Henri IV (Pierre Michel DELAPORTE - Amable de SAINT-HILAIRE)

Drame historique en trois actes, seize tableaux et prologue.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre national du Cirque-Olympique, le 17 octobre 1846.

 

Personnages du Prologue

 

HENRI D’ALBRET

LE COMTE D’ARNEGUI

LE BARON DE LUZ, capitaine des gardes

LUBER, médecin de la cour

MENDISGAL, astrologue

LE DOYEN DE LA NOBLESSE

UN HUISSIER

JEANNE D’ALBRET, fille de Henri d’Albret

MADELEINE, nourrice de l’enfant royal

SEIGNEURS

DAMES DE LA COUR

 

L’action se passe au château de Pau, en 1553.

 

Personnages du Drame

 

HENRI IV

JEANNE D’ALBRET, sa mère

CATHERINE DE MÉDICIS

CANIGOU, frère de lait de Henri IV

MADELEINE, sa mère

LOUISE D’ARNEGUI

LE BARON DE LUZ, fils

MENDISGAL, astrologue de Navarre

RENÉ, parfumeur et astrologue de Catherine de Médicis

CHARLES IX

ZAMET, trésorier de la cour

SULLY

BIRON

LE DUC DE BELLEGARDE

LE COLONEL TISCHE

CONCINI

LE DAUPHIN

GASTON

ÉLISABETH

MARGUERITE, sœur de Charles IX, première femme de Henri IV

LE PRÉSIDENT JEANNIN

LE CHANCELIER, président des États

DANIEL, apprenti de René

MARIE DE MÉDICIS

MICHAUD

MARGOT, sa femme

CATAU, sa fille

LUCAS

GABRIELLE D’ESTRÉES

LE PRÉSIDENT BRISSON

RAVAILLAC

BUSSY-LE-CLERC

L’AMIRAL COLIGNY

UN PAYSAN NAVARROIS

UN PAUVRE

PREMIER SOLDAT ALLEMAND

DEUXIÈME SOLDAT ALLEMAND

LE PRÉVOT des marchands

LE BAILLY de Lieursaint

THÉRÈSE, marchande

ALICE, chambrière

UN OFFICIER d’ordre du marché

UN SOLDAT ligueur parlant

PREMIER HOMME du peuple

DEUXIÈME HOMME du peuple

DAMES DE LA COUR

DEMOISELLES D’HONNEUR

ESCADRON VOLANT DE LA REINE

OFFICIERS

SEIGNEURS

MAGISTRATS

PAGES

HUISSIERS

HÉRAUTS

GARDES

SOLDATS FRANÇAIS

SOLDATS ALLEMANDS

SOLDATS ESPAGNOLS

PAYSANS BÉARNAIS

PEUPLE DE PARIS

 

 

PROLOGUE

 

Le théâtre représente une salle du château de Pau. À droite, la porte qui conduit à l’appartement de Jeanne d’Albret. À gauche, le trône. Au fond, une grande porte vitrée ouvrant sur une terrasse qui domine les jardins.

 

 

Scène première

 

LE COMTE D’ARNEGUI, LE BARON DE LUZ, MENDISGAL, UN ÉCUYER, UN HUISSIER, OFFICIERS et GENS DE SERVICE

 

Mendisgal est sur la terrasse du fond, méditant et écrivant.

LE COMTE, à l’écuyer.

Que vos courriers se tiennent prêts à monter à cheval, pour porter à toutes les cours alliées la nouvelle de l’événement que la Navarre attend avec tant d’impatience.

L’écuyer s’incline et sort.

LE BARON.

Sera-ce donc pour aujourd’hui ?...

LE COMTE.

Sa Majesté l’espère.

À un officier.

Vous, monsieur le commandant de l’artillerie, allez à vos pièces. Vous pourrez voir de votre batterie la fenêtre de Jeanne d’Albret. Si c’est une princesse que le ciel nous envoie, une colombe s’en échappera ; si c’est un prince, ce que Dieu veuille, la bannière royale sera déployée, et vous ferez tirer vingt-un coups de canon.

L’officier s’incline et sort.

LE BARON.

Ah ça ! mon cher comte...

LE COMTE.

Pardon, baron de Luz, encore un ordre...

À l’huissier.

Allez dire au docteur Luber de se rendre à l’instant au palais...

L’huissier s’incline et sort.

LE BARON.

Le docteur Luber... Mais je le croyais auprès de la comtesse votre femme... qui, ce me semble, avait aussi besoin de son assistance.

LE COMTE.

Que voulez-vous ?... le roi n’a plus confiance dans le médecin ordinaire de sa fille, qui a déjà perdu deux enfants... Il veut notre docteur. Il faudra donc que la comtesse...

LE BARON.

Se contente d’un autre, c’est clair... ou qu’elle attende, ce qui serait encore plus conforme à l’étiquette...Voilà donc qui est convenu, ce jourd’hui 13 décembre 1553, la Navarre aura probablement à fêter tout ensemble la naissance d’un petit-fils de son roi et d’une fille de son grand-sénéchal !

LE COMTE.

Une fille, dites-vous... J’espère bien que j’aurai aussi un fils, un digne héritier de mon nom !

LE BARON.

Et je suis sûr, moi, que vous aurez une fille...

LE COMTE.

Pourquoi cela ?...

LE BARON.

Parce que cela m’arrange mieux, attendu que j’ai l’intention de vous demander sa main pour Ferdinand-Charles, fils unique de moi Hector, dixième baron de Luz, et capitaine des gardes du roi.

LE COMTE.

Quelle folie ! un enfant de cinq ans !...

LE BARON.

Oh ! rassurez-vous ; je ne prétends pas célébrer aujourd’hui même le mariage... Non ; je fais seulement ma demande d’avance, pour prendre date ; et j’espère que vous ne me refuserez pas...

LE COMTE.

Vous êtes fou, vous dis-je... J’aurais un fils.

LE BARON.

Vous aurez une fille, dont je serai parrain, et que je nommerai Louise, comme son excellente mère, si ça peut vous être agréable...

LE COMTE.

Laissez-moi donc tranquille...

LE BARON.

Et tenez, voilà le docteur Luber... Il pourra sans doute nous mettre d’accord.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LUBER, UN HUISSIER

 

LE COMTE, à Luber.

Vous quittez la comtesse ?...

LUBER.

Oui, monsieur le comte. Le roi m’a fait demander, il a fallu obéir... J’ai laissé, près de madame d’Arnegui, Alonzo, mon élève, garçon très capable...

LE COMTE.

Mais la comtesse ?...

LUBER.

Rien encore... Mais tout se passera bien, j’espère.

LE BARON.

Sans doute, sans doute... Et ne pourriez-vous

nous dire, savant docteur, quel sera le sexe de

l’enfant ?...

LUBER.

Monsieur, il y a des questions qu’il est convenable de ne pas faire à un homme sérieux. Vous avez là Mendisgal, l’astrologue... adressez-vous à lui...

Il sort par la porte de droite.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, excepté LUBER

 

LE BARON.

Diable de Luber, il n’entend pas la plaisanterie... Au fait, il peut avoir raison... ça rentre plutôt dans les attributions de l’astrologie... Holà ! Mendisgal !...

MENDISGAL.

Pardon, monsieur le baron, mais je suis occupé d’un important travail.

LE BARON.

Vraiment ?... Qu’est-ce donc ?...

MENDISGAL.

Je lisais dans les astres.

LE BARON, l’amenant en scène.

Eh bien ! fermez le livre un moment, et venez à nous...

MENDISGAL.

Impossible... il faut que je finisse mon horoscope.

LE BARON.

Quel horoscope ?...

MENDISGAL.

Celui de l’auguste enfant dont nous attendons la naissance. Cet horoscope m’a été demandé par l’illustre Jeanne d’Albret elle-même, il y a plus de huit jours.

LE BARON.

Huit jours !... Il doit être fini alors...

MENDISGAL.

Mais non... il faut attendre l’instant précis de la naissance, pour calculer, d’après cela, sous l’influence de quelle planète ou de quel signe la corrélation du passé et du présent place l’avenir. Par exemple, s’il arrivait que le Lion se trouvât en rapport avec la Tortue, ce serait le courage uni à la prudence ; si l’Écrevisse se rencontrait avec...

LE BARON.

Fort bien... oui... c’est très profond ce que vous dites là... si profond que nous n’y entendrions rien, ni les uns ni les autres... Et puis, toute une existence à pronostiquer, on conçoit que ça peut être long. Ce que nous avons à vous demander, nous, est beaucoup plus simple et plus court.

MENDISGAL.

Mais...

LE BARON.

Vous êtes un habile homme, n’est-ce pas, maître Mendisgal ?...

MENDISGAL.

Tout le monde me fait l’honneur de le croire.

LE BARON.

Eh bien ! nous ferons comme tout le monde, si vous répondez nettement à la question que je vais vous adresser, au nom du comte d’Arnegui, grand-sénéchal de Navarre, ici présent...

LE COMTE.

Assez, baron, assez...

LE BARON.

Du tout, il répondra... Voyons, Mendisgal, ce digne comte, mon excellent ami, qui est là qui enrage, se ronge les ongles, et ne peut tenir en place, aura-t-il une fille ou un fils ? hein !...

MENDISGAL.

Le désir le plus ardent de Monsieur le comte est de voir se continuer dans un fils la gloire de son illustre nom.

LE BARON.

Nous savons cela, de reste ; mais dites-nous ce qu’en pensent les astres ?...

MENDISGAL.

Heu !... les astres trempent souvent nos désirs.

LE BARON.

Ce n’est pas là répondre, c’est éluder.

MENDISGAL.

Permettez donc... Il faut le temps de préparer mes calculs, de consulter mon planisphère... et dans une huitaine de jours...

LE BARON.

Une huitaine !... mais puisqu’on vous dit que c’est aujourd’hui... dans une heure... dans quelques minutes, peut-être, qu’il sera père !

MENDISGAL.

Eh bien ! si l’on touche, en effet, à l’événement, à quoi bon des recherches ?... Je retourne à mon horoscope.

Il remonte à son poste.

LE BARON.

Ce qui signifie que vous n’aimez pas prédire à si courte échéance... c’est trop compromettant, n’est-ce pas ?... Allons, allons, astrologues et médecins, vous n’êtes pas plus sorciers les uns que les autres... Mais qui vient donc là ?...

LE COMTE, regardant à gauche.

Une paysanne... Eh ! mais c’est Madeleine, notre nourrice... Que vient-elle faire ici ?...

LE BARON.

Vous annoncer la naissance de votre fille, sans doute.

LE COMTE.

Oh ! vous êtes insupportable !

Aux gardes.

Laissez entrer...

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, MADELEINE

 

MADELEINE, au hallebardier qui la retient.

Là... tu vois bien que j’peux entrer, grand escogriffe !... Croyait-il pas m’interloquer, parc’ qu’il a un’ hallebarde... Allez, allez, un homme ne m’fait pas peur, à moi !...

LE COMTE.

Vous me cherchez, Madeleine ?...

MADELEINE.

Non, c’est pas vous que j’cherche, c’est le roi.

LE COMTE.

Le roi ?...

MADELEINE.

Oui, il paraît qu’ toutes les grandes dames, comtesses, baronnes, duchesses et autres mijaurées qui s’étaient présentées pour nourrir l’ royal poupon, n’ont pas conv’nu à c’ brave monsieur Luber... Pour lors, il m’a envoyé quérir bien vite, moi et mon lait... et nous v’là... Où qu’est l’enfant ?...

LE BARON.

Mais il n’est pas encore né.

MADELEINE.

Vrai ?... Eh ben ! tant mieux, ça m’donnera le temps de faire mes conditions avec le grand-père.

LE COMTE.

Vos conditions... mais c’est impossible, Madeleine... et nous ?...

MADELEINE.

Ah dame ! vous... vous vous arrangerez... vous vous passerez de nourrice.

LE BARON.

Comme vous vous serez passé de médecin, c’est dans l’ordre... double emprunt forcé... c’est très flatteur... et cela grandira votre crédit...

MADELEINE.

Ah ça ! c’est pas tout... Dites donc, ça avance là bas... et si vous t’nez à être là au bon moment, vous n’avez pas une minute à perdre.

LE COMTE.

Hélas ! je ne puis bouger d’ici... Les devoirs de ma charge m’y retiennent.

MADELEINE.

Vraiment ?...

LE BARON.

Et puis, d’ailleurs, madame d’Arnegui connaît trop bien les convenances pour se permettre d’être mère avant Son Altesse... Ce serait maladroit.

Le comte remonte la scène avec impatience.

MADELEINE.

Je n’sais pas trop c’ que ça signifie, c’ que vous dites là... vous, mon bonhomme... mais ça m’fait l’effet d’êt’ bien bête...

LE BARON.

Hein ?...

MADELEINE.

Écoutez donc, je n’ai pas l’habitude d’farder ma pensée, moi... n’y a pas assez longtemps que j’suis à la cour pour ça... mais soyez tranquille, quand j’ vous aurai fréquenté queuques mois, p’t’-être que j’finirai par mentir aussi bien que vous...

LE BARON, à part.

Elle est originale, cette nourrice... et très piquante, ma foi.

Haut.

Pst !... nourrice !...

MADELEINE.

M’sieur ?

LE COMTE.

Oh ! je n’y tiens plus... Il faut que je sache...

UN HUISSIER, à la porte de droite.

Monsieur le comte, le roi vous demande.

LE COMTE.

Le roi !... Et ma femme !... et ne rien savoir !... Ah ! quel supplice !

Il sort à la suite de l’huissier.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, excepté LE COMTE

 

MADELEINE.

Du moment qu’ c’est lui qu’on appelle, c’est  qu’ça n’ presse pas encore.

LE BARON.

Non, sans doute, et nous aurons le temps de causer un peu ensemble.

MADELEINE.

Causer, de quoi ?

LE BARON.

Mais, dame, de... Approchez donc, nourrice, approchez... Je suis un peu médecin aussi, moi, voyez-vous... médecin militaire... et...

Il lui prend la taille.

MADELEINE, se dégageant.

Médecin ou non, à bas les mains, ou j’tape !

LE BARON.

Permettez, nourrice, permettez...

MADELEINE.

Mais, du tout, je n’permets pas.

LE BARON.

Il s’agit seulement de reconnaître si vous avez...

MADELEINE.

Si j’ai quoi ?...

LE BARON.

Toutes les qualités de l’emploi.

MADELEINE.

Voyez-vous ça ?... Ah !... mais, dit’s donc, eh !... ne r’commencez pas, ou sinon !...

LE BARON.

Nourrice !... quand je vous dis mon but, je ne comprends pas...

MADELEINE.

Oui, mais j’ comprends, moi, et ça m’ suffit... On a c’ qu’il faut, m’sieur sainte-n’y-touche... T’nez-vous donc tranquille.

L’HUISSIER, à la porte de droite.

Le roi, messieurs.

Tout le monde se lève, se range et se découvre.

MADELEINE, le regardant venir.

Ah ! c’ vieux monsieur, c’est le roi ?... Eh ben ! il a un’ bonne figure, tout d’ même... J’ vas lui parler.

LE BARON, la retenant.

Quand il vous demandera, pas avant. L’étiquette s’y oppose.

MADELEINE.

Ça suffit !... Mais y m’semble pourtant que d’ nourrice à grand-père, il n’y a qu’ la main, et...

LE BARON.

Chut !...

Le roi entre avec le comte d’Arnegui ; tout le monde s’incline.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, HENRI D’ALBRET, LE COMTE D’ARNEGUI

 

HENRI.

Rejoignez votre femme, mon cher d’Arnegui. Je juge de ce que vous devez souffrir par l’inquiétude et l’impatience que j’éprouve moi-même en ce moment. Allez donc, mon ami, nous vous remplacerons pour cette fois.

LE COMTE.

Vous me comblez, Sire, et ma reconnaissance...

HENRI.

C’est bien, c’est bien... Tâchez de nous rapporter une bonne nouvelle...

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, excepté LE COMTE

 

HENRI, au baron et aux autres officiers.

Ce pauvre comte, il me faisait vraiment pitié. Jamais je n’ai vu un homme plus tourmenté, plus malheureux. Et pourtant, il ne s’agit chez lui que de lui-même et de sa famille, tandis qu’ici c’est le sort de tout un royaume qui est en jeu. L’Espagnol a les yeux sur nous, et si le ciel ne nous accordait pas un prince, moi mort, il essaierait de nouveau de s’emparer de la Navarre. Or, la domination de l’Espagne, voyez-vous, ce serait la honte et la ruine de ce beau pays !... Voilà pourquoi je me tourmente, moi, pourquoi je tremble en ce moment ! Je ne voulais pas quitter ma fille, mais le courage m’a manqué près du lit de douleur... Allez, mon père, m’a dit cette noble et vaillante Jeanne d’Albret, si le ciel m’accorde un fils, mes chants vous l’annonceront.

LE BARON.

Et si c’est une fille ?

HENRI.

Son silence me l’apprendra.

MADELEINE, aux autres.

Le silence, pour une fille... C’est drôle !... j’aurais plutôt attendu l’ contraire.

HENRI, allant s’asseoir.

Quelle est cette femme ?

LE BARON.

Une brave paysanne, une nourrice que le docteur Luber a fait venir pour l’enfant royal.

HENRI.

Ah !... Mais elle est fraîche et fait plaisir à voir... Approchez, commère, approchez.

MADELEINE.

Voilà, Majesté !

Elle fait la révérence.

HENRI.

Vous êtes donc à nous, ma mie ?

MADELEINE.

Oui m’sieur... Non, j’veux dire monseigneur... non, c’est Sire... Mais avant, je voulais, je de vais... Tiens ! mais ça m’ fait tout d’même de l’effet d’ vous parler... Ah ! dame, c’est qu’ les rois, c’est du fruit nouveau pour moi, voyez-vous !...

HENRI.

Je n’ai pourtant pas l’air bien effrayant ?

MADELEINE.

Ma foi, non... au contraire... C’est moi qu’étais bête, voilà tout... Mais c’est passé, v’là la parole qui me r’vient... Gare à vous !

HENRI, riant.

Vous aviez donc à me dire ?...

MADELEINE.

J’avais à vous dire qu’avant d’ m’engager avec Vot’ Majesté, j’ai à faire mes conditions.

HENRI.

Vos conditions ?

MADELEINE.

Oui. M’sieur l’ docteur Luber le sait ben...

Montrant le baron.

Et c’t’ autre médecin là aussi.

HENRI.

Le baron, médecin !...

LE BARON, faisant des signes à Madeleine.

Non, Sire, c’est...

MADELEINE.

C’est, c’est... C’est lui qui l’a dit, quoi... un peu médecin... médecin militaire, pour c’qui r’garde les nourrices.

HENRI.

Comment ?

LE BARON.

Cette bonne femme a mal compris, Sire... voilà tout.

HENRI.

Elle y mettait peut-être de la mauvaise volonté.

MADELEINE.

C’est ça, juste... parc que lui, il en mettait trop d’ bonne... Mais j’espère qu’il n’y r’viendra pas.

LE BARON.

Dites donc vos conditions, nourrice, voilà tout ce qu’on vous demande.

MADELEINE.

Eh bien ! mes conditions, c’est qu’je n’vous baillerons qu’la moitié d’ mon lait, parc’ que j’ gardons l’autre pour mon p’tit Canigou, dont je n’voulons m’séparer ni pour or ni pour argent.

HENRI.

Canigou ?

MADELEINE.

Eh ! oui, Canigou, not’ fieu !... Un beau brin d’garçon allez !... quatre mois, cinq dents et une masse de ch’veux... et puis des bonnes grosses joues comme des pommes d’apis... des bras, des jambes, faut voir... presqu’un homme, quoi !... et quatr’ mois, pas plus... Ah ! dame ! c’est qu’ j’ons fait tout c’qu’il faut pour ça.

HENRI.

Et qu’avez-vous donc fait ?

MADELEINE.

D’abord, j’ lui avons donné l’ baptême béarnais.

HENRI, se levant.

Le baptême béarnais... qu’est-ce que cela ?

MADELEINE.

Voilà : drès qu’ils voient le jour on leux y frotte les lèvres avec une grosse gousse d’ail, et on leux y fait avaler un’ bonne gorgée d’ vieux vin d’ Jurançon... Ça les éprouve un peu... mais quand ils ont supporté l’épreuve, on peut répondre d’eux !... Mon gros Canigou y a passé, et après... après, la nourrice fait le reste.

HENRI.

Vraiment ?... Eh bien, mordi ! si Dieu nous donne un prince, il en sera fait pour lui comme pour votre fils... J’accepte vos conditions... vous ne vous séparerez pas de ?...

MADELEINE.

Canigou.

HENRI.

Canigou, oui... Les deux enfants seront élevés comme frères... Je veux que Henri de Navarre, si le ciel nous l’accorde, soit nourri et vêtu comme le paysan de nos montagnes, endurci à la fatigue, habitué à la bonne et rude vérité, afin qu’un jour il ait lui-même tant de force et de franchise, que la courtisanerie ne puisse plus l’égarer ni le corrompre.

MADELEINE.

V’là qu’est parlé, trédame !... Voulez-vous que j’vous dise un’ chose, tenez ?

HENRI, gaiement.

Dites.

MADELEINE.

C’est qu’il y a dans vot’ viel’ tête grise dix fois plus d’ raison qu’on n’en a d’habitude dans ces endroits-ci !

LE BARON.

Nourrice !

HENRI.

Laissez-la dire.

MADELEINE.

Pardieu ! pourquoi que j’ lui dirais pas qu’il a raison quand il l’a... On lui dit ben assez souvent qu’il l’a, quand il n’ l’a pas !... V’là qu’est donc conv’nu, Sire, moi et mon lait j’ sommes à vot’ service... Donnez-moi vot’ prince drés qu’ vous l’aurez, et l’ ciel aidant, vous verrez c’ que j’en f’rons.

HENRI, lui serrant la main.

Brave femme !

MADELEINE, à part.

Il m’a serré la main... lui-même !... le roi !... Ah ben ! ah ben ! l’ bon Dieu veut donc que j’ meure de joie...

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, UN HUISSIER, puis LE DOYEN DE LA NOBLESSE et LA DÉPUTATION

 

L’HUISSIER.

Sire, une députation de la noblesse de Béarn et Navarre demande à être admise devant vous.

HENRI.

Qu’elle vienne.

La députation entre, son doyen en tête. Un page porte une riche épée sur un coussin de velours.

Qu’y a-t-il, messieurs ?

LE DOYEN.

Sire, la loyale noblesse de votre royaume nous a chargés de présenter à Votre Majesté cette épée à poignée d’or, pour le royal enfant qu’elle appelle de ses vœux.

HENRI.

Une épée !... Ah ! ce serait de bon augure... Mais qui vous dit que ce n’est pas une quenouille qu’il nous faudra ?

LE DOYEN.

Sire, le bruit s’est répandu partout que le savant Mendisgal avait positivement annoncé la naissance d’un prince.

LE BARON.

Ha prédit quelque chose, lui... c’est incroyable !

HENRI.

Vous avez entendu, Mendisgal ?... Avez-vous réellement annoncé ce bonheur à la Navarre ?

MENDISGAL, embarrassé.

Sire...

LE DOYEN.

Voici ce qu’on lui a entendu dire : on citait devant lui ce propos dérisoire des Espagnols au sujet de notre bonne reine Marguerite et de la naissance de Jeanne, votre auguste fille : « Adieu les d’Albret, la lionne n’a enfanté qu’une brebis. – Eh bien ! reprit-il, pour qu’il y ait revanche : la brebis enfantera un lion. »

HENRI.

Vous avez dit cela, Mendisgal ?

MENDISGAL.

Si je l’ai dit, sire, c’est...

LE BARON.

C’est ?...

MENDISGAL.

C’est que cela sera.

HENRI.

Et si cela est, maître, croyez-moi, votre réputation est faite et votre fortune assurée !

Il va prendre l’épée et la regarde avec bonheur.

MENDISGAL, à part.

Oui, et si cela n’est pas, je suis ruiné et chassé !... Qui diable m’a joué ce mauvais tour-là ?

L’HUISSIER, à la porte.

Sire...

HENRI.

Eh bien ?...

JEANNE, chantant dans la coulisse.

Dieu protège la Navarre !
Mon père, il a comblé tes vœux !

HENRI, transporté.

Un fils !... c’est un fils ! Mendisgal a dit vrai, messieurs : ma brebis a enfanté un lion !

Il sort vivement par la droite, suivi de Madeleine et de l’huissier. Le canon se fait entendre.

MENDISGAL, à part.

Je l’échappe belle !

LE BARON, lui frappant sur l’épaule.

Réparation d’honneur, astrologue : vous êtes plus sorcier que je ne croyais.

De brillantes fanfares retentissent ; on entend le peuple crier : Vive le roi ! sous la terrasse. Des officiers, des seigneurs et des dames de la cour entrent et remplissent la salle.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, LE COMTE

 

LE BARON.

Eh bien ! comte ?...

LE COMTE.

Hélas ! la Navarre est heureuse, mais moi... je n’ai qu’une fille !

LE BARON.

Eh bien ! qu’avais-je dit ?... C’est égal, ce n’est pas moins un grand honneur pour damoiselle Louise d’Arnegui, que d’être née le même jour que l’héritier du trône !... Et je retiens toujours sa main pour Charles de Luz, mon fils... Encore des horoscopes à faire, Mendisgal !... Ah ! ah ! ah !

LE COMTE.

Silence donc ! Le roi !

Henri d’Albret reparaît, suivi de Madeleine portant une riche barcelonnette, et de plusieurs autres dames de la cour.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, HENRI D’ALBRET, MADELEINE, DAMES DE LA COUR, L’ENFANT

 

HENRI, étendant la main sur le berceau.

Dieu protège la Navarre, messieurs, et voilà qui empêchera l’Espagne d’y toucher !

Au comte d’Arnegui.

Monsieur le grand-sénéchal, que la venue de ce précieux enfant, qui aura nom Henri, comme nous, porte bonheur à tous dans le pays !... Faites proclamer une amnistie générale et remise d’amendes et impôts... Il saura cela un jour, et il en comprendra mieux sa mission de roi... Et maintenant, présentons-le au peuple... au peuple, sa première famille !

Il prend l’enfant dans le berceau et va le présenter au peuple du haut du trône. Nobles et officiers tirent leurs épées et les tendent du côté de l’enfant, en criant : – Vive Henri de Navarre ! Vive le roi ! Ces cris sont répétés au dehors. Le canon et les cloches se font entendre de nouveau.

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Le théâtre représente le parc du château de Pau. Au fond, une éminence, et, au dessus, le château se détachant d’une manière pittoresque à travers les arbres.

 

 

Scène première

 

LOUISE, PAYSANS BÉARNAIS

 

Au lever du rideau, Louise toute rêveuse, est assise au pied d’un arbre. Des paysans béarnais exécutent plus loin, sous d’autres arbres, une danse du pays.

LOUISE, à elle-même.

Ils dansent de bon cœur, ils sont heureux !... et moi !... Deux jours sans revoir Henri !... et cependant Jeanne d’Albret, sa mère, est partie d’hier... Comment n’a-t-il pas profité de son absence pour se rapprocher de moi ?... Oh ! mais Henri m’aime pourtant, il me l’a juré cent fois... et sa bouche ne connait pas le mensonge.

On entend des fanfares.

Ces fanfares...

Elle se lève et va regarder à gauche.

C’est la chasse qui revient. Ah ! le voilà enfin !...

Pendant ce monologue, la musique a accompagné très légèrement la danse, qui s’interrompt à l’entrée de Henri.

 

 

Scène II

 

LOUISE, HENRI, en costume de chasse presque paysan, CANIGOU, CHASSEURS, portant un sanglier, PAYSANS

 

HENRI.

Mordi ! camarades, voilà ce qui peut s’appeler une chasse ! De la fatigue..., des dangers ! à la bonne heure !... on se sent vivre ainsi !

CANIGOU.

Avec tout ça, Henriot, j’ons vu le moment où t’allais t’être pourfendu par ce damné sanglier que Satan confonde !...

LOUISE.

Ô mon Dieu !...

HENRI, à part, en l’apercevant.

Louise !...

Haut.

Calmez-vous, mademoiselle, personne de nous, grâce au ciel, n’est blessé.

À Canigou.

Tu avais bien besoin de...

CANIGOU.

Ah ! dame, c’est que vois-tu, frérot, quand j’ pensons qu’à cause de moi...

HENRI.

Mais tais-toi donc, Canigou !...

CANIGOU, à Louise.

Mais non, mamselle d’Arnegui, ça l’intéresse autant que nous ; car enfin elle est presque not’ sœur aussi, puisqu’elle est née le même jour que toi... Imaginez-vous donc, mamselle, que j’étions rejoint par la bête... renversé, meurtri, bousculé... et j’ pouvions déjà faire mes paquets pour l’autre monde... lorsque tout à coup, vlan ! en plein dans le ventre... un couteau de chasse qui vient dire bonjour à mon animal... et sur son dos un vigoureux gaillard à cheval... Pristi !... fallait voir ça !... C’était lui... Henriot, mon brave frère de lait...

Il lui donne la main.

Morguenne ! comme il y allait !... Aussi... prrrrt !... les v’là tous deux qui roulent à terre... mais un seul s’est remis sur ses pieds !

LOUISE.

Ah ! c’est bien, prince ! c’est très bien !...

HENRI.

La belle prouesse !

CANIGOU.

Tatigué ! parlez-moi d’un compagnon comme ça !... Ah ! dame ! c’est qu’il m’aime, jarni, comme s’il n’était pas plus prince que vous et moi... En v’là un qui rendra son peuple heureux, quand il s’ra roi !

HENRI.

Advienne que pourra, mon ami, j’aurai toujours la même affection pour la brave paysanne qui m’a nourri... et pour le bon frère qu’elle m’a donné !

CANIGOU.

Quel cœur d’or !... hein !... crrrr !... Et dire que c’est pour moi qu’il a couru un si grand danger !... Rien qu’d’y penser, j’en ai encore la fièvre... quoi !... et mon gosier en est d’un sèche !...

Il boit dans une gourde.

HENRI.

Après toi, Canigou !

CANIGOU, lui passant la gourde dont il essuie le goulot.

Voilà, monseigneur.

HENRI, ayant bu et la lui rendant.

Merci.

CANIGOU.

À présent, frérot, cassons-nous une croûte ?

Il prend dans sa panetière un morceau de pain qu’il casse en deux.

Tiens...

S’arrêtant.

Ah ça ! mais j’ t’offrons là une miche de pain d’ seigle... c’ n’est pas un fameux régal pour toi, da ! t’aimerais peut-être mieux t’aller r’garnir l’estomac au château ?

HENRI.

Bast ! ça me change !

Aux chasseurs.

Vous, mes anis, allez vous mettre à table et dites à mon sommelier de vous traiter en convives de prince... Allez !

Il mange avec appétit le pain que lui offre Canigou, pendant que les chasseurs, qui s’éloignent, emportent le sanglier. Musique à l’orchestre pour accompagner la sortie.

 

 

Scène III

 

HENRI, CANIGOU, LOUISE

 

LOUISE, à part, examinant avec soin Henri.

Pourquoi donc ne se sert-il que de la main gauche ?...

Avec émotion.

Eh ! mais... là, sur sa manche... du sang !...

Haut.

Prince, vous êtes blessé !

CANIGOU.

Blessé !

HENRI, indifféremment.

Vous croyez ?...

LOUISE.

Et il ne le disait pas !...

CANIGOU.

Sournois, va !

LOUISE.

Eh vite, eh vite, Canigou, allez prévenir le vieux docteur Luber...

HENRI.

Un médecin ! vous voulez donc que je devienne malade pour tout de bon ?...

LOUISE.

Mais...

HENRI.

Un rien... une égratignure !

LOUISE.

Oh ! n’importe !

Elle prend son mouchoir, dont elle enveloppe la blessure d’Henri.

HENRI, bas.

Louise, voilà un mouchoir que je ne vous rendrai pas !

CANIGOU, regardant au fond.

Tiens !... voyez donc... là-bas... au bout d’ l’avenue des agacias... on dirait le biau baron de Luz !

LOUISE, à part.

Ciel ! celui que mon père m’avait destiné !

HENRI.

Je le croyais en France...

CANIGOU.

Moi z’aussi.

 

 

Scène IV

 

HENRI, CANIGOU, LOUISE, LE BARON DE LUZ

 

LE BARON, à part.

C’est lui !

S’approchant.

Je vous cherchais, prince... et sur les indications qu’on m’a données...

HENRI.

Abrégeons... vous m’avez trouvé... voyons, de quoi s’agit-il ?

LE BARON, apercevant Louise, à part.

Louise ici !...

Saluant.

Mademoiselle...

Louise lui rend son salut avec contrainte.

HENRI.

Eh bien ! baron, je vous écoute.

LE BARON.

Pardon, monseigneur, mais je m’attendais si peu à rencontrer, dans ce bois, mademoiselle d’Arnegui...

HENRI.

Quoi de plus simple pourtant ? Mademoiselle Louise aime comme moi nos bons paysans, et elle a voulu assister à la fête du pays.

LE BARON.

Ah !... c’est aujourd’hui fête au Béarn ?

CANIGOU.

Et on s’en donne fameusement tout d’ même à c’te fête-là !... mamselle Louise comme les autres ! Oh ! all’ n’est pas fière, allez !... All’ rit et saute avec nous... faut voir ! Voulez-vous y r’tourner, mamselle ?

LOUISE.

Non... merci, mon ami...

HENRI.

Vous aviez à me dire, baron ?... 

LE BARON.

Prince, je suis député vers vous par la reine Jeanne d’Albret, votre auguste mère...

HENRI.

Par ma mère...

LE BARON.

Elle m’a chargé de vous annoncer l’approche de la haute et puissante Catherine de Médicis, que j’avais l’honneur d’accompagner dans un voyage à la frontière de France, et qui s’est détournée pour lui rendre visite en son palais.

HENRI.

Eh quoi ! Catherine de Médicis...

LE BARON.

Elle viendra bientôt, escortée des plus brillants seigneurs de sa cour, ainsi que de son escadron volant.

HENRI.

Son escadron volant ?

LE BARON.

Qui est aussi gracieux que pacifique... Il ne se compose que de jeunes et jolies femmes...

HENRI.

Ah ! oui da !

CANIGOU.

Tiens ! tiens ! j’aimerions assez êtr’ le général de c’t’ escadron-là !...

HENRI.

C’est cela... on l’aura fait venir exprès pour toi !...

LOUISE, à part.

Que peut cacher cette visite ?...

LE BARON, à Henri.

La reine a pensé qu’en raison de la circonstance il était convenable que vous fussiez prévenu... Vous comprenez, prince... ce simple habit de chasseur...

HENRI.

C’est trop juste.

CANIGOU.

Jarni ! tu vas fièrement te toiletter, hein ! pour l’escadron volant ?...

LE BARON.

Monseigneur, j’avais un second message à remplir.

HENRI.

Prés de moi encore ?

LE BARON.

Non, prince, près de mademoiselle d’Arnegui.

HENRI.

Comment cela ?

LE BARON.

Depuis longtemps j’éprouvais pour elle l’estime la plus profonde, l’amour le plus respectueux et le plus sincère. Le comte a daigné me permettre enfin d’aspirer à sa main, et cette lettre, qu’il m’a remise pour elle, lui annonce qu’aujourd’hui même auront lieu nos fiançailles.

Il remet une lettre à Louise.

HENRI, ému.

Aujourd’hui, dites-vous ?...

LE BARON.

Oui, monseigneur.

LOUISE, à part.

Ô mon Dieu !

HENRI, à part.

Et elle ne m’avait rien dit !

LOUISE, ayant lu.

Monsieur le baron, permettez que je me retire... Plus tard... je vous dirai... Vous devez comprendre que, dans la position nouvelle où me place la volonté de mon père...

À part.

Ah ! c’est trop souffrir !

CANIGOU.

Eh ben ! eh ben ! quoi donc qu’ vous avez, mamselle ?

LOUISE.

Rien, mon ami, rien...

CANIGOU.

Mais si !... vous êtes toute pâle... toute tremblante... Appuyez-vous sur moi... j’ vous r’conduirons jusqu’au château.

À part.

Est-ce qu’il y aurait queuq’chose ?

Haut.

Là... sur mon bras... Oh ! pesez, allez, pesez ferme... il est solide... Adieu, frérot.

Il sort avec Louise, qui jette un regard de regret sur Henri.

 

 

Scène V

 

HENRI, LE BARON

 

LE BARON.

J’ose espérer que Votre Altesse daignera honorer mon contrat de sa royale signature.

HENRI.

Monsieur le baron, nous aurons un entretien ensemble à ce sujet.

LE BARON, à part.

Un entretien !...

Haut.

Je serai toujours à vos ordres, prince.

On entend des sons de trompe.

C’est le cortège des deux reines... Elles se dirigent de ce côté.

HENRI.

Il faut donc que je m’éloigne, car, vous aviez raison, baron de Luz, je ne suis guère présentable ainsi. Vous, demeurez, et veuillez dire à Leurs Majestés que vous n’avez pu me rejoindre.

LE BARON.

Il suffit, monseigneur.

Henri s’éloigne.

 

 

Scène VI

 

HENRI, caché, LE BARON, CATHERINE DE MÉDICIS, JEANNE D’ALBRET, ZAMET, L’ESCADRON VOLANT et SUITE DU CORTÈGE

 

On voit passer successivement des sonneurs de trompe, des porteurs d’étendards, des varlets, des pages et des hérauts d’armes ; puis viennent Catherine et Jeanne d’Albret, montées sur de riches palefrois. Zamet et l’escadron volant ferment la marche. Quand les deux reines sont en scène, le baron s’approche d’elles respectueusement, tandis que Henri est caché derrière un arbre, et observe.

CATHERINE.

Eh bien, monsieur le baron ?

LE BARON.

Je regrette d’annoncer à Votre Majesté qu’il m’a été impossible de rencontrer le prince de Navarre.

CATHERINE.

Vraiment ?

JEANNE.

Mon fils ne saurait être loin... On m’a assuré que la chasse...

CATHERINE, se tournant vers l’escadron.

C’est à vous de nous le découvrir, nobles damoiselles... Battez le bois dans tous les sens ; et, quand vous aurez trouvé le prince, dites-lui que sa mère et moi nous sommes allées l’attendre au château.

L’escadron volant se disperse dans tous les sens. Le cortège se remet en marche. Henri reste seul en scène.

 

 

Scène VII

 

HENRI, puis ZAMET et MADAME DE SAUVE, avec L’ESCADRON VOLANT

 

HENRI.

Rejoindre ma mère dans un pareil moment... lorsque je viens d’apprendre que Louise... Moi qui croyais à sa tendresse !... Oh ! les femmes !... les femmes !... Et je ne me vengerais pas !... Justement, il semble que le destin me vienne en aide... Cet escadron volant... cet essaim de belles et jeunes filles... Oui, je me montrerai tendre, galant, empressé... et la première qui se présente à moi... Allons, allons, prince de Navarre, ne te laisse plus jouer comme un écolier...

Écoutant.

On vient...

Regardant.

C’est l’escadron volant... Ventre-saint-gris ! il arrive à propos !... Mais quel est cet homme qui pérore au milieu d’elles ?

ZAMET, entrant avec une partie de l’escadron volant.

Il ne doit pas être loin... Un fauconnier m’a dit l’avoir vu dans ces parages.

MADAME DE SAUVE, à ses compagnes.

Allons, continuons nos recherches...

ZAMET, à Henri.

Jeune rustre, pourrais-tu nous renseigner sur...

HENRI.

C’est à moi que vous parlez, monsieur ?

ZAMET.

Et à qui donc ?... Faut-il pas, par hasard, te dorer les phrases ?

MADAME DE SAUVE.

Monsieur Zamet, vous vous y prenez d’une façon...

À Henri.

Mon ami, n’aurais-tu pas aperçu le prince de Navarre ?

HENRI.

Si je le voulais bien, ma belle dame, il ne me serait pas difficile de vous le faire trouver... Mais quel est ce monsieur ?

ZAMET.

Hein ? ce monsieur !

MADAME DE SAUVE.

Ce monsieur, mon cher ami, est un des personnages les mieux en cour... c’est le seigneur Zamet, le plus puissant des financiers du siècle... un homme qui prête de l’or même à la cassette des rois.

HENRI.

De l’or... Ah ! très bien. S’il devait leur prêter de l’esprit, ça le gênerait peut-être davantage.

ZAMET.

Maraud !

MADAME DE SAUVE, riant.

Ah ! ah ! on croirait qu’il vous connaît de longue date.

HENRI.

Mais, en effet... de réputation... Qui ne sait que le seigneur Zamet a deux faces... comme ses écus, et qu’il en change suivant les besoins de... ses petits intérêts ?

Rires des dames.

ZAMET.

Si je ne me retenais !...

HENRI.

Qu’il soit donc le bienvenu en Navarre ; il manque justement une girouette au palais.

Nouveaux rires.

ZAMET.

Misérable ! tu sauras bientôt ce qu’il en coûte pour oser me manquer de respect !

MADAME DE SAUVE.

Qui vient là ?... René, je crois...

HENRI.

Le savant astrologue... l’illustre parfumeur... Que vient-il donc faire en Navarre ?

MADAME DE SAUVE.

Oh ! Catherine ne s’en sépare jamais...

HENRI.

Eh ! mais, je ne me trompe pas, c’est notre habile pronostiqueur Mendisgal qui l’accompagne... Voilà deux hommes bien faits pour s’entendre !

ZAMET.

Mais veux-tu bien te taire, faquin !... Qui te donne l’audace de dialoguer ainsi avec nous, drôle, espèce, bélître ?...

 

 

Scène VIII

 

HENRI, ZAMET, MADAME DE SAUVE, L’ESCADRON VOLANT, MENDISGAL, RENÉ

 

MENDISGAL, à René.

Oui, monsieur, voilà le prince...

S’approchant de Henri, qu’il salue.

Monseigneur...

MADAME DE SAUVE, s’inclinant.

Le prince !

TOUS.

Le prince !

ZAMET.

Miséricorde !

MADAME DE SAUVE.

Henri de Navarre sous ces habits !...

Riant.

Ah ! ah ! ce pauvre Zamet !

ZAMET, à part.

Où me cacher ?

LES DAMES, riant.

Ah ! ah ! ah !

HENRI.

Calmez-vous, seigneur Zamet ; Henri de Navarre n’a pas entendu ce que vous avez dit au jeune rustre. Ceci vous apprend seulement qu’il est toujours prudent d’être bon et poli avec tout le monde.

ZAMET.

Ah ! prince !...

MADAME DE SAUVE.

Dignus est imperare qui parvis peccatis, veniam concedet.

HENRI.

Du latin !... Ah ! oui... la mode de la cour de France... C’est charmant !

ZAMET.

Cela veut dire ?...

MADAME DE SAUVE, faisant un signe d’intelligence à Henri.

Que je prie Son Altesse de vouloir bien nous servir de guide pour nous faire admirer les plus beaux sites des environs.

ZAMET.

En vérité ?... Ça ne m’avait pas paru si long

que ça.

MENDISGAL, bas, à René.

Il n’est pas fort !

RENÉ, bas, à Mendisgal.

Il est riche.

HENRI.

Allons, monsieur Zamet, pour toute punition de votre irrévérence, vous allez me céder votre cheval, et, tandis que j’accompagnerai ces dames, vous irez annoncer au château que le prince de Navarre est enfin retrouvé.

ZAMET.

J’obéis, monseigneur.

HENRI, à l’escadron volant, après être monté à cheval.

Mesdames, je suis tout à vous.

À part.

Si je puis égarer ma jolie latiniste...

MADAME DE SAUVE.

Partons,

Henri s’éloigne avec l’escadron volant. Zamet sort dans la direction du château.

 

 

Scène IX

 

MENDISGAL, RENÉ

 

MENDISGAL.

Nous voici seuls, maître René, et nous pouvons parler en toute liberté. La reine-mère, qui a si grande foi dans vos oracles et qui va même les chercher souvent, dit-on, jusque dans votre petite maison du pont Saint-Michel, vous consultera bientôt, sans doute !...

RENÉ.

C’est possible.

MENDISGAL.

Jeanne d’Albret, que la tendresse maternelle rend presque aussi crédule que Catherine, m’interrogera aussi, peut-être...

RENÉ.

Eh bien !

MENDISGAL.

Eh bien !... pour être sûrs de bien répondre tous deux, ne pourrions-nous pas, par des révélations franches et réciproques, nous donner l’un à l’autre le secret de l’infaillibilité ?

RENÉ.

Soit, pourvu que tous deux nous soyons sincères.

MENDISGAL.

Notre intérêt commun l’exige ; je le serai donc autant que vous.

RENÉ, à part.

Voilà un homme qui ne veut pas se compromettre.

 

 

Scène X

 

MENDISGAL, RENÉ, LOUISE, venant par la droite

 

LOUISE, à part.

Si je pouvais le retrouver... lui dire...

Apercevant les astrologues.

Ah ! quelqu’un !

Elle se cache.

MENDISGAL.

Ce que je désire savoir, pour ma part, c’est le vrai motif de la visite de Catherine.

LOUISE, à part.

Écoutons !

RENÉ.

Rien de plus innocent ; un projet d’alliance et de pacification. Catherine voudrait emmener votre jeune prince à la cour de France, pour lui faire épouser la sœur de Charles IX... voilà tout.

LOUISE, à part.

Grand Dieu !

MENDISGAL.

Plaisantez-vous, maître René ? Mais le prince est huguenot... et Marguerite de Valois...

RENÉ.

Est catholique... On aura des dispenses.

LOUISE, à part.

Oh ! non... c’est impossible.

MENDISGAL.

Et tout cela ne cache pas un piège ?

RENÉ.

Un piège !... Pour qui nous prenez-vous donc ? Que ce mariage s’accomplisse, et, le roi Charles l’a promis, ayant huit jours calvinistes et catholiques ne feront plus qu’une seule et même famille.

LOUISE, à part.

Il ment... il doit mentir !

MENDISGAL.

Et vous croyez cela, vous, maitre René ?

RENÉ.

Puisque le roi l’a dit, je dois le croire.

MENDISGAL.

Allons, monsieur le Florentin, je vois que la reine-mère a bien choisi son confident, et qu’à tous vos talents vous joignez le mérite d’une grande discrétion. Eh bien ! moi, messire, je serai plus net, et je vous dirai sans mystère que le prince de Navarre ne vous suivra pas en France.

RENÉ.

Ah !... Et pourquoi cela ?

MENDISGAL.

Parce qu’il aime éperdument la jeune fille du comte d’Arnegui.

LOUISE, à part.

Il savait !...

MENDISGAL.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

RENÉ.

Je dis que vous m’aviez promis des révélations, et que vous ne tenez pas parole ; car vous ne m’apprenez que ce que nous savions longtemps avant vous.

MENDISGAL.

Vraiment... Et vous pensez que cet amour ?...

RENÉ.

Bagatelle !

LOUISE, à part.

Méchant homme...

RENÉ.

Pourquoi donc supposez-vous que Catherine ait amené ici son escadron volant ?... Et Madame de Sauve surtout, la plus jolie et la plus spirituelle de la troupe, pensez-vous qu’elle ait grand’peine à décider le galant Béarnais à nous accompagner seulement pour quelques jours à Paris ?... Une fois qu’on l’y tiendra, croyez-moi, il oubliera aussi vite la belle Louise d’Arnegui, qu’il a naguère oublié la gentille Fleurette.

LOUISE, à part.

Ô mon courage !

MENDISGAL.

Mais alors, maitre René... ce serait Madame de Sauve qu’il aimerait, et non Marguerite de Valois.

RENÉ.

Qu’à cela ne tienne... on n’attache aucune importance à ce qu’il aime sa femme... ce n’est pas nécessaire... Et, pourvu qu’il épouse...

LOUISE, à part.

Infamie !

Elle reste accablée.

MENDISGAL.

Allons, allons, cher confrère, vous pourriez bien vous tromper.

RENÉ.

Je ne crois pas... Et tenez... regardez donc... qui vient là-bas ?

MENDISGAL, regardant.

C’est le prince.

RENÉ, souriant.

Et il n’est pas seul, j’imagine ?

MENDISGAL.

En effet, je reconnais Madame de Sauve.

RENÉ.

Que vous disais-je ?... Cela commence...Allons, comme ce ne sont sans doute pas les témoins qu’ils cherchent ici, il faut leur laisser le champ libre... Venez, cher confrère... venez.

Il entraîne Mendisgal.

 

 

Scène XI

 

LOUISE, seule, puis HENRI et MADAME DE SAUVE

 

LOUISE.

Oh ! ma tête brûle !... j’en deviendrai folle !... Si cet homme disait vrai, mais je serais perdue, moi, déshonorée !... Pitié... mon Dieu... pitié !... Les voilà... Ah ! j’ai peur !...

Elle se cache.

HENRI, entrant avec Madame de Sauve.

Votre cheval s’est abattu avec une rudesse !... Vous n’êtes pas blessée, madame ?

MADAME DE SAUVE.

Non, Dieu merci ! J’en ai été quitte pour la peur.

HENRI.

J’étais plus effrayé que vous-même.

MADAME DE SAUVE.

Cet accident va me valoir les bouderies de mes compagnes... les priver de votre royale présence !...

HENRI.

Il m’est si doux de me trouver dans la vôtre !

LOUISE, à part.

Ah ! ces paroles...

MADAME DE SAUVE.

Prenez garde, prince ! vous me donneriez presque de l’amour-propre !... Eh quoi ! vous que tant de beautés se disputent dans votre palais... vous voulez me persuader, à moi, que vous connaissez à peine...

HENRI.

Est-il donc besoin de vous voir si longtemps pour vous trouver adorable ?...

LOUISE, à part.

Est-ce bien lui que j’entends ?

MADAME DE SAUVE.

Combien de fois, prince, avez-vous tenu à d’autres de semblables discours ?

HENRI.

Moi ! jamais, je vous le jure ; car jamais tant de charmes et de grâces ne sont venus enivrer mon cœur !

LOUISE, à part.

Ô mon Dieu !

MADAME DE SAUVE, souriant.

Voilà de bien tendres réparties... pour un paysan navarrais.

HENRI, de même.

Que voulez-vous ? dans notre humble province, les paysans n’ont pas l’art de déguiser leurs pensées.

MADAME DE SAUVE.

On apprend tous les jours.

HENRI, prenant sa main et y imprimant un baiser.

Ah ! madame... croyez que ma vive tendresse !...

LOUISE, pleurant.

Ah ! malheureuse...

Elle disparaît.

MADAME DE SAUVE.

Il m’a semblé que de ce côté... Avez-vous entendu ?...

HENRI, allant regarder.

Personne... Si fait... là-bas... le cortège des deux reines... Qui donc les ramène si mal à propos ?

MADAME DE SAUVE.

Mais c’est Zamet, je crois.

HENRI.

Maudit homme ! Oh ! voilà ce que je ne lui pardonnerai pas !

 

 

Scène XII

 

LOUISE, HENRI, MADAME DE SAUVE, CATHERINE DE MÉDICIS, JEANNE D’ALBRET, ZAMET, RENÉ, MENDISGAL, LE BARON DE LUZ, L’ESCADRON VOLANT, SUITE DU CORTÈGE

 

ZAMET.

Voici le prince !

S’inclinant.

Monseigneur...

HENRI, bas, à Zamet.

La peste vous étouffe !

ZAMET, à part.

Qu’est-ce qui lui prend donc ?

CATHERINE, à part.

Madame de Sauve avec lui... bien !

JEANNE, s’étant approchée.

J’étais inquiète de vous, Henri : que devenez-vous donc ?

HENRI.

Croyez, madame, que...

CATHERINE, à Jeanne d’Albret.

Excusons un retard involontaire... Notre beau cousin ignorait mon arrivée... et puis... la fête du pays... une partie de chasse... que sais-je, enfin ? En voilà plus qu’il n’en faut pour expliquer... pour excuser son absence.

HENRI.

Croyez, madame, que je suis profondément pénétré de l’honneur insigne que Votre Majesté daigne faire aujourd’hui à ce modeste royaume.

CATHERINE.

Tout l’honneur est ici pour moi, prince, et le bonheur surtout ; et voyez â quel point les femmes peuvent pousser parfois l’indiscrétion, l’exigence... Je me suis flattée de l’espoir que vous ne dédaigneriez pas de venir apporter un peu de votre joyeuse humeur dans notre pauvre cour de France, qu’attriste si souvent l’esprit sombre et préoccupé du roi mon fils.

HENRI.

Ah ! madame, cette invitation me flatte trop, pour que je ne sois pas fier et heureux d’y répondre...

CATHERINE, bas, à Jeanne.

Vous entendez !

JEANNE, bas.

Rien ne vous résiste, vous êtes une magicienne.

CATHERINE, regardant l’escadron volant.

Non, pas moi, mais j’en ai à ma suite.

HENRI, bas, à Madame de Sauve.

Ah ! madame, quels beaux jours se préparent pour moi !

Bruit au dehors.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, CANIGOU, une écharpe à la main

 

CANIGOU.

Malheur ! malheur !... Où qu’est frérot ?... Ah ! te v’là.

HENRI.

Qu’y a-t-il ?

JEANNE.

Parle donc vite !

CANIGOU, d’une voix entrecoupée.

V’là c’ que c’est... C’te pauvre mamselle Louise d’Arnegui... qu’était si bonne et si belle...

HENRI et LE BARON.

Eh bien ?

CANIGOU.

Disparue !...

LE BARON.

Enlevée !...

CANIGOU.

Oh ! pis que ça... car v’là son écharpe qu’on a retrouvée sur les bords du Gave.

LE BARON, prenant l’écharpe.

Juste ciel !... Ah ! courons !

Il sort vivement.

HENRI, désespéré.

Morte !... Elle aussi, morte !

Se jetant dans les bras de sa mère.

Ah ! ma mère, c’est affreux !

JEANNE, bas.

De la prudence, Henri.

CANIGOU, pleurant.

Ah ! dame ! c’est qu’ nous l’aimions bien, voyez-vous !

CATHERINE, bas, à Madame de Sauve.

On ne m’avait pas trompée.

MENDISGAL, bas, à René.

Eh ! bien, maître René ?

RENÉ.

Eh ! bien... nous partirons plus vite.

 

 

Deuxième Tableau

 

Le théâtre représente une riche salle du Louvre. Au fond, porte principale donnant sur une galerie, deux portes latérales fermées par des portières en tapisserie. Une riche table, près de laquelle est un fauteuil, à droite. À gauche, au premier plan, une statue, masquant une porte secrète.

 

 

Scène première

 

JEANNE D’ALBRET, MADELEINE

 

JEANNE, tenant une lettre.

On me demande un entretien secret... dans l’intérêt de mon fils, dans le mien... Et pas de signature... Ne soupçonnez-vous pas, Madeleine, qui désire de moi cette audience ?

MADELEINE.

Si fait, madame, je le savons...

Avec mystère.

C’est dame Mathilde.

JEANNE.

La mystérieuse pensionnaire des béguines d’Alost, arrivée tout récemment à la cour, et que la reine-mère a chargée du soin de son oratoire ?

MADELEINE.

Elle-même, madame. Et Vot’ Majesté n’ devinerait jamais qui c’est, au vrai, qu’ cette dame Mathilde, dont personne, jusqu’à ce jour, excepté sa terrible maîtresse, n’avait pu voir les traits... Elle m’a tout avoué à moi, en me faisant jurer sur l’Évangile de n’dire son secret qu’à vous seule, et de l’ bien cacher à tous les autres... à not’ fils Henriot surtout !...

JEANNE.

C’est étrange... Et qui donc est-elle enfin ?

MADELEINE.

J’ la croyais bien morte... comm’ vous, comme tout le monde, l’ jour où Canigou a trouvé son écharpe sur le bord du Gave.

JEANNE.

Louise d’Arnegui !... ce serait elle ?... Mais comment se fait-il ?...

MADELEINE.

Elle vous racont’ra tout ça elle-même, madame, si vous consentez à l’entendre... Elle est là... confuse... tremblante...

JEANNE.

Faites-la donc venir.

MADELEINE

Oh ! mais, vous serez bonne et indulgente pour elle, n’est-ce pas ?... Elle le mérite, allez... car elle a été bien malheureuse.

JEANNE.

Hélas ! je ne sais que trop que ce n’est pas elle qui fut coupable.

 

 

Scène II

 

JEANNE D’ALBRET, MADELEINE, LOUISE

 

MADELEINE, soulevant la portière de gauche.

Venez, venez sans crainte... Et dit’s tout à not’ bonne reine, comme vous me l’avez dit à moi-même, entendez-vous ?

LOUISE.

Oui ; mais vous, nourrice, veillez à ce qu’on ne puisse nous surprendre.

MADELEINE.

Soyez tranquille, je me tiendrai là... en sentinelle, dans la galerie.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène III

 

LOUISE, JEANNE D’ALBRET

 

JEANNE.

Approchez, mon enfant.

LOUISE, tombant à ses genoux.

Madame...

JEANNE.

Relevez-vous, Louise, et ne tremblez pas ainsi... qu’avez-vous à craindre de moi ? Mais c’est une consolation que m’apporte votre vue, puisqu’elle épargne un remords à mon fils ! Dieu vous a donc sauvée, pauvre Louise ?

LOUISE.

Dieu, oui, madame... Car c’est lui qui m’a rappelé le plus saint des devoirs, au moment où j’allais l’oublier !...

JEANNE.

Expliquez-vous... et songez que c’est à une amie, à une mère que vous vous confiez.

LOUISE.

Une mère !... Ah ! madame !...

Surmontant son émotion.

Écoutez donc, car les moments sont précieux... Lorsque j’appris que cette reine que je sers aujourd’hui, en la détestant et la méprisant plus que jamais...

JEANNE, se levant.

Imprudente ! qu’osez-vous dire ?...

LOUISE.

Oh ! vous saurez tout à l’heure pourquoi... Lorsque j’appris que cette reine venait en Navarre, avec son cortège de séductions et d’intrigues, pour m’enlever celui que j’aimais plus que ma vie !... quand je me vis, moi, menacée d’abandon et bientôt, hélas ! déshonorée aux yeux de tous... je devins folle !... je voulus mourir... Et j’allais mourir, en effet, quand je crus entendre une voix du ciel me crier : « Que fais-tu, malheureuse ? Oublies-tu donc que tu vas être mère ?... »

JEANNE.

Vous, Louise !

LOUISE.

Oui, moi, là fille du premier noble du royaume ; moi, qui me croyais, devant Dieu, la fiancée de Henri de Navarre, et qui n’étais plus alors qu’une maîtresse délaissée, une femme perdue d’honneur, oui, j’allais être mère !... Et je me résignai à vivre... à vivre pour expier ma faute, souffrir et pardonner... Mais il fallait tromper mon père, car il m’aurait tuée, lui !... Il fallait tromper tout le monde, car j’étais à jamais flétrie !... Je me cachai donc jusqu’à la nuit... On me cherchait... on m’appelait... et toujours plus désespérée, plus tremblante, je fuyais de retraite en retraite !... Si l’on m’avait trouvée, je serais morte de honte... oui ! Ah ! je compris alors que la honte peut tuer !... La nuit venue enfin, je me présentai à la sœur de mon père, supérieure des béguines d’Alost, arrivée depuis peu dans ses terres de Béarn... Je lui avouai mon malheur en pleurant... Elle fut touchée de mes larmes, de mon désespoir, et me promit sa protection et le secret. Je fis serment alors de renoncer au monde et de cacher à jamais ces traits que je ne pouvais montrer sans rougir. Bientôt personne ne douta plus de ma mort, et nous partîmes pour Alost... où ma fille vit le jour... Pauvre fille, sans nom, sans avenir, sans autre espoir aussi que Dieu, comme sa malheureuse mère ! Enfin l’asile que j’implorais me fut accordé, et je crus tout fini pour moi en ce monde, où j’avais laissé ma pureté, mes illusions, mon bonheur !... Ah ! madame, si je fus coupable, le ciel m’en a sévèrement punie, car j’ai bien souffert.

JEANNE, lui prenant affectueusement la main.

Infortunée !... Croyez que mon désir le plus vif serait de réparer autant que possible tout le mal qu’on vous a fait... Mais comment, pourquoi êtes-vous entrée au service de Catherine ?

LOUISE.

Quand parvint à Alost le bruit de votre arrivée à cette cour pour les fêtes du mariage de votre fils, quelques révélations nouvelles nous amenèrent à croire, comme je le soupçonnais depuis longtemps déjà, que ce mariage n’était qu’une abominable comédie, pour masquer un complot, ourdi dans l’ombre contre vous et tout le parti huguenot.

JEANNE.

Vous vous êtes trompée, mon enfant... La paix a été sincère entre nous.

LOUISE.

Catherine, toujours aussi superstitieuse qu’altière et vindicative, avait demandé à la supérieure une précieuse relique conservée dans le trésor de la communauté. Une des sœurs devait porter cette relique à la reine-mère. Je réclamai l’honneur de cette mission ; et, arrivée ici, j’obtins de Catherine d’être attachée à sa personne, et chargée du soin de son oratoire.

JEANNE.

Mais quel était donc votre but ?

LOUISE.

Mon but ? c’était de voir, d’entendre, de deviner tout ce qui pourrait intéresser ou menacer votre fils, vous-même et les vôtres... Car j’avais pardonné, je vous l’ai dit, et je voulais sauver, moi, celui qui m’a perdue !

JEANNE.

Et vous avez découvert ?...

LOUISE.

J’ai acquis la conviction, madame, que mes craintes n’étaient pas vaines ; que vous êtes tombée dans un piège, et que, si vous ne vous hâtez d’en sortir, votre perte est assurée !... Voyez l’amiral Coligny, on n’a pas espéré le tromper, lui... et il n’est pas convié à ces fêtes.

JEANNE.

En effet...

LOUISE.

Catherine vous hait, madame.

JEANNE.

Moi ?

LOUISE.

L’influence que vous avez su prendre sur l’esprit de son faible fils lui porte ombrage, et elle voudra la briser à tout prix... Hier, de son balcon, elle a vu dans le jardin Charles IX porter respectueusement votre main à ses lèvres... « Oh ! cela finira, » a-t-elle dit en souriant... Et savez-vous ce que c’est que le sourire de Catherine ? Il fait trembler le Louvre ; le roi lui-même en a peur !... car c’est toujours un présage de malheur ou de mort !

JEANNE.

Qu’oserait-elle donc contre moi ?

LOUISE.

Que n’oserait-elle pas plutôt ?... Ce matin même, elle a envoyé chercher cet infâme René, son confident le plus intime, que tout haut on nomme ici René l’astrologue, mais qu’on appelle plus bas René l’empoisonneur !...

JEANNE.

Eh bien ?

LOUISE.

Eh bien ! j’ai tremblé pour vous, pour votre fils !...

JEANNE.

Votre dévouement vous entraîne trop loin, Louise ; et de pareils soupçons, sans preuves...

LOUISE.

Des preuves !... Et qu’est-ce donc que le passé ?... Croyez-moi, madame, appelez autour de vous tous vos amis ; rompez une union qui, je vous le répète, n’est qu’un piège odieux, et retirez-vous tous au plus vite dans notre loyale Navarre.

JEANNE.

Rompre cette union !

LOUISE.

Oh ! vous ne pensez pas que je songe à moi en tout ceci... Madame... j’ai renoncé pour toujours au monde, vous le savez, et je veux être à Dieu seul désormais.

JEANNE.

Je ne l’ai pas oublié, Louise, et, si je ne suis pas vos conseils, c’est que ma raison n’admet pas toutes vos craintes, et que, d’ailleurs, une alliance entre maisons royales ne peut se rompre ainsi sur de vagues soupçons... Mais vous, mon enfant, vous seriez perdue sans ressource, si Catherine découvrait ce que votre dévouement pour nous vous a fait entreprendre. Il faut donc quitter au plus tôt le Louvre.

LOUISE.

Je ne le quitterai, madame, que lorsque vous et lui en serez sortis ; car alors seulement aura cessé le danger qui vous menace tous deux.

JEANNE.

Bonne Louise !... Ah ! quand mon fils saura...

LOUISE.

Lui !... Oh ! ne lui dites pas... Que pour lui je sois toujours morte... j’en ai fait le vœu... Ne m’y faites pas manquer, je vous en supplie.

JEANNE.

Il ne saura donc rien, je vous le promets... Mais plus tard... C’est un remords à lui sauver, ma fille.

 

 

Scène IV

 

LOUISE, JEANNE D’ALBRET, MADELEINE

 

MADELEINE.

V’là les deux rois qui arrivent ensemble par la galerie.

LOUISE.

Il faut donc nous séparer... Mais tenez-vous sur vos gardes, veillez bien, madame, et pour lui et pour vous !

MADELEINE.

Ils viennent bras dessus bras dessous, en bons camarades... Jamais j’n’ai vu si joyeuse mine au roi Charles... Il n’y a qu’ses yeux qui n’me vont toujours pas... On dirait d’un épervier en belle humeur !... Chut !... ils approchent.

LOUISE, remettant vivement son voile.

Venez vite.

Elle entraîne Madeleine par la porte de gauche.

 

 

Scène V

 

JEANNE D’ALBRET, CHARLES IX et HENRI

 

CHARLES, tenant toujours Henri sous le bras.

Vous le voyez, madame, les deux rois sont véritablement deux frères.

JEANNE.

Et ils le seront toujours, n’est-il pas vrai, Sire ?

CHARLES.

Toujours, si Henri le veut.

HENRI.

Eh ! sangdiou ! qui pourrait nous désunir ?... Ne me donnez-vous pas votre sœur chérie, la belle Marguerite ?... Ne rappelez-vous pas franchement à vous tous ceux de mon parti ?...

CHARLES.

Et qu’avais-je de mieux à faire ? Il était temps d’en finir avec nos divisions intestines, où se perdaient la force et la richesse du pays. Les huguenots sont, après tout, gens de cœur ; ils seront sujets fidèles, et c’eût été folie de séparer plus longtemps leur drapeau du mien !

HENRI.

À la bonne heure, au moins, voilà une cordiale répartie !

JEANNE.

Cordiale et sincère... je le crois... Et j’espère qu’aucune mauvaise passion, aucune volonté n’essaieront de résister aux bonnes et sages intentions du roi en cette circonstance.

CHARLES.

Je l’espère comme vous, madame, et si quelqu’un osait faire obstacle à ma volonté, si haut placé qu’il fût, il verrait bientôt que je n’ai aliéné aucun des droits de ma couronne, et qu’il y a péril à jouer pareil jeu avec moi !

JEANNE.

Quelques personnes pourtant, rendues trop défiantes sans doute, par les craintes que leur a laissées le passé, ont regretté que le brave amiral Coligny me fût pas, comme les autres chefs du parti, convié à vos fêtes.

CHARLES.

Comment !... ne l’est-il donc pas ?... Oh ! ce serait un oubli inexcusable, et que je m’empresserais de réparer. Enfin, persuadez-vous bien que, maintenant, je suis loyalement des vôtres !... c’est là une victoire de ta mère, vois-tu, Henri... Depuis sa venue ici, non seulement je me sens plus heureux, mais je me crois vraiment meilleur... Elle m’a tellement gagné le cœur enfin, que, vrai Dieu ! la reine-mère elle-même en semble jalouse.

HENRI.

Ah ! diable ! mais c’est dangereux la jalousie de Catherine de Médicis !

CHARLES.

Oh ! sa tendresse maternelle est si peu vive !... J’espère qu’il en sera de même de sa jalousie... Au surplus, que cela la blesse ou non, il faudra bien qu’elle se fasse à mon amitié pour vous, madame, car je sens que cette amitié ne doit pas finir... Vous ne nous quitterez plus, j’espère... J’ai encore besoin de vos conseils, de votre sagesse, et surtout de votre noble franchise... On ne m’a pas gâté sous ce rapport, jusqu’ici.

HENRI.

Ah ! ventre-saint-gris ! non, il faut l’avouer... Mais ce n’est la faute de personne : il paraît que l’air du Louvre est malsain pour la vérité.

CHARLES.

Nous tâcherons de l’assainir... Jeanne d’Albret nous y aidera. Voilà qui est donc convenu, madame, vous nous resterez... et notre alliance, croyez-moi, ne vous aura pas donné seulement une fille tendre et affectionnée, mais aussi un bon fils de plus !

Il prend sa main et la porte à ses lèvres. Catherine paraît à ce moment dans le fond.

 

 

Scène VI

 

JEANNE D’ALBRET, CHARLES IX, HENRI, CATHERINE

 

CATHERINE, à part.

Encore !...

Descendant la scène.

Je vois avec bonheur, mon fils, que vous avez bien compris tout ce que notre sœur de Navarre mérite d’affection et d’estime !

JEANNE.

Je suis touchée comme je dois l’être, madame, de l’amitié que le roi daigne me montrer, parce que j’y trouve la preuve que rien ne pourra désormais troubler la paix et l’union que vous avez si heureusement ramenées dans nos deux royaumes.

CATHERINE.

C’est le plus cher de mes vœux !... Et c’est ce que le roi vous disait aussi, sans doute ?

CHARLES.

Je disais à Sa Majesté qu’elle a maintenant deux bons fils, madame !

HENRI.

Comme je pourrais dire, moi, que j’ai aujourd’hui deux bonnes mères !

CATHERINE.

Assurément... et vous seriez aussi bien dans le vrai l’un que l’autre.

CHARLES.

J’ajoutais que la reine de Navarre et vous seriez à l’avenir mes seuls guides... Et quel roi aura jamais été mieux conseillé ? D’un côté la force, l’énergie, l’audace au besoin ; de l’autre, le calme, la prudence, la douceur ; de tous deux, l’expérience, la droiture, l’affection... Eh bien, acceptez-vous ce partage, ma mère ?

CATHERINE.

Pourquoi non, s’il doit, en effet, assurer le bonheur du royaume et le vôtre.

CHARLES.

Ah ! je vous remercie de cette déférence !... À propos, on nous a dit que notre brave cousin, l’amiral Coligny, n’avait pas été convié à nos fêtes... C’est une erreur, n’est-ce pas ?

CATHERINE.

Monsieur de Coligny ne se présente jamais au Louvre sans une suite nombreuse et armée, et nous devons voir là une offense à la majesté du trône.

CHARLES.

Mais non... c’est une précaution, rien de plus... Que voulez-vous ? ce n’est pas précisément de la confiance que nous avons pu lui inspirer jusqu’à ce jour... mais j’espère que cela viendra.

JEANNE.

Oui, Sire, persistez noblement dans la voie où vous êtes entré, et il ne restera bientôt plus trace de nos divisions. Je suis venue à vous, moi, désarmée et sans défiance, sur la seule foi de votre parole ; je vous ai amené en otage ce que j’ai de plus précieux au monde, mon fils, l’amour et l’espoir de la Navarre. Avec nous se sont rangés à l’abri de votre trône nos chefs les plus illustres. Et pourtant, s’il fallait croire les bruits sinistres qui nous arrivent, le mariage qui va s’achever aujourd’hui ne serait qu’une odieuse comédie, un piège infernal, qui devrait avoir pour dénouement l’extermination de tout notre parti !

CHARLES.

Que dites-vous ?

JEANNE.

Mais non, cela n’est pas, c’est impossible, je ne veux pas le croire ; car il faudrait, pour méditer pareille trahison, une âme... que vous n’avez pas, que vous n’aurez jamais... Et ceux qui tenteraient de faire servir votre autorité royale à préparer de semblables horreurs seraient traîtres envers vous, plus encore qu’envers nous-mêmes, puisqu’ils souilleraient à jamais votre nom, et briseraient peut-être votre couronne.

À Catherine.

Ne le pensez-vous pas comme moi, madame ?

CATHERINE.

C’est moi qui ai conseillé au roi l’alliance de nos deux familles, c’est moi qui vous ai appelée ici en son nom, madame... je n’ai rien de plus à répondre.

CHARLES.

Sans doute, sans doute... Ainsi Coligny sera des nôtres... Comme qu’il se présente, armé ou désarmé, avec ou sans suite, je veux qu’il vienne, entendez-vous, ma mère, je le veux !

CATHERINE, à part.

Je le veux !... jamais il n’avait dit ce mot devant moi... Oh ! patience !

 

 

Scène VII

 

JEANNE D’ALBRET, CHARLES IX, HENRI, CATHERINE, ZAMET

 

CHARLES.

Eh bien ! Zamet, avancez-vous dans vos préparatifs de fête, et y avez-vous fait preuve de goût ?

ZAMET.

Sire, j’ai acheté celui de nos premiers artistes.

HENRI, à Charles.

Il est heureux pour nous qu’il s’en soit trouvé à vendre.

ZAMET.

Le fameux sculpteur Jean Goujon lui-même a été consulté... quoiqu’il ait le malheur d’être huguenot.

JEANNE.

Le malheur ?...

CHARLES.

Vous êtes un mal avisé, Zamet.

ZAMET.

Pardon, Sire, je voulais dire le tort.

CHARLES.

Mais cela est encore plus sot... Et où avez-vous donc vu, monsieur, que ce puisse être un tort ou un malheur d’être aujourd’hui huguenot ?

ZAMET.

C’est vrai... je suis stupide... j’aurais dû reconnaître, au contraire..., parce qu’enfin la vérité... c’est que je pensais que Sa Majesté, notre auguste reine-mère...

CATHERINE, allant à lui.

Vous pensiez, monsieur ?...

ZAMET, tremblant.

Rien, madame, rien, je me trompais.

CATHERINE.

Tâchez que cela ne vous arrive plus ; tâchez de bien comprendre, enfin, que la volonté du roi règle celle de tout le monde, ici, même celle de sa mère, entendez-vous ?

CHARLES, à part.

Oh ! oh ! gare l’orage !

CATHERINE.

Jean Goujon est non seulement huguenot, mais encore des plus exaltés, des plus animés contre nous, nous le savons... Et cela n’empêchera pas pourtant qu’il soit récompensé, comme les autres, selon ses mérites, rappelez-vous cela.

ZAMET.

Oui, madame.

À part.

Je n’y suis plus du tout.

HENRI, à part.

Allons, décidément, mon frère prend le dessus.

CHARLES.

Ce pauvre Zamet, il en fera une maladie !... Voyons, monsieur le maladroit, pour vous remettre, Venez nous montrer vos merveilles... nous rejoindrons ensuite notre belle Margot... J’espère que sa toilette de mariée sera achevée... Venez-vous avec nous, ma mère ?

CATHERINE.

Non... J’ai ici même une audience à donner.

CHARLES.

Soit !... Et n’oubliez pas Coligny, surtout.

CATHERINE.

Je n’oublierai personne, Sire, fiez-vous-en à moi.

 

 

Scène VIII

 

CATHERINE, seule d’abord, puis RENÉ et LOUISE

 

CATHERINE.

Si je n’y mets ordre, il m’échappe, et cette femme ruine tous mes projets !... Allons, c’est elle qui l’aura voulu !

Elle va près de la statue, fait jouer un ressort, et une porte s’ouvre.

Es-tu là, René ?

RENÉ.

Depuis plus d’un quart d’heure... Vous savez que je suis exact.

LOUISE, à la portière de droite.

René avec elle !

CATHERINE.

Ce que je t’ai demandé ?...

RENÉ, lui présentant un petit coffret.

Les gants sont dans cette boîte.

CATHERINE.

Donne.

LOUISE, à part.

Des gants !...

CATHERINE, ouvrant le coffre.

Et tu es bien sûr ?...

RENÉ, bas.

Prenez garde, madame... Le parfum seul qui s’en exhale suffirait pour vous tuer !...

CATHERINE.

Prends ce coffret, et porte-le toi-même dans la salle du contrat, sous l’appui de velours de mon prie-Dieu.

LOUISE, à part.

Je n’entends plus rien.

RENÉ.

Mais pour qui donc ce chef-d’œuvre de ma science ?

CATHERINE.

Qu’as-tu besoin de le savoir, pourvu que l’on te paie ?

RENÉ.

Permettez, madame, c’est que... si c’était pour une reine, par exemple... le risque serait grand, et il y aurait nouveau compte à faire.

CATHERINE.

Va, va, que je réussisse, et tu n’auras pas à te plaindre.

RENÉ.

Allons !...

Plus haut.

J’obéis à vos ordres, madame.

CATHERINE.

Plus bas donc, malheureux !

Il sort par où il est venu. La statue reprend sa place, et Catherine sort par la porte au dessus.

 

 

Scène IX

 

LOUISE, puis MADELEINE

 

LOUISE.

Plus de doute, un crime se prépare... Mais qui menace-t-il ?... Et comment l’empêcher ?... Ah ! Madeleine... écoutez...

MADELEINE.

Mon Dieu !... cette pâleur... ce frisson... que s’est-il donc passé ?

LOUISE.

René sort d’ici.

MADELEINE.

Eh bien !

LOUISE.

Chut !

Elle l’emmène à droite de l’avant-scène.

 

 

Scène X

 

LOUISE, MADELEINE, ZAMET et DES VALETS

 

ZAMET, en entrant.

M’avez-vous bien compris ?... Vous, placerez là la table royale... Leurs Majestés souperont dans cette salle, avant la fête des jardins... Dans la galerie voisine aura lieu le banquet des huguenots... Des huguenots souper au Louvre !... Où allons-nous, mon Dieu, où allons-nous !... Eh bien ! qu’est-ce que vous faites là à me regarder comme des imbéciles ? Voyons... voyons... chacun à votre service, et dépêchons-nous !

Il sort avec tous les valets, par le fond.

 

 

Scène XI

 

MADELEINE, LOUISE, puis MADAME DE SAUVE

 

MADELEINE.

Les v’là tous partis, parlez vite.

LOUISE.

René a apporté à Catherine un petit coffret noir renfermant des gants, des gants empoisonnés.

MADELEINE.

Allons donc ! est-ce qu’on peut empoisonner avec des gants ?

LOUISE.

Ils ont tué Demouy avec une lettre, une lettre dont René avait fourni le papier !

MADELEINE.

C’est-il, Dieu, possible !

LOUISE.

Pour qui ces gants ?... Je l’ignore... Ils parlaient à voix basse... Je n’ai pu tout entendre... mais une mort s’apprête... une victime est choisie, j’en suis sûre !...

MADELEINE.

Oh ! les infâmes !...

LOUISE.

Tâchez donc de rejoindre notre reine et Henri... qu’ils n’acceptent rien de Catherine ni de René, entendez-vous, rien !...

MADELEINE.

Sans doute, mais...

MADAME DE SAUVE, à la portière de gauche.

Sœur Mathilde, la reine-mère vous demande.

LOUISE, baissant son voile.

J’y vais, madame...

Bas, à Madeleine.

Hâtez-vous de les prévenir !... Adieu.

Elle sort par la gauche. Madame de Sauve traverse le théâtre et s’éloigne par la droite.

 

 

Scène XII

 

MADELEINE, seule d’abord, puis CANIGOU et PAYSANS BÉARNAIS

 

MADELEINE.

Oh ! elle se trompe, ben sûr, elle se trompe !... C’est pas possible, de pareilles horreurs !... C’est égal... prévenons toujours Henriot et sa mère... Mais où les trouver à c’t’ heure ?... Qui vient donc là ?... Canigou, mon fils !

CANIGOU, lui sautant au cou.

Bonjour, mère !

LES PAYSANS.

Bonjour, mam’ Madeleine !

MADELEINE.

Bonjour, mes amis, bonjour... Ah ça ! mais comment êt’s-vous donc venus ici ?

CANIGOU.

Pardin ! frérot avait oublié d’ nous inviter. J’ nous sommes invités nous-mêmes... J’avons pris la voiture d’ nos jambes, et nous v’là.

MADELEINE.

Mais Henri se fâchera peut-être ?...

CANIGOU.

Lui, laissez donc !... J’ l’avons rencontré, drés not’ entrée dans la cour du Louvre, avec l’autre roi, qu’est pas si beau qu’lui, dà ! et puis not’

bonn’ reine Jeanne d’Albret.

MADELEINE.

Et où allaient-ils ?

CANIGOU.

J’en sais rien... Mais du plus loin qu’il nous a vus... « Eh ! ce sont mes amis du Béarn qui viennent à ma noce, qu’il a dit à l’autre... Je vous demande pour eux l’hospitalité, Sire... – De tout cœur, vraiment, qu’a répondu Sa Majesté... Allez, mes enfants, entrez au château... et vous, messieurs, veillez à c’ qu’ils ne manquent de rien, qu’ils soient traités enfin en amis d’ notre frère !... » Alors nous sommes entrés dans c’ biau palais, en nous écarquillant les yeux pour mieux voir, et en d’mandant à tout l’ monde not’ bonne mère Madeleine, pour l’embrasser !... Mais quoi donc que vous avez, bonn’ mère ?... Vot’ figure est tout’ bouleversée !...

MADELEINE.

Ce n’est rien, ce n’est rien !

Des valets apportent dans le fond la table royale toute servie, et s’éloignent.

CANIGOU.

Déjà not’ couvert !... merci... Eh ben ! faut convenir qu’il fait bon d’êt’ roi pour êtr’ servi au doigt et à l’œil... Par exemple, il s’est trop mis en frais... C’est des bêtises... Vous allez souper avec nous, n’est-ce pas, mère ?

MADELEINE, à elle-même.

Il faut que j’ les r’trouve pourtant.

CANIGOU.

Hein !

MADELEINE.

Plus tard, j’ te r’verrai, mon garçon... Mais à présent, faut que j’ parle à Henri... Si tu savais... j’ souffre trop, vois-tu... Adieu.

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène XIII

 

CANIGOU, LES PAYSANS

 

CANIGOU.

Décidément, la mère Madeleine n’est pas dans son assiette ordinaire... Elle a p’t’-être sa rage de dents... Quand ça la prend, voyez-vous, ell’ n’ tient plus en place... C’est égal, soupons toujours, nous autres... Nous l’attendrons à table... Ah ! sapristi ! saperlotte ! queu gala !... queus chatteries !... Allons, allons, faut y faire honneur !... À table ! et qu’ chacun se serve lui-même et prenne tout c’ qui lui convient... Ça s’ fait comm’ ça dans le huppé !...

TOUS.

À table ! à table !

Ils prennent tous place, et se servent tous à la fois.

CANIGOU, buvant.

Ah ! vertuchoux, l’ bon vin !

TOUS.

Fameux ! fameux !

CANIGOU.

Farceur de Charles IX, va !... y s’ soigne fièrement, dà !

Il boit de nouveau.

UN PAYSAN.

M’est avis qu’tu te soignes un peu aussi, toi !

CANIGOU.

Dame !... quand on y est !...

Achevant son verre.

on y est !

LE PAYSAN.

Mets donc un peu d’eau, au moins !

CANIGOU.

De quoi ! de l’eau !... M’ prends-tu pour un canard ?... De l’eau !... Brrr !... rien que d’en voir, ça m’ rend hyphodrobe !...

Il boit encore.

LE PAYSAN.

Prends garde ! tes yeux clignent !

CANIGOU.

Ah ! nom d’un p’tit bonhomme !... v’là qu’ j’ai des fourmis dans les nerfes !... v’là que j’ vois toutes les couleurs de l’arche-en-ciel !...

LE PAYSAN.

Là... quand j’ te l’ disais !...

CANIGOU.

Et ben après... Est-c que tu m’ crois coulé par hasard !... Attends, attends !... Gare ! que j’ chante !... Tra, le ri, de ra, la, la, la, la !... Hein ! en v’là-t-il du creux !... Un vrai rossignol, quoi ! Et pisque j’ sommes en veine d’ roucoulades, en avant la chanson, pour faire passer la chose.

TOUS.

Ça va ! ça va !

CANIGOU.

Air nouveau.

Premier couplet.

Avec étiquette,
Ouvrir une fête,
Et, de temps en temps,
Rir’ du bout des dents,
V’là l’bonheur des grands !
Sans cérémonie,
Se mettre en partie,
Et de belle humeur,
S’amuser d’ bon cœur,
V’là le grand bonheur !

TOUS.

Sans cérémonie, etc.

Ils chantent ce refrain en marquant la mesure avec leurs gobelets ou leurs couteaux sur la table.

CANIGOU.

Deuxième couplet.

Avoir à sa porte
Un’ bruyant’ cohorte,
De sots courtisans,
De valets luisants,
V’là l’ bonheur des grands !
S’ glisser en cachette,
Près d’une fillette,
Et sans d’ vain’ fadeur,
Dev’nir son vainqueur,
V’là le grand bonheur !

TOUS.

S’ glisser en cachette, etc.

Ils font encore plus de vacarme qu’en premier refrain.

 

 

Scène XIV

 

CANIGOU, LES PAYSANS, ZAMET, VALETS, GARDES

 

ZAMET, en entrant.

Quel est ce bruit ?... Ô scandale ! ô abomination !

CANIGOU, ivre se levant de table.

Qu’est-ce qui miaule par là ?

Roulant sa serviette en anguille et en lançant des coups dans les jambes de Zamet.

C’est toi, vieux ?

ZAMET.

Ils ont dévoré toute la table !

CANIGOU.

La table ? pas si bête !... Mais c’ qu’étiont d’sus y a passé, par exemple !

ZAMET.

Misérable ! le souper de Leurs Majestés !...

CANIGOU.

Mais du tout, c’était l’ nôtre... puisque le roi...   le roi lui-même... nous avait invités... Entends-tu ça, mon Benjamin ?

Il le tient par le collet de son manteau.

Dieu qu’il est laid !

Il le repousse.

Encore un verre !

ZAMET.

Drôle !...

Aux valets.

Allons, enlevez tout cela, et dressez vite un autre couvert.

Aux gardes.

Vous, balayez-moi toute cette canaille !

Les valets enlèvent la table et les gardes s’avancent.

CANIGOU.

Canaille !... Le grand sec a dit canaille !... Oh ! faut qu’ je le démolisse !...

Les gardes le saisissent.

Laissez-moi... J’ v’eux du grand sec ! faut qu’il y passe ! À moi l’ grand sec !

Les gardes le repoussent hors la scène, et Zamet sort par le fond, en levant les mains au ciel.

 

 

Troisième Tableau

 

Le théâtre représente la riche perspective des jardins du palais, illuminés pour une fête. Du deuxième au troisième plan, estrade et trône, statues de marbre, vases précieux dans lesquels brûlent des parfums, bassins et jets d’eau, etc., etc.

 

 

Scène première

 

ZAMET, RENÉ, QUELQUES GENS DE SERVICE et GARDES

 

ZAMET, aux gens de service.

Eh bien ! où en sommes-nous ?... Tout est-il prêt ?... Nous n’avons pas une minute à perdre ; car, aussitôt après le banquet royal, qu’on est par venu à grand’peine à remettre en ordre, Leurs Majestés se rendront ici, pour assister au bal... Eh ! eh ! tout cela est vraiment bien... Je suis content de moi... et de vous... Allez-vous-en.

Voyant entrer René.

Ah ! ah ! maître René... Êtes-vous donc convié à nos fêtes ?

RENÉ.

J’y viens pour le service de la reine-mère, seigneur Zamet.

ZAMET.

J’entends... quelque senteur merveilleuse, quelque filtre enchanté à lui fournir... Oh ! vous êtes un habile homme, maître René ! Nul n’est plus avant que vous dans la faveur et la confiance de la grande Catherine, je le sais, et je vous estime et vous aime, en conséquence, autant que pas un.

RENÉ.

Vous êtes bien bon.

ZAMET.

Non, c’est plus fort que moi... Il y a en vous un air de candeur et de franchise, un parfum de probité qui me subjugue !

RENÉ.

Oh ! oh ! attendez-vous donc de moi quelque service ?

ZAMET.

Pourquoi pas ?

RENÉ, à part.

Oh ! alors, tu le paieras cher, mon drôle !

ZAMET.

D’abord, j’ai un conseil à vous demander.

RENÉ.

Je vous écoute.

ZAMET, mystérieusement.

Maître René, une grande révolution se prépare.

RENÉ.

Vraiment ?

ZAMET.

Oui, mon bon René ; les huguenots l’emportent. Décidément, la fortune se déclare pour eux, et j’ai bien envie de faire comme la fortune.

RENÉ.

Vous n’iriez pas cependant jusqu’à vous faire vous-même huguenot ?

ZAMET.

Mais si, mais si... et c’est là-dessus que je voulais avoir votre avis.

RENÉ.

Eh bien ! mon avis est que rien ne presse.

ZAMET.

C’est que vous ne savez pas tout, c’est que vous n’avez pas vu ce que j’ai vu, moi.

RENÉ.

Qu’y a-t-il donc ?

ZAMET.

Oh ! des choses !... Imaginez-vous que la reine-mère elle-même n’est plus reconnaissable. Ce ne sont que tendresses, protestations, petits soins pour les hérétiques.

RENÉ.

Et c’est là ce qui vous décide ?

ZAMET.

Attendez, attendez. C’est pour la mère du Béarnais, surtout, que Catherine se montre attentive, empressée. On croyait qu’elle ne l’aimait pas, et elle ne l’appelle que sa chère sœur et ne l’aborde que le sourire sur les lèvres !

RENÉ.

Eh bien ! voyez l’injustice des cours : je suis sûr que personne ici, excepté vous, ne sera rassuré par tout cela.

ZAMET.

Autre chose !

RENÉ.

Encore !... Ça devient de plus en plus inquiétant.

ZAMET.

Rassurant, voulez-vous dire... Imaginez-vous que tout à l’heure, au moment de la signature du contrat, la reine-mère, en passant la plume à sa chère sœur, a fait une tache d’encre à l’un de ses gants...

RENÉ.

Ah !...

ZAMET.

Oh ! peu de chose, presque rien. Eh bien, c’est égal, Sa Majesté a voulu tout aussitôt réparer...

RENÉ, souriant.

Sa maladresse ?

ZAMET.

Du tout... son malheur... Et chargeant Madame de Sauve de prendre dans un petit coffret noir à elle, une paire de gants magnifiques, votre chef-d’œuvre, sans doute, elle les a fait offrir à Jeanne d’Albret, avec une grâce, un empressement que tout le monde a remarqués.

RENÉ, à part.

Ah ! c’était pour elle...

ZAMET.

Vous dites ?

RENÉ.

Rien... et Jeanne d’Albret a accepté ces gants, elle les a mis ?...

ZAMET.

Pardieu... comment aurait-elle pu refuser une pareille preuve de déférence et d’amitié ?...

RÉNÉ.

La preuve était grande, en effet... si grande, que moi-même je ne m’y attendais pas.

ZAMET.

Ainsi donc, votre avis est que je puis, sans crainte, à présent...

RENÉ.

Vous faire huguenot... soit... mais attendez seulement une heure...

ZAMET.

Pourquoi donc ?...

RÉNÉ.

Oh !... le temps de la réflexion.

ZAMET.

C’est juste...Avec ça que j’ai quelque chose de plus pressé en ce moment... les devoirs de ma charge...

RENÉ, à part.

Cet homme est encore plus sot que je ne pensais.

ZAMET, à part.

Je croyais René plus fort que ça.

On entend une marche dans le lointain.

ZAMET.

Ah ! ah ! le cortège de Leurs Majestés... Eh ! vite, vite, chacun à son poste !...

Chacun se retire ou se range. Des gardes se placent au premier plan à gauche, en face du trône.

 

 

Scène II

 

CHARLES IX, CATHERINE, HENRI, JEANNE D’ALBRET, MARGUERITE, MADAME DE SAUVE, ZAMET, RENÉ, LUBER, COLIGNY, AUTRES CHEFS HUGUENOTS, SEIGNEURS DE LA COUR, DEMOISELLES DE L’ESCADRON VOLANT, DAMES, PAGES, GENS DU ROI, HÉRAUTS, GARDES

 

Le roi s’arrête un moment au milieu du théâtre avec Coligny et Catherine. Tous les autres forment un demi-cercle un peu en arrière.

CHARLES, à Coligny.

Amiral Coligny, vous vous placerez près de notre trône, dont vous serez désormais un des plus fermes appuis. Je remercie ma mère de ne pas vous avoir oublié.

Coligny s’incline. Le roi va parler aux autres huguenots.

CATHERINE.

Je connaissais vos vœux, Sire, et, comme vous, je n’ai voulu d’exception pour personne.

À Jeanne d’Albret.

Belle journée, madame, pour deux mères !

JEANNE.

C’est à vous que nous la devons, madame, et, si l’avenir y répond, elle ouvrira pour tous une ère de paix et de bonheur !

CATHERINE.

C’est du moins le but que j’ai voulu atteindre.

HENRI, à Marguerite.

Et vous, madame, est-ce aussi le bonheur que vous espérez ?...

MARGUERITE, un peu sèchement.

Personne ne me l’a encore promis, Sire. On m’a seulement dit : « Il faut donner ta main, » et ma main s’est donnée. Maintenant, arrive le bonheur, si Dieu le veut, et il sera le bienvenu.

HENRI, bas, à Madame de Sauve qui s’est approchée.

Je ne pourrai jamais aimer cette femme-là... Vous seule...

MADAME DE SAUVE.

Prenez garde !... on a les yeux sur nous.

CHARLES, regagnant le milieu de la scène.

Oui, messieurs, j’ai voulu, par l’alliance de ma maison avec celle de Navarre, donner à la France entière un gage assuré de conciliation et d’oubli.

À Henri.

Venez, mon frère...

Il lui tend la main que Henri lui serre cordialement.

Que ces deux mains de rois en se touchant ici aux yeux de tous, ne laissent à personne le droit de douter de la sincérité de notre union.

TOUS.

Vive le roi !...

CHARLES, appelant.

Zamet !...

ZAMET, s’approchant vivement.

Sire ?...

CHARLES.

Faites commencer la fête.

ZAMET.

Oui, Sire.

Il va donner les ordres. Charles IX prend place sur le trône, ayant à sa droite Catherine et Jeanne d’Albret, à sa gauche Henri et Marguerite. Coligny se tient du côté de Henri. En arrière sont les demoiselles d’honneur et les pages. Pendant que ce mouvement a lieu, Madeleine entre au premier plan à gauche. Musique douce. Des paysans et paysannes du Béarn paraissent dans le fond.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, MADELEINE, puis LOUISE

 

UN GARDE, arrêtant Madeleine.

On ne passe pas.

MADELEINE.

Il faut que je parle au roi de Navarre.

LE GARDE.

C’est impossible à présent... Retirez-vous...

LOUISE, entrant, à Madeleine.

Eh bien ! avez-vous pu l’approcher ?...

MADELEINE.

Hélas ! non... partout les gardes m’ont barré le passage... Mais voyez, mon Henriot... il a l’air tranquille, heureux...

LOUISE.

Et Catherine ?...

MADELEINE.

Elle parle en souriant à notre reine Jeanne d’Albret, qui lui répond, et sourit comme elle.

LOUISE.

Ah ! fasse le ciel que je ne me sois trompée !

Les danses commencent. Après la première sarabande, Jeanne d’Albret se lève tout à coup, en portant la main à son front.

HENRI.

Qu’est-ce donc, ma mère ?...

JEANNE.

Une douleur horrible... là !...

À ses femmes.

Emmenez-moi.

Elle fait quelques pas, mais ne peut aller plus loin ; elle tombe sur un fauteuil qu’on a approché.

HENRI.

Ma mère !... elle perd connaissance... Le docteur Luber, son médecin... Je l’ai vu... Vite... Ma mère !...

Il se met à genoux, et porte sa main à ses lèvres.

LOUISE.

Eh bien, qu’avais-je dit ?...

MADELEINE, pleurant.

Notre pauvre reine !...

HENRI, allant à Luber.

Venez, monsieur, venez... et sauvez ma mère...

Le docteur Luber prend la main de Jeanne d’Albret, puis touche son front et la regarde.

CHARLES, bas, à Catherine.

Vous ne l’aimiez pas, madame ?...

Il se rapproche de Henri.

HENRI.

Eh bien ?...

LUBER.

Une congestion foudroyante !... Dieu l’a rappelée à lui.

Henri se met de nouveau en pleurant aux genoux de sa mère, et porte sa main à ses lèvres.

RENÉ, bas, à Catherine qui l’a rejoint.

Vous avais-je trompée ?...

CATHERINE.

Va-t’en !...

LOUISE, les montrant.

Voyez-vous ?... ils l’ont empoisonnée !...

Les huguenots s’agitent ; les gardes repoussent les Béarnais qui veulent approcher. Stupeur générale.

 

 

Quatrième Tableau

 

La maison de René. Au fond, face au public, porte principale ouvrant sur la pièce qui sert à recevoir les consultants et les acheteurs. Deux portes latérales : devant celle de droite tombe une grande draperie, celle de gauche est masquée par un vieux meuble à étagères surchargées de fioles, cornues et boîtes de toutes sortes. Çà et là, cornues et alambics, au plafond, des monstres empaillés. Sur une petite table, à gauche, un sablier. La scène est éclairée par une lampe à la lueur blafarde. Cette décoration, qui doit occuper à peine deux plans, est empreinte d’un caractère sinistre et pittoresque.

 

 

Scène première

 

LOUISE, DANIEL

 

DANIEL, entrant suivi de Louise, qui est voilée, par la porte du fond.

Venez, madame, ne craignez rien ; maître René n’y est pas.

LOUISE, soulevant un coin de son voile.

Quel horrible séjour !

DANIEL.

Oh ! oui... horrible !... car il s’y est tramé bien des crimes... préparé bien des poisons.

LOUISE.

Et vous le saviez, Daniel ?...

DANIEL.

Depuis peu... autrement, j’aurais fait plus tôt ce que je vais faire aujourd’hui... quitté mon apprentissage chez un pareil maître !

LOUISE.

Bien m’a donc pris de m’adresser à vous !

DANIEL.

Vous m’avez assuré qu’il s’agissait de grands malheurs à prévenir, et vous m’avez prié de vous y aider ; je l’ai promis et je le promets encore... mais c’est à une condition.

LOUISE.

Laquelle ?

DANIEL.

C’est que vous ne me parlerez plus de récompense ; l’argent gâte les bonnes actions... et je laisse à mon patron maudit le soin de se faire payer pour les mauvaises.

LOUISE.

Digne jeune homme !... Mais un autre que moi voudra sans doute reconnaître vos services... et celui-là est si haut placé, que vous ne pourrez le refuser.

DANIEL.

Est-ce le gentilhomme qui doit vous rejoindre ici ?

LOUISE.

Lui-même. Je lui ai bien indiqué dans ma lettre la petite porte mystérieuse et le ressort qu’il doit pousser pour avoir accès dans cette maison. Il ne s’y trompera pas, j’espère. Mais, dites-moi... où aboutit le passage secret sur lequel ouvre la petite porte ?

DANIEL, indiquant la draperie de droite.

Ici.

LOUISE.

Est-ce par là que Catherine arrive, lorsqu’elle vient consulter maître René ?

DANIEL.

Non. Cette entrée sert à d’autres grandes dames et à quelques puissants seigneurs, nos clients d’élite. Pour la reine-mère, il y a un autre passage, connu d’elle seule et du maître, et dont l’escalier descend, je crois, jusqu’à la rivière.

LOUISE.

Bien. Et Catherine vient-elle seule ici ?

DANIEL.

Ici, oui... Mais les alentours sont toujours bien veillés et gardés, de manière qu’en cas de besoin les secours ne puissent lui manquer.

LOUISE.

Et quand est-elle venue pour la dernière fois ?

DANIEL.

Il y a neuf jours, vers minuit, la veille même du mariage de Henri de Navarre et de la mort de Jeanne d’Albret, sa mère.

LOUISE, à part.

C’est bien cela... je ne m’étais pas trompée... Le poison...

DANIEL.

Comment ?

LOUISE, regardant le sablier.

Rien... Neuf heures ! Celui que j’attends ne peut tarder... Et maitre René ?...

DANIEL.

Il ne tardera pas non plus.

LOUISE.

Pourvu qu’il me laisse le temps d’expliquer...

On entend frapper deux coups.

DANIEL.

C’est votre gentilhomme.

LOUISE.

Ouvrez.

Daniel soulève la draperie, pousse un ressort, et la porte s’ouvre.

DANIEL.

Venez, on vous attend.

Louise remet son voile.

 

 

Scène II

 

LOUISE, DANIEL, HENRI

 

DANIEL, reculant stupéfait.

Le roi de Navarre !...

LOUISE.

Silence, malheureux, sur ta vie, silence !...

Montrant la porte du fond.

et veille là... Dès que René rentrera, préviens-nous.

DANIEL.

Comptez sur moi...

À part.

Lui ici !

Il sort par le fond.

 

 

Scène III

 

HENRI, LOUISE

 

HENRI, examinant la localité.

Ventre-saint-gris ! quel triste lieu de rendez-vous !

LOUISE, allant près de lui.

C’était le seul à choisir pour ce que vous avez à entendre.

HENRI.

Comment !... Eh ! mais je ne me trompe pas... la mystérieuse protégée de la reine-mère !... Allons, l’aventure est encore plus bizarre que je ne croyais... Et c’est bien vous, madame, qui m’avez appelé dans cette officine du diable ?

LOUISE.

C’est moi.

HENRI.

Hâtez-vous donc de me dire alors en quoi Henri de Navarre peut vous servir ici ?

LOUISE.

Il ne s’agit pas de moi, Sire, mais de vous et de tous les vôtres, qu’il faut sauver de mort.

HENRI.

Encore une révélation de quelque complot bien terrible, n’est-ce pas ?... Depuis mon entrée au Louvre, on ne me parle que de cela.

LOUISE.

C’est que, depuis votre entrée au Louvre, vous êtes entouré d’ennemis et d’embûches.

HENRI.

Voulez-vous donc m’effrayer aussi ?

LOUISE.

Si je ne vous connaissais pas, je pourrais le croire possible, et l’essayer pour mieux assurer votre salut... Mais, je vous connais, je ne veux donc pas vous effrayer... je veux seulement vous avertir et vous mettre en garde contre le danger.

HENRI.

Vraiment ? Et qui vous a chargée de ce soin ?

LOUISE.

Je n’ai reçu mission que de moi-même et de Dieu !

HENRI.

De Dieu !... Et pourtant vous êtes à la reine-mère ?

LOUISE.

Oui... et c’est là ce qui vous met en défiance contre moi, n’est-il pas vrai ?... Oh ! mais, croyez-moi, Sire, par pitié pour vous, croyez-moi !... J’avais aussi prévenu votre noble mère... je l’avais suppliée de rompre une union fatale et de fuir avec vous... Elle a refusé de me croire, et elle est morte...

HENRI.

Que voulez-vous dire ?

LOUISE.

Morte empoisonnée !

HENRI.

Ma mère !... Horreur ! mensonge !

LOUISE.

Mensonge !... Oui, le crime est tellement abominable que les plus infâmes n’en peuvent être soupçonnés !... Jeanne d’Albret a été empoisonnée par Catherine, vous dis-je... et vous me croirez tout à l’heure, car tout à l’heure, ici, vous-même vous verrez, vous entendrez.

HENRI.

Est-il possible, mon Dieu !

LOUISE.

Mais, quoi que vous puissiez voir et entendre, promettez-moi de vous contraindre et de n’écouter que mes avis ; car la moindre imprudence, un mot, suffiraient pour vous perdre, et avec vous tous ceux que vous seul pouvez désormais sauver.

DANIEL, entr’ouvrant la porte du fond.

Le maître !

Il se retire.

LOUISE.

Venez, Sire... et de la prudence.

Elle se cache avec Henri derrière la draperie de droite.

 

 

Scène IV

 

HENRI et LOUISE, cachés, RENÉ, DANIEL et DEUX AUTRES APPRENTIS

 

RENÉ, à Daniel.

Personne n’est venu en mon absence ?

DANIEL.

Personne, maître.

RENÉ.

C’est bien.

Donnant une boîte à l’un des apprentis venus avec lui.

Cette pâte à l’héliotrope pour Madame de Tavannes.

L’apprenti s’incline et sort.

DANIEL, à part.

Je tremble...

RENÉ, au second apprenti.

Toi, Josselin, ces parfums de rose à monseigneur de Guise... Un hardi papillon, ma foi, que toutes les fleurs tentent, et fort épris en ce moment de la plus belle... la blanche Marguerite !... Pauvre roi de Navarre !

L’apprenti sort avec les flacons.

HENRI, à part.

Insolent !

Louise réprime sa colère.

DANIEL, à part.

Et il écoute !

RENÉ, à Daniel.

Toi, Daniel, porte chez Madame de Sauve ce flacon de Jouvence... Elle n’en a pas encore besoin... Le Béarnais est bien pris... mais on le dit si volage !... Joli petit ménage que Catherine a fait là !

HENRI, bas, à Louise.

Qu’avez-vous donc ?

LOUISE.

Rien, rien... Écoutez...

RENÉ, à Daniel.

Allons, pars.

DANIEL.

À l’instant.

À part.

Veille sur eux, mon Dieu !

Il sort.

 

 

Scène V

 

HENRI et LOUISE, cachés, RENÉ

 

RENÉ.

À présent, attendons Catherine... que peut-elle me vouloir encore ?... Un nouvel horoscope à me demander, sans doute... Être bizarre et inexplicable que cette femme sans cœur, si puissante par l’esprit !... Vivant sans scrupules et sans remords au milieu de l’intrigue et du crime, elle ne croit à rien de ce qui est sacré pour tous, et elle croit en moi, René l’astrologue... elle croit aux présages, aux augures, à tous les mensonges du métier, comme y croirait la créature la plus faible, la plus ignorante... Quand elle est là, devant moi, cette puissante reine dont un froncement de sourcil fait trembler le Louvre, quand elle est là, cherchant dans mes yeux ce que j’ai pu lire dans les astres ou dans les entrailles de quelque innocente victime, c’est elle qui frémit et tremble alors, elle, la reine, et c’est moi qui suis maître et la prends en pitié !... Ah ! ah ! ah !... C’est bien, cela !... C’est une revanche au moins... une revanche qui se résume en beaux écus d’or pour ma cassette ; mais dont pourtant je ne veux pas trop longtemps user... Car c’est un rude service que celui de cette digne reine, et qui peut mener haut, si la chance tournait !... Or, si bien qu’elle paie, j’aime mieux une autre fin...

On entend sonner un timbre.

La voilà... Allons, à notre rôle !

Il pousse un ressort près du pilier. La bibliothèque glisse sur elle-même et laisse voir un escalier tournant, dont sort, en tenant une lampe, Catherine de Médicis. Elle est vêtue de noir et couverte d’un voile.

HENRI, bas, en soulevant la draperie.

C’est bien elle !

LOUISE, de même.

Vous allez tout savoir.

 

 

Scène VI

 

HENRI et LOUISE, cachés, RENÉ, CATHERINE

 

CATHERINE.

Enfin !

Elle pose sa lampe sur un meuble.

J’avais hâte de te voir, René.

RENÉ.

Mon Dieu ! madame, quelle agitation dans tous vos traits !

CATHERINE.

Que dirais-tu donc, si tu pouvais lire au fond de mon âme ? Tant d’angoisses s’y pressent ! tant de projets terribles s’y heurtent et s’y confondent !

RENÉ, à part, en souriant.

Allons, la séance sera bonne.

CATHERINE.

Tes portes sont bien closes, René ? tes murs sont bien sourds ?

RENÉ, lui présentant un siège.

Comme toujours, madame.

CATHERINE, assise.

Oh ! c’est que, vois-tu, René... j’ai peur moi-même de m’entendre... car je vais te parler de ma maison prête à s’éteindre... de ma postérité qu’un sort impitoyable semble avoir proscrite !

RENÉ.

Que voulez-vous dire ?

CATHERINE.

Et ne me l’as-tu pas annoncé, toi-même ?

RENÉ.

Oh ! moi...

CATHERINE.

Comment ?...

RENÉ.

Il est bien vrai que le cours des astres et le résultat des épreuves que vous m’avez ordonné de tenter...

CATHERINE.

Présageaient la mort prochaine de mes fils, de tous trois, c’est bien cela que tu m’as dit... et à cette terrible prédiction est venu se joindre, cette nuit même, un songe, un songe effroyable !

RENÉ.

Un songe !... cela est grave, en effet.

À part.

Que disais-je ?

CATHERINE.

Écoute... À peine avais-je goûté quelques instants d’un pénible sommeil, que je crus voir les draperies de mon lit soulevées par un de ces huguenots à visage sinistre qui nous entourent depuis peu... Il me montrait, avec un rire de triomphe, un autel renversé et les débris d’un trône... puis, saisissant ma main, il m’entraina dans un sombre caveau tendu de noir... et là... ah ! j’en frémis encore !... là, sur des pierres toutes souillées de sang, j’ai vu trois cercueils, surmontés chacun d’une couronne brisée, et au dessus de ces cercueils, au milieu de notre oriflamme, une lettre resplendissante, un H couronné et un sceptre... Alors trois cris se firent entendre, les cercueils s’ouvrirent avec fracas et les cadavres livides de mes fils vinrent rouler à mes pieds !... Eh bien ! René ?...

RENÉ, à part.

Voilà un rêve qui nous mènera loin !

CATHERINE.

Parle donc.

RENÉ.

Vous avez dû comprendre aussi bien que moi, madame, que l’H couronné et le sceptre indiquent Henri de Navarre, auquel reviendrait de droit, en effet, le trône de France, si vos trois fils mouraient sans postérité.

CATHERINE.

Et c’est ce que t’a annoncé aussi l’horoscope du Béarnais ?

RENÉ.

C’est vrai, oui... mais qu’est-ce, après tout, qu’un horoscope ?... Je ne suis pas infaillible, moi... Les présages qui paraissent les plus certains mentent quelquefois.

CATHERINE, se levant vivement.

Je les ferai mentir, René... oui, par l’enfer, ils mentiront !... Il n’est qu’un moyen pour cela... moyen terrible !... N’importe, je l’emploierai.

RENÉ.

Quel est donc votre projet ?

CATHERINE.

Je veux sauver mes fils, je veux sauver la religion, aujourd’hui outragée, menacée comme eux ! Les huguenots conspirent, je le sais... Malgré leurs beaux semblants de zèle et de loyauté, ils n’ont pour moi et les miens que haine et mépris... Il y a trêve entre nous ; mais une paix sincère, nous ne l’aurons jamais. Il faut qu’un des deux partis succombe, eux ou nous... Eh bien ! donc, que ce soient eux !

RENÉ.

Ils sont nombreux et braves.

CATHERINE.

Nous serons plus nombreux, et nous les surprendrons.

RENÉ.

C’est une chance.

CATHERINE.

Ils sont perdus, te dis-je... Tout est prévu... toutes les traces suivies, les maisons marquées... un mot, un seul mot de moi, et des milliers de tombes vont s’ouvrir !

Tonnerre lointain.

HENRI, bas.

Horreur !

RENÉ.

Un massacre général !... C’est beaucoup risquer.

CATHERINE.

Il faut en finir avec cette race maudite... Ni quartier, ni merci, pour aucun de ces misérables !

HENIRI, bas.

L’infâme !...

LOUISE, bas.

Prenez garde !

CATHERINE.

Cette draperie a remué, je crois... Va voir.

Louise entraine Henri en dehors et ferme la porte.

RENÉ.

Illusion, madame... vous êtes si émue !

CATHERINE.

Va voir, te dis-je.

RENÉ, soulevant la draperie.

Rien... j’en étais sûr.

On entend un son de cor.

Qu’est-ce ?

CATHERINE.

Un message qu’on m’apporte... Viens.

RENÉ.

Permettez, madame... Je ne sais quels nouveaux services vous pouvez attendre de moi, mais, avant de m’engager plus loin à votre suite, j’ai besoin de savoir si notre digne maître et seigneur, le roi Charles IX, est instruit de vos desseins ?

CATHERINE.

Il les connaît.

RENÉ.

Et il les approuve ?

CATHERINE.

Jeanne d’Albret n’est plus là pour l’en empêcher. Si je l’avais laissé faire, cette femme m’enlevait la confiance de mon fils, et c’est elle qui régnerait aujourd’hui en ma place !

RENÉ.

L’imprudente !... lutter avec vous ! Elle ne con naissait donc ni Catherine, ni René ?...

CATHERINE.

Insolent !

RENÉ.

C’est vrai, je ne devais nommer que vous, c’était assez...

CATHERINE.

Maitre René, prends garde !

On entend un second son de cor.

Allons, éclaire-moi !

RENÉ, prenant la lampe.

Oui, madame.

Ils disparaissent dans l’escalier tournant.

HENRI, en dehors.

Non, laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je !

Il ouvre la porte et entre vivement, malgré les efforts que fait Louise pour le retenir.

 

 

Scène VII

 

LOUISE, HENRI

 

LOUISE.

Ils sont partis !

HENRI.

Suivons-les donc !

LOUISE, qui a passé vivement du côté de l’escalier.

Ce serait courir à une mort certaine !... Au nom du ciel, écoutez-moi !... songez à vos frères, au massacre qui se prépare !... C’est à eux qu’il faut courir, pour les mettre en défense.

HENRI.

Mais ma mère !...

LOUISE.

Sera-t-elle vengée, si vous succombez ici sous le fer des assassins ?

HENRI.

Eh bien ! rentrons au Louvre.

LOUISE.

Au Louvre !

HENRI.

Oui, cette femme ment... Charles IX ne sait rien... Non, il n’est pas possible qu’un allié, un roi, un frère, qui, aujourd’hui même encore, me serrait si cordialement la main, ait pu approuver de pareilles atrocités.

LOUISE.

Il est fils de Catherine.

HENRI.

Cette femme ment, vous dis-je... Charles saura tout par moi, qui lui demanderai le châtiment du crime !... et s’il hésite, c’est Henri de Navarre alors qui lui déclarera la guerre, non pas une guerre de surprise et d’embûches, mais une guerre loyale, à ciel ouvert, et jusqu’à ce que justice et bon droit triomphent.

LOUISE.

Ils reviennent... Partons, Sire, partons !

HENRI.

Nous nous reverrons, Catherine, et malheur à toi !

Il sort avec Louise, par la porte de droite.

 

 

Scène VIII

 

CATHERINE, RENÉ

 

RENÉ, avant d’entrer.

Je vous le répète, madame, cette entreprise est trop périlleuse !... Les huguenots peuvent être avertis...

CATHERINE.

C’est pour cela qu’il faut frapper vite.

RENÉ.

Mais...

CATHERINE, paraissant.

Assez !... Ma résolution est prise, et rien ne peut désormais la changer. Le message qu’on vient de me remettre m’annonce l’arrivée des renforts que j’attendais. Il n’y a donc plus à hésiter, et cette nuit même, cette nuit de saint Barthélemy, quand l’horloge du Louvre sonnera une heure, je donnerai le signal.

RENÉ.

Et vous n’exceptez personne ?

CATHERINE.

Personne.

RENÉ.

Mais Henri de Navarre ?...

CATHERINE.

Lui, oui... lui seul... Le roi ne veut pas qu’on le frappe... Il est de race souveraine, et cela pourrait, dit-il, soulever l’Europe contre nous.

RENÉ.

En effet... Si bien donc, que ce n’est pas par pitié qu’on l’épargne, mais par prudence.

CATHERINE.

On le tiendra seulement enfermé au Louvre, pour qu’il ne puisse rien entreprendre ; et plus tard... on avisera.

RENÉ.

Ah ! voilà qui me rassure.

CATHERINE.

Donne-moi maintenant ce livre de Vénerie, que je t’ai confié.

RENÉ, avec une feinte naïveté.

Pour y mettre la dernière main. Rien n’y manque à présent... Mais à qui donc le destinez-vous ?

CATHERINE.

Que t’importe ?

RENÉ, changeant de ton.

Il m’importe beaucoup, madame... Vous n’aurez pas ce livre, car, moi non plus, je ne veux pas que Henri meure.

CATHERINE.

Qu’est-ce à dire ? des scrupules ?... Ils vous viennent trop tard, maître René.

RENÉ.

Oh ! ce n’est point la pitié qui m’arrête plus que vous... Vous ne m’en croyez pas capable... Non, c’est la prudence ; car je suis prudent aussi, moi... Écoutez donc, Charles IX a ses raisons, j’ai les miennes... Vous n’aurez pas le livre.

CATHERINE.

C’en est trop !... René, tu joues ta tête !

RENÉ.

Ne nous emportons pas, raisonnons. Il y a longtemps que je sais ce que doivent attendre de vous ceux qui peuvent inquiéter votre repos ou encourir votre colère... Je suis donc bien aise, en cas que malheur m’arrive, qu’il y ait, de par le monde, quelqu’un de puissant à qui une voix amie puisse aller dire : « Avant de tuer René, Catherine avait empoisonné ta mère !... » Il y aurait là aussi peut être de quoi soulever un peu l’Europe... Qu’en pensez-vous, madame ?

CATHERINE.

Ainsi donc l’astrologue René croit tenir aujourd’hui Catherine de Médicis en sa puissance ?

RENÉ.

Non ; mais il croit que Catherine ne le tient pas non plus en la sienne.

CATHERINE.

Insensé ! oublies-tu donc que je n’ai qu’à appeler et à donner un ordre, pour te faire à l’instant expier ton audace ?...

RENÉ.

Vous le pouvez ?... Osez-le donc ! et dès demain, au milieu de votre triomphe, vous tomberez vous même frappée de mort, comme Jeanne d’Albret, sur les marches du trône.

CATHERINE.

Moi ?

RENÉ.

Oui, vous !... Oh ! j’ai plus d’une ressource en réserve... On profite à votre école... Êtes-vous donc tellement chérie et vénérée, que vous puissiez compter sûrement sur tout ce qui vous entoure et vous approche ?... Et ces mêmes armes que je vous ai vendues, à vous, ne puis-je les avoir données à d’autres... aussi foudroyantes, aussi sûres ?...

CATHERINE, à part.

Malédiction !

RENÉ.

Croyez-moi, tenez, pas de guerre entre nous... elle serait mauvaise pour tous deux... Payez-moi d’abord ce que vous me devez, et... vous n’aurez pas le livre ; mais nous verrons plus tard en quoi je pourrai vous servir encore.

CATHERINE.

Tiens, misérable !

Elle lui jette une bourse.

RENÉ, reprenant l’air humble.

Merci, grande reine. Nous commençons à nous entendre.

CATHERINE, à part en s’éloignant.

Oh ! je me vengerai !

Elle disparaît dans l’escalier, qui se referme aussitôt.

RENÉ, à part.

Je la tiens, elle a peur.

Il sort par la droite.

 

 

Cinquième Tableau

 

Paris près du Louvre. À droite, une partie du Louvre et d’autres vieilles constructions accessoires. À gauche, Saint-Germain-l’Auxerrois et les petites rues voisines. Quelques maisons à balcons praticables. Çà et là, du côté du Louvre, des tas de décombres et des grosses pierres que l’on est en train de tailler ou de scier. Au fond, la rivière, le bac du Louvre ; et, au delà, le quartier Saint-Germain, tel qu’il était alors. La lune se montre comme sanglante à travers les nuages qui l’entourent.

 

 

Scène première

 

LOUISE et CANIGOU

 

Le tonnerre gronde au lointain. Plusieurs pelotons de soldats, dont quelques uns portent des torches, sortent du Louvre, et dirigés par leurs chefs, traversent le théâtre et se dispersent dans les rues voisines. Louise et Canigou entrent en scène par le premier plan à gauche.

CANIGOU.

Mais où est le roi ? mon pauvre frère ?...

LOUISE, voilée.

Au Louvre... Il a voulu y rentrer malgré mes conseils, et on l’y retient prisonnier.

CANIGOU.

Ils vont l’assassiner, les gueux !...

LOUISE.

Non, mais ils le perdront dans l’esprit des siens, en l’empêchant de les secourir.

CANIGOU.

Mais que puis-je donc faire pour lui, moi ?

LOUISE.

Es-tu brave ?...

CANIGOU.

Je ne sais pas... mais je m’ ferons tuer d’ grand cœur, si ça peut lui être utile.

LOUISE.

Les mesures prises contre Henri de Navarre me prouvent que c’est cette nuit même que Catherine veut accomplir son abominable projet. Cours donc vite à l’hôtel de l’amiral Coligny, dis-lui tout ce que tu as su par moi... qu’il se tienne en garde et avertisse tous les siens... Il n’y a pas un instant à perdre.

CANIGOU.

C’est dit, j’y cours... Mais vous, rentrez dans ce palais du diable, et veillez bien sur frérot, comme vous me l’avez promis !... Ah ! si vous pouviez le l’ faire évader d’ manière qu’il vienne, comme nous, s’ donner des horions avec les estafiers de cette damnée reine-mère !...

On entend l’horloge du Louvre sonner une heure.

LOUISE.

Écoutez !...

L’horloge de Saint-Germain-l’Auxerrois sonne également une heure ; puis un coup d’arquebuse se fait entendre, et d’autres coups y répondent.

CANIGOU.

Quoi que ça veut dire ?...

LOUISE.

C’est un signal.

On entend sonner le tocsin.

Le tocsin !... Eh ! vite, courez !... il sera trop tard !...

On entend des coups de feu, des cris et un grand tumulte. Canigou sort en courant du côté de l’église. Louise disparaît du côté du Louvre.

 

 

Scène II

 

DE TERANNE et AUTRES CHEFS DU PARTI DE LA REINE-MÈRE, COLIGNY, HUGUENOTS, PEUPLE, SOLDATS, puis LOUISE

 

Des huguenots entrent de tous côtés, poursuivis par les soldats de Catherine. Des luttes s’engagent. Une femme vient se jeter avec son enfant au devant de son père pour lequel elle demande grâce ; elle est frappée elle même. On enfonce les portes de deux maisons. Un homme à demi vêtu paraît sur un balcon, il franchit l’appui et s’y tient suspendu extérieurement. Le soldat qui le poursuit le frappe de son glaive ; l’homme lâche prise et tombe sur le pavé. Sa jeune femme échevelée arrive alors sur le balcon avec sa petite fille, et recule d’horreur. On apporte l’amiral Coligny, blessé à mort, et porté, à hauteur d’épaules, sur un brancard, entouré d’assassins agitant des torches ou des piques. Le peuple crie : Coligny ! Coligny ! Ce groupe s’arrête au milieu du théâtre, et de tous côtés bourreaux et victimes composent d’autres groupes variés. Louise entre alors échevelée, son voile tombé sur ses épaules, et elle pousse un cri d’horreur à la vue de cet effrayant tableau.

LOUISE.

Ah ! maudite sois-tu, Catherine !... et que Dieu se venge sur toi et sur ta race entière !...

 

 

ACTE II

 

 

Sixième Tableau

 

Le camp de Henri IV, près d’Ivry (13 mai 1390.) À gauche, l’entrée de la tente du roi.

 

 

Scène première

 

LE COLONEL TISCHE, SOLDATS ALLEMANDS

 

LES SOLDATS.

De l’argent ! de l’argent !

LE COLONEL.

Un peu de patience ; soldats, vous savez bien que le roi de Navarre n’est pas riche en ce moment.

UN SOLDAT.

Alors, pourquoi fait-il la guerre ?

LE COLONEL.

Sa pénurie l’a-t-elle empêché de battre en toute rencontre l’armée de Joyeuse et celle de Mayenne ? Seul héritier maintenant du trône de Charles IX et de Henri III, la main de Dieu semble le conduire et le protéger... Qui sait si les plaines d’Ivry ne lui réservent pas en ce jour une nouvelle victoire ?... Vous serez généreusement payés alors.

AUTRE SOLDAT.

Et s’il perd la bataille ?

DEUXIÈME SOLDAT.

Nous perdons notre solde, parbleu ! c’est clair... Non, nous ne voulons plus attendre : de l’argent, où nous ne nous battons pas.

TOUS, jetant leurs armes.

Oui, oui, de l’argent ! de l’argent !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, HENRI, BIRON et SULLY, QUATRE OFFICIERS, UN PELOTON D’ARQUEBUSIERS

 

HENRI.

Qu’y a-t-il ? Pourquoi ces cris !

TOUS.

Le roi !

Les arquebusiers s’emparent des armes qu’ont jetées les Allemands.

HENRI.

Eh bien ! colonel Tische, répondez ?

LE COLONEL.

Il m’en coûte de le dire à Votre Majesté, mais... l’arriéré de la solde...

HENRI.

Comment ? est-ce donc le fait d’un homme d’honneur, de demander de l’argent quand il faut prendre les armes pour combattre ?

LE COLONEL.

Ah ! Sire !... ces mots... C’est l’infamie que vous jetez sur mon nom... Dieu sait cependant si je l’ai méritée !

HENRI.

Eh ! monsieur !...

Regardant autour de lui.

Mais ces soldats qui se détournent... leur allure confuse... humiliée...

Allant à Tische.

Colonel !...

LE COLONEL.

Ce sont des misérables...

Aux soldats.

Allez, je n’ai plus de régiment... retirez-vous... je me ferai tuer tout seul !

HENRI, lui prenant la main.

Ah ! je vous retrouve colonel Tische... Messieurs, l’action va s’engager : il se peut faire que j’y périsse... il n’est pas juste que j’emporte l’honneur d’un brave gentilhomme... Je déclare donc que j’ai eu tort ; que je reconnais le colonel pour homme de bien, et incapable de faire une lâcheté.

LE COLONEL, ému.

Ah ! Sire... en me rendant l’honneur, vous m’ôtez la vie... car j’en serais indigne, si je ne mourais aujourd’hui en combattant pour vous.

HENRI, montrant le colonel.

Eh bien ! soldats !... Mais vous ne comprenez pas ce langage, vous autres ! Vivez donc, mais vivez de la vie des lâches, en prenant la fuite au moment d’une bataille ; et, pour toute expiation, connaissez la honte !

Les soldats s’arrêtent en murmurant.

Vous êtes encore là ?

UN SOLDAT, sortant du rang.

Nous ne partirons pas, Sire.

HENRI.

Mais l’argent qu’il vous faut...

DEUXIÈME SOLDAT.

Nous n’en voulons plus !

LES SOLDATS.

Non, non ! pas d’argent, nos armes !

HENRI.

Bien ! mes amis, voilà le vrai cri des hommes de cœur !... Ne croyez pas pourtant que je veuille vous faire banqueroute ! Ventre-saint-gris ! vous ne perdrez rien pour attendre. Battons Mayenne, mordi ! et son or vous paiera, Reprenez donc vos armes... je vous les rends avec ma confiance et mon estime... Vous marcherez à l’avant-garde contre les Espagnols, nos plus déterminés ennemis, et, une fois là, qu’aucun de vous n’oublie qu’il a une tache à laver dans le combat. Allez, mes braves... à présent, plus que jamais, Henri de Navarre compte sur vous.

TOUS, en se retirant.

Vive Henri de Navarre ! vive le roi !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, moins les SOLDATS ALLEMANDS

 

HENRI.

Vive Dieu ! messieurs, nous voici hors d’un sérieux embarras !... Quelques minutes plus tard, le mécontentement de cette troupe pouvait gagner le reste du camp, et donner beau jeu à Monsieur de Mayenne !... Et maintenant, ces mêmes hommes, qui ne voulaient plus le combattre, vous le verrez, messieurs, ils seront demain les plus acharnés à sa perte.

BIRON.

C’est affaire à vous, Sire, et bien vous a pris d’amener ces dignes Allemands à se payer d’honneur, en attendant mieux, car ce n’est vraiment pas trop de toutes nos forces contre le Mayenne... C’est un rude ennemi que vous avez là !

HENRI.

Un ennemi comme il les faut à gens de cœur tels que vous, Biron.

SULLY.

On a beau le battre, les échecs ne le découragent pas, et vous verrez que ce sera lui encore qui nous présentera la bataille dans les plaines d’Ivry.

HENRI.

Tant mieux, Sully, tant mieux, nous accepterons vaillamment la partie, et nous tâcherons de le si bien toucher, cette fois, qu’il n’y revienne plus... Car c’est au peuple qu’il faut penser désormais, au peuple, dont cette guerre est la ruine, au peuple, enfin, que ces brouillons, ces ambitieux égarent à leur seul profit, et que je veux sauver, moi, si je ne succombe.

SULLY.

Dieu vous gardera, Sire, pour clore enfin cette longue série de crimes et de malheurs. Triste siècle que le nôtre, où l’ambition et le fanatisme frappent tour à tour les plus humbles et les plus augustes victimes... Votre mère, d’abord, la noble et sainte Jeanne d’Albret, expirant sous vos yeux au milieu d’une fête !... Puis, ces milliers de nos frères, trahis, massacrés au nom d’un Dieu de miséricorde !... Après les victimes, les bourreaux, Charles IX, Catherine, emportant tous deux dans la tombe un nom à jamais exécré !... Et cette Marguerite impudique, adultère, chassée honteusement de votre couche royale !... Et ce duc d’Alençon, servant contre la France et périssant au milieu de ses ennemis !... Ce Henri III, leur digne frère, ce débauché sans frein, succombant sous le poignard d’un moine !... Puis un Condé, un Guise assassinés encore !... Partout enfin, et toujours, le sang ou la boue, la débauche ou le crime, et le deuil, le dégoût, l’effroi dans tous les cœurs !... Voilà les maux qu’il faut finir, voilà l’abime que vous avez mission de fermer.

HENRI.

Oui, Sully... après tant de forfaits, tant de désastres, quand tente une race de rois vient de s’éteindre... par le fer ou le poison !... Pour moi... pour moi, hélas !... une couronne... une couronne à disputer par la guerre aux factions qui la veulent briser !

BIRON.

S’il a plu à la Providence de vous léguer ce pesant héritage, Sire, c’est qu’elle vous a jugé seul capable de mettre un terme aux calamités qui désolent la patrie.

HENRI.

J’y tâcherai, du moins, mes amis, et j’y emploierai tout ce que le ciel m’a départi de dévouement et de courage ! Oui, je prends ici Dieu à témoin de mes intentions : c’est parce que je ne me sens en l’âme aucune autre pensée que le bonheur et la pacification du pays, que j’accepte la haute et noble mission que me donne ma naissance. Et si je devais oublier jamais ce seul but auquel j’aspire, si je devais ressembler un jour, mon Dieu, à l’un de ces rois que tu infliges, dans ta colère, ôte-moi plutôt, du même coup, l’existence et la couronne ; délivre, sans moi, la France du fléau de la guerre, et que mon sang soit le dernier répandu dans cette querelle !

On entend au loin le canon.

SULLY.

Écoutez, Sire !

HENRI.

C’est Monsieur de Mayenne qui salue nos avant-postes... Vous aviez raison, Sully, il ne nous fait pas attendre... Allez donc, et que tout se dispose pour le bien recevoir... Vous, colonel Tische, rejoignez vos Allemands... Toi, Biron, réunis les premières colonnes d’attaque ; vous, Sully, faites prendre bonne position à notre réserve... Quand ces premiers ordres seront exécutés, vous me rejoindrez ici. Allez, mes amis, et bon espoir !

TOUS.

Bon espoir, Sire !

Ils s’éloignent.-Le canon continue à se faire entendre de loin en loin.

 

 

Scène IV

 

HENRI, seul

 

Allons, le sort en est jeté... Oui, cette bataille sera décisive !... Demain, le roi de France aura nom Henri IV, ou j’aurai cessé d’exister !... Demain la ruine ou le suprême pouvoir !... Le pouvoir !... ah ! vaudra-t-il jamais ce qu’il m’aura coûté... Ne regretterai-je pas bientôt mon petit royaume de Navarre et la destinée modeste qui m’y attendait... Si nous ne l’avions pas quittée, cette bonne et loyale Navarre, ma mère existerait encore, peut-être !... Mais là aussi, mon Dieu ! de tristes, de cruels souvenirs !... Là, mes premières fautes à moi !... Pauvre Fleurette ! infortunée Louise !... ah l le ciel vous a vite et cruellement vengées !... Qui vient là ?

 

 

Scène V

 

HENRI, LE BARON DE LUZ

 

LE BARON.

Sire...

HENRI.

De Luz... Qu’avez-vous donc, baron, vous semblez bien ému ?

LE BARON.

Sire... je viens annoncer à Votre Majesté, que je ne puis plus longtemps rester à son service.

HENRI.

Que voulez-vous dire ?... J’ai mal entendu, sans doute... Vous retirer, quand tout à l’heure on va sonner la charge !

LE BARON.

Dieu sait, Sire, que depuis que j’ai embrassé votre cause, nul ne vous a servi avec plus de dévouement et de fidélité.

HENRI.

Vous ai-je donc donné lieu de croire que je dusse l’oublier ou le méconnaître ?

LE BARON.

Et pourtant, j’avais dès longtemps au cœur un doute bien cruel !...

HENRI.

Un doute ?

LE BARON.

J’aimais Louise d’Arnegui, Sire, et j’étais son fiancé, vous le savez.

HENRI, cachant son trouble.

Oui, monsieur... Eh bien ?

LE BARON.

Eh bien ! Sire, ce que je ne savais pas, moi, quand son mystérieux trépas est venu jeter le deuil dans une noble famille, je le sais aujourd’hui... Je sais que l’infortunée jeune fille fut trompée et séduite par de royales et menteuses promesses ; que, trahie bientôt et menacée d’abandon et d’oubli, c’est contre la honte qu’elle a cherché refuge dans la mort.

HENRI.

Qui a pu vous dire ?...

LE BARON.

Un témoin, aussi digne de foi que de respect, le comte d’Arnegui, lui-même.

HENRI.

Le comte !...

LE BARON.

Oui, le comte, que tout à l’heure encore je combattais à vos avant-postes, sans comprendre ce qui avait pu le jeter dans les rangs de vos ennemis ; le comte, qui frappé mortellement, m’a appelé à lui pour me révéler ce secret d’infamie et me léguer le soin de sa vengeance !

HENRI, à part.

C’est donc une nouvelle expiation, mon Dieu !...

LE BARON.

Et maintenant, Sire, pensez-vous que le baron de Luz puisse encore vous servir ?

HENRI, domptant son émotion.

Dans la croyance où vous êtes aujourd’hui, non, monsieur, je ne le pense pas... Mais ce n’est point assez de ne me pas servir, vous avez sans doute aussi promis de me combattre ?

LE BARON.

Oui, Sire, tant que Dieu m’en donnera la force et le pouvoir.

HENRI.

Me le déclarer ainsi que vous faites, c’est prouver encore, du moins, quelque estime pour mon caractère ; car ce qui n’est que franchise et courage avec moi, eût été imprudence avec tout autre : prévenu comme je le suis, en effet, je pourrais, sinon vous contraindre à me servir encore, vous empêcher du moins de me nuire : ce serait mon droit de roi et de chef d’armée... Rassurez-vous, je n’userai pas de ce droit : la querelle est, entre nous, de gentilhomme à gentilhomme, c’est ainsi qu’elle suivra son cours... Henri de Navarre vous rend vos serments, monsieur... Allez, vous êtes libre. Mais, dans ce moment où tout se dispose pour le combat, il faut que vous puissiez nous quitter sans que personne ait droit de vous accuser de lâcheté ou de trahison... ce soin me regarde.

LE BARON.

J’y comptais, Sire.

HENRI.

Je vous en remercie, monsieur.

 

 

Scène VI

 

HENRI, LE BARON DE LUZ, SULLY, BIRON, LE COLONEL TISCHE, AUTRES OFFICIERS, TROUPES DE TOUTES ARMES

 

Des écuyers tiennent en main le cheval du roi et ceux de Sully et de Biron.

BIRON.

Sire, l’armée ennemie se rapproche de nos lignes et se dispose pour l’attaque.

HENRI.

C’est bien. Colonel Tische, faites que le baron de Luz puisse gagner sûrement la route de Paris. Je le charge d’un message pour les Seize et Monsieur de Mayenne !

TOUS.

Pour Mayenne !

HENRI.

Oh ! rassurez-vous... Ce n’est pas de suspension d’hostilités qu’il s’agit... au contraire... et monsieur de Luz le sait bien... Mais ceci est affaire entre lui et moi...

Au baron.

Partez, monsieur.

Le baron s’éloigne avec le colonel ; Henri monte à cheval ; le bruit du canon se rapproche.

SULLY.

Tout est prêt, Sire.

HENRI, à cheval.

Mes braves compagnons, vous courez aujourd’hui ma fortune, et je cours aussi la vôtre ! Je veux vaincre ou mourir avec vous ! Si, dans la chaleur du combat, vous perdez vos enseignes, ne perdez pas de vue mon panache... vous le trouverez toujours au chemin de l’honneur et de la victoire !

Bruit très rapproché du canon.

TOUS, élevant leurs armes.

Vive le roi !

Tout se met en marche vers le fond, comme pour aller au combat. Les fanfares se mêlent au bruit de l’artillerie et de la mousqueterie.

 

 

Septième Tableau

 

Un riche salon dans le château de Gabrielle d’Estrées. Porte à gauche. Porte au fond, ouvrant sur une espèce de galerie. Une fenêtre. Le mobilier est somptueux.

 

 

Scène première

 

ZAMET, GABRIELLE D’ESTRÉES

 

GABRIELLE, venant de la droite, à une chambrière qui la suit.

Eh quoi ! le seigneur Zamet me demande ? Faites-le entrer.

La chambrière va au fond, fait un signe et se retire devant Zamet qui entre.

ZAMET.

Je viens avec empressement déposer mon hommage aux pieds de la belle Gabrielle d’Estrées... de celle qui sera bientôt notre souveraine.

GABRIELLE.

Que dites-vous là, monsieur ?

ZAMET.

Je sais qu’il ne faut pas le dire encore... que c’est un mystère... jusqu’à nouvel ordre !... Mais comme ça ne peut pas manquer d’arriver...

GABRIELLE.

En tout cas, votre présence chez moi me rassure sur la future destinée de mon bien-aimé Henri... Si vous venez à nous, vous, le trésorier des Seize, c’est que la Ligue est perdue sans ressources.

ZAMET.

Perdue... pas tout à fait... mais elle va bien mal, cette pauvre Ligue !

GABRIELLE, souriant.

Et vous la quittez, comme font les médecins, qui n’aiment pas à voir mourir leurs malades.

ZAMET.

Je la quitte, madame, parce que je n’hésite jamais à me ranger du côté du bon droit.

GABRIELLE.

Et de la fortune.

ZAMET.

La fortune se trouve de ce côté-là... ce n’est pas ma faute, et ce n’est pas du tout ça qui me décide... mais bien le dévouement que je me suis toujours senti, malgré moi, pour le prince de Navarre !... C’est au point que, dès le temps de la terrible Catherine elle-même, et du non moins terrible Charles IX, j’ai été sur le point de me faire huguenot à cause de lui. Je ne me rappelle plus trop ce qui m’en a empêché alors, mais aujourd’hui...

GABRIELLE.

Aujourd’hui... il serait trop tard : car il est probable que Henri va rentrer dans le giron de l’Église.

ZAMET.

Ah diable ! vous avez raison : s’il y rentre, ce n’est pas le moment d’en sortir... ne parlons plus de cela... Mais mon or, mon crédit, la clé de mes coffres... tout est à son service... Nous garderons mon âme pour une autre occasion.

GABRIELLE.

Le roi, seigneur Zamet, ne se doute guère jusqu’à quel point vous le chérissez.

ZAMET.

Il l’apprendra par vous, madame : je sais qu’il vient souvent se reposer ici des fatigues, de la guerre, ce grand roi, et qu’il doit y venir encore ce soir même. J’ose donc espérer que votre bonté, votre justice...

GABRIELLE.

Fort bien ! mais vous ne m’auriez pas confié ce soin avant la bataille d’Ivry, n’est-ce pas ?

ZAMET.

Il est vrai que la victoire a été décisive... Mais je vous proteste...

GABRIELLE.

Assez, monsieur Zamet, assez ! Pourquoi tant de protestations ?... Ne sais-je pas bien quel homme vous êtes !

ZAMET.

Je m’en flatte !

Regardant au fond.

Eh ! mais... voyez donc... c’est Monsieur de Sully !...

GABRIELLE, à part.

Lui, chez moi !... que me veut-il ?

ZAMET.

Il vient saluer le soleil levant.

GABRIELLE.

Lui... je ne crois pas.

 

 

Scène II

 

ZAMET, GABRIELLE D’ESTRÉES, SULLY

 

ZAMET, à Sully, qui s’avance gravement.

Monsieur Sully, je suis vraiment charmé de la rencontre.

SULLY.

Je ne vous en dirai pas autant, monsieur,

Il salue Gabrielle, qui lui rend son salut.

ZAMET, à part.

Oh ! oh ! toujours, porc-épic !... Nous l’apprivoiserons...

Haut.

Monsieur de Sully...

SULLY.

Veuillez nous laisser, monsieur.

ZAMET.

Mais...

SULLY.

Ne m’avez-vous pas compris ?...

ZAMET.

Parfaitement, parfaitement...

À part.

Nous changerons ce ministre-là...

Il salue, et sort.

 

 

Scène III

 

GABRIELLE, SULLY

 

GABRIELLE.

Vous, monsieur de Sully... vous, dans la maison de Gabrielle d’Estrées !... C’est presque un ennemi qui vient surprendre mon camp.

SULLY.

Je complais, madame, trouver le roi en votre compagnie.

GABRIELLE.

Il doit venir, en effet... et je commençais même à m’inquiéter de son retard.

SULLY.

En son absence, madame, nous pouvons encore, vous et moi, le bien servir.

GABRIELLE.

Et en quoi donc, monsieur ?

SULLY.

Vous avez un grand crédit sur son esprit... il vous aime beaucoup.

GABRIELLE.

Il m’aime... comme il est aimé.

SULLY.

J’espère, madame, que vous n’abuserez pas de cet amour... et que vous comprendrez qu’il est des sacrifices qu’il faut savoir faire au bien du pays, à la gloire de celui qui vous aime.

GABRIELLE.

Où voulez-vous en venir, monsieur ?...

SULLY.

Vous voudrez prouver à vos détracteurs eux-mêmes que c’est réellement Henri que vous aimiez, et non pas sa couronne.

GABRIELLE.

Je commence à vous comprendre.

SULLY.

Dans les circonstances difficiles où nous sommes, les vrais amis du roi ont cru devoir lui soumettre un projet d’alliance...

GABRIELLE.

Oui, je sais, un projet conçu par vous, et qui doit vous réconcilier avec la cour de Rome... un projet qui nous promet pour reine une autre Médicis !... comme si ce nom n’avait pas assez pesé déjà sur la France !...

SULLY.

La raison d’État, madame...

GABRIELLE.

Je ne suis pas ministre, moi, monsieur, vous me permettrez donc de ne pas la comprendre comme vous... Le roi, sans que je le demande, a daigné prendre, à mon sujet, un parti qui me flatte et m’honore... Il s’est engagé envers moi...

SULLY.

Engagé !... Oh ! nous n’en sommes pas encore là, je pense.

GABRIELLE.

L’engagement est sérieux et sacré, monsieur... Voyez vous-même...

Elle lui remet un papier.

SULLY, ayant lu.

Une promesse de mariage !...

GABRIELLE, avec un sourire de triomphe.

Et ce n’est pas à Marie de Médicis qu’elle est faite.

SULLY.

Mais il était donc fou !...

Il plie et garde le papier.

GABRIELLE.

Que faites-vous, monsieur ?...

SULLY.

Je garde cet écrit...

GABRIELLE, se contenant à peine.

Qu’osez-vous dire !... Rendez-moi ce papier... je l’exige...

SULLY.

Je ne le rendrai qu’au roi lui-même, madame.

GABRIELLE, exaspérée.

Ah ! c’est une indignité !... Prenez-y garde, monsieur !...

 

 

Scène IV

 

GABRIELLE, SULLY, HENRI

 

HENRI, entrant.

Qu’est-ce donc ?... une querelle !...

GABRIELLE, montrant Sully.

Sire, monsieur n’a pas craint de s’emparer d’un titre auquel est attaché le bonheur de ma vie entière !...

HENRI.

Comment ?...

SULLY.

Permettez, madame, je n’ai rien pris, j’ai gardé seulement l’écrit que vous m’avez confié, et j’ai promis de le rendre... au roi.

GABRIELLE.

Justice, Sire, justice de tant d’audace !

HENRI.

Sully a eu tort...

GABRIELLE.

Ah !...

HENRI.

Mais vous aussi, vous avez eu tort, madame, et avant lui... car tout ceci devait encore demeurer entre nous... c’était convenu.

GABRIELLE.

Ce mystère ne pouvait cependant toujours durer... Le soin de ma renommée...

HENRI.

C’est juste, et j’y avais songé aussi, mais...

À part.

Comment me tirer de là ?...

GABRIELLE, à Sully.

Voyons, monsieur, il faut en finir... vous avez promis de rendre ce titre au roi...

SULLY.

Oui, madame... mais, avant, j’espère que Sa Majesté daignera m’entendre.

GABRIELLE.

Eh bien ! Sire ?...

HENRI.

Je ne puis refuser, en effet...

Bas.

C’est votre ouvrage.

GABRIELLE, dominant son émotion.

À merveille !... Je vous laisse donc... Monsieur est mon ennemi, je n’en puis douter, maintenant... Écoutez-le, et vous aurez ensuite à vous prononcer entre lui et moi... Qu’il vous rende ou non le titre qui faisait mon bonheur et ma gloire, j’ai votre parole de roi, Sire, votre parole d’homme d’honneur, et je ne vous la rends pas.

Elle sort en cachant ses larmes.

 

 

Scène V

 

HENRI, SULLY

 

HENRI.

Allons, c’est une guerre en bonne forme !... Elle est profondément blessée !... Vous avez été cruel avec elle, Sully.

SULLY.

Il m’en a coûté, Sire... mais l’intérêt de Votre Majesté, celui de la France !...

HENRI.

Écoutez, Sully, j’aime Gabrielle comme jamais je n’avais aimé aucune autre femme avant elle !

SULLY.

Je le crois, Sire, et l’imprudente promesse heureusement revenue en mes mains ne le prouve que trop.

HENRI.

Je la tiendrai, cette promesse, je veux la tenir.

SULLY.

C’est impossible, Sire.

HENRI.

Impossible, quand je dis que je le veux ?

SULLY.

Vous ne le voudrez plus tout à l’heure.

Mouvement de Henri.

Non, vous ne voudrez pas, quand les négociations pour votre mariage avec Marie de Médicis viennent d’être conduites à bonne fin, vous donner à vous-même un pareil démenti aux yeux de toute l’Europe.

HENRI.

Mais vous avez eu tort d’entamer ces négociations.

SULLY.

Sire...

HENRI.

Une fois, déjà, je me suis laissé engager dans un mariage politique, et Dieu sait si cette union a été heureuse !... Je veux tenter une autre épreuve, me marier pour moi et selon mon cœur. Cela me réussira peut-être mieux. J’ai rencontré une femme adorable, d’une âme élevée, d’un esprit enchanteur, qui m’aime enfin comme je voulais être aimé...

SULLY.

Qui vous aime, soit... mais non pas pourtant de cet amour qui va jusqu’à l’abnégation, puisque...

HENRI.

Assez, monsieur, ne la calomniez pas. Gabrielle n’a rien désiré, rien demandé ; c’est moi, moi seul qui ai voulu me lier, m’engager envers elle.

SULLY, déchirant l’écrit.

Soyez donc libre, alors... l’engagement n’existe plus.

HENRI.

Que faites-vous ?

SULLY.

Mon devoir de loyal serviteur, d’ami sincère et dévoué.

HENRI.

Monsieur !...

SULLY.

Et maintenant que je l’ai rempli, ce devoir, punissez-moi, si vous le croyez juste ; exilez-moi, même, comme on vient d’en exprimer le vœu ; mais, avant de m’éloigner, je vous ferai entendre encore l’austère vérité, telle que des sujets comme moi la doivent à des rois comme vous. J’en appelle à vos propres paroles, Sire... Rappelez-vous ce que vous nous disiez peu d’instants avant la bataille qui a conduit vos troupes victorieuses jusque sous les murs de Paris : « Je prends ici Dieu à témoin de mes intentions, avez-vous dit ; c’est parce que je ne me sens en l’âme aucune autre pensée que le bonheur et la pacification du pays, que j’accepte la noble et haute mission que me donne ma naissance !... » Eh bien ! ce but unique auquel vous aspiriez alors, l’alliance avec Marie de Médicis vous offre les moyens de l’atteindre plus vite et plus sûrement ; et cette alliance, vous n’en voulez plus... Songez-y, Sire, l’armée et le peuple ont aujourd’hui les yeux sur vous, parce qu’ils comprennent bien que c’est le sort de la France qui est en jeu dans tout ceci... Et si vous l’oubliez, vous, vos ennemis et l’histoire ne l’oublieront pas... Je vais attendre vos ordres, Sire.

HENRI.

Demeurez... Votre main, Sully... Allons, encore ce sacrifice !... et puisse-t-il produire tout le bien que vous en espérez !

SULLY, s’inclinant et portant la main de Henri à ses lèvres.

Oh ! merci, Henri, merci, mon roi, pour vous, pour votre gloire et pour le pays !

Le colonel Tische, Zamet et plusieurs officiers paraissent dans le fond.

HENRI.

Que faites-vous ?... ces gens qui viennent là... Relevez-vous, Sully... ils croiraient que je vous pardonne.

Il relève Sully.

 

 

Scène VI

 

HENRI, SULLY, LE COLONEL TISCHE, ZAMET, OFFICIERS

 

HENRI.

Messieurs, les rois ont rarement des amis... en voici un dont l’histoire parlera, si elle s’occupe un jour de moi.

ZAMET, à part.

Oh ! oh ! le ministre l’emporte... je ne l’aurais pas cru.

HENRI.

Qu’aviez-vous à m’annoncer, colonel ?

LE COLONEL.

Sire, les chefs de la Ligue ont refusé d’entendre les propositions que je leur portais en votre nom, et quand j’ai quitté Paris, tout s’y préparait pour une sortie.

HENRI.

Les misérables ! ils sont donc sans pitié pour le pauvre peuple... Eh bien ! puisqu’ils le veulent, la guerre encore ! Allez, colonel, nous vous rejoignons.

Le colonel s’éloigne avec deux autres officiers. Au même moment, Gabrielle paraît.

 

 

Scène VII

 

HENRI, SULLY, ZAMET, GABRIELLE, OFFICIERS, dans le fond

 

GABRIELLE.

Eh bien ! Sire ?...

Henri lui montre les débris de l’écrit.

C’est donc moi qui suis sacrifiée ?

HENRI.

Que voulez-vous ?... Vous aviez pour vous mon cœur, mais il avait pour lui la France... j’ai dû céder.

GABRIELLE.

Il suffit.

HENRI, lui prenant la main.

J’espère pourtant que nous ne nous quitterons pas en ennemis.

GABRIELLE, retirant sa main.

Laissez-moi... vous ne me reverrez plus,

HENRI, après un moment d’hésitation.

Soit... Venez, Sully.

Arrivé au fond, il s’arrête un moment ; Gabrielle, qui voit cela sans se détourner, semble reprendre espoir ; Henri sort.

GABRIELLE.

Il part... Ah ! malheureuse !...

Elle tombe anéantie sur un fauteuil.

 

 

Scène VIII

 

ZAMET, GABRIELLE

 

ZAMET, à part.

Ah ça ! mais je ne vois pas trop ce que j’ai encore à faire ici maintenant.

Il va sortir.

GABRIELLE.

Monsieur Zamet !

ZAMET, s’arrêtant.

Madame ?

GABRIELLE.

Vous me quittez donc aussi ?

ZAMET.

Pardon, belle dame ; mais c’est que...

GABRIELLE, se levant.

Vous vous pressez trop, peut-être... Henri m’aime encore, j’en suis sûre... il peut revenir.

ZAMET, faisant un pas vers elle.

Vous croyez ?...

GABRIELLE, s’approchant de la fenêtre.

Tenez, voyez... il tourne la tête de ce côté... il s’arrête.

ZAMET.

Vraiment ?... il s’arrête !

Il revient à Gabrielle.

Oui, ma foi... il est arrêté... Mais voilà Monsieur de Sully qui lui parle, et, cette fois, il s’en va tout de bon.

GABRIELLE, avec accablement.

Plus d’espoir !

ZAMET.

C’est ce que j’allais dire, et, en conséquence... Mais, qui vient donc là-bas, de cet autre côté ?

GABRIELLE.

Que m’importe !...

ZAMET.

On dirait Monsieur de Bellegarde...

GABRIELLE, vivement.

Monsieur de Bellegarde !

ZAMET.

Pauvre duc !... c’est pourtant à lui qu’on prêtait l’honneur de votre conquête... Il avait même, disait-on, demandé votre main.

GABRIELLE.

Cela est vrai, monsieur ; et il devait venir ce soir recevoir ma réponse.

ZAMET.

Ah ! voilà qui explique, alors...

GABRIELLE.

Mais je lui ai écrit, ce matin, pour lui éviter cette peine et lui ôter tout espoir.

ZAMET.

Diable !... c’est fâcheux, maintenant... car enfin, un duc... c’était moins brillant, mais plus sûr.

GABRIELLE, à part.

Ah ! si c’était à recommencer !

ZAMET.

Ainsi, vous lui avez donné son congé, et pourtant il revient... c’est singulier.

GABRIELLE.

En effet...

Elle sonne.

ZAMET, à part.

Elle va le renvoyer, sans doute... J’ai envie de me proposer.

La chambrière paraît à la porte de gauche.

GABRIELLE, à la chambrière.

A-t-on porté ma lettre à Monsieur de Bellegarde ?

LA CHAMBRIÈRE.

Pardon, madame, c’est que...

GABRIELLE.

Quoi donc ?...

LA CHAMBRIÈRE.

Le trouble où nous a mis l’arrivée de Monsieur de Sully et du roi...

Montrant la lettre.

Le piqueur n’est pas encore parti, mais je vais...

GABRIELLE, prenant la lettre.

C’est inutile.

À part.

Tout est sauvé.

ZAMET, à part.

Quel est son projet ? Je suis curieux de savoir...

GABRIELLE.

Monsieur Zamet, je ne vous retiens plus.

ZAMET.

Ah !... c’est différent... Mais, madame...

GABRIELLE.

Le bon droit et la fortune ne sont plus ici, vous le savez. Ils sont maintenant avec Marie de Médicis. Allez donc les rejoindre de ce côté.

ZAMET, à part.

Eh ! mais c’est une idée ça !

Haut.

Madame...

Il se dispose à sortir par le fond.

GABRIELLE, à la chambrière.

Faites descendre monsieur par le petit escalier.

À Zamet.

C’est pour vous abréger la route.

ZAMET, saluant.

Vous êtes trop bonne, madame.

GABRIELLE.

Oh ! pas si bas, monsieur, pas si bas, je suis en disgrâce.

ZAMET, à part et se redressant.

Au fait, c’est vrai !

Haut.

Bonjour, belle dame, bonjour.

Il sort avec la chambrière par la porte de gauche.

 

 

Scène IX

 

GABRIELLE, seule

 

Le sot !...

Regardant dans le fond.

Le duc tarde bien... Ah ! le voilà !... Henri ! Henri ! je pourrai donc me venger !... Allons, si je ne suis pas reine France, soyons au moins duchesse de Bellegarde !

 

 

Scène X

 

GABRIELLE, BELLEGARDE

 

GABRIELLE.

Vous êtes exact, monsieur de Bellegarde, et je vous en remercie.

BELLEGARDE.

J’avais hâte de vous voir, madame, et d’apprendre de vous si je puis espérer enfin que vous daignerez répondre à mon vœu le plus cher...

GABRIELLE.

Étiez-vous donc réellement encore dans le doute à ce sujet ? Et vous ai-je jamais si mal traité, que ce fût vraiment un refus que vous eussiez à craindre en me faisant l’offre de votre main ?

BELLEGARDE.

Mais, franchement, madame, vous m’aviez peu encouragé, et votre répugnance à me recevoir dans cette retraite...

GABRIELLE.

Écoutez donc, monsieur le duc, les assiduités d’un homme à la mode comme vous portent toujours dommage à la renommée d’une femme... Et puis, ce n’est pas précisément par la constance que vous vous êtes distingué jusqu’ici... Il était donc prudent de vous éprouver avant de prendre au sérieux votre amour.

BELLEGARDE.

Et maintenant ?...

GABRIELLE.

Oh ! maintenant... Nous en parlerons.

BELLEGARDE.

Ah ! vous me rendez le plus heureux des hommes...

GABRIELLE.

C’est mon désir, au moins, et je tâcherai que ce bonheur soit durable.

Deux laquais apportent une table servie, sur laquelle il y a des bougies et deux couverts.

BELLEGARDE.

Que signifie ?...

GABRIELLE.

Oubliez-vous que je vous attendais ?

BELLEGARDE.

Ah ! c’était pour moi ?...

GABRIELLE.

Et pour qui donc ?... Je n’ai pas cru que, pour me bien prouver votre amour, il fût nécessaire de vous passer de souper. Placez-vous là, près de moi, et nous causerons de vos projets.

BELLEGARDE, transporté.

Vive Dieu ! le roi lui-même envierait aujourd’hui mon bonheur !

Il lui baise la main.

GABRIELLE.

Placez-vous donc, monsieur le duc.

Au moment où Bellegarde s’assied, Zamet paraît.

 

 

Scène XI

 

GABRIELLE, BELLEGARDE, ZAMET

 

ZAMET, accourant du fond.

Madame... madame...

GABRIELLE, se levant.

Qui vient ici ?... Monsieur Zamet !...

BELLEGARDE.

La peste étouffe l’importun.

GABRIELLE, à Zamet.

Qu’y a-t-il donc, monsieur ?

ZAMET, la tirant à l’écart.

Madame, c’est le roi.

GABRIELLE.

Le roi !...

ZAMET.

Que je ne précède que de quelques instants.

GABRIELLE.

Est-il possible ?

BELLEGARDE.

Est-ce donc un malheur qu’on vous annonce ? Vous paraissez toute tremblante...

GABRIELLE.

Un malheur, non, mais une nouvelle qui m’intéresse vivement... et, si vous le permettez...

BELLEGARDE.

Comment donc !... je ne suis encore que votre hôte, et pourvu que monsieur se dépêche, j’aurai de la patience.

GABRIELLE, bas, à Zamet.

Eh bien ! le roi ?...

ZAMET.

Je m’éloignais d’ici... par votre ordre, ne l’oubliez pas... quand j’ai vu de loin revenir Sa Majesté... Alors, naturellement, je suis revenu aussi, parce que j’ai compris tout de suite que le ministre avait encore une fois le dessous... ce dont je suis fort aise, car il m’a traité d’une façon...

GABRIELLE.

C’est bien, c’est bien, après ?...

ZAMET.

Après ?... Le roi revient, ça dit tout, vous l’emportez !

GABRIELLE.

Hélas ! il est trop tard !

ZAMET.

Pourquoi donc ? le roi vient, renvoyez le duc...

GABRIELLE.

Mais le temps !... Écoutez, allez au devant de Henri, retenez-le quelques minutes... trouvez un prétexte... et ma reconnaissance...

ZAMET.

Bien, bien... Nous en parlerons après le succès.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

GABRIELLE, BELLEGARDE

 

BELLEGARDE.

Ah ! enfin !

GABRIELLE, revenant à lui.

Monsieur le duc, il faut partir.

BELLEGARDE, se levant.

Partir !...

GABRIELLE.

Oui... une visite qui m’arrive, et que je ne puis me dispenser de recevoir... Si l’on vous trouve ici, je suis perdue de réputation.

BELLEGARDE.

Pourquoi donc... puisque je dois être votre mari ?...

GABRIELLE.

C’est vrai, mais vous ne l’êtes pas encore... et le monde est si méchant, ma famille si sévère !... Enfin, si vous voulez que je croie en votre tendresse, et que j’y réponde un jour, vous quitterez à l’instant cette maison.

BELLEGARDE.

C’est mal finir, après si beau début !... Mais, puisque vous le désirez...

Il se dispose à sortir par le fond.

GABRIELLE.

Non, pas par là... vous seriez vu... par ici...

Elle va à la porte de gauche.

Ah ! mon Dieu ! cette porte est fermée en dehors... c’est Alice, sans doute... la maladroite !...

Elle va à la fenêtre.

BELLEGARDE, la suivant.

La fenêtre ?...

Il regarde.

Ah ! diable ! trente pieds au dessus du sol, et pas d’échelle !... J’espère que vous n’exigerez pas que je prenne ce chemin-là ?

GABRIELLE.

Mais que faire alors... que faire ?

BELLEGARDE.

Eh ! mais sous cette table...

Il y va.

GABRIELLE.

Oh ! non, non ; c’est impossible !

BELLEGARDE.

Rien de plus facile, au contraire, et ce sera plus original !...

Se glissant sous la table.

J’y serai même très bien, si la visite ne se prolonge pas trop.

GABRIELLE.

Mais non, vous dis-je, non...

À part.

Il vient !...

Elle baisse vivement la nappe pour cacher le duc.

 

 

Scène XIII

 

GABRIELLE, BELLEGARDE, HENRI, ZAMET

 

HENRI, avant d’entrer.

Laissez-moi donc tranquille, je la trouverai bien sans vous.

BELLEGARDE, soulevant la nappe.

Eh mais ! voilà une voix de connaissance...

Henri entre.

Le roi !... j’étais joué !

Il se cache de nouveau.

ZAMET, à part.

Le tour est fait : il est parti.

HENRI.

Eh bien ! monsieur, que vous disais-je ?...

GABRIELLE, troublée.

Qu’est-ce donc, Sire ?...

HENRI.

C’est cet imbécile de Zamet...

ZAMET.

Oh !...

HENRI.

Qui me soutenait qui vous étiez dans votre oratoire.

GABRIELLE.

En effet, j’allais m’y rendre... et si Votre Majesté veut m’y suivre...

HENRI.

Moi, non... c’est inutile... Vous ne vous attendiez pas à me revoir si tôt, n’est-il pas vrai ?

GABRIELLE, cachant de son mieux la table.

En effet, Sire...

HENRI.

Que voulez-vous ? je n’ai jamais su soutenir la guerre contre les femmes, moi... et je n’ai pu attendre jusqu’à demain pour faire ma paix avec vous.

GABRIELLE, à part.

Quelle situation !

HENRI.

Voyons, ne me tenez pas rigueur... et d’abord, votre belle main !

Il la prend.

GABRIELLE, bas.

Prenez garde... devant cet homme...

HENRI.

Oh ! si ce n’est que lui qui vous embarrasse !... Quand ces gens-là gênent, on les renvoie... Allez vous-en, Zamet.

ZAMET.

Oui, Sire...

À part, en s’en allant.

On me renvoie, ça va bien !

 

 

Scène XIV

 

HENRI, GABRIELLE, BELLEGARDE, caché

 

GABRIELLE, à part.

Quel parti prendre ?

HENRI.

Eh mais... je disais tout à l’heure que vous ne m’attendiez pas... et cette table... Vous comptiez donc sur mon retour, au contraire ?

GABRIELLE.

Moi, Sire ?...

HENRI.

Allons, convenez-en... vous connaissez si bien votre empire sur nous... pauvres hommes !... vos dupes trop souvent, vos esclaves toujours.

GABRIELLE.

Mais, Sire, je vous assure...

HENRI.

Pourquoi nier ?... D’abord deux couverts, c’est déjà une preuve... et puis ce gobelet d’or sur lequel vous avez eu l’attention de faire graver mes armes... C’est donc bien pour moi que le souper était servi... Et vraiment vous avez eu là une excellente idée, car ma double course m’a mis en furieux appétit...Allons, à table !

GABRIELLE.

Je ne puis... si vous saviez ce que je souffre en ce moment !...

HENRI.

Oui, j’entends... une sorte de bouderie sous forme de migraine, pour le décorum... mais ça passera... À table, vous dis-je, et, au dessert, nous tâcherons de réunir les débris de cette promesse, si imprudemment livrée à l’ennemi...Venez donc.

Elle s’assied d’un côté de la table et Henri de l’autre.

GABRIELLE, à part.

Comment tout cela finira-t-il ?

BELLEGARDE, bas, en soulevant la nappe.

Ne vous gênez pas trop, on entend très mal ici.

HENRI.

Buvons d’abord à l’heureuse paix que nous allons signer tout à l’heure !...

Il verse du vin à Gabrielle, s’en verse après et boit.

GABRIELLE, à part, en portant le verre à ses lèvres.

Quel supplice !

HENRI, mangeant.

Jamais vous ne m’avez paru si belle !... Ce petit air demi-chagrin, demi-vainqueur vous sied à ravir !... Ventre-saint-gris ! voilà un excellent mets !... Cela vous étonne, n’est-ce pas, de me voir dévorer de la sorte ?... Il y a peu de poésie dans un appétit pareil !... C’est votre faute, aussi... pourquoi avez-vous un si bon cuisinier ?...

Sentant quelque chose sous la table.

Oh ! oh !... que veut dire ceci ?...

Il remet dans son assiette le morceau qu’il portait à sa bouche.

GABRIELLE.

Qu’avez-vous ?

HENRI.

Rien, rien...

Regardant à la dérobée au bas de la table, à part.

Vrai Dieu ! un pied masculin !

GABRIELLE.

Vous ne mangez plus, Sire... qu’est donc de venu ce bel appétit de tout à l’heure ?

HENRI.

C’est qu’une réflexion pénible me traverse l’esprit... Pendant que je suis là, devant un si beau souper, en tête-à-tête avec la plus jolie femme de mon royaume, une femme qui m’a donné tant de preuves d’amour... et de constance !... peut-être quelque pauvre diable, trahi... par la fortune, se cache-t-il... dans l’ombre, et y meurt-il de faim !

GABRIELLE.

De quel air dites-vous cela !

HENRI, passant un plat sous la table.

Il faut que tout le monde vive, madame.

Il se lève.

GABRIELLE, à part.

Je suis perdue !

Elle se lève à son tour.

BELLEGARDE, à part.

Gare la reconnaissance !

HENRI, soulevant un coin de la nappe.

Eh bien ! mon ami, est-ce de votre goût ?... Montrez-vous donc un peu... vous devez étouffer là-dessous.

BELLEGARDE, se levant.

Sire, j’étais loin de me douter...

HENRI.

Bellegarde !... Ah ! Gabrielle ! Gabrielle !...

GABRIELLE.

Sire, je vous expliquerai... vous saurez tout...

HENRI.

Comment ? mais il me semble que j’en sais tout autant qu’il faut... Ah ! si Sully apprend cela !... N’allez pas lui en parler, Bellegarde !

BELLEGARDE.

L’anecdote n’est pas si agréable à raconter pour moi, Sire.

HENRI.

Eh ! eh ! ni pour l’un, ni pour l’autre.

 

 

Scène XV

 

HENRI, GABRIELLE, BELLEGARDE, SULLY, ZAMET, OFFICIERS, LAQUAIS

 

Les laquais vont enlever la table et les sièges, et les emportent par la porte de gauche qu’ouvre la chambrière.

HENRI.

Oh ! entrez, entrez, messieurs, vous ne nous dérangez plus... Bellegarde et moi, nous avons fini de souper.

BELLEGARDE, à part.

C’est-à-dire lui, mais moi !...

SULLY.

Sire, l’envoyé de Toscane est arrivé au camp pour la ratification du traité. Je venais m’assurer si Votre Majesté veut ou non le recevoir ?

HENRI.

Tout de suite Sully, tout de suite, et de grand cœur !

GABRIELLE, bas, et avec larmes.

Vous serez donc sans pitié !...

HENRI, de même.

À qui la faute ?... On ne peut être à la fois reine de France et duchesse de Bellegarde.

Il la salue et s’éloigne ; Bellegarde la salue à son tour, et se dispose à suivre le roi.

GABRIELLE, tremblante.

Monsieur le duc... vous m’abandonnez aussi !

BELLEGARDE.

N’en accusez que vous, madame... on ne peut être à la fois duchesse de Bellegarde et favorite du roi !

Il s’éloigne.

GABRIELLE.

Monsieur !...

ZAMET.

Pour cette fois, c’est bien Marie de Médicis qui l’emporte !... Eh bien ! donc, vive Marie de Médicis !

Saluant légèrement Gabrielle.

Belle dame !...

Il suit les autres.

GABRIELLE, se cachant la figure avec son mouchoir.

Ah ! j’en mourrai !

Elle sort par la porte de gauche.

 

 

Huitième Tableau

 

La place du Palais de Justice de Paris. Au fond, se présentant un peu obliquement, l’escalier du Palais. À droite, premier plan, une maison-tourelle, avec porte donnant sur la scène, et un perron de deux marches. À droite, près de la grille du Palais, la boutique d’un boulanger.

 

 

Scène première

 

LE BARON DE LUZ, THÉRÈSE, FEMMES DU PEUPLE, AUTRES FEMMES, HOMMES, ENFANTS et SOLDATS

 

Des soldats sont groupés au pied de l’escalier du Palais. Le baron de Luz, plongé dans ses réflexions, est assis sur une borne, non loin d’eux. Une masse de peuple débouche par la rue qui fait face au Palais.

UN HOMME DU PEUPLE.

Quel siège affreux !... Partout la misère, le désespoir !... Ma foi, si le parlement s’obstine à ne pas ouvrir au roi les portes de Paris, nous les ouvrirons nous-mêmes, mordieu !

THÉRÈSE.

Imprudent !... si Bussy-le-Clerc avait surpris vos paroles...

DEUXIÈME HOMM E DU PEUPLE.

Que le démon l’écrase, lui et ses pareils !

PREMIER HOMME DU PEUPLE.

Voyez... là-bas... Un convoi, des pénitents... Qui donc vont-ils porter au cimetière ?

DEUXIÈME HOMME DU PEUPLE.

C’est le pauvre père Gerbier et sa vieille femme... victimes tous deux de la misère et de la famine !

PREMIER HOMME DU PEUPLE.

Encore !... Quand cela finira-t-il, mon Dieu !... Ah ! la peste ne causerait pas plus de maux !...

THÉRÈSE.

Et là... au bout de cette rue... savez-vous ce qui vient d’arriver !... Une femme que tant de souffrances ont rendue folle... son enfant... son propre enfant... elle l’a tué... oui, tué... elle même, pour... Oh ! non... c’est trop affreux à dire... et un jour on ne voudra pas croire que la faim ait pu jamais pousser une mère à pareil crime !

PREMIER HOMME DU PEUPLE.

Ah ! c’est infâme !

THÉRÈSE, montrant la petite maison de droite.

Et ici, tenez, une autre jeune mère encore, et si misérable aussi, que, ce matin, elle s’est voulu jeter à la rivière avec sa fille pour ne plus la voir souffrir !... Heureusement, mon garçon, qui passait, l’a retenue et ramenée chez elle... Mais ce qu’elle n’a pu faire ce matin, elle le fera ce soir, tout à l’heure peut-être, si les secours ne lui viennent pas plus qu’à nous !

PREMIER HOMME DU PEUPLE.

Et qui est cette malheureuse ?

THÉRÈSE.

Personne ne la connaît dans le quartier... On sait seulement qu’elle s’est réfugiée là peu de jours après la Saint-Barthélemy... Elle est toujours vêtue d’une robe de deuil en lambeaux, et couverte d’un long voile... Mais j’ai vu son visage, moi... Quelle affreuse pâleur... C’est à la croire morte déjà !... Et de fait, voyez-vous, il n’y a plus que la fièvre qui la fasse vivre !

DEUXIÈME HOMME DU PEUPLE.

Pauvre femme !... Mes amis, il faut en finir avec toutes ccs horreurs, toutes ces tortures !... Rendons-nous ! À bas la Ligue !

TOUS.

Oui, oui, à bas la Ligue ! à bas la Ligue !

Tous ont remonté en tumulte vers le Palais, en poussant ces cris.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, BUSSY-LE-CLERC

 

BUSSY-LE-CLERC, paraissant au fond, avec une compagnie d’arquebusiers qui est arrivée sourdement.

Feu ! Sur les traîtres !

Les arquebusiers font feu sur le peuple. Tumulte, cris, et effroi général.

UN HOMME, blessé.

Malédiction sur Vous !

LE PEUPLE.

Malédiction ! malédiction !

BUSSY-LE-CLERC.

Pas de pitié pour qui parle de se rendre ! soldats... Qu’on les disperse... et si on résiste... frappez !...

Il se met avec les soldats à la poursuite du peuple, qui se disperse dans tous les sens, en proférant des menaces et des cris d’indignation.

 

 

Scène III

 

LOUISE, LE BARON DE LUZ, SOLDATS,

 

LE BARON, à lui-même.

Affreuse extrémité !... Le ciel sera-t-il donc toujours contre nous, et pour cet homme que chaque jour je hais davantage ?...

Louise sort de la maison du premier plan de droite. Son teint est hâve, et sa marche, celle d’une femme exténuée par la faim.

LOUISE.

Henriette... ma fille ! mon Dieu ! elle va mourir !

Allant vers la porte.

Attends-moi... oui... je reviens...

Regagnant la scène.

Du pain... du pain pour ma pauvre fille !... Personne !... Ah !... tout est fini !... et, dans un instant, je la verrai... moi... sa mère...

Voyant le baron qui descend.

Ah ! quelqu’un !...

Allant à lui et tombant à ses genoux.

Monsieur, par pitié... du pain pour mon enfant... qui est là... et qui se meurt !...

Le reconnaissant.

Mais je ne me trompe pas... monsieur de Luz !... Ah ! je suis sauvée !...

LE BARON, la relevant.

Vous me connaissez, pauvre femme ?

LOUISE.

Et vous ne me reconnaissez pas, vous ! le désespoir et la misère m’ont tant changée ! Et puis... pour vous, comme pour tout le monde, Louise d’Arnegui était morte !

LE BARON.

Louise !... On ne m’avait donc pas trompé... Cette religieuse, mystérieusement entrée au service de Catherine de Médicis...

LOUISE.

Oui... c’était moi... vous saurez tout... Mais vous, monsieur de Luz, comment se fait-il que je vous retrouve ici... dans les rangs des ennemis du roi ?

LE BARON.

C’est que j’ai juré de vous venger, Louise !

LOUISE.

Me venger ! Ai-je donc demandé qu’on me venge ?

LE BARON.

C’est à votre père que je l’ai promis.

LOUISE.

À mon père !...

LE BARON.

Oui... Et maintenant que je vous ai vue si misérable, ah ! plus que jamais il me tarde de tenir mon serment !... Mais cet enfant dont vous avez parlé... il est là, avez-vous dit...

LOUISE.

Oui, là... ma pauvre fille !... là... sans force...

LE BARON.

Nous la sauverons !

LOUISE.

Ah ! que Dieu vous protège, si vous faites cela !

UN SOLDAT.

Monsieur le baron, le duc de Mayenne vous demande.

LE BARON.

C’est bien, j’y vais.

LOUISE, montrant la maison.

Et ma fille ?...

LE BARON.

Attendez...

Au soldat.

Ton pain ?...

LE SOLDAT.

Mais, capitaine...

LE BARON.

Ton pain, te dis-je, je le veux.

Il prend le morceau de pain du soldat, et le remet à Louise.

Tenez... Demeurez dans cette maison... je vous y rejoindrai bientôt, et les secours ne vous manqueront plus !

LOUISE.

Ah ! c’est le ciel qui vous a envoyé vers moi !...

Il s’éloigne avec le soldat.

 

 

Scène IV

 

LOUISE, puis UN PAUVRE

 

LOUISE, se traînant à peine.

Et maintenant... Mon Dieu ! les forces me manquent... Ah ! que je puisse au moins... Ma fille !... me voilà, mon enfant !... me voilà !...

Elle arrive ainsi, péniblement, jusqu’à la première marche du perron.  À ce moment, un pauvre, les traits flétris, les yeux hagards, paraît sur le seuil.

LE PAUVRE.

Du pain !... Donne-le-moi !...

LOUISE.

Non, non !... c’est pour ma fille... qui se meurt !...

LE PAUVRE.

Et moi aussi, j’ai faim !... Donne donc.

Il lui arrache le pain, et se sauve en le dévorant avec avidité.

LOUISE, criant.

Ah !... au secours !... l’infâme !... Ma fille !... ah !...

Elle tombe évanouie sur les marches. Au même moment, René paraît dans le fond à gauche. Il a une robe grise de pénitent, dont le capuchon retombe en arrière.

 

 

Scène V

 

LOUISE, évanouie d’abord, RENÉ

 

RENÉ, à lui-même.

Décidément, le service de Monsieur de Mayenne n’est plus sûr. Le parlement se lasse, le peuple s’agite... Le Béarnais finira donc par l’emporter, et si je restais ici... Il a eu des soupçons sur la mort de sa mère, et il pourrait lui prendre fantaisie de régler ce vieux compte avec moi... mieux vaut ne pas l’attendre... Mais, pour partir sûrement, il me faut retrouver cette Louise d’Arnegui, que son malheur mettra à ma discrétion...

Montrant la maison.

C’est là qu’elle s’est, dit-on, réfugiée... Voyons... Une femme évanouie !... La faim, sans doute... Si j’avais le temps de faire une bonne action !... Eh ! mais c’est celle que je cherche... Serait-elle morte ?...

Il appuie la main sur son cœur.

Non... heureusement !... Vite, ce cordial !... car j’ai besoin qu’elle vive, moi !...

Il soulève la tête de Louise, porte à ses lèvres un petit flacon de cristal ; il verse ensuite quelques gouttes sur un mouchoir blanc, et lui en frotte les tempes.

LOUISE, se soulevant.

Où suis-je ?... Pourquoi me rappeler à la vie, si ma pauvre enfant doit mourir ?...

RENÉ, l’aidant à s’asseoir sur un fragment de pierre.

Votre enfant ?...

LOUISE, montrant la porte.

Là... voyez... allez à son aide... car la force... me manque encore...

RENÉ.

Attendez-moi.

Il entre dans la maison.

LOUISE, se remettant peu à peu.

Quel est cet homme ?... je n’ai pu bien le voir... Il me secourait... et pourtant sa voix sinistre m’a fait frémir !... Et il est près de ma fille !... S’il allait la tuer, mon Dieu !...

Elle se lève vivement.

Ah ! courons !...

À René, qui paraît.

Eh bien ?...

RENÉ.

Elle dort.

LOUISE, avec effroi.

Elle dort ?...

RENÉ.

Oui, ce n’est encore que le sommeil... Rien n’est désespéré... et elle peut attendre sans danger que notre marché soit conclu.

LOUISE.

Notre marché ?... Vous allez me donner du pain ?...

RENÉ.

Non, ce serait la tuer en ce moment... Quelques gouttes d’abord des sucs généreux dont je viens de faire l’épreuve sur vous-même... Cela suffira pour la ranimer, lui rendre des forces, et la préparer à une nourriture plus substantielle.

LOUISE.

Ainsi, vous la sauverez ?

RENÉ.

Oui, quand vous aurez accepté mes conditions.

LOUISE.

Vos conditions !... Des conditions pour sauver une pauvre enfant qui se meurt !... Mais qui donc êtes-vous ?...

RENÉ, se penchant vers elle.

Je suis...

LOUISE, le reconnaissant.

Ah !... René l’empoisonneur !

Passant vivement entre lui et la porte.

Va-t’en !... va-t’en, te dis-je, infâme, ou j’appelle !...

RENÉ, lui saisissant le bras.

Silence, imprudente, silence !... si vous ne voulez sa mort et la vôtre.

LOUISE.

Oh ! Monsieur de Luz va venir !...

RENÉ.

Monsieur de Luz !... Il est au conseil des Seize, et, avant qu’il en sorte, votre fille ne sera plus.

LOUISE.

Ma fille !... Mais, que voulez-vous donc, enfin, pour la sauver ?...

RENÉ.

Écoutez. Je veux quitter cette ville maudite, où bientôt il n’y aura plus sûreté pour moi, et regagner ma paisible Toscane. Sortir de Paris, rien de plus facile !... Un souterrain, dont Catherine m’a donné le secret, et qui, des caves du Louvre va déboucher hors les remparts, m’en assure le moyen... Mais traverser ensuite sain et sauf les lignes ennemies, et poursuivre ma route vers Florence, sans obstacles ni dangers... c’est moins facile, cela !... Et voilà pourquoi j’ai besoin de votre assistance.

LOUISE.

Comment ?

RENÉ.

Vous m’accompagnerez avec votre fille... que je vous aurai rendue, et que vous ne craindrez plus de perdre... Aux avant-postes, on nous arrêtera. Vous direz que vous voulez parler au roi, que vous venez lui révéler un complot...

LOUISE.

Un complot ?...

RENÉ.

Oui, contre sa vie.

LOUISE.

Mais je mentirais !...

RENÉ.

Non, pas plus que moi en ce moment.

LOUISE.

Grand Dieu !...

RENÉ.

Ce complot est le dernier espoir de Mayenne !... Écoutez-moi bien. Dans une heure, un homme, désigné par le sort, parmi les plus dévoués serviteurs de la Ligue, et lié par un serment terrible, quittera Paris, et se présentera au camp du roi comme parlementaire. Cet homme, chargé, selon qu’il l’annoncera, de traiter de la reddition de la place, demandera à en conférer seul avec le roi, et alors... L’arme est mortelle et sûre... c’est moi qui l’ai empoisonnée.

LOUISE.

Horreur !... Mais c’est donc l’enfer qui vous a vomis tous !...

RENÉ, sans s’émouvoir.

En nous hâtant, nous pouvons arriver avant cet homme, et déjouer le complot... Le voulez-vous ?

LOUISE.

Oui, certes ; mais empêcher un crime, vous !... quel est donc votre but ?

RENÉ.

Mon salut, je vous l’ai dit. Avant de livrer notre secret au roi, et pour prix du service que vous serez venue lui rendre, vous lui demanderez pour moi un sauf-conduit...

LOUISE.

Un sauf-conduit pour l’assassin de sa mère ?... Jamais !...

RENÉ, toujours calme.

Le sauf-conduit sera pour Claude Giroux, humble pénitent de la confrérie de Saint-Jacques, allant en pèlerinage à Lorette.

LOUISE.

Jamais, vous dis-je, jamais !...

RENÉ.

Soit. J’essaierai donc de me sauver seul alors, tandis qu’ici, vous... vous pleurerez sur le cadavre de votre enfant.

LOUISE.

Ah ! cet homme me rendra folle !...

HENRIETTE, dans la coulisse.

Ma mère ! ma mère !

RENÉ, avec espoir.

Ah !...

LOUISE, sanglotant.

Ma fille !...

RENÉ.

Pauvre enfant !... Sa voix est bien faible... Eh bien ?...

LOUISE, lui prenant le bras.

Venez !...

RENÉ.

Un moment... Il faut me jurer d’abord, sur le salut de votre âme, de bien faire tout ce que j’ai dit.

LOUISE.

Eh bien ! je vous le jure !... Mais venez, venez donc, malheureux !... Elle meurt !...

Elle l’entraine après elle dans la maison. Bussy-le-Clerc paraît au même instant, à la tête de ses soldats.

 

 

Scène VI

 

BUSSY-LE-CLERC, ARQUEBUSIERS, PEUPLE, puis RENÉ, LOUISE et L’ENFANT

 

BUSSY-LE-CLERC.

Entourez le Palais, et qu’aucun membre du parlement ne puisse s’échapper.

UN OFFICIER.

Mais pourquoi ces mesures de rigueur ?

BUSSY -LE-CLERC.

Parce que le parlement conspire et veut se rendre, monsieur. Obéissez !

Il continue à donner ses ordres et à envoyer des soldats différents côtés. Pendant ce temps, René sort de la maison avec Louise et l’enfant.

RENÉ.

Par ici... Suivez-moi.

Ils traversent le théâtre et disparaissent derrière la maison du boulanger Mandry. Le peuple s’agite et murmure dans le fond.

BUSSY-LE-CLERC, revenant.

Qui ose murmurer ici ? Oubliez-vous que Bussy-le-clerc ne fait pas de quartier aux factieux ? Allons, arrière ! et silence, si vous tenez à la vie.

Les portes du Palais s’ouvrent. Brisson, à la tête de ses collègues, paraît sur le haut de l’escalier.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, LE PRÉSIDENT BRISSON, LES MEMBRES DU PARLEMENT

 

LE PRÉSIDENT.

Courage, Bussy-le-Clerc !...Achevez ce que vous avez si dignement commencé. Après avoir consommé la misère du peuple... poursuivez, outragez la justice jusque dans son sanctuaire.

LE PEUPLE.

Vive le parlement !

BUSSY.

Président Brisson, rentrez dans le Palais, je vous l’ordonne au nom de Mayenne ! Rentrez, vous dis-je, ou tremblez !

LE PRÉSIDENT.

Le parlement a délibéré, monsieur ; sa résolution est prise ; et il ne cédera ni aux menaces, ni à la violence. Il est temps d’en finir avec le crime et l’anarchie, et de prévenir la ruine de cette malheureuse cité. C’est dans ce but, peuple, que le parlement tout entier a décidé de porter, aujourd’hui même, les clés de la ville...

BUSSY-LE-CLERC, se jetant sur le président un poignard à la main.

Tu n’achèveras pas !

Il poignarde le président Brisson.

À moi, soldats !

Des soldats gravissent le Palais, et se mettent à poursuivre les membres du parlement, qui y cherchent en vain un refuge, pendant qu’une compagnie d’arquebusiers tient en respect le peuple, qui veut secourir les magistrats.

 

 

Neuvième Tableau

 

La tente de Henri IV sous les murs de Paris. Deux entrées latérales. Une entrée au fond. Cette décoration n’occupe qu’un plan. À droite, une petite table sur laquelle il y a des cartes, d’autres papiers, et ce qu’il faut pour écrire. Deux sièges pliants.

 

 

Scène première

 

HENRI, BIRON, ZAMET, QUELQUES OFFICIERS

 

Henri entre par la droite, Biron et les autres par le fond.

HENRI.

Eh bien ! Biron, quelles nouvelles ?

BIRON.

On vient de s’emparer d’un convoi de vivres que les Espagnols essayaient de faire passer pour ravitailler Paris.

HENRI.

Cruelles rigueurs !

BIRON.

Mais nécessaires, Sire... Encore cinq ou six jours, et la ville sera forcée de se rendre.

HENRI.

Peut-être, Biron, peut-être... Les Parisiens sont braves.

ZAMET.

Trop braves même !... car ils ont un courage que je ne comprendrai jamais... celui de vivre sans manger.

HENRI.

Hélas ! pauvres gens !... Et voilà pourtant deux grands mois qu’ils résistent !

BIRON.

On devait d’autant moins s’y attendre que trente mille des paysans d’alentour, en se réfugiant dans la capitale, ont hâté encore l’épuisement de ses ressources... si bien qu’aujourd’hui c’est la misère et la famine qui combattent pour vous.

HENRI.

Tais-toi, Biron, tais-toi... cette idée me tue !... Avoir en face de soi, en rase campagne, une belle et nombreuse armée, bien aguerrie, bien pourvue d’armes, des étrangers surtout... à la bonne heure ! voilà une guerre qu’on peu faire sans regret !... Mais tenir bloquée, cernée toute une malheureuse population, des Français, des frères, qui meurent de faim derrière leurs murailles, c’est horrible !... Oh ! ce siège, vois-tu, ce siège me déchire le cœur, et vingt fois déjà, en songeant aux maux affreux qu’il cause, j’ai voulu y renoncer et retirer mes troupes.

BIRON.

Vous ne le pouviez pas, Sire. Donner cette joie, ce triomphe à la Ligue, c’était sacrifier le reste du pays, au repos et au salut duquel vous vous devez. Mais tous ces malheurs touchent à leur terme : le Parlement se lasse ; Mayenne est à bout de ressources. Croyez-le donc, la capitulation ne se fera plus longtemps attendre.

HENRI.

Dieu le veuille, mon ami ! car si Mayenne est à bout de ressources, je suis à bout de courage, moi, pour de si dures extrémités.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, BELLEGARDE

 

HENRI.

Approchez, Bellegarde. Vous venez des avant postes... Eh bien ?...

BELLEGARDE.

On a jeté du haut des remparts une lettre qui annonce le massacre du président Brisson et de ses collègues, qui s’étaient prononcés pour Votre Majesté. Ce crime audacieux a mis l’épouvante dans toutes les âmes, et personne n’ose plus parler de se rendre.

HENRI.

Fatal aveuglement ! Continuer une lutte impossible pour satisfaire l’ambition de quelques misérables !

BIRON.

Que ne tentez-vous un assaut, Sire ? Le faubourg Saint-Honoré est le plus mal défendu, et en l’attaquant avec énergie...

HENRI.

Un assaut, dis-tu ?

BIRON.

Oui, Sire... il faut en finir.

HENRI.

Un assaut !... Mais tu ne songes pas que notre armée est presque entièrement composée de huguenots, et que tous ont gardé cruelle mémoire de la Saint-Barthélemy !... Un assaut par eux ! mais ce serait le sac, le pillage, la dévastation !... Et ruiner Paris, Biron, ne serait-ce pas faire au cœur de la France une blessure mortelle, et dissiper en un seul jour le plus riche trésor de mon État ? Non, non, nous attendrons encore... Mais Sully tarde bien.

BELLEGARDE.

Je viens de le laisser occupé d’un soin qui prouve qu’en habile financier qu’il est le seigneur Zamet a eu promptement comblé le vide de vos coffres.

HENRI.

Ah ! Monsieur de Sully fait payer la troupe ?

BELLEGARDE.

Oui, Sire, et j’en félicite votre nouveau trésorier.

ZAMET, confus.

Monsieur le duc...

HENRI

Oh ! si nous n’avions eu que lui pour cela !...

ZAMET.

C’est la faute de la Ligue, Sire...

HENRI.

Il est bien vrai qu’en venant à nous ce digne monsieur Zamet nous a offert, en loyal sujet, tout son dévouement et tout son zéle ; mais comme, jusqu’ici, il n’a pu mettre rien de plus positif à notre disposition, il a bien fallu chercher ailleurs des ressources, et notre vaisselle d’argent...

BIRON.

Est-il possible ? Et vous ne nous avez rien dit ? Avez-vous donc oublié, Sire, que non seulement nos bras et nos cœurs sont à vous, mais que notre fortune est aussi la vôtre ?

BELLEGARDE.

Et sans aucune réserve, Sire.

HENRI.

Je le sais, mes amis, je le sais... Mais j’ai pensé qu’en fait de sacrifice il était bien de commencer par moi... Si plus tard Monsieur Zamet continue à n’avoir toujours à mon service que son zéle et son dévouement, eh bien ! je m’adresserai à vous alors, et avec toute confiance, je vous le promets.

ZAMET.

Ah ! si la Ligue ne m’avait pas ruiné !...

HENRI, souriant.

Vous ne vous seriez pas ruiné vous-même, je le crois... Assez là-dessus.

ZAMET.

Oui, Sire.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LE COLONEL TISCHE

 

HENRI.

Qu’y a-t-il ?

LE COLONEL.

Une pauvre jeune femme et sa fille, conduites par un pénitent de la confrérie de Saint-Jacques, viennent d’être arrêtées à l’entrée du camp.

HENRI.

Arrêtées, pourquoi ?... D’où arrivent ces gens ?

LE COLONEL.

Ils sortent de Paris.

HENRI.

De Paris !

LE COLONEL.

La femme et l’enfant surtout font pitié à voir... Leurs traits altérés, leur pâleur livide indiquent les ravages de la misère et de la faim.

HENRI.

Infortunées !... Courez vite, colonel, et veillez à ce qu’on leur donne tous les soins que réclame leur état.

LE COLONEL.

Déjà elles ont reçu toutes deux les premiers secours du médecin de Votre Majesté... La fille vivra, il le croit... mais la malheureuse mère est tellement souffrante, exténuée, qu’il a peu d’espoir de la sauver.

HENRI.

Pauvre femme !

LE COLONEL.

Avant de mourir, car elle attend la mort et ne paraît pas la craindre, elle a, dit-elle, un secret d’une haute importance à révéler à Votre Majesté.

HENRI.

À moi ?... Qu’on l’amène donc, et que l’on continue à veiller sur son enfant.

René et Louise paraissent dans le fond.

LE COLONEL.

La voilà, Sire.

HENRI, aux autres.

Qu’on nous laisse.

LOUISE, à part.

Ô mon Dieu ! soutiens mon courage et mes forces !

HENRI, la regardant.

Quelle misère affreuse !

Haut.

Approchez, bonne femme, et prenez confiance.

LOUISE, bas, à René.

J’en étais sûre... Lui aussi ne me reconnaît pas !...

RENÉ, de même.

Nommez-vous alors...

LOUISE, de même.

Mais je ne veux pas qu’il me connaisse, moi.

RENÉ.

Soit !

LOUISE, d’une voix tremblante.

Sire... excusez-moi... l’émotion... la faiblesse...

HENRI.

Remettez-vous, et parlez-moi sans crainte.

LOUISE.

Eh bien ! Sire.

HENRI.

Qui vient là ?... j’avais dit pourtant... C’est vous, Bellegarde ?...

BELLEGARDE.

Pardon, Sire, mais je ne pouvais me dispenser de prendre vos ordres.

HENRI.

Et sur quel sujet ?...

BELLEGARDE.

Un parlementaire s’est présenté aux avant-postes.

HENRI, avec joie.

Un parlementaire !...

LOUISE, bas, à René.

Grâce à Dieu, nous sommes venus à temps !

HENRI.

Et quelles propositions nous apporte cet envoyé de la Ligue ?

BELLEGARDE.

Il ne peut les faire connaître, a-t-il dit, qu’à Votre Majesté elle-même.

HENRI.

Qu’il vienne donc alors.

LOUISE, vivement.

Pas avant que vous m’ayez entendu, Sire...

HENRI.

Comment ?...

LOUIS.

Je suis si faible... et ce que j’ai à vous dire... c’est pour vous la vie ou la mort.

BELLEGARDE.

Quel étrange mystère !

HENRI.

Que le parlementaire soit conduit et gardé à vue dans la tente voisine ; on me l’amènera quand j’en donnerai l’ordre.

BELLEGARDE.

Il suffit, Sire.

Il s’incline et sort.

 

 

Scène IV

 

RENÉ, LOUISE, HENRI

 

HENRI, allant s’asseoir près de la table.

Maintenant, expliquez-vous, bonne femme, je vous écoute.

LOUISE.

Vous allez tout savoir.

RENÉ, bas.

Et le sauf-conduit ?...

LOUISE, de même.

Je tiendrai mon serment.

HENRI.

Eh bien ?...

LOUISE.

Avant de vous révéler le complot qui vous menace, Sire... j’ai une grâce à vous demander.

HENRI.

Ah ! le prix avant le service ?... soit... Et quelle est cette grâce ?...

LOUISE, avec effort.

Un sauf-conduit pour cet homme...

HENRI.

Un sauf-conduit ?...

LOUISE.

Pour cet homme... qui a sauvé mon enfant... et m’a donné les moyens de vous sauver vous-même.

HENRI.

Mais sais-je qui il est, et s’il mérite créance... et vous-même, vous que je ne connais pas, que je ne vis jamais, je pense, qui me dit que je doive vous croire plus que lui ?...

LOUISE.

Moi... j’ai peu à vivre, Sire... et les mourants ne mentent pas.

HENRI.

Mais qui donc êtes-vous enfin ?...

LOUISE.

Une fois déjà, dans une nuit terrible... je vous ai annoncé bien des malheurs et bien des crimes... et je vous ai dit : « Au nom de votre salut, Sire, croyez-moi. »

HENRI, se levant.

Vous ?... Quoi ! c’était vous, qui dans la maison de l’infâme René...

Mouvement de René.

LOUISE.

Oui, Sire, moi, la servante de la reine-mère... Vous m’avez crue alors, et vous fûtes sauvé.

HENRI.

Pauvre femme !... et pour prix d’un dévouement si pur, si désintéressé, Dieu ne vous a envoyé que souffrance et misère !... Oh ! mais il vous sauvera à votre tour, pour que je puisse enfin m’acquitter envers vous !

LOUISE.

Sire... les moments sont précieux... mes forces... le sauf-conduit de cet homme...

HENRI.

Son nom ?...

LOUISE.

Claude Giroux.

HENRI, après avoir écrit.

Tenez...

LOUISE, bas, à René, en lui remettant le sauf-conduit.

Va-t’en maintenant, et puisse le ciel t’envoyer le repentir !

René sort.

 

 

Scène V

 

LOUISE, HENRI

 

HENRI.

J’ai fait ce que vous vouliez... À présent, qu’avez-vous à m’apprendre ?...

LOUISE.

Désespérant de vous vaincre autrement, Sire... Mayenne et les Seize ont résolu de vous faire assassiner.

HENRI.

Eux !... Ils n’oseraient en venir là !

LOUISE.

Eh ! n’osent-ils pas tout ?... Songez à Henri III... L’officier qui vient ici en leur nom, pour conférer avec vous, est un faux parlementaire... Ce ne sont pas des propositions de paix qu’il vous apporte, c’est la mort.

HENRI.

Qui a pu vous dire ?...

LOUISE.

L’homme qui nous quitte, et qui a été bien informé... j’en suis certaine... L’envoyé de Mayenne devait demander à rester seul avec vous, et si vous aviez eu l’imprudence d’y consentir... ce misérable, désigné par le sort et lié par un serment horrible, cache sur lui une arme empoisonnée.

HENRI.

Un officier, un gentilhomme... Non, c’est impossible !

LOUISE.

Faites-le conduire ici, qu’on le fouille devant vous, et vous reconnaîtrez alors si je vous ai trompé.

HENRI, allant à l’entrée de la tente.

Qu’on amène le parlementaire...

LOUISE.

Qu’il ne vous approche pas, surtout !...

HENRI.

Soyez sans crainte.

Le baron de Luz paraît dans le fond, conduit par deux gardes, et ayant un bandeau sur les yeux, Bellegarde et deux autres officiers entrent dans la tente. De Luz reste à l’extérieur.

 

 

Scène VI

 

LOUISE, HENRI, LE BARON DE LUZ, BELGARDE, LE COLONEL TISCHE, DEUX OFFICIERS, GARDES

 

HENRI.

Ôtez votre bandeau, monsieur...

De Luz exécute cet ordre.

Monsieur de Luz !...

LOUISE, à part.

Lui !... Ah ! le malheureux !...

Tombant aux genoux de Henri.

Sire... pitié... vous n’avez plus rien à en craindre... Ne le perdez pas...Je... Ô mon Dieu !... ce dernier coup...

HENRI, se penchant vers elle.

Qu’avez-vous ?...

LOUISE, d’une voix éteinte, et portant la main sur son cœur.

C’est là... j’étouffe... je vais mourir... je... Oh ! mais au moins...

Montrant Henri.

Je l’ai sauvé !... merci, mon Dieu !... Sire, veillez... sur mon enfant !...

HENRI.

Je vous le promets... mais vous-même...

LOUISE.

Oh ! moi !... ma tâche est remplie... Adieu !...

Elle tombe sans mouvement.

HENRI.

Elle se meurt !... du secours !...

Des serviteurs arrivent par la porte de gauche, et se disposent à enlever Louise.

HENRI, aux serviteurs.

Là... là... chez moi... et que rien ne soit négligé pour la rappeler à la vie... Suivez-la, Bellegarde, et veillez à tout vous-même.

On emporte Louise par la porte de gauche ; Bellegarde la suit.

HENRI, au baron, qui était resté dehors.

Venez, monsieur... maintenant je suis à vous.

À un des officiers.

Prévenez Biron et Sully que nous les attendons.

LE BARON.

Pardon, Sire, c’est à Votre Majesté seule que j’ai ordre de soumettre les propositions dont je suis porteur.

HENRI.

À moi seul ?...

À part.

Elle disait donc vrai ?

Haut.

Soit, monsieur.

Aux officiers et aux gardes.

Vous pouvez vous retirer.

LE COLONEL.

Mais, Sire...

HENRI, observant le baron.

Obéissez... Un moment !

À deux gardes.

Ôtez-moi ma cuirasse... elle me fatigue... et pour parler de paix, cette armure est inutile.

Les soldats ôtent la cuirasse de Henri. Le baron paraît troublé en voyant cela.

LE BARON, à part.

Toujours le même !

HENRI, aux officiers et aux gardes.

C’est bien... À présent, laissez-nous.

Tout le monde sort.

 

 

Scène VII

 

HENRI, LE BARON DE LUZ

 

HENRI.

Vous le voyez, Monsieur, bien que ceux qui vous envoient ici aient peu de droits à mon estime et à ma confiance, je ne crains pas de rester seul et désarmé avec vous. Je vous sais mon ennemi pourtant, mon ennemi irréconciliable... Mais je vous sais gentilhomme aussi, jusqu’à ce jour brave et loyal, et je crois que jamais vous ne voudriez flétrir le nom de vos aïeux par une action indigne d’eux et de vous.

LE BARON.

Sire...

HENRI.

Approchez maintenant, et remettez-moi votre message... Approchez donc... Mais qu’avez-vous ? On dirait que vous tremblez.

LE BARON, s’approchant.

Sire...

S’arrêtant.

Oh ! non, c’est impossible... infâme !...

HENRI.

Que signifie ?

LE BARON, avec entraînement.

Accablez-moi de votre mépris, de votre indignation, Sire, car je ne suis pas venu ici comme un brave soldat, un loyal gentilhomme... J’y suis venu pour vous tuer lâchement, comme un vil assassin !

HENRI.

Je le savais, monsieur.

LE BARON.

Vous le saviez ?...

HENRI.

Oui ; mais j’étais bien sûr que le cœur vous manquerait pour cette infamie... Malheureux, accepter pareille œuvre, vous !... Un baron de Luz devenir un Jacques Clément !...

LE BARON.

J’étais fou, désespéré !... Vous savez qui j’avais juré de venger !...

HENRI.

Oui, et un autre serment vous liait encore, et le sort vous a désigné, et les dignes chefs de la sainte Ligue vous ont mis en main un fer empoisonné, que vous tenez caché là, sous votre pour point... J’étais bien informé, n’est-ce pas ?... Remettez-moi cette arme.

De Luz donne le poignard à Henri, qui le jette au loin.

Et, maintenant, que croyez-vous que je doive faire ?

LE BARON.

Vous venger, Sire, et ordonner ma mort.

HENRI.

C’est donc là ce que vous feriez à ma place ? Eh bien ! moi, j’entends autrement la justice... Vous fûtes bien coupable, sans doute, en acceptant l’odieux mandat qui vous fut donné ; mais vous avez reculé vous-même devant le crime ; votre aveu spontané et complet, votre repentir sincère, ont racheté votre faute... Vous vivrez donc. Mais je me vengerai pourtant... je me vengerai, en vous donnant, à mon tour, une mission.

LE BARON.

Une mission ?

HENRI.

Oui ; chacun a sa manière de se servir des gens de cœur, La Ligue vous demandait un crime, je vous demanderai, moi, une belle et généreuse action. Ce sera moins difficile pour vous.

LE BARON.

Ah ! sire, vous m’accablez !...

HENRI.

Non, monsieur, je vous juge et je vous comprends... Vous étiez fou, vous ne l’êtes plus, voilà tout... Holà ! quelqu’un !

 

 

Scène VIII

 

HENRI, LE BARON DE LUZ, BIRON, SULLY, LE COLONEL TISCHE, OFFICIERS, SOLDATS, dans le fond

 

HENRI.

Messieurs, voici le baron de Luz qui revient librement à nous.

Bas, au baron.

Je dis cela, par ce que je ne pense pas qu’à présent vous puissiez encore servir contre moi.

LE BARON, de même.

Il faudrait que je n’eusse pas d’âme !

HENRI, lui prenant la main.

Bien !

Haut.

Quand il nous a quittés ; vous l’avez cru traître et parjure. Il n’en était rien, car je lui avais moi-même rendu ses serments. Le revoilà des nôtres, et cette fois j’espère, qu’il ne nous quittera plus.

LE BARON.

Jamais, Sire !... Mais je dois vous apprendre...

HENRI, bas.

Rien devant eux... plus tard.

Haut.

J’ai promis au baron de lui fournir promptement bonne occasion de me bien servir, et je vais tenir ma parole. Ce que j’ai su des souffrances du peuple de Paris, la misère horrible dont j’ai vu ici même un exemple m’ont brisé l’âme !... Je ne veux pas devoir mon succès à de si affreux malheurs... Le convoi de vivres arrêté par nos troupes sera conduit sous les murs de la ville, et j’en donne le soin à Monsieur de Luz.

Bas, au baron.

Voilà comment je me venge.

LE BARON, de même.

Ah ! Sire, je ne vous connaissais pas encore !

HENRI, de même.

Je vaux donc mieux que vous ne pensiez ?

Haut.

Allez, baron, et faites diligence.

À Bellegarde qui paraît à la porte de gauche.

Eh bien ?

BELLEGARDE.

Hélas ! Il n’y a plus d’espoir !

HENRI.

L’infortunée !

BELLEGARDE, bas.

Revenue à elle un moment : « Rejoignez le roi, m’a-t-elle dit, qu’il sache par vous que Louise d’Arnegui lui pardonne, et va prier pour lui. »

HENRI.

Louise !... C’était Louise !... mon bon ange !... Courons !...

Au moment où il s’élance vers la porte, le médecin paraît, un mouchoir sur les yeux, et l’arrête.

Morte !... Ah ! le ciel me punit !

Au même instant, on voit passer dans le fond le convoi de vivres, dont le baron va prendre le commandement.

LE BARON, dans le fond.

À Paris, Messieurs ! C’est l’ordre du roi !

TOUS.

À Paris ! à Paris !

Indépendamment des voitures et chevaux chargés de vivres, on voit des soldats qui portent des pains au bout de leurs piques.

 

 

Dixième Tableau

 

L’entrée de Henri IV dans Paris, posée telle qu’elle est dans le tableau de Gérard. La foule est aux fenêtres, partout. Le prévôt des marchands présente les clés de la ville à Henri.

 

 

Scène première

 

TOUS.

Vive le roi !

LE BARON DE LUZ, à un ligueur couvert d’un manteau brun.

Range-toi donc, Ravaillac !

LE PRÉVOT.

Sire, c’est au nom de tout un peuple arraché par vous à l’anarchie et à la misère, que je présente ici à Votre Majesté les clés de sa bonne ville de Paris. Puisse cette belle journée mettre fin aux malheurs de la France !

HENRI.

Je l’espère, monsieur ! Si j’ai voulu régner, c’est parce que j’ai cru pouvoir assurer le repos et la prospérité de notre patrie ! Le jour où je trouverais la tâche au dessus de mes forces, je passerais la couronne à plus digne que moi !

TOUS.

Vive le roi !

 

 

ACTE III

 

 

Onzième Tableau

 

Le théâtre représente la salle des États. Au gauche, le siège du président des États. Au fond, le trône élevé sur un gradin. À droite, la tribune de la reine. À gauche, celle des ambassadeurs.

 

 

Scène première

 

SULLY, LE PRÉSIDENT et TOUS LES MEMBRES DE L’ASSEMBLÉE DES ÉTATS, LE CORPS DIPLOMATIQUE, HUISSIERS

 

SULLY.

Messeigneurs et messieurs, le roi m’a chargé de vous annoncer qu’il ouvrirait en personne l’assemblée des États de son royaume. Il vous fera donc connaître lui-même le but de votre réunion, et vous délibérerez ensuite, hors sa présence et en toute liberté.

LE PRÉSIDENT.

Au nom des États, je vous remercie monsieur de Sully, de l’heureuse nouvelle que vous nous apportez. Chacun de nous, croyez-le bien, est touché comme il doit l’être de l’honneur que nous fait aujourd’hui notre seigneur le roi ; et nous reconnaitrons cet honneur par notre dévouement sans bornes et la loyauté de nos conseils.

UN HUISSIER, dans la tribune de la reine.

La reine !

Tout le monde se découvre, se lève et se tourne du côté de la tribune, où paraît Marie de Médicis avec ses enfants.

TOUS.

Vive la reine : vive le dauphin !

La reine et le dauphin saluent l’assemblée.

UN AUTRE HUISSIER.

Le roi !

TOUS.

Vive le roi ! vive le roi !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, HENRI, BELLEGARDE, ZAMET, GARDES, PAGES

 

Henri paraît, il est suivi du chancelier de France, de Bellegarde, de Zamet et d’autres courtisans. Des gardes et des pages ferment la marche. Le roi monte sur le gradin du trône, salue l’assemblée et s’assied.

LE CHANCELIER PRÉSIDENT.

Messeigneurs et messieurs, le roi vous permet de vous asseoir.

Tout le monde prend place.

HENRI, se couvant.

« Messieurs, si je faisais gloire de passer pour excellent orateur, j’aurais apporté dans cette salle des États plus de belles paroles que de bonne volonté ; mais mon ambition tient à quelque chose de plus haut que de bien parler. Par la faveur du ciel, par les conseils de mes fidèles serviteurs, et par l’épée de ma brave et généreuse noblesse, j’ai tiré la France de l’esclavage et de la ruine. Je désire maintenant la remettre en sa première force, en son ancienne splendeur. Je ne vous ai point appelés ici, comme faisaient mes prédécesseurs, pour vous obliger d’approuver aveuglément mes volontés ; je vous ai fait assembler, au contraire, pour recevoir vos avis, pour les croire, pour les suivre, en un mot, pour me mettre en tutelle entre vos mains ; c’est une envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises, et aux victorieux ; mais l’amour que je porte à la France me fait trouver tout facile et honorable. Voyez donc en quoi je pourrais m’être trompé dans la marche que j’ai cru devoir suivre jusqu’à ce jour, et que chacun des corps qui composent cette illustre assemblée veuille bien entrer dans la salle de ses délibérations, pour en revenir avec tel conseil et telle mesure que lui inspirera le bonheur du pays. »

TOUS.

Vive le roi !

Le roi descend du trône et gagne le milieu de la salle. Sully s’approche alors de lui. On fait silence.

SULLY.

Sire, vous avez désiré que je vous présente le plan du nouveau pont qui doit communiquer de la rue Dauphine à celle de la Monnaie. Le voici.

Il lui présente un parchemin.

HENRI.

Donnez... C’est bien, très bien.

SULLY.

Quel nom plaît-il à Votre Majesté de donner à ce pont ?

HENRI.

Eh ! monsieur de Sully, appelez-le tout simplement : le Pont-Neuf.

SULLY, à l’architecte.

Allez, monsieur, et que les ordres du roi s’exécutent !

Il lui remet le plan. Henri se tourne de nouveau vers l’assemblée et salue. Nouveaux cris de : Vive le roi ! Henri redescend en scène, suivi de Sully, Bellegarde, Zamet, le chancelier et autres seigneurs. Les grandes draperies qui séparent la salle des États du salon qui occupe les deux premiers plans du théâtre se referment derrière eux.

 

 

Scène III

 

HENRI, SULLY, ZAMET, LE CHANCELIER, QUELQUES COURTISANS, au fond

 

HENRI, allant s’asseoir près d’une table à droite.

Voyons, Sully, occupons-nous maintenant de donner de la besogne à nos fidèles États. D’abord les taxes sont trop lourdes, il faut les diminuer. Remettez-moi votre projet de dégrèvement, que je le signe. Monsieur le chancelier le portera aux États ; ils en donneront leur avis. Je veux que le début de leurs travaux soit consacré au soulagement du peuple.

ZAMET.

Un dégrèvement... Mais, Sire, il n’est peut-être pas encore temps d’y songer.

HENRI.

Oh ! si l’on vous écoutait vous, monsieur le financier, il ne serait jamais temps de réduire les taxes... car vous êtes le fisc incarné ! Mieux vaudrait augmenter encore les charges, n’est-ce pas ?

ZAMET.

Mais on ne sait ce qui peut arriver, Sire, et je crois que ce serait, en effet, plus prudent.

HENRI.

Oui, cela vous irait surtout à vous, chargé des recettes ; car plus l’impôt produit d’écus, plus il en reste aux mains des collecteurs, n’est-ce pas ? Eh bien ! nous pourrons nous entendre : imaginez quelque bonne nouvelle taxe qui fasse bien rendre gorge aux hauts tenanciers, aux mauvais riches, aux grugeurs des deniers publics, nous en commencerons l’épreuve sur vous...

ZAMET.

Mais, Sire...

HENRI.

Assez... Nous y reviendrons.

ZAMET.

Oui, Sire.

À part.

Ça va mal,

HENRI.

Monsieur de Sully, j’approuve sans réserve votre projet. Monsieur le chancelier, portez cet édit aux États, et qu’ils ne se séparent pas sans l’avoir mis en délibération. « Dites-leur bien que je désire désormais que les charges publiques pèsent sur ceux à qui elles profitent le plus, et qui ont force pour les porter ; que les nobles doivent à l’État plus que leur épée ; que j’entends qu’ils retournent à leurs terres et apprennent une bonne fois à gagner le pain qu’ils mangent ; que je ne veux plus enfin que l’impôt soit pour le peuple le sang qu’on tire des veines, la moelle qu’on arrache des os. Allez, monsieur. »

LE CHANCELIER.

Ah ! Sire, la postérité retiendra ces belles paroles.

ZAMET, à part.

C’est de la démence !

HENRI.

Vous pouvez vous retirer, Zamet.

ZAMET.

Oui, Sire.

HENRI.

Allons, cette journée commence bien !... puisse-t-elle n’avoir pas triste fin !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, BELLEGARDE, qui entre en même temps que Zamet et le chancelier sortent

 

HENRI.

Approchez, Bellegarde. Eh bien, qu’avez-vous à me dire de Monsieur de Biron ?

BELLEGARDE.

Il a refusé de m’entendre, Sire. « Puisqu’on m’a donné des juges, a-t-il dit, qu’ils fassent leur office ; je ne dois plus avoir affaire à d’autres. »

HENRI, se levant.

Quelle déplorable obstination ! Mais le malheureux veut donc absolument se perdre !

SULLY.

Pourquoi ces regrets, Sire ? Le maréchal de Biron a rendu de grands services à votre cause, nous le savons tous ; mais ces services, les aviez-vous donc méconnus, oubliés ? Son insatiable ambition l’a poussé, malgré vos bienfaits, à pactiser avec vos ennemis, à vous trahir, et avec vous la France. À lui donc la faute, à lui le châtiment ! Songez-y, Sire, l’orgueil et la turbulence des grands vassaux n’ont suscité que trop de guerres et de déchirements dans l’État ! Il faut les arrêter par un sévère exemple ! Il faut qu’ils apprennent que la loi règne seule, et met de niveau les grands et les petits. C’est aujourd’hui même que s’assemble la commission qui doit juger Monsieur de Biron...

HENRI.

Aujourd’hui... déjà ?

SULLY.

Oui, Sire ; aujourd’hui la sentence sera prononcée, et, quelle qu’elle soit, il faut que la justice ait son cours. Il y va du salut de votre couronne.

HENRI.

Ma couronne !... Ah ! jamais elle ne m’aura paru si lourde à porter !... je me croyais au terme de mes épreuves... La Ligue est partout désarmée ; la paix règne en France ; l’étranger nous craint et nous respecte ; mon mariage avec Marie de Médicis m’a donné le bonheur intime, les joies de la famille, et, au milieu de cette paix, au milieu de ce bonheur, le coup le plus cruel vient me frapper !... Biron, un vieil ami, un frère d’armes, périr sur un échafaud !... Oh ! messieurs, messieurs ! plaignez-moi, car jamais homme n’a souffert ce que je souffre ici !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, UN HUISSIER, LE PRÉSIDENT JEANNIN, QUATRE AUTRES JUGES, UN GREFFIER

 

L’HUISSIER, annonçant.

Monsieur le président Jeannin.

HENRI.

Eh bien ! monsieur, qu’y a-t-il ?

LE PRÉSIDENT, présentant un parchemin.

Sire, les commissaires réunis pour juger le maréchal de Biron viennent de prononcer sa sentence.

HENRI, à part.

Mon Dieu !

Aux juges.

Le crime de ce malheureux vous a donc paru constant, messieurs ?... les preuves irrécusables ?

LE PRÉSIDENT.

Sire, la commission a été unanime. L’exécution doit avoir lieu aujourd’hui même... Cinq coups de canon, tirés près de l’Hôtel-de-Ville, annonceront au peuple que le coupable aura subi sa peine.

HENRI, à part.

Aujourd’hui !...

LE PRÉSIDENT.

Mais auparavant, il faut que la signature de Votre Majesté...

HENRI, prenant le parchemin.

Donnez, monsieur... Non, c’est impossible... je ne signerai cet acte qu’après avoir parlé moi-même à Biron. Faites qu’il me soit amené, et, ensuite... nous verrons !

Le président s’incline, et sort suivi des juges, de l’huissier et du greffier.

 

 

Scène VI

 

HENRI, SULLY, BELLEGARDE

 

SULLY.

Quel est votre projet, Sire ?

HENRI.

Eh ! ne le devinez-vous pas, monsieur de Sully ?... S’il pouvait avouer ses crimes... se repentir...

SULLY.

Lui ! je ne l’espère pas !

HENRI.

Et je l’espère, moi, j’ai besoin de l’espérer !... Biron m’a servi jadis avec affection... avec droiture... En faveur de notre ancienne amitié, je puis lui pardonner bien des fautes ! Le voici... laissez-nous, messieurs.

Bellegarde et Sully s’inclinent et sortent.

 

 

Scène VII

 

HENRI, puis BIRON

 

Biron paraît conduit par des soldats ; Henri fait signe à ceux-ci de se tenir au fond, ce qu’ils exécutent.

HENRI.

Approchez, monsieur, et surtout qu’il ne sorte rien que vérité de votre bouche ! À ce prix... à ce prix seul, pensez-y bien, ma clémence peut vous être acquise.

BIRON.

Sire, je n’aurais jamais pu croire que le maréchal de Biron dût un jour paraître devant Votre Majesté sous le poids d’une accusation capitale.

HENRI.

Et moi, monsieur de Biron, j’avais en votre loyauté une telle confiance, qu’il n’a rien moins fallu que les preuves les plus nombreuses et les plus irrécusables pour me convaincre, hélas ! de votre ingratitude et de votre trahison.

BIRON.

Je ne suis ni un ingrat ni un traître, Sire.

HENRI.

Vous n’êtes pas un traître !... Et qu’est-ce donc que vos sourdes menées contre les droits de ma couronne ? Qu’est-ce que cet appel à l’étranger, à mes ennemis, à l’Espagne, monsieur ?

BIRON.

Invention, calomnies !

HENRI, prenant des papiers sur la table.

Calomnies !... Vous vous seriez donc calomnié vous-même alors ; car se sont des preuves écrites que le sieur de Laffin, votre complice, nous a livrées à prix d’or et pour racheter sa vie.

BIRON.

S’en rapporter à un misérable comme ce Laffin !

HENRI.

Mais était-il donc seul ?... Et Renazé et Fuentès ! et le vidame de Chartres, le comte d’Auvergne !

BIRON.

Mensonge !

HENRI.

Et mademoiselle d’Entragues, enfin, nierez-vous aussi qu’elle fût du complot ?

BIRON.

Et qu’ai-je besoin de le nier ? Le bon sens seul y suffit... Moi, j’aurais mis une femme dans de si dangereuses confidences !

HENRI.

Vous l’avez fait, monsieur : mademoiselle d’Entragues fut chargée par vous d’une mission infernale !

BIRON.

Sire...

HENRI.

Par le scandale calculé d’un amour perfide, elle excita la jalousie de la reine.

BIRON.

Ne devez vous pas repousser...

HENRI.

Ainsi, vous conspiriez tout à la fois contre ma couronne, et contre mon bonheur intime, et vous ne voulez pas que je voie en vous un ingrat, un ennemi, un traitre !...

BIRON.

Sire !...

HENRI.

Oh ! vous êtes tout cela, Monsieur. Eh bien ! un mot de repentir, un aveu entier, sincère, et je vous pardonne ; je vous rends le collier de l’ordre, la couronne ducale, le bâton de maréchal de France... et mieux encore. Biron... mon amitié !

BIRON.

Je suis innocent, Sire, et je n’ai pas à demander grâce !

HENRI.

Innocent !

Lui montrant des papiers.

Mais... ces lettres... ces lettres de votre écriture !

BIRON, à part.

Ciel !

Haut.

Cette écriture n’est pas la mienne... Évidemment quelque faussaire habile...

HENRI.

Eh quoi ! lorsque tant de preuves vous accablent !...

BIRON.

Je le répète, elles sont mensongères !

HENRI.

Écoutez, monsieur de Biron : je n’aurai été attaqué que dans ma personne, qu’à l’instant même la colère du roi se détournerait de vous... Mais c’est notre patrie aussi que votre ambition menaçait... et je n’ai pas le droit de laisser la vie à un conspirateur qui, sourd à la voix du repentir, s’en servirait peut-être encore pour vendre la France à l’étranger !

BIRON.

Avouer, pour sauver ma tête, un crime que je n’ai pas commis ! ce serait une lâcheté, Sire, et vous ne devez pas en attendre de moi.

HENRI, avec une vive émotion.

Malheureux !... Faut-il que je descende à la prière pour t’arracher au dernier supplice ?

BIRON.

Ce supplice sera une tache pour votre gloire, car je ne l’ai pas mérité.

HENRI.

Insensé ! Quel démon te pousse donc à ta perte ! Tu veux me forcer !...

Prenant la plume.

Ah ! ce serait horrible !... Signer ton arrêt de mort de cette même main qui pressa si souvent la tienne... Voyons, Biron, tu as été fou... avoue-le... Pitié pour toi, pour ton honneur ! pitié... pour ton roi, ton ami...

Avec un entraînement involontaire.

Mais tu ne vois donc pas que je pleure !

Biron reste impassible.

Ah ! le malheureux !

Dominant son émotion.

Monsieur de Biron, n’avez-vous plus rien à me dire ?

BIRON.

J’ai à dire, encore une fois, que je ne suis pas coupable.

HENRI, indigné.

C’en est trop !...

Il signe la sentence et va la remettre au fond à un soldat.

Ce papier au président Jeannin.

Retournant vers Biron.

Adieu, monsieur de Biron.

BIRON.

Adieu, Sire.

Les soldats emmènent Biron.

 

 

Scène VIII

 

HENRI, seul

 

C’en est donc fait !... Rien n’a pu fléchir cet indomptable orgueil, rien n’a pu désarmer sa haine !... Que son sang retombe donc sur lui seul, car lui seul a voulu sa perte !... Oh ! mais mon Dieu ! pourquoi n’as-tu pas permis que je le sauve ?...

Il s’assied désespéré près de la table.

Royauté, royauté, voilà tes heures d’angoisses !... Fatale journée !...

Le dauphin, Gaston et Élisabeth entrent, sans qu’il s’en aperçoive, et viennent se jeter dans ses bras.

 

 

Scène IX

 

HENRI, LE DAUPHIN, GASTON, ÉLISABETH

 

LE DAUPHIN.

Mon père !

HENRI, les embrassant.

Mes enfants ! Ah ! j’avais besoin de leur présence pour remettre mon âme...

GASTON.

Pourquoi donc depuis ce matin n’es-tu pas encore venu jouer avec nous ?

ÉLISABETH.

C’est vrai, nous ne t’avons pas vu de la journée... et puis, comme tu as l’air triste ?

HENRI.

Que voulez-vous, mes pauvres enfants, un roi n’est pas gai tous les jours... il s’en faut !

LE DAUPHIN.

Alors... pourquoi veut-on être roi ?

HENRI.

Ah ! pourquoi... parce qu’on n’est pas toujours sage dans ses vœux.

GASTON.

Mais toi, papa, qui es si raisonnable, à ce qu’on dit ?

HENRI.

Oh ! moi...

ÉLISABETH.

C’est égal, c’est bien gentil tout de même une couronne... avec tout plein d’or autour... et des beaux diamants après...

Regardant les décorations de son père.

Et tout ça !... ces jolis rubans... ces belles croix !

LE DAUPHIN.

Et cette brillante épée, donc !

Il retire du fourreau l’épée du roi.

Ah ! que c’est lourd !

HENRI.

Oui... c’est lourd... pour tes petites mains.

Il rengaine l’épée.

GASTON.

Ah ! dis donc, papa, si nous jouions au cheval... tu sais... comme hier... quand ce grand vilain ambassadeur d’Espagne est venu nous déranger ? Nous allons reprendre la partie.

ÉLISABETH, sautant de joie.

Oui, oui, le cheval ! le cheval !

LE DAUPHIN.

Moi, je ne joue pas.

GASTON.

À cause ?

LE DAUPHIN.

Parce que j’ai du chagrin, comme notre père.

HENRI.

Toi, Louis ?... et d’où te vient ce chagrin ?

LE DAUPHIN.

C’est qu’en nous rendant près de toi, nous avons rencontré dans le grand escalier un de nos meilleurs amis... et il avait l’air si abattu !

HENRI.

Qui donc ?

LE DAUPHIN.

Monsieur Biron.

Mouvement de Henri.

Est-ce qu’il ne te quittait pas ?... Il faut qu’il lui soit arrivé quelque grand malheur... son visage était tout pâle... tout souffrant... S’il allait mourir !... Oh ! cela nous ferait bien de la peine... et à toi aussi... n’est-ce pas ?... car il t’aimait bien, lui... il t’a bien servi... Et puis ses pauvres petits enfants, nos camarades, nos amis à nous, s’ils le perdaient, ils en mourraient aussi, peut-être.

HENRI.

Ne parlons pas de cela, mon ami.

LE DAUPHIN.

Pourquoi ?... Mais c’est comme nous, si tu venais à mourir... est-ce qu’on pourrait jamais nous consoler.

GASTON et ÉLISABETH.

Oh non ! non, jamais !

Ils se pressent tous trois contre leur père.

HENRI.

Assez ! assez ! mes enfants !... Ah ! le ciel veut donc le sauver !...

Appelant.

Holà, gardes !

 

 

Scène X

 

HENRI, LE DAUPHIN, GASTON, ÉLISABETH, SULLY, COURTISANS et GARDES, paraissant

 

HENRI.

Sully, et vous, messieurs... Les juges qui ont condamné le maréchal de Biron, ont agi suivant leur conscience... Mais, quelle que soit sa faute, le plus beau privilège de la couronne étant de faire grâce... je lui pardonne... Allez, et qu’il soit mis en liberté !...

On entend le canon.

SULLY.

Il n’est plus temps, Sire... l’arrêt est exécuté !

HENRI, à part.

Ah ! malheureux !

Il se couvre le visage de ses mains. Les enfants viennent près de lui pour le consoler. Les draperies du fond s’ouvrent à ce moment, et l’on voit l’assemblée des États qui s’avance, ayant en tête le président et le chancelier.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, LE PRÉSIDENT DES ÉTATS, LES MEMBRES DE L’ASSEMBLÉE DES ÉTATS, HUISSIERS, GARDES

 

LE PRÉSIDENT, s’inclinant devant Henri.

Sire, vos fidèles États ont reçu avec enthousiasme l’édit d’allégement des taxes, que vous leur avez fait présenter. Quelle voix aurait pu s’élever contre ce grand acte qui va donner à la France une preuve de plus de votre amour et de votre dévouement pour elle ? Sire, ce jour comptera parmi les plus beaux de votre règne !

HENRI, prenant l’édit qu’il remet à Sully.

Oui, ce sera un beau jour... pour le peuple, du moins...

À part.

Mais pour moi !

TOUS.

Vive le roi !

 

 

Douzième Tableau

 

Une salle basse chez le fermier Michaud. Porte au fond. Portes latérales.

 

 

Scène première

 

HENRI, MICHAUD, LUCAS, MARGOT, CATAU

 

Au lever du rideau, ils sont tous assis à une table bien servie, et placés ainsi : à l’extrême gauche, Henri, déguisé en officier de chasse ; près de lui, Catau ; à côté de celle-ci, Lucas ; après ce dernier, Margot, et à l’autre bout de la table Michaud.

ENSEMBLE.

Air.

Allons, allons,
Pas de façons,
Pas d’inutiles façons !
De la joie, de l’appétit,
C’est tout plaisir et tout profit !
Vivent la joie et l’appétit !

HENRI.

Vive Dieu ! maitre Michaud, vous traitez bien vos hôtes !...

MICHAUD.

Pardine ! voyez l’ biau mérite !... Faudrait-il pas vous laisser mourir de faim ?

HENRI.

Eh ! eh ! cela n’avait pas si bien commencé entre nous.

MICHAUD.

Mais dame ! j’ vous trouvons dans not’ bois de Lieursaint, cherchant, rôdant, furetant comme un braconnier à l’affût... J’ vous couche en joue et j’ vous arrête, c’est tout simple... Une fois arrêté, vous m’expliquez qu’ vous êtes un officier, un serviteur de not’ bon roi, que c’ n’est pas des lièvres qu’ vous cherchez, mais vot’ chemin qu’

vous avez perdu ; j’ vous arrête tout d’ même alors, mais pour vous faire reposer, vous rafraîchir, et après ça vous remettre dans la bonn’ route pour regagner la chasse du roi... V’là-t-il pas des merveilles !

HENRI.

Brave homme ! croyez que ma reconnaissance...

MICHAUD.

Ta ! ta ! ta ! c’est pas d’ la reconnaissance que j’ vous demande, c’est d’ l’appétit...

Lui passant une assiette.

Tenez, goûtez-moi c’te dinde.

HENRI.

Merci... C’est égal, vous ne pourrez pas m’empêcher de chercher à vous récompenser comme je le dois...

MICHAUD.

Une récompense !... Michaud s’faire payer un service par un officier d’ not’ bon roi !... Mangez donc, t’nez, ça vaudra mieux que de dire des bêtises comm’ ça !

HENRI, riant.

Allons, puisque vous le voulez... Mais pourquoi donc appelez-vous toujours le roi Henri votre bon roi ?

MICHAUD.

Pourquoi ?... Mais parce qu’il est bon, en effet, parce que... Mais est-ce que vous n’ seriez pas de c’t avis-là, par hasard ?... Faudrait p’t-être ben en faire faire un autre tout exprès pour vous... hein ?... Jarni ! vous n’ l’aimez donc pas ?

CATAU.

J’ voudrions ben voir ça !

LUCAS.

Mamselle Catau a raison... Vous ne risqueriez rien, allez.

MARGOT.

Faudrait être plus coquin qu’un ancien ligueux !

HENRI, à part.

Ah ! cela fait bien à entendre !... Ceux-là au moins ne sont pas des courtisans.

MICHAUD, versant du vin à Henri.

T’nez, m’sieur le sournois, pour vous apprendre à faire des questions si saugrenues, vous allez boire tout d’ suite à la santé du bon Henri !

HENRI, riant, à part.

De mieux en mieux !

MICHAUD, ayant versé.

Allons, allons, et n’boudez pas au moins... Sinon, tatigué !...

HENRI.

Puisque ça vous fait plaisir...À la France !

MICHAUD.

J’ons dit : au roi !

HENRI.

Eh bien, qui dit la France... dit le roi !

Il boit.

Ne les séparez jamais dans vos vœux, croyez-moi, si vous voulez vraiment le bonheur de Henri.

TOUS, de même.

À la France ! au roi !

HENRI.

Mademoiselle Catau y va d’un cœur...

Lui prenant la taille.

Cette bonne petite Catau !

CATAU.

Dites donc, vous !... c’est pas une raison pour me prendre la taille !...

LUCAS, prêt à se lever.

Ah mais !... Hé ! là-bas ! j’ vous le défendons... entendez-vous ?

MARGOT, à Lucas.

Reste donc tranquille, toi, Lucas !... L’officier plaisante, et n’a pas envie de t’enlever ta future.

MICHAUD.

C’est égal, Margot... faut veiller au grain. Vois-tu, femme, not’ Henri, tout bon enfant qu’il est, a toujours passé pour un enjoleux d’ filles...

Rires de Henri.

et y n’serait pas surprenant que ses officiers... On sait ses proverbes : « Dis-moi qui qu’ t’hantes, et j’ te dirai qui qu’ t’es. »

HENRI, gaiement.

Ah !... on a fait au roi une réputation...

MICHAUD.

Que le gaillard mérite, allez !... Eh ben ! comment avez-vous trouvé not’ dinde en pal ?

HENRI, remplissant le verre de Catau.

Délicieuse !

MICHAUD.

Ah ça ! mais on dirait qu’vous voulez griser not’ fille, à présent !

HENRI.

C’est que je ne serais pas fâché de voir si Mademoiselle Catau a le vin tendre.

CATAU, riant.

Vous êtes bien curieux !

LUCAS, à Henri.

Est-ce que ça vous regarde, vous, que mamselle Catau soye tendre ou non ?

MARGOT.

Ah ! dame ! prenez garde, Lucas est jaloux !

MICHAUD.

Et un peu bête...

LUCAS.

Monsieur Michaud !...

HENRI.

Ne te fâche pas, va, mon garçon... Pour un mari, c’est presque une qualité.

LUCAS.

Hein ?... C’est égal, quoiqu’on dise que j’ sommes bête, ça n’empêche pas que j’ons mis mamselle Catau en couplets, tel que vous me voyez.

HENRI.

Ah bah !... cela doit être curieux. Justement nous sommes au dessert, et le dessert, c’est le moment de chanter...Allez donc, monsieur Lucas, nous vous écoutons.

LUCAS.

Non, c’est une ronde... faut danser en chantant.

HENRI.

Eh bien ! dansons.

CATAU.

Vrai, ça vous va ?

HENRI.

Avec vous, certainement, ma gentille Catau.

CATAU, se levant.

Rangeons vite la table, alors...

À Michaud.

Père, enlevez les chaises...

À Lucas.

Toi, les bouteilles...

À Margot.

Vous, mère, le linge...

On fait ce qu’elle dit. À Henri.

et vous, notr’ hôte portez les assiettes dans le buffet.

HENRI.

Que je porte les assiettes ?

CATAU.

Est-ce que vous n’seriez bon à rien, par hasard ?

HENRI, souriant.

Ah ! Catau !...

CATAU, lui mettant des assiettes sur les bras.

T’nez.

HENRI, à part.

Si Sully me voyait !

Il laisse tomber deux ou trois assiettes.

CATAU.

Est-il maladroit !

TOUS.

Oh ! oui qu’il l’est !

HENRI, à Catau.

Ventre-saint-gris ! petite, c’est le manque d’habitude...

MICHAUD.

Bon ! v’là qu’il pille le juron du roi ! Ah ! s’il pouvait lui ressembler en tout !

CATAU.

Là, tout est fini... En avant la ronde à c’t’ heure.

MICHAUD, tapant sur l’épaule de Henri.

Allons ! la main aux dames !

Henri, Catau, Margot, Lucas et Michaud se tiennent par la main pour danser en rond.

LUCAS, chantant en dansant.

Premier couplet.

Air connu.

Si le roi m’avions donné
Paris, sa grand’ ville,
Et qu’il me fallions quitter
Ma Catau chérie,
Je dirions au roi Henri
Reprenez votre Paris.
J’aimons mieux ma mie
Ô gué !
J’aimons mieux ma mie !

TOUS.

J’aimons mieux, etc.

Henri embrasse Catau à la fin du refrain.

LUCAS.

Qu’est-c’ que c’est qu’ ça ?

HENRI, s’arrêtant.

Très bien chanté, l’ami... Mais vous dites que cette chanson est de vous ?

LUCAS.

Certainement.

HENRI.

C’est singulier, je croyais l’avoir déjà entendue.

LUCAS.

C’est possible ! mais je l’ai perfectionnée.

HENRI.

Ah ! oui, par les j’avions, les fallions, les j’aimions... C’est juste... Passons au deuxième couplet.

LUCAS.

J’ veux ben... Mais vous avez ajouté au r’frain, sur la joue de Catau, une note qui n’est pas dans l’air... Tâchez de n’pas r’commencer, ou sinon !...

CATAU.

C’est bon, c’est bon... chante toujours, nigaud, puisqu’on te l’ dit.

On recommence à danser en rond.

LUCAS.

Tu fais courir après toi,
Belle jardinière...

À ce moment, la porte du fond s’ouvre, et les danseurs s’arrêtent.

 

 

Scène II

 

HENRI, MICHAUD, LUCAS, MARGOT, CATAU, SULLY, BELLEGARDE, ZAMET, OFFICIERS, COURTISANS, PIQUEURS

 

Les nouveau-venus sont entrés sans que les danseurs se dérangent, le bruit et l’animation de la danse les empêchant de rien voir et de rien entendre.

SULLY.

Excusez-nous, braves gens, mais...

MICHAUD, à part.

Au diable les importuns !

HENRI, à part.

Toute ma suite !

Il se tient à l’écart.

SULLY, à Michaud.

Nous avons besoin de renseignements : Sa Majesté s’est égarée à la chasse, et...

Apercevant Henri.

Le roi !...

TOUS, se découvrant.

Le roi !...

LES PAYSANS, interdits.

C’était lui !...

HENRI, aux paysans.

Rassurez-vous, mes amis ; quand on a dansé ensemble, ventre-saint-gris ! on ne doit pas se faire peur !

ZAMET, bas, aux courtisans.

Danser avec des paysans !

BELLEGARDE, de même.

C’est qu’il aime le peuple autant qu’il en est aimé !

MICHAUD et MARGOT.

Sire, si j’avions su...

LUCAS.

Si je m’avions douté...

CATAU.

Eh ben ! moi... c’est égal... roi ou pas roi, vous n’ m’effrayez pas davantage.

HENRI.

À la bonne heure, donc ! j’aurais trop de chagrin d’effrayer une jolie fille !... Messieurs, ces dignes paysans m’ont fait, sans me connaître, un accueil qui m’a vivement touché... Toi, mon brave Michaud, je veux te laisser en partant un souvenir de notre rencontre : je te fais noble.

TOUS.

Noble !...

MICHAUD.

Noble ! quoi donc que j’mettrons dans not’ blason ?

HENRI.

Eh ! parbleu ! une dinde en pal !

MICHAUD.

Une dinde !

HENRI.

Oui, en mémoire de celle que tu nous as servie. Je te nomme donc chevalier...

MICHAUD.

D’ la dinde en pal ?...

MARGOT.

Not’ homme, chevalier !... Ah ! jarni !... quand l’ village va savoir ça !...

CATAU.

Allons tout leur z’y apprendre !

MARGOT et LUCAS.

Oui, oui, courons !...

HENRI.

Un instant !... Avez-vous de l’or sur vous, monsieur Zamet ?

ZAMET.

Oui, Sire, une centaine d’écus.

HENRI.

Donnez-les-moi.

Zamet lui remet une bourse.

Tiens, ma gentille Catau, épouse ton Lucas ; voilà mon cadeau de noce !

Il lui donne la bourse.

CATAU.

Tout ça !

MICHAUD, à Henri.

Ah ! Sire, c’te bonté !...

Il s’incline.

HENRI.

Eh ! prends donc ma main !

MICHAUD.

Volontiers, sarpejeu !

HENRI.

Un instant, tu serres trop fort !

MICHAUD.

Oh ! c’est rien qu’ ça !... Si j’ vous serrions comme j’ vous aime, j’ vous casserions les doigts !...

HENRI, riant.

Merci, mon ami, merci... Maintenant tu peux nous laisser.

Il sort, suivi de Margot, de Catau et de Lucas.

 

 

Scène III

 

HENRI, SULLY, BELLEGARDE, ZAMET, OFFICIERS, COURTISANS, PIQUEURS

 

BELLEGARDE.

Encore des heureux que vous faites, Sire !

SULLY.

Votre Majesté nous avait mis dans une inquiétude !...

HENRI, à Sully et à Bellegarde.

Vous avez pu voir que je passais assez bien mon temps... Vrai Dieu ! il me semblait que j’étais retourné dans mon bon pays de Béarn, et que j’y retrouvais les joies de ma jeunesse !... Oui, mes amis, j’avais oublié près de ces braves gens tous les chagrins, les ennuis qui me poursuivent... depuis la mort de Biron surtout !... J’oubliais tout enfin ; je n’étais plus roi, j’étais heureux. Ah ! j’avais besoin de cette heure d’illusion ! Elle m’a rafraichi le cœur !... Et maintenant, puisqu’il le faut, rentrons dans la triste réalité... Voyons, Sully, quelles nouvelles de Paris ?

SULLY.

La reine se montre inquiète et mécontente de l’absence de Votre Majesté, la veille de l’importante cérémonie qui se prépare.

HENRI.

Oui, son sacre en la royale église de Saint-Denis !... Ostentation, vanité, il n’y a plus que cela dans le cœur de cette femme ! Dieu sait ce que va nous coûter cette orgueilleuse fantaisie ! Et cela dans un moment où le peuple souffre... quand une guerre avec l’Espagne ou l’Autriche peut nous forcer d’un jour à l’autre à lui demander encore son sang et ses dernières ressources !... C’est vraiment de la démence !... Et qui la reine a-t-elle envoyé au devant de nous ?

SULLY.

Monsieur de Concini, Sire.

HENRI.

Encore ce maudit Italien !

SULLY.

Il est là, dehors, qui attend le bon plaisir de Votre Majesté.

HENRI, avec colère.

Qu’il s’en aille ! je ne le recevrai pas, je ne veux pas le recevoir !... Celui-là, voyez-vous, messieurs, avec son ton patelin, son regard oblique, c’est le plus dangereux de tous !... Il faut que je chasse cet homme du royaume, ou malheur nous arrivera. Depuis qu’il est auprès de la reine, il semble qu’un mauvais génie plane sans cesse autour de moi... Je crois voir le deuil s’étendre sur ma famille... et des pressentiments sinistres...

BELLEGARDE.

Chassez donc le Concini, Sire, et avec lui les tristes pensées qui vous poursuivent. Songez au peuple qui vous aime, aux fidèles et dévoués serviteurs qui vous entourent ; que pourraient contre cela de misérables intrigues ?

HENRI.

Tu as raison, Bellegarde... Voyons, tâchons d’oublier encore !...

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, CANIGOU

 

CANIGOU, entrant par le fond, et passant cavalièrement au milieu des courtisans, qu’il écarte.

Pardon, excuse, les autres ! n’ faites pas attention... C’est moi !

ZAMET.

Quel est ce manant ?

HENRI.

Eh ! mais... c’est Canigou !

SULLY.

Vous le connaissez, Sire ?

CANIGOU.

S’il me connaît ! s’il connaît Canigou !... son frère de lait !... C’te bêtise !...

ZAMET.

Le frère de lait du roi !

CANIGO U.

Eh ! oui-da que j’ suis son frère de lait !... et il n’en est pas plus fier pour cela... N’est-ce pas, frérot ?

Rire général.

HENRI.

Messieurs, c’est du renfort contre la tristesse qui nous arrive ; ce sont les souvenirs du pays qui me reviennent. Qui donc t’envoie vers moi, mon cher Canigou ?

CANIGOU.

Qui ? Not’ bonne vieille mère, qu’ j’ons été embrasser au Louvre, drès en arrivant d’ cheux nous... Ah ! mon Dieu !

HENRI.

Qu’est-ce donc ?

CANIGOU.

Jarni : comme t’es changé !... comme t’es vieilli, mon pauvre Henriot !

HENRI, gaiement.

Il ne me flatte pas, au moins, celui-là.

ZAMET.

Il est même très malhonnête.

HENRI, à Canigou.

Oui, mon garçon, tu le vois, le vent de l’adversité a passé par là ! On vieillit vite sur un trône !... Mais, voyons, que dit-on ?... que fait-on en Navarre ?

CANIGOU.

On est assez content d’ Ta Majesté au pays. Tu t’ bats bien... tu bois sec et dru... t’es galant comme cinquante, et t’es l’ père de tous tes sujets ; mais c’ qui nous chiffonne, c’est les ceux que t’emploies.

SULLY.

Ah bah !

ZAMET, s’emportant.

C’est à le bâtonner !

CANIGOU.

V’nez-y donc, vous !

BELLEGARDE, riant.

Admirable !

HENRI,

Ah ! l’on met en accusation mes ministres !

CANIGOU.

Oh ! pas tous !... Y en a un surtout... un brave homme... dans ton genre... un nommé Sully... celui-là, j’l’y baillons not’ estime !

HENRI, à Sully.

Vous entendez !...

ZAMET.

Vraiment, monsieur de Sully est bien heureux d’avoir l’estime de Monsieur Canigou !

SULLY.

Mais oui, monsieur, l’estime des honnêtes gens n’est jamais de trop, même pour un ministre.

CANIGOU.

Il a raison, c’ vieux-là... mais, en revanche, où diable as-tu donc été choisir, pour manipuler tes écus, un je n’ savons qu’est-ce... sans cœur, ni en trailles... queuqu’ chose comme un nommé Zamet ?

ZAMET, s’avançant.

Qu’est-ce à dire, drôle ?...

Tout le monde rit.

CANIGOU.

C’est donc lui !... Ah ! mais attendez donc, j’ le r’connais... j’ons d’jà eu maille à partir ensemble... Eh ben, ça se trouve bien, et j’ons tapé juste...

À Henri.

Si tu veux l’ faire pendre, n’ t’embarrasses pas des frais, entends-tu ; l’ z’amis et moi, nous fournirons la ficelle !

Nouveaux rires.

ZAMET.

Eh quoi ! Sire, vous souffrez qu’en votre présence ?...

HENRI.

Monsieur Zamet, arrangez-vous comme vous voudrez, mais faites la paix avec mon vieux camarade. La triste célébrité dont vous jouissez ne saurait disparaître trop tôt.

CANIGOU.

Attrape !...

Tirant Henri à l’écart.

Autr’ chose à c’t’ heure... J’ons là une lettre qu’ t’ mère m’a remise pour toi... c’est très pressé à ce qu’elle a dit.

HENRI, avec impatience.

Donne donc vite, alors.

CANIGOU.

Voilà.

Il lui remet un billet tout froissé.

C’est un peu chiffonné... c’est que j’ l’avions bien cachée, vois-tu, parce qu’il paraît que c’est d’importance.

HENRI, ouvrant et parcourant la lettre.

Est-il possible ?...

CANIGOU.

Quoi ?

HENRI, appelant.

Sully ! Bellegarde !

SULLY et BELLEGARDE, rejoignant le roi.

Sire...

HENRI.

Je reçois là un étrange message, mes amis... C’est une lettre anonyme... Elle m’est transmise par ma chère Henriette, la fille de l’infortunée Louise d’Arnegui, qui, du fond de son cloître, veut être aujourd’hui mon ange gardien, comme le fut autrefois sa mère... L’écrit anonyme dénonce un nouveau complot contre ma vie... Le vieux Florentin René aurait été revu dans Paris... Les soupçons atteignent jusqu’à la reine elle-même... On engage Henriette enfin à me détourner de me rendre à Saint-Denis... Qu’en pensez-vous ?...

SULLY.

Bien qu’un écrit anonyme mérite d’ordinaire peu de créance, la voie par laquelle celui-ci vous parvient lui donne peut-être plus de valeur. Mon avis est donc d’ordonner de sévères recherches et d’ajourner le sacre.

HENRI.

Oser accuser la reine elle-même d’un projet d’attentat à ma vie !... Ah ! c’est trop odieux !... cela ne peut se croire !... Je soupçonne en ceci, moi, une nouvelle intrigue pour me pousser à m’aliéner à jamais l’esprit de Marie de Médicis par un affront public qui blesserait profondément son orgueil !... J’irai donc au sacre, j’irai sous la garde de Dieu et du peuple, ma seconde providence.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, MICHAUD, LUCAS, LE BAILLY, MARGOT, CATAU et GENS DU VILLAGE

 

Tous les paysans tiennent des bouquets.

LES PAYSANS.

Vive le roi ! vive not’ bon Henri !

Henri passe dans leurs rangs, en les remerciant.

LE BAILLY, un cahier à la main.

Sire !...

HENRI, à son monde.

Un discours... ah ! diable !...

Haut.

Bailly, j’ai bien peu de temps, j’allais partir.

LE BAILLY.

Oh ! ça ne sera pas long... Sire, en témoignage de la joie que leur donne votre présence, vos fidèles sujets de Lieursaint auraient bien voulu tirer le canon ; vingt-trois raisons les en ont empêchés ; la première, c’est qu’ils n’ont pas de canon.

HENRI.

Alors, Bailly, je vous dispense des vingt-deux autres.

LE BAILLY.

C’est égal. Nous ne pouvons laisser passer un jour si solennel, sans...

Un âne brait dans la coulisse.

Maudit âne !... Nous ne pouvons, dis-je, laisser passer un jour si solennel, sans... Oh !...

L’âne brait de nouveau. Tout le monde rit.

HENRI.

Vous devriez au moins parler chacun à votre tour.

On rit plus fort.

LE BAILLY, tout déconcerté.

Un jour qui... un jour que...

HENRI.

Très bien, mon cher Bailly, vous me direz le reste à une prochaine occasion. Monsieur de Sully, n’oubliez pas les pauvres du pays. Vous, messieurs, suivez-moi. Adieu, mes enfants, adieu !.

TOUS.

Vive le roi !

Tous accompagnent le roi en agitant leurs bouquets et leurs chapeaux.

 

 

Treizième Tableau

 

La rue de la Ferronnerie (1610). Les constructions bariolées de l’époque doivent lui donner une physionomie curieuse et accidentée.

 

 

Scène première

 

MARCHANDES, FEMMES DE LA HALLE, ACHETEURS, UN OFFICIER D’ORDRE, puis RENÉ, déguisé en chanteur ambulant, RAVAILLAC, THÉRÈSE, GIRAUD, BOURGEOIS

 

Au lever du rideau, tableau animé des halles et du quartier marchand de Paris, le matin. Des paysans apportent les provisions de la ville, soit sur des charrettes attelées avec des ânes, ou simplement à bras, soit dans des hottes ou des brouettes. Çà et là des sacs de légumes et de farineux. Des éventaires de fruits ou de fleurs, etc., etc. Beaucoup de variété dans les costumes, de mouvement dans les trafics, et de désordre dans les marchandises.

L’OFFICIER.

Ça ! vous autres, tâchez que la halle soit bien nettoyée sur le tantôt. C’est aujourd’hui que Sa Majesté va au devant de la reine, qui revient du sacre de Saint-Denis, et tout devra être fini de bonne heure.

Il sort. Les marchands se remettent à crier et à vendre. Soudain une trompette annonce la venue d’un chanteur ambulant. On interrompt la vente pour l’entourer. En ce moment, un personnage à figure sinistre et enveloppé dans un manteau brun, vient s’asseoir silencieusement sur une borne. Cet homme est celui qu’on a nommé Ravaillac au tableau de l’entrée de Henri IV dans Paris.

RENÉ, à la foule.

Une belle chanson pour deux sous parisis, rien que deux sous ! Voyons, qu’est-ce que vous voulez que j’ vous fasse entendre : Le siège d’Amiens ou la satire Menippée ? La mort d’Élizabeth d’Angleterre, ou l’Invention des bombes ?

THÉRÈSE.

V’là-t-il pas des chansons bien divertissantes !... Si tu n’as rien de plus gai dans ton sac, mon homme, tu t’en iras sans notre argent.

À Ravaillac qui s’est approché.

N’est-ce pas m’sieur ?

RAVAILLAC, lui tournant le dos et allant à une autre place.

Peu m’importe...

THÉRÈSE.

Oh ! quel air renfrogné !... Connaissez-vous ça, vous, père Giraud ?

GIRAUD.

Pas plus que vous, commère... Seulement, près du charnier, j’ai vu tout à l’heure l’ vieux chanteur s’approcher de lui, et j’ai entendu qu’il lui disait, avec un sourire de l’autre monde : « On peut toujours compter sur vous, monsieur de Ravaillac ? – Oui, » qu’il a répondu, lui, avec cette même mine que vous v’nez d’ voir, et ils ont continué leur route par ici.

THÉRÈSE.

C’est singulier...

RENÉ.

Ah ça ! faut-il chanter, oui ou non ?

THÉRÈSE.

Eh bien ! oui, va, chante mon vieux, pourvu qu’ ça soye queuqu’ bonne joyeuseté.

RENÉ.

Voulez-vous les amours du roi ?

THÉRÈSE.

Ça s’ra peut-être un peu long... si tout s’y trouve... C’est égal, chante toujours, et d’ ta plus belle voix, nous ferons chorus.

RENÉ.

Air nouveau.

Henri, le meilleur des rois,
Est un vrai diable à quatre !

Reprise du chœur.

CANIGOU, dans la coulisse à droite.

Holà ! eh ! Gare ! que je passe !

TOUS.

Qu’est-c’ donc qu’ arrive ?

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, CANIGOU

 

Canigou entre, tirant la bride d’un cheval qui traîne une petite carriole couverte.

CANIGOU.

Gare donc ! Hue ! hue !

THÉRÈSE.

Comment ! c’ n’est qu’ ça !... Dérangez-vous donc bien vite pour ce biau monsieur !

CANIGOU.

Biau ou laid, faut que j’ passe, madame Pimbèche.

THÉRÈSE, furieuse.

Hein ?

CANIGOU.

J’ sommes d’ la maison du roi.

THÉRÈSE.

D’ la maison du roi !

CANIGOU.

Et son frère, qui plus est.

TOUS, riant.

Son frère !

CANIGOU.

De lait, oui ; et c’est pas tout, j’ons là, dans ma carriole, sa bonne vieille nourrice, que je r’menions au pays, qu’all’ veut r’voir avant d’ mourir !

THÉRÈSE.

Pauv’ femme !... C’est bien différent alors, on s’ range ; mais dépêche-toi.

CANIGOU, frappant sur l’épaule de Ravaillac.

Dites donc l’ami ?

Montrant la gauche.

C’est-il pas par là que le roi doit venir ?

RAVAILLAC, voulant s’éloigner.

Oui.

CANIGOU, le retenant.

Et il passera près des piliers des Halles ?

RAVAILLAC, de même.

Oui.

CANIGOU, de même.

Après, il continuera sa route par là ?

RAVAILLAC, se dégageant.

Peut-être.

Il se perd dans la foule et sort par la droite.

CANIGOU, à lui-même, imitant Ravaillac.

Oui... oui... peut-être... V’là un gaillard qui n’ prodigue pas ses paroles... et qui vous a une de ces faces qui sent la potence d’une lieue ! Ah ! si j’ pouvions l’ rattraper !

En s’élançant, il se jette sur Bellegarde qui entre.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, BELLEGARDE

 

BELLEGARDE.

Prends donc garde, maladroit !

CANIGOU.

M’sieur d’ Bellegarde !

BELLEGARDE.

Canigou !... Que viens-tu donc faire ici ?

CANIGOU.

C’est qu’ je r’tournions au pays, avec not’ bonne vieille mère qu’est dans ma carriole.

BELLEGARDE.

Mais tu ne prends guère le chemin.

CANIGOU.

Dam’, c’est qu’avant d’ partir, la brav’ femme a voulu r’voir un’ dernière fois not’ Henriot... Et j’ sommes venus pour chercher un’ bonne place sur le passage du cortège... J’allons nous ranger par là, contre le dernier pilier des Halles... Mais quand le roi sera au milieu de c’te foule, veillez bien sur lui, m’sieur d’ Bellegarde, entendez-vous.

BELLEGARDE.

Sois tranquille, mon brave ami, il n’y a rien à craindre... Le roi n’est-il pas l’idole du peuple !

CANIGOU.

Oh ! j’ sais bien, c’est jamais l’ vrai peuple qu’est à craindre pour les bons rois... Mais y a ici autr’ chose que du peuple... Et pas plus tard que tout à l’heure, j’ai vu là un homme... une figure sinistre...

BELLEGARDE.

Un curieux, sans doute.

CANIGOU.

Possible... mais j’ suis fâché d’ pas l’avoir arrêté c’ curieux-là !... Tenez, il est parti de c’ côté, lui et son visage pâle... un grand feutre rabattu sur les yeux, un’ vraie figure de ligueux, quoi !... Tâchez d’ le r’joindre, croyez-moi, et une fois qu’ vous l’aurez r’joint, n’ le perdez plus d’ vue.

BELLEGARDE.

C’est bien, c’est bien... va à ton poste, il est temps.

CANIGOU.

C’est dit... Allons, hue ! Fanchette !...

Jouant de son fouet.

Gare donc les autres !... gare qu’on vous dit, où j’ tape !... Hue !

Canigou sort avec sa carriole d’un côté, Bellegarde de l’autre. Au même instant entre l’officier d’ordre, et on sonne la cloche du marché.

 

 

Scène IV

 

LE PEUPLE, LES MARCHANDS, THÉRÈSE, GIRAUD, L’OFFICIER D’ORDRE, puis CONCINI et RENÉ

 

L’OFFICIER, aux marchands.

Allons, allons, qu’on se dépêche de détaler, ou gare l’amende !

TOUS.

Voilà ! voilà !

Tous les marchands rangent et enlèvent leurs denrées. Pendant ce mouvement, Concini et René entrent chacun d’un côté du théâtre, ayant tous deux l’air de chercher ; puis ils causent à mi-voix sur le devant le scène.

CONCINI.

Enfin, je vous trouve, maître René !

RENÉ.

Veillant à l’œuvre, monsieur de Concini, et tâchant de justifier de mon mieux la confiance que notre belle et généreuse reine, Marie de Médicis, a bien voulu mettre en moi... Tenez, voyez, tout marche à souhait, partout des embarras, des encombrements de voitures, des chevaux...

CONCINI.

Vous avez vu Ravaillac ?

RENÉ.

À l’instant... Quel homme, monsieur de Concini !... J’espère qu’on n’oubliera pas que c’est moi, moi seul qui l’ai découvert et choisi... et je l’ai jugé du premier coup... J’ai vu le fanatisme, l’audace, le meurtre, enfin, dans les yeux de cet ancien ligueur... Il n’y a eu qu’une arme à lui donner.

CONCINI.

Mais sait-il quelle vengeance il devait servir ?

RENÉ.

Allons donc ! c’est sa propre querelle qu’il croit venger, et point d’autre... C’est le huguenot seul que ce fanatique veut frapper ! Oh ! j’ai toujours été prudent, moi, monsieur de Concini, et vous concevez que l’âge n’a pas dû m’enlever cette vertu.

CONCINI.

À la bonne heure... Et où est Ravaillac maintenant ?

RENÉ.

Je ne sais.

CONCINI.

Il faut le retrouver.

RENÉ.

Pourquoi ?

CONCINI.

Pour le désarmer.

RENÉ.

Le désarmer !

CONCINI.

La reine le veut.

RENÉ.

La reine ?... Et sa vengeance ?

CONCINI.

Elle y renonce.

RENÉ.

Elle a peur ?

CONCINI.

Peur du crime, oui.

RENÉ.

Peur du crime, une Médicis !... Elle est donc bien dégénérée !... Ah ça ! mais, pourquoi alors m’avoir fait quiller ma retraite de Florence ?... Que compte-t-elle faire de moi enfin, si elle a peur ?

CONCINI.

Soyez tranquille, maître, le salaire ne vous manquera pas pour cela. Tenez, voilà ce que la reine m’a chargé de vous remettre.

Il lui donne une aumônière remplie d’or.

RENÉ, à part.

Une aumônière à son chiffre, bien.

CONCINI.

Vous ferez la part de Ravaillac.

RENÉ.

De l’argent à cet homme !... S’il avait pu en accepter, est-ce que j’aurais compté sur lui ?

CONCINI.

N’importe... Cherchons-le toujours... le temps presse...

RENÉ.

Soit... cherchons... mais si, malgré tous nos efforts, nous ne parvenons pas à découvrir, à désarmer le fanatique, songez-y bien, je n’ai pas à répondre plus que vous de ce qui pourra arriver... On ne saurait me frapper, moi, sans atteindre bien haut du même coup !...

CONCINI.

Qui pense à vous trahir ?

RENÉ.

Allons en quête maintenant, et Dieu nous guide !

Concini sort par la gauche, René par la droite.

L’OFFICIER reparaissant.

Place ! place ! Le cortège !

 

 

Scène V

 

L’OFFICIER D’ORDRE, LE PEUPLE, puis HENRI et SON CORTÈGE

 

On voit venir de la gauche successivement les hérauts d’armes, les écuyers, les porte-enseignes, les sonneurs de trompe, les chevaliers d’honneur, les gardes à pied, les gardes à cheval, les hallebardiers du roi, l’escorte de fer, les seigneurs, les courtisans, les généraux et les maréchaux. Des cris de Vive le Roi ! se faisant entendre au dehors, annoncent que Henri approche. La voiture paraît et traverse le théâtre au milieu des acclamations du peuple, que Henri salue en souriant.

HENRI, aux gardes qui repoussent le peuple.

Laissez, laissez approcher le peuple, messieurs, c’est ma meilleure garde.

Le carrosse continue sa marche et disparaît à droite.

 

 

Scène VI

 

CANIGOU et LES MÊMES, excepté LE ROI et LE CORTÈGE

 

CANIGOU.

Oh ! jarni ! j’ ny tiens pas, faut qu’ je l’ revoie encore avant de partir !-

VOIX, dans la coulisse à droite.

Au meurtre ! à l’assassin !... Arrêtez-le !

CANIGOU.

Mon Dieu ! qu’est c’ que c’est qu’ ça ?

Ravaillac entre en fuyant. Canigou lui barre le passage et l’arrête.

RAVAILLAC, se débattant.

Laissez-moi !

CANIGOU.

Oh ! t’as beau faire, va, j’ tiens bon !... Ah ! gueux, c’est donc toi !... Monsieur de Bellegarde !...

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, BELLEGARDE, SOLDATS

 

BELLEGARDE.

Qu’on le saisisse !

CANIGOU.

Soyez tranquille, allez : il est en bonnes mains !... Mais qui donc a-t-il frappé, l’infâme ?

BELLEGARDE.

Le roi !

TOUS.

Le roi !...

CANIGOU, furieux.

Le roi ! mon frère !... Ah ! scélérat !

Il le jette à terre et veut l’étrangler ; on cherche à le retenir.

Laissez-moi le tuer ! laissez-moi le tuer !...

LE PEUPLE.

Oui, oui, qu’il meure !

Les gardes s’en emparent.

BELLEGARDE.

C’est à la justice de punir ce misérable, et de vouer son nom à l’exécration de la postérité !

CANIGOU, allant à Bellegarde.

Mais le roi... il n’est pas mort, n’est-ce pas ?

BELLEGARDE, à tous, avec émotion.

Non, mes amis, non.

CANIGOU, tombant à genoux et pleurant.

Oh ! merci, mon Dieu !... Vive le roi ! mon Dieu ! vive le roi !

Tout le peuple s’est mis à genoux comme lui et répète aussi en pleurant : Vive le roi, mon Dieu ! vive le roi ! On se dispose à emmener Ravaillac. On entend, dans la coulisse, à droite : Place ! place ! Un peloton de l’escorte reparaît ; la toile baisse sur ce tableau.

 

 

Quatorzième Tableau

 

Une petite salle du Louvre. Au fond, dans une niche, la statue de la France.

 

 

Scène première

 

HENRI, MARIE DE MÉDICIS, LES ENFANTS DE FRANCE, SULLY, LE PRÉSIDENT JEANNIN, BELLEGARDE, LE MÉDECIN DU ROI, DAMES DE LA REINE et QUELQUES SEIGNEURS DE LA COUR

 

Au lever du rideau, le roi expirant est étendu sur un large sofa. Marie de Médicis, muette et terrifiée, regarde Concini qui baisse la tête. Les enfants de France sont à genoux près de leur père. Chacun est dans la stupeur et la consternation. Le médecin est à côté de Henri, sur le cœur duquel il pose la main, puis s’éloignant un peu avec un air qui repousse l’espoir, il vient tristement sur le devant de la scène, et passe la main sur ses yeux pour essuyer une larme.

BELLEGARDE.

Eh bien ! docteur ?

LE MÉDECIN, bas, à Bellegarde.

Hélas ! monsieur de Bellegarde, tous les secours de l’art seront inutiles.

BELLEGARDE.

C’en est donc fait !...

SULLY, contemplant Henri.

Il ouvre les yeux !...

LE MÉDECIN, bas, à Bellegarde.

Pour les refermer bientôt à jamais !

HENRI, d’une voix faible.

Où suis-je ?... Ah !... là... autour de moi... mes enfants... mes fidèles serviteurs...

LE MÉDECIN.

Sire, évitez-vous une fatigue...

HENRI, se soulevant.

Tout est fini pour moi, je le sens... et puisque Dieu me donne la force de pouvoir parler encore... Ô Seigneur, qu’ai-je donc fait à mon assassin ?...

BELLEGARDE.

Sire, la prudence exige...

HENRI.

Bellegarde... messieurs... cachez ma mort au peuple, pendant quelques jours... le temps de maîtriser les événements... et de...

Cri.

Ah !... que je souffre !

Regardant ses enfants.

Mes pauvres enfants... quel poids que celui d’une couronne !... Louis... que le ciel te fasse la grâce de la porter avec bonheur !... La reine !...

À Marie de Médicis, qui entre.

Madame, vous allez être régente !

Il retombe sur le sofa.

Oh ! la France ! la France !

Il expire.

SULLY, avec larmes.

Henri ! mon roi !... Il ne m’entend plus... Voilà donc notre patrie en deuil du meilleur, du plus grand de ses rois !... Ah ! devait-il mourir ainsi, celui qu’avait respecté le feu de tant de batailles, celui dont ses plus acharnés ennemis eux-mêmes admiraient le courage et la bonté ! qui fut si brillant par l’esprit, si noble, si généreux de cœur, celui qui mérita le mieux enfin le beau nom d’ami et de père du peuple ?... Qui complétera maintenant les nombreux et magnifiques monuments dont il a doté le pays ? Qui sera aussi ferme, aussi juste, aussi fidèle gardien de la fortune publique ? Qui travaillera comme lui, chaque jour, à la prospérité, au bonheur de la France ?... Henri, Henri ! ah ! c’est à présent, qu’on va bien savoir tout ce que tu valais !... Vous allez régner au nom de son fils, madame... Puisse le ciel vous inspirer toujours dans l’accomplissement de cette grande mission !... Puissiez-vous mériter, comme lui, à votre tour, l’amour et les bénédictions du pays !

CONCINI, à la reine.

Vos ordres, madame ?

MARIE DE MÉDICIS.

L’exécution des lois et usages du royaume.

CONCINI, allant à la porte.

Le roi est mort, messieurs, vive le roi !

SULLY, à part.

Ah !... elle n’a pas de cœur !

Haut.

À genoux, tous !

Tout le monde s’agenouille, et prie en pleurant.

 

 

Quinzième Tableau

 

Le Génie de la France s’anime et s’approche de Henri ; d’une main il élève une couronne au dessus de sa tête, de l’autre il montre le fond qui s’ouvre et laisse voir la perspective magique des deux rives de la Seine et du terre-plein du Pont-Neuf, surmonté de la statue de Henri IV ; c’est le jour où elle fut inaugurée pour la première fois. Le peuple pousse des cris d’enthousiasme.

 

 

Seizième Tableau

 

Au moment où on enlève le voile qui couvre la statue, une musique céleste se fait entendre, et le ciel se peuple de tous les grands hommes qui ont illustré la France, et qui viennent assister au premier hommage rendu à la mémoire du bon roi.

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