Guillaume et Marianne (Jean-François BAYARD)

Drame en un acte, imité de l’Allemand.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Second Théâtre-Français, le 25 novembre 1823.

 

Personnages

 

GUILLAUME

FABRICE

PHILIPPE

MARIANNE

 

La scène se passe en Allemagne, chez Guillaume.

 

Le théâtre représente le cabinet de Guillaume, une porte à gauche, un bureau à droite.

 

 

Scène première

 

GUILLAUME, seul, assis

 

Il faut que je renonce à ce travail... ma tête n’est pas libre... j’ai le cœur serré... une seule pensée m’occupe.

Il prend un papier sur son bureau.

Quel charme est donc attaché à cette lettre ? Un écrit qu’Eugénie mourante a tracé, doit-il, après dix ans, me causer une émotion toujours nouvelle ?... Ah ! ce n’est pas Eugénie... c’est Marianne que j’y retrouve encore !

Il lit.

« Adieu, mon cher Frédéric »... Frédéric ! En changeant de pays il fallut changer de nom !

Il lit.

« Adieu ; j’étais résignée à mourir, mais je pense à ma fille, à vous, mon ami, et je sens que j’aimerais encore la vie ! Si je vous fus chère, prenez soin de ma pauvre enfant... qu’elle soit heureuse !... Marianne est le seul bien qui me reste, je vous la lègue. Vous serez son protecteur, son frère !... »

Il se lève.

Son frère !... Que ce mot me fait de mal ! Ah ! lorsqu’elle me fut amenée, et que, répondant à mes caresses, elle me nomma son frère !... je ne pouvais prévoir que cette tendre pitié, cette amitié toute fraternelle, dût un jour !... Mais la jeunesse est venue la parer de tant de charmes !... son cœur pur et naïf m’a laissé voir tant de vertu !... Je menais une vie dissipée ; aujourd’hui je ne puis quitter la maison qu’elle habite, et je chéris mes occupations qui me retiennent près d’elle !... Non, cette erreur ne peut durer longtemps encore... jamais je n’eus plus besoin des conseils d’un ami... mais mon secret !...

 

 

Scène II

 

PHILIPPE, GUILLAUME

 

PHILIPPE.

Monsieur Guillaume... c’est moi.

GUILLAUME.

Ah ! Philippe... que me veux-tu ?

PHILIPPE.

Vous le savez, Monsieur, si j’entre dans votre cabinet, ce n’est que pour vous parler d’affaires... Voici le bordereau à signer...

GUILLAUME.

Donne... Tu es un homme exact et fidèle.

PHILIPPE.

Les commis sont curieux et bavards... Pour moi, depuis trente ans que je travaille dans des bureaux, je ne me suis jamais occupé que de ma caisse et de mes registres... Mes registres et ma caisse, je ne sors pas de là... Quoi ! Monsieur... que faites-vous donc ?...

GUILLAUME, distrait.

Moi... mais je... je signe.

PHILIPPE.

Eh ! vous savez bien que ce n’est pas ici !

GUILLAUME.

Oui... c’est vrai, tu as raison.

PHILIPPE.

À recommencer !... depuis huit jours je ne sais ce que vous avez, mais il faut tout refaire... ce n’est pas le moyen d’avancer !

GUILLAUME.

Allons ! mon pauvre Philippe, un peu d’indulgence !...

PHILIPPE.

Mais vous, Monsieur !... Ah ! voici les quatre-vingts ducats que monsieur Fabrice a envoyés ce matin.

GUILLAUME.

Quatre-vingts !... je ne lui en ai demandé que quarante.

PHILIPPE.

Quatre-vingts, Monsieur... je ne suis pas homme à vous en remettre plus que je n’en ai reçu... et pour plusieurs raisons.

GUILLAUME.

Fabrice... excellent ami !... Rendre ces quarante ducats à Fabrice... porter quarante ducats en compte... et quand on se présentera pour toucher, tu me préviendras.

PHILIPPE.

Oui, Monsieur... mais pourquoi recourir à votre ami, quand vous pourriez...

GUILLAUME.

Que veux-tu dire ?

PHILIPPE.

Je trouve dans vos registres un crédit de cent ducats payés au nom d’un monsieur Frédéric, pour je ne sais quelle famille...

GUILLAUME, un peu embarrassé.

Ah !... Frédéric...

PHILIPPE.

Un débiteur... il faut le poursuivre.

GUILLAUME, embarrassé.

Oui... je me rappelle... un jeune homme sans fortune.

PHILIPPE.

Sans fortune ! Je n’étais pas chez vous alors... Sans fortune ! On donne à ces gens-là, mais on ne leur prête jamais.

GUILLAUME.

Frédéric... est embarrassé... inquiet... Une aventure assez singulière !... Tiens, je pensais à lui lorsque tu es entré... Je veux savoir ce que tu ferais à ma place... et même à la sienne...

PHILIPPE.

Moi, Monsieur !

GUILLAUME.

Écoute. Un banquier... dont j’ignore le nom, faisait de brillantes affaires... mais ses folies le ruinèrent.

PHILIPPE.

Comme aujourd’hui... plus de dépenses que de recettes... On se jette dans les plaisirs... on donne le ton à la ville et à la cour... on a des maîtresses charmantes... des chevaux hors de prix... et pour sortir d’embarras...

GUILLAUME.

Il passa en Italie, où il mourut... Son épouse, qui l’avait rejoint, ne put lui survivre... Ah ! Philippe, quelle âme céleste ! Une femme douce, aimable...

PHILIPPE.

Oui, elles le sont toutes.

GUILLAUME.

À ses derniers moments, elle écrivit à ce jeune homme, qu’elle avait élevé et qu’elle aimait comme un fils... J’ai vu la lettre où Eugénie...

PHILIPPE.

Ah ! elle se nommait Eugénie.

GUILLAUME.

Oui... j’ai vu la lettre où elle recommande et lègue sa fille à Frédéric... Lui, pauvre, mais bon, actif, plein de courage... accepta ce legs sacré... et fit élever sous ses yeux cette jeune enfant, qu’il nomma sa sœur, et qui, s’ignorant soi-même, se croit encore près d’un frère...

PHILIPPE.

C’est singulier !... Et qu’est-ce que je puis faire à cela, moi ?

GUILLAUME.

Il changea... de pays, je crois... et son travail leur suffit...

PHILIPPE.

Son travail... et votre argent...

GUILLAUME.

Oui... oui... l’argent que je lui prêtai... Aujourd’hui la jeune personne a seize ans...

PHILIPPE.

Eh bien ?...

GUILLAUME.

Frédéric...

PHILIPPE.

Il l’aime ?...

GUILLAUME.

Je le crains... Mais lui... est-il aimé ?...

PHILIPPE.

C’est ce que je ne puis pas vous dire.

GUILLAUME.

Peut-être... n’a-t-il inspiré que de la reconnaissance ?...

PHILIPPE.

Cela se pourrait bien.

GUILLAUME.

Ah ! ce qu’il veut, avant tout, c’est que Ma... c’est que sa sœur adoptive soit heureuse ! Et s’il l’épousait ?...

PHILIPPE.

Qu’il l’épouse !

GUILLAUME.

Mais il est sans fortune, et plus tard... il peut lui offrir un sort plus heureux ?...

PHILIPPE.

En ce cas, qu’il attende.

GUILLAUME.

Qu’il épouse ! qu’il attende !

PHILIPPE.

Que diable me demandez-vous là ? S’il s’agissait d’une opération de bourse ou de commerce, à la bonne heure ! mais de l’amour ! je vous demande un peu si c’est de ma compétence ?... Ce que je vois de plus clair dans tout ceci, c’est que vos cent ducats sont placés à perte... Mais vous m’avez fait oublier mon bordereau.

Il va pour sortir.

GUILLAUME, à part.

Oui... oui... quelques mois encore... plus de dettes, plus d’inquiétudes.

PHILIPPE, revenant.

Ah ! Monsieur, je vais envoyer chez monsieur Fabrice, pour une commission de votre sœur...

GUILLAUME.

De ma sœur !... J’attends Fabrice...

PHILIPPE.

Vous l’attendez !... Bon, je n’enverrai personne... mais il faut prévenir votre sœur.

Il sort.

 

 

Scène III

 

GUILLAUME, seul

 

Ma sœur ! ma sœur !... ils n’ont tous que ce mot à la bouche !... Eh ! ne l’ai-je pas voulu ainsi ? ne leur ai-je pas dit à tous : voici ma sœur !... Ah ! s’ils voyaient mon trouble !... Pour Philippe !... il ne lui viendra point à l’esprit que je puisse être ce Frédéric... Mais lorsque Fabrice est ici... je lui parle d’Eugénie, de ses charmes, de sa bonté... S’il savait que c’est d’une autre que je suis occupé !... et Marianne... Marianne !... Ah !... quand mon secret pourra-t-il m’échapper !... quand pourrai-je lui dire : Non, je ne suis pas ton frère... mais que je sois ton époux !

 

 

Scène IV

 

MARIANNE, GUILLAUME

 

MARIANNE.

Tu es seul... Bonjour, mon frère !

GUILLAUME.

Bonjour, Marianne.

MARIANNE.

Marianne ! encore ! qu’as-tu donc aujourd’hui ?

GUILLAUME.

Moi ! je n’ai rien.

MARIANNE.

C’est lorsque tu es triste et rêveur que tu m’appelles ainsi... dis-moi donc : Ma sœur !

GUILLAUME.

Eh bien ! oui,... oui... ma sœur.

MARIANNE.

À la bonne heure !... Tu as eu du monde toute la matinée... et il me tardait de savoir de tes nouvelles.

GUILLAUME.

Tu vois... je travaille... Va, retourne...

MARIANNE.

Déjà !... encore un moment, je t’en prie !... quand je reste longtemps sans te voir, je deviens triste aussi !... mais dès que je suis près de toi mon chagrin se dissipe... je me trouve heureuse !... tu ne m’a pas encore embrassée ce matin...

GUILLAUME, la repoussant doucement.

Ah ! puisque tu t’obstines à me déranger... je... ne t’embrasserai pas.

MARIANNE.

Et moi... je ne m’en irai pas...Voilà bien comme sont tous ces frères !... il ne veut pas m’embrasser !...

GUILLAUME.

Que tu es folle !

MARIANNE.

N’est-ce pas ?... Dis-moi, Philippe est-il rentré ? Fabrice doit m’envoyer sa nouvelle chanson...

GUILLAUME.

Tu apprends bien volontiers ce qui vient de lui.

MARIANINE.

C’est encore pour toi !... tiens, lorsque le soir tu es triste... le front appuyé sur ta main... tu rêves... je ne sais à quoi... alors, je choisis une chanson ; celle que tu aimes le mieux est aussi celle que je préfère : à peine l’ai-je commencée... tu lèves les yeux... tu me regardes en souriant... plus de chagrin ! oh ! je l’ai bien remarqué.

GUILLAUME.

Ah ! tu as remarqué cela !...

MARIANNE.

Sans doute... et comment ne pas remarquer ce qui te fait plaisir ? d’ailleurs c’est bien naturel... tu éprouves une douce joie près de ta sœur... comme moi, près de mon cher Guillaume !... quand tu me parles... je t’écoute avec ravissement !...

GUILLAUME, très ému.

Allons ! allons !...

Il s’éloigne.

MARIANNE.

Je ne perds pas une parole... et quelquefois tu finis... tu me quittes... tu es déjà loin... que je crois t’entendre encore... ta voix est là !... ta sœur... oui, ta chère Marianne !... eh bien !... où donc es-tu, Guillaume ?

 

 

Scène V

 

PHILIPPE, FABRICE, MARIANNE, GUILLAUME

 

FABRICE.

Bien ! Bien !... Je verrai... nous compterons...

PHILIPPE.

Prenez toujours vos quarante ducats.

FABRICE.

Entre amis...

PHILIPPE.

Entre amis... entre amis ! c’est fort bon... mais il faut que mes livres soient en règle.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

FABRICE, MARIANNE, GUILLAUME

 

GUILLAUME, souriant.

Philippe a raison.

FABRICE.

Le vieil entêté ! Bonjour, mon ami... mademoiselle !...

MARIANNE.

Ah ! monsieur Fabrice, vous arrivez fort à propos !...

FABRICE, très gaiement.

Allons, qu’est-ce encore ? toujours en querelle !...

GUILLAUME.

Cette petite folle s’amuse à me tourmenter.

FABRICE, souriant.

À te tourmenter !

MARIANNE.

Voyez... depuis quelque temps il n’est plus aimable avec moi... et cependant je l’aime toujours !...

Prenant le papier que tient Fabrice.

Ah ! c’est la chanson que vous m’avez promise... monsieur Fabrice ; rendez-lui donc sa gaieté !

FABRICE.

C’est à vous, Marianne... sa sœur, son amie...

MARIANNE.

Vous, monsieur Fabrice, vous êtes seul... vous sentez mieux son bonheur que lui |

FABRICE.

Oui, et je crois même que j’en suis jaloux !... seul, toujours seul !... mes idées ne sont plus les mêmes... moi qui avais fait vœu de vivre dans le célibat...

MARIANNE, vivement.

Vous allez vous marier !

FABRICE.

Peut-être !...

GUILLAUME.

Toi, Fabrice ?

FABRICE.

Pourquoi non ? j’ai de la fortune... je suis jeune, gai, sensible ; vous me trouvez aimable !... Je le sais, j’ai été fou... je me suis longtemps égaré dans le monde... Quand mon cher Guillaume vînt habiter cette ville, il était lancé dans les plaisirs... je ne valais pas mieux que lui... aujourd’hui, il est sage, rangé, je veux encore marcher sur ses traces... et je serai un bon, un excellent mari !... qu’en pensez-vous ?

MARIANNE.

Certainement, monsieur Fabrice.

FABRICE, à Guillaume.

Tu ne dis rien... tu n’approuves pas...

GUILLAUME, très ému.

Si fait...je t’approuve... tu peux trouver une femme bonne, aimable... il faut l’épouser !... une compagne... une famille... ah ! crois-moi, le bonheur n’est que là !

MARIANNE, le regardant avec inquiétude.

Mon dieu !... on dirait qu’il est seul... malheureux !... oui, monsieur Fabrice, mariez-vous... prenez une épouse... puisque vous n’avez pas de sœur !...

Très gaiement.

Adieu, adieu, je vais apprendre ma chanson !...

FABRICE, à part.

Elle est charmante !... il faut que je m’explique !...

GUILLAUME, à part.

Aimable enfant !

 

 

Scène VII

 

FABRICE, GUILLAUME

 

FABRICE.

Tu as beau dire... mon projet de mariage ne te sourit pas.

GUILLAUME.

Pourquoi ?... il ne peut être que brillant, avec ta fortune...

FABRICE, souriant.

Bon ! ma fortune !

GUILLAUME.

Et je t’en félicite.

FABRICE.

Oh ! tu vois tout cela... en philosophe... ton cœur est calme, et te parler de mariage...

GUILLAUME, vivement.

Encore !... te fais-tu un plaisir de me contrarier ?... Tu veux te marier, eh bien ! je t’en fais mon compliment... mais laissons cela, je t’en supplie.

FABRICE.

Mon dieu ! sais-tu, mon cher Guillaume, que ta sœur n’a pas tort de se plaindre de toi... et je n’oserais aujourd’hui t’ouvrir mon cœur... si j’avais quelque secret à te confier.

GUILLAUME.

Mon ami, ce n’est rien, te dis-je : un peu d’émotion...

FABRICE.

Je le vois, notre conversation d’hier... Cette Eugénie...

GUILLAUME.

En effet... elle a réveillé de si doux souvenirs !...

FABRICE.

Je le crois : quand tu parles de cette Eugénie... c’est avec une expression !... on dirait qu’elle est encore là pour t’entendre et pour t’aimer !...

GUILLAUME.

Oui, oui... je la revois...

FABRICE.

Moi-même en te quittant, j’avais les yeux pleins de larmes.

GUILLAUME, vivement d’abord.

Et tu ne sais pas !... une âme si belle !

FABRICE.

Allons, te voilà dans un de tes jours de mélancolie... que diable ! elle n’est plus... et après dix ans... oh ! je suis fidèle aussi, moi, très fidèle ! mais dix ans !... Dieu m’en garde !

GUILLAUME.

Ah ! Fabrice !... comment oublier ce dernier adieu !... ce dernier présent !... Si j’ai quelques moments heureux... de douces espérances... c’est à elle... à elle seule, que je les dois.

FABRICE.

Je suis toujours surpris qu’avec tant d’amour tu ne l’aies pas épousée...

GUILLAUME, avec embarras.

Elle ne revint point en Allemagne... D’ailleurs, pauvre comme elle... quel sort pouvais-je lui offrir ?

FABRICE.

Oui, je conçois... aujourd’hui du moins... si elle vivait encore !

GUILLAUME.

Aujourd’hui... pourrais-je davantage ?...

FABRICE.

Peut-être... Écoute, laissons-là tous ces tristes souvenirs... j’ai une proposition à te faire.

GUILLAUME.

À moi ?...

FABRICE.

Oui... n’oublie pas que c’est le meilleur de tes amis qui te parle... Guillaume, dans la situation où tu te trouves, que veux-tu faire ? que peux-tu espérer ? Le cercle de tes affaires est trop étroit... je t’ai offert des fonds... tu les a refusés... Eh bien ! ce n’est plus ton ami qui t’ouvre sa caisse... c’est ton associé !

GUILLAUME.

Comment ?

FABRICE.

Mon oisiveté me pèse... j’ai besoin de m’occuper... le haut commerce peut seul me convenir... de grandes affaires !... Je puis avec mes capitaux établir de belles relations... mais seul, sans expérience, il me faut un ami, un guide, un associé enfin... et j’ai jeté les yeux sur toi...

GUILLAUME.

Fabrice !... y penses-tu ? Sans autre ressource que mon travail, mon activité...

FABRICE.

Excellente mise de fonds. Je ne fais rien pour toi, mon ami ; c’est Guillaume qui m’oblige... qui me rend à mon pays... à moi !... Je suis franc... je serai docile... tu me dirigeras... Nos affaires prospèrent entre tes mains et tu fais ta fortune en m’enrichissant moi-même !... Tu me connais...

GUILLAUME, avec émotion.

Mon cher Fabrice... je suis touché... Je verrai... mais... si tu te maries...

FABRICE.

Accepte d’abord...

GUILLAUME.

Et moi-même... peut-être !...

FABRICE.

Toi-même... vraiment ?... Eh bien ! en serons-nous moins unis ?... Oui, tu te marieras aussi... mais toujours triste, toujours gêné... quel choix pourrais-tu faire ?... Il faut rendre sa femme heureuse...

GUILLAUME, très ému.

Oui... oui...

FABRICE.

Aujourd’hui tes espérances s’étendent... tu peux, trouver un riche mariage... ou même assurer le bonheur d’une autre Eugénie !...

GUILLAUME.

Son bonheur !... Eugénie !... Ah !... si tu savais quel trouble tu as jeté dans mon cœur !

 

 

Scène VIII

 

FABRICE, MARIANNE, GUILLAUME, et ensuite PHILIPPE

 

MARIANNE.

Mon frère, on te demande au bureau... Eh bien ! qu’as-tu encore ?... Ces regards...

FABRICE.

Quel trouble en effet !...

GUILLAUME.

Ah ! Marianne... Fabrice, qu’il est doux d’être aimé ainsi !...

PHILIPPE, paraissant.

Eh bien ! Monsieur !... on attend.

GUILLAUME.

J’y vais, j’y vais... Ah ! j’ai besoin de vous quitter un instant... je suis à vous ; et bientôt... adieu, Marianne...

MARIANNE, le regardant sortir.

Adieu, Guillaume !

GUILLAUME.

Adieu !

Philippe le suit.

 

 

Scène IX

 

FABRICE, MARIANNE

 

FABRICE, à part.

La voici !... je ne puis tarder plus longtemps... je veux obtenir son aveu... et si son cœur est pour moi, je suis sûr du cœur de son frère !...

MARIANNE, regardant toujours.

Jamais il n’eut un regard si doux !

FABRICE.

Notre cher Guillaume est plus tranquille...

MARIANNE.

Il nous quitte... Encore des affaires !...

FABRICE.

Pour un instant...

MARIANNE.

Je voudrais être toujours auprès de lui.

FABRICE.

Et s’il fallait vous séparer ?...

MARIANNE.

Nous !... cela ne se peut pas, monsieur Fabrice.

FABRICE.

Ne peut-il arriver... quelque circonstance... quelque changement... un mariage... Ce mot-là vous attriste ?

MARIANNE, très émue.

Est-ce que Guillaume ?...

FABRICE.

Je ne dis pas cela.

MARIANNE, gaiement.

Non !... Oh ! en ce cas, monsieur Fabrice !...

FABRICE.

Mais ne peut-il pas se faire que vous-même...

MARIANNE.

Moi !...

FABRICE.

N’y avez-vous jamais pensé ?

MARIANNE.

Quelquefois... mais une idée... voilà tout. Quitter mon frère me serait insupportable... impossible.

FABRICE.

Si vous habitiez ensemble... dans la même ville ?

MARIANNE.

Jamais, jamais ! qui aurait soin de lui ?... Et moi, je ne le verrais plus à chaque instant du jour... quand il est ici, je cherche un prétexte pour venir le déranger, je fais mille folies pour le distraire ; il a l’air de se fâcher, mais il est bien aise de me voir près de lui. S’il est rêveur, je sais qu’il s’occupe de moi, son premier, regard me le dit... et je suis heureuse... Souvent aussi nous causons de notre mère, il pleure, je me jette dans ses bras, et nous sommes consolés.

FABRICE.

Marianne !... mais votre frère, votre cher Guillaume pourrait demeurer avec vous... Si votre mari l’aimait... en était aimé... ne pourriez-vous pas tous trois composer un ménage plus heureux encore ?

MARIANNE.

C’est ce que je me dis quelquefois... mais je sens bien que cela ne peut pas être... car où trouver un mari qui consente à ne pas être aimé plus que mon frère ?... Vous voyez que cela n’irait pas !...

FABRICE.

Insensiblement le mari aurait tout cet amour.

MARIANNE.

Vous croyez ?... Non, non... et puis une difficulté... ce sont vos caprices, Messieurs... Oh ! vous en avez beaucoup !... Guillaume a les siens ; ils ne m’offensent pas... je m’en amuse quelquefois... mais d’un autre... ce serait différent...

FABRICE.

S’il se trouvait un homme qui ne voulût que vous plaire et vous aimer !...

MARIANNE.

Qui le voulût toujours ?...

FABRICE.

Oui... toujours...

MARIANNE.

Il ne se trouvera pas.

FABRICE.

Il est devant vous !

MARIANNE.

Fabrice !...

FABRICE.

Oui, c’est moi !... Je vous aime, je vous offre ma main... C’est un secret que mon cœur a retenu bien longtemps... vous deviez le deviner, peut-être... mais aussi modeste que belle !... Marianne, ce n’est point un étourdi qui vous parle... je vous connais, je vous ai choisie !... Voulez-vous être à moi ?... Je suis l’ami de Guillaume... Ouvrez-moi votre cœur... un mot, Marianne !

MARIANNE.

Fabrice... laissez-moi le temps... votre aveu ne m’a point déplu.

FABRICE.

Ah ! ne rejetez pas mon amour !... je serai le frère de votre frère... nous veillerons ensemble a ce qu’il soit toujours heureux... ma fortune devient la sienne... Parlez, il consentira... Marianne, je ne voudrais pas le tromper !

MARIANNE.

Il consentira, Fabrice ?

FABRICE.

Un mot seulement... puis-je espérer... ?

MARIANNE.

Eh bien !... parlez à mon frère... et s’il consent... Adieu, Fabrice.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

FABRICE, seul

 

Elle est à moi !... je suis aimé... moins que son frère, peut-être... mais une fois son mari, que ne puis-je espérer d’un cœur si pur et si tendre... les mêmes soins, le même empressement... et bientôt plus d’amour encore !... Guillaume viendra demeurer avec nous... oui... seul avec ses souvenirs et ses secrets, il deviendrait fou... Mais il faut lui dire... Je ne sais pourquoi je suis plus timide avec lui... j’ose à peine...

 

 

Scène XI

 

GUILLAUME, FABRICE

 

GUILLAUME.

Pardon ! je suis à toi... un tour dans mes bureaux m’a rendu un peu de calme... et j’en avais besoin ! Marianne t’a laissé ?...

FABRICE.

Oui... Je le vois... ma proposition te plaît, tu l’acceptes... Nous demeurerons ensemble... tu quitteras cette maison... pour habiter la mienne.

GUILLAUME.

Mon ami, mon cher Fabrice... je suis touché de tes offres... tu m’as séduit d’abord... mais j’ai réfléchi... laissons les choses comme elles sont.

FABRICE.

Comment ! y penses-tu ?

GUILLAUME.

D’ailleurs, loger avec toi, je ne puis...

FABRICE.

Pourquoi ?

GUILLAUME.

Je te l’ai dit... tu veux te marier... moi-même j’ai des projets...

FABRICE.

En vérité !...

GUILLAUME, souriant.

Et dans tous les cas, ma sœur...

FABRICE, de même.

Ta sœur... n’est-ce que cette raison ?

GUILLAUME, de même.

Mais il me semble qu’elle devrait suffire...

FABRICE.

Bah !

GUILLAUME.

Sans doute.

FABRICE.

Elle est bien jolie... bien aimable, ta sœur...

GUILLAUME.

Charmante !

FABRICE.

Guillaume ?

GUILLAUME.

Que veux-tu dire ?

FABRICE.

Tiens... parlons sérieusement... j’aime Marianne, donne-la moi pour femme !

GUILLAUME, avec violence.

Fabrice !

FABRICE.

Je le vois, tu ne t’attendais pas à cette déclaration... Mon amour cependant ne doit ni te surprendre, ni te déplaire... accueilli par toi, admis tous les jours près de ta sœur, pouvais-je admirer tant de grâce, tant de vertu... et conserver ma liberté ?... Allons, allons, tu ne le penses pas, tu as meilleure opinion du cœur de ton ami !...

GUILLAUME.

Malheureux !... je ne sais où j’en suis !...

FABRICE.

Eh bien ! qu’as-tu donc ? Ne faut-il pas qu’elle se marie ? et ne dois-tu pas me préférer à tout autre, moi, ton cher Fabrice ?... Je ne te parles pas de ma fortune... tu me connais... peut-elle trouver un plus beau parti ?... Elle est jolie, je ne suis pas mal... elle est bonne, je suis le meilleur homme du monde... nous ferons un couple charmant !... Mais réponds-moi donc ?

GUILLAUME.

Tu ne sais pas ce que tu veux !...

FABRICE.

Bon ! j’y suis !... Tu t’imagines que je vais t’enlever cette sœur bien aimée, te laisser seul... rassure-toi, tu resteras avec nous, toujours... c’est convenu !

GUILLAUME, le regardant avec un sourire.

Convenu...

FABRICE.

Sans doute.

GUILLAUME.

Elle sait...

FABRICE.

Elle sait tout. Je n’osais pas avouer mon amour... mais enfin j’ai parlé ; et, te le dirai-je ?... je suis aimé... Oh ! mon Dieu ! oui... après son cher Guillaume, c’est moi qu’elle aime le mieux... Conçois-tu mon bonheur ?... moi ton frère, son mari ! ah ! je ne me contiens pas de joie !...

GUILLAUME

Ils s’aiment !...

FABRICE.

Il faut qu’elle soit heureuse... elle le sera. N’était-ce pas le vœu de votre mère... n’est-ce pas le tien ?...

GUILLAUME.

Heureuse !... Oui... heureuse... et moi !... moi !... les cruels !...

FABRICE.

Laisse là cet air sombre, je t’en supplie... notre sort ne dépend plus que de toi... Elle m’a laissé en sortant un regard si tendre !... Consens, j’ai sa parole.

GUILLAUME, d’une voix étouffée.

Jamais ! jamais !

FABRICE.

Je ne te comprends pas !... ce trouble... Guillaume ! tu m’effraies !...

GUILLAUME.

Va... je prévoyais... je sentais que tant de bonheur n’était pas fait pour moi !... le piège était sous mes pas !... En arrivant ici, j’ai fermé ma porte à tout le monde... Fabrice... Fabrice seul... pourquoi l’ai-je reçu ? fallait-il croire à son amitié ?... Les soupçons me semblaient injurieux... j’étais sans crainte... son dévouement m’avait séduit... Quand son amour se cachait sous tant d’indifférence, mon cœur aimait à s’épancher dans le sien !... et Marianne... Marianne aussi !

FABRICE.

Ah ! cesse de m’outrager !... Oui, j’aime ta sœur... j’ai son aveu... je puis faire son bonheur et le tien... et quand pour l’enchaîner à tes côtés, tu nous défends d’espérer... j’ai droit peut-être...

GUILLAUME, avec explosion.

De m’arracher le bien... le seul bien qui me reste ! Et moi aussi j’ai reçu des droits... j’allais parler... j’allais les perdre... mais je les garderai... malgré vous !... Tu veux faire mon bonheur ! eh ! qui te l’a demandé ?... j’étais tranquille... l’espérance me souriait... quelques mois encore ! Je me croyais aimé seul... cet avenir était si beau ! mais un autre... Non, cela ne peut pas être... Ah ! je sens qu’un tel effort est au-dessus de mon courage !...

FABRICE.

Que dis-tu ?

GUILLAUME, avec force.

Non !... Marianne elle-même serait à mes genoux... ses larmes... sa voix si douce... rien, rien !...

 

 

Scène XII

 

GUILLAUME, FABRICE, MARIANNE

 

MARIANNE, pâle, tremblante.

Mon frère !... mon frère !...

FABRICE.

Guillaume !...

GUILLAUME.

Marianne... Fabrice !... jamais... laissez-moi !... laissez-moi !

Il sort dans le plus grand trouble.

 

 

Scène XIII

 

FABRICE, MARIANNE

 

MARIANNE.

Mon frère !

FABRICE.

En vérité... je ne puis concevoir... il m’écoutait avec calme... et tout à coup... non, ce n’est pas ma déclaration !... Marianne, Guillaume a quelque chagrin...

MARIANNE.

Oui... il souffre... je le sens ! mais sa sœur souffre-t-elle moins que lui ?...

FABRICE.

Des espérances trompées sans doute... Il me parlait d’un projet de mariage.

MARIANNE.

De mariage !... lui !... non... non...

 

 

Scène XIV

 

FABRICE, MARIANNE, PHILIPPE

 

FABRICE.

Ah ! Philippe...

MARIANNE.

Que fait mon frère ?

PHILIPPE.

Votre frère !... votre frère a perdu l’esprit assurément !... il vient d’entrer dans mon bureau, pâle, défait, agité ; il se promenait vivement, je lui ai adressé vingt questions... point de réponse... Tout à

coup il a parcouru un écrit... peu à peu il s’est apaisé. Il paraît plus calme à présent... mais il cherche dans ma caisse, dans mes registres... que sais-je ? il parle de vous...

MARIANNE.

De moi !

PHILIPPE.

De monsieur Fabrice ! il a des secrets... de l’amour peut-être... un négociant ! sa maison est perdue !

FABRICE.

Mais enfin ?...

PHILIPPE.

Mais enfin, les affaires avant tout ! Du repos, des plaisirs, passe encore ! mais des passions ! a-t-il le temps d’en avoir ? il ne faut pas perdre la tête avant d’avoir fait sa fortune.

MARIANNE.

Qui t’a dit... ?

PHILIPPE.

Eh ! mais pourquoi cette agitation, ce trouble, ces larmes ? pourquoi veut-il être seul ? Bien ! vous aussi, vous pleurez !

MARIANNE.

Seul !... seul !... Ah ! Fabrice, qu’avons-nous fait ?...

Elle sort.

 

 

Scène XV

 

FABRICE, PHILIPPE

 

FABRICE.

Je veux le revoir ! Il faut qu’il s’explique !

PHILIPPE.

Tout le monde ici est triste, abattu... ah ! que ce soit de l’amour ou de la folie... peu m’importe !... qu’on me laisse à mes chiffres et à mon bureau...

FABRICE.

Je lui offre ma fortune et ma maison, je veux être son associé, l’époux de sa sœur...

PHILIPPE.

Vous, Monsieur !

FABRICE.

Comme il m’a traité !

PHILIPPE.

Vous, son associé, son frère... Allons ! s’il est fou, ce ne peut être que de joie ! J’entends... le voici !

 

 

Scène XVI

 

PHILIPPE, GUILLAUME, FABRICE

 

Guillaume rentre abattu et rêveur.

PHILIPPE, après un moment de silence.

Eh bien ! Monsieur, vous êtes plus calme, plus tranquille...

FABRICE.

Guillaume, tu ne crois plus à mon amitié !

GUILLAUME, sortant de sa rêverie.

Ah ! Philippe... C’est toi, Fabrice !...

FABRICE.

Cruel ! avais-je mérité ces reproches, ces soupçons...

GUILLAUME, avec un désespoir concentré.

Non... non... je n’ai pas été maître de moi !... mais la raison m’a rendu tout mon courage... Que j’étais injuste !... De quoi es-tu coupable ?

PHILIPPE.

Ma foi, Monsieur, un homme riche, jeune, charmant, qui vous aime, qui adore votre sœur...

GUILLAUME.

Bien !... Bien !... c’est assez !

PHILIPPE.

Et que votre sœur...

GUILLAUME, vivement.

Philippe !

FABRICE.

Ton cœur se révolte à l’idée d’une séparation, mais...

GUILLAUME, froidement.

Eh ! qu’importe pour elle !... Tout cela devait finir par son bonheur, et il y a de ton côté tant d’avantages ! Elle est libre, mes bienfaits ne sont pas des chaînes, et je ferai en sorte que la reconnaissance ne trouble pas votre félicité... Plus tard...

FABRICE.

Que veux-tu dire ?

GUILLAUME, de même.

Fabrice, tu demandes sa main ?

FABRICE.

Sans doute.

GUILLAUME.

Tu es aimé ?

FABRICE.

Je le crois.

GUILLAUME.

Elle consent ?

FABRICE.

Je t’ai dit...

GUILLAUME.

Elle consent... Eh bien !... eh bien !... tu seras son époux, Fabrice ! Marianne est à toi !...

FABRICE.

Tu ne nous quittes plus !

GUILLAUME.

Moi, peut-être... Écoute, ton amitié est sincère... tes services étaient désintéressés...je le crois... mais... Ce soir, Philippe, tu verras Fabrice... Va, laisse-moi !

Fabrice revient, il lui saisit la main.

Tu me pardonnes, n’est-ce pas ? Adieu, Fabrice, adieu !

FABRICE.

Mon frère ! nous serons tous heureux !

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

PHILIPPE, GUILLAUME

 

GUILLAUME.

Va, tu l’emportes avec toi toute ma félicité ! le charme de mes souvenirs... Ces rêves si doux de l’espérance !...

PHILIPPE.

Eh bien ! Monsieur, vous allez reprendre votre sang-froid et votre gaieté !

GUILLAUME.

Elle veut, elle consent !... Plus tard elle saura à quel point je l’aimais !

PHILIPPE.

Quel mariage !... C’est la plus belle opération que vous ayez faite de votre vie !

GUILLAUME.

Philippe, que tout soit en ordre, ma caisse, mes livres, mes comptes... je verrai... Tu resteras ici, toi...

PHILIPPE.

Vous, Monsieur...

GUILLAUME.

Oh ! moi... un voyage peut-être... quelques mois d’absence...

À part.

Je ne verrai pas son bonheur !

PHILIPPE.

Allons ! qu’avez-vous encore !... Si c’est de l’amour, tant pis, Monsieur : un négociant doit avoir l’esprit et le cœur libres... Qu’est-ce que c’est que vos projets de voyage ?...

GUILLAUME.

Il le faut... Cette nuit même... Philippe, ce Frédéric dont tu me parlais... cette pauvre famille...

Il se reprend et avec calme.

Mais va, je te rejoins dans un instant... rassure-toi, je suis tranquille...

PHILIPPE.

Monsieur... ?

GUILLAUME, avec impatience.

Va, te dis-je !... Veux-tu me tourmenter aussi ?...

PHILIPPE, s’éloignant avec inquiétude.

Frédéric !...

 

 

Scène XVIII

 

GUILLAUME, seul

 

Oui... c’en est fait... je partirai... seul, malheureux, j’irai loin d’elle l’oublier ou mourir !... Mourir ! car je sens là que je ne puis cesser de l’adorer ! Marianne !... Ah ! qu’elle soit heureuse ! je devais ce sacrifice à Eugénie : je suis content de moi !

 

 

Scène XIX

 

MARIANNE, GUILLAUME

 

Marianne rentre par la porte à gauche.

MARIANNE, qui s’est approchée doucement.

Mon frère !...

GUILLAUME.

Ah !

MARIANNE.

Mon cher frère, il faut que tu me pardonnes, je t’en supplie !

GUILLAUME, se contraignant à peine.

Qu’est-ce ? qu’as-tu, Marianne ?

MARIANNE.

Tu es fâché, je le pensais bien... J’ai eu tort, mais tu es si bon !

GUILLAUME.

Moi, fâché... et pourquoi ?

MARIANNE.

Je voudrais pouvoir te raconter tout ce qui s’est passé... mais je suis troublée !... Tu sais... Fabrice veut m’épouser...

GUILLAUME.

Il me l’a dit.

MARIANNE.

Et je...

GUILLAUME.

Et... tu consens.

MARIANNE.

Moi, Guillaume !

GUILLAUME.

Fabrice a de belles qualités.

MARIANNE.

Oui... mais...

GUILLAUME.

Tu seras heureuse avec lui.

MARIANNE.

Le crois-tu, mon frère ?

GUILLAUME.

Sans doute... il est aimé...

MARIANNE.

Aimé... oh ! peut-être parce qu’il est ton ami, parce qu’il me parle souvent de toi, voilà tout... mais je n’aime que toi !

GUILLAUME.

Il sera ton époux.

MARIANNE.

Non, non, jamais je ne l’épouserai !...

GUILLAUME, dans le plus grand trouble.

Marianne !...

MARIANNE.

Non, je ne puis l’épouser !... Eh bien ! qu’as-tu donc ? tu détournes les yeux... tu ne m’entends plus.

GUILLAUME, de même.

Écoute... écoute-moi...

Elle s’éloigne ; il la rassure.

Marianne, tu vois... je suis calme... Rappelle-toi donc que tu as promis ?

MARIANNE.

Moi !... quand tu es sorti, il m’a parlé de son amour... de ton amitié pour lui... de notre bonheur... que sais-je ?... j’ai cru que cela se pouvait, je lui ai dit de te voir... Mais si tu savais ce qui s’est passé en moi !... Lorsqu’il t’a dit que je l’aimais, tu n’as pas dû le croire, non !... Écoute, tu verras Fabrice... tu lui feras entendre qu’avec toute l’amitié que j’ai pour toi, je ne puis être à lui !...

GUILLAUME.

Quoi ! tu refuses sa fortune... ce bonheur ?...

MARIANNE.

Sa fortune ! la nôtre nous suffit... Le bonheur ! il n’est que près de toi !... Tu n’es plus fâché... Nous serons avec lui comme par le passé... nous ne nous quitterons jamais... jamais !

GUILLAUME.

Non... jamais !...

À part.

Allons, allons, cela ne peut rester ainsi !

MARIANNE.

Je ne me marierai pas... Près de nous habitent un frère et une sœur... ils sont vieux... ils ne se sont jamais quittés...

Riant.

Je m’amuse quelquefois à penser que nous pouvons vieillir ensemble, comme eux !

GUILLAUME.

Comme eux ! Marianne...

MARIANNE.

Toi, tu as des projets... tu veux te marier, peut être... mais si tu es heureux !... Ah ! Guillaume, on ne t’aimera jamais comme je t’aime !

GUILLAUME.

Arrête !... mon cœur n’était pas préparé à tant de félicité.

MARIANNE.

Tiens... je t’appelle toujours mon frère... je te gronde si tu ne m’appelles pas ta sœur... quelquefois pourtant ces noms-là me chagrinent... Je suis bien folle !... Hier encore je lisais un roman... Un roman ! tu vas te moquer de moi !... À la fin il se trouve que deux personnes qui s’aiment sont frère et sœur... Eh bien ! j’ai pleuré de dépit !

Fabrice entre.

GUILLAUME.

Marianne... ma chère Marianne !...

MARIANNE.

Guillaume !... Non... je ne puis te quitter !

 

 

Scène XX

 

MARIANNE, GUILLAUME, FABRICE, ensuite PHILIPPE

 

MARIANNE.

Ah ! Fabrice, venez, venez... je ne puis me taire plus longtemps... je ne vous ai rien promis ! je ne vous épouserai jamais !...

FABRICE.

Quoi ! Marianne !...

À Guillaume.

Je savais bien que lorsque tu aurais parlé...

GUILLAUME.

Moi !... non, je n’ai rien demandé... rien ordonné... C’est elle...

MARIANNE.

Oui, c’est moi qui suis venu trouver mon frère... je lui ai déclaré que jamais je ne vivrai pour un autre que lui... Soyez notre ami, Fabrice !

FABRICE.

Cruel ! n’avais-tu pas ?...

GUILLAUME.

Ah ! tu ne sais pas ce que j’allais te sacrifier !... mais je l’aimais assez... Apprends donc... Ah ! Marianne !... je n’osais le dévoiler ce secret... Tout à l’heure encore je doutais de mon bonheur... J’en ai été cruellement puni... C’en est fait !... mon cœur est trop plein... il faut qu’il s’épanche dans le vôtre...

MARIANNE, inquiète.

Quoi ? qu’y a-t-il, mon frère ?

Philippe entre et reste dans le fond.

GUILLAUME.

Vois, Fabrice, vois si je suis aimé !... Eh bien !... je t’ai parlé d’Eugénie... de cette femme dont le souvenir me fut toujours cher...

MARIANNE.

Notre mère !...

FABRICE.

Que dites-vous ?

GUILLAUME.

Ta mère !... oui, oui... ta mère... mais elle n’était pas la mienne !...

MARIANNE.

Guillaume !

FABRICE.

Ciel !

GUILLAUME.

Marianne, tu n’es pas ma sœur !

MARIANNE, jetant un cri, et dans les bras de Guillaume.

Ah !

PHILIPPE.

Frédéric !...

GUILLAUME.

Reviens !... reviens à toi !... Oui, c’est moi, oui Philippe, c’est moi qui l’élevai ; moi, l’ami de sa famille... Eh bien ! Fabrice, conçois-tu mon amour... mes espérances ?... conçois-tu tout le mal que tu m’as fait ?...

MARIANNE.

Et toi... toi... qui es-tu donc ?...

GUILLAUME.

Ton amant... ton époux... si tu ne le dédaignes pas !...

MARIANNE.

Toi !... est-il possible !...

FABRICE.

Ah ! pardonne, pardonne !... je ne pouvais prévoir ce qui m’arrive... mais je t’aime trop pour être jaloux !... Guillaume, Marianne, soyez heureux !... et moi, votre ami... toujours votre ami !

GUILLAUME, lui tendant les bras.

Fabrice !... Mon pauvre Philippe !...

PHILIPPE.

Oh ! les secrets sont en sûreté avec moi !... je ne les devine pas.

MARIANNE.

Guillaume... Guillaume... je ne suis pas ta sœur !...

GUILLAUME.

Ma bien-aimée... ma femme !...

MARIANNE.

Non, ce n’est pas possible.

FABRICE.

Marianne, voici votre époux ; et moi, je vous rends un frère.

À Guillaume.

Oui, je serai votre frère... n’est-il pas vrai ?... Entre nous, désormais plus de secrets... plus de chagrins !...

PHILIPPE.

Et plus de bordereaux à recommencer.

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