Joconde (Christophe-Barthélémy FAGAN DE LUGNY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 5 novembre 1740.

 

Personnages

 

ASTOLPHE, Roi de Lombardie

JOCONDE

CLORINDE, sœur de Marcelle et de Suson

MARCELLE, sœur de Clorinde et de Suson

SUSON, sœur de Marcelle et de Clorinde

MONSIEUR MATASIO, philosophe

 

La Scène est dans une Ville d’Italie.

 

 

Scène première

 

ASTOLPHE, JOCONDE

 

ASTOLPHE, d’un air vif et enjoué.

Nous voici donc, Joconde, dans ce lieu que l’on nous a indiqué : Nous verrons quelles sont ces Beautés rebelles.

JOCONDE, aussi d’un air vif et enjoué.

Je vous avoue, Sire, que je croyais que nous étions assez vengés de l’infidélité dont nous avons soupçonné nos Maîtresses, sans chercher à faire de nouvelles conquêtes. Les fleurettes que nous avons débitées dans toutes les Villes où nous avons séjourné, ont, ce me semble, assez bien réussi.

ASTOLPHE.

Il est vrai : et je ne goute pas un médiocre plaisir à me représenter quel doit être à présent l’étonnement de toutes les Belles qui nous ont avoué leur défaite, et qui, sur nos serments, nous regardaient déjà comme leurs Époux.

JOCONDE.

Ce plaisir est un peu perfide ; mais je le sens comme vous, et l’offense que nous croyons avoir essuyée, nous a paru si grave...

ASTOLPHE.

Je conviens que sur de simples soupçons, des Amants moins délicats que nous n’auraient pas pris la chose tant à cœur. Je conviens que parce qu’un autre que moi aura pu plaire un instant, je ne suis pas pour cela trahi : mais mon amour propre en a été blessé ; et pour le guérir, en vérité, Joconde, il a fallu me convaincre qu’une infidélité passagère est un mal trop léger et trop universel pour qu’on doive s’en affliger. Il a fallu me convaincre qu’il n’est point de cœurs, que la fleurette et l’artifice ne puisse distraire un moment de ses résolutions les plus fermes ; et qu’enfin si cette distraction d’un instant est un crime, un Sexe qui a la douceur et les grâces en partage, ne saurait s’en défendre, par la coupable étude que les hommes ont faite de la séduction.

JOCONDE, souriant.

Depuis que nous courons le Monde, les exemples ne nous ont pas manqué.

ASTOLPHE.

Non : mais il en faut encore d’autres pour que ma gloire soit pleinement satisfaite.

Après avoir regardé si personne n’écoute, et parlant un peu plus bas.

En passant pour de simples Marchands, nous nous préparons ici quelque chose de plus flatteur que tout ce qui nous est encore arrivé.

JOCONDE.

Fort bien. Nous voici donc Marchands, et nous donnons dans les plus petites Bourgeoises.

ASTOLPHE.

Oui : laissons-là la qualité.

JOCONDE

Les Grisettes d’un certain caractère ne sont peut-être pas les plus sottes. Mais pour nous, dont le projet est de faire l’amour pour la gloire, et de donner dans le pur sentiment, je m’imagine qu’une petite Bourgeoise rebelle doit être quelque chose d’un accès bien rebutant.

ASTOLPHE.

La victoire en sera plus glorieuse.

JOCONDE.

Il serait fâcheux qu’après tant de faits éclatants nous vinssions à échouer.

ASTOLPHE.

Va, ne crains rien, Joconde. Je soutiens à présent qu’il n’est point de femmes, que les larmes, la flatterie et la libéralité, ne puissent attendrir. Je te dirai bien plus, le moindre délai serait pour nous un déshonneur. Il faut, pour que notre projet soit rempli, que ces rebelles se déterminent à nous accepter pour époux, cela en un instant ; je ne donne que trente minutes si la plus difficile.

JOCONDE.

Je reprends donc courage. J’ai parlé, Sire, à l’Hôtesse, ainsi que vous me l’aviez ordonné ; elle m’a témoigné qu’elle estimerait ses filles fort heureuses, si elles écoutaient nos propositions ; mais elle m’a répété plusieurs fois que nos soins seraient inutiles, que ses filles étaient un prodige d’insensibilité.

ASTOLPHE.

Trente minutes.

JOCONDE.

Un autre soin m’embarrasse. Le Livre de nos Aventures amoureuses, est, je crois, rempli ?

ASTOLPHE.

Cela serait-il possible ?

JOCONDE.

Il l’est à peu de chose près.

ASTOLPHE.

Notre tour de France doit effectivement l’avoir avancé.

JOCONDE, va regarder dans le Livre.

L’Article seul de Paris en remplit les deux tiers : quelques autres Villes de France ont aussi des Articles fort honnêtes.

ASTOLPHE.

Eh ! bien.

JOCONDE.

Il ne reste place que pour trois ou quatre, encore faudra-t-il écrire extrêmement menu... Mais fermons ; j’entends quelqu’un.

 

 

Scène II

 

ASTOLPHE, JOCONDE, MARCELLE, dans l’enfoncement du Théâtre

 

ASTOLPHE.

Ah ! ah ! quelle est celle-ci ?

JOCONDE.

Elle paraît assez enjouée.

ASTOLPHE.

C’est sans doute une des Rebelles ? Je vais savoir d’elle...

JOCONDE.

Sire, un moment, s’il vous plaît, dans tout autre cas, le droit de parler le premier vous serait dû ; mais, selon nos conventions, nous tirerons, je vous prie, au sort.

ASTOLPHE.

Eh ! bien, sans tirer au sort, je serai pour la seconde.

JOCONDE.

Et moi pour la première, puisque vous me le permettez.

ASTOLPHE.

Songe à jouer ton personnage.

JOCONDE.

Sire, laissez-moi faire.

MARCELLE, s’avançant.

Oh ! pour le coup, Maman m’a bien fait rire.

À Astolphe et à Joconde, les saluant.

C’est vous je crois, Messieurs, qui demandez à loger ici ?

JOCONDE, soupirant.

Oui, Mademoiselle. Comme nous avons entendu dire que cette Ville était, de l’Italie, une des plus propres au Commerce, mon cousin, que vous voyez, et moi, ne serions pas fâchés de nous y établir.

MARCELLE.

C’est ce que ma Bonne vient de m’apprendre : elle a même ajouté à cela de longs discours, qui sont tout-à-fait plaisants.

JOCONDE.

Elle vous a donc révélé un secret, qui, sans doute, m’est échappé indiscrètement ?

MARCELLE.

Ce secret est que vous êtes dans le dessein de vous marier ici : mais à l’égard de mes sœurs et de moi, je ne sais pas comment vous aurez pu compter y réussir ; car nous nous sommes assez hautement déclarées ; et on sait que nous regardons comme de fort-sots personnages et les Maris et les Amants.

JOCONDE.

Votre insensibilité est aussi connue que vos charmes ; mais ne soyez pas surprise, Mademoiselle, que la passion que je ne puis surmonter...

MARCELLE.

Quelle passion ?

JOCONDE.

Celle que vous m’inspirez.

MARCELLE.

Quoi ! c’est de moi dont il s’agit ? Eh ! mais voilà une passion tout-à-fait singulière, et rien n’est plus divertissant. Vous ne m’avez jamais vue ; je ne suis que passablement jolie : je ne vous ai encore rien dit que de désobligeant : tout cela ne fait rien ; vous arrivez, je parais, voilà une passion.

JOCONDE.

Quand je ne vous aurais jamais vue que d’aujourd’hui, cette passion n’aurait rien d’impossible : mais mon malheur ne commence pas de cet instant. Depuis un an, inconnu dans ces lieux, sous mille formes différentes, je vous vois, je vous suis partout, j’ai résisté autant que j’ai pu au penchant funeste.

MARCELLE.

Ah ! tâchez de rendre le Roman un peu plus divertissant, je vous en prie ; vous avez un ton langoureux qui me ferait trouver mal ; car je vous avoue que j’aime à rire.

JOCONDE.

Ce mot de Roman vous échappe, sans doute, et je ne puis croire que vous vouliez ajouter à mes malheurs...

MARCELLE, riant.

Bon ! n’allez-vous pas approfondir un mot : Je suis perdue si vous me demandez de la raison. Ne voyez-vous pas que je ne fais attention ni à ce que vous me dites, ni à ce que je vous dis moi-même ?

JOCONDE.

Votre enjouement me déconcerte. Je sens que, pour vous moins déplaire, il faudrait que je prisse le même ton ; et c’est ce qu’une tendresse aussi sérieuse que la mienne ne me permet pas. Je renonce donc pour jamais à me plaindre, et je me tais dès ce moment.

MARCELLE.

Adieu. Je veux croire de bonne foi que vous êtes très malheureux ; mais il faut que je vous quitte.

JOCONDE.

Attendez, je vous supplie ; une lueur d’espérance vient me frapper. Faites-moi la grâce de m’écouter encore un moment. Si vous me haïssez, il me reste du moins la faible consolation de penser qu’il n’est point de Mortel qui ne vous soit indifférent.

MARCELLE.

Oh ! pour cela vous le pouvez penser.

JOCONDE.

Je suis riche, et, quoique Marchand, ma famille est honnête. Je pense à une espèce de mariage de fantaisie : je ne doute point que vous ne l’approuviez, et que vous ne me permettiez de l’aller proposer à votre Mère.

MARCELLE.

Moi, l’approuver ? Moi, vous permettre de l’aller proposer à ma Mère ? Mais vous n’y songez pas.

JOCONDE.

Écoutez-moi, s’il vous plaît. Comme mon dessein est uniquement de m’assurer qu’un autre ne vous possédera pas, nous mettrons deux clauses dans le Contrat. L’une, que vous ne serez point obligée de m’aimer (celle-là est souvent sous-entendue ; mais nous la mettrons expressément.) L’autre, que je n’aurai aucun des privilèges que donne ordinairement l’autorité de Mari. De façon que, contraint de vivre éloigné de vous de plus de vingt lieues, s’il me prenait envie de paraître seulement dans la Ville où vous habiteriez, le Contrat, dès ce moment, est nul ; et notre engagement ne pourra subsister que par des raisons, qui dans les autres assez communément le détruisent.

MARCELLE, plus sérieusement.

Cela serait assez original : mais gardez-vous bien de faire aucune démarche : car vous perdriez votre temps.

ASTOLPHE.

L’accommodement est cependant, Mademoiselle, tout-à-fait raisonnable.

JOCONDE, à Astolphe.

Non, Seigneur, non, il n’y a rien à faire.

ASTOLPHE.

Je n’ai rien voulu dire jusqu’à présent ; mais je ne puis m’empêcher...

JOCONDE.

Non, laissez-moi mourir. Mademoiselle est de ces personnes qui sont cruelles pour le plaisir seulement de l’être, et contre leur propre intérêt. Car qu’est-ce que je demande : Je veux, détaché de toutes vues basses, et rempli d’un amour tout épuré, je veux obtenir un titre pour pouvoir uniquement partager mes richesses avec elle. Elle me refuse. Eh ! bien, mourons donc. Vous savez que ma langueur m’a depuis un an mis vingt fois aux portes du trépas ; et si j’ai tenté aujourd’hui un dernier effort... Pourquoi, cher ami, m’avez-vous tant de fois secouru ? Ne faut-il pas que mon amour me conduise tôt ou tard au tombeau ?... Je ne puis retenir mes larmes... Je sens la voix me manquer.

ASTOLPHE, le soutenant.

Hélas ! rappelez votre courage.

JOCONDE, appuyé sur Astolphe, à Marcelle.

Mon dessein n’était pas de vous nuire, Mademoiselle. Vous pouviez me rendre heureux, sans qu’il en coutât rien à la haine que vous portez si cruellement à tous les hommes. Je consentais que vous n’aimassiez point, mais ne vouloir pas permettre que l’on achète le droit de vous aimer, quand on le paye de toutes ses richesses, c’est pousser la rigueur...

MARCELLE.

Eh ! bien, il ne faut pas vous désespérer.

JOCONDE, avec vivacité.

Je proposerai donc ce mariage ?

MARCELLE.

À la bonne heure.

JOCONDE.

Et aimer ?

MARCELLE.

Cela pourra peut-être venir.

JOCONDE.

Nous ne mettrons donc point la clause ?

MARCELLE.

J’y consens.

JOCONDE.

Et les Privilèges ?

MARCELLE.

Je ne sais ce que c’est ; mais il ne faut point se singulariser.

JOCONDE.

Vous me ravissez ! J’irai donc trouver votre mère ?

MARCELLE.

Je vois venir ma sœur cadette. N’allez pas lui parler de la permission que je vous donne, ni à ma sœur aînée, surtout, si vous la rencontrez. Je puis d’ailleurs faire des réflexions ; ne chantez pas encore victoire.

 

 

Scène III

 

ASTOLPHE, JOCONDE

 

ASTOLPHE.

En voici donc une qui se rend ; et je ne crois pas qu’elle se dédise. :

JOCONDE.

Il faut avouer, Sire, que le métier que nous faisons, est une vraie friponnerie.

ASTOLPHE.

J’aurai soin qu’en nous vengeant, tout se termine ici d’une façon digne de ce que nous sommes. Celle qui vient est extrêmement belle ; mais elle a un petit air de mauvaise humeur qui est parfait.

JOCONDE.

Sire, la seconde vous regarde.

 

 

Scène IV

 

ASTOLPHE, JOCONDE, SUSON

 

ASTOLPHE.

Où portez-vous vos pas ? et que cherchez-vous ma belle enfant ? Jamais rien de si parfait...

SUSON, d’un ton d’enfant de mauvaise humeur.

Laissez-moi.

ASTOLPHE,

Permettez qu’en voyant vos attraits...

SUSON.

Laissez-moi là.

ASTOLPHE, à part.

Ah ! ah ! Voilà un ton singulier ?

À Suson.

Quoi ? vous répondez de la sorte à l’empressement que je fais paraître ?

SUSON.

Sans doute.

ASTOLPHE.

Il ne sied pas qu’une jolie personne, quand on loue ses charmes, prenne le ton que vous prenez.

SUSON.

Tant mieux. C’est mon plaisir, à moi.

ASTOLPHE, à Joconde.

Oh ! oh ! cousin, vous m’avez laissé-là de la besogne !

S’approchant de Suson, et la prenant par la main.

Je vous conjure, au nom des Dieux...

SUSON.

Eh ! bien, voulez-vous bien finir ?

ASTOLPHE.

Quoi ? vous ne daignerez pas ?...

SUSON.

Est-ce qu’on prend comme cela la main des filles ? Dame !

ASTOLPHE.

Oh ! assurément, vous m’écouterez. Je suis autorisé à vous parler ; et il ne sera pas dit...

SUSON.

Si vous ne finissez pas !... Je vous dis encore une fois que je n’ai que faire à vous.

ASTOLPHE.

Vous n’avez que faire à moi ? Oh ! bien, je suis bien aise de vous dire que vous y avez à faire plus que vous ne pensez ; que j’ai le consentement, l’ordre même de votre mère, et que je viens ici pour vous épouser.

SUSON.

M’épouser ? Eh oui ! Voyez donc comme il m’épousera !

ASTOLPHE.

Vous le verrez ? que cela vous plaise, ou non, je ne vous en épouserai pas moins.

SUSON.

Je vous crois. Est-ce qu’on épouse comme çà les gens malgré eux ?

ASTOLPHE.

Oui, on les épouse malgré eux.

SUSON.

Et moi, je vous dis que non.

ASTOLPHE.

Et moi, je vous dis que oui.

SUSON, frappant du pied.

Et moi, je vous dis que non. Voulez-vous bien ne me pas obstiner donc ?

ASTOLPHE.

Obstinez-vous tant qu’il vous plaira.

SUSON.

S’il ne tenait qu’à vouloir, il ya plus de six mois que le fils du Juge le veut : mais tous les beaux discours qu’il étudie chez lui, et qu’il vient me répéter, ne servent à rien. Et ma sœur aînée, qui a été mariée, nous a bien fait entendre que le mariage était quelque chose qui ne valait seulement pas la peine d’y penser.

ASTOLPHE, à Joconde.

Mon cousin, regardez attentivement. Vous souvenez-vous de cette Duchesse que nous vîmes, quand nous portâmes nos plus belles Marchandises à la Cour ?

JOCONDE.

Oui, je m’en souviens.

ASTOLPHE.

Voilà tous ses traits, tout son air, si vous le remarquez.

JOCONDE.

Ceci vaut quelque chose de mieux encore.

SUSON, se rengorgeant un peu.

Je n’ai que faire que l’on se moque de moi.

JOCONDE.

Il serait à souhaiter pour les femmes de Cour, qu’elles eussent cette simplicité, cette naïveté charmante.

ASTOLPHE.

Qu’appelez-vous simplicité ? Il n’y a point ici autant de simplicité que vous l’imaginez. Regardez-moi ces yeux.

À Suson.

Vous les cachez Ah ! petite friponne !

SUSON.

Je vous épargne de les voir ; car ils ne peuvent rien témoigner de bon pour vous.

ASTOLPHE.

Oui-dà ! Il me semble que quand vous voulez vous en donner la peine, vous tournez assez bien ce que vous voulez dire !

SUSON.

Ce que je dis n’est pas tourné avec beaucoup d’esprit.

ASTOLPHE.

Non, assurément. Et vous êtes la bonté même.

SUSON.

Moi ? Je suis...

ASTOLPHE.

Eh ! oui, vous dis-je ; on peut s’en rapporter a vous.

SUSON, souriant.

Comment.

ASTOLPHE.

Oui, riez, riez. 

À Joconde.

Eh ! bien, vous auriez cru d’abord que c’était l’ingénuité même, une ignorance entière du monde, un esprit peu cultivé. Vous y faites attention ; et vous êtes tout surpris de trouver de la finesse dans la pensée, et du tour dans l’expression.

SUSON, se donnant quelques airs.

Moi ? Point du tout.

JOCONDE, à Astolphe.

Dans le dessein où vous êtes de suivre la Cour, il est fâcheux que Mademoiselle ait résolu de ne point prendre d’engagement ; car elle semble toute faite pour vivre en ce Pays-là.

ASTOLPHE.

Elle y serait adorée. Mais enfin cette autre jeune personne que nous venons de voir, n’aura peut-être pas la même répugnance ; et je compte en faire la demande.

SUSON.

De qui ? De ma sœur Marcelle ?

ASTOLPHE.

Oui. Je ne crois pas qu’elle refuse l’occasion de s’établir dans un séjour, où règnent les plaisirs les plus délicats, où les bons airs se répandent jusques sur les femmes les plus subalternes. Quand, après quelque temps, elle voudra bien venir vous voir, vous trouverez dans son langage, et dans les façons de se mettre, des grâces qui vous désespéreront.

SUSON.

Ma sœur n’est point faite pour cela.

ASTOLPHE.

J’espère qu’elle y sera bientôt formée.

SUSON.

Je vous dis que jamais ma sœur n’attrapera ces façons-là dont vous parlez.

ASTOLPHE.

Cependant mon parti est pris. Adieu.

SUSON.

Écoutez donc, si vous voulez.

ASTOLPHE.

Non.

La contrefaisant.

Laissez-moi.

SUSON.

Vous vous trompez.

ASTOLPHE, la contrefaisant.

Tant mieux. C’est mon plaisir à moi.

SUSON, pleurant.

Pardi ! C’est fort joli assurément, de se moquer comme vous faites.

JOCONDE, à Astolphe.

Vous avez d’abord penché pour Mademoiselle ; il y aurait de l’injustice à songer à une autre, pour peu qu’elle acceptât vos propositions.

ASTOLPHE.

Quoi ! J’oublierais le mauvais traitement, que d’abord Mademoiselle m’a fait essuyer !

SUSON, avec impatience.

Quel est donc ce mauvais traitement ? Je ne vous ai d’abord pas voulu écouter, parce que je n’écoute pas ordinairement les hommes. Si je ne les écoute pas, c’est qu’ils ne m’ont jamais dit de certaines raisons. Vous me les dites, vous, et je vous écoute : ainsi vous voyez bien que vous devez m’aller demander à ma mère.

ASTOLPHE.

Allons donc ; nous verrons dans quelques jours.

SUSON.

Quoi ! Ce n’est pas aujourd’hui.

ASTOLPHE.

Non. J’ai encore quelques arrangements à prendre...

SUSON.

Vous étiez d’abord si pressant ! Cela est impatientant.

ASTOLPHE.

Je puis, après tout, y aller dans le jour.

SUSON.

Tout à l’heure, croyez-moi ; car on dit que les hommes, d’un moment à l’autre, changent de résolution.

ASTOLPHE.

Rien ne m’en fera changer.

SUSON.

Je vois venir ma Sœur aînée. Je tremble de vous laisser avec elle.

ASTOLPHE.

Ne craignez rien.

SUSON, montrant une petite joie d’enfant.

Ah ! Dame, pour le coup, quand j’irai à la Cour, cela fera bien endêver mes Sœurs.

ASTOLPHE.

Comptez sur ma parole.

SUSON, s’en allant.

Adieu donc, Monsieur.

Elle s’arrête.

À tantôt.

ASTOLPHE.

Ne doutez pas de ma sincérité.

 

 

Scène V

 

ASTOLPHE, JOCONDE

 

JOCONDE.

Voilà deux nouveaux articles, dont il faut aller faire mention sur le Livre.

ASTOLPHE.

Tu pourrais tout de suite faire mention du troisième.

JOCONDE, écrivant.

Parbleu, je crois que je ferais aussi-bien. Cependant, Sire, je ne sais pas trop ce qui en arrivera. Cette sœur aînée a, dit-on, plus d’esprit que les deux autres.

ASTOLPHE.

Tu te moques ! L’esprit a-t-il jamais garanti le cœur.

JOCONDE.

Elle est d’ailleurs accompagnée d’une espèce de Philosophe, qui a sur elle un empire absolu.

ASTOLPHE.

C’est une faiblesse dont il faut que nous sachions profiter.

JOCONDE.

Enfin, au lieu d’une, cela fait deux personnes à vaincre.

ASTOLPHE.

Il est vrai que cela rend la chose plus difficile ; mais ne doutons point de la victoire.

 

 

Scène VI

 

ASTOLPHE, JOCONDE, CLORINDE, MATASIO

 

CLORINDE.

Vous êtes le flambeau qui pouvez seul me conduire, mon cher Matasio. Vous passez pour régler mes sentiments ainsi qu’il vous plaît : je ne m’en défends point.

MATASIO.

Croyez que votre bien, Madame, est tout ce que je cherche.

CLORINDE.

Que je suis satisfaite de vos doctes leçons ! et qu’il est bien vrai que l’étude du beau, du grand, du sublime, éteint dans les cœurs les désirs bas et matériels que nous inspire l’amour !

MATASIO.

Oui, je vous le disais, Madame, on rapporte que Zénon ne donna qu’une fois en sa vie le bon jour à sa femme ; encore était-ce pour ne point marquer trop d’impolitesse.

ASTOLPHE, à Clorinde.

Ce détachement que vous faites paraître, ces yeux baissés, cet extérieur austère, sont d’un triste présage pour deux Amants que vous avez également touchés.

JOCONDE.

Nous sommes également épris.

ASTOLPHE.

Le respect dont notre amour est accompagné, nous réunit quoique rivaux.

JOCONDE.

Si l’un de nous était assez heureux pour être choisi, l’autre entendrait prononcer son arrêt sans murmurer.

ASTOLPHE.

Laissez-vous fléchir.

JOCONDE.

Daignez nous apprendre notre sort.

MATASIO, à Clorinde.

Voilà qui est singulier !

CLORINDE, à Matasio.

Laissez-vous fléchir ! Monsieur Matasio, qu’en dites-vous ?

MATASIO, à Astolphe et à Joconde.

Quelle témérité ! Savez-vous bien à qui vous vous adressez ?

CLORINDE.

Ces déclarations me plaisent fort !

ASTOLPHE.

Nous n’avons pas cru vous offenser.

JOCONDE.

Nous avons cru devoir risquer cet aveu.

MATASIO, à Astolphe.

Des déclarations ! Je ne sais où j’en suis. Apprenez de moi...

ASTOLPHE.

Oui, Monsieur...

MATASIO.

Apprenez que ce serait épouser la Philosophie même que d’épouser Madame. Ce qui assurément serait absurde à imaginer.

ASTOLPHE.

Il est vrai.

JOCONDE.

Il faut en convenir.

CLORINDE.

Je n’ai jamais pu concevoir ce que l’on dit de ces passions amoureuses qui captivent les hommes. Je sais que pour le bien de la société on peut se résoudre à recevoir un Époux : mais que l’âme dans ces sortes d’engagements soit affectée ; c’est ce qui me passe.

MATASIO.

Cela me passe aussi.

ASTOLPHE.

Et moi je soutiens que, quand l’amour est pur et sincère, il est impossible de s’en défendre.

CLORINDE.

Impossible de s’en défendre ! Allons, Monsieur Matasio, en voilà assez ; retirons-nous.

MATASIO.

On ne saurait entendre de semblables paradoxes sans se sentir échauffer la bile. Allons, Madame.

ASTOLPHE, la retenant.

Oui, je vous soutiens qu’il est impossible de se défendre d’un amour pur et sincère. Et c’est une matière qui après tout, Madame, mériterait bien de votre part d’être approfondie philosophiquement.

JOCONDE.

Vous éprouveriez, Madame, en examinant cette thèse, que les sens et l’âme sont si intimement liés, que l’âme à beau vouloir s’élever, elle ne peut être libre ; et que tout ce qu’elle peut faire, est de gémir de sa captivité.

MATASIO.

Laissez, laissez, Madame, des gens qui parlent sans principes.

CLORINDE.

Quoi ! Vous voudriez me prouver que le rapport est si immédiat ?...

ASTOLPHE, vivement.

Oui, Madame. Je suis à vos pieds ; je vous déclare que mon respect m’a retenu longtemps dans un rigoureux silence ; mais que la violence de mon amour ne me permet plus de me taire. Je vous avoue que je vous aime, et que je suis dans la résolution de vous adorer éternellement... Eh ! bien ? Cela ne fait-il aucun effet sur vous ?

CLORINDE.

Aucun.

MATASIO.

Ni sur moi.

ASTOLPHE.

Je ne me rebuterai point. Il n’y aura point de ressource que je n’emploie pour vous attendrir, Je deviendrai galant et magnifique. Voici, par exemple, un Diamant...

Laissez-moi suivre ma démonstration ; et prêtez-vous à tout ceci, je vous en conjure.

Voici un Diamant d’un prix considérable. Imaginez-vous que je l’ai laissé sur votre toilette, sans que vous vous en soyez aperçue. Vous l’essayez ; et quoique vous soyez dans le dessein de faire d’exactes recherches pour le rendre, vous le recevez en attendant.

CLORINDE, en recevant la Bague.

Je le reçois.

ASTOLPHE.

Oui.

MATASIO.

Badinage !

ASTOLPHE.

Ce n’est pas tout. Je sais que vous avez auprès de vous un homme de Lettres, qui est votre conseil, votre ami, malaisé dans ses affaires, comme la plupart le sont : je lui dis, Monsieur, ma flamme est honnête, le mariage est mon objet, votre honneur ne sera pas blessé en me servant : déterminez l’aimable Clorinde, déterminez celle que j’adore : je vous promets mille ducats, si l’affaire réussit ; et voici d’avance une Tabatière extrêmement riche que je vous prie d’accepter.

À Matasio.

Acceptez, je vous prie, Monsieur.

MATASIO, prenant la Tabatière, et le regardant.

Oui, oui. Spéculation que tout cela !

ASTOLPHE, à Clorinde.

Laissez-moi continuer. On vous parle en ma faveur. Je reviens devant vous plus humble, plus modeste que jamais. Je m’adresse à vous : ah ! Cruelle Clorinde, ne saurai-je point si ma présence vous plaît ou vous importune ? Je cherche les occasions de vous voir, mais ce n’est qu’en tremblant que je me présente devant vous. Hélas ! Daignez me rassurer : dites-moi que vous me permettez quelque assiduité : dites-moi, je vous en conjure, que mes visites ne vous offenseront point. Sentez-vous qu’après tant de soumission et de tendresse vous auriez bien de la peine à me refuser une permission aussi innocente, et que l’âme voudrait en vain s’y opposer ?

CLORINDE.

Je sens... Je sens qu’un autre aurait quelque peine.

ASTOLPHE.

Ah ! Vous me permettriez de vous voir ! Ma joie ne pourrait alors s’exprimer. Rien ne serait plus vif, plus gai, plus empressé que je le serais. S’agirait-il d’une fête, d’un spectacle ; s’agirait-il de vous rendre un service important, ou à ceux qui vous appartiennent ; tout cela s’exécuterait en un moment. Assurément, mes soins, ma constance, mon respect, vous toucheraient : vous penseriez que vous n’auriez point de meilleur ami que moi. Vous diriez, en songeant à moi : « Je possède son cœur tout entier : hélas ! ne doit-il pas compter sur le mien ? Il me parle de mariage, à la vérité, cela est gênant ; il est difficile de s’y résoudre : mais deux amis ne se doivent-ils pas tout réciproquement ? Et puisque le mariage est ce qu’il peut attendre de moi, ne serait-ce pas manquer à l’amitié que de m’éloigner de ce que je puis honnêtement faire pour lui ? »

Vivement.

Après que vous auriez réfléchi de la sorte, je me présenterais devant vous : vous me permettriez d’espérer.

CLORINDE.

Vous allez, ce me semble, un peu vite sur cet article.

ASTOLPHE.

Non, non, Madame, j’espérerais. C’est alors que je deviendrais jaloux. Eh ! quoi ! Madame, vous dirais-je, quel est cet homme qui était hier chez vous ? Si je ne me trompe, il vous a parlé secrètement : vous l’avez regardé avec plaisir ! Est-il une douleur pareille à la mienne ? Ah ! Cruelle Clorinde, est-ce là le traitement que j’ai mérité ? Je suis perdu : je me meurs.

Très tendrement.

Je voulais vivre pour vous... Sentez-vous la gradation ?

CLORINDE.

Eh ! Mais... J’examine... Eh ! bien ? Après ?

ASTOLPHE.

Après ? Vous tâcheriez de me rassurer ; et... mais pour examiner mieux et sentir par vous-même, transportez votre imagination au degré où elle doit être, et dites-moi ce qu’on ne peut pas se dispenser de dire en pareil cas.

CLORINDE.

Eh ! Mais... Je dirais... Vous vous alarmez, Monsieur, mal-à-propos.

ASTOLPHE.

Fort bien.

CLORINDE.

Cet homme qui vous inquiète, ne peut point prétendre à mon cœur, puisqu’avant lui vous avez su vous en rendre digne.

ASTOLPHE.

Voilà ce que c’est.

CLORINDE.

Je ne vous aurais pas permis d’espérer, si je n’avais pas eu pour vous des sentiments sincères.

ASTOLPHE.

On ne peut pas mieux.

CLORINDE.

Je vous distingue des autres hommes ; soyez plus tranquille.

ASTOLPHE.

À merveille. Je vous interromprais alors ; je prendrais votre main respectueusement, mais vivement pourtant ; et je la baiserais cent fois.

Il lui baise la main. Clorinde laissant baiser sa main, Joconde va écrire.

Nous voilà raccommodés, comme vous voyez. Convenez que dans ce moment vous seriez attendrie !

CLORINDE.

Oui ; mais ce n’est qu’une fiction.

ASTOLPHE, posément.

Il faut avouer, Madame, qu’en examinant la chose philosophiquement, il y a une possibilité naturelle à s’attendrir pour quelqu’un qui nous aime. Mais ceci ne tire à aucune conséquence à votre égard. Quoique ce soient mes propres sentiments que j’aie tâché de vous exprimer, je sais ce que je dois penser ; et je me retire sans aucune espérance.

 

 

Scène VII

 

CLORINDE, MATASIO

 

CLORINDE.

Je reste interdite. À peine m’a-t-il donné le temps de lui répondre. Mille idées confuses... Mais, Monsieur, je pense à une chose : nous ne leur avons pas rendu la Bague et la Tabatière. Il faut les leur reporter au plus vite, et courir après eux.

MATASIO.

Les reporter ? Ma foi, je crois que vous ferez bien d’oublier tout cela.

CLORINDE.

Que dites-vous ? Je ne pourrais accepter de pareilles choses que dans le cas où j’écouterais des propositions de mariage, et c’est ce qui assurément ne me convient pas. Ainsi, Monsieur, reportez-les promptement.

MATASIO.

Il n’a cependant pas trop mal défendu sa thèse...

CLORINDE.

Qu’en voulez-vous conclure ?

MATASIO.

Que sais-je ?

CLORINDE, soupirant.

Croyez-vous que dans ses discours il soit sincère ?

MATASIO.

Si dans ses promesses il l’était, cela mériterait attention.

CLORINDE.

Il faudrait donc, en ce cas, lui dire de ma part que je trouve ses façons de raisonner assez justes.

MATASIO.

Je vais bientôt voir quel homme ce peut être. S’il entre avec moi dans de certaines explications, vous pouvez compter que c’est une affaire sur laquelle vous ne devez pas balancer un moment.

 

 

Scène VIII

 

CLORINDE, seule

 

Ce que décide un homme aussi intègre et aussi éclairé que Monsieur Matasio, est une loi pour moi. D’ailleurs, il faut en convenir, l’hommage de cet inconnu ne m’a point déplu, et je suis convaincue avec plaisir qu’il n’est pas possible à la morale d’étouffer un penchant trop naturel.

 

 

Scène IX

 

CLORINDE, MARCELLE, entrant d’un côté du Théâtre, en rêvant, SUSON, entrant de l’autre côté, en rêvant aussi

 

MARCELLE.

L’heure se passe, et je n’entends point parler de lui ?

SUSON.

Qu’est-il devenu ? Est-ce donc qu’il voudrait attendre encore quelques jours ?

CLORINDE.

Venez, mes sœurs, venez. J’adopte un système que vous m’avez vue longtemps combattre. Je vais me marier. Oui, j’épouse un homme versé dans la Philosophie.

MARCELLE.

Vous nous surprenez agréablement, ma sœur. Quel est donc cet homme versé dans la Philosophie ?

CLORINDE.

Un de ces nouveaux hôtes que vous avez pu voir ici.

MARCELLE.

Un de ces nouveaux hôtes ? Je puis donc vous dire librement, ma sœur, que si l’un vous épouse, l’autre doit aussi me demander en mariage.

SUSON.

L’autre ? Tout beau, s’il vous plaît. Il y en a un qui doit surement aller trouver ma mère pour moi.

MARCELLE.

Que veux donc dire Suson ?

SUSON.

Eh dame ! Il faut bien que vous, ma sœur Marcelle, ou vous, ma sœur Clorinde, vous vous trompiez. Ils ne sont que deux ; et nous sommes trois. Le compte comme cela ne peut pas y être.

MARCELLE.

Tu rêves, ma pauvre enfant.

CLORINDE.

On s’est moqué d’elle.

SUSON.

Oh ! pour cela non. Il m’a bien promis de me tenir parole.

MARCELLE.

Ah ! ah ! quel est donc ce gros Livre que j’aperçois sur cette table ?

CLORINDE.

Un Livre de Philosophie, sans doute, que mon futur Époux aura laissé-là.

MARCELLE.

Je serai bien aise de voir ce que c’est que la Philosophie. Ah ! ah !

Lisant.

Journal de nos Conquêtes amoureuses, où se trouve la liste des femmes que nous avons trompées.

SUSON.

Comment ?

CLORINDE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

MARCELLE, riant.

Voilà pour des Marchands un Livre assez singulier !

CLORINDE.

Voyons donc.

Lisant.

Le cinq Mai, sur les frontières de France, une Belle, qui depuis deux ans résistait aux jolies phrases d’un Abbé, et aux insultes élégantes d’un Petit-Maître de Robe, avoua sur les six heures du soir qu’elle n’était point insensible.

MARCELLE, lisant.

Le lendemain une Blonde mourante, dont la froideur désespérait les plus hardis, sentit le trouble s’emparer de son cœur, sans qu’elle sut comment la chose s’était faite. Le jour suivant... Mais jusqu’où cela va-t-il donc ?

Elle tourne le feuillet.

SUSON.

Que veut donc dire ce Journal-là ?

MARCELLE.

Que vois-je ?

SUSON.

Eh ! comment, j’aperçois mon nom ?

MARCELLE, lisant.

Le seize, Marcelle fut trompée par de feintes larmes.

SUSON, lisant.

Le même jour, Suson fut adoucie en lui permettant de la mener à la Cour.

CLORINDE, lisant.

L’austérité de Clorinde fut vaincue, moyennant mille ducats promis à Monsieur Matasio son conseil. Moyennant mille ducats !

MARCELLE.

De feintes larmes !

SUSON.

Parce qu’on m’a promis de me mener à la Cour !

Elles s’avancent toutes trois sur le bord du Théâtre.

CLORINDE, d’un air courroucé.

Cela est outrageant !

MARCELLE, d’un air riant.

Cela est plaisant !

SUSON, en pleurant.

Ça est bien ridicule !

Elles restent toutes trois un moment sans parler, dans l’attitude que leur fournissent leurs caractères qui contrastent entr’eux.

 

 

Scène X

 

ASTOLPHE, JOCONDE, CLORINDE, MARCELLE, SUSON

 

CLORINDE.

Mais qu’est-ce ? Je crois que les traîtres osent encore reparaître ici ?

MARCELLE.

Il faut avoir main-forte, ma sœur ; je suis d’avis qu’on les fasse arrêter.

SUSON, montrant Astolphe.

Voilà justement le mien.

ASTOLPHE, à Joconde.

Voici donc notre course achevée !

JOCONDE.

Allons rejoindre les Beautés que nous avions abandonnées ; si elles ont été sensibles à la fleurette, nous avons eu la consolation de voir qu’elles n’étaient pas les seules dans le monde.

CLORINDE.

J’ai par une longue étude appris à modérer ma colère. Mais parlez, perfides ; quel a été votre dessein ?

ASTOLPHE.

De vous rendre heureuses, en nous divertissant ; de nous venger sur le sexe même, de certain outrage que nous croyons en avoir reçu ; et de vous faire revenir en même-temps de l’indifférence qu’un Pédant vous inspirait par des vues d’intérêt, et que vous aviez l’art d’inspirer à vos sœurs.

CLORINDE.

Et de quel droit ?...

ASTOLPHE.

Par un droit que vous ne pourrez me contester quand vous me connaîtrez... Vous avez chacune un amant, qui, entre plusieurs autres, se sont distingués par leur persévérance. Couronnez leurs feux : je vous y engage, et si ce n’est assez, je vous l’ordonne. Reconnaissez le Roi de Lombardie.

CLORINDE.

Sire...

MARCELLE.

J’ai peine à croire ce que j’entends.

SUSON, à part.

Lui, Roi ? J’aurais bien mieux aimé qu’il n’eut été que Marchand.

JOCONDE.

Convenez que c’eut été un meurtre que de vous condamner toutes trois à un austère célibat.

ASTOLPHE.

Je compte que vous me saurez gré de vous avoir fait abandonner une aussi triste résolution. Vos Amants seront enchantés de trouver en vous de nouveaux sentiments. Nous le sommes nous, d’avoir rempli le projet que nous avions en tête. Ainsi je n’envisage ici de tous côtés que des sujets de joie. Prenez donc part de bonne grâce à un divertissement que vos Amants ont fait préparer.

MARCELLE.

Ce n’est pas le plus mauvais parti que nous puissions suivre.

SUSON, à Clorinde.

Vous voudrez donc bien à présent, ma sœur, que le fils du Juge m’épouse ?

CLORINDE.

Le Roi l’ordonne.

ASTOLPHE.

Oui, je le veux ainsi.

SUSON, faisant la révérence à Astolphe.

Je vous remercie, Monsieur.

ASTOLPHE.

Cet ordre regarde aussi et Clorinde et Marcelle.

CLORINDE.

Il ne me reste qu’une chose à dire. Nous sommes femmes, Sire, et vous nous avez trompées !

JOCONDE.

Ah ! Consolez-vous, croyez-moi ; et ne songeons qu’à nous divertir.

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