ; et vous ne me ramènerez pas chez moi plus gai que vous ne m’en avez fait sortir.

SAINT-LUC.

Nous verrons.

LE DUC, s’approchant tout à coup.

Bonsoir, Bussy.

BUSSY, surpris.

Monseigneur !

Saint-Luc salue profondément.

LE DUC.

Vous voilà guéri, ce me semble ?... À merveille ! N’étiez-vous pas au lit tout à l’heure ?

BUSSY.

Il est vrai, monseigneur.

LE DUC.

Tu boudais, avoue-le-moi, et tu as refusé mon messager de paix. Mais puisque tu apportes la paix toi-même, c’est bien, tu es un bon cœur ; merci.

BUSSY.

Votre Altesse se trompe ; je ne la cherchais pas.

LE DUC.

Allons, sois raisonnable ! tout ce que je n’ai pu t’expliquer l’autre jour, tu le sauras bientôt, tu le sauras demain, et tu verras si je pouvais, dans cette déplorable affaire, agir autrement que je n’ai fait... Tiens ! tu le sauras ce soir, avant deux heures d’ici... Allons, viens !

Il lui prend le bras.

BUSSY, se dégageant.

Pardon, monseigneur, il ne m’est pas possible d’accompagner Votre Altesse.

LE DUC.

Ah !

BUSSY.

Je suis très souffrant. J’ai eu tort de sortir, et je rentre me remettre au lit.

LE DUC.

Aussi n’abuserai-je pas. Je ne te demande que de finir avec moi la promenade que tu avais commencée avec M. de Saint-Luc, qui est maintenant de tes amis, à ce que je vois ?

BUSSY.

Oui, monsieur le duc, et des meilleurs.

LE DUC.

Eh bien, moi aussi, je suis ton ami, et le premier en date... Allons, viens !

BUSSY.

S’il y a eu amitié entre nous, monseigneur, ç’a été beaucoup d’honneur pour moi ; mais cet honneur, j’y dois renoncer.

LE DUC.

Pourquoi ?

BUSSY.

Nous ne sommes plus rien l’un pour l’autre, monseigneur.

LE DUC.

Ah !... je fais le premier pas !

BUSSY.

C’est une douleur de plus pour moi.

LE DUC.

Je te prie !

BUSSY.

Altesse...

LE DUC.

Écoute... Tu n’es pas de ceux qui abandonneraient même un étranger en péril ; même un ennemi, tu le secourrais.

BUSSY.

Votre Altesse n’est pas en danger et n’a pas besoin de mon secours.

LE DUC.

Si... J’ai besoin de toi ce soir, dans une circonstance la plus grave peut-être de toute ma vie... Viens seulement avec moi, donne-moi cette soirée, et demain, tu te réveilleras duc, prince, le second du royaume !

BUSSY, raillant.

Ce ne pourrait être tout au plus que le troisième, monseigneur ; car j’aurai toujours devant moi le roi et vous.

LE DUC.

Tu refuses ?...

BUSSY.

Il le faut.

LE DUC.

Mon amitié ?

BUSSY.

Oui.

LE DUC.

Mes offres ?

BUSSY.

Oui.

LE DUC.

Mes ordres ?

BUSSY.

Oui, monseigneur.

LE DUC.

Tu te repentiras de n’être plus mon ami !

BUSSY.

Je m’étais déjà repenti de l’être.

LE DUC.

Viens, Aurilly, viens !

AURILLY, au Duc.

Puisqu’il ne venait pas ici pour Votre Altesse, tâchons de savoir pourquoi il y était venu.

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

SAINT-LUC, BUSSY

 

BUSSY.

Ah ! Saint-Luc pourquoi m’avez-vous amené ici ! Si je fusse resté chez moi, j’évitais cette désagréable rencontre ! Rentrons.

SAINT-LUC.

Un moment !

BUSSY.

Que faisons-nous dans ce quartier absurde ? Rien !

SAINT-LUC.

Moi, j’y suis venu pour quelque chose. J’attends madame de Saint-Luc, qui est à l’église, ici, tenez.

BUSSY.

C’est différent. Eh bien, je vous laisse... J’ai mon page de confiance, je retourne à l’hôtel.

SAINT-LUC.

Ne voulez-vous pas saluer la comtesse ? Justement, on sort. La voici.

Gens qui sortent de l’église. Diane et Jeanne sortent à leur tour et descendent les marches, suivies de Gertrude et d’un Page.

BUSSY.

Elle n’est pas seule ?...

SAINT-LUC.

Non ; elle est avec une de ses amies. Venez, comte, approchons-nous.

BUSSY, à Jeanne.

Madame...

Voyant Diane.

Diane !

SAINT-LUC, bas.

Voilà qui vous raccommode avec le quartier.

JEANNE, saluant Bussy.

M. de Bussy ! quel miracle !...

À Saint-Luc.

Voyons, monsieur de Saint-Luc, vous m’avez promis une fenêtre pour voir la procession. Cherchons ensemble.

SAINT-LUC.

En face ; voulez-vous ?

Ils s’écartent, laissant Bussy et Diane ensemble. Bonhomet leur fait des offres.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, BUSSY, DIANE

 

BUSSY.

Ah ! madame, voilà un hasard qui remplace pour moi la Providence !

DIANE.

Ce n’est point un hasard, monsieur le comte. C’est moi qui ai prié madame de Saint-Luc de m’aider à vous rencontrer.

BUSSY.

Vous !...

DIANE.

Je vous devais bien un remerciement pour vos généreux efforts.

BUSSY.

Quoi ! vous ne me haïssez pas, moi qui n’ai pu empêcher votre malheur, moi qui l’ai avancé peut-être !

DIANE.

Votre souvenir a été ma seule consolation pendant ces huit jours d’agonie. Mais ce n’est pas là ce que je voulais vous dire ; j’ai, à mon tour, un devoir à remplir envers vous. Vous courez un grand danger, monsieur le comte.

BUSSY.

Moi ?

DIANE.

Vous vivez chez vous, n’est-ce pas, enfermé, malade ?

BUSSY.

Malade de chagrin, dévoré de regrets et de rage !

DIANE.

Cependant, chaque nuit, une personne mystérieuse se glisse aux environs de ma nouvelle demeure, errant, épiant la lumière ou l’ombre de ma fenêtre. Je l’ai vue, je l’ai reconnue : c’est vous !

BUSSY.

Madame ! je vous atteste...

DIANE.

C’est vous ! c’est vous !...

BUSSY.

Eh bien, oui, c’est moi ! moi qui, désormais sans but, sans espoir, traînant mon corps qui n’a plus d’âme, c’est moi qui vais guetter votre lampe qui s’allume, votre ombre qui passe ; c’est moi qui m’assure, en vous voyant, que mon amour n’est pas la folie, et je m’en retourne plus désespéré que jamais, mais vivant encore, parce que j’ai respiré le même air que vous !

DIANE.

Oh ! malheureux !... mais je ne suis pas seule dans cette maison ; d’autres yeux que les miens vous ont vu... Déjà l’on cherche, l’on s’inquiète. Le comte de Monsoreau est jaloux.

BUSSY.

Jaloux ! Et qu’a-t-il à envier, lui, l’époux de la plus belle, de la plus adorable des femmes ? Jaloux d’un malheureux qui souffre, d’un insensé qui passe !

DIANE.

Le comte est effrayant dans ses soupçons et ses colères. La nuit dernière, je vous regardais à travers mes vitres, et tout à coup, sa fenêtre, voisine de la mienne, s’est ouverte doucement. J’ai vu briller une arme !

BUSSY.

Eh ! qu’il me tue !

DIANE.

Oh ! je vous en conjure, ne revenez plus, par pitié pour moi !

BUSSY.

Et pourquoi voulez-vous que je vive ? pour assister au bonheur de cet infâme, au bonheur qu’il a deux fois volé ? pour expirer lentement, minute par minute, du supplice que ce bonheur infernal me fait souffrir ? Jaloux ! il est jaloux, le misérable ! jaloux de l’ombre quand il possède la réalité ; mais, par le Dieu vivant ! je serais insensé de me laisser tuer par cet homme. Il est mon ennemi mortel, et je le tuerai de mes mains !

DIANE.

Monsieur... oh ! monsieur, il est excusable, peut-être !

BUSSY, avec désespoir.

Vous le défendez ?

DIANE.

Si vous saviez...

BUSSY.

Je sais que je vous aime et qu’il est votre mari.

DIANE.

Mais, s’il ne l’était pas, si jamais il ne devait l’être ?...

BUSSY, avec transport.

Oh !

DIANE, confuse.

Adieu !

BUSSY.

Diane ! Diane !

Il se jette à ses pieds ; elle s’échappe pour aller rejoindre Jeanne.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, LE DUC D’ANJOU, AURILLY, qui ont paru depuis un moment sur le seuil de l’église

 

LE DUC, à la porte de l’église.

Ah ! Bussy, voilà pourquoi tu trahis ton maître !... C’est bien !

Ils s’éloignent.

DIANE, à Jeanne.

Partons !

BUSSY, la retenant.

Un mot encore. Ah ! mes amis !

CHICOT, s’élançant par la fenêtre.

Êtes-vous enragé, mon maître ?... À genoux sur le pavé, à dix pas du duc d’Anjou, qui vous guette !

BUSSY et DIANE.

Oh !... le duc !...

CHICOT.

Peste des amoureux !

BUSSY.

Croyez-vous que je me la laisserai arracher encore ?

CHICOT.

Je crois que vous avez la fièvre et le transport, et que vous allez rentrer à l’hôtel de Bussy tout de suite.

BUSSY.

Oh !...

CHICOT.

Tout de suite, et vous cacher sous vos couvertures, grelotter la fièvre et ne jamais avouer que vous êtes sorti ce soir, si vous tenez à conserver votre tête sur vos épaules.

BUSSY.

Mais qu’y a-t-il donc ?

Grand bruit au loin.

CHICOT.

Il y a... Mais partez donc, monsieur de Bussy ! vous perdez cette jeune femme !

Bussy s’éloigne.

Quant à vous, Diane, ma petite sœur, rappelez-vous que je vous ai promis de vous rendre à votre père... Alerte ! alerte !... Ah ! Jeanne, quelle folie ! que vous êtes toujours mon étourdie de Méridor !... Allez, allez !...

À Saint-Luc.

Vous, restez avec moi, car j’aurai besoin de vous tout à l’heure. C’est ce soir, à minuit, à l’abbaye, que Chicot achève de payer ses dettes !

Les deux femmes s’enfuient.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, GORENFLOT, sur son âne, suivi d’une foule bruyante et avinée

 

LA FOULE.

Vive la Ligue ! à bas Valois ! vive Gorenflot !

GORENFLOT, ivre.

Oui, braves Parisiens, criez : « Vive Gorenflot ! » Je suis votre champion, moi, et le premier orateur du monde !

LA FOULE.

Noël ! Noël ! un discours ! un discours !

GORENFLOT.

Oui, un discours.

LA FOULE.

Silence ! silence !

GORENFLOT.

Mes enfants, Paris est la plus belle ville de France, et les Parisiens sont les gens les plus spirituels du royaume ; oui, la chanson le dit :

Il chante.

Parisien, mon ami,

Que tu sais de sciences !

LA FOULE, riant et applaudissant.

Oui, oui !...

GORENFLOT.

Il n’y a qu’une chose qui gâte Paris et qui gâte la France, c’est ce tyran de Valois, que j’ai déjà terrassé des foudres de mon éloquence.

LA FOULE.

À bas ! à bas le tyran !

Gorenflot descend de dessus son âne.

GORENFLOT, pendant qu’on emmène l’âne.

Je sais bien que la terre est une vallée aride où l’homme ne peut se désaltérer qu’avec ses larmes !... mais j’aurai la consolation, avant d’expirer, de voir le châtiment du Sardanapale. Est-ce aujourd’hui que nous le déposons, que nous le tonsurons, que nous le jetons dans un couvent ?

À chaque mot, hourra de la foule. Coup de canon.

TOUS.

La procession ! la procession !

Tous abandonnent Gorenflot pour courir au-devant de la procession.

GORENFLOT, triste.

Allons à la procession... Où est Panurge ? où est mon âne ? Allons à la procession !

Il sort. Musique, cris, arrivée de la procession.

TOUS.

La procession ! la procession !

 

 

Scène X

 

LE DUC D’ANJOU, AURILLY, ANTRAGUET, puis LE ROI, LA PROCESSION, DÉFILÉ, LIGUEURS, LORRAINS, GENTILHOMMES, CORPORATIONS, avec leurs bannières, SUISSES, GARDES, FEMMES, ENFANTS

 

LE DUC, à droite, dans un angle avec Aurilly et Antraguet.

Il est sorti !... Ira-t-il jusqu’à l’abbaye ?

Après les différentes corporations, accueillies par des cris, on voit enfin les troupes, puis la cour, puis le roi en habit de génovéfain, sous un dais fleurdelisé. À distance marchent sa cour et ses divers officiers.

LA FOULE.

Le roi ! le roi !... Vive le roi ! vive le roi !

Cris divers. On s’agenouille, on se heurte pour mieux voir le roi. Le défilé continue. La procession disparaît dans la rue voisine. Coup de canon.

LE DUC, se redressant tout à coup.

Je suis roi !

Cris, tumulte de la foule pendant le défilé, qui s’achève.

 

 

ACTE V

 

 

Neuvième Tableau

 

La grande salle du couvent des Génovéfains. Grande porte au fond, à laquelle on arrive du dehors par un large escalier plongeant. À droite, porte et fenêtre. Porte à gauche, donnant sur la cellule du Roi.

 

 

Scène première

 

MAYENNE, LA DUCHESSE, MONSIEUR DE LORRAINE

 

Au lever du rideau, Mayenne place et inspecte différents détachements d’hommes armés qu’il distribue aux portes.

LA DUCHESSE, arrivant.

Eh bien, où en est-on ?

MAYENNE.

Tout va bien... nous sommes imprenables dans notre forteresse.

LA DUCHESSE.

Le Valois, que fait-il ?

MAYENNE.

À peine entré, il s’est enfermé dans sa cellule, là, au fond de cette galerie... On n’entend pas même son souffle. Il prie !

LA DUCHESSE.

Il était fait pour être moine !

MONSIEUR DE LORRAINE, entrant.

Mais, du dehors, quelles nouvelles ?

MAYENNE.

Le populaire rentre tranquillement et très satisfait de sa belle procession ; son roi ne lui manque pas.

LA DUCHESSE.

Je le crois... Oh ! que j’aurais voulu voir ce Valois pieds nus et la tête basse, s’avançant peu à peu vers le piège !... aurais-je ri !

MAYENNE.

Je ne riais pas, moi !... À chaque station, il s’arrêtait pour se reposer ou se rafraîchir ; on fermait les rideaux du dais. Je ne riais pas, le cœur me battait trop ; nous le perdions de vue et nous nous disions : « En sortira-t-il ? ne va-t-il pas réfléchir ? »

LA DUCHESSE, riant.

Il n’a pas réfléchi !...

MAYENNE.

À la dernière halte, à la rue de l’Arbre-Sec, il est resté enfermé plus longtemps que les autres fois, et quand il est sorti, enseveli sous son froc, il m’a semblé plus courbé, plus chancelant, tout autre enfin... Je craignais qu’il n’eût pas la force d’arriver jusqu’ici.

LA DUCHESSE.

L’y voici, Dieu soit loué ! et il y est bien. Maintenant, au duc d’Anjou !

MONSIEUR DE LORRAINE.

Il vient d’arriver. Monsoreau lui a ouvert la porte.

LA DUCHESSE.

Il est pris comme son frère. Qu’en ferons-nous ?

MAYENNE.

Oh ! avec lui, pas de cérémonies. Aussitôt que l’acte d’abdication sera signé, en route pour un de nos châteaux forts. Mais le voici, plus un mot !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LE DUC D’ANJOU, MONSOREAU et PLUSIEURS GENTILHOMMES

 

LE DUC.

Bonsoir, messieurs !

MONSIEUR DE LORRAINE.

Nous sommes aux ordres de Votre Majesté...

MAYENNE.

Nous n’attendions que vous, sire.

LE DUC.

Je ne vois pas votre frère Henri de Guise ?

La Duchesse sort en saluant.

MONSIEUR DE LORRAINE.

Il inspecte nos postes.

LE DUC.

Et... le... le prisonnier, où est-il ?

MAYENNE.

Dans sa cellule.

MONSIEUR DE LORRAINE.

Il faudrait ne pas perdre de temps, sire, et lui faire signer l’acte d’abdication.

LE DUC.

Eh bien, faites, messieurs.

MAYENNE.

Ce n’est pas à nous, sire ; nous n’en avons pas le droit.

LE DUC.

Comment ?

MONSIEUR DE LORRAINE.

C’est au roi présent de déclarer la déchéance de son prédécesseur.

LE DUC.

Mais... s’il refuse ?

MAYENNE.

Il nous refuserait à plus forte raison, et, en ce cas, nous ne pourrions rien. Toute initiative vous appartient maintenant, sire.

LE DUC.

Oh ! il luttera...

À Monsoreau.

n’est-ce pas ?

MONSOREAU.

C’est à craindre...

LE DUC.

Mais alors...

MAYENNE.

Le temps est précieux.

MONSIEUR DE LORRAINE.

Le succès dépend d’une prompte résolution.

LE DUC.

Il refusera, vous dis-je !...

MONSOREAU.

Essayez toujours.

MAYENNE.

Il le faut bien !

MONSIEUR DE LORRAINE.

Quand il se verra seul, sans ressources...

MONSOREAU.

Dans une main résolue et puissante...

MAYENNE.

Faites-le venir, sire.

MONSIEUR DE LORRAINE.

Voici la clef de sa cellule.

LE DUC.

Prenez, Monsoreau.

MAYENNE.

Et voici l’acte d’abdication en bonne forme, tel qu’il a été convenu entre nous, monseigneur... Il n’y manque que la signature.

LE DUC, prenant l’acte.

Bien.

MONSIEUR DE LORRAINE.

Et maintenant, sire, agissez !

MAYENNE.

Nous attendons votre premier signal.

LE DUC.

Vous me quittez ?

MONSOREAU, à part.

Ils se retirent ?

MAYENNE.

Notre présence serait une intimidation nuisible... Il importe de ne pas effrayer le prisonnier. Obtenons son aveu par la persuasion ; si la rigueur devient nécessaire, nous sommes là avec toutes nos forces...

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

LE DUC D’ANJOU, MONSOREAU, AURILLY

 

MONSOREAU.

Les Lorrains se mettent à l’écart ; pourquoi ?

LE DUC.

C’est-à-dire qu’on me charge de l’exécution qu’ils n’osent pas faire.

MONSOREAU.

Je le crois ; mais le temps passe, et il faut que quelqu’un agisse.

LE DUC.

Ce ne sera pas moi. En suis-je déjà réduit à faire la volonté des Lorrains ?...

MONSOREAU.

Vous les avez tous pris pour vos grands dignitaires : connétable, grand maître... Ils vous tiennent.

LE DUC.

Pas pour longtemps.

MONSOREAU.

Que décidez-vous, monseigneur ?

LE DUC.

Ouvrez cette porte.

Monsoreau ouvre.

Le voit-on ?...

MONSOREAU.

Oui, monseigneur ; sa cellule est ouverte.

LE DUC.

Que fait-il ?

MONSOREAU.

Il est à genoux, absorbé, comme en extase.

LE DUC.

Eh bien, prenez avec vous Antraguet, et allez lui lire cet acte.

MONSOREAU.

Moi, son grand veneur ?...

LE DUC.

Ne suis-je pas son frère ?

MONSOREAU.

Un homme d’épée ne lit pas un acte, monseigneur, il le fait exécuter.

LE DUC.

Ah !...

MONSOREAU.

Vous avez là M. Aurilly. Envoyez-le avec Antraguet.

LE DUC, se contenant.

Vous avez raison, comte. Oh ! Bussy ! Bussy ! où es-tu ?...

Monsoreau va chercher Antraguet.

Plions encore, je me relèverai tout à l’heure !...

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, ANTRAGUET

 

LE DUC.

Marquis d’Antragues, accompagnez monsieur chez le prisonnier, à qui lecture sera donnée de cet acte, dans ses moindres détails.

ANTRAGUET.

Oui, monseigneur.

LE DUC.

Il faut vous attendre à une résistance ; mais, à tout ce qu’il pourra dire, plainte, menace ou prière, n’opposez que le silence.

ANTRAGUET.

Oui, Altesse.

LE DUC.

Fermez tout. Oh ! je ne veux pas entendre sa voix !... Voici l’acte, allez.

Antraguet et Aurilly sortent pour entrer chez le roi et referment la porte. Alors, Monsoreau s’approche du Duc.

Que voulez-vous, comte de Monsoreau ?

MONSOREAU.

Un seul mot, monseigneur. Dans une minute, Votre Altesse va être roi, et, en retour de ce que nous lui donnons, le roi nous doit des garanties.

LE DUC.

Des garanties ?

MONSOREAU.

Le roi est bien décidé, n’est-ce pas, à respecter l’honneur et le repos de ses serviteurs ?

LE DUC.

Monsieur !

MONSOREAU.

Je vous dis cela, monseigneur, parce que hier est bien près de demain, et qu’hier encore, Votre Altesse ne respectait pas assez la femme d’un de ses meilleurs gentilshommes.

LE DUC.

De quelle femme voulez-vous parler ?

MONSOREAU.

De la mienne. Votre Altesse aime toujours Diane de Méridor, et Votre Altesse espère toujours.

LE DUC.

Comte !

MONSOREAU.

Chaque nuit, depuis mon mariage, Votre Altesse est venue avec un page, ou seule, aux environs de ma maison.

LE DUC.

Moi ?...

MONSOREAU.

Monseigneur, je vous ai vu ! je veille... Oh ! j’ai juré que cette femme ne serait à personne. Vivant, elle ne me quittera jamais ; mort, elle me quittera moins encore, je l’emmènerai en partant... Que voulez-vous ! c’est mon délire, monseigneur. Heureusement, j’ai songé à vous prévenir. Mais enfin, quand vous serez le roi, qu’arriverait-il si je ne vous reconnaissais plus dans l’ombre, et si, comme hier, vous vous trouviez à portée de mon arquebuse ?...

LE DUC.

Monsoreau ! mais vous êtes fou !

MONSOREAU.

J’ai vu, sous ma fenêtre, un homme...

LE DUC.

Vous avez vu un homme, c’est possible ; mais qui vous a dit que c’était moi ?

MONSOREAU.

Il y a donc quelqu’un ?

LE DUC.

Apparemment.

MONSOREAU.

Qui aime Diane ?

LE DUC.

Oui.

MONSOREAU.

Et qui en est aimé ?

LE DUC, haussant les épaules.

Peut-être !

MONSOREAU.

Ah ! monseigneur, le nom de cet homme ! je vous le demande comme prix de tous mes services. Monseigneur, je ne vous quitte pas que vous ne me l’ayez dit.

LE DUC.

Soyez tranquille, vous le saurez.

La porte du Roi se rouvre. Silence.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, ANTRAGUET, AURILLY

 

LE DUC.

Eh bien ?

ANTRAGUET.

L’acte est lu, monseigneur.

LE DUC.

Et qu’a-t-il dit ?

ANTRAGUET.

Rien.

LE DUC.

Il ne s’est pas révolté, il n’a pas protesté ?

ANTRAGUET.

Immobile, comme écrasé par cette révélation, ensevelissant son front dans ses mains tremblantes, il est resté à genoux, plus humblement prosterné que jamais, et vous pourriez le voir d’ici frapper silencieusement sa poitrine.

MONSOREAU.

C’est étrange !

LE DUC, qui s’avance pour regarder.

Il a peur...

AURILLY.

Il est vrai que le coup est rude.

MONSOREAU.

Achevez, monseigneur, achevez ; vous aurez sa signature à bon marché.

LE DUC.

Ah ! amenez-le, Antraguet.

Antraguet obéit.

MONSOREAU, troublé.

Je cours prévenir les princes lorrains et faire avancer mes hommes d’armes.

À part.

Elle aime quelqu’un !... Qui donc ?...

Il sort.

LE DUC.

Le voir, lui parler, c’est plus difficile que je ne croyais.

 

 

Scène VI

 

LE DUC D’ANJOU, ANTRAGUET, AURILLY, LE ROI, sous son capuchon, il s’avance courbé, défaillant, la tête basse, les mains jointes

 

ANTRAGUET, bas.

C’est pitié !

LE DUC.

Approchez, Henri. Vous savez la vérité tout entière, cette vérité qu’on cache trop souvent aux rois et qui ne leur apparaît jamais qu’avec la foudre. Vous savez que vos peuples vous ont rejeté, que votre noblesse et les grands du royaume vous ont déposé. Rassurez-vous, on vous laissera la vie ; et l’acte que vous allez signer, en présentant votre abdication comme volontaire, sauve encore les apparences et l’honneur de notre maison.

Le Roi fait un pas.

Oh ! vous eussiez été plus dur pour moi, vous qui m’avez humilié si souvent, comme si je n’étais pas un fils de France, votre égal, le seul héritier du trône d’où l’on vous chasse et qui m’appartient désormais !

À lui-même.

Toujours cette immobilité !

ANTRAGUET.

Monseigneur, c’est votre frère ; terminez son agonie.

Au Roi.

Sire, signez !

AURILLY.

Signez !...

Il lui offre une plume. Le Roi hésite.

LE DUC.

Ah ! soyez prudent !... ne tentez pas notre patience.

Bruit au dehors.

Signez, Henri, ou préparez-vous à tout...

MONSOREAU, accourant.

Les Lorrains ont disparu, et les Suisses entrent dans l’abbaye par le cimetière.

LE DUC, avec menace.

Signerez-vous !...

Le Roi se courbe et signe lentement.

Enfin !

AURILLY, qui a couru à la fenêtre.

Et voilà Crillon qui occupe la porte avec ses gardes-françaises.

ANTRAGUET.

Ils montent !

LE DUC.

Ne craignons rien avec un pareil otage.

Coups frappés rudement à la porte.

UNE VOIX, du dehors.

Ouvrez, mes révérends !

LE DUC.

Cette voix !

MONSOREAU.

Mon Dieu !

LA VOIX, du dehors.

Rendez-moi donc mon fou, qui n’est pas rentré au Louvre.

MONSOREAU, regardant par la fenêtre.

Le roi !...

LE DUC.

Mais alors...

Il lit la signature.

« Chicot Ier !... »

MONSOREAU, en même temps qu’il lève le capuchon du faux Roi.

Oh !...

CHICOT, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah ! comme je m’amuse !...

LE DUC.

Misérable !

LE ROI, en dehors.

Enfoncez la porte, monsieur de Crillon !

LE DUC, égaré.

À moi ! à moi !

MONSOREAU.

Tout est perdu !... Chacun pour soi, monseigneur.

Il saute par une fenêtre et s’enfuit.

AURILLY, entraînant le Duc.

Allons, allons, monseigneur...

Ils vont fuir. Les Suisses les refoulent, commandés par Saint-Luc, qui entre par la droite. La porte du fond, brisée, s’ouvre avec fracas.

SAINT-LUC, à Chicot.

Où est Monsoreau ?

CHICOT.

Au souterrain, par cette porte... Vite !

Saint-Luc sort précipitamment.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, LE ROI, SAINT-LUC, CRILLON, GARDES, à la porte et partout

 

CHICOT.

Tu arrives bien ; on allait me faire abdiquer.

LE ROI.

Qu’on m’amène MM. de Guise...

On court.

M. de Bussy !... Vous entendez, Nancey ?

QUÉLUS, au Roi.

Nous avons une revanche à prendre avec celui-là... Je m’en charge !

Ils sortent.

LE ROI.

M. de Monsoreau !...

CHICOT.

Je m’en suis chargé !...

LE ROI.

Qu’on me laisse, messieurs... Restez, Chicot...

Les Gardes se retirent sur l’escalier au fond ; Chicot s’adosse à la porte de la cellule.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, LE DUC D’ANJOU, CHICOT

 

LE DUC, atterré.

Sire !...

LE ROI.

Ainsi, vous avez conspiré contre moi, comme autrefois vous conspirâtes contre mon frère Charles ! Alors, c’était avec le roi de Navarre ; aujourd’hui, c’est avec les Guises, qui vous méprisent et qui vous jouent. Autrefois, vous rampiez comme un serpent ; aujourd’hui, vous faites le lion, vous voulez mordre !... Après la ruse, la violence ! après le poison, l’épée !

LE DUC.

Le poison !... que voulez-vous dire ?

LE ROI.

Tu ne sais pas ce que je veux dire ?... Tu ne le connais pas, ce poison du livre de chasse que tu destinais au roi de Navarre, et que le hasard a détourné sur notre frère Charles. Il est bien connu pourtant, ce poison fatal de notre mère ! trop connu, n’est-ce pas ? Voilà pourquoi tu y as renoncé à mon égard ! voilà pourquoi tu as choisi l’épée. Mais regarde-moi donc, toi qui t’attaques par l’épée au vainqueur de Jarnac et de Moncontour !...

LE DUC.

Mon frère !...

LE ROI.

L’épée !... Eh bien, je voudrais te voir seul à seul avec moi, tenant une épée. Tu as la tienne, tu veux me prendre ma couronne, et nous voilà face à face ; voyons !... Ah ! misérable ! sois bien convaincu qu’un homme de ta trempe ne tuera jamais un homme de la mienne. Tiens ! ne songe plus à lutter d’une façon ni de l’autre, car, dès à présent, je ne suis plus ton frère, je suis ton roi, ton maître, ton despote... Je te surveille dans tes oscillations ; je te poursuis dans tes ténèbres, et, à la moindre obscurité, au moindre doute, j’étends la main sur toi, chétif, et je te jette pantelant à la hache du bourreau !

LE DUC, se courbant.

Sire, pitié !... pitié !...

LE ROI.

Non !

LE DUC.

Grâce !...

LE ROI.

Vous aurez grâce si vos juges vous font grâce !...

LE DUC.

Laissez-moi voir notre mère !

LE ROI.

À quoi bon, puisque je connais le poison de la famille ?

LE DUC.

Oh ! sire ! sire !...

LE ROI.

Assez !... À moi, Crillon !... mes capitaines !... tout le monde !

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, TOUT LE MONDE

 

LE ROI.

Mes prisonniers, MM. de Guise ?...

NANCEY.

Évadés, sire ! On est à leur poursuite.

LE ROI.

Les vrais successeurs de Charlemagne !... cela ne se perd pas. Je les retrouverai !

SAINT-LUC, ramenant Monsoreau.

Voici M. de Monsoreau, sire !...

CHICOT.

Eh ! notre grand veneur, vous voilà donc aux abois ?...

LE ROI, à Monsoreau.

Lèse-majesté, trahison et sacrilège... Vous savez ce qui vous attend ?...

MONSOREAU.

Bien, sire...

CHICOT.

Voilà une petite femme qui aura été bientôt veuve.

LE ROI.

Nous la remarierons !

MONSOREAU, froidement.

Oh !...

QUÉLUS.

M. de Bussy se cache bien, sire : nous ne l’avons pas trouvé dans l’abbaye.

NANCEY.

Sire, M. de Bussy !...

Bussy entre.

LE ROI, à Bussy.

Où étiez-vous ?...

BUSSY.

Dans mon lit, sire... Demandez à votre capitaine des gardes...

NANCEY.

C’est la vérité.

BUSSY.

D’ailleurs, s’il s’agit de trahison, comme je l’entends dire, Votre Majesté sait que je ne trahis jamais.

Le Duc sourit.

Vous souriez, monsieur le duc ?

LE DUC.

De surprise.

LE ROI.

Quoi donc ?

LE DUC.

Je croyais M. de Bussy trop généreux pour renier ses amis en danger.

BUSSY.

Que veut dire Votre Altesse ?

LE ROI.

Parlez, je le veux.

BUSSY.

Quels amis est-ce que je renie ?

LE DUC.

Mais moi, d’abord. N’étiez-vous pas avec moi ce soir encore, au moment de la procession ?

BUSSY.

Mais...

LE DUC.

Quand je vous rencontrai avec M. de Saint-Luc ?

CHICOT.

Oh !

LE DUC.

Devant l’église... où vous aviez rendez-vous avec cette personne ?

LE ROI.

Quelle personne ?

LE DUC, échangeant un regard avec Monsoreau.

Une dame !

BUSSY, bas.

Monseigneur le duc, je vous supplie...

LE DUC, à haute voix.

La dame de Monsoreau !

MONSOREAU, bondissant.

Oh !

CHICOT.

Le misérable !

MONSOREAU, au Duc.

Monseigneur...

LE DUC, à demi-voix, désignant Bussy.

C’est lui !

MONSOREAU.

Lui !...

BUSSY.

Ah ! monseigneur, pourquoi n’êtes-vous plus tout-puissant ! pourquoi n’êtes-vous plus libre !...

Saint-Luc retient Bussy.

LE ROI, à Chicot.

Me réponds-tu de Bussy ?

CHICOT.

Comme de moi-même...

LE ROI, au Duc.

Vous, monsieur le duc, au Louvre !...

À Nancey.

Gardé à vue...

Aux Mignons.

Vous m’entendez !...

À Monsoreau.

Vous, monsieur de Monsoreau, au donjon de Vincennes ! Monsieur de Bussy, vous êtes libre...

MONSOREAU, furieux.

Il est libre ! et moi, je suis prisonnier ! Oh ! non, la liberté !

Au Duc.

Monseigneur, il me faut la liberté !...

LE DUC, lui glissant son poignard.

La voici !

MONSOREAU.

Oui, oui ; allons !

Il sort au milieu des Gardes

LE ROI.

Messieurs, au Louvre !

Nancey vient prendre l’épée du Duc.

NANCEY.

Votre épée, monseigneur.

LE DUC, passant devant Bussy.

Tu te repentiras...

Bussy s’incline sans répondre. Tout le monde sort derrière le Roi.

BUSSY, à Chicot.

Ah ! mon ami !... quel rêve !...

CHICOT, à Bussy.

Voilà donc mon œuvre achevée. Le roi sauvé, Diane libre... Le reste ne me regarde plus.

BUSSY.

Vous ne courez pas rues des Tournelles ? vous n’annoncez pas ce bonheur au baron de Méridor, à Diane ?

CHICOT.

Est-ce que vous n’êtes pas là !... Il faut bien que vous fassiez quelque chose...

BUSSY, l’embrassant.

Oh ! j’y vole ! Adieu !

CHICOT.

Et moi, je vais me coucher... Bonsoir !

 

 

Dixième Tableau

 

La maison de la rue des Tournelles. Chambre haute, contiguë à une terrasse, sur laquelle elle ouvre par un vitrail. Porte à droite. Vue de Paris par une nuit orageuse.

 

 

Scène première

 

DIANE, BUSSY, GERTRUDE

 

DIANE.

Vous ne me trompez point, n’est-ce pas, vous ne vous trompez pas vous-même ? Tant de joie pour mon bon père, pour moi la liberté, la pensée, la vie... c’est bien là ce que vous m’annoncez ?

BUSSY.

Et je vous le répète à genoux... Dieu me devait cet éclair de bonheur après ce siècle de désespoir.

DIANE.

Ne me parlez pas de bonheur ici, où je crois voir encore ce malheureux.

BUSSY.

Oui, je comprends votre âme généreuse. Il ne faut pas de sang entre votre passé et votre avenir. Eh bien, nous prierons le roi, vous le supplierez vous-même ; nous obtiendrons la vie de cet homme. Son crime le sépare à jamais de vous ; sa condamnation rompt le mariage ; n’est-ce pas assez ? Qu’il vive !

DIANE.

Qu’il vive et nous doive la vie... Oh ! demain, dès demain, quitter Paris, retourner à Méridor, comme hier encore j’en faisais le projet avec Jeanne, vivre sans peur, sans remords, vivre heureux !

BUSSY.

Vous partiriez... et sans rien regretter ici ?

DIANE.

Mais, excepté mon frère, ce noble ami qui m’a sauvée, je n’aurais rien laissé à Paris.

BUSSY.

Pas même moi ?...

DIANE, avec exaltation.

Oh ! vous !... Mais non, ici, je ne puis, je ne veux rien vous dire... Ici, je vous reçus mourant, et je recueillis votre premier regard ; ici, je sens le malheur et la honte ; ici... non, non, ici, ne me demandez pas même une parole !

BUSSY.

Eh bien, regardez-moi encore ; vous le pouvez maintenant. Ne parlez pas, vous ; laissez-moi vous voir, laissez-moi vous adorer.

DIANE.

Bussy ! cher Bussy !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, CHICOT

 

CHICOT, masqué.

Dieu soit loué ! j’arrive à temps encore...

BUSSY.

Qu’y a-t-il ?...

Chicot se démasque.

DIANE.

Mon frère !

CHICOT.

Monsoreau, que l’on croyait désarmé, s’est jeté sur les gardes qui le conduisaient à Vincennes. Il en a poignardé deux, il a passé sur le corps des autres, et s’est échappé.

DIANE.

Ah !

BUSSY.

Échappé ! où est-il ?

CHICOT.

C’est ici qu’il reviendra d’abord. Pas un moment à perdre ! il faut sortir d’ici !

BUSSY.

Il faut l’attendre.

CHICOT.

Vous ! pourquoi ? Qu’êtes-vous dans cette maison, si le mari revient et vous y trouve ?

DIANE.

Fuyez !

BUSSY.

Fuir !

CHICOT.

Courez chez Saint-Luc ; qu’il arme ses serviteurs, qu’il rassemble tout ce qu’il pourra trouver d’amis et de soldats pour ressaisir ce misérable.

BUSSY.

Et Diane ?

CHICOT.

Je la conduis chez son père. Hâtez-vous d’amener Saint-Luc et ses gens ; mais qu’on ne vous voie pas, vous. Il n’y a que vous qui ne puissiez pas toucher un seul cheveu de cet homme. Allons !

BUSSY.

J’y cours ! Mais pendant que je n’y serai pas... ?

CHICOT.

J’y suis, moi.

DIANE.

Oh ! vous me quittez, je suis perdue !

BUSSY.

Je reste...

CHICOT.

 Mort de ma vie ! Faites-la tuer, mais ne la déshonorez pas !

BUSSY.

Je pars !

DIANE.

Adieu ! Je vous aime ; adieu !

BUSSY.

Oh ! au revoir !

Il part.

DIANE, avec un sanglot.

Hélas !

CHICOT.

Je respire !

 

 

Scène III

 

DIANE, CHICOT, LE PAGE DE BUSSY, sur le seuil

 

CHICOT.

Allons, ma sœur, du courage ! tout va bien. Dans un quart d’heure, nous pouvons être chez votre père ; nous aurons mainforte, et nous braverons tous les Monsoreau du monde. Voyons, prenez mon bras, partons.

DIANE, chancelant.

Mon ami, je ne sais ce que j’éprouve. Je n’ai pas peur avec toi, mais je me sens glacée. Mes pieds s’enracinent dans le parquet ; une volonté mystérieuse, invincible, m’ordonne de rester ici et m’y enchaîne. Tu vois, je ne peux pas marcher, je ne peux pas !

CHICOT.

Il le faut pourtant ! Appuyez-vous sur moi, dans mes bras ; je vous porterai ; je porterais le monde !

Tout à coup, une vitre de la fenêtre vole en éclats, la fenêtre s’ouvre et trois hommes enjambent le balcon.

DIANE.

Les voilà !

CHICOT.

Déjà !

 

 

Scène IV

 

DIANE, CHICOT, LE PAGE, MONSOREAU, SIX ASSASSINS

 

MONSOREAU, suivi de trois autres hommes.

Ah ! seigneur de Bussy, vous vous êtes laissé prendre !

DIANE.

Mon frère !

CHICOT, lui fermant la bouche.

Ne me nommez pas !

DIANE.

Il vous tuera !... Faites-vous connaître !

CHICOT, à Diane, bas.

Pour qu’il s’échappe, et aille tuer Bussy... ou pour que Bussy le tue ! un obstacle éternel entre vous deux ! Laissez donc faire la Providence !...

Au Page.

Allons, emmenez-la !... emmenez-la !

Il la renferme dans la chambre voisine.

MONSOREAU.

Oui... enferme ! Elle aura son tour... Toi d’abord, elle ensuite.

CHICOT.

Il était écrit que je la ferais veuve !

MONSOREAU.

Allez, mes braves, il est à moitié mort de peur !

CHICOT.

Vous mentez, je m’appelle Bussy !

MONSOREAU.

Ah ! vous croyiez ce pauvre grand veneur en prison ; qui sait ? décapité, peut-être ; et vous veniez annoncer cette bonne nouvelle à sa femme !... Allons, jetez bas votre masque : regardons-nous encore une fois au visage.

CHICOT.

Non pas ; la partie ne serait pas égale : je suis très beau, vous êtes laid à faire peur...

Il se prépare et se retranche.

MONSOREAU.

Commençons !

CHICOT.

Commençons !...

Il allonge le bras ; un homme tombe. On tire sur lui deux coups de pistolet, dont l’un atteint le Page, qui tombe ; l’autre détache un miroir, qui se brise.

Pauvre enfant !... À toi, l’homme au pourpoint rouge !

Il abat cet homme. Combat acharné ; deux des assaillants tombent ; Chicot poursuit les autres, qui fuient, l’un par la fenêtre, l’autre par la porte. Revenant victorieux.

Ah ! cela déblaye ! Y en a-t-il encore ?...

MONSOREAU.

Oui !... À moi !...

CHICOT.

Bon !...

On voit paraître cinq hommes au balcon de la terrasse.

MONSOREAU.

Allons, sus, mes amis !

CHICOT.

Il paraît que c’est un assassinat ?

MONSOREAU.

Pardieu !

CHICOT.

Alors, tenez-vous bien, misérables !

D’un revers de son feutre, il éteint les bougies, puis se retranche derrière un prie-Dieu, et s’en fait un rempart. Combat. Il blesse chaque fois ou renverse un homme, tantôt s’abritant derrière ce rempart, tantôt derrière un autre. Dans l’un de ces combats, deux des assassins saisissent son épée et la lui brisent. Il les terrasse ou les étrangle ; l’un d’eux le frappe par derrière d’un coup de couteau.

MONSOREAU.

Désarmé !... Il est à nous !

Chicot ramasse un tronçon de meuble et le brandit ; les assaillants s’élancent ; il recule pour la première fois.

CHICOT.

Pas d’armes !... blessé !

Le Page se soulève mourant du milieu des morts, et lui tend une épée.

Oh ! merci, pauvre enfant !... merci !...

Second coup de pistolet ; le Page expire.

MONSOREAU.

Allons ! et qu’on en finisse !...

CHICOT.

Encore quatre ! J’en tuerai deux peut-être ; mais les autres me tueront... Ah ! Bussy, il est temps !

MONSOREAU.

En avant !...

Coup de pistolet qui abat Chicot ; il tombe sur un genou.

Il est perdu !

CHICOT, faiblement.

Bussy ! il est temps !... il est temps !

MONSOREAU, triomphant.

Tu es mort, Bussy !...

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, BUSSY, DES HOMMES, avec flambeaux

 

BUSSY, d’une voix tonnante.

On assassine ici !... Place !

CHICOT.

Ici !... ici !...

Les meurtriers s’enfuient épouvantés.

MONSOREAU, reconnaissant Bussy à la lueur des flambeaux.

Bussy !... Qui donc est l’autre ?...

CHICOT, écartant Bussy, qui va se précipiter sur Monsoreau.

Le fou !...

Il ôte son masque.

qui fait sa dernière folie...

D’un coup d’épée, il cloue Monsoreau contre la muraille.

MONSOREAU, arrachant l’épée de sa poitrine.

Chicot !... Rage !... Démons !...

Entre Saint-Luc avec ses Gardes.

 

 

Scène VI

 

BUSSY, SAINT-LUC, CHICOT, MONSOREAU, DIANE

 

BUSSY, saisissant Chicot dans ses bras.

Mon ami !... mon frère !... Où est Diane ?...

Chicot montre la chambre. À Saint-Luc.

Là !... là !...

CHICOT.

Je voudrais l’embrasser encore.

Saint-Luc va chercher Diane, qui entre muette d’horreur et livide, et tombe dans les bras de Chicot.

DIANE, chancelante.

Mon... mon ami !...

Monsoreau, en la voyant, se soulève, effrayant. Diane s’agenouille et détourne la tête avec épouvante.

CHICOT, à Monsoreau.

Ma sœur est veuve...

À Bussy.

Je vous la donne !

Monsoreau essaye de lutter encore ; ces derniers mots l’ont terrassé. Il retombe et meurt.

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