L’Heureuse constance (Jean de ROTROU)

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1631.

 

Personnages

 

LE ROI DE HONGRIE

TIMANDRE, gentilhomme du roi, frère de Rosélie

LYSANOR, gentilhomme du roi

ROSÉLIE

FLORIS, nourrice de Rosélie

PÂRIS, ambassadeur du roi

ALCANDRE, frère du roi

ARGANT, gentilhomme, ami de Pâris

ARTHÉMISE, reine de Dalmatie

UN MESSAGER DU ROI

OGIER, valet d’Alcandre

UN CONSEILLER DE LA REINE

FLORINÉE, dame de compagnie de la reine

LYSIMANT, gentilhomme de la suite d’Alcandre

UN PAGE DU ROI

SUITE DU ROI

SUITE DE LA REINE

 

La scène se passe tantôt en Hongrie, tantôt en Dalmatie.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LE ROI DE HONGRIE, TIMANDRE, LYSANOR, SUITE DU ROI, tous en habits de villageois

 

LE ROI.

Comment pourra l’Amour finir heureusement

Ce que nous commençons par un déguisement ?

Un malheureux amant, après mille traverses,

Mille vœux, mille cris, mille plaintes diverses,

Restant sans patience, et non sans passion,

Trouve enfin du recours en cette invention,

Voit sous de faux habits l’objet de sa pensée,

Et cherche du remède à son âme blessée :

Moi qui ne ressens point de pareilles douleurs,

Qui n’ai jamais appris à répandre des pleurs,

Qui trouve toute chose à mon dessein propice,

J’imite un malheureux et j’use d’artifice.

Comment pourra l’Amour finir heureusement

Ce que nous commençons par un déguisement ?

TIMANDRE.

Pour goûter un bonheur que le ciel nous envoie,

Il faut qu’un peu de mal en modère la joie ;

La peine fait le prix, on chérit un plaisir

Quand on a pour l’avoir exercé son désir ;

Un cerf ne plairait pas qu’on aurait pris sans peine,

Il faut en le courant avoir perdu l’haleine ;

Il est ainsi d’amour quelques charmes qu’il ait ;

Rien n’est selon nos vœux quand tout vient à souhait.

Vos pas auront leur prix, les charmes de la reine

Vous plairont davantage après un peu de peine,

Et ce puissant démon qui préside à l’amour

Aura des traits plus forts en ce lieu qu’à la cour.

LE ROI.

C’est avec cet espoir que j’attends l’arrivée

De celle dont mon âme est si longtemps privée,

Qui vient charmer la cour de ses appas exquis,

Et posséder chez nous ce qu’elle s’est acquis.

Avant que de paraître, et recevoir à Bude

Cet agréable objet de mon inquiétude,

Puisqu’elle dîne ici, je puis facilement

Satisfaire à mes yeux en ce faux vêtement.

Voyant cette beauté qui n’a point de pareilles,

Et dont l’ambassadeur m’écrit tant de merveilles,

Beaucoup se trouveront en ce village exprès

Pour y voir des premiers ses aimables attraits.

Timandre, ai-je assez bien déguisé mon visage ?

Me peut-on reconnaître en ce vil équipage ?

TIMANDRE.

Sire, facilement, pour vous déguiser mieux,

Aussi-bien que d’habits il fallait changer d’yeux.

Cet habit ne rend pas votre gloire inconnue :

Pour cacher un soleil il faudrait une nue ;

Et quand vous aurez vu ce que vous désirez,

Sire, il faut être ici le moins que vous pourrez.

 

 

Scène II

 

LE ROI DE HONGRIE, TIMANDRE, LYSANOR, SUITE DU ROI, ROSÉLIE en villageoise, FLORIS, sa nourrice

 

ROSÉLIE, passant derrière le roi et sa suite.

Dieux ! que tu m’as fait prendre un dessein frénétique !

Je n’ose ouvrir les yeux en cet habit rustique.

La reine ne vient point : l’état où je me vois

Me fait imaginer que chacun rit de moi.

FLORIS.

Courez où bon vous semble, à la fin je suis lasse ;

Vous n’arrêtez jamais en une même place ;

Nous allons, nous tournons, nous voilà, nous voici ;

Craignez-vous que nos pieds prennent racine ici ?

ROSÉLIE.

Suis-moi six pas encor, je serai satisfaite :

Ces villageois riront de me voir ainsi faite.

LE ROI.

Adorable beauté !

ROSÉLIE.

Vois comme ils vont gausser.

Elles s’enfuient.

LE ROI.

Mais, dieux ! c’est un éclair qui n’a fait que passer ;

La farouche qu’elle est se dérobe à ma vue :

As-tu vu de quels traits cette belle est pourvue ?

Combien de doux appas de ses yeux sont partis ?

As-tu le cœur de chair ? les as-tu ressentis ?

Ou plutôt par les miens, sous la forme de flamme,

N’as-tu point vu sortir ni mon cœur, ni mon âme ?

Que de petits Amours volent dans ses cheveux,

Et qu’en ce peu de temps ils m’ont ôté de vœux !

Timandre, cours après, sois propice à ma flamme,

Et ramène à mes yeux cet objet de mon âme.

TIMANDRE.

Vous devez différer ces frivoles amours,

Car vos affaires, sire, ont pris un autre cours ;

Elles sont d’importance, et sont trop avancées

Pour souffrir maintenant de si basses pensées.

LE ROI.

En connais-tu le genre, as-tu lu dans mon sein ?

Découvres-tu ma flamme, et sais-tu mon dessein ?

Crois-tu que la nature ait produit un visage

Beau comme cet objet de mon nouveau servage ?

Cours, trouve ces beaux yeux qui m’ont ravi les sens,

Fais que je rende hommage à ces astres naissants.

TIMANDRE.

Afin qu’une paysanne ait sur vous tant de force,

Il faut qu’elle ait usé d’une secrète amorce ;

Elle porte sur soi quelque charme caché

Dont elle a votre cœur si promptement touché.

LE ROI.

Ne les as-tu pas vus ces adorables charmes ?

Ton cœur comme le mien ne rend-il pas les armes ?

Et n’adores-tu pas ces parfaites beautés,

Par qui cette sorcière a mes sens enchantés ?

Pourquoi ne veux-tu pas, me voyant de la sorte,

Qu’Amour m’ait méconnu sous l’habit que je porte,

Et, qu’ignorant le sort qui préside à mes ans,

Il m’ait blessé des traits qu’il décoche aux paysans ?

TIMANDRE.

Donc un remède aisé pourra guider votre âme :

Il faut changer d’habits, vous changerez de flamme.

LE ROI.

Toi, change de propos ; quand cet objet vainqueur

Ne me charmera plus je n’aurai plus de cœur.

Dans le mal que je sens je ne veux point qu’on m’aide,

Et ton malheur serait le prix de ton remède ;

Atteins ce rare objet, conte-lui mon amour,

Et me l’amène à Bude, où j’attends ton retour.

Timandre va chercher Rosélie ; le roi et sa suite reprennent la route de Bude.

 

 

Scène III

 

ROSÉLIE, FLORIS, puis TIMANDRE

 

ROSÉLIE.

Qu’elle tarde à venir !

FLORIS.

Vienne ou ne vienne pas,

Que je perde le jour si je vous suis d’un pas.

ROSÉLIE.

Tu dois appréhender que je ne sois connue,

Car ta seule prière a causé ma venue ;

Toi seule, tu m’as mise au point où me voici.

Je mourrais de regret que l’on me vît ainsi ;

Combien sur ma folie on trouverait à mordre !

Mon col est bien orné, mes cheveux en bel ordre !

Je rougis seulement de paraître à tes yeux ;

Mais c’est pour obliger ton esprit curieux.

FLORIS.

Quoi ! vous ne croyez pas être assez agréable ?

Je meure si jamais vous fûtes plus aimable,

Si dessous ces habits vous n’avez des appas

Que les perles et l’or ne vous donneraient pas.

L’art ne peut aiguiser des traits comme les vôtres,

Il sied à des beautés, il ne sied pas à d’autres :

Un visage commun s’embellit par le fard ;

Un beau n’a point besoin des ornements de l’art.

Comme un autre, jadis, le mien eut quelque grâce,

Mais qui n’éclate plus, la vieillesse l’efface ;

Alors tous mes amants s’accordaient en ce point,

Que les plus beaux habits ne m’embellissaient point,

Qu’ils aimaient seulement ma beauté naturelle,

Qu’avec tant d’ornements je paraissais moins belle,

Et que de beaux objets, comme la vérité,

N’éclatent jamais tant qu’en la simplicité.

Que le temps est changé ! maintenant mes oreilles

Ne se repaissent plus de louanges pareilles.

ROSÉLIE.

Hélas ! te déplaît-il d’être sans amoureux ?

Regarde en quel état on m’a mise pour eux ;

Tu me vois exilée en ce pays champêtre,

Hors du doux élément où le ciel m’a fait naître ;

Mon frère me défend de paraître à la cour ;

Il accuse mes yeux de donner trop d’amour ;

Ayant appris qu’Alcandre estimait mon visage,

Il me retient captive en ce pays sauvage,

Où les bois et les eaux sont tout ce que je vois,

Où je n’ai d’entretien que mes pensers et toi.

FLORIS.

Alcandre me plaît fort ; c’est un aimable prince

S’il en vécut jamais dedans cette province.

Que vous seriez heureuse en vivant sous sa loi !

C’est un charmant époux que le frère d’un roi.

Quel homme vient à nous ?

Timandre vient.

ROSÉLIE, le regardant.

Que le sort m’est contraire

Qui m’expose ainsi faite aux regards de mon frère !

Cachons-nous d’un mouchoir au mieux qu’il se pourra :

Au moins, si c’est en vain, la feinte lui plaira.

Elles veulent s’en aller.

TIMANDRE.

Un mot, la belle, un mot.

ROSÉLIE.

Quatre si bon vous semble.

À part.

Je sens rougir mon front, et tout le corps me tremble.

Elles se cachent le visage de leur mouchoir.

TIMANDRE.

Pourquoi me cachez-vous la douceur de ces yeux

Par qui l’Amour a fait un coup si glorieux ?

Connaissez-vous leur grâce, en savez-vous la force ?

Craignez-vous que mon cœur se rende à leur amorce ?

Tiennent-ils à mépris le titre de vainqueurs ;

Ne désirent-ils pas l’être de tous les cœurs ?

ROSÉLIE.

Simple, et qui n’ai jamais fréquenté les écoles,

Je ne puis que répondre à ces belles paroles.

TIMANDRE.

Donc, sans me repartir, accompagnez mes pas :

Le roi veut rendre hommage à vos divins appas.

ROSÉLIE.

C’est peut-être aujourd’hui la fête du village,

Et c’est le roi du bal qui me veut rendre hommage ?

TIMANDRE.

Non, le roi de Hongrie adore vos beautés,

Vos charmes sans pareils ont ses yeux enchantés ;

Il avait résolu de voir ici la reine

Qui vient de ses états être la souveraine.

Et, sous de faux habits l’attendant en ces lieux,

Il s’est trouvé surpris à l’éclat de vos yeux.

ROSÉLIE.

Et vous, qui m’apportez cette heureuse nouvelle,

Vous avez pris le soin d’une charge si belle ?

TIMANDRE.

Plût au ciel qu’on lui pût déplaire impunément,

Et secouer le joug de son commandement !

Au lieu de vous conter que ce prince vous aime,

Que je serais heureux de parler pour moi-même !

Mais las ! je suis réduit sous la sévère loi

De prier pour un autre, et désirer pour moi.

ROSÉLIE.

N’en soyez point jaloux : selon que je propose,

Et vous et ce grand prince obtiendrez même chose,

Car pour toute faveur vous n’aurez qu’un adieu.

TIMANDRE.

Non, ce n’est pas ainsi que l’on sort de ce lieu ;

Il faut suivre mes pas, ma charge est trop expresse ;

Songez de quelle part ma parole vous presse ;

Vous dussiez estimer cet honneur glorieux :

D’un amant, gardez-vous de faire un furieux.

ROSÉLIE, s’ôtant le mouchoir du visage.

Cruel, dois-tu porter ces mots à mes pareilles,

Et voudrais-tu bien voir ce que tu me conseilles ?

Ne porterais-tu pas un poignard dans mon sein,

Si je te promettais d’accomplir ton dessein ?

TIMANDRE.

Ah ! ma sœur, est-ce vous ?

ROSÉLIE.

Il fallait qu’en personne

Le roi vînt m’apporter son sceptre et sa couronne,

Employer contre moi tous ses vœux, et ses soins,

Chasser d’ici le jour, en bannir les témoins,

Ne laisser en ce lieu qu’amour et le silence,

Gémir, verser des pleurs, user de violence,

Par un vrai désespoir prouver de vrais ennuis,

C’était là le moyen de savoir qui je suis ;

Enfin vous auriez vu qu’avec toute sa peine

Il n’aurait eu pour moi qu’une espérance vaine.

Jeter à mon bonheur vous-même l’hameçon,

C était là m’éprouver de mauvaise façon ;

Faites de mon esprit davantage de compte,

Et n’appréhendez point de rougir de ma honte,

Quand mes phis doux plaisirs ne seraient pas bornés

Par l’enclos du village où vous me retenez.

TIMANDRE.

Achève, chère sœur, cette inutile plainte ;

Je ne conçus jamais une pareille feinte :

Je crois que ta sagesse est sans comparaison,

Que rien ne doit veiller sur toi que ta raison ;

Crois que je suis sensible au sujet qui t’afflige,

Qu’à ton éloignement la contrainte m’oblige ;

Car connaissant qu’Alcandre estimait tes appas,

Quoiqu’il soit de naissance à ne l’épouser pas,

Devions-nous pas, ma sœur, redouter l’insolence

D’un qui peut employer jusqu’à la violence,

Qui peut effectuer d’un empire absolu,

Étant frère du roi, quoi qu’il ait résolu ?

Mais, ce mal est suivi de la pire infortune

Qui pouvait jamais être à nos jours importune :

Je crains de succomber au soin que je te dois,

Tâchant de résister aux passions du roi.

Espérer que l’hymen t’honore de sa couche,

Ce discours seulement messied à notre bouche ;

Aussi, qu’aucun respect le puisse modérer,

C’est ce que son humeur me défend d’espérer ;

Il faut que tout succède à cette âme hautaine,

Le ciel ne rendrait pas son entreprise vaine ;

La force ou la colère éteindront ses amours,

Il n’épargnera pas ton honneur ou nos jours.

ROSÉLIE.

J’apprends de ce discours ma dernière aventure,

C’est que l’on me prépare une étroite clôture ;

Je vis pour être esclave, et l’on s’est irrité

Qu’il me restât encore un peu de liberté.

Eh bien ! que l’on dispose à son gré de ma vie,

Sans de ces vains discours pallier cette envie ;

Ne feignez point qu’un roi trouve en moi des appas,

Mais dites seulement que je ne vous plais pas.

Pourquoi rejetez-vous avecque tant de peine

Sur son affection l’effet de votre haine ?

Vous faites vainement agir tant de ressorts ;

Dites de quels habits il faut couvrir ce corps ;

Déclarez quelle règle à mes jours est prescrite,

Quel enclos à mes pas doit servir de limite.

TIMANDRE.

Ah ! ne m’accusez point de cette intention,

Ma sœur, vous jugez mal de mon affection ;

Le roi m’envoie ici, son amour est extrême,

Et je n’avance rien que la vérité même.

Ne vous connaissant pas je voulais vous trahir,

Et vous faire approuver ce qu’il vous faut haïr ;

Mais quittons ce discours, et détournons l’orage

Qui menace, ma sœur, votre honneur du naufrage.

Si je trouve à l’hymen votre cœur préparé,

Ce moyen, ce me semble, est le plus assuré.

Pâris depuis longtemps idolâtre vos charmes :

Vous savez ses désirs, vous avez vu ses larmes ;

Nous joindrons votre sort à sa condition

Si vous êtes sensible à son affection.

Aujourd’hui ce seigneur arrive avec la reine ;

Êtes-vous disposée à soulager sa peine ?

Ce remède, ma sœur, est le seul que je vois

Dont on puisse arrêter les passions du roi.

ROSÉLIE.

Selon votre désir, disposez de mon âme,

Vous seul la pouvez rendre ou de glace, ou de flamme ;

Vous savez que je suis incapable de choix,

Puisque l’obéissance est aveugle et sans voix.

TIMANDRE.

J’espère ainsi de vous, et ce remède unique

Peut détourner du roi le pouvoir tyrannique.

Mais il vous faut, ma sœur, retirer de ces lieux ;

J’appréhende pour vous, les rois ont beaucoup d’yeux.

La reine vienne ou non, que vous sert sa venue ?

Allez changer d’habits, et craignez d’être vue.

Il sort.

ROSÉLIE, à Floris.

Le vain respect d’un frère a retenu ma voix

Dans les termes honteux de celer qui j’aimais ;

Je cherche les déserts, j’y parle de mes peines ;

J’entretiens de mes feux les bois et les fontaines,

Je conte à des rochers ce qu’Alcandre a d’appas,

D’autant que je sais bien qu’ils ne m’entendent pas.

Ailleurs, je n’ose user de licences pareilles,

Et je n’ai point de bouche où je vois des oreilles ;

Je crains de publier mon amoureux tourment

Aux lieux où je puis voir un oiseau seulement.

Triomphe, mon amour, de cette humeur craintive ;

Confessons, publions qu’Alcandre nous captive :

Quelque effort qu’on oppose au bonheur que je veux,

Jamais un autre objet n’obtiendra de mes vœux.

FLORIS.

Ah ! ce discours me plaît, c’est parler en amante :

Remédiez vous-même au mal qui vous tourmente.

La repentance est due à ces faibles esprits

Qui traitent par un autre une affaire de prix.

Vous êtes amoureuse, et non pas votre frère ;

Ce qui se passera, c’est à vous à le faire ;

S’il désire à son gré vous choisir un époux,

Faisant pour vous l’amour, qu’il l’épouse pour vous.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

PÂRIS, TIMANDRE

 

PÂRIS.

Vous allez à la cour, et vêtu de la sorte !

Sont-ce là désormais les habits qu’on y porte ?

TIMANDRE.

Le roi même avait pris un pareil vêtement ;

Nous voulions voir la reine en ce déguisement :

Mais, étant arrivés, certaine inquiétude

L’a fait changer d’avis et retourner à Bude.

PÂRIS.

Eh bien, vous avez vu ce miracle d’amour ;

Croyez-vous qu’un pareil ait jamais vu le jour ?

Et d’abord aviez-vous la vue assez puissante

Pour soutenir l’éclat de sa beauté naissante ?

Cet objet adorable entre les beaux objets

Pour compter ses amants comptera ses sujets,

Mais n’éteindra que d’un les ardeurs amoureuses

À qui je vais porter ces nouvelles heureuses.

Monarque aimé du ciel par-dessus tous les rois,

De voir cette beauté se ranger sous tes lois !

TIMANDRE.

Quelque sage conseil que la raison nous donne,

Ses yeux pourront autant sur nous que sa couronne ;

Ce voyage a changé votre inclination,

Ma sœur n’est plus l’objet de votre affection.

PÂRIS.

Ah, Timandre ! épargnez la plus rare constance

Qui jamais combattit contre la résistance,

Avec la plus aimable et divine beauté

Qui jamais ait taché son nom de cruauté ;

Le temps ne peut briser la chaîne qui me lie,

Et malgré vos refus j’adore Rosélie :

Que cette déité si contraire à mes vœux

N’ouvre jamais la bouche à foui que je veux,

Qu’elle évite mes pas, tâche de me déplaire,

Accuse mes désirs, me nomme téméraire ;

Avant que mon esprit soit las de l’adorer,

Elle se lassera de me voir soupirer.

TIMANDRE.

Voilà nous témoigner des ardeurs trop parfaites,

Elle guérite peu l’honneur que vous lui faites,

Et vous en obtiendrez ce que vous souhaitez,

Pourvu que mon conseil règle ses volontés.

N’en doutez plus, Pâris, Timandre est votre frère :

Ranimez votre espoir, et pressons cette affaire ;

Arrêtons cet hymen, et sans plus différer,

Si vous avez dessein de nous tant honorer.

PÂRIS.

Serais-je encor Pâris, refusant cette gloire ?

Monsieur, demandez-vous si Tantale veut boire ?

Je meurs d’impatience en des accès si forts...

Quand j’aurai vu le roi, traitons ces doux accords.

 

 

Scène II

 

LE ROI, ALGANDRE, LYSANOR

 

LE ROI, à Alcandre.

Il suffit, brise là ce discours inutile,

Je le crois comme toi que sa naissance est vile ;

Mais j’aime sa beauté tout ignoble qu’elle est,

Et je hais tes discours, autant qu’elle me plaît ;

Prends tes avis pour toi, souffre que je soupire,

Ma raison ne veut point rétablir son empire.

Il embrasse Timandre, qui entre avec Pâris et Argant.

Ah, Timandre ! est-ce toi ? j’attendais ton retour ;

As-tu pris le souci de servir mon amour ?

Viens-tu sur ma blessure apporter le dictame ?

As-tu revu l’objet de ma naissante flamme ?

TIMANDRE.

Pâris vient s’acquitter d’un soin plus important ;

Quand il aura parlé, je vous rendrai content.

PÂRIS.

Tout vous succède, sire, en la gloire où vous êtes ;

On reçoit dans le ciel tous les vœux que vous faites ;

La reine dans Pétronne exerce ses désirs

Pour rendre votre espoir moindre que vos plaisirs ;

Elle préfère aux cieux cette heureuse contrée,

Et je viens recevoir l’ordre de son entrée.

LE ROI.

Est-elle si charmante ? est-ce un objet si beau ?

Peux-tu par tes discours m’en faire le tableau ?

PÂRIS.

Je ne l’égale point à l’aurore, à la lune,

Cette comparaison me semble trop commune ;

Et pour vous figurer que ses attraits sont doux,

Il suffit si je dis qu’elle est digne de vous.

Juger des qualités dont le ciel l’a pourvue,

Sire, cette action n’appartient qu’à la vue ;

Et quelques inventifs que soient les jugements,

Ils ne concevraient pas ses moindres ornements.

Faites-vous un tableau de mille belles choses,

Imaginez des lis, figurez-vous des roses ;

Songez à ce qu’on voit de rare en Orient,

Au soleil quand il a le visage riant ;

Lisez ce qu’on a dit des merveilles d’Hélène,

C’est là que mille esprits ont épuisé leur veine ;

Voyez tout ce qui peut obliger à l’amour ;

Allez cent fois au cours, voyez toute la cour ;

Considérez les traits des plus rares visages,

De toutes qualités, de tous noms, de tous âges ;

Sachez ce que Venus avait de plus charmant ;

Pâris vous en dût-il dire son sentiment,

Après tout, il faudra que tout le monde avoue

Qu’un regard de la reine, un œillet de sa joue,

Un des lis de son sein, un poil de ses cheveux,

Passent tous les objets qui méritent des vœux.

LE ROI, dédaigneusement.

Vous poursuivrez tantôt de conter ces merveilles,

D’autres soins maintenant demandent mes oreilles.

Adieu, reposez-vous : suis-moi Timandre.

Il sort avec Timandre ; Alcandre et Lysanor sortent aussi.

PÂRIS, seul avec Argant.

Ô dieux !

En cette occasion dois-je croire mes yeux ?

Sont-ce là ces transports, cet accueil d’allégresse,

Qu’un véritable amant prépare à sa maîtresse ?

Est-ce ainsi que les rois prouvent leur passion ?

Ou s’est-il repenti de son élection ?

N’ai-je pas figuré cette reine assez belle,

Pour qu’il dût conserver l’estime qu’il eut d’elle.

ARGANT.

Que c’en soit le sujet, je ne l’estime pas ;

Vous n’avez que trop bien figuré ses appas.

Lysanor entre.

LYSANOR, remettant un billet à Pâris.

Ce mot s’adresse à vous, et le roi vous commande

De ne point différer l’affaire qu’il vous mande.

PÂRIS.

C’est l’ordre, assurément, de la réception

Qu’il faut faire à l’objet de son affection.

Il ouvre le billet, et lit.

Contenu du billet.

« Pâris, reconduisez la reine en ses pays :

« Les rois sans s’expliquer doivent être obéis. »

Ah dieux ! quelle inconstance à la sienne est pareille !

Je doute si je lis, je doute si je veille ;

En cet étonnement la force me défaut,

Mais voyez, Lysanor, si j’ai lu comme il faut.

Il donne le billet à Lysanor qui lit tout haut.

Ah ciel ! il est trop vrai, mes doutes sont frivoles,

Et je vous fais en vain répéter ces paroles.

Abusé, quel malheur a ton bien diverti ?

Connais-tu la prison dont ton cœur est sorti ?

Vois, monarque inconstant, cette rare merveille,

Ton œil en jugera bien mieux que ton oreille ;

Si tu n’es ébloui par ses moindres attraits,

Si tu ne sens ton cœur percé de mille traits,

Si tu lui peux nier ni tes vœux, ni ton âme,

Si tu peux l’oublier, si tu n’es tout de flamme,

Si nous ne te voyons resserrer tes liens,

Si les larmes aux yeux tu n’adores les siens,

Je verrai sans regret ton humeur refroidie,

Mon esprit satisfait louera ta perfidie.

LYSANOR.

Si vous me permettez de parler librement,

Possible serons-nous d’un même sentiment.

Avez-vous remarqué qu’il souffrait avec peine

Que vous parlassiez tant des beautés de la reine ;

Je crois qu’il a jugé, voyant votre action,

Que vous en discouriez par inclination.

PÂRIS.

Il est vrai, je pouvais modérer ces louanges,

Mais peut-on dire trop quand on parle des anges ?

Donc je n’aurai pour prix d’avoir fait mon devoir,

Que le sensible affront que je vais recevoir ?

Mais il faut obéir : Ah dieux ! en cette peine,

De quel œil faudra-t-il que j’aborde la reine ?

ARGANT.

Puisque de trop louer ce mal est provenu,

Monsieur, j’ai bien dessein d’être plus retenu ;

Et ceux posséderont des mérites étranges,

Qui se pourront vanter d’avoir de mes louanges.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

LE ROI, TIMANDRE, ALCANDRE, LYSANOR

 

LE ROI, embrassant Timandre.

C’est ta sœur, cher Timandre, agréable discours !

Quel astre est plus heureux que celui de mes jours ?

Mais sois plus favorable à l’ardeur qui me presse,

Amène dans ces lieux cette belle maîtresse.

Je jure par le ciel que cet objet vainqueur

Gouvernera mon sceptre aussi-bien que mon cœur.

TIMANDRE.

Sire, nous chérirons d’une amour éternelle,

La chaste intention que vous avez pour elle ;

Et ce point seul nous manque en un bonheur si doux,

Qu’elle a trop peu d’attraits pour un si digne époux.

LE ROI.

Je sais mieux estimer cet objet adorable,

À qui jamais le ciel n’en fit un comparable.

ALCANDRE, à part.

Dieux ! comment puis-je ouïr ce fâcheux entretien,

Où j’entends mon rival se promettre mon bien ?

LE ROI.

Où brille maintenant cet astre de ma vie ?

Allons-y, cher Timandre, oblige mon envie ;

Mais non, va le premier lui présenter mes vœux,

Et disposer son cœur à l’hymen que je veux.

TIMANDRE.

J’y vais : mais vous savez quel serment vous engage,

Sire, souvenez-vous qu’elle est, et noble, et sage.

Ils sortent tous excepte Alcandre.

ALCANDRE, seul.

Quel malheur est égal aux rigueurs de mon sort

Qui m’a fait assister à l’arrêt de ma mort ?

Romprez-vous, justes dieux, le beau nœud qui nous lie ?

Avez-vous résolu de m’ôter Rosélie ?

Laisserez-vous sans prix mes chastes passions ?

Ne peut-on divertir vos résolutions ?

Mourrai-je désormais d’une mort éternelle ?

Car c’est mourir toujours que de vivre sans elle.

Va porter, dieu des cœurs, ton bandeau sur ses yeux

Pour la rendre insensible aux pompes de ces lieux.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ARTHÉMISE, reine de Dalmatie, FLORINÉE, SUITE DE LA REINE

 

LA REINE.

Pâris larde beaucoup ; je brûle, Florinée,

De voir à quel époux le ciel m’a destinée.

Pâris, suivi d’Argant, entre avec un air triste.

FLORINÉE.

Madame, le voici, soyez plus en repos ;

Certes, vous n’en pouviez parler plus à propos.

PÂRIS, tirant son épée, et la mettant aux pieds de la reine.

Il n’est malheur égal à celui de ma vie :

Madame, commandez qu’elle me soit ravie ;

Je viens offrir ce corps au trépas mérité

Par quiconque déplaît à votre majesté ;

Je suis digne de mort, l’ayant désobligée,

Et je mourrai content si vous êtes vengée.

LA REINE.

Si tu m’as pu fâcher, c’est par ces longs discours ;

Achève, quel malheur traverse nos amours ?

PÂRIS.

Que la constance est rare au séjour où nous sommes,

Et qu’elle arrête peu dans les esprits des hommes !

Qu’on trouve de folie aux cerveaux les plus sains,

Et qu’il faut peu de chose à changer leurs desseins !

Qu’un muable destin lient leur âme asservie,

Et que le vent est stable au prix de leur envie !

LA REINE.

Je sais d’où te provient cette admiration ;

Le roi s’est repenti de son élection.

PÂRIS.

Que ses légèretés n’ont un autre ministre !

Pourquoi m’a-t-il choisi pour ce corbeau sinistre !

Mais c’est faire languir votre esprit trop longtemps,

Et je diffère trop le trépas que j’attends.

Le roi veut que Pâris vous remène en vos terres ;

À ce mot, justes dieux ! où sont tous vos tonnerres ?

Son esprit est changé, votre espoir est déçu,

Par le moindre sujet qu’on ait jamais conçu :

J’ai trop bien exprimé les traits de ce visage,

Et peignant un soleil, j’ai causé de l’ombrage ;

Il a cru que, faisant tant d’admiration,

Je lui parlais de vous par inclination.

LA REINE.

Levez-vous, c’est assez, vous m’avez obligée

De m’apprendre un affront dont je mourrai vengée ;

Mieux vaut connaitre tôt ces esprits inconstants,

Que quand l’hymen nous joint, et qu’il n’en est plus temps ;

Au reste, si de vous cette humeur lui procède,

Il faut que son mérite à vos mérites cède ;

Et vos perfections sont plus dignes de moi,

Car on n’est point jaloux d’un moins parfait que soi :

Rendre les soupçons vrais, c’est le propre des femmes.

Pâris, il faut qu’hymen conjoigne nos deux âmes ;

Mes desseins valent faits aussitôt que conçus ;

Partons, il ne faut point méditer là-dessus.

Elle sort avec Florinée.

ARGANT.

Ô dieux ! l’heureux effet d’avoir loué la reine !

La résolution que j’avais faite est vaine.

Monsieur, je louerai tout, et ferai des jaloux,

Tant que, par ce moyen, je sois roi comme vous.

PÂRIS, étonné.

Ici le sort, Pâris, éprouve ta constance,

Pourras-tu contre un sceptre user de résistance ?

Ici deux déités se présentent à toi,

L’une te rend heureux, et l’autre te fait roi ;

Rosélie et la reine ont des appas extrêmes,

L’une offre des plaisirs, l’autre des diadèmes ;

C’est à toi de nommer ou Vénus, ou Junon ;

Mais imite celui dont tu portes le nom.

Agréable Cypris, divine Rosélie,

J’incline en ta faveur, ton mérite me lie ;

L’espoir de t’acquérir me fait tout dédaigner,

Je préfère tes fers à l’honneur de régner.

ARGANT.

Dieux ! qu’un astre insensé régit sa destinée !

Le plaisant Don Quichotte avec sa Dulcinée !

Je crois qu’on le gaussait, lui parlant d’être roi :

Fut-il jamais Sancho plus malheureux que moi ?

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE ROI, ROSÉLIE, ALCANDRE

 

LE ROI, à Rosélie.

Ne me fais point languir, prononce ma sentence,

Dois-je espérer le prix, ou bien la repentance ?

Ne m’assassine plus de ces froids compliments,

Et ne me parle point contre tes sentiments.

Ton cœur est à l’amour comme le mien sensible,

Et puis qu’il en est digne, il en est susceptible.

Nature en nous formant travaille avec dessein,

Et seule aux passions nous dispose le sein ;

Ce qui doit être aimé, son soin le rend aimable ;

Ce que l’on doit haïr, il est désagréable ;

Elle met en la voix, aux yeux, au port, au pas,

L’ordonnance d’aimer ou bien de n’aimer pas ;

Et toujours elle rend, cette ouvrière suprême,

Susceptible d’amour, ce qu’elle veut qu’on aime.

Ces difformes objets qu’elle fait par mépris

Ne peuvent jamais prendre, et ne sont jamais pris ;

À leur grossière humeur leurs âmes obéissent ;

Ils suivent leur justice, on les hait, ils haïssent,

Sans trouver toutefois leur destin rigoureux,

Car la loi de l’amour n’est pas faite pour eux.

Les belles passions sont pour les belles âmes,

Elles peuvent donner et recevoir des flammes ;

Et, seule de ce rang, tu veux faire estimer

Que tu nous peux contraindre à l’amour sans aimer.

ROSÉLIE.

Un ouvrier peut manquer, et, formant une chose,

Il n’obtient pas toujours la fin qu’il se propose ;

Nature quelquefois peut désigner en vain,

Et l’on a vu sortir des monstres de sa main.

ALCANDRE, à part.

Divin objet d’amour ! esprit plus qu’adorable !

Que privé de tes vœux je vivrais misérable !

LE ROI.

Après t’avoir fait naître elle a beau méditer,

Elle ne saurait plus soi-même s’imiter.

ROSÉLIE.

Sire, à ces compliments je demeure muette :

Tous les miroirs sont faux, ou je suis moins parfaite.

ALCANDRE, à part.

Qu’un honnête respect à sa froideur est joint !

Adorable beauté, qui ne t’aimerait point ?

LE ROI.

Vois dans ce cœur ardent les charmes de ta grâce,

Et ne t’assure point au rapport d’une glace,

Car une fille y voit ses moindres ornements ;

Elle se doit mirer aux cœurs de ses amants,

Et, les voyant brûler d’une ardeur excessive,

Croire qu’elle ne cède à nul objet qui vive.

ROSÉLIE.

Mais, comme les miroirs, ils peuvent être faux,

Et sous de beaux crayons nous montrer nos défauts ;

Tel dira bien souvent qu’un bel œil le consume,

Qui n’eut jamais d’amour, et flatte par coutume.

ALCANDRE, à part.

Agréable combat ! que tu m’es important !

Ciel ! qu’ai-je mérité, que tu m’assistes tant ?

LE ROI.

Sans rechercher, mon cœur, ces répliques frivoles,

Tu me peux repartir avecque deux paroles ;

Dis, l’amour m’a blessée, et ses traits me sont doux,

Mais ils me sont venus d’un autre objet que vous ;

Dis que tu n’aimes pas d’une façon commune

Et que tu ne veux rien donner à la fortune,

Qu’il te faut mériter afin de t’acquérir,

Que tu veux qu’on te blesse avant que de guérir.

Bannis de tes discours cette frivole crainte,

J’abhorrerais un bien qui vient de la contrainte ;

Te parlant du brasier que tu ressens si peu,

Ce n’est pas en un fort que je porte le feu ;

Je n’ai pas résolu d’embraser une ville,

On n’agit pas ainsi dans l’esprit d’une fille :

Pour la brûler d’un feu si plaisant et si beau,

Il faut qu’elle y consente, et tienne le flambeau.

Mais je prolonge trop un discours qui te gêne ;

Adieu, songe à serrer ou dénouer ma chaîne ;

Estime, cependant, que tous mes feux sont saints,

Et que c’est à l’hymen que tendent mes desseins.

Il sort.

ALCANDRE, à Rosélie.

Voilà vous assaillir de ses plus fortes armes ;

Vous proposant l’hymen, un sceptre a bien des charmes

Voilà bien de quoi mettre un esprit en souci ;

L’amour est bien puissant, mais la fortune aussi.

Mon frère a reconnu le naturel des femmes ;

Il sait par quel moyen on peut toucher leurs âmes :

Madame, c’est beaucoup que d’épouser un roi,

Et que de voir un monde obéir à sa loi.

ROSÉLIE.

Ne présidé-je plus à votre âme asservie ?

Dieux ! par quel accident

Êtes-vous devenu, chère âme de ma vie,

De son rival son confident ?

ALCANDRE.

Et par quel accident l’éclat qui l’environne,

Ne peut-il vous toucher ?

Si l’amour vous peut faire haïr une couronne,

Il est un dangereux archer.

ROSÉLIE.

Ah ! ne me laissez point en cette crainte extrême,

Ne songeons point au roi ;

Le dessein qui vous fait parler contre vous-même

Me ferait armer contre moi.

ALCANDRE.

Il a pris votre cœur, il y met son image,

La mienne en doit sortir ;

Et je vous l’aime mieux conseiller par courage,

Qu’avecque honte y consentir.

ROSÉLIE.

Ah dieux ! j’entends ces mots de la bouche d’Alcandre ;

Il soupçonne ma foi !

Cruel ! donne ce fer, ma main te veut apprendre,

Si mon cœur aime rien que toi.

ALCANDRE.

Que cette feinte, ô dieux ! rend mon âme contente,

Et m’ôte de souci !

Je t’aime, je t’adore, et, si tu vis constante,

Crois que je vis constant aussi.

 

Les aimables soupirs, les agréables larmes !

Que j’aime à t’affliger, que j’y trouve de charmes !

Alors que je t’éprouve en un si digne point,

Tu me fâcherais bien de ne te fâcher point.

ROSÉLIE.

Si mes jours durent trop, si tu veux m’ôter l’âme,

Cruel, soupçonne-moi d’avoir changé de flamme ;

Pour plaire à ton désir ce bras me suffira,

Il punira ton crime, et me justifiera.

ALCANDRE.

Tu m’offenses, mon cœur, je te crois si fidèle

Qu’on ne peut l’être plus, que tu n’es pas plus belle.

ROSÉLIE.

Me voyant si rebelle aux passions du roi,

Tu peux bien là-dessus t’assurer de ma foi.

ALCANDRE.

Si je voyais, mon cœur, revivre sur la terre

Les maîtresses du dieu qui lance le tonnerre,

Et faire à tout le monde adorer leurs appas,

Leurs charmes les plus doux ne me toucheraient pas.

Quoi que le sort m’offrît sur la terre ou sur l’onde,

Je préfère tes yeux à l’empire du monde.

Ne cédons point, mon âme, à ces fausses clartés,

Notre flamme est réelle, et ce sont vanités ;

Ce qui n’est pas encore, un instant le peut faire,

Il nous peut élever au trône de mon frère ;

L’or peut ceindre nos fronts suivant l’ordre des ans :

Mais ne souhaitons point des fardeaux si pesants ;

Pourvu qu’à mon ardeur ta passion réponde,

Je suis roi, je suis dieu, je suis maître du monde.

ROSÉLIE.

S’il te souvient toujours des vœux que tu me fais,

Crois que nos passions auront de beaux effets ;

Pourvu que ton ardeur à la mienne réponde,

Je suis reine, déesse, et maîtresse du monde.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

LA REINE, PÂRIS, ARGANT, SUITE DE LA REINE

 

En Dalmatie.

LA REINE.

Depuis notre départ de ce bord étranger,

De ce bord où préside un esprit si léger,

Nous avons vu dix fois sur le rivage more,

Et rougir et pâlir le beau teint de l’Aurore ;

Et mon front seulement est peint d’une couleur

Qui ne s’effacera qu’avecque ma douleur ;

Que n’ai-je déjà fait, en l’ardeur qui m’enflamme,

À ce perfide roi vomir le sang et l’âme !

Ma main, ma propre main lui percera le flanc,

Je mangerai son cœur, et je boirai son sang ;

Et, lorsque des pays de ce lâche monarque

J’aurai fait un désert sans nom et sans remarque,

Quand on aura pavé tous les chemins de corps,

Qu’on nommera ces lieux la province des morts,

Mes bras seront lassés, ma douleur soulagée,

J’aurai puni le traître, et je serai vengée.

Mais je n’attends, Pâris, ce bonheur que de toi,

Que je ferai dans peu mon époux et mon roi.

PÂRIS.

Il n’est si glorieux en la céleste bande

Qui ne fît vanité d’une faveur si grande,

Et je n’ai point en moi les rares qualités

Qui méritent le bien que vous me souhaitez.

Je ne puis concevoir une faveur pareille,

Sans que mon jugement démente mon oreille ;

Et, songeant seulement à votre intention,

Je crois représenter la fable d’Ixion.

ARGANT, à part.

Quelle humeur frénétique égale sa folie ?

Ce malheur nous provient de cette Rosélie.

Dieux ! est-il insensible à ce rare bonheur ?

Comme j’ai plus d’esprit, que n’ai-je autant d’honneur !

LA REINE.

Pâris, exerce ailleurs cette bouche éloquente ;

Tu n’as pas à fléchir une orgueilleuse amante ;

Je te crois sans pareil entre les plus parfaits :

Que tu le sois ou non, c’est assez, tu me plais.

PÂRIS.

Le peu que j’ai de bon, je le veux reconnaître

Seulement pour louer vos sentiments de l’être ;

Mais combien verriez-vous de princes disposés

À recevoir l’honneur que vous me proposez,

Qui, propres de nature au fait d’une couronne,

Méritent mieux que moi ce que le sort me donne !

LA REINE.

Mais je veux par mon choix t’élever à ce point.

PÂRIS.

Madame, j’obéis et ne réplique point.

ARGANT, à part.

Vraiment c’est faire un coup de grande obéissance,

Qu’accepter en ces lieux une entière puissance ;

Je ne demanderais que d’obéir ainsi :

Ce point-là suffirait à borner mon souci.

PÂRIS.

Après cette faveur qui n’a point de seconde,

Je ferai des jaloux de tous les rois du monde ;

Cet espoir seulement rend tous mes vœux contents ;

Mais il faut différer ce bonheur pour un temps ;

Je dois revoir mon prince avant ce mariage ;

Je lui dois le récit de cet heureux voyage.

Jugez des trahisons qu’il pourrait concevoir,

Si je ne m’acquittais de ce dernier devoir.

LA REINE.

Pour un sujet pareil jamais on ne recule ;

Le titre de loyal est ici ridicule,

Et tu ne dusses plus regarder de cet œil

Un roi de qui ton bras doit creuser le cercueil.

Connais-tu bien le temps, la femme et la fortune ?

Sais-tu la qualité qui leur est si commune ?

Ne prenant aux cheveux ces objets inconstants,

Possible perdras-tu fortune, femme et temps.

Elle sort en colère.

ARGANT.

Quoi ! vous n’acceptez pas ce qu’elle vous présente ?

Monsieur, une couronne est-elle si pesante ?

Je m’offre à soutenir la moitié de ce faix ;

Ou, s’il ne vous suffit de l’offre que je fais,

Je la porterai seul, j’accepte cette peine ;

Vous n’aurez qu’à cueillir les faveurs de la reine.

PÂRIS.

Ah ! qu’elle pèserait sur ton cerveau léger !

Tu connais mal un bien dont tu crois bien juger ;

Peu savent ce qu’on souffre à régir un empire,

Et c’est pourtant un but où tout le monde aspire.

Quand nous voyons du port des navires flottants,

Pleins de riche butin, et caressés du temps,

Chacun est envieux du bonheur de leur maître,

Et, des premiers, Argant souhaiterait de l’être :

Mais quand le vent combat contre les matelots,

Qu’il leur faut aplanir des montagnes de flots,

Que l’orage fait naître une nuit sans étoiles,

Fend le flanc des vaisseaux et déchire les voiles,

Il faut être assisté par un puissant démon

Pour ne se fâcher pas d’avoir pris le timon.

Nous envions les rois ; mais, connaissant leur vie,

Nous saurions bien souvent qu’ils nous portent envie ;

Beaucoup éviteraient ce qu’ils ont désiré :

Le destin médiocre est le plus assuré.

Établissant mon trône au sein de Rosélie,

Je m’exempte de soins et de mélancolie ;

Et je ne puis avoir de si cuisants soucis,

Que ses moindres faveurs ne rendent adoucis.

Partons sans différer : je me sens tout de flamme ;

Je meurs que je ne vois cet objet de mon âme.

ARGANT.

Et moi je meurs aussi, mais de regret de voir

Les biens et les honneurs sur nos têtes pleuvoir,

Et que vous n’ayez pas le jugement de prendre

Ce qui tombe en vos mains si vous les voulez tendre.

Comment se résoudra mon esprit furieux ?

Je me croyais déjà chancelier de ces lieux.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

LE ROI, LYSANOR, puis ALCANDRE et OGIER, puis ROSÉLIE

 

En Hongrie.

LE ROI.

Quoi ! mon frère a fléchi cette beauté cruelle !

Amour les fait brûler d’une ardeur mutuelle !

Où peux-tu, Lysanor, fonder ce jugement ?

Car s’ils traitent l’amour, c’est bien secrètement.

LYSANOR.

Sire, en l’extrême point où leur flamme est venue,

Il est bien malaisé qu’elle ne soit connue ;

Il faut bien se contraindre en cette passion,

Et savoir bien user de la discrétion.

Cet art avec l’amour rarement se rencontre ;

Souvent le trop grand soin de la cacher la montre ;

N’oser ouvrir les yeux, retenir trop sa voix,

Si l’on parle d’amour, médire de ses lois ;

Feindre devant le monde une froideur extrême,

Pensant tromper autrui, c’est se tromper soi-même.

Depuis qu’on est si froid, et qu’on parle si peu,

Dès lors je crois qu’on aime, et qu’on est tout de feu.

Aussi, voyant qu’Alcandre usait de cette feinte,

Je conçus aisément qu’il avait l’âme atteinte ;

J’ai lu dedans ses yeux, j’ai ses pas épiés ;

Enfin j’ai vu les nœuds dont ses bras sont liés :

Ce prince rend hommage aux yeux de Rosélie,

C’est l’unique sujet de sa mélancolie ;

Mille fois qu’ils ont cru se parler sans témoins,

Ma curiosité m’a fait trahir leurs soins ;

J’écoutais, en faveur, d’une tapisserie.

Tout ce que leur dictait leur douce rêverie :

Je crois qu’ils brûleront d’un brasier éternel ;

Ils en ont fait cent fois un serment solennel ;

Et vous auriez plutôt une roche ébranlée,

Que leur fidélité pût être violée.

LE ROI.

Lysanor, c’est beaucoup de connaître le mal :

J’y puis remédier, éloignant ce rival ;

Ou, si ma guérison ne vient de ce remède,

Il faudra qu’à la fin la violence m’aide ;

Ma raison m’abandonne, et jamais un amant

N’a souffert sans mourir un semblable tourment.

Un messager du roi vient.

LE MESSAGER.

Sire, nous avons su qu’une reine animée

Prépare contre vous une puissante armée ;

On dit que son affront a ce malheur produit ;

Toute notre frontière est pleine de ce bruit ;

Et nous n’espérons pas surmonter cet orage,

Si votre majesté n’arme contre sa rage.

LE ROI.

Je proposais déjà de pourvoir là-dessus,

Et je ne trouve point mes sentiments déçus ;

Je me figurais bien, rompant ce mariage,

Qu’elle s’allait armer pour un second voyage ;

Mais si le ciel permet ce que j’ai projeté,

J’ai de quoi retenir son animosité,

Et de quoi m’acquérir le bonheur que j’espère,

Éloignant de ces lieux l’auteur de ma misère.

Lysanor et le messager sortent.

Allez quérir Alcandre. Heureuse invention !

Dernier et seul espoir de mon affection !

Par toi je fléchirai cette belle inhumaine ;

Elle sera sensible à l’excès de ma peine ;

Elle ne pourra plus serrer que mes liens ;

Elle n’aura plus d’yeux à sécher que les miens.

Depuis qu’on a perdu l’objet de ses pensées,

Les inclinations sont bientôt effacées ;

Et le temps, étouffant les regrets plus cuisants,

Nous a bientôt rangés sous les objets présents ;

Quelque appréhension que l’hiver fasse naître,

On s’y résout pourtant quand l’été cesse d’être ;

Quand elle n’aura plus à répondre qu’à moi.

J’aurai plus de moyen. Mais il vient, je le vois.

Alcandre vient avec Lysanor ; Ogier, valet d’Alcandre, les suit.

Vous venez partager une affaire importante

Où vos contentements passeront votre attente,

La couronne d’hymen va ceindre votre front ;

Mille petits Amours en Cythère la font ;

Et celle de monarque en Dalmatie est prête

De vous donner ce titre, et d’orner votre tête.

La reine veut venger l’affront qu’elle a reçu,

Mais j’ai contre ce mal un remède conçu ;

Vous pouvez de ses mains faire tomber les armes,

Assurer mon repos, et jouir de ses charmes :

Il faut vous disposer à voir sa majesté,

Pour réparer l’hymen que j’avais projeté ;

Dire que ne pouvant à mes vœux satisfaire,

Pour des raisons d’état, et que nous devons taire,

En vous, je crois moi-même accepter cet honneur,

Si nous devons encor espérer ce bonheur.

J’enverrai de mes gens disposer son courage,

À ne pas rejeter cet heureux mariage ;

Ici, pour m’assurer de votre affection,

Répondez seulement par l’exécution.

ALCANDRE.

Monsieur...

LE ROI.

Que serviront ces répliques frivoles ?

On peint l’obéissance aveugle et sans paroles ;

Contre ceux que j’ai pris tout autre avis est vain.

ALCANDRE.

Au moins, qu’en ce départ je baise votre main ;

Après, espérez tout de l’entière puissance

Que vous donnent sur moi le sceptre et la naissance.

LE ROI.

Oui, la voilà ma main, mais pour vous avertir

Que c’est par ce côté que vous devez partir.

Il sort.

ALCANDRE, seul avec Ogier, son valet.

Ô mort ! dernier recours d’un esprit misérable,

Si jamais un mortel t’éprouva favorable,

Si jamais ton secours a guéri des amants,

Je t’implore, déesse, allège mes tourments !

N’attaque point ces cœurs que flatte la fortune,

Et que l’unique peur de tes dards importune ;

Ces amants qui, plongés en des mers de plaisirs,

Possèdent tant de biens qu’ils manquent de désirs ;

Pour éviter les noms d’injuste et de barbare,

Ne les traverse point en un bonheur si rare ;

Viens me soustraire aux coups d’un sort injurieux,

Je ne te donnerai que des noms glorieux.

Viens, aveugle déesse, en finissant ma peine,

Ouïr les qualités de propice et d’humaine.

OGIER.

Partons, je trouverai dans mes inventions

De quoi frustrer le roi de ses prétentions ;

Étouffez seulement cette mélancolie,

Et croyez que je puis... Mais voici Rosélie.

Rosélie paraît.

ALCANDRE, à Rosélie.

Partagez les douleurs de mon esprit confus,

Bel astre de mes jours, vous ne me luirez plus.

Quelque démon jaloux a découvert nos flammes ;

On sépare nos corps, pour séparer nos âmes.

Mais on espère en vain d’obtenir cet effet ;

On n’ébranlera point le dessein que j’ai fait.

Qu’avec tous ses efforts la fortune me brave,

Je ne changerai point, je mourrai votre esclave.

ROSÉLIE.

Mon cœur, rends là-dessus mon esprit éclairci ;

Pourquoi me laisses-tu si longtemps en souci ?

ALCANDRE.

Las ! sans vous affliger, vous puis-je ôter de peine ?

Le roi me sacrifie au courroux d’une reine ;

Il veut, pour apaiser son animosité,

Que j’aille posséder ce qu’il a rebuté :

Il faut sans différer me rendre en Dalmatie ;

Êtes-vous là-dessus maintenant éclaircie ?

ROSÉLIE.

Les effets sont enfin conformes à ma peur ;

Je n’attendais pas mieux de sa jalouse humeur.

Pars : adieu, laisse-moi ; malgré sa tyrannie,

Tu verras en mon sexe une force infinie.

Puissé-je être l’horreur des hommes et des dieux,

Si je le vois jamais que d’un œil furieux !

Toi, jouis en repos des faveurs de la reine,

Contente ce rival, n’irrite point sa haine ;

Prenant le nom de roi, souviens-toi seulement

D’avoir pris autrefois celui de mon amant ;

Et, quelques nouveaux nœuds dont ta main soit liée,

Fais que je ne sois pas tout-à-fait oubliée.

Adieu, séparons-nous ; modère tes douleurs,

Et ne me réduis point à la honte des pleurs.

ALCANDRE, lui tenant la main.

Mon cœur, on nous sépare, et je puis vivre encore !

Reine de mes désirs, seul objet que j’adore,

Elle va pour sortir.

Écoute, mon souci, les serments que je fais ;

Entends ce mot encore, et ne m’entends jamais :

Je jure par la main qui lance le tonnerre,

Qui soutient le soleil, et qui forma la terre,

Par notre affection, par nos vœux innocents,

Et par le doux éclat de tes astres naissants,

Que je pars sans dessein de posséder la reine,

Que ce tyran m’enjoint une inutile peine.

Espérons, mon souci ; conserve ton amour :

Adieu. Qu’en te perdant, ne perdé-je le jour !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LE ROI, PÂRIS, ARGANT

 

LE ROI.

Quelque orage si grand dont elle nous menace,

J’envoie un alcyon conserver la bonace.

Mon frère, en l’épousant, calmera ses transports :

Mais encor, que dit-elle en des accès si forts ?

PÂRIS.

Sire, imaginez-vous tout ce que fait la rage

Quand elle est absolue en un jeune courage ;

Les desseins qu’elle cause en de hautains esprits,

Et combien une femme est sensible au mépris.

Il n’est mal si fâcheux qu’un bon esprit n’endure :

La femme peut souffrir la plus cruelle injure,

Perdre sa liberté, voir piller ses trésors,

Avaler de la flamme, endurer mille morts ;

Mais depuis qu’une fois elle croit être belle,

Elle ne peut souffrir le mépris qu’on fait d’elle ;

Le temps et la raison sont alors superflus ;

Cet affront est celui qui la touche le plus.

Aussi la reine meurt, enrage, désespère :

Le temps, qu’on croit tout vaincre, augmente sa colère ;

Elle renverserait et la terre et les cieux,

Afin de soulager son esprit furieux.

LE ROI.

Crois que, de quelque ardeur qu’elle soit embrasée,

Mon frère aura bientôt sa colère apaisée ;

Que, le voyant pourvu de si charmants appas,

Un pareil changement ne lui déplaira pas.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

ALCANDRE, OGIER, en habits de prince, SUITE, puis LYSIMANT

 

En Dalmatie.

OGIER.

Eh bien, trouvez-vous pas mon esprit adorable ?

Ce moyen sera-t-il à vos vœux favorable ?

La reine aura l’amour bien avant dans le sein,

Si cette invention n’altère son dessein ;

Je priserais beaucoup et ma voix et ma mine,

Si j’en pouvais toucher cette beauté divine.

ALCANDRE.

Quoi ! n’estime-tu pas avoir de doux attraits ?

Est-il quelque beauté qui ne cède à leurs traits ?

Crois que le plus parfait n’a rien de beau qui vaille

Cet agréable port et cette heureuse taille :

S’il est certain qu’Orphée ait attiré les bois,

Ces arbres vont danser aux accents de ta voix ;

N’approche pas si près de leurs écorces tendres,

Les flammes de tes yeux les réduiraient en cendres.

Qu’en ces lieux étrangers tu vas blesser de cœurs !

Il faudra que tout cède à tes charmes vainqueurs ;

Tu vas faire brûler toute la Dalmatie :

Mais si l’on t’enlevait ?... Cette peur me soucie.

OGIER.

Dieux ! si l’on m’enlevait : ô le souci plaisant !

Qui se voudrait charger d’un fardeau si pesant ?

ALCANDRE.

Ogier, lorsque l’amour trouve un esprit sensible,

Ce dieu lui rend léger le faix le plus pénible ;

Et, voulant acquérir un objet si charmant,

Nous ne considérons ni danger, ni tourment.

OGIER.

Il est vrai que mon corps a des charmes étranges,

Et que toute la cour me donne des louanges ;

On admire mon port, si plein de majesté ;

Peu d’enfants de mon âge ont si bien profité ;

Pour moi, je prise peu tous ces petits Narcisses,

Dont le fard et le feu sont tous les exercices :

Le ciel en les formant fit de faibles efforts ;

Ce corps seul qu’il m’a fait vaut quatre de leurs corps.

Mais que ferai-je donc, possédant tant de charmes ?

La reine en sera prise, elle rendra les armes,

Aura pour mon sujet beaucoup de passion,

Et ce n’est pas le but de notre invention ;

Au lieu que nous voulons emplir son cœur de glace,

Je l’emplirai de feux si je tiens votre place ;

Elle agréera l’hymen qu’a le roi projeté,

Et vous avez dessein d’en être rejeté !...

ALCANDRE.

Cache ces qualités qu’en ton âme on admire,

Par-là nous obtiendrons l’effet que je désire ;

Ne lui témoigne pas un esprit si charmant,

Et fais lui dès l’abord un mauvais compliment ;

Tâche à ne pas montrer une humeur si polie,

Feins de tenir beaucoup de la mélancolie ;

Emploie à sembler fou ta sagesse et ton soin,

C’est être sage, Ogier, qu’être fol au besoin ;

Mais que tu feras mal une semblable feinte,

Et que ton naturel souffrira de contrainte !

OGIER.

Oh ! je n’en doute plus, je vois trop clairement

Qu’il me tient ces propos contre son sentiment.

Ne craignez point, monsieur ; cette louange est vaine,

Je sais faire le fol avecque peu de peine ;

Il ne faut point beaucoup contraindre mon esprit,

Car c’est une leçon que nature m’apprit.

ALCANDRE.

Si contre mon rivai tu m’obtiens la victoire,

Je tiendrai toute chose au-dessous de ta gloire,

Et verrai par mépris toute l’antiquité,

Quelque si sage esprit qu’elle nous ait vanté.

Fais si bien, cher Ogier, qu’elle nous congédie ;

C’est de toi que dépend toute la comédie.

Lysimant vient.

Mais voici Lysimant. J’attendais ton retour ;

Eh bien, que dit la reine ? irons-nous à la cour ?

LYSIMANT.

Elle témoigne d’être à vos vœux favorable,

Et recevoir de vous un bien incomparable ;

On vous attend, monsieur, avecque passion :

Elle a fait préparer votre réception.

OGIER, à Lysimant.

As-tu perdu le sens dedans cette province ?

Ne me connais-tu pas en ces habits de prince ?

Adresse-moi ta voix, sans me regarder tant :

C’est moi qui suis Alcandre, et que la reine attend.

Que la gloire est occulte en ce siècle où nous sommes !

Ce maraud prend pour moi l’un de mes gentilshommes :

Je dois à son offense un supplice infini ;

Mais étant ignorant il est assez puni.

ALCANDRE.

Tu vois d’un œil surpris ce changement de choses :

N’accuse que l’Amour de ces métamorphoses.

OGIER.

Nous ennuyons la reine, allons voir ses appas.

Qu’on ne discoure plus, et qu’on suive mes pas.

 

 

Scène III

 

LA REINE, UN CONSEILLER, FLORINÉE

 

LA REINE.

Le sort pour m’apaiser alentit sa colère,

Ce tyran désormais est las de me déplaire ;

Mon esprit irrité doit être satisfait,

Et je dois recevoir les offres qu’on me fait.

S’il est vrai que ce prince ait des charmes si rares

Qu’il donne de l’amour aux cœurs les plus barbares,

Et que le roi son frère ait des traits moins puissants,

Je ne puis résister à ses vœux innocents,

Le roi même ayant joint à sa grâce infinie

Le sceptre glorieux de la Transylvanie.

Dieux ! comme la colère abaissait ma grandeur

Quand je m’offrais pour femme à son ambassadeur !

Qu’il a su mal juger de cet honneur insigne,

Et que le refusant il en parut indigne !

LE CONSEILLER.

Madame, on suit l’instinct qu’on a reçu des cieux :

Lui seul rend notre sort ou vil ou glorieux.

Quand un mortel est né pour régir un empire,

Son inclination vers cet objet aspire ;

Il viole souvent pour suivre ses desseins

Et les humaines lois, et les droits les plus saints ;

D’autres souhaitent peu ces grandeurs souveraines ;

Car ils ne sont pas nés pour en tenir les rênes,

Ils ne sont point touchés de cette ambition,

Un médiocre sort borne leur passion.

Mais ce grand prince arrive : agréable journée !

De toi dépend tout l’heur de notre destinée.

 

 

Scène IV

 

LA REINE, LE CONSEILLER, FLORINÉE, OGIER, ALCANDRE, LYSIMANT, SUITE

 

OGIER, avec emphase.

Gloire de l’univers, miracle de ces lieux,

Qui mérites un rang entre les demi-dieux ;

Divin objet des cœurs, adorable homicide,

Plus sage que Nestor, plus vaillante qu’Alcide,

Tout cède à votre bras, et jamais les mortels

Ne dressèrent aux dieux de si dignes autels.

LA REINE.

Je demeure muette, et ne le puis entendre ;

À qui dois-je parler ? qui de vous est Alcandre ?

OGIER.

Que les rares vertus éblouissent les sens !

Elle ressent l’effet de mes charmes puissants ;

Ses yeux sont éblouis : mais tirez-moi de peine,

À qui dois-je parler ? qui de vous est la reine ?

LA REINE.

Les gens que vous voyez dépendent de ma loi.

OGIER.

Et ceux-ci n’ont point vu d’autre Alcandre que moi.

La fatigue et les soins en un si long voyage,

Ont peut-être amaigri mon corps et mon visage ;

Je suis d’un naturel qui s’altère aisément,

Mais je reprends aussi l’embonpoint promptement ;

Le vermeil revient tôt, comme tôt il s’efface ;

Un repas me rendra la moitié de ma grâce.

Puis-je me déclarer à votre majesté,

Et dire que j’ai faim, sans incivilité ?

La fatigue des champs m’a presque ôté l’haleine :

Du vin me plairait fort. Excusez, grande reine.

FLORINÉE.

Amant le plus plaisant qui respire le jour !

La soif le presse plus que ne fait son amour.

LA REINE.

Commandez là-dedans qu’on serve son altesse.

OGIER.

Entrons, obligez-moi : dieux, que la faim me presse !

LE CONSEILLER.

Il lui faut préparer de l’avoine et du foin ;

C’est de quoi ses pareils ont le plus de besoin.

OGIER, en sortant, tâte le menton à Florinée devant la reine.

Je veux beaucoup de bien à cette belle fille ;

Son port est gracieux, et sa taille gentille.

FLORINÉE.

Si de son corps au mien on fait comparaison,

J’avouerai franchement qu’il a quelque raison.

Tous sortent, excepté la reine et Alcandre.

LA REINE.

Est-ce là ce phénix, cet objet de louanges

Dont on m’a figuré des merveilles étranges ;

Ce miroir de beautés, ce charme des esprits,

Qui sur tous les objets doit emporter le prix ?

ALCANDRE.

Madame, en nos pays sa gloire est sans seconde :

Il a des ornements prisés de tout le monde ;

Et mille objets d’amour se rangeant sous sa loi,

Préféraient ses vertus aux mérites du roi.

LA REINE.

On a de mauvais yeux de le trouver aimable,

Et sa seule laideur me semble incomparable ;

Le roi, dont tout le monde estime les vertus,

En possède bien peu, s’il n’en possède plus.

ALCANDRE.

Vos regards amoureux ont une force exquise,

Autant sur la raison comme sur la franchise ;

S’il n’a fait admirer son esprit en ces lieux,

Blâmez de ce défaut la grâce de vos yeux.

LA REINE.

Si contre mes regards son âme est sans défense,

Que n’ont-ils sur la tienne une égale puissance ?

Et s’ils ont le pouvoir d’ôter le jugement,

Comment te puis-je ouïr parler si sainement ?

ALCANDRE.

Les discours étouffés me mourraient dans la bouche,

Vous me verriez muet comme l’est une souche,

Si je vous regardais d’un œil de passion,

Si j’osais espérer votre possession.

LA REINE.

Que ton maître n’est-il d’un mérite si rare !

Que le ciel t’est prodigue, et la fortune avare !

Avec sa dignité, que n’a-t-il ta vertu.

Ou que la méritant ne la possèdes-tu !

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

LE ROI, UN PAGE

 

En Hongrie.

LE ROI.

Détache ton bandeau, fier tyran de nos âmes ;

Pèse ma qualité, considère mes flammes ;

Vois qu’entre tes sujets un roi souffre le plus,

Que j’ai cent fois reçu la honte d’un refus.

Esclave infortuné d’une de mes sujettes,

J’ai cent fois découvert mes passions discrètes ;

J’ai poussé des soupirs, j’ai langui, j’ai pleuré,

J’ai ses yeux inhumains à genoux adoré,

Et je trouve toujours son cœur inexorable.

N’es-tu pas satisfait, tyran impitoyable !

Si tu n’as résolu de me priver du jour,

Change bientôt, cruel, sa haine ou mon amour.

Après avoir poussé tant d’inutiles plaintes,

Je tente une autre voie, et j’ai recours aux feintes :

Je sais qu’Alcandre seul rend mon sort malheureux,

Et qu’autant qu’elle l’aime, il en est amoureux ;

S’ils s’aimaient un peu moins, deux lettres supposées

Rendraient facilement leurs âmes divisées ;

L’un l’autre se croyant sous l’hymen asservis,

Je verrais mes desseins d’un doux effet suivis.

Quoi qu’il doive arriver, je sonde cette voie,

Alcandre aura dans peu la lettre que j’envoie ;

Il reste de porter à cet objet charmant

Celle-ci que je viens de tracer fraîchement ;

L’ingrate, la jugeant de la main de mon frère,

Croira que son hymen ne se peut plus distraire ;

Qu’elle doit étouffer des inutiles feux,

Et se montrer enfin plus sensible à mes vœux.

Comme lui, recevant l’autre écrit qu’on lui porte,

Et croyant qu’il vient d’elle, et que sa flamme est morte,

Que le nœud de l’hymen l’a soumise à mon sort,

Oubliera ses appas qu’il a chéris si fort.

Au page.

Cours, porte cette lettre à cette âme cruelle,

Et feins d’être envoyé de mon frère vers elle ;

Jure de l’avoir vu sous ce joug se ranger,

Et sonde si son cœur ne pourra point changer.

Le roi sort. Le page prend la lettre, et va trouver Rosélie.

 

 

Scène VI

 

PÂRIS, ARGANT, puis ROSÉLIE

 

PÂRIS.

Argant, quelle infortune à la mienne est pareille ?

Le roi veut épouser cette jeune merveille ;

Près de la reine aussi tout espoir m’est ôté,

Alcandre va jouir de sa rare beauté.

ARGANT.

Je suis aise de voir votre espérance vaine.

Je veux perdre le jour si je plains votre peine !

Le sort vous fait encor un traitement trop doux,

Et jamais le malheur ne fut mieux dû qu’à vous.

Ah ! que vous savez mal connaître la fortune,

Son humeur d’obliger n’est pas trop importune ;

Ce qu’elle offre une fois, elle ne l’offre plus,

Elle n’a point deux fois la honte d’un refus.

Rosélie vient.

PÂRIS.

Je vois les yeux vainqueurs qui m’ont l’âme ravie.

ROSÉLIE, pensant être seule.

Quel désastre ne cède à celui de ma vie !

Alcandre, aimable objet, tu n’es plus en ces lieux,

Et la lumière encore est permise à mes yeux !

Hélas ! que me sert-il d’en conserver l’usage ?

Puis-je espérer encor de revoir ton visage ?

PÂRIS, l’abordant.

L’amour, chère beauté, vous fait rêver ainsi ?

ROSÉLIE.

Oui, mais ce n’est pas vous qui causez ce souci.

PÂRIS.

Je suis bien délivré d’une croyance telle,

Le roi vous promettant une amour immortelle.

Il est vrai qu’autrefois, ne vous pouvant toucher,

Je m’étonnais qu’Amour fût si mauvais archer ;

Je croyais justement vous blâmer d’injustice,

Quand je vous faisais seul des offres de service :

Mais depuis que le roi s’est chargé de vos fers,

Qu’à l’autel où je prie il a ses vœux offerts,

Je suis réduit au point de souffrir sans me plaindre ;

Sa seule qualité m’oblige à me contraindre.

Mon esprit, toutefois, ne se peut dégager,

J’ai pour vous une amour que je ne puis changer ;

Et je ne veux pour prix de ma persévérance,

Que la gloire d’aimer sans aucune espérance,

D’avoir été vaincu de vos divins attraits,

Et de faire admirer le pouvoir de leurs traits.

ROSÉLIE.

Combien que je vous plaigne en cette ardeur si forte,

Vous m’obligez pourtant de vivre de la sorte ;

Et pour me témoigner que vous m’aimez ainsi,

Monsieur, laissez-moi seule entretenir ici.

Il sort.

ARGANT, s’en allant.

Ô des sots amoureux l’agréable modèle !

Le voilà bien payé d’une amour si fidèle.

ROSÉLIE, seule.

Ah ! que ne peux-tu voir, cher objet de mes vœux,

Avec quelles froideurs je me ris de leurs feux !

Qu’ici tu recevrais une preuve assurée

De l’étroite amitié que nous avons jurée !

Tu verrais que le roi... mais que veut celui-ci ?

Le page entre.

LE PAGE, lui donnant la lettre.

Vous le saurez, madame, et qui m’envoie ici ;

Consultez ce papier.

ROSÉLIE lit la lettre.

Contenu de la lettre.

« N’aimez plus un ingrat, divine Rosélie,

« Qui ne saurait briser la chaîne qui le lie ;

« Un qui n’est plus à vous, un qui n’est plus à soi,

« Qui cueille des plaisirs en la couche d’une autre,

« Et qui tienne une loi

« Plus forte que la vôtre.

« Le ciel s’est offensé qu’un monarque soupire,

« Il veut que vos baisers allègent son martyre ;

« Mon exemple a déjà dégagé votre foi,

« Et la nécessité qui me donne à la reine,

« Elle vous donne au roi ;

« Mettez fin à sa peine.

« Alcandre. »

Il devait bien chérir des charmes si puissants ;

Adieu, témoignez-lui l’aise que j’en ressens.

Le page sort.

Ô le siècle divin que le siècle où nous sommes !

Ô la rare vertu que la vertu des hommes !

Que je dois de louanges à sa fidélité ;

Qu’elle a paru puissante en la nécessité !

Elle déchire la lettre.

Papier, qu’il a noirci de sa main, l’infidèle,

Où j’apprends de mes maux la funeste nouvelle,

Dois-tu paraître entier devant mes yeux confus,

Toi qui viens m’annoncer que sa foi ne l’est plus ?

Papier cent fois maudit, secrétaire d’un traître,

Ah ! que ne puis-je ainsi disposer de ton maître ?

Que ne m’est-il permis, après ce que je vois,

De faire de son cœur ce que je fais de toi ?

Je cède à ces transports, et la voix m’est ravie ;

Hélas ! que puissent-ils m’ôter aussi la vie.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

ALCANDRE, OGIER, UN MESSAGER, SUITE DU ROI

 

En Dalmatie.

ALCANDRE.

Ô les cuisants malheurs dont mes jours sont comblés !

Dis-tu qu’ils sont déjà sous l’hymen assemblés ?

LE MESSAGER.

Je fus présent moi-même à la cérémonie ;

J’ai vu de ces amants l’allégresse infinie ;

D’un agréable trait leurs esprits sont blessés,

Leurs regards mutuels me l’apprirent assez ;

Chacun bénit leurs feux, et leur rendit hommage :

Mais ce papier, monsieur, vous dira davantage.

ALCANDRE ouvre la lettre, et lit.

Contenu de la lettre.

« Partagez ma bonne fortune,

« Mon frère, Rosélie a fini ses mépris ;

« Un heureux mariage assemble nos esprits,

« Et la rigueur du sort ne m’est plus importune.

« Vous, possédez bientôt la reine :

« Caressons à l’envi ces objets de nos vœux,

« Et ne songeons qu’à prendre une agréable peine,

« À qui se donnera le premier des neveux.

« Fernand. »

Et puis, assurons-nous en leur sexe perfide

Où si visiblement l’inconstance préside ;

Croyons que leurs discours ouvrent leurs sentiments ;

Espérons en leur foi, révérons leurs serments !

Hélas ! que ma croyance était mal assurée.

Quelque fidélité que nous eussions jurée !

Que j’avais mal fondé mon espoir innocent !

Que son esprit est faible, et qu’un sceptre est puissant !

La femme prise peu le titre de constante

Lorsque celui de reine est l’appât qui la tente.

Donc, ce cruel tyran de mes affections

Mesure ses plaisirs à mes intentions ;

Il possède mon bien, il goûte mes délices,

Il cueille, l’inhumain, le fruit de mes services ;

Ce qu’amour me donnait, le pouvoir l’a fait sien,

Il obtient toute chose, et je n’espère rien !

Mais que me sert, hélas ! cette inutile plainte ?

En la fidèle ardeur dont mon âme est atteinte,

Malgré son changement, j’adore ses appas,

Le dessein que j’ai fait ne s’altérera pas.

Je relève d’un dieu plus fort que ma colère,

Je l’adorais constante, et je l’aime légère ;

Je l’aimais la voyant, je l’aime sans la voir ;

Je l’aimais espérant, je l’aime sans espoir.

Pesant la qualité de l’appât qui la flatte,

Je pardonne mon mal à cette belle ingrate ;

Et je veux dans ses mains, malgré tant de froideur,

Confirmer les serments d’une fidèle ardeur.

Partons secrètement ; en ce point déplorable,

Le respect de la reine est peu considérable.

Il sort.

OGIER, s’en allant.

Retenez en ces lieux cet esprit irrité,

Dieux ! ou je suis à bout de ma principauté.

On me craignait déjà sur la terre et sur l’onde ;

Je m’étais proposé de conquérir le monde ;

Je méditais déjà mille nouvelles lois :

Mais je prévois dans peu la fin de mes exploits.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ROSÉLIE, FLORIS

 

Dans une chambre.

ROSÉLIE.

Pourquoi me parles-tu de l’oublier, ce traître ?

Son exemple, Floris, m’oblige-t-il de l’être ?

FLORIS.

Il vous justifiera dans toute cette cour.

ROSÉLIE.

Il est vrai : mais non pas dedans celle d’Amour.

Jamais de nos serments ce dieu ne nous dispense,

Je ne puis imiter un crime sans offense ;

Et les maux que le ciel prépare à son forfait,

Je les mériterais changeant comme il a fait.

Ah ! cesse d’irriter ma douleur violente,

Souffre qu’il soit volage, et que je sois constante ;

Des regrets assez forts ont mon cœur assailli,

Sans y mêler encor celui d’avoir failli.

FLORIS.

Mais depuis que l’Amour nous ôte l’espérance,

Oblige-t-il encore à la persévérance ?

ROSÉLIE.

Qui penses-tu blâmer des ennuis que je sens ?

N’accuse que l’ingrat qui m’a charmé les sens ;

L’Amour n’est pas auteur de cette perfidie ;

Ce puissant dieu n’a pas son âme refroidie.

C’est bien m’entretenir de discours superflus,

Que de dire qu’Amour nous porte à n’aimer plus.

FLORIS.

Quelle fin aura donc une amour si fidèle ?

ROSÉLIE.

Elle n’en aura point, puisqu’elle est immortelle.

FLORIS.

J’entendais, quel effet...

ROSÉLIE.

Ma satisfaction ;

Le bien d’avoir suivi mon inclination,

De pouvoir quelque jour confondre ce volage,

Et le faire rougir de son peu de courage.

Mais quelles gens, Floris, dressent ici leurs pas ?

 

 

Scène II

 

ROSÉLIE, FLORIS, LYSANOR, SUITE

 

LYSANOR, présentant à Rosélie un bassin où est la couronne.

Voyez, chaste beauté, le prix de vos appas ;

Si le roi vous chérit, si son âme est sans feinte,

Et si l’intention qu’il a pour vous est sainte.

Il vous presse par moi d’accepter ce présent,

Et de flatter d’un mot son martyre cuisant.

Conservez-nous, madame, un si puissant monarque,

Ne l’abandonnez pas au pouvoir de la Parque ;

Vos froideurs font en lui le plus sensible effort

Qui fit jamais résoudre un amant à la mort.

ROSÉLIE.

Le roi m’honore trop, il saura par moi-même

Comment je suis sensible à cet honneur extrême.

LYSANOR, mettant le bassin sur une table.

Madame, vous rendrez ce prince réjoui,

Sans autres compliments que le seul mot d’oui.

Il sort avec sa suite.

FLORIS.

Eh bien, refusez-vous un bonheur si sensible ?

Conservez-vous encore un courage invincible ?

Et ce dernier assaut ne vous peut-il dompter

Ici que la victoire est tant à redouter,

Ici qu’elle vous ôte une offre si parfaite,

Ici que la couronne honore la défaite ?

Aimez, aimez ce prince, allégez son souci.

ROSÉLIE.

Adieu, retire-toi, laisse-moi seule ici.

FLORIS.

Ne considérez point cette vaine constance,

Madame, un fol refus traîne sa repentance.

Elle sort.

ROSÉLIE, seule assise, et regardant la couronne.

Pour qui dois-je incliner de deux objets puissants

Dont l’un m’ôte le cœur, l’autre éblouit mes sens ?

Quel envieux démon suscite la fortune

D’offrir à mes regards sa grandeur importune ?

Les charmes de l’amour ne suffisaient-ils pas ?

Puis-je de tous les deux accorder les appas ?

Amour ! dieux, quel abus égale ma folie !

Aimerai-je toujours un ingrat qui m’oublie ?

Portons ailleurs l’ardeur de nos vœux superflus :

Mais qu’aimerais-je, hélas ! si je ne l’aime plus ?

Sors par un tel effort de ce honteux servage,

La couronne est le prix de ce coup de courage.

Non, je préfère Alcandre aux plus rares objets,

Le roi de mes désirs vaut mieux que des sujets ;

Je vis plus glorieuse en son obéissance,

Que si je possédais une entière puissance.

Oui ; mais il a jugé mon destin trop heureux,

Alors qu’il présidait à mon cœur amoureux ;

Du rang de ses sujets l’ingrat m’a séparée,

Comme si le servant j’étais trop honorée ;

Et pour l’heur d’obéir que je me vois ravir,

Un roi plus glorieux m’offre de me servir.

Contentons ce monarque, acceptons sa couronne,

Partageons avec lui l’éclat qui l’environne ;

Ôtons-nous pour jamais ce brasier hors du sein,

Alcandre, cet ingrat, consent à ce dessein.

Alcandre, hélas ! ce mot divertit mon envie,

Pour ne l’adorer plus, il faut perdre la vie ;

Ma résolution ne se peut altérer,

Quelque espoir que lui-même ait de nous séparer.

Floris revient. Elle repousse le bassin.

FLORIS.

Un marchand étranger m’a donné cette lettre,

Et je la viens, madame, entre vos mains remettre.

ROSÉLIE, prenant la lettre.

Ne le puis-je pas voir ?

FLORIS.

Il est encore ici.

ROSÉLIE, lisant l’adresse.

« Au perfide sujet de mon cuisant souci ! »

À Floris.

Priez-le donc d’entrer.

Floris sort.

Ai-je offensé personne

Qui me doive donner ce titre qui m’étonne ?

Elle ouvre la lettre et lit.

Contenu de la lettre.

« Donc vous m’avez manqué de foi !

« Votre âme s’est rendue,

« Et vous donnez au roi

« La faveur qui m’est due :

« Donc, ô plus rare objet qui respire le jour,

« La Fortune a vaincu l’Amour.

« Tant de travaux que j’ai soufferts

« Et ma longue tristesse... »

Là Alcandre entre déguisé en marchand ; et Rosélie lui rend la lettre sans l’achever.

Tiens, ce n’est pas à moi que cet écrit s’adresse.

ALCANDRE, la lui rendant.

On m’a chargé pourtant de faire voir ces vers

Au plus muable objet qui soit en l’univers.

ROSÉLIE, en colère.

Et cette occasion t’oblige à me les rendre ?

Impudent, insensé !... mais, ô dieux ! c’est Alcandre.

Cruel, viens-tu combler les malheurs de mes jours,

M’apprenant de ta voix tes nouvelles amours ?

ALCANDRE.

Je viens de mon oreille apprendre ma misère ;

Je me viens immoler à votre humeur légère ;

Et faire voir mon sang aux plus perfides yeux

À qui parut jamais la lumière des cieux.

ROSÉLIE.

C’est donc aux tiens, cruel, qu’appartient cette vue,

Âme de sentiment et de foi dépourvue.

ALCANDRE.

Croyez-vous excuser votre légèreté,

Ajoutant l’injustice à l’infidélité ?

Imaginez, madame, une meilleure ruse,

Mon accusation est une faible excuse.

ROSÉLIE.

Ne te devons-nous point un éloge immortel ?

N’as-tu point mérité qu’on te dresse un autel ?

Et qui veut désormais invoquer la constance,

Doit-il point recourir à ta seule assistance ?

ALCANDRE.

Je ne prolonge point ce subtil entretien,

Ma voix cède à la votre, et votre cœur au mien ;

Je voudrais vainement combattre de la sorte,

En fait de discourir votre sexe l’emporte ;

Et malgré ma mémoire, et l’écrit que j’ai vu,

Vous ne pourriez prouver que le blâme m’est dû.

Bien ! je suis odieux, et vous êtes aimable ;

Vous êtes l’innocente, et je suis le coupable ;

Vous méritez le prix, on me doit le trépas ;

Vous aimez constamment, et je ne le fais pas.

ROSÉLIE.

Inconstant, quel sujet en ces lieux te ramène ?

Es-tu déjà lassé des faveurs de la reine ?

ALCANDRE.

La reine n’a pour moi que de faibles appas,

Ne me reprochez point un bien que je n’ai pas ;

Je n’ai point désiré de faveurs que les vôtres,

Et ne souhaite point en avoir jamais d’autres.

ROSÉLIE, lui donnant sa lettre.

Ne m’as-tu pas mandé tes nouvelles amours ?

Accorde tes écrits avecque tes discours.

ALCANDRE, après avoir lu.

Madame, je n’ai point ces paroles tracées,

J’ai toujours eu pour vous de contraires pensées ;

Et je ferai paraître à vos yeux inhumains

Que jamais cet écrit n’est sorti de mes mains ;

Le roi qui vous possède a supposé la lettre

Pour obtenir le bien que vous n’osiez promettre ;

Je ne portai jamais la qualité d’époux,

Et n’eus jamais dessein de l’être que de vous.

ROSÉLIE.

Quoi, cet écrit est faux ? cher amant ! cher Alcandre !

Ô dieux ! l’heureux discours que tu me fais entendre !

Reprends dessus mes vœux un pouvoir souverain,

Et ne me fais plus voir qu’un visage serein.

ALCANDRE.

Le puis-je avoir que triste, au mal qui me tourmentte,

Vous voyant comme sœur, et non plus comme amante ?

En l’état où je suis le ris m’est ennuyeux,

C’est à moi de pleurer, au roi d’être joyeux.

ROSÉLIE.

Ah ! chasse de ton âme un soupçon qui m’offense,

Tu me vois telle après que devant ton absence ;

Ma foi t’est conservée, elle est au même point ;

Ce monarque importun ne me possède point ;

Il se travaille en vain, de quelque appât qu’il use ;

Lui montrant la couronne.

Tu peux voir ce qu’il m’offre, et ce que je refuse ;

Je me ris des efforts que ces présents me font,

Et je crois plus devoir à ton cœur qu’à mon front.

ALCANDRE, tirant une lettre de sa poche.

Vous espérez en vain de retenir ma plainte,

Votre hymen consommé vous défend cette feinte ;

J’ai su la vérité par cet écrit fatal :

Il ne me permet plus de douter de mon mal.

ROSÉLIE, après avoir lu.

Je ne m’étonne plus de ta fausse croyance

Puisqu’un écrit si faux causait ta défiance ;

Crois qu’il n’a jamais eu que le pouvoir de roi,

Je ne reconnais point de plus étroite loi ;

Qu’il vante les faveurs qui lui sont accordées,

Il en obtient beaucoup s’il se repaît d’idées ;

Que le faux nom d’époux le rende satisfait,

Mais s’il l’est de pensée, tu le seras d’effet.

ALCANDRE.

Excuse, ma déesse, une ardeur insensée,

Pour la dernière fois j’ai sondé ta pensée ;

Mon absence a prouvé ta générosité,

Je ne puis plus douter de ta fidélité.

Je n’ai cru ton hymen que dans la Dalmatie,

Mon âme s’est depuis là-dessus éclaircie ;

Avant que de revoir tes célestes appas,

J’ai bien su que le roi ne les possédait pas ;

Aussi je n’accusais ta passion fidèle,

Qu’à dessein seulement que tu parlasses d’elle ;

Car j’ai toujours soumis tes plus rares discours,

À celui qui me dit que tu m’aimes toujours.

ROSÉLIE.

Puisqu’enfin nos esprits se sont tirés de peine,

Achève un dernier point, parle-moi de la reine ;

Comment t’arriva-t-il de quitter ses pays ?

Le roi entre avec sa suite.

Mais, dieux ! voici le roi.

ALCANDRE, se cachant derrière Rosélie.

Tous mes soins sont trahis.

LE ROI.

Enfin, toujours constante et toujours inhumaine,

Vous ne consentez point à la fin de ma peine ?

ROSÉLIE.

Sire, qu’un autre objet ait l’honneur de vos vœux ;

Ne possédant qu’un cœur, je n’en puis donner deux.

LE ROI.

Si je travaille en vain, cruelle, âme de souche !

Que j’apprenne le nom de l’amant qui te touche ?

ROSÉLIE, lui donnant la lettre d’Alcandre.

Sire, vous le verrez au bas de cet écrit.

LE ROI lit.

Alcandre !

ROSÉLIE.

C’est lui seul qui règne en mon esprit.

LE ROI.

Mais, puisqu’il est rangé sous les lois d’hyménée,

À qui sera qu’à moi ta beauté destinée ?

Pour un autre que toi ses esprits sont blessés,

Sa lettre que tu vois te le témoigne assez.

ALCANDRE, se montrant.

Non, ma voix qu’elle entend témoigne le contraire ;

J’ai pour elle une ardeur que rien ne peut distraire ;

Hymen ne m’a jamais dessous ses lois rangé :

À ses seules beautés mon cœur s’est engagé.

LE ROI.

Ah traître ! injuste objet de ma juste colère,

Est-ce là le souci que tu prends de me plaire ?

Et n’espères-tu pas un cruel châtiment

Après t’être moqué de mon commandement ?

Qu’on le mène, ce traître, à mes yeux détestable,

Attendre en un cachot un arrêt équitable ;

Qu’il aille en cette horreur caresser les serpents,

Ce criminel auteur des pleurs que je répands,

Cet odieux sujet de ma douleur extrême,

Ce démon, ce sorcier de la beauté que j’aime !

On emmène Alcandre. Rosélie va pour le suivre.

LE ROI, retenant Rosélie.

Rosélie, où cours-tu, ma déesse ?

ROSÉLIE.

Au trépas.

Si vous ne permettez que je suive ses pas.

LE ROI, l’arrêtant.

Arrête ici, cruelle, homicide, inhumaine,

Et donne un peu de trêve à l’excès de ma peine.

Quelle preuve de foi, quelle soumission

Peut gagner une place en ton affection ?

Comment alluma-t-il cette ardeur qui te presse ?

Sous quel nom, sous quel teint faut-il que je paraisse ?

ROSÉLIE.

Je ne suis plus au point de juger des appas :

Sous la forme d’un dieu vous ne me plairiez pas ;

Vous traversez en vain des amours si parfaites,

La mort nous guérira des maux que vous nous faites.

Adieu ; n’ajoutez point à mon cruel tourment

Celui de ne pouvoir soupirer librement.

Elle sort.

LE ROI, en s’en allant.

À quoi me résoudra ma douleur furieuse ?

Ne puis-je mépriser cette âme dédaigneuse ?

Agréables dédains, profitable rigueur,

Si vous pouvez m’ôter son image du cœur !

 

 

Scène III

 

LA REINE de Dalmatie, FLORINÉE, déguisées en pèlerines

 

En Hongrie.

LA REINE.

Que peux-tu concevoir, chère et sage parente,

Des secrets de mon cœur fidèle confidente ?

Quelles intentions te peux-tu figurer

Me voyant en ces lieux que je dois abhorrer ?

Ne crois pas qu’une amour qu’on ne puisse distraire

M’amène ici pour voir, ni le roi, ni son frère ;

Que je veuille, inconnue en ce faux vêtement,

Adoucir à leurs yeux mes amoureux tourments.

Ne t’imagine pas qu’une amoureuse rage

Ait jusques à ce point abaissé mon courage.

Si nous pouvons par l’un juger de tous les deux,

Ils ont des qualités indignes de mes vœux.

Ce brutal que j’ai vu, ce difforme Silène,

Me pouvait moins porter à l’amour qu’à la haine,

Et, prenant son congé sans l’ouïr de ma voix,

Prévint heureusement le dessein que j’avais ;

Leur aspect ne saurait m’apporter d’allégeance,

Et je demeure ferme au désir de vengeance ;

Je ne puis qu’en leur perte établir mon bonheur,

Ou je ne suivrai pas les conseils de l’honneur.

Mais avant que de faire éclater les tonnerres

Des fortes légions qu’on lève dans mes terres,

Avant que de leur sang leur pays arroser,

J’ai voulu voir l’objet qui me fait mépriser :

Jusque dedans ma cour tout le monde publie

La charmante beauté de cette Rosélie ;

Et, pour voir cet honneur des plus rares objets,

Je me suis avec toi soustraite à mes sujets.

Je ne sentis jamais une ardeur de la sorte.

Allons, cherchons quelqu’un qui nous montre sa porte.

Elles sortent.

 

 

Scène IV

 

ROSÉLIE, FLORIS, puis LA REINE et FLORINÉE, puis TIMANDRE, puis PÂRIS et ARGANT, puis LE ROI avec sa SUITE, puis ALCANDRE et OGIER

 

Dans la chambre de Rosélie.

ROSÉLIE.

Ambitieux objets ! Ah ! que je blâme ici

L’art de vous embellir avec tant de souci !

Quittez en me voyant cette inutile peine,

Que donne à votre esprit votre humeur folle et vaine ;

Vous pensez par le fard vos attraits augmenter,

Et moi j’en userais s’il les pouvait ôter.

Floris vient.

Mais que me veut Floris ?

FLORIS.

Certaine pèlerine,

D’un agréable port, d’une beauté divine,

Demande à vous parler.

La reine entre avec Florinée.

ROSÉLIE.

Qu’elle entre. Ô ciel ! ô dieux !

Quel éclat est pareil à celui de ses yeux ?

LA REINE, en pèlerine.

Madame, cette voix qui court par tout le monde,

Qui porte les beaux noms sur la terre et sur l’onde,

Qui fait en un moment tant de chemins divers,

Ne parle que de vous en tout cet univers.

Elle ne vante plus la gloire des provinces ;

Elle a perdu le soin d’éterniser les princes ;

Les plus rares exploits se perdent sans renom ;

Les plus savants esprits sont sans bruit et sans nom ;

Les plus belles vertus s’exercent sans mémoire :

Elle donne ses soins à votre seule gloire,

Et jusqu’en nos pays fait passer vos attraits

Pour le plus grand effort que le ciel fit jamais.

Passant par celui-ci, j’ai souhaité la vue

De cet aimable objet dont la terre est pourvue ;

J’ai ce bonheur insigne, et véritablement

Ce renom glorieux vous est dû justement ;

On ne peut trop hanter une beauté si rare,

La gloire à vos attraits ne peut être qu’avare.

ROSÉLIE.

À quels termes si beaux puis-je avoir du recours,

Qui répondent si bien que vos propres discours ?

Pour dignement parier de vos beautés extrêmes,

Je ne vous dois tenir que vos paroles mêmes.

Pour moi, de mes défauts je me sais défier,

Et je sais mieux rougir que me glorifier ;

Désirer de me voir, quoique j’en fasse compte,

Ce n’est me faire honneur que pour me faire honte.

LA REINE.

Vous montrez que le ciel ne fit pas moins d’efforts

En créant votre esprit, qu’en formant votre corps ;

Et je dois avouer, restant sans repartie,

Que votre voix n’est pas votre moindre partie.

ROSÉLIE.

Ne priserais-je pas un chef-d’œuvre des cieux,

Timandre entre.

Un tableau.... Mais voici qui vous prisera mieux.

À Timandre.

Mon frère, fermez l’œil, si vous êtes sensible,

Et ne regardez point ce miracle visible ;

Fuyez, détournez-vous de cet objet vainqueur,

Ou bien vous résolvez à perdre votre cœur.

TIMANDRE, regardant la reine.

Que ne me donniez-vous cet avis favorable,

Avant que j’eusse vu son visage adorable ?

Mon cœur vient de sortir à son premier regard,

Vous ne m’obligez plus de m’avertir si tard ;

Charmante pèlerine, objet inestimable

Où le ciel fait tout voir ce qu’il a fait d’aimable,

Où s’adressent vos pas ? doux charme des esprits,

Quel ennuyeux voyage avez-vous entrepris ?

LA REINE.

Passant pour visiter les saints lieux d’Italie,

Nous avons entendu le nom de Rosélie ;

Et l’oyant estimer, nous avons souhaité

D’avoir l’honneur de voir sa divine beauté ;

Et certes, le bonheur d’avoir vu ce visage

Me fait infiniment estimer mon voyage.

TIMANDRE.

Qui pourrait de ces yeux exprimer la douceur ?

LA REINE.

Donnez cette louange à cette belle sœur ;

Sa divine beauté captive des monarques,

Et la mienne ne peut se vanter de ces marques ;

Prisez-vous une étoile auprès de ce soleil,

Dont l’éclat est si grand qu’il n’a point de pareil ?

TIMANDRE.

Comment résisterai-je à ses aimables charmes ?

Ah ! ma sœur, je suis pris, ma raison rend les armes.

Pâris et Argant entrent.

PÂRIS, à Rosélie.

Privé de vos faveurs, privé de tout espoir,

Que je ne le sois pas du bonheur de vous voir ;

Je ne puis rien prétendre à vos beautés divines :

Mais beaucoup sont guéris voyant les médecines ;

Le mot seul de remède a de puissants appas ;

C’est beaucoup de le voir, quoiqu’on n’en use pas.

ROSÉLIE, lui montrant la reine.

Cet objet ne peut-il divertir vos pensées ?

Ces charmes n’ont-ils pas mes beautés effacées ?

Voyez, voyez, Pâris, ce miracle d’Amour,

Et méprisez la nuit quand vous voyez le jour.

PÂRIS, reconnaissant la reine.

Ah ! madame, est-ce vous ? quel accident vous porte

À visiter ces lieux, couverte de la sorte ?

LA REINE, à part.

Ô de mes accidents le pire et le dernier !

Pâris nous reconnaît : mais il faut tout nier.

À Pâris.

Savez-vous qui je suis ?

PÂRIS.

La plus parfaite reine

Qui jamais ait porté le nom de souveraine.

LA REINE.

Vous me connaissez mal, ce nom ne m’est point dû,

Et vous êtes celui que je n’ai jamais vu.

PÂRIS.

Ne dissimulez point, vertueuse princesse,

Et portez contre moi la fureur qui vous presse,

Je rendrai par ma mort votre esprit adouci,

Si c’est pour vous venger que vous êtes ici.

LA REINE.

Je ne me venge point, n’étant point offensée.

ARGANT, à Pâris.

De quelle maladie est son âme blessée ?

Elle a moins de raison, ne vous connaissant plus,

Que vous n’en avez eu l’offensant d’un refus.

PÂRIS.

Madame, hé ! quel espoir en ces lieux vous amène ?

Quel sujet vous oblige à prendre tant de peine ?

ARGANT, à Pâris.

N’en espérez plus rien, ses feux sont refroidis,

Elle ne connaît plus son amant de jadis.

LA REINE.

Je ne vous vis jamais. Dieu, quelle frénésie !

TIMANDRE.

Ah Pâris ! que l’amour trouble la fantaisie !

Ma sœur vous ayant mis à ce terme fatal,

Je blâme sa rigueur, et je plains votre mal.

PÂRIS.

Non, monsieur, je suis sain, de sens et de courage,

Et vous ne devez pas m’outrager davantage.

TIMANDRE.

Une faible raison produit votre courroux,

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’amour fait des fous.

PÂRIS.

N’irritez point, Timandre, une juste colère,

Si l’amour fait des fous, mon bras les sait défaire.

TIMANDRE.

Vous le devez donc craindre.

PÂRIS.

Ah ! c’est trop m’outrager,

L’honneur, malgré l’amour, m’oblige à me venger.

Sortons.

Le roi entre avec sa suite.

LE ROI, retenant Pâris et Timandre.

Où courez-vous, animés de la sorte ?

PÂRIS.

Sire, un juste sujet à ce courroux me porte :

Timandre m’a tenu des mots injurieux,

Qui du plus modéré feraient un furieux.

LE ROI.

Qui l’oblige à ces mots ?

TIMANDRE, montrant la reine.

Vous voyez cette belle,

Sa seule occasion cause notre querelle.

LE ROI, voyant la reine.

Ah ciel ! en tous les lieux qu’éclaire le soleil,

Peut-on voir un objet à celui-ci pareil ?

La céleste beauté ! les adorables charmes !

Qu’une juste raison vous fait prendre les armes,

Et qu’un heureux espoir enflamme vos esprits,

Si ce divin objet en doit être le prix !

Que ces yeux sont charmants ! qui vit jamais l’Aurore

Avoir un teint si frais sur le rivage more !

Mais c’est trop, Rosélie, estimer ses appas ;

Tu ne saurais m’entendre, et ne t’offenser pas.

PÂRIS.

Vous dépeignant un jour la beauté de la reine

Qui vous causait alors une agréable peine,

Mon discours refroidit votre amoureux souci :

Sire, désirez-vous nous refroidir aussi ?

LE ROI.

Alors que tu me fis cet excès de louange,

Tu parlais d’une femme, et je parle d’un ange ;

Si la reine avait eu les charmes que je vois,

J’eusse chéri l’honneur de vivre sous sa loi.

Pardonne, Rosélie, et prise ce visage :

La vérité nous porte à tenir ce langage.

J’élève cette belle en un extrême point :

Mais ce qu’elle reçoit je ne te l’ôte point.

Parmi tant de trésors que l’univers assemble

On y peut bien trouver vos deux beautés ensemble.

PÂRIS.

Sire, si cette belle était d’extraction

À mériter l’honneur de votre affection ?

LE ROI.

Connaissant Rosélie à mes vœux si cruelle,

Je ne pousserais plus de soupirs que pour elle.

PÂRIS.

Sire, adressez-lui donc vos soupirs librement,

Et ne différez point cet heureux changement.

Après l’avoir traitée avec tant d’injustice,

Ses baisers seulement seront votre supplice ;

Le ciel a de tout temps votre hymen résolu,

Reconnaissez ici son pouvoir absolu.

LE ROI.

Que tu me fais languir ! rends ma doute éclaircie ?

PÂRIS.

C’est la chaste beauté qui règne en Dalmatie.

LE ROI.

Ô dieux ! que m’as-tu dit ? Beau chef-d’œuvre des cieux,

M’est-il permis ici de paraître à vos yeux ?

LA REINE.

Puisqu’il n’est plus saison de celer ma naissance,

Que Pâris m’a trahie en ma reconnaissance,

Au moins il m’est permis de parler librement,

Et je vous puis, monsieur, accuser justement :

Je puis à votre humeur reprocher mon injure,

Et vous donner les noms d’ingrat et de parjure.

LE ROI, à genoux.

Pardonne à ce volage, adorable beauté,

Puisqu’il a reconnu son infidélité ;

Les charmes de ce sein couvrent un cœur barbare,

Ou tu dois excuser un mal que je répare.

J’éteins en ta faveur ma première amitié,

Si je dois espérer d’attirer ta pitié ;

À tes chastes attraits ma liberté s’engage,

Je brûle d’accomplir notre heureux mariage.

Mais qui te fait couvrir tes rares ornements

Du nom de pèlerine et de ses vêtements ?

LA REINE.

La curiosité de voir cette merveille

Qui se peut assurer de vivre sans pareille,

Et par qui je n’étais qu’un objet de mépris,

Est l’unique sujet du travail que j’ai pris.

Mais le sort me trahit ; Pâris m’a reconnue,

Et comme il a paru surpris de ma venue,

Ce seigneur le gaussant, a son courroux ému ;

Ils en venaient aux mains quand nous vous avons vu.

Mais que je suis confuse en ces métamorphoses !

Dois-je croire, monsieur, ce changement des choses ?

Et dois-je pas encore avoir l’esprit douteux

Après avoir reçu des affronts si honteux ?

Me croyez-vous sans yeux de m’envoyer ce frère

Si dissemblable à vous ; si peu digne de plaire ;

Et jugiez-vous mon cœur si capable d’amour,

Que de chérir ses vœux et l’épouser un jour ?

LE ROI.

Son mérite, madame, a des forces exquises ;

Il a de mille cœurs asservi les franchises.

Qu’on l’amène en ces lieux, et qu’il vive content :

J’accorde à ses désirs l’objet qui lui plaît tant.

ROSÉLIE.

Ô bonheur sans pareil ! ô prince magnanime

De rendre satisfait notre espoir légitime !

TIMANDRE.

Ô l’agréable jour ! que ce déguisement

Nous comble tous d’honneur et de contentement !

ARGANT.

Oui, si mon maître et moi sommes hors de ce nombre.

Ayant pu tout avoir nous n’avons que de l’ombre.

Si rien que ces beautés ne rend ses vœux contents,

Il se peut assurer de coucher seul longtemps.

Alcandre vient, amené par des gardes ; Ogier le suit.

ALCANDRE, à la reine.

Madame, pardonnez à l’amour sans pareille

Qu’entretient en mon cœur cette rare merveille ;

Quoiqu’on m’eût obligé de vous offrir ma foi,

Je n’ai pu violer celle qu’elle a de moi.

L’homme que vous voyez a la feinte conçue,

Il parut sous mon nom et vous fûtes déçue ;

Il jugeait aisément, dans le dessein qu’il prit,

Qu’il n’était pas de grâce à charmer votre esprit.

OGIER.

Oh ! voilà bien payer mon service fidèle !

Si mon visage est laid, au moins ma taille est belle ;

Et si sa majesté parle sans fiction,

Elle a senti pour moi quelque inclination.

LA REINE, en riant.

Quelle dame à vos yeux ne serait pas atteinte,

Monsieur ? Je me doutai d’une pareille feinte :

Voyant la majesté de ce jeune seigneur,

Certain instinct me fit lui rendre de l’honneur.

LE ROI.

Mon frère, bénissez cette heureuse journée

Où cette belle fille à vos vœux est donnée :

Rosélie est à vous, possédez sa beauté,

Et je serai, madame, à votre majesté,

Si je dois espérer d’obtenir cette gloire,

Si des crimes passés vous perdez la mémoire.

LA REINE.

Les reproches, monsieur, sont ici superflus,

Et je veux oublier ce qui ne sera plus ;

L’honneur veut que je sois à vos vœux accessible,

Afin de réparer un affront si sensible ;

Je romps tous mes desseins et vous rends vos liens.

Envoyons là-dessus vers les Dalmatiens.

ALCANDRE.

Comment satisferai-je à ce plaisir extrême ?

Vous me donnez, monsieur, à la beauté que j’aime.

Alcandre, glorieux entre tous les amants,

Est-il un bien pareil à tes contentements !

LA REINE, montrant Florinée.

J’offre encore à Pâris cette belle parente ;

Ne consentez-vous pas à l’avoir pour amante ?

PÂRIS.

Je serais accusé de trop d’aveuglement,

Si je n’adorais pas un objet si charmant.

FLORINÉE.

Et j’aurais mérité le titre de barbare,

Si je ne chérissais une faveur si rare.

LE ROI.

Entrons ici, madame, et ne différons point

Un bien qui rend nos cœurs satisfaits de tout point ;

Qu’un heureux mariage, en l’ardeur qui nous presse,

À chacun des amants accorde sa maîtresse.

Tout le monde sort, excepté Argant et Ogier.

ARGANT.

On ne nous comprend point en ce rang bienheureux ;

Le flambeau de l’hymen ne luira que pour eux :

Ogier, que ferons-nous ?

OGIER.

Si j’étais prince encore,

Je te ferais présent de quelque jeune Aurore ;

J’en choisirais pour moi, nous aurions trop de bien :

Mais mon trône est à bas, et je ne suis plus rien.

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