Jean de Vert (Eugène SCRIBE - Pierre CARMOUCHE - MÉLESVILLE)

Pièce féerie en cinq tableaux, mêlée de vaudevilles

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 19 août 1833.

 

Personnages

 

LE BARON DE GURMENTHAL

BALTHAZAR, vieil écuyer

TAYAUT, garde-chasse

ANDIOL, aide de cuisine

UN ÉCUYER

JEAN DE VERT, page du baron

LA BARONNE

ISOLINE, sa fille

UNE FÉE

VASSAUX

OFFICIERS

DAMES ÉCUYERS

VALETS

 

Dans la Baronnie de Gurmenthal.

 

 

Premier Tableau

 

L’entrée d’une forêt. À droite une barrière élégante indiquant l’avenue du château du baron. À gauche, un taillis.

 

 

Scène première

 

JEAN DE VERT, BALTHAZAR, arrivant par la barrière à droite

 

BALTHAZAR, suivant Jean.

Où allez-vous, mou cher maître... où courez-vous ?

JEAN.

Me noyer ou me pendre...

BALTHAZAR.

À votre âge... et premier page du baron de Gurmenthal, le plus riche châtelain de toute la Souabe !

JEAN.

Ça m’est égal, je veux me pendre.

BALTHAZAR.

Lorsqu’on attend le fameux comte de Tokenbourg, qui vient pour épouser la belle Isoline, notre jeune maîtresse !

JEAN.

Et voilà justement ce qui me désespère... c’est de penser que demain elle sera la comtesse de Tokenbourg... un gros imbécile de chevalier qui ne sait que se battre, qui est fort comme un Turc, qui a chassé mon père de ses domaines, m’a enlevé mes biens et m’enlève maintenant la princesse !... Dieu, si je savais seulement manier une lance ou une épée... elle serait veuve dès aujourd’hui.

BALTHAZAR.

Qu’est-ce que j’entends là ! la belle Isoline, une baronne du Saint-Empire, aimée par son page !...

JEAN.

Et quand ce serait l’impératrice elle-même !... crois-tu que l’impératrice n’a pas aussi ses pages... le difficile n’est pas d’aimer... c’est de le dire !... et ce n’est qu’hier que je me suis hasardé...

BALTHAZAR.

À faire votre déclaration ?

JEAN.

Non, à l’écrire... un petit parchemin que j’avais roulé adroitement.

Air de Lantara.

J’avais caché ma poésie
Au fond d’un odorant biscuit,
J’allais l’offrir à mon amie ;
Son père voit...

BALTHAZAR.

Le billet ?

JEAN.

Le biscuit !
Étend la main et soudain le saisit...
J’étais navré, comme tu peux le croire,
De voir passer si belle occasion,
Et des vers faits pour aller à la gloire
Dans l’estomac de monsieur le baron.

Alors je pâlis, ma main tremble ; l’assiette s’échappe... une assiette de porcelaine de Saxe qui se brise en morceaux.

BALTHAZAR.

Quel malheur !

JEAN.

Le baron veut crier... mais il est suffoqué par ma déclaration qui le prend à la gorge et s’arrête au passage.

BALTHAZAR.

Le petit rouleau de parchemin ?...

JEAN.

Justement... jamais billet doux n’a produit un pareil effet... il en a eu une quinte dont il a pensé mourir, et pour se calmer, il m’a fait fustiger par son premier écuyer... un grand gaillard qui est dans le genre du comte de Tokenbourg.

BALTHAZAR.

Mon cher maître, messire Jean de Vert, daignez m’écouter... vous savez que depuis votre enfance, je compose à moi seul toute votre maison... écuyer, majordome et coureur sexagénaire d’un page de dix-sept ans, je vous sers sans intérêt...

JEAN.

Et sans appointements... aussi dos que je me serai tué, ce qui arrivera ce soir... ou demain au plus tard... c’est toi qui seras mon seul héritier.

BALTHAZAR.

Et moi, je veux que vous viviez... Pourquoi songer à mourir, je vous le demande... quand il ne tient qu’à vous de faire votre chemin ?... car tout le monde ici vous aime... toutes les dames sont folles de vous... les jouvencelles et les douairières... témoin cette pauvre vieille femme qu’hier encore vous avez empêchée d’être écrasée par les piqueurs du baron et qui vous a embrassé de si bon cœur.

JEAN, d’un air distrait.

M’a-t-elle embrassé ?

BALTHAZAR.

Sur les deux joues, en vous disant : « Gentil damoisel, il y a souvent plus de profit qu’on ne croit à obliger la vieillesse... recevez de moi ce présent, le seul que je puisse vous faire. »

JEAN.

Oui... une aumônière, un vieux sac tout usé... que j’ai refusé.

BALTHAZAR.

Ce qui a eu l’air de la lâcher. « Ah ! ah ! a-t-elle dit, vous faites fi de mon cadeau... n’importe, il est toujours à votre service... vous n’aurez pour cela qu’à appeler la mère Bobi. »

JEAN.

Elle a dit cela ?

BALTHAZAR.

Mot pour mot.

JEAN.

Je n’ai pas écouté... Isoline me regardait... et quand elle me regarde... Ah ! mon Dieu ! c’est elle-même... Ah ! mon cher Balthazar... rends-moi un grand service... va-t’en.

BALTHAZAR.

Ce service-là... je m’en vais vous le rendre et le plus vite que je pourrai.

Il s’en va lentement.

 

 

Scène II

 

JEAN, ISOLINE et DAMES de sa suite, UN ÉCUYER, VASSAUX, DEUX VALETS

 

LE CHŒUR.

Air : Enfin le voilà de retour. (Malvina.)

C’est le vouloir du châtelain
Qu’ici chacun s’empresse,
Amis, d’exécuter soudain
L’ordre du châtelain.

On plante en terre, à gauche du spectateur, un poteau sur lequel est affichée une pancarte.

L’ÉCUYER.

Que vos cœurs dans ce jour d’hymen
Soient remplis d’allégresse,
Car c’est là l’ordre souverain
Du seigneur châtelain.

LE CHŒUR.

C’est le vouloir du châtelain, etc.

ISOLINE, apercevant Jean.

Vous voilà, messire Jean... j’avais à vous parler.

JEAN, avec joie.

À moi, madame ?

ISOLINE.

Oui.

À l’écuyer qui la suit.

Avant que nous ne partions, voyez si l’on a conduit ma haquenée au rendez-vous de chasse.

L’ÉCUYER.

Oui, madame.

Il sort, ainsi que les vassaux. Il ne reste en scène que Jean, Isoline, et les dames qui se tiennent au fond.

ISOLINE.

Vous savez que, ce matin, mon père voulait vous chasser du château.

JEAN.

À cause de l’assiette que j’ai cassée hier.

ISOLINE.

Oui... il tient beaucoup à sa porcelaine... cependant, j’aurais, je crois, obtenu votre grâce sans une autre raison... Ma mère, madame la baronne, vous avait vu glisser dans le biscuit, un petit rouleau de parchemin, sur lequel elle a cru voir des caractères tracés.

JEAN.

Ô ciel !

ISOLINE.

Elle craint que ce ne soit quelque maléfice... car monsieur le baron qui digère très bien les biscuits, a cru que celui-là ne passerait jamais... il en a toussé toute la nuit... et on ne se soucie pas de garder au château quelqu’un qui pourrait ainsi jeter des sorts.

JEAN.

Ce n’en étaient pas, je vous le jure, car ce n’était pas à M. le baron que ce billet était destiné.

ISOLINE.

Et à qui donc ?

JEAN.

Je n’oserai jamais vous le dire.

ISOLINE.

Vous voyez donc bien qu’il y avait du mal ; et je ne peux pas demander votre grâce si je ne connais pas toute la vérité.

JEAN.

Vous allez la savoir... c’est par respect au moins, par soumission pour vos ordres.

ISOLINE.

Eh ! bien, monsieur... ces caractères magiques ?

JEAN.

Air : L’artiste à pied voyage.

À vous, gentille dame,
Ils étaient adressés,
Et ces mots pleins de flamme
Par moi furent tracés...
Pour vous, pour votre grâce
D’amour me sens mourir...

ISOLINE.

Ah ! grands dieux ! quelle audace !

JEAN.

C’est pour vous obéir,

Vivement.

Oui, madame, et...

ISOLINE, voyant son écuyer.

Chut !...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, L’ÉGUYER, VASSAUX, BALTHAZAR

 

L’ÉCUYER.

Madame, votre haquenée est prête... et l’on n’attend plus que vos ordres.

ISOLINE.

C’est bien.

Haut à Jean.

Je verrai, messire Jean, à parler pour vous, mais à condition que dans votre service près de mon père, vous redoublerez de zèle... n’oubliez pas qu’il doit déjeuner aujourd’hui dans la forêt, au rendez-vous de chasse... c’est à vous de donner les ordres...

JEAN.

Je vais prévenir les gens de la bouche et de la vénerie.

À demi-voix.

Mais déjà vous quitter !... ne plus vous revoir de la journée... et au milieu de tous ces soigneurs, ne pouvoir pas même approcher de votre personne.

ISOLINE, de même.

Peut-être... cela dépendra de vous.

JEAN.

Que voulez-vous dire ?

ISOLINE.

N’avez-vous pas lu la proclamation ?

JEAN.

Non, madame.

ISOLINE.

Eh bien, messire Jean, lisez-la et tâchez d’en remplir les conditions.

LE CHŒUR.

C’est le vouloir du châtelain, etc.

Ils sortent tous excepté Jean et Balthazar.

 

 

Scène IV

 

JEAN, BALTHAZAR

 

JEAN.

La proclamation... qu’est-ce que cela veut dire ?

BALTHAZAR.

Je vous le demande.

JEAN, montant sur un banc, et lisant ce qui est écrit sur la pancarte.

« Nous, haut et puissant baron seigneur de Gurmenthal, Frianthal, etc., faisons savoir qu’à l’occasion des noces de notre fille bien-aimée, un prix sera accordé par notre munificence à celui de nos vassaux qui se distinguera par quelque invention et découverte extraordinaire... »

BALTHAZAR.

Un prix !...

JEAN, continuant à lire.

« Voulons en outre que le vainqueur soit le chevalier d’honneur de la mariée et lui donne la main pendant toute cette journée. » 

Sautant à terre.

Ah ! mon Dieu ! voilà ce qu’il me faudrait... je pourrais au moins la voir, lui parler... sous le nez même de son mari, mais une découverte... une invention... où diable en chercher ? et que veut-on que je découvre ?...

BALTHAZAR.

Vous qui êtes si rusé et si adroit...

JEAN.

Oui, autrefois... mais maintenant j’ai trop d’amour pour avoir de l’esprit.

BALTHAZAR.

Allons, allons, ne nous décourageons pas... en avant le sac à la malice.

JEAN.

Oui... oui, le sac à la malice... Ah ! mon Dieu, si nous avions ici celui de la mère Bobi... il y a souvent des inventions et des secrets de bonne femme...

BALTHAZAR, poussant un cri.

Tenez, regardez donc... je le reconnais... le voilà accroché au poteau.

JEAN, se retournant et courant prendre le sac.

Il a ma foi raison.

BALTHAZAR.

Si par hasard la mère Bobi était une fée... un génie ?

JEAN, cherchant à défaire le cordon.

Il n’y en a plus, par malheur...

BALTHAZAR,

Des génies, c’est vrai... mais les fées tiennent bon, à ce qu’on dit... et si nous allions trouver là-dedans...

JEAN, vivement.

Voyons, voyons... il y a quelque chose d’écrit de ce côté en lettres rouges.

Il lit sur le sac.

« Avec ce que je renferme, si tu sais en faire usage, ta fortune est assurée. »

BALTHAZAR.

Voyons vite...

JEAN, tirant une serviette.

Une serviette de toile !... pour faire fortune... qu’est-ce que cela veut dire ?

BALTHAZAR.

Ça veut dire :

Air : Le briquet frappe la pierre. (Les deux chasseurs.)

Qu’ pour réussir, il faut être,
C’est un moyen bien commun,
Au service de chacun...

JEAN, tirant un gant.

Puis un gant... un seul ! pour mettre
Rien qu’une main... oui vraiment.

BALTHAZAR.

Ça veut dire clairement
Qu’ pour s’enrichir à présent,
Il faut mettre l’autr’, je pense.
Dans la poche du voisin...

JEAN.

Beau secret...

BALTHAZAR.

Et l’ reste enfin ?

JEAN, retournant le sac.

Rien au fond... que l’espérance.

BALTHAZAR.

Et c’est, quand on a du tact.
Toujours là le fond du sac.

JEAN, remettant tout dans le sac.

Ah ! décidément, la fée s’est moquée de moi... et je n’ai que faire de tous ces chiffons-là... Écoute...

On entend le bruit du cor.

C’est la chasse qui pari... vois-tu Isoline sur ce beau genêt d’Espagne... comme elle se lient bien !...

On entend un coup de fusil.

Ah ! la voilà par terre... vite à son secours... au diable le sac !

Il jette le sac dans un buisson et court du côté où le coup est parti. Balthazar le suit.

 

 

Scène V

 

TAYAUT, puis ANDIOL

 

Tayaut en paysan avec un fusil. Andiol a une petite veste blanche de cuisine.

TAYAUT.

Le lièvre est-il tué ?

ANDIOL.

Ah ! bien oui... tu en as été à trente pas.

TAYAUT.

C’est ta faute... tu me dis : « Vois-tu d’ici un lièvre ?... » je ne voyais rien, mais, c’est égal... tu me dis : « Là, vis-à-vis toi... tire... » je tire en face et il part à gauche... tu ne me fais jamais faire que des bêtises.

ANDIOL.

Parce que tu vas comme un étourdi ; et que tu ne m’écoutes jamais.

TAYAUT.

Si on peut dire ça !... je ne fais au contraire que t’écouter... et si tu savais comme c’est ennuyeux... enfin, nous étions chez le comte de Tokenbourg avec deux bonnes places...

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

Voilà que par ambition,
Toi marmiton, moi garde-chasse...
Sans attendre un’ démission,
Tu veux qu’ nous quittions notre place.

ANDIOL.

J’ai bien fait d’ prendre ce parti.

TAYAUT.

Du tout... on attend, on demeure...
Tous les fonctionnair’s font ainsi,
Et n’ quittent leur place aujourd’hui
Que pour en prendre une meilleure !

Et j’ai été assez sot pour te suivre ; parce que, quoi que tu en dises, c’est toi qui me mènes toujours... Élevé dans les cuisines, et au sein de la civilisation, tu as l’esprit fin et délié comme tes sauces... tandis que moi, élevé dans les forêts...

ANDIOL, d’un ton capable.

L’influence de !a société... l’habitude de vivre avec les bêtes... ça se gagne.

TAYAUT.

Andiol... vous n’êtes qu’un mauvais marmiton.

ANDIOL.

Ne vas-tu pas te fâcher ?... le malheur l’aigrit le caractère.

TAYAUT.

Oui, le malheur... si ce n’était que ça... si seulement j’avais diné hier... ça me serait égal, mais deux jours de suite, c’est monotone.

ANDIOL.

Que diable ! prends donc patience... une fortune ne se fait pas comme une douzaine de petits pâtés... Toi, tu n’ASTÉRIE. jamais d’idées... moi, j’en ai... j’ai celle qu’avec mes talents et tort audace, nous arriverons à quelque chose de grand, d’élevé.

TAYAUT.

Oui... à nous faire pendre.

ANDIOL.

Attends... j’ai cru voir dans ce buisson... je crois qu’en effet tu as tué quelque chose.

TAYAUT.

Ce serait donc sans le vouloir... est-ce mon lièvre ?

ANDIOL, qui s’est dirigé vers le buisson, saisit le sac que Jean a jeté.

C’est un sac.

TAYAUT.

Un sac d’argent... nous sommes de moitié !... ne vas pas, comme à l’ordinaire, mettre tout dans ta poche.

ANDIOL.

Sois tranquille, nous ne nous battrons pas. D’abord, pour moi...

Tirant du sac.

une serviette !... belle trouvaille,

Y fouillant encore.

pour toi...

TAYAUT.

Un vieux gant... et l’autre ?

ANDIOL.

C’est tout.

TAYAUT.

Si encore la paire y était !

ANDIOL.

Rien autre chose... eh ! mais...

Il tourne et retourne le sac en le regardant attentivement.

TAYAUT.

Qu’as-tu donc ?

ANDIOL.

C’est de l’écriture... ou je ne suis qu’un imbécile.

TAYAUT.

C’est possible.

ANDIOL.

À l’encre rouge...

Il épèle.

« Avec ce que je renferme, si tu sais en faire usage, la fortune est assurée. »

TAYAUT.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

ANDIOL.

Que nous avons là des talismans.

TAYAUT.

Des talismans !

ANDIOL.

J’en mettrais ma main au feu... mais le tout est de découvrir leurs vertus secrètes.

TAYAUT.

C’est là le diable... en avant les idées... en as-tu ?

ANDIOL, secouant la serviette.

J’ai beau secouer, il n’en tombe rien.

TAYAUT.

Et moi mon gant !

Air : Voulant par ses œuvres complètes. (Voltaire chez Ninon.)

Que je l’ôte ou que je le mette...
Rien du tout !... le sort me poursuit !
Toi, du moins, avec ta serviette
Tu peux t’ faire un bonnet de nuit.

Avec dépit.

Mais moi... quell’ trouvaill’ précieuse !...
Faut que j’ tombe sur un seul gant...
Ça prouve bien évidemment
Que je n’ai pas la main heureuse.

ANDIOL.

Qu’est-ce qu’on peut faire d’une serviette ?

TAYAUT.

Au moins, c’est complet dans son genre !...

ANDIOL.

La mettre à sa boutonnière ?

TAYAUT.

Oui, quand on se met à table... mais comme nous n’y sommes pas...

ANDIOL.

Tu as raison...

La mettent sous son bras.

Monsieur est servi.

TAYAUT.

Laisse-moi donc tranquille, et ne me fais pas des plaisanteries pareilles, à moi, qui tombe d’inanition !

ANDIOL.

C’est vrai... ce n’est pas ça...

Il jette la serviette en l’air, la secoue, la fait cloquer.

Rien ne paraît... essaie plutôt toi-même.

TAYAUT, la prenant en tampon et la jetant à terre.

Que le diable t’emporte et elle aussi !

ANDIOL.

De la colère ! ce n’est pas bien... les gens qui, comme nous, sont habitués à porter la serviette, doivent avoir plus de patience.

La ramassant.

La voilà toute chiffonnée...

Il l’étend sur la table de pierre pour la repasser avec la main.

Quelle belle nappe cela fait !... s’il y avait seulement là-dessus un jambon...

Un jambon paraît.

Qu’est-ce que je vois là ?

TAYAUT.

Est-il possible ?

Air : Ils sont les mieux placés.

Un jambon !... ô merveille !

ANDIOL.

Un lièvre... c’est divin,
Serviette sans pareille !

TAYAUT.

Et du pain et du vin !

ANDIOL.

Il paraît, ô surprise !
Qu’avec
ce trésor-ci
Dès que la nappe est mise
Le dîner est servi.

Il n’y a qu’à demander... le lièvre que tu as manqué de tuer... le voilà... et tout piqué !

TAYAUT.

Piqué... piqué... pas tant que moi... un talisman pareil... tandis que le mien...

ANDIOL.

À table !... nous voilà toujours sûrs de ne pas mourir de faim... et dès demain notre fortune est faite... je me mets marchand de comestibles... ta deviens mon premier garçon.

TAYAUT, fièrement.

Eh bien ! par exemple.

ANDIOL.

Allons, ne fais pas le fier, et ne boude pas contre ton ventre.

TAYAUT.

Obligé d’avaler un pareil affront !... Dieu ! si ce n’était l’appétit...

 

 

Scène VI

 

TAYAUT, ANDIOL, à table, JEAN, entrant par la gauche

 

JEAN.

Que je suis malheureux !... au moment où je venais de sauver Isoline... et de lui remettre un duplicata de ma déclaration... être exposé de nouveau à être chassé... j’étais si occupé de la fille, que j’ai oublié le déjeuner du père... et dans cinq minutes, l’heure va sonner !... Monseigneur l’a déjà demandé... il a un estomac qui avance toujours... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !...

ANDIOL.

Qu’est-ce qu’il a donc, ce petit bonhomme ?... je crois qu’il pleure.

TAYAUT, la bouche pleine.

Pourquoi donc que vous pleurez, mon petit ?

JEAN.

Pourquoi ?... En voilà qui mangent, ils sont bien heureux... Vous ne pourriez pas, par hasard, me prêter votre jambon ?

TAYAUT.

Eh bien ! par exemple...

JEAN.

Et encore, ça ne suffirait pas... il faut au moins deux ou trois services.

ANDIOL.

Qu’est-ce que vous me dites là ?

JEAN.

Un déjeuner complet, pour monseigneur le baron de Gurmenthal, notre seigneur suzerain, qui, sur ce chapitre-là, ne badine pas.

TAYAUT.

Eh bien ! et ses officiers ?

JEAN.

Toute sa bouche est à trois lieues d’ici... dans son palais !... et je ne peux pas la faire revenir en cinq minutes... j’en perdrai ma place et peut-être plus encore... je le disais bien ce matin... je n’ai qu’à me tuer.

ANDIOL.

Gardez-vous-en bien... s’il ne faut qu’un déjeuner, je suis là.

JEAN.

Vous ?...

ANDIOL, bas à Tayaut.

Excellente occasion de nous pousser à la cour...

JEAN.

Ah çà ! vous avez donc une cantine ?

ANDIOL.

Assez bien garnie, et dont voici un échantillon.

JEAN.

C’est qu’il n’aime pas à attendre.

ANDIOL.

Le temps de dresser.

JEAN.

Et un beau déjeuner ?

ANDIOL.

Un repas de cardinal.

Air : Quatuor de ma Tante Aurore.

JEAN.

Et vous pourrez servir bientôt ?

ANDIOL.

Oui, je n’ai qu’à dire un seul mot.

JEAN.

Comment ? sans buffet, sans cuisine...

ANDIOL et TAYAUT.

Oui, sans marmiton, sans cuisine.

JEAN.

Sans feu, sans broche et sans réchaud !

ANDIOL et TAYAUT.

Sans feu, sans broche et sans réchaud.

JEAN.

Vraiment, la rencontre est divine.

TOUS.

Divine !... (Bis.)

JEAN.

Ah ! que c’est beau... ah ! que c’est beau !
Bravo ! bravo !

ANDIOL, TAYAUT et JEAN.

Voyez-vous d’ici le tableau !
Chaque service se dessine,
Huîtres, pâtés, faisans, perdreau,
Truffes, poisson, volaille fine.

JEAN.

Et des primeurs, du fruit nouveau.

ANDIOL, TAYAUT et JEAN.

Ah ! que c’est beau.
Bravo ! bravo !
Mais partons à l’instant,
Car monseigneur attend ;
Servez tôt,
Servez chaud
Et partons à l’instant !

Andiol reprend sa serviette, le déjeuner disparaît, ils sortent en tenant Jean bras dessus, bras dessous.

 

 

Deuxième Tableau

 

L’intérieur du château. Un cabinet de travail.

 

 

Scène première

 

LE BARON, puis LA BARONNE

 

LE BARON, étendu dans un fauteuil, un cure-dent à la bouche.

Quel déjeuner ! pour un impromptu... il me semble que je n’ai point quitté la table... j’y suis encore de souvenir.

LA BARONNE, s’approchant de lui.

Monsieur le baron !...

LE BARON, avec impatience.

Chère amie... je suis occupé.

LA BARONNE.

Occupé... et à quoi ?

LE BARON.

Je digère... et dans ce moment-là je n’aime pas qu’on me dérange.

LA BARONNE.

J’aurais cependant à vous parler d’affaires importantes.

LE BARON.

Du repas de noces ?

LA BARONNE.

Eh ! non vraiment.

LE BARON, sans l’écouter.

Je crains bien qu’il ne soit pas de la force de ce déjeuner... Quelle hardiesse dans la composition de ce salmis de bécasses ! quelle finesse de touche dans cette crème d’ortolans !

LA BARONNE.

Monsieur !...

LE BARON.

Moi, ça me passe ! Je ne conçois pas que l’esprit humain puisse aller jusque-là.

LA BARONNE.

Baron, voulez-vous m’écouter ?... il y va de l’honneur de notre maison.

LE BARON.

Qu’est-ce que vous me dites là, baronne ?

LA BARONNE.

En revenant de la chasse... j’avais pris, par mégarde, l’aumônière de votre fille, et j’y ai trouvé une déclaration qui ne pouvait s’adresser qu’à elle ou à moi.

LE BARON.

À vous ?

LA BARONNE.

Il y avait en toutes lettres : « Belle Baronne »... et il s’agit ici de trouver et de punir l’audacieux... cela vous regarde.

LE BARON.

Du tout.

LA BARONNE.

Je vous dis que cela vous regarde.

LE BARON.

Et moi je vous dis que non... et s’il y a des coups à recevoir, j’ai pris un gendre pour cela, ce comte de Tokenbourg que vous attendez, et qui est, dit-on, la première lame d’Allemagne.

LA BARONNE.

Oui, certes... celui-là ne laissera pas outrager sa belle-mère.

LE BARON.

Aussi c’est pour vous, c’est pour avoir la paix que j’ai pris un gendre ferrailleur.

Air de Marianne. (Dalayrac.)

Car vos chevaliers intrépides
Et vos tournois et vos combats
Me paraissent des jeux stupides...

LA BARONNE.

Les tournois ne vous charment pas !

LE BARON.

Quelle démence !
À coups de lance
Voir de grands sots
Qui se rompent les os !
Et par douzaine
Dans une arène
Vont trébucher
Et se faire embrocher !...
Pas de danger que j’en approche !
Bien loin d’admirer vos héros,
Moi j’aime autant voir des perdreaux
Que l’on met à la broche.

LA BARONNE.

Mânes de mes ancêtres !... si vous l’entendiez !...

LE BARON.

S’ils m’entendaient, ils diraient que j’ai raison... j’estime peu l’art de tuer les hommes... j’estime beaucoup l’art de les faire vivre ; et je serais le plus heureux des hommes si je pouvais fixer à ma cour cet artiste étranger... ce cuisinier modèle qui m’a improvisé le repas le plus succulent... Qui vient là ?...

 

 

Scène II

 

LE BARON, LA BARONNE, JEAN, DEUX VALETS

 

LE BARON.

Ah ! c’est toi, maître Jean... qui m’as présenté cet homme prodigieux.

JEAN.

Oui, monseigneur, et je viens de La part du seigneur Andiol... qui, avant de prendre congé de vous...demande à vous présenter...

LE BARON.

La carte du déjeuner... elle doit être chère... mais c’est de l’argent qu’on ne regrette pas... Combien ?

JEAN.

Rien.

LE BARON.

Rien... par tête ?

JEAN.

Oui, monseigneur.

LE BARON.

Eh bien ! madame, que vous disais-je ? il n’y a que chez les véritables artistes qu’on peut trouver une pareille générosité... un tel désintéressement.

JEAN.

Il vous prie seulement d’accepter ce dernier plat de son métier...

Montrant Jeux hommes qui portent une soupière couverte.

LE BARON.

Sais-tu ce que c’est ?

JEAN.

Non, monseigneur, je ne me suis pas permis de regarder...

LE BARON.

Quelque nouvelle invention qu’il soumet à mon palais dégustateur... malheureusement je n’ai rien de ce qu’il faut... je devrais toujours avoir dans mon cabinet une cuillère et une fourchette d’étude.

LA BARONNE, ôtant le couvercle, on voit un dindon en galantine, dont le cou et la tête sont encore en nature.

Air du vaudeville de l’Écu de six francs.

Que vois-je ?...

LE BARON.

Un dindon, c’est unique.
Dans son bec il tient un billet.

La baronne le prend.

LE BARON, riant.

Pour un courrier diplomatique
À son air grave on le prendrait.

JEAN.

Répondez-lui...

LA BARONNE.

Quoi !

LE BARON, à la baronne.

S’il vous plaît,
Voyez un peu ce qu’il m’annonce.
J’écrirai vite et de grand cœur,
Dans l’espoir qu’un pareil facteur
Viendra m’apporter sa réponse.

Les valets sortent.

LA BARONNE, lisant.

Ô ciel !... il réclame le prix proposé.

LE BARON.

Il y a des droits !

LA BARONNE.

Et de plus... quelle audace ! il vous promet tous les jours des dîners pareils...

LE BARON.

Cette audace ne me déplaît point.

LA BARONNE, avec dépit.

Si vous voulez lui accorder la main de votre fille.

LE BARON.

La main de ma fille !

JEAN, à part.

Allons ! encore un rival... et c’est moi qui apporte le message !

LA BARONNE, indignée.

Et vous souffrez, sans vous émouvoir...

LE BARON.

Permettez... il faut le voir et l’entendre... cet homme n’est peut-être pas ce qu’il paraît... à la magnificence de ses dons, c’est peut-être quelque prince déguisé en cuisinier... Qu’il entre...

À la baronne.

Vous, chère amie, laissez-nous, ce sont des affaires qui ne regardent que les hommes...

À part.

Je ne serai pas fâché de causer cuisine avec lui.

La baronne sort.

 

 

Scène III

 

LE BARON, ANDIOL richement habillé, JEAN, l’introduisant et se tenant à l’écart

 

ANDIOL.

Oserai-je d’abord demander à monseigneur si le petit ambigu...

LE BARON.

Air : Ce que j’éprouve on vous voyant. (Romagnési.)

Très bien, mon cher, c’était au mieux.

ANDIOL.

Combien ce suffrage m’honore !...
Ainsi, le lièvre en météore ?

LE BARON.

Il était vraiment lumineux.

ANDIOL.

Et mon salmis ?

LE BARON.

Prodigieux !

Hésitant.

Peut-être, (excusez mon audace),
Un potage eût pu commencer...

ANDIOL, dédaigneusement.

Vieil abus qu’il faut renverser...
Un potage est une préface,
Un bon livre peut s’en passer.

LE BARON.

Et qui êtes-vous donc, homme étonnant, qui avez des conceptions si neuves ?

ANDIOL, après avoir regardé si on ne l’entend pas, et baissant la voix.

Issu de l’illustre famille des comtes de Frigousse.

LE BARON, à part.

J’en étais sûr.

ANDIOL.

Le malheur m’a forcé de cacher ma noblesse... je voyageais incognito, lorsqu’ épris des attraits de votre fille... un déjeuner m’a servi de prétexte... car vous sentez bien que ce n’était qu’un détour adroit.

JEAN, à part.

Et c’est moi qui l’ai introduit... si je l’avais su !...

LE BARON.

Et malgré votre illustre origine, vous ne dédaignez donc pas quelquefois de mettre, comme on dit, la main à la pâte ?

ANDIOL.

En amateur, et pour mon plaisir.

LE BARON.

C’en est un si pur !

ANDIOL.

Aussi, j’ai fait des découvertes dont l’estomac ne se doute pas... et auxquelles je voudrais vous initier, si j’avais l’honneur d’être votre gendre.

LE BARON.

Il serait possible !

ANDIOL.

Dès aujourd’hui, si nous en étions au repas de noces, je voudrais vous faire manger un mets unique, délicieux, divin... dont personne ne soupçonne l’existence.

LE BARON.

Du nouveau en cuisine ! vous me prenez par mon faible... j’adore les arts... et malgré les répugnances de ma noble épouse, qui est un peu éteignoir... je ne serais pas éloigné de me décider en votre faveur.

JEAN, à part.

Je suis perdu...

LE BARON.

Et quel est le nom de ce mets inconnu ?... vous avez piqué mon amour-propre... j’en connais beaucoup.

ANDIOL.

Nous appelons cela : des beignets d’ananas à la glace.

LE BARON, ouvrant de grands yeux.

Des beignets à la glace !... permettez... mon cher comte... il me semble que c’est un barbarisme... il y a là une contradiction qui choque les principes... pour la glace, il faut du froid... pour les beignets il faut de la friture, et un degré de chaleur qui doit nécessairement faire fondre...

ANDIOL, vivement.

Du tout... c’est là le comble de l’art... de combiner le degré exact do cuisson et de froid, qui coagule au même instant et retient le calorique... c’est la zone torride qui se marie à la zone glacée... c’est l’hiver... c’est l’été... vous avez à la fois toutes les saisons dans la bouche...

LE BARON, enchanté.

Toutes les saisons dans la bouche !... ça me paraît un problème impossible à résoudre... c’est la quadrature du cercle... Je vous dirais sur-le-champ : touchez là, mon gendre, si ce n’était cette promesse imprudente que nous avons faite au comte de Tokenbourg... un chevalier brutal...

ANDIOL.

Que je connais... et dont je vous débarrasserai facilement, je lui donnerai une indigestion...

LE BARON.

Il serait possible !... j’avais déjà une tendre affection pour vous, et si aujourd’hui vous me débarrassez du comte, et me faites manger des beignets à la glace, ma fille est à vous.

JEAN, à part.

J’en étais sûr !... suis-je malheureux !

LE BARON.

Que vous faut-il pour cela, mon cher comte ?

ANDIOL.

Je n’ai besoin que d’être seul dans un cabinet de travail.

LE BARON.

Le mien est à votre disposition...

JEAN, à part.

Des beignets à la glace... il faut absolument que je sache comment il fait...

LE BARON, à Jean.

Petit page, faites préparer un appartement pour mon gendre.

Jean s’incline, feint de sortir et se cache sous la table. À Andiol.

Je vous laisse, mon cher... vous pourrez sonner... mes gens seront à vos ordres.

ANDIOL.

Inutile... cela ne sera pas long... en cinq minutes...

LE BARON.

Mon ami, mettez-y le temps... ne vous pressez pas, je vous en supplie... je serais désolé maintenant, si vous manquiez... la main de ma fille.

Lui serrant la main avec sentiment.

Adieu ! homme incompréhensible... homme du siècle ! Adieu ! grand homme.

En s’en allant.

Toutes les saisons dans la bouche !...

 

 

Scène IV

 

ANDIOL, JEAN, sous la table

 

ANDIOL, se croyant seul.

À merveille ! me voilà en pied... la petite princesse et la baronnie ne peuvent plus m’échapper.

JEAN, à part.

C’est ce que nous verrons...

ANDIOL, fermant les portes.

Enfermons-nous bien, pour que personne ne surprenne mon secret, et ne connaisse la vertu de mon talisman.

JEAN, à part.

Il a un talisman !

ANDIOL, revenant.

Le pays est bon !... et je leur ai déjà vendu en comestibles de quoi me mettre comme un prince... j’avais même acheté une livrée pour cet imbécile de Tayaut... il n’en a pas voulu... il s’est aussi donné un habit de soigneur... et il ne veut plus m’obéir, il veut être mon égal.

Déployant sa serviette.

Ça n’est pas possible... car j’ai de l’esprit... et il est si bête qu’il n’a pas encore pu découvrir la venue de son talisman.

JEAN, à part.

L’autre aussi a un talisman !

ANDIOL.

Et vouloir prendre un ton !... me traiter de camarade !... je l’ai mis à la porte, l’ingrat... Ayez donc des amis !... heureusement me voilà à la cour... et je ne serai plus exposé à ça.

Pendant ce temps, il a tiré la serviette de sa poche, l’a déployée et étendue sur la table.

JEAN, à part.

Que diable veut-il faire de cette serviette ?

ANDIOL.

Ah çà ! nous disons : des beignets d’ananas à la glace... il en faut un bon plat... le baron m’a l’air d’un fort mangeur... heureusement, je les ferai encore plus vite qu’il ne les expédiera.

Il prend un vase d’argent qui est sur un meuble.

Ce bassin d’argent... il y a justement un double fond, pour entretenir la glace dessous, et un couvercle pour tenir chaud en dessus.

Il place le double fond sur la serviette.

À nous deux, ma chère serviette !

Air : Le cordon s’il vous plaît.

Ici, de grâce.
Entends mes vœux !
Par toi je veux
Un beau plat de beignets merveilleux ;
Qu’ils soient chauds, surtout à la glace ;
Ma belle, aussi n’oublions pas
Qu’ils doivent cire à l’ananas.
Ciel ! les voilà !...

JEAN, à demi-voix.

Quelle aventure !

ANDIOL.

Bravo ! quelle blonde friture !

Il va chercher le couvercle.

Couvrons-la vite...

JEAN.

Ah ! si j’osais... c’est si tentant !

Il en prend un et le mange.

Dieux ! quel goût ! que c’est bon ! le joli (bis) talisman !

ANDIOL, revenant avec le couvercle.

Quel parfum ! que c’est beau ! le joli (bis) talisman !

JEAN et ANDIOL.

Le joli talisman !

ANDIOL, en posant le couvercle, plie sa serviette et la met dans sa poche.

Le beau-père va-t-il s’en donner !... Holà ! quelqu’un...

Des valets paraissent.

Portez cela à l’office... qu’on le place dans un lieu bien sûr... ni trop chaud ni trop froid... une température neutre, et que six gardes veillent dessus.

À part.

Vivat ! Andiol ! la princesse est à toi.

Il sort précédé des valets.

 

 

Scène V

 

JEAN, sortant de sa cachette

 

Il est parti !... Ah ! le misérable ! cette serviette magique... ce talisman précieux... et celui que son camarade possède... ce sont les miens qu’ils auront trouvés dans la forêt... et moi qui ai méprise les cadeaux de cette pauvre vieille... peut-on être plus maladroit !

Élevant la voix d’un ton suppliant.

Ah ! bonne vieille... bonne fée, ne m’abandonnez pas et rendez-moi mes talismans, vous serez bien gentille... je vous embrasserai dix fois s’il le faut.

Il écoute.

Rien... elle est piquée ; et quand une vieille femme est piquée... c’est fini.

Avec résolution.

Eh bien ! tant mieux !... je suis seul, sans appui... sans protection... j’en aurai plus de gloire... j’ai de l’amour, du courage... et c’est à moi de reprendre par mon esprit ces talismans que j’ai perdus par mon imprudence... je vais d’abord...

Deux heures sonnent.

Ciel ! l’heure de la toilette du baron... et je suis de service... Courons vite... du sang-froid... de la présence d’esprit, et tâchons de détourner le coup qui me menace.

Il sort en courant.

 

 

Troisième Tableau

 

Le cabinet de toilette du baron. Portes latérales et porte au fond ; à gauche une table sur laquelle on voit une cuvette d’argent, une aiguière, et tout ce qu’il faut pour faire la barbe.

 

 

Scène première

 

JEAN, TAYAUT, entrant d’un air animé

 

JEAN.

Comme vous dites, c’est une indignité !

TAYAUT.

N’est-ce pas ? ou est camarade ou on ne l’est pas... et parce qu’il m’a donné une vingtaine de pièces d’or, ce qui me rend plus riche que je ne l’ai jamais été... il croit que je suis content, il me prend donc pour une bête ?

JEAN.

Ça en a l’air.

TAYAUT.

Lui qui est en faveur, qui va dîner tout à l’heure avec le baron, et qui ce soir épouse sa fille...

JEAN, à part.

Ce n’est que trop vrai !

TAYAUT.

D’après nos conventions...

Air : Peste soit aussi d’une arme. (Le vieux chasseur.)

Il est sans délicatesse.
Nous devions tout partager !

JEAN.

Tout... excepté la princesse ?

TAYAUT.

Ça pouvait bien s’arranger,
Les partag’s sont légitimes,
Et plus d’un homme marié
Avec ses amis intimes
Est bien souvent de moitié.

Mais, au fait, il a raison, autant qu’elle soit à moi tout seul.

JEAN, indigné.

La princesse ?...

TAYAUT.

Elle me plaît... elle me plait beaucoup... et s’il y a quelque moyen... on verra...

JEAN.

Vous avez donc des moyens ?

TAYAUT, se regardant avec complaisance.

Dame ! tout le monde en a... de plus ou moins avantageux.

JEAN, à part.

Au fait, j’oubliais... il a aussi un talisman !... il faut que je me défasse de l’un par l’autre.

Haut.

Hum ! vous faites le modeste, et si vous vouliez vous servir de votre gant magique...

TAYAUT.

Comment ? qui vous a dit ?

JEAN.

Je sais tout... et si vous le voulez, nous serons de moitié.

TAYAUT.

Oui, de moitié... ça me réussit joliment... vous ferez comme l’autre, vous prendrez tout pour vous.

JEAN.

Quelle idée ! moi, ce que j’en fais, c’est par amitié pure... et pour vous rendre service.

TAYAUT.

Vous savez dune à quoi sert ce talisman, dont je n’ai jamais pu découvrir le secret ?

JEAN.

Sans doute.

TAYAUT.

Alors dites-le-moi.

JEAN, tendant la main.

Donnez.

TAYAUT.

Du tout... dites-moi auparavant...

JEAN.

Donnez-le-moi d’abord.

TAYAUT.

Je vous le donnerai après.

JEAN, avec impatience.

Est-il bête !... Il n’a pas confiance.

 

 

Scène II

 

JEAN, TAYAUT, BALTHAZAR

 

BALTHAZAR.

Eh vite !... eh vite !... seigneur page... dépêchez-vous !... C’est le jour de barbe de monsieur le baron.

JEAN, brusquement.

Nous avons le temps... Il ne vient pas encore.

BALTHAZAR.

Le voilà qui monte avec le seigneur Andiol.

TAYAUT.

Je ne veux pas le rencontrer.

Air du vaudeville des Chemins de fer.

Mettez-moi dans quelque cachette.
Qu’ils ne me voient pas.

JEAN, lui montrant le cabinet de toilette.

Oui, c’est mieux ;
Entre nous l’alliance est faite,
De moitié nous serons tous deux.

TAYAUT.

Oui, mais du secret qui m’occupe...

JEAN, le poussant.

Je m’en vais tout faire, entre nous,
Pour que votre ami soit ma dupe,
Puis je m’occuperai de vous.

Ensemble.

JEAN.

Dans ce cabinet de toilette
Cachez-vous vite à tous les yeux ;
Entre nous l’alliance est faite.
De moitié nous serons tous deux.

TAYAUT.

J’entre vite dans ma cachette,
Pour me dérober à ses jeux.
C’est convenu, l’affaire est faite.
De moitié nous serons tous deux.

JEAN, le poussant dons le cabinet à droite.

Allez vite.

Tayaut entre dans le cabinet.

BALTHAZAR.

Qu’est-ce que ça signifie ?

JEAN.

Que j’ai fait, ce matin, une bêtise... qu’il faut ravoir mon bien... et, si tu veux m’aider...

BALTHAZAR.

Si ça n’est pas difficile...

JEAN.

Le barbier de monseigneur est-il arrive ?

BALTHAZAR.

Il attend depuis une heure... Je vais le faire entrer.

JEAN.

Au contraire... renvoie-le.

BALTHAZAR.

Puisqu’il est là.

JEAN.

C’est égal... dis que tu ne l’as pas vu... qu’il n’a point de rasoirs, et ne vas pas te couper !... C’est monseigneur... pars vite.

Balthazar sort par la gauche.

 

 

Scène III

 

JEAN, LE BARON, ANDIOL, puis BALTHAZAR

 

LE BARON, à la cantonade.

N’aie donc pas peur, m’amour... le dinar n’est que pour trois heures, et je serai prêt avant toi... parce que les femmes...

À Andiol.

N’est-ce pas, mon gendre ?

ANDIOL.

Ah ! certainement... les femme ?...

LE BARON

C’est ce que je voulais dire... je suis en train de plaisanter... Mais il ne s’agit pas ici de s’amuser... parce qu’il me tarde de juger ce plat merveilleux... Est-il à point, a-t-il réussi ?

ANDIOL.

Certainement.

LE BARON.

C’est ce que nous verrons bientôt... Allons donc... Allons donc... mes gens !... mon barbier !

Balthazar entre avec deux valets.

JEAN.

Le barbier ?... Pardon, monseigneur... il fait dire à l’instant qu’il ne  viendra pas.

LE BARON.

Ce n’est pas possible !

JEAN, voyant Balthazar.

Demandez plutôt à Balthazar.

BALTHAZAR.

Oui, monseigneur... il dit qu’il est malade.

LE BARON.

Se permettre d’être malade quand j’ai besoin de lui... c’est un peu leste, mon cher... Et qu’est-ce qu’il a ?

BALTHAZAR.

Il a... il a... que...

JEAN, vivement.

Il s’est coupé le doigt, le pauvre garçon.

LE BARON.

Il est bien à plaindre... Quand je pense que ça pouvait tomber sur moi, ça me fait frémir... Mais comment faire ?... Le dîner va sonner, et moi, je ne mange bien que quand je suis rasé.

Remuant la mâchoire.

Cela donne de la facilité.

JEAN.

Si monseigneur voulait se fier à moi, j’essaierais.

BALTHAZAR, à demi-voix.

Vous auriez l’audace !...

JEAN, bas.

Tais-toi donc... ce n’est pas à moi de trembler.

LE BARON.

Toi ! un blanc-bec...

Air du vaudeville du Petit courrier.

Il n’a point de barbe au menton !...

JEAN.

Ce n’est que la vôtre qui presse !

LE BARON.

C’est vrai... va donc, mais de l’adresse !
Ou bien, fustigé tout de bon !

JEAN.

Le fouet pour une égratignure !...
Mais mes sentiments sont connus ;
Monseigneur, pour votre figure
Un page peut risquer... bien plus.

LE BARON, s’asseyant.

Allons, allons, dépêchons.

JEAN, se donnant beaucoup de mouvement.

Vite, la savonnette... l’eau chaude... le bassin d’argent.

Il prend le linge sans qu’on le voie, et le jette de côté, pendant que Balthazar et les deux valets s’empressent autour du baron qui s’est assis dans son fauteuil.

BALTHAZAR, cherchant.

Une serviette !

LE BARON.

Une serviette... où est-elle ?

JEAN.

La serviette à monseigneur ?... Ah ! mon Dieu ! je ne la vois pas.

LE BARON.

Allons donc, petit page, est-ce ainsi que l’on fait son service ? Voilà une heure que je tends le cou !

JEAN.

Il faut que quelqu’un l’ait prise.

Pendant qu’Andiol cause avec le baron, Jean s’approche, voit la serviette qui sort un peu de sa poche et la saisit. 

Qu’est-ce que je disais ? M. le comte qui s’amuse à me jouer de ces tours-là...

Il la déploie.

ANDIOL, étourdi.

Comment ! du tout... permettez... Ça a l’air... mais ce n’est pas.

JEAN, tout en la passant au cou du baron.

Exposer un pauvre petit page à perdre sa place ! c’est bien mal à vous !

ANDIOL, à part.

Maudit page ! Dieux ! ma serviette au menton du beau-père !... Si elle allait faire des siennes !

Il avance la main pour la reprendre.

JEAN.

Tenez-vous donc !... Vous allez causer quelque malheur qui ne sera pas de ma faute, car je fais de mon mieux.

LE BARON.

Aussi, ce n’est pas mal... pas mal du tout... la main est très légère.

ANDIOL, à Jean, qui essuie le rasoir.

Prenez donc garde, vous allez couper cette serviette.

LE BARON, faisant un saut.

Oh ! prenez donc garde vous-même, morbleu !... vous m’avez fait couper.

JEAN, froidement.

Du tout, monseigneur.

LE BARON, s’essuyant.

Comment, du tout ?... Mais je sens bien...

JEAN, de même.

Ça y était, je vous assure...

LE BARON.

Ça y était... ça y était... C’est votre faute, mon gendre.

ANDIOL.

Mille pardons, beau-père... mais aussi pourquoi ne vous rasez-vous pas vous-même ?... Aujourd’hui tous les gens comme il faut...

LE BARON.

Je le pourrais, mon cher, parce que rien ne m’est étranger... mais ça m’empêcherait de penser, et, tel que vous me voyez, j’ai toujours la tête occupée... Tenez, dans ce moment-ci, tout en causant avec vous, vous croyez peut-être que je ne pense à rien ?... c’est ce qui vous trompe... Je me disais, en voyant ces flocons de neige voltiger au-dessus de ma serviette : Parbleu ! si j’avais là une douzaine de meringues à la vanille !...

Les meringues paraissent sur la serviette.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Air : Chœur final des Bouillons.

LE BARON.

Ah ! grands dieux ! quel prodige !
Quel magique pouvoir !
Peut-être est-ce un prestige ?
Goûtons-y pour le voir.

LE CHŒUR.

Ah ! grands dieux ! quel prodige !
Quel magique pouvoir !
Peut-être est-ce un prestige ?
Goûtez-y pour le voir.

ANDIOL, à part.

J’étais sûr qu’elle ferait quelques brioches...

LE BARON, se levant, et les rattrapant à la volée.

Mais c’est donc vous, mon gendre ?... Une galanterie, une surprise... Vous les aviez cachées... vous aviez donc deviné ?...

ANDIOL.

Non, je vous jure... j’ignore...

À part.

Je suis sur les épines.

LE BARON, la bouche pleine.

Excellentes, ma foi... Il fait le petit-four comme un ange... Qu’on me les garde pour mon dessert !

Appelant.

De l’eau !

JEAN.

L’aiguière... la cuvette...

Le baron ôte sa serviette qu’il jette à Jean, Andiol avance la main pour la reprendre.

Ne vous donnez pas la peine, c’est à moi.

ANDIOL.

Comment, c’est à vous ?

JEAN.

Ce sont les profits des pages... chez monsieur le baron, jamais une serviette ne sert deux fois.

LE BARON, se lavant la figure.

C’est vrai... C’est un peu cher, mais c’est plus propre.

ANDIOL.

Par exemple... je ne souffrirai pas...

 

 

Scène IV

 

JEAN, LE BARON, ANDIOL, LA BARONNE, ISOLINE, DAMES, PAGES, GARDES

 

LA BARONNE.

Eh bien ! qu’est-ce que je disais ?... Vous n’êtes pas prêt... et le dîner est servi.

LE BARON.

Et je le fais attendre !... c’est la première fois... Vite, mon cher comte, la main à ma fille.

ANDIOL.

Mais, monsieur le baron.

LE BARON.

C’est juste... à ma femme, c’est dans les convenances.

ANDIOL.

Ce n’est pas ça.

LE BARON.

Si vraiment... c’est moi qui donnerai la main à ma fille.

ANDIOL.

Mais écoutez-moi.

LE BARON.

Dans un pareil moment, je n’écoute rien.

Air : Venez, venez, venez, jeunes garçons.

Allons, allons, on vient de nous servir,
Venez au banquet de famille.
Les mets fument, le vin pétille,
Livrons-nous au plaisir.

JEAN, à part.

Ah ! je la tiens, je crois.

ANDIOL, inquiet, à part, et tenant la main de la baronne, mais suivant tous les mouvements du page.

Grand Dieu ! je meurs d’effroi !

LE BARON, le poussant.

D’être à table je grille,
Nous mangerons tout froid.

LE CHŒUR.

Allons, allons, il faut partir,
Venez au banquet de famille.
Les mets fument, le vin pétille,
Livrons-nous au plaisir !

Andiol, obligé de donner la main à la baronne, sort en regardant toujours Jean qui se moque de lui ; le baron le pousse dehors en donnant la main à Isoline, qui fait à Jean un signe d’intelligence.

 

 

Scène V

 

JEAN, puis TAYAUT

 

JEAN.

À merveille !... et d’un ! maintenant à l’autre.

Courant au cabinet ; à Tayaut qui sort.

Venez, mon associé ; la victoire est à nous.

TAYAUT.

Je le sais... j’ai tout entendu... et vous êtes joliment malin.

JEAN.

Il faut que je le sois pour nous deux...

Regardant Tayaut.

Mais d’où vient cet air abattu ?

TAYAUT.

Il y a de quoi... j’ai trouvé enfin le secret de mon talisman... que vous ne vouliez pas me dire.

JEAN.

Vraiment !

TAYAUT.

Une belle trouvaille !... j’ai cru que cela allait me donner des perles et des diamants.

JEAN.

Je ne vous ai pas dit ça... mais comment avez-vous découvert de vous-même ?...

TAYAUT.

Par hasard... et sans le vouloir... J’étais dans ce cabinet, retournant ce gant de toutes les façons... et après l’avoir mis à l’envers, je venais de le passer dans ma main droite.

JEAN.

Eh bien ?

TAYAUT.

Eh bien !... il y avait une glace où je me regardais... ça me faisait plaisir... et dans le moment où j’ai mis le gant... crac ! je ne me suis plus vu... ça m’a fait de la peine.

JEAN.

Est-il possible !

TAYAUT.

J’ôtais le gant... je me voyais... je le remis... je ne me revis plus.

JEAN.

Si bien que cela rend invisible.

TAYAUT.

Justement... la belle avance... surtout à la cour... où pour faire son chemin, il faut toujours se montrer.

JEAN.

Bah ! et l’avantage d’être partout... de tout voir, de tout entendre !

TAYAUT.

Je n’y pensais pas.

JEAN.

Grâce à ce talisman, nous pouvons enlever ici tout ce qui nous plaira... à commencer parle diner de monsieur le baron.

TAYAUT.

C’est, ma foi, vrai.

JEAN.

Et ce fameux plat de beignets d’ananas... sur lequel reposent toutes les espérances d’Andiol... car c’est cela qui devait lui faire épouser Isoline.

TAYAUT.

Voyez-vous cela... Soyez tranquille... j’enlève les beignets, j’enlève la princesse.

JEAN.

Du tout... nous devons partager...

TAYAUT.

C’est juste... un page c’est toujours friand...

À part.

À lui les beignets.

JEAN.

Où allez-vous donc ?

TAYAUT.

Je vais tout prendre.

JEAN.

Et vous ne savez pas où c’est... après avoir traversé la salle à manger... l’office est à droite... c’est là que le plat est déposé sous la surveillance de six gardes de la bouche, l’arquebuse chargée et la mèche allumée.

TAYAUT.

Je n’aime pas les arquebuses.

JEAN.

Il faudra donc vous glisser bien adroitement sans toucher aucun d’eux... et sans rien renverser... ou plutôt, tenez...

Air du Pauvre Diable, ou : Que le fou brille et que le punch s’allume.

Confiez-moi votre gant...

TAYAUT.

Non, pour cause.

JEAN.

Moi je suis leste, et je sais le chemin...

TAYAUT, qui a son idée et regardant la poche de Jean.

Ne craignez rien, j’essaierai quelque chose...
Pour bien m’apprendre et me former la main.

Il montre son gant.

Puis avec ça si l’on fait quelqu’ bêtise,
On est bien sûr que personn’ ne vous voit,
Pour réussir flans tout’s les entreprises
Un pareil gant, c’est une bague au doigt.

Ensemble.

TAYAUT.

Moi vous prêter ce gant-là ? non, pour cause.
De réussir, allez, je suis certain ;
D’ailleurs, avant j’essaierai quelque chose
Pour bien m’apprendre et me former la main.

JEAN, à part.

À mon désir l’imbécile s’oppose ;
Son gant, je crois, l’a rendu plus malin,
Ah ! je voudrais le tenir et pour cause,
Tout mon bonheur alors serait certain.

Tayaut prend son gant et tout en marchant avec précaution, il s’occupe à le mettre, et sort par la porte à gauche.

TAYAUT, en disparaissant.

Soyez tranquille, vous allez voir !

 

 

Scène VI

 

JEAN, seul, le regardant sortir

 

Je vais voir... je vais voir... Ah ! mon Dieu ! je ne le vois plus !... c’est unique... il a mis son gant... et puis disparu... évanoui comme une vapeur.

Il redescend la scène.

C’est charmant !... et c’est bien le plus précieux des deux talismans... c’est celui-là qu’il serait agréable d’avoir !... quel trésor pour un page.

Air nouveau.

Ah ! si c’était possible !
Je serais trop heureux
De me rendre invisible
Pendant une heure ou deux !

Je prendrais d’aventure,
Sans qu’on pût m’accuser,
Des bouquets, des ceintures,
Joli petit baiser ;
Ravir aux plus cruelles
Cent larcins amoureux,
Prendre à toutes les belles
Des tresses de cheveux ;
Dans plus d’un oratoire
Faire entendre un doux vœu,
Et dévotes de croire
Que c’est la voix d’un Dieu.

Ah ! si c’était possible ! etc.

Tromper la surveillance,
Et malgré les geôliers,
Parler de délivrance
Aux pauvres prisonniers...
Et chez sa belle même
Pouvoir venir veiller,
Murmurer : je vous aime
Près de son oreiller.
La nuit, troublant les âmes
Des époux au logis,
Lire ange pour les femmes,
Diable pour les maris !

Ah ! si c’était possible ! etc.

Ah ! oui, ce gant, ah ! il me le faut... je l’aurai... et je crois qu’il ne me coulera pas cher... car, malgré son obstination à ne pas s’en dessaisir, mon nouvel allié me paraît encore plus bête que l’autre...

En ce moment, on voit in serviette qui sort de sa poche, et qui traverse le théâtre. Jean, se retournant et mettant la main sur ses poches.

Hein ! qu’est-ce que c’est ?... il m’a semblé qu’on s’approchait de moi et qu’on me touchait... ce que c’est que l’idée... partout maintenant, je vois des invisibles...

Regardant du côté de la salle à manger.

Ah ! mon Dieu ! quel bruit dans la salle à manger... ils en sont au second service, et les beignets ont manqué... Andiol est à genoux... le baron est furieux... à moi, maintenant, à lui servir un plat de mon métier... rappelons-nous comment il faisait des beignets, en étendant la serviette.

Fouillant dans l’une et dans l’autre de ses poches.

Eh ! bien... où est-elle donc ?... je l’avais mise là... je l’avais tout à l’heure encore...

Cherchant partout.

Mon Dieu, mon Dieu !... qu’est-ce qu’elle est devenue ?... et comment cela se fait-il ?

 

 

Scène VII

 

JEAN, TAYAUT

 

TAYAUT, tenant son gant à la main.

Eh ! bien, tout a réussi... mon talisman a fait des merveilles.

JEAN.

Et j’ai perdu le mien.

TAYAUT.

Je le sais bien... c’est moi...

JEAN.

Qu’est-ce que ça signifie ?

TAYAUT.

Que tout à l’heure, en revenant, je vous ai entendu qui disiez : Ah ! le joli talisman ! si je l’avais, j’irais la nuit faire peur aux dames de la cour.

JEAN.

Comment, vous étiez là ?

TAYAUT.

À côté de vous... et quand vous avez dit : Il est encore plus bête que l’autre... je ne sais pas de qui vous parliez... j’ai mis ma main dans votre poche, et crac...

JEAN, à part.

L’imbécile !

TAYAUT.

Ça m’a donné du cœur, parce que j’ai pense que si vous qui avez de l’esprit, vous n’y voyiez pas plus que ça, à coup sur les autres n’y verront rien... et la preuve, c’est que j’avais enlevé les beignets au moment où on allait les servir.

JEAN.

Où sont-ils ?

TAYAUT.

Dans votre chambre.

JEAN.

Et qu’allez-vous faire ?

TAYAUT.

Air : Dans la vigne à Claudine.

D’mander en mariage
La princesse...

JEAN.

Allons donc !

TAYAUT.

Pour qu’mon rival enrage.

JEAN.

Hum ! il est beau garçon.

TAYAUT.

J’escamot’ ma figure,
Par ce moyeu parfait,
J’ délie bien ma future
De dir’ que je suis laid.

JEAN.

Mais...

TAYAUT.

Mou camarade l’avait bien obtenue... il n’avait qu’un talisman... ainsi moi qui en ai deux...

JEAN.

C’est-à-dire, le mien à moi.

TAYAUT.

Oui... vous l’avez repris à Andiol, pour mon compte, parce que nous sommes de moitié... vous êtes avec moi, comme j’étais avec l’autre, un associé en second...

JEAN, à part, s’impatientant.

Dieux !... et impossible de discuter avec un butor comme celui-là...

TAYAUT.

Mais, je ne serai pas comme lui, je ne vous oublierai pas.

Air du vaudeville du Premier Prix.

J’ vous donne, une fois en ménage,
Près d’ ma femme un’ place d’honneur.

JEAN, à part.

Sa femme !... ah ! j’étouffe de rage,
Et pas moyen d’avoir du cœur !...
Faut-il, hélas ! qu’il me l’enlève !...
Tout autre homme, on l’assommerait,
Mais sur lui, si ma main se lève,
À l’instant même il disparaît.

TAYAUT.

Vous allez voir... voilà le baron et sa femme... je vais faire la demande.

JEAN, à part.

Si ce n’est pas jouer de malheur... dès que je me débarrasse d’un rival, il m’en revient un autre.

 

 

Scène VIII

 

JEAN, TAYAUT, LE BARON, LA BARONNE, ISOLINE, DAMES, PAGES et VALETS

 

LA BARONNE.

Oui, monsieur, c’est comme je vous le dis... il arrive à l’instant pour épouser Isoline.

JEAN.

Et qui donc ?

LA BARONNE.

Le comte de Tokenbourg.

TAYAUT, qui s’avançait pour saluer, recule un pas vers Jean.

Ouf ! mon ancien maitre...

JEAN, à part, se désolant.

Et de deux maintenant !

LA BARONNE.

Il est entré dans la salle du festin, au moment où vous veniez d’en sortir, et en apercevant à côté de moi cet étranger qui avait eu l’audace de s’y asseoir... il s’est écrié : « Que vois-je ! un de mes marmitons à cette noble table ? »

LE BARON.

Un marmiton !... en êtes-vous bien sûre ?

LA BARONNE.

Tellement, que comme son seigneur et maître, il l’a fait saisir par ses gens.

LE BARON.

Ça ne suffit pas... qu’on lui inflige les châtiments les plus terribles... qu’il soit mis au pain et à l’eau.

TAYAUT, bas à Jean.

Ah ! là là !... Je n’ose plus faire ma demande... mais c’est égal... je me vengerai de mou maître qui vient sur mes brisées, et qui m’a mis à la porte sans me payer mes gages.

JEAN, de même.

Comment cela ?

TAYAUT.

Comme vous le disiez... en me glissant cette nuit dans la chambre de sa future.

JEAN, avec colère.

Une pareille idée !...

TAYAUT.

N’est pas mauvaise, n’est-ce pas ? c’est vous qui me l’avez donnée.

JEAN, à part.

Malédiction !

LA BARONNE.

Allons, petit page, préparez l’appartement du comte de Tokenbourg... de celui qui demain sera l’époux de ma fille.

ISOLINE, à part.

Ah ! mon Dieu !

TAYAUT, bas à Jean.

C’est ce que nous verrons, n’est-il pas vrai ?

LA BARONNE.

Et nous, monsieur le baron, allons le recevoir à la salle d’armes, où tous nos vassaux vous attendent.

Air : Fragment du deuxième acte de la Neige.

Ensemble.

LE BARON et LA BARONNE.

Quel bonheur ! j’espère
Qu’à ma fille il va plaire,
Il obtiendra sa foi !

ISOLINE.

Quel destin contraire !
D’un autre époux mon père
Veut m’imposer la loi !

JEAN.

Je tremble, que faire ?
Eh ! quoi, ce téméraire
L’emporterait sur moi !

TAYAUT.

Oui, bientôt j’espère
Que ce maître sévère
Sera puni par moi !

Les pages apportent des flambeaux.

JEAN, à part, pendant que le baron, la baronne et Tayaut se font des compliments.

Grands dieux ! que devenir, que faire ?
Et quel sort, hélas ! me poursuit !...

Comme frappé d’une idée subite.

Ah ! j’y songe...

Bas et s’approchant d’Isoline.

Avec votre mère
Sans bruit, quand sonnera minuit,
Changez de chambre cette nuit.

ISOLINE.

Cette nuit ?

JEAN, bas.

Cette nuit !

ISOLINE.

Cette nuit ?
Expliquez-vous ?...

JEAN, bas et vivement.

Changez vite... ou c’est fait de nous.

Ensemble.

LE BARON et LA BARONNE.

Quel bonheur ! j’espère,
Qu’à ma fille il va plaire,
Il obtiendra sa foi.

ISOLINE, à part.

Je tremble... j’espère...
Mais quel est ce mystère
Qui me glace d’effroi ?

JEAN, à part.

Je tremble... j’espère...
Son projet téméraire
Vient me glacer d’effroi.

TAYAUT, à part.

Je tremble... j’espère...
Cette beauté si fière
Va bientôt être à moi.

LE CHŒUR.

Quel destin prospère !
À sa fille il va plaire
Et mériter sa foi.

Ils sortent précédés des pages.

 

 

Quatrième Tableau

 

Une chambre à coucher élégante. Au fond, une alcôve avec de riches draperies gothiques ; à droite une toilette chargée de fleurs, de bonnets, de papillotes. Deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

TAYAUT

 

Au moment où la toile se lève, Tayaut est seul au milieu de la chambre, et vient d’ôter son gant qu’il tient à la main.

Personne... je peux paraître... ça me repose un peu...

Il pose son gant dans son chapeau, sur la chaise près de la porte à gauche.

Je suis arrive jusqu’ici en traversant la salle d’armes, le grand salon, les escaliers... tout ça était plein de monde, et pas un ne m’a vu... c’est amusant !... à l’un, je tirais la moustache... à l’autre je donnais une chiquenaude sur le nez... et au comte de Tokenbourg mon maître, qui était à boire, je lui ai trois fois renversé son gobelet qu’il venait de remplir... ça me faisait rire... et quand il s’est écrie : « Chien de gobelet qui ne peut pas tenir ferme ! »... et qu’il l’a jeté contre le mur... ça c’était moins drôle... parce qu’il n’a pas vu que j’étais entre lui et la muraille... ce qui m’a fait une bosse au front !... heureusement que quand j’ai mon gant, ça ne se voit pas... chien de brutal, qui ne pouvait pas dire : Gare !... aussi, je viens de m’en venger... Je sors de son appartement où, d’après le conseil du petit page, je lui ai fait une peur...

Air : Fille à qui l’on dit un secret.

Ma grosse voix a poursuivi ses pas
En l’accablant d’vérités les plus dures ;
C’est amusant, quand les gens n’vous voient pas,
D’leur dire en face des injures !
Par la fenêtre il vient de faire un saut !
Il court encor... c’est ainsi qu’ça se passe :
Quand les petits peuvent parler tout haut,
Il faut qu’les grands cèdent la place.

Mais, ça ne suffit pas à ma vengeance... la princesse va venir... me voilà dans sa chambre... et dès qu’elle sera endormie... Ah ! mon Dieu ! ou vient... c’est elle et ses femmes...

Courant à son chapeau et à son gant qu’il reprend.

Cachons-nous là...

Montrant le cabinet.

jusqu’à ce qu’elle soit seule... et puis, pour ne pas l’effaroucher, je reviendrai en invisible.

Il entre dons le cabinet à gauche.

 

 

Scène II

 

LA BARONNE, en déshabillé de nuit, et un bougeoir à la main

 

Elle entre par la porte à droite et parle à la cantonade.

Allons, monsieur le baron, il est tard ; j’ai renvoyé mes femmes... faites vite votre toilette de nuit et venez vous coucher...

Elle pose le bougeoir sur la toilette, s’assied et se met des papillotes.

Je vous demande quelle idée ma fille a-t-elle eue, de vouloir absolument changer do chambre avec moi ! Je ne peux attribuer ce caprice qu’à un sentiment de pudeur... pauvre petite !... Ce comte de Tokenbourg habite le même pavillon... et une jeune tête s’effarouche si facilement !

Regardant autour d’elle.

eh bien !... ça me fait plaisir de me retrouver dans ma chambre de demoiselle... il y a vingt-sept ans que cela ne m’est arrivé...

Air de Julie, ou le Pot de fleurs.

Dans cette chambre eut lieu mon mariage ;
Près du baron quand maman me laissa
Je voulais fuir, mais malgré mon courage...
Doux souvenir !... Cher époux... le voilà...
Ah ! que d’amour !... Comment ne pas le croire ?
Mais le baron n’est plus comme autrefois,

Soupirant.

Ce soir, je suis bien heureuse, je crois,
D’avoir aussi bonne mémoire.

Avec un soupir.

Il était si tendre, si impétueux... ah !

Elle fait un geste de regret et renverse le bougeoir qui s’éteint. Nuit complète.

Maladroite ! me voilà sans lumière !... je ne sais où est la sonnette.

 

 

Scène III

 

LA BARONNE, cherchant le long de la muraille le cordon de la sonnette, TAYAUT, invisible

 

La porte à gauche s’ouvre d’elle-même, et sans voir Tayaut, on entend sa voix.

La voix de TAYAUT, à part.

Ouvrons doucement celle porte, et avançons... car je n’entends plus de bruit.

On voit remuer une chaise qui est nu milieu du théâtre.

Diable de chaise que je n’avais pas aperçue... quand on est invisible et qu’on n’y voit pas... il est si difficile de se reconnaître. Ce vêtement blanc... c’est elle...

Haut et d’une voix douce.

Charmante personne...

LA BARONNE, effrayée.

Oh ! mon Dieu ! on a parlé près de moi...

Air : Ce que je fais ici. (Douvres et Calais.)

C’est le baron, je le soupçonne,
Qui veut me surprendre aujourd’hui...
On a dit : « Charmante personne. »

Haut.

Est-ce bien vous, mon cher ami ?

La voix de TAYAUT, à part.

Son cher ami, quelle voix tendre !...
Je ne puis résister ici...

Bruit d’un gros baiser.

LA BARONNE, à part.

Ciel ! on vient de me prendre
Un baiser !... qu’est ceci ?
Oh ! c’est sans doute mon mari,
Je ne connais que lui
Qui pourrait être aussi hardi !

Haut et d’une voix émue.

En vérité, baron... voilà des folies qui ne ressemblent à rien... Finissez, je vous en prie... et allez chercher de la lumière sur-le-champ.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, TAYAUT, invisible, LE BARON, en robe de chambre et sans lumière

 

Le baron referme la porte en entrant.

LE BARON.

Me voici, ma bonne... ne t’impatiente pas...

LA BARONNE.

Comment... vous revenez sans lumière ?

LE BARON.

Mais, m’amour... je croyais que tu en avais.

LA BARONNE.

Vous savez bien que non... puisque vous venez de m’embrasser sans y voir.

LE BARON, vivement.

Qu’est-ce que c’est ? Comment, madame, on vous a embrassée ?

LA BARONNE.

Je ne m’en plains pas, puisque c’est vous.

LE BARON, en colère.

Du tout... c’est que ce n’est pas moi.

LA BARONNE.

Ce n’est pas vous !

LE BARON, élevant la voix.

Non, morbleu ! et je voudrais bien savoir quel est l’insolent...

On entend le bruit d’un soufflet. Le baron se tenant la joue.

Oh ! il y a quelqu’un ici.

LA BARONNE, effrayée.

Qu’est-ce que c’est que ça, baron ?

LE BARON.

Un soufflet que j’ai reçu, baronne.

LA BARONNE.

Ô ciel ! oser lever la main sur vous !

LE BARON.

Parbleu !... s’il n’avait fait que la lever...

LA BARONNE.

Et qui donc aurait osé !

LE BARON, tremblant.

Je n’en sais rien... mais nous ne sommes pas en sûreté.

LA BARONNE.

Appelez votre maison... tous vos gens.

LE BARON.

Vous avez raison...

Courant à la porte.

Air : C’est charmant, c’est divin... Buvons. (Le comte Ory.)

Au secours !... mes vassaux !
Mes valets, mes hérauts !
Avec de la lumière
Venez, accourez tous,
Peut-être ce mystère
S’éclaircira pour nous.

 

 

Scène V

 

LA BARONNE, TAYAUT, invisible, LE BARON, JEAN, PAGES, GARDES, VALETS, portant des flambeaux

 

LE CHŒUR.

Courons (4 fois) soudain ;
Dans ce castel enfin
Qui fait donc un tel train ?
Au seigneur châtelain
Courons prêter la main.

LE BARON.

Des coquins... je frissonne,
Des brigands... quel effroi !
Saisissez, je l’ordonne,
Tous ceux qui sont chez moi.

LES GARDES.

Nous ne voyons personne...
Que vous en ce moment...

JEAN.

Madame la baronne
N’a pas l’air d’un brigand.

LA BARONNE.

Je ne vois plus personne...
Ah ! quel événement !

LE BARON.

Je ne vois plus personne...
Et la peur me reprend.

Il cherche des yeux et du doigt, et s’arrête stupéfait en ne voyant personne.

Eh ! bien, où est-il donc ?

LA BARONNE, de même.

Personne.

JEAN.

Qu’est-il donc arrive, monseigneur ?

LA BARONNE.

Ah ! mes amis... une aventure !

LE BARON.

Épouvantable.

LA BARONNE.

Un insolent...

LE BARON.

Qui a osé embrasser la baronne.

LA BARONNE.

Et qui s’est permis de donner à monsieur le baron...

LE BARON, l’interrompant.

C’est inutile de parler de ce qui me touche, m’amour... mais le drôle ne peut s’être échappé... qu’on me le trouve mort ou vif.

JEAN, aux gardes.

Cherchez partout... sous ces meubles, dans l’alcôve... par ici... sous cette toilette.

LE CHŒUR.

Air : En bons militaires. (Fra Diavolo.)

Faisons-en justice,
Et qu’on le saisisse...
Mais nous cherchons bien
Et ne trouvons rien.

Pendant ce chœur, les gardes parcourent le théâtre ; on dérange tous les meubles, on lève les draperies de la toilette qui se trouve alors au milieu du théâtre.

JEAN.

Rien !

LE BARON.

Rien !

Ils se regardent d’un air étonné.

LA BARONNE.

Eh ! bien, baron ?

LE BARON.

Le château est ensorcelé !

JEAN.

J’en ai peur.

LE BARON, reculant.

Qu’est-ce que vous dites, petit page ?

JEAN.

Air : Il y avait un’ fois cinq, six gendarmes.

Je dis qu’il faut pourtant qu’on sache...

LE BARON, regardant partout.

Chut !... on ne voit rien remuer !...

Quelqu’un éternue.

JEAN, vivement.

On l’entend du moins, s’il se cache !...

LE BARON, vivement.

Oui, quelqu’un vient d’éternuer !

JEAN.

Mais qui cela ?...

LA BARONNE, effrayée.

Quelles alarmes !

LE BARON, gravement.

Ce n’est pas quelqu’un du château !
Car pas un seul de mes gens d’armes
N’avait de rhume de cerveau !

JEAN, d’un air résolu.

Monsieur le baron... un trait de lumière... je le tiens.

LE BARON, troublé.

Ne le lâche pas.

JEAN, les réunissant près de lui.

Quelque bien caché qu’il soit, il n’est pas à l’épreuve de la balle... et j’ai idée qu’en plaçant vos gardes de ce côté, et en établissant un feu croisé dans tous les sens, bien soutenu... bien nourri...

LE BARON, émerveillé.

Bien nourri... il a raison... le petit drôle entend l’art de la guerre.

Musique en sourdine.

En avant, mes arquebusiers... mettez-vous devant nous et... feu d’enfer.

Mouvement. Les gardes se rangent sur une ligne, d’un côté du théâtre et devant le baron et la baronne.

JEAN, commandant.

C’est cela... front... en joue !...

La voix de TAYAUT, criant.

Un moment... un moment... ne tirez pas.

On aperçoit tout à coup Tayaut près de la toilette, avec son gant qu’il a ôté, qu’il tient à la main gauche, et faisant signe aux gardes de ne pas tirer.

Ne tirez pas... ce serait pire que le gobelet.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, TAYAUT

 

TOUS.

Que vois-je

LE BARON.

Au milieu de la nuit... un homme dans la chambre de ma femme... qu’on l’arrête !

JEAN, bas à l’oreille du baron et s’éloignant de lui.

Et qu’on le fouille.

LE BARON.

Qui est-ce qui a dit cela ? il a raison... qu’on le fouille à l’instant.

JEAN, qui est passé de l’autre côté.

Je m’en charge.

LE BARON.

A-t-il des armes ?

JEAN, le fouillant, pendant que les gardes le tiennent.

Non... rien qu’une serviette...

Bas à Tayaut.

N’ayez pas peur... c’est moi qui la garde.

TAYAUT, de même.

Et vous me faites arrêter ?

JEAN, de même.

Soyez donc tranquille, puisque nous sommes de moitié... d’ailleurs, je vous crois dans la chambre de la fille, et vous êtes dans celle de la mère.

LE BARON.

Maintenant qu’on l’emmène et qu’on le pende !

TAYAUT.

Me pendre !

Bas à Jean.

Tirez-moi de là... nous sommes de moitié.

JEAN.

Un moment... où ne peut pas le pendre... c’est impossible.

LE BARON.

Et pourquoi ça ?

JEAN.

Parce qu’il est chevalier.

LE BARON.

Ce n’est pas vrai.

JEAN, à Tayaut.

Dites que si.

TAYAUT.

Je le jure.

LE BARON.

Qu’il le prouve !

JEAN, bas à Tayaut.

Défiez-le au combat... comme les chevaliers, et je vous réponds qu’il aura peur.

TAYAUT, bas.

Vous en êtes sûr ?...

Haut.

Et si monsieur le baron en doute, je le défie au combat.

LE BARON, reculant.

Qu’est-ce que c’est ?

JEAN, bas.

Voyez-vous, il recule.

TAYAUT, haut, lui jetant son gant.

Et voici le gage du combat que je jette devant lui.

JEAN, le saisissant, avant qu’il ne tombe à terre.

Et que je ramasse... à moi la victoire !

Il élève en l’air le gant et la serviette. Et le théâtre change.

 

 

Cinquième Tableau

 

Les jardins du château éclairés par des globes lumineux. Au fond une estrade richement drapée, sur laquelle on voit la fée Hortensia environnée de fées secondaires.

 

 

Scène unique

 

LES MÊMES, LA FÉE, ISOLINE, JEAN, BALTHAZAR, SEIGNEURS, DAMES, SUITE

 

LE CHŒUR.

Air : De fleurs et de festons. (La Neige.)

Pour nous quel jour nouveau !
Quel magique tableau !

À Jean et à Isoline.

Du plus lâche artifice
Une main protectrice
Vous sauve tous les deux,
Et vient combler nos vœux !

LE BARON, regardant la fée.

Que vois-je !... au portrait que mon aïeul m’en a fait, c’est la jeune fée Hortensia, la protectrice des Gurmenthal.

LA FÉE, souriant.

C’est moi-même, mon cher baron... c’est votre meilleure amie qui vient assister aux noces de votre charmante fille avec le petit Jean de Vert.

LE BARON.

Le petit Jean !

LA BARONNE.

Un page !

LA FÉE.

Qui vient de recouvrer par son adresse, les deux talismans que je lai avais donnés, et desquels dépendaient et sa fortune et son bonheur... il m’a embrassée quand j’étais vieille et laide, et suivant nos lois... il m’a ôté cinquante ans... une femme ne peut pas oublier cela.

LA BARONNE, à part.

Cinquante ans !

Haut et ouvrant ses bras à Jean.

Embrassez-moi, mon gendre.

ISOLINE, avec joie.

Quel bonheur ! nous voilà donc mariés.

JEAN, à la fée.

Ah ! ma généreuse amie...

En souriant.

Quand vous aurez besoin de rajeunir, ne m’oubliez pas.

LE CHŒUR.

Air : Charles-Quint, ce monarque sage. (Mazaniello.)

Célébrons l’heureux mariage
Qui couronne enfin leurs amours,
Et chantons de ce petit page
Et la malice et les bons tours !

JEAN, à la fée.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Pour Jean de Vert, ma chère protectrice,
Vous n’avez pas tout fait ce soir ;
Pour qu’il conjure un fâcheux maléfice
Donnez-lui donc votre pouvoir.

Au public.

Et vous, messieurs, laissez-lui quelqu’espoir...
De cet ouvrage excusez la folie,
Acceptez-le comme il vous est offert...
Et n’allez pas dire : je m’en soucie
Comme de Jean de Vert !

LE CHŒUR.

Célébrons l’heureux mariage, etc.

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