Garde-toi, je me garde ! (Henri MEILHAC)

Comédie en un acte, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 29 juin 1868.

 

Personnages

 

MARMOUILLARD

URSULIN

MAXIME

AMÉNAÏDE MARMOUILLARD

BERTHE, fille de Marmouillard

CANARDINE, servante

 

Un salon, deux portes à gauche, une au fond, et une à droite. De chaque côté de la porte du fond une console ; à gauche, sur le devant, un guéridon avec papier, plume et encrier.

 

 

Scène première

 

MARMOUILLARD, URSULIN

 

Au lever du rideau, Marmouillard et Ursulin sont en tenue de salle d’armes masque, gant, plastron et fleuret. Marmouillard porte de vigoureuses bottes, Ursulin ne para pas et se contente, à chaque coup de bouton, de pousser un gémissement.

MARMOUILLARD, s’arrêtant et remontant.

Canardine !

CANARDINE, sans paraître.

Monsieur !

MARMOUILLARD.

Madame Marmouillard est-elle rentrée ?

CANARDINE, de même.

Pas encore, monsieur.

MARMOUILLARD, redescendant.

En garde, Ursulin !

URSULIN.

Mon ami !

MARMOUILLARD.

En garde !

URSULIN.

Mon frère !

MARMOUILLARD.

En garde, Ursulin, en garde, je vais me refroidir.

URSULIN.

Mais...

MARMOUILLARD.

En garde, Ursulin... une... deux...

Il porte des bottes.

URSULIN.

Mais... puisque je ne me défends pas... il me semble que tu ferais tout aussi bien de t’escrimer contre le mur.

MARMOUILLARD.

Non ; ce qu’il me faut, à moi, c’est l’animation de la lutte, c’est l’œil d’un adversaire fixé sur le mien, c’est un fer qui étincelle... Fais étinceler ton fer, Ursulin !

URSULIN, agitant son fer.

Je le veux bien, mais...

MARMOUILLARD.

Fais étinceler... Voilà ce qui donne de l’éclat à mon regard, de la poésie à mon front, voilà ce qui me rend majestueux.

URSULIN.

Mais quel besoin as-tu d’être majestueux ?

MARMOUILLARD.

Ursulin, tu es mon frère.

URSULIN.

Oui, Odoacre, je le suis.

MARMOUILLARD.

Tu sais qu’après onze ans de veuvage, je devins, il y a six mois, éperdument amoureux d’une jeune personne nommée Aménaïde, la perle des fleuristes et l’orgueil de sa tante Pitou, dont elle était le dernier soutien et la consolation suprême ?...

URSULIN.

Je le sais.

Il remonte.

MARMOUILLARD, l’arrêtant.

Tu sais qu’après plusieurs tentatives Louis XV, qui me permirent de constater la solidité... des principes d’Aménaïde, je lui offris mon cour, ma main et mes quinze mille livres de rentes.

URSULIN.

Je le sais.

Même jeu.

MARMOUILLARD, même jeu.

Tu sais qu’elle accepta mes quinze mille livres de rentes, ma main et mon cœur, et que je fus le plus heureux des hommes pendant cinq jours... le sixième...

URSULIN.

Tu te reposas ?

MARMOUILLARD,

Non. Je fis une réflexion ; Aménaïde était jeune, elle avait dix-neuf ans... tandis que moi, je n’avais que la jeunesse de l’homme qui aime...

URSULIN.

Tu avais cinquante-trois ans.

Il s’assied à gauche.

MARMOUILLARD.

Je fis cette réflexion, Ursulin ; je sentis que j’étais jaloux...

URSULIN.

Jaloux !

MARMOUILLARD.

Et j’eus peur. Certainement, elle m’aimait alors, je ne pouvais en douter ; mais cet amour durerait-il ? le bonheur, les premiers transports d’une passion naissante avaient pu donner à mes traits une animation passagère... m’aimerait-elle encore quand cette animation se serait évanouie ?... Je me jurai en moi-même que cette animation ne s’évanouirait pas... je fis vœu de ne jamais me montrer à ma femme sans un visage majestueux.

URSULIN, se levant.

Et ce vœu ?

MARMOUILLARD.

Je l’ai accompli, je me suis tenu parole... Depuis six mois, je ne me suis pas présenté une seule fois à Aménaïde sans m’être préalablement livré à un exercice violent...

URSULIN.

C’est ingénieux, mais c’est fatigant !

MARMOUILLARD.

C’est nécessaire... Voilà pourquoi, non content de prendre, comme je le fais depuis six mois, deux leçons d’escrime par jour, je t’ai prié de venir tous les matins faire assaut avec moi.-En garde, Ursulin ! ma femme est chez sa tante. Pitou, et elle va rentrer ! Et puis, il y a autre chose.

URSULIN.

Quoi, autre chose ?

MARMOUILLARD.

Avant huit ou dix jours, Ursulin... oui, avant huit ou dix jours, ton frère tuera un homme... cet homme s’appelle Maxime...

URSULIN.

Maxime !

MARMOUILLARD.

Cet homme a osé écrire à ma fille une lettre incendiaire... J’ai surpris cette lettre, et je tuerai cet homme !

URSULIN.

Mais Berthe...

MARMOUILLARD.

Berthe adore ce Maxime... elle me l’a avoué.

URSULIN.

Pourquoi ne pas les marier ?

MARMOUILLARD.

Jamais !... jamais !... Ma fille avait six mois quand je promis sa main au jeune Achille de Manchabal qui avait trois ans. Ce jeune homme a ma parole et il aura ma fille... et je tuerai-Maxime !... En garde ! en garde !

Ils ferraillent.

 

 

Scène II

 

MARMOUILLARD, URSULIN, CANARDINE

 

CANARDINE, entrant par le fond.

Monsieur...

MARMOUILLARD.

Madame Marmouillard est rentrée ?

CANARDINE.

Non, monsieur.

MARMOUILLARD, se remettant à ferrailler.

En garde, alors, en garde. Ursulin !

CANARDINE, descendant à gauche.

Elle n’est pas rentrée, mais il vient de venir un gamin qui m’a remis une lettre pour vous.

Elle la montre.

MARMOUILLARD.

Il n’a rien dit, ce gamin ?

CANARDINE.

Si fait, monsieur : il m’a dit de ne vous remettre cette lettre que lorsque vous seriez seul.

MARMOUILLARD.

Donne cette lettre.

CANARDINE.

Non, monsieur...

MARMOUILLARD.

Comment, non ?

CANARDINE.

Vous n’êtes pas seul.

URSULIN, remontant et se hâtant de se débarrasser de son attirail, qu’il met sur la console de gauche.

Mon ami, je ne veux pas te gêner ; je m’en vais.

MARMOUILLARD, déposant aussi son attirail sur la console de droite.

Je n’osais te le demander... à tout à l’heure...

URSULIN.

Oui, à tout à l’heure !

Il sort par le fond.

 

 

Scène III

 

CANARDINE, MARMOUILLARD

 

MARMOUILLARD.

Je suis suffisamment animé... ma femme peut rentrer... donne-moi cette lettre.

CANARDINE, la lui donnant.

Voilà, monsieur.

MARMOUILLARD, lisant.

Ah ! mon Dieu !

CANARDINE.

Hein ?...

MARMOUILLARD.

C’est impossible ! C’est écrit pourtant !

CANARDINE.

Monsieur !...

MARMOUILLARD, lisant et passant à gauche.

« Homme ridiculement crédule... va voir un peu chez la tante Pitou si ta femme y est allée ce matin, comme elle te l’a dit !... Jamais elle n’y est allée, chez sa tante Pitou... jamais ! Un ami... » Mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

Il tombe assis à gauche.

CANADINE, à part.

Qu’a-t-il donc ?

MARMOUILLARD, se levant et passant à droite.

Jamais elle n’y est allée, chez sa tante Pitou, jamais !... Après tout, cette lettre est peut-être une plaisanterie infernale...

Prenant son chapeau sur la console de droite.

En tout cas, je le saurai bientôt... Si elle est coupable...

Passant à gauche.

oh ! si elle est coupable, malheur à celui qui aura outragé un homme qui prend deux leçons d’escrime par jour depuis six mois... malheur à lui !

CANARDINE.

Comme monsieur paraît agité !

MARMOUILLARD.

Qu’est-ce que tu me chantes, toi !... Va-t’en au diable !

À part.

Je cours chez la tante Pitou !

Il sort en courant par la droite.

 

 

Scène IV

 

CANARDINE, seule

 

Va-t’en au diable ! ah çà ! est-ce qu’il devient fou ?

Maxime entre par le fond.

 

 

Scène V

 

MAXIME, CANARDINE

 

MAXIME, à part.

Bon ! je tombe sur la servante !

CANARDINE.

Un monsieur !... Comment êtes-vous entré, monsieur ?

MAXIME.

Par la porte.

CANARDINE.

La porte était ouverte !

MAXIME.

Non... j’ai passé par la serrure...

CANARDINE.

Vous dites ?...

MAXIME.

Descends vite !

CANARDINE.

Comment, que je descende !

MAXIME.

Oui, il est en bas...

CANARDINE.

Qui ça... il ?

MAXIME.

Ne fais pas la discrète... je sais tout.

Arpentant la chambre.

Hum ! hum ! elle entendra bien ma voix !

CANARDINE, à part.

Ce monsieur m’inquiète !

MAXIME.

Il est chez le marchand de vin... tu chanteras Jenny l’ouvrière en passant devant la porte... il sortira...

CANARDINE.

Mais qui est-ce qui sortira ?

MAXIME.

Il est pressé de te voir, il va être nommé sergent ?

Il la pousse vers le fond et passe à gauche.

CANARDINE.

Qui est-ce qui va être nommé sergent ?

MAXIME.

Le caporal qui passe dans tes rêves...

CANARDINE.

Le caporal qui passe ?

MAXIME.

Tu peux l’avouer devant moi, je suis discret, descends vite... je n’en parlerai pas à ta bourgeoise...

CANARDINE.

Monsieur, je ne rêve jamais caporal !...

MAXIME.

Vrai ?

À part.

Je n’ai pas de bonheur !

Haut.

Je veux te croire... mais descends toujours.

CANARDINE.

Il у tient !

MAXIME.

En descendant tu compteras les marches...

CANARDINE.

Pourquoi pas ?

MAXIME.

Et en remontant, tu les compteras encore...

CANARDINE.

Certainement...

MAXIME.

Et tu viendras me dire combien tu en auras compté de plus en montant qu’en descendant.

CANARDINE.

Voulez-vous que je vous dise ce que vous me faites l’effet d’être ?

MAXIME.

Dis-le, mais dis-le vite et descends...

CANARDINE.

Vous me faites l’effet d’être un...

MAXIME, passant à droite.

Tu as parfaitement deviné.

CANARDINE.

Vous en êtes un ?

MAXIME.

Oui, ma chère enfant... maintenant que tu sais ce que tu voulais savoir...

CANARDINE.

Je vais aller chercher la garde.

MAXIME.

Tiens, mais c’est une idée, cela !... Va chercher la garde !

CANARDINE.

Certes, je vais y aller !

MAXIME.

Je ne te dis pas autre chose depuis une heure.

CANARDINE.

J’y vais, et je vous enferme.

Elle sort par le fond, et ferme la porte.

MAXIME, seul.

Va, et enferme... La voilà partie !... Cela n’a pas été sans peine !... Berthe ! Berthe !

Berthe sort de sa chambre, deuxième porte à gauche.

 

 

Scène VI

 

BERTHE, MAXIME

 

BERTHE.

J’ai entendu votre voix...

MAXIME.

Oh ! ma belle fiancée !

BERTHE.

Comment vous êtes-vous débarrassé de Canardine ?

MAXIME.

Elle est allée chercher la garde.

BERTHE.

Chercher la garde !

MAXIME.

Oui, pour me faire arrêter.

BERTHE.

Ciel !... Comment vous tirerez-vous ?...

MAXIME.

Parlons de choses sérieuses. Votre père ?

BERTHE.

Inflexible... Le temps presse... dans quelques jours le jeune Achille de Manchabal sera à Paris.

MAXIME.

Dans quelques jours tu seras ma femme.

BERTHE.

Votre femme !

MAXIME.

Oui, le hasard m’a fait connaître certaine anecdote dans laquelle il est un peu question de votre père.

BERTHE.

Il ne s’agit de rien de fâcheux, au moins ?

MAXIME.

Soyez sans inquiétude... Peut-être seulement serai-je forcé d’agir et de parler d’une façon bizarre, peut-être serai-je forcé de feindre des sentiments que je n’éprouverai pas... Quoi que vous puissiez voir... quoi que vous puissiez entendre, ne vous étonnez de rien...

Air : J’avais juré d’aimer Rosine.

Dussiez-vous, ô Berthe, ma belle,
Berthe, ma belle,
Me voir près d’une autre que vous
À deux genoux,
Dussiez-vous me voir infidèle !

BERTHE.

Quoi ! si je vous vois infidèle !

MAXIME.

Ne dites rien ! (bis.)
Fermez les yeux, tout ira bien !

BERTHE, prêtant l’oreille vers le fond.

On ouvre la porte !

MAXIME.

Oui... elle n’a pourtant pas eu le temps...

BERTHE.

J’entends la voix de mon oncle.

MAXIME.

Elle l’aura rencontré... Où est la chambre de votre belle-mère ?

BERTHE.

Là.

Elle montre la porte qui est à côté de la sienne, première porte à gauche.

MAXIME, passant à gauche.

Bien... Rentrez chez vous, moi, j’entre là.

BERTHE.

Dans sa chambre !... pourquoi faire ?

MAXIME.

Je vous ai dit de ne vous étonner de rien.

BERTHE.

Mais...

MAXIME.

Chut !... On vient !

Il entre à gauche, première porte. Berthe entre dans sa chambre, deuxième porte à gauche. Ursulin et Canardine entrant avec précaution par le fond.

 

 

Scène VII

 

URSULIN, CANARDINE

 

URSULIN, regardant de tous côtés.

Où est-il, ton voleur ?

CANARDINE, de même.

Je ne sais pas, monsieur... Faut-il aller chercher la garde ?

URSULIN, la retenant.

Non !... Ne me laisse pas seul, ne me laisse pas... Ah ! mon Dieu !... est-ce que... Berthe ! Berthe !

 

 

Scène VIII

 

URSULIN, CANARDINE, BERTHE

 

BERTHE, sortant de sa chambre.

Tiens ! bonjour, mon oncle.

URSULIN.

Tu n’as vu personne, Berthe ?

BERTHE.

Quand cela ?

URSULIN.

Tout à l’heure... tu n’as pas vu un homme ?

BERTHE.

Non, mon oncle.

URSULIN.

Tu n’as rien entendu ?

BERTHE.

Je n’ai rien entendu, mon oncle.

URSULIN.

Ah !

 

 

Scène IX

 

URSULIN, CANARDINE, BERTHE, MAXIME, entrant par la première porte à gauche avec une énorme botte de fleurs sous le bras

 

CANARDINE, désignant Maxime.

Lui, monsieur ; c’est lui !

URSULIN.

Il n’est pas armé...

CANARDINE.

Il est venu pour voler les fleurs de madame... singulière idée !

BERTHE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

MAXIME, à Ursulin.

Vous êtes monsieur Marmouillard ?

URSULIN.

Ursulin Marmouillard... oui, monsieur...

MAXIME.

Le frère du père de mademoiselle ?

URSULIN.

Oui, monsieur.

MAXIME, allant à Ursulin.

Je suis fort aise de vous rencontrer, monsieur, et je désirerais avoir avec vous quelques instants d’entretien.

URSULIN.

Je vous écoute, monsieur.

MAXIME.

Je vous demande pardon, monsieur, mais, quelque chaste que je puisse être dans l’expression de ma pensée... j’aurai peut-être à vous dire des choses que ne saurait entendre... Veuillez prier mademoiselle de rentrer dans sa chambre...

URSULIN, allant à Berthe.

Va, Berthe, va !

BERTHE.

Comment...

MAXIME, saluant.

Mademoiselle...

Berthe entre chez elle.

Et ordonnez à cette petite de retourner à sa cuisine.

URSULIN.

De retourner à sa...

MAXIME.

Sans doute.

URSULIN, inquiet.

Je pense, monsieur, que Canardine peut tout entendre...

MAXIME.

Excepté ce que j’ai à vous dire, monsieur...

À Canardine.

Laisse-nous !

CANARDINE, allant à Ursulin, bas.

Faut-il ?

URSULIN.

Va, Canardine.

Bas.

Il est bien mis, je me risque... mais au premier cri...

CANARDINE, bas.

Je serai là...

Elle sort par le fond.

 

 

Scène X

 

URSULIN, MAXIME

 

Saluts cérémonieux, après lesquels ils finissent par s’asseoir tous les deux. Maxime tient toujours sa botte de fleurs.

MAXIME.

Monsieur, nous vivons à une époque où les vertus se perdent.

URSULIN.

Oui, monsieur.

MAXIME.

Les hommes, qui n’ont jamais été bons, deviennent de plus en plus mauvais.

URSULIN.

Cela est vrai, monsieur.

MAXIME.

Cela tient à ce qu’on néglige le culte des ancêtres...

URSULIN.

C’est possible, monsieur.

MAXIME.

Voulez-vous faire refleurir toutes les vertus ?

URSULIN.

Je le voudrais, monsieur.

MAXIME.

Relevez le culte des ancêtres... Si vos pères vous ont confié une mission, une mission sacrée...

URSULIN, avec énergie.

Il faut la remplir, monsieur, il faut la remplir !

MAXIME, se levant ainsi qu’Ursulin.

Monsieur, cette conversation est élevée, mais elle ne l’est, je pense, pas trop pour nous.

URSULIN.

Je commence à le croire, monsieur, je n’ai jamais rencontré chez un jeune homme, une pareille maturité dans les idées.

MAXIME, se rasseyant ainsi qu’Ursulin.

Vous me flattez, monsieur, voulez-vous maintenant que nous examinions un cas particulier ?

URSULIN.

Oui, monsieur, je le veux...

MAXIME.

Vous me voyez entrer dans la maison de votre frère...

URSULIN.

Oui, monsieur.

MAXIME.

Et pénétrer dans la chambre de sa femme...

URSULIN.

En effet, monsieur.

MAXIME.

Vous me voyez sortir de cette chambre le cœur plein d’ivresse, les mains pleines de fleurs...

URSULIN.

Oui, monsieur, je vous ai vu.

MAXIME.

Vous me demandez de quel droit j’agis ainsi ?

URSULIN.

Je vous le demande.

MAXIME.

Et si je vous dis que je me suis introduit dans cette maison, que j’ai pénétré dans cette chambre parce que j’aime madame Marmouillard.

URSULIN.

Parce que vous aimez ?...

MAXIME.

Si je vous dis que j’emporte ces fleurs parce qu’elles les a respirées, et qu’il me semble en les respirant après elle, que c’est son amour que je respire dans leur parfum.

URSULIN, s’essuyant le front.

Que vous respirez dans leur...

MAXIME.

Si je vous dis cela, vous vous indignez, vous m’accablez des noms les plus odieux, et vous me déclarez que vous voulez avoir ma vie ou périr de ma main ?

URSULIN.

Sans doute, mais...

MAXIME, se levant ainsi qu’Ursulin.

Et vous avez raison. Mais si je vous parle avec confiance, si je vais à vous et que je vous dise...

Il pose la botte de fleurs sur le guéridon.

URSULIN.

Oh ! alors, c’est bien différent...

MAXIME.

Monsieur, j’accomplis un devoir...

URSULIN.

Un devoir en aimant ?

MAXIME.

Oui, monsieur, une mission...

URSULIN.

Une mission ?

MAXIME.

Oui, monsieur... Si je vous dis, je ne suis pas un homme, je suis une race... ce que je fais, mes ancêtres veulent que je le fasse, ils sont là, monsieur, les voyez-vous ?...

Passant à gauche.

Ils m’entourent, ils me pressent, ils me crient :

De tes nobles aïeux trahis-tu l’espérance ?
Ta race a-t-elle en vain compté sur ta vertu ?
Dans la tombe on dort mal lorsqu’on dort sans vengeance...
Quand nous vengeras-tu ?

URSULIN.

Vos ancêtres vous crient ?

MAXIME.

Si je vous dis cela, monsieur, vous qui êtes un homme sage et prudent, n’êtes-vous pas porté à examiner, à réfléchir ? Puis, après avoir examiné, après avoir réfléchi, à me plaindre, à me tendre la main, et à me dire : Continue... tu fais bien !...

URSULIN.

Certainement... Oh ! je suis ému !... certainement, monsieur...

MAXIME.

N’est-ce pas, monsieur, que vous m’approuvez ?

URSULIN.

Hautement, monsieur, hautement.

MAXIME.

Merci, monsieur, voilà de bonnes paroles, et vous m’avez enlevé une dernière incertitude, monsieur...

Il salue.

URSULIN, saluant.

Monsieur...

Il reconduit Maxime, qui sort par le fond, après avoir repris la botte de fleurs.

 

 

Scène XI

 

URSULIN, seul

 

Ce jeune homme m’a remué... je dirai plus, il m’a fasciné... Certes, je n’aurais pas dû écouter les choses qu’il ma fait en tendre...mais si le fond était révoltant, la forme était telle ment élégante...

Voyant Marmouillard qui entre par la droite.

Ah !...

 

 

Scène XII

 

URSULIN, MARMOUILLARD, puis CANARDINE

 

URSULIN.

Mon ami, il est venu...

MARMOUILLARD, à part.

Chez sa tante Pitou... il y a trois mois qu’elle n’est plus à Paris, sa tante Pitou !

URSULIN.

Écoute-moi donc... un homme est venu qui...

MARMOUILLARD.

Je t’ai dit ce matin qu’Aménaïde était chez sa tante Pitou... elle n’y était pas... elle était avec un...

URSULIN.

Je le sais bien.

MARMOUILLARD.

Comment, tu le sais ?...

URSULIN.

Il est venu ici...

MARMOUILLARD.

Il est venu ici ?

URSULIN.

Il est entré dans sa chambre...

MARMOUILLARD.

Il est entré dans sa chambre ?

Il passe à gauche.

URSULIN.

Oui, et il est parti... emportant un énorme paquet de fleurs... Elle les a respirées, disait-il, et il me semble en les respirant après elle, que c’est son amour que je respire dans leur parfum...

MARMOUILLARD, qui a regardé dans la chambre de sa femme.

Les jardinières sont dévastées... Et tu l’as laissé sortir ?...

URSULIN.

Dame !

MARMOUILLARD.

Tu ne l’as pas broyé ?

URSULIN.

Il m’a donné ses raisons.

MARMOUILLARD.

Ses raisons !

URSULIN.

Oui... il m’a dit qu’il n’était pas un homme, mais une race, que ses ancêtres voulaient qu’il aimât ta femme...

MARMOUILLARD.

Comment ?

URSULIN.

Et qu’en lui faisant la cour, il obéissait à une voix... cela m’a remué... Si tu avais été là, tu aurais été ému comme je l’ai été, et tu l’aurais approuvé comme je l’ai approuvé...

MARMOUILLARD.

Ursulin, es-tu mon frère ?... m’es-tu dévoué ?

URSULIN.

Oui, Odoacre, je le suis.

MARMOUILLARD.

Tu es mon frère... tu m’es dévoué... et tu...

CANARDINE, paraissant au fond.

Monsieur...

MARMOUILLARD.

Qu’est-ce qu’il y a ?

CANARDINE.

Voici madame Marmouillard qui rentre.

Elle disparaît.

MARMOUILLARD, s’emparant d’un fleuret.

Ah ! danse pyrrhique ! les extrémités droites en avant !... Une, deux... une, deux !

Il se fend plusieurs fois de suite avec impétuosité.

Me voilà animé !

URSULIN.

À quoi bon, puisqu’elle est coupable ?

MARMOUILLARD.

Je veux que tous les torts soient de son côté !... Et puis, qui sait ?... en me voyant majestueux, peut-être se repentira-t-elle ?

Il pose son fleuret sur le guéridon.

 

 

Scène XIII

 

AMÉNAÏDE, MARMOUILLARD, URSULIN

 

AMÉNAÏDE, à part, entrant par le fond.

J’ai tourné pendant une heure et demie autour du bassin des Tuileries... et il n’est pas venu.

MARMOUILLARD.

Bonjour, Ménaïde.

AMÉNAÏDE.

Bonjour, mon ami... il me faudra de l’argent.

MARMOUILLARD.

Ta tante Pitou va bien ?...

Marmouillard, Canardine, Ursulin.* Marmouillard, Ursulin. Scène AMÉNAÏDE.

Très bien... J’ai mangé des gâteaux chez Félix, et j’ai acheté deux robes...

MARMOUILLARD.

Tu viens de chez ta tante Pitou ?

AMÉNAÏDE.

Sans doute... D’où veux-tu que je vienne ?

MARMOUILLARD.

Et c’est chez ta tante Pitou que tu vas tous les matins, de puis quinze jours ?

AMÉNAÏDE.

Certainement... Ah çà ! que signifie ?...

MARMOUILLARD.

Madame !

AMÉNAÏDE.

Monsieur !

MARMOUILLARD.

Mais vous ignorez donc que je sais que votre tante a quitté Paris depuis trois mois ?

AMÉNAÏDE.

Quoi, vous avez osé vous informer ?...

MARMOUILLARD.

Oui, madame... j’ai osé, madame !... Mais ce n’est pas tout... Un homme s’est introduit dans votre chambre, il a pris vos fleurs, les emportant, a-t-il dit, parce que vous les aviez respirées...

AMÉNAÏDE.

Un homme ?

MARMOUILLARD.

Cet homme est-il venu, Ursulin ?

URSULIN.

Calme-toi !

MARMOUILLARD.

Ursulin, cet homme est-il venu ?

URSULIN.

Oui, cet homme est venu.

AMÉNAÏDE.

Odoacre, vous croyez !...

MARMOUILLARD.

Vous comprenez bien, madame, que vous allez me dire son nom !...

AMÉNAÏDE.

Tu as pu soupçonner ?...

MARMOUILLARD.

Son nom, madame, son nom ?...

Maxime entre par le fond sur ces derniers mots.

 

 

Scène XIV

 

AMÉNAÏDE, MARMOUILLARD, URSULIN, MAXIME

 

MAXIME, s’avançant.

J’y vais vous le dire, monsieur.

AMÉNAÏDE, à part.

Lui !

URSULIN.

Le jeune homme aux fleurs !

MARMOUILLARD.

Ah ! je le tiens !

AMÉNAÏDE, bas à Maxime.

C’est vous qui êtes venu !

MAXIME, bas.

Oui.

AMÉNAÏDE, de même.

Imprudent !

MAXIME, de même.

Je vous aime !

AMÉNAÏDE.

Ah !

MARMOUILLARD, allant à sa femme.

Madame !

MAXIME.

Elle n’est pas coupable, monsieur.

MARMOUILLARD.

Allez, madame, allez !

Il la pousse vers sa chambre, première porte à gauche et l’y fait entrer.

MAXIME, montrant Ursulin.

Sur la tête de monsieur... je vous le jure !

 

 

Scène XV

 

MARMOUILLARD, MAXIME, URSULIN

 

MARMOUILLARD, à Maxime.

Dois-je vous croire, monsieur ?

MAXIME.

Vous le devez... elle n’est pas coupable... Elle le sera, mais elle ne l’est pas.

MARMOUILLARD.

Elle le sera !... Massacre et furie !... Vous moquez-vous de moi ?

MAXIME.

Nullement.

Montrant Ursulin.

J’ai dit à monsieur déjà que j’obéissais à la voix de mes ancêtres en agissant comme je le fais...

MARMOUILLARD.

Vous obéissez à la voix de vos ancêtres en me faisant...

MAXIME.

Oui, monsieur... Et, en vous prévenant, monsieur a parfaitement compris ma conduite.

MARMOUILLARD.

Tu as compris ?

URSULIN.

Oui.

MAXIME.

Et il l’a approuvée.

MARMOUILLARD, allant à Ursulin.

Tu as approuvé ?

MAXIME.

Je me nomme Ducornet : comprenez-vous maintenant ?

MARMOUILLARD.

Mais, pas le moins du monde !

MAXIME.

Vous vous nommez Marmouillard, et je me nomme Ducornet, comprenez-vous enfin ?

MARMOUILLARD.

Mais non... non... cent fois non !

URSULIN.

Ma foi, ni moi non plus !

MARMOUILLARD.

Oh ! quelle patience !

MAXIME.

Je vais tâcher de me faire comprendre.

URSULIN, à Marmouillard.

Assieds-toi... et tu vas voir comme il s’exprime bien !... assieds-toi...

Ils s’asseyent tous les deux de chaque côté du guéridon.

MAXIME.

En 1474...

MARMOUILLARD.

Oh ! ça va être long.

URSULIN.

Non, il va vite.

MAXIME, continuant.

Un Ducornet se maria. Trois ans après, il s’aperçut qu’un Marmouillard était l’amant de sa femme. Ce Marmouillard prit femme à son tour. Le lendemain de ses noces, il trouva chez lui un billet ainsi conçu : « J’ai payé la dette de mon oncle. » Ce Marmouillard avait épousé la maîtresse d’un Ducornet... Marmouillard, expirant, confia ce secret à un des siens... il fut vengé à son tour sur un...

MARMOUILLARD.

Quel horrible secret !

URSULIN.

C’est affreux... mais c’est intéressant.

MAXIME.

Que vous dirai-je ?... Une haine terrible divisa nos familles, traversant les siècles et entassant représailles sur représailles ; en 1777...

MARMOUILLARD, à Ursulin.

Tu as raison, il va vite.

MAXIME, continuant.

Il fut convenu, pour régulariser cette vendetta d’un nouveau genre, que désormais les... parties belligérantes se préviendraient mutuellement avant de commencer les hostilités sérieuses... Comprenez-vous, maintenant ?

MARMOUILLARD.

Épouvantable histoire !

URSULIN.

Oui... mais comme il la raconte bien !

MARMOUILLARD, se levant.

Mais, monsieur, je ne savais pas...

MAXIME.

Vous ne le saviez pas, Odoacre Marmouillard, quand vous vous glissiez clandestinement chez un Ducornet ?

MARMOUILLARD.

Chez un Bachu !... Suzanne Bachu !... ma seule erreur, il y a vingt-huit ans.

Il passe à gauche.

MAXIME.

Bachu était Ducornet !... Pauvre Ducornet ! Il avait espéré en cachant son nom...

Ursulin se lève.

MARMOUILLARD.

Monsieur, j’ai été coupable, mais...

MAXIME.

Je ne suis pas venu ici pour vous adresser des reproches : à son lit de mort, Ducornet...

URSULIN.

Bachu !

MAXIME.

Ducornet Bachu m’appela ; il me confia son malheur, je jurai de le venger ; vous étiez marié à cette époque, mais j’é tais trop jeune pour tenir mon serment... j’avais six ans ;... j’attendis : votre femme mourut... Je désespérai de la vengeance de Ducornet...

URSULIN.

Bachu !

MAXIME.

De Ducornet Bachu... Il y a six mois, j’appris que vous vous remariiez ; j’accourus, j’assistai à votre mariage. Tout à coup, je crus que cette vengeance que vous étiez venu m’offrir, je la laisserais échapper. Je vis votre fille. Je l’aimai ! malédiction ! Pour la seconde fois, Roméo soupirait au balcon de Juliette... pour la seconde fois, un Montaigu aimait la fille d’un Capulet... un Ducornet aimait une Marmouillard ; un combat terrible se livra entre mon amour et mon devoir : à la fin...

MARMOUILLARD.

À la fin ?

URSULIN.

Oui, à la fin ?...

MAXIME.

À la fin, le devoir l’emporta ; je vis votre femme, je lui parlai, je lui plus, et maintenant, je viens te dire : Odoacre Marmouillard, la vendetta est déclarée : Garde-toi, je me garde !

MARMOUILLARD, écrasé.

Monsieur... je vous...

MAXIME.

Garde-toi, je me garde !

Il sort par le fond.

MARMOUILLARD, tombant sur une chaise.

Oh !

Il s’évanouit. Sur le cri qu’il jette, entrent Berthe et Aménaïde venant de leurs chambres.

 

 

Scène XVI

 

AMÉNAÏDE, MARMOUILLARD, BERTHE, URSULIN, puis CANARDINE, puis MAXIME

 

Berthe et Aménaïde courent à Marmouillard évanoui.

AMÉNAÏDE.

Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous donc, mon ami ?

BERTHE.

Oh ! papa !

Aménaïde fait respirer un flacon à son mari.

URSULIN.

Cet homme parlerait pendant quatre heures sans s’arrêter, que, moi, pendant quatre heures, je resterais là, ravi, à l’écouter... Il a une façon de dire les choses... Toujours évanoui...

AMÉNAÏDE.

Il revient à lui...

MARMOUILLARD, à Aménaïde, en se levant.

Ma femme... madame... allez faire vos paquets... nous partons dans une heure pour Dunkerque.

Il passe près d’Ursulin.

AMÉNAÏDE.

Pour Dunkerque ?

MARMOUILLARD.

Oui...

À part.

Il faut dépister ce malfaiteur...

Haut.

J’emmène Ursulin... j’emmène Berthe... j’emmène Canardine... j’emmène tout le monde... Allez – allez – allez faire vos paquets.

CANARDINE, entrant par le fond.

Un prospectus... monsieur, un prospectus très pressé.

Elle montre un papier.

MARMOUILLARD.

Un prospectus ? – J’ai bien le temps !

URSULIN, prenant le papier et allant à Marmouillard.

Lis toujours, – ça te distraira...

MARMOUILLARD.

C’est juste ! Donne...

Il prend, lit et jette un cri.

Ah !

TOUS.

Qu’y a-t-il donc ?

Ils s’approchent.

MARMOUILLARD.

Ne lis pas, ma fille... ne lis pas ! – Toi, Ursulin, tu peux lire !

Il donne le papier.

URSULIN, lisant.

Ah !...

CANARDINE.

On attend la réponse... il y a là un commis...

MARMOUILLARD, allant à Canardine.

Un commis de la maison Cocastor et Cie ?

CANARDINE.

Oui, monsieur. – Il est là, dans ma cuisine... en train de se déguiser.

MARMOUILLARD.

En train de se...

CANARDINE, à part.

Eh bien, qu’est-ce que je dis, moi ?

Haut.

Il attend, monsieur, je veux dire qu’il attend...

MARMOUILLARD.

Je vais le voir... mais d’abord... Ursulin, Berthe... allez faire les paquets...

Il passe près de Berthe.

BERTHE

Mais papa...

URSULIN.

Quoi ? tu veux ?

MARMOUILLARD.

Allez faire les paquets !

URSULIN.

Allons faire les paquets !

Il sort par la droite, et Berthe rentre dans sa chambre.

AMÉNAÏDE, prenant le milieu.

Mais que signifie ?

MARMOUILLARD.

Vous, madame, prenez mon bras, je vais vous conduire dans votre chambre et vous y enfermer.

AMÉNAÏDE.

C’est une indignité !

MARMOUILLARD, l’entraînant.

Venez, madame, venez...

En sortant, à Canardine.

Fais entrer ce monsieur, et qu’il m’attende, je reviens à l’instant.

Il sort avec Aménaïde par la première porte de gauche.

CANARDINE, allant au fond.

Entrez, monsieur, entrez.

Maxime entre par le fond.

MAXIME, il est méconnaissable, perruque, favoris, costume changé, il déguise sa voix, il a sous le bras un grand portefeuille.

Me voici, mademoiselle...

CANARDINE.

Monsieur va revenir. – Il est allé mettre madame sous clef.

Maxime passe à droite.

MARMOUILLARD, rentrant.

C’est fait !  

Voyant Maxime.

Ah !... monsieur.

MAXIME, saluant.

Monsieur.

MARMOUILLARD.

Laissez-nous, Canardine.

Canardine sort par le fond.

 

 

Scène XVII

 

MARMOUILLARD, MAXIME

 

MARMOUILLARD.

Vous êtes le commis de la maison Cocastor et Cie ?

MAXIME, qui a posé son portefeuille sur le guéridon.

Oui, monsieur, Vous avez pris connaissance du prospectus que je vous ai fait remettre ?

MARMOUILLARD.

Je l’ai parcouru ; mais je ne suis pas une bête...

MAXIME.

Je sais à quoi m’en tenir là-dessus, monsieur...

MARMOUILLARD.

Et, avant d’aller plus loin, je ne serais pas fâché de savoir un peu comment la maison Cocastor arrive à tenir les promesses de ce prospectus ?

MAXIME.

Monsieur, nous donnons une plaque...

MARMOUILLARD.

La maison Cocastor s’engage à garantir les maris ?...

MAXIME.

Oui, monsieur. – Maison Cocastor et Cie, société d’assurance contre les accidents matrimoniaux. – C’est écrit.

MARMOUILLARD.

Je le sais bien que c’est écrit... mais...

MAXIME, très vite.

Plus de craintes, plus de jalousie. Vous avez soixante-dix sept ans, vous êtes goutteux, goitreux, catarrheux, maniaque, hypocondriaque, laid, idiot et repoussant... vous épousez une jeune fille jolie, vive, légère, une jeune fille qui a vingt ans dans les veines, une passion dans le cœur et trois cousins dans l’état-major...

MARMOUILLARD.

Telle n’est pas ma situation, monsieur.

MAXIME.

Tant pis, monsieur ! Fût-elle pire encore, vous n’auriez rien à craindre. Vous prenez un contrat d’assurance à la maison Cocastor et Cie, et vous dormez tranquille ; vous êtes sûr de votre affaire...

MARMOUILLARD.

Monsieur, je suis, moi, dans une position particulière.

MAXIME.

Éprouvés eux-mêmes bien cruellement, monsieur Cocastor, et ses associés se sont réunis pour mettre au service des maris de France et de l’étranger, les fruits d’une douloureuse expérience...

Marmouillard veut parler.

Mais à quoi bon vanter l’excellence de notre Société ?

MARMOUILLARD.

Je vous prie, monsieur, de m’écouter.

MAXIME, lui donnant des papiers, qu’il prend dans son portefeuille.

Voulez-vous des certificats, monsieur ? voulez-vous des lettres ?... En voici qui nous sont adressées par des maris qui se sont fait assurer chez nous. Ils nous remercient de leur avoir rendu la sérénité du foyer conjugal.

Lui donnant un journal.

Lisez, monsieur, lisez.

MARMOUILLARD, lisant.

« La douce Revalescière Dubarry... »

MAXIME.

Pas là... plus bas... au-dessus de monsieur Lecoq.

MARMOUILLARD, lisant.

« Old England... old England... old... »

MAXIME.

Non, plus bas... lisez, monsieur, lisez.

MARMOUILLARD, rendant les papiers et le journal.

C’est inutile, monsieur. Je suis poursuivi par un jeune homme qui prétend, en faisant la cour à ma femme, obéir à une tradition de famille. L’usage, dit-il, est pris depuis plusieurs siècles entre nos deux races, de... s’inquiéter réciproquement...

MAXIME.

Monsieur, voilà un beau cas !

MARMOUILLARD.

N’est-ce pas, monsieur ?

MAXIME.

Un cas superbe ! Prenez un contrat d’assurance.

MARMOUILLARD.

Et si j’en prends un, vous me débarrasserez ?...

MAXIME.

Certainement, monsieur ; lisez le prospectus.

MARMOUILARD.

Je l’ai lu, monsieur ; mais je ne suis pas une bête.

MAXIME.

Ça se voit de reste.

MARMOUILLARD.

Je serais heureux de savoir par quel moyen vous me délivrerez des poursuites de cet aliéné...

MAXIME.

Monsieur, la maison vous donne une plaque...

Il tire de sa poche une petite plaque en cuivre attachée à un ruban jaune.

MARMOUILLARD.

Qu’est-ce que cela ?

MAXIME.

Cela, c’est la plaque que vous donne la maison. Vous voyez : M. A. C. L. C. ?

MARMOUILLARD.

M. A. C. L. C. ! – Qu’est-ce que cela veut dire ?

MAXIME.

Cela veut dire : Mari assuré contre les... contrariétés.

MARMOUILARD.

Ah !

MAXIME.

Cette plaque est élégante et légère ; elle se porte sur la poitrine, ce ruban passé autour du cou.

MARMOUILLARD.

Très bien. Mais vous ne me dites pas...

MAXIME.

Mettez cette plaque, monsieur.

MARMOUILLARD.

Que je mette...

MAXIME.

Oui. Mettez cette plaque, s’il vous plaît.

MARMOUILLARD.

Mais, je n’ai pas besoin...

MAXIME.

Cela ne vous engage à rien, et vous pouvez mettre la plaque sans être obligé de vous faire assurer...

MARMOUILLARD.

Je vous remercie... je...

MAXIME.

Il faut absolument que vous mettiez, cette plaque, monsieur...

MARMOUILLARD.

Comment ?

MAXIME.

Je ne vous écouterai que quand vous aurez mis cette plaque, monsieur...

Il la lui met de force.

MARMOUILLARD.

Ah ! mais !... ah !

MAXIME.

Là... maintenant... parlez.

MARMOUILLARD, à part.

Il est bizarre, ce monsieur !

Haut.

Vous ne m’avez pas dit...

MAXIME.

Il faudra avoir grand soin de toujours porter cette plaque sur vous quand vous sortirez...

MARMOUILLARD.

Quand je sortirai ?

MAXIME.

Oui, de cette façon, les gens qui seraient tentés de faire la cour à votre femme, verront que vous êtes assuré et iront chercher fortune ailleurs.

MARMOUILLARD.

Ah çà... est-ce que la maison ne fait pas autre chose que me donner une plaque ?

MAXIME.

Si fait, monsieur. Elle prend d’autres précautions, et voilà pourquoi j’ai à vous adresser certaines questions... un peu intimes, sur vous d’abord, et sur madame votre épouse.

Il s’assied près du guéridon.

MARMOUILLARD.

Je suis prêt...

MAXIME.

Le jeune homme dont il s’agit est beau ?

Il se dispose à prendre des notes.

MARMOUILLARD.

Il est laid.

MAXIME, à part

Animal !

Haut.

Il a de l’esprit ?

MARMOUILLARD.

Je le trouve stupide.

MAXIME, à part.

Double brute !

Haut.

Si vous dites cela pour payer moins cher, monsieur, vous avez tort ; il faut que la maison sache bien à qui elle a affaire.

MARMOUILLARD.

Je dis ce que je pense, monsieur : il est laid et bête... mais il est convaincu...

MAXIME.

Quel âge avez-vous, monsieur ?

MARMOUILLARD.

Cinquante-trois ans.

MAXIME.

Là... sans coquetterie ?

MARMOUILLARD.

Cinquante-trois ans et quelques mois.

MAXIME, inquiet.

Diable ! diable !... Toussez un peu ?

MARMOUILLARD, toussant.

Hum ! hum !

MAXIME.

Plus fort !

MARMOUILLARD.

Hum ! hum ! hum !

MAXIME.

Encore plus fort...

MARMOUILLARD, essayant.

Hum !... je ne peux pas.

MAXIME.

Diable ! diable !

MARMOUILLARD.

Je manque de toux.

MAXIME.

Sur quel côté vous couchez-vous ?

MARMOUILLARD.

Tantôt sur le gauche, tantôt sur le droit.

MAXIME.

Dorénavant, il faudra faire tout le contraire, Ronflez-vous ?

MARMOUILLARD.

Je ne m’en suis jamais aperçu.

MAXIME.

Alors, ça ne vous gêne pas ?

MARMOUILLARD.

Non, ça peut gêner les autres, mais... pardon, monsieur, ces notes sont secrètes, n’est-ce pas ?

MAXIME.

La maison Cocastor est un tombeau. Maintenant, monsieur...

 

 

Scène XVIII

 

MARMOUILLARD, MAXIME, BERTHE, sortant de sa chambre

 

BERTHE.

Papa, je ne sais ce qui se passe... Madame Marmouillard pousse des cris féroces dans sa chambre et donne de grands coups de pied dans la porte.

MARMOUILLARD.

Je sais ce que c’est.

Maxime s’est levé.

BERTHE.

La porte est fermée à double tour, on ne sait où est la clef.

MARMOUILLARD.

Elle est dans ma poche.

Montrant Berthe à Maxime.

Ma fille, monsieur.

MAXIME, bas.

Faut-il assurer son mari ?

MARMOUILLARD, bas.

Monsieur, ma fille est incapable... et puis, cela est l’affaire de mon gendre et non pas la mienne. Je vais chercher ma femme.

Il sort par la première porte à gauche.

 

 

Scène XIX

 

BERTHE, MAXIME

 

MAXIME.

Veuillez, mademoiselle, agréer l’assurance du profond respect avec lequel je voudrais être...

Il veut lui prendre la main.

BERTHE.

Monsieur...

MAXIME.

Eh bien ? Berthe, et la voix du cœur ?

BERTHE.

Maxime !

MAXIME.

Comment me trouvez-vous ?

BERTHE.

Pas beau ! Mais pourquoi cette mascarade ?

MAXIME.

Pour notre bonheur, ô ma Berthe ! avant une heure, votre père me suppliera de vous épouser.

BERTHE.

Vous suppliera ?

MAXIME.

Vous verrez.

BERTHE.

Et vous vous ferez prier ?

MAXIME.

Méchante !

BERTHE.

Ne me direz-vous jamais quel moyen vous employez ?

MAXIME.

Si fait, mais plus tard.

Aménaïde et Marmouillard entrent par la première porte à gauche.

 

 

Scène XX

 

BERTHE, MAXIME, MARMOUILLARD, AMÉNAÏDE

 

AMÉNAÏDE, furieuse, traversant la scène.

Sous clef ! J’étais sous clé !

Voyant Maxime.

Qu’est-ce que c’est que cet olibrius ?

MAXIME.

Je ne suis pas un olibrius, madame ; je suis celui qui vous adore et qui vient vous enlever.

Il ôte sa perruque et ses favoris.

AMÉNAÏDE.

Maxime !

MARMOUILLARD.

Lui !

Il veut s’élancer sur Maxime, sa fille le retient.

MAXIME, à Aménaïde.

Je viens vous arracher à un homme indigne de vous comprendre.

MARMOUILLARD.

Oh !...

MAXIME, à part.

Allons donc !... voilà un flagrant délit que j’ai eu de la peine à amener.

MARMOUILLARD.

Monsieur !...

MAXIME.

Souviens-toi de Ducornet !

Ursulin, chargé de bagages, entre par le fond. Marmouillard va à lui.

 

 

Scène XXI

 

BERTHE, MAXIME, MARMOUILLARD, AMÉNAÏDE, URSULIN

 

URSULIN.

Me voilà prêt à partir pour Dunkerque... Eh bien ! qu’y a-t-il ?

AMÉNAÏDE, à son mari.

Mon ami...

MARMOUILLARD, allant à elle.

Ah ! madame... vous n’avez pourtant pas d’ancêtres à venger, vous ! Vous n’êtes pas née Ducornet, vous êtes née Pitou !

AMÉNAÏDE.

Mon ami, tu as tort de croire...

MARMOUILLARD.

Tort de croire, quand tout à l’heure...

Ursulin pose ses bagages au fond.

MAXIME, bas à Marmouillard.

Je vous quitte, monsieur... nous nous reverrons : à bientôt !

MARMOUILLARD.

Par grâce, monsieur... je ne saurais soutenir cette lutte. Je suis anéanti !... je me rends !... J’ai été coupable, je le sais... Quelle expiation exigez-vous ?... Je consens à tout... mais renoncez à cette vengeance !

MAXIME.

J’ai un devoir à remplir...

MARMOUILLARD.

Ah ! vous avez aimé ma fille ?...

MAXIME.

Monsieur !...

URSULIN.

Dis donc, elle n’est pas libre.

MARMOUILLARD.

Je manque de parole au jeune Manchabal...

MAXIME.

Vous oubliez qu’une haine de quatre siècles...

MARMOUILLARD.

Une pareille haine se peut-elle mieux terminer que par un mariage entre les deux derniers membres des familles ennemies ?

MAXIME.

Oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! oh !...

URSULIN.

Qu’avez-vous ?

MAXIME.

Rassure-toi, ombre vénérable, je n’oublie pas la mission que tu m’as confiée...

MARMOUILLARD.

À qui s’adressent ces paroles ?

MAXIME.

Au spectre de Ducornet !...

MARMOUILLARD et URSULIN.

Que dit le spectre ?

MAXIME.

Il sourit...

URSULIN.

Il est heureux ?

MAXIME.

Il consent !

MARMOUILLARD.

Ah !... Ma fille, voilà ton époux !... Ursulin, passe-lui ma fille.

URSULIN, faisant passer Berthe près de Maxime.

Je n’y comprends rien !

AMÉNAÎDE, à part.

Je comprends, moi, que ce monsieur s’est moqué de moi !...

MAXIME, à Marmouillard.

Monsieur, pour que rien ne puisse rappeler les malheureux événements qui ont précédé ce mariage, je renoncerai au nom de Ducornet.

MARMOUILLARD.

Ah ! monsieur !... ce sacrifice...

MAXIME, à part.

Me coûte d’autant moins, que je ne l’ai jamais porté.

CHŒUR FINAL.

Air nouveau de M. Lindhaim.

Célébrons en cet heureux jour
La fin d’une haine sauvage ;
Chantons l’hymen, chantons l’amour,
Un ciel pur brille après l’orage !

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