La Guerre des femmes (Alexandre DUMAS Père - Auguste MAQUET)

Drame en cinq actes, en dix tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Historique, le 1er octobre 1849.

 

Personnages

 

LE BARON DE CANOLLES

LE DUC D’ÉPERNON

LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD

RICHON

CAUVIGNAC

RAVAILLY

BARRABAS

LENET, conseiller de la princesse de Condé

POMPÉE, écuyer de la vicomtesse de Cambes

CASTORIN, laquais de M. de Canolles

BISCARROS, cuisinier

COURTANVAUX, écuyer de M. le duc d’Épernon

UN OFFICIER                                

UN PASSEUR

FERGUZON

FRICOTIN

CARROTEL

LA VICOMTESSE DE CAMBES

NANON DE LARTIGUES

LA PRINCESSE DE CONDÉ

LA DOUAIRIÈRE

MADAME DE TOURVILLE

FRANCINETTE, suivante de Nanon

UN BOURREAU

SOLDATS

HOMMES DU PEUPLE

FEMMES DU PEUPLE

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Le bac d’Ison. Sur le devant du théâtre, le chemin qui mène au bac. À droite, un arbre avec des filets qui sèchent, et un banc. À gauche, la cabane du Passeur. Au deuxième plan, la Dordogne.

 

 

Scène première

 

CAUVIGNAC, BARRABAS, FERGUZON, CARROTEL, FRICOTIN, LE PASSEUR, dormant dans sa cabane

 

FERGUZON, sur un arbre.

Rien sur la terre, rien sur l’eau ! quarante degrés de chaleur, et des cigales en masse, voilà tout... Vous pouvez venir, capitaine.

CAUVIGNAC, paraissant.

Bon !...

Il appelle à demi-voix.

Tu peux venir, Barrabas.

BARRABAS.

Voilà !

CAUVIGNAC.

Où est Carrotel ?

BARRABAS.

Il a trouvé un figuier, et il mange des figues.

CAUVIGNAC.

As-tu regardé par la fenêtre ?

BARRABAS.

J’y ai regardé.

CAUVIGNAC.

Que fait le passeur ?

BARRABAS.

Il dort.

CAUVIGNAC.

Eh bien, il nous manque un homme.

BARRABAS.

Fricotin ? Il ne manque pas.

CAUVIGNAC.

Où est-il, alors ?

BARRABAS.

Il visite la boutique au poisson ; mais il n’a pas la clef.

CAUVIGNAC.

Bien !

Il va a la cabane et heurte.

Hé ! l’ami.

BARRABAS.

Vous allez le réveiller.

CAUVIGNAC.

J’ai à causer avec lui... Hé ! le passeur !

LE PASSEUR, grognant.

Hum !

CAUVIGNAC.

Allons, allons, un peu de bonne humeur !... de la bonne humeur pour un écu !

LE PASSEUR.

Un écu ?... Ah ! diable !

CAUVIGNAC.

Allons donc !

LE PASSEUR.

Vous voulez passer la rivière, monsieur ?

CAUVIGNAC.

Nous sommes au bac d’Ison, n’est-ce pas ?

Barrabas est entré dans la cabane par la fenêtre, et en fait l’inventaire.

LE PASSEUR.

Oui, monsieur.

CAUVIGNAC.

Et cette petite maison dans les arbres, n’est-elle pas habitée par une jeune dame de vingt à vingt-deux ans ?

LE PASSEUR.

Oui, justement, et par une petite femme de chambre qui a des yeux...

CAUVIGNAC.

Sais-tu le nom de la dame ?

LE PASSEUR.

Non.

CAUVIGNAC.

Et le nom de la suivante ?

LE PASSEUR.

Oh ! celle-là, c’est autre chose : elle s’appelle mademoiselle Francinette.

CAUVIGNAC.

C’est cela !... Est-ce que c’est d’un bon rapport, le bac ?

LE PASSEUR.

Si l’on n’avait pas la pêche...

CAUVIGNAC.

Ah ! tu pêches ?... Il me semble que tu ne pêchais pas dans ta cabane.

LE PASSEUR.

Dame, quand il fait trop chaud, je dors !

CAUVIGNAC.

À propos de chaleur, est-ce qu’on est absolument forcé de se désaltérer à la rivière, quand on est au bac d’Ison et qu’on a soif.

LE PASSEUR.

Non... Si on a une langue, on demande du vin, et, si l’on a une bourse...

CAUVIGNAC.

Oui, on paye... Va chercher une bouteille, et du meilleur.

LE PASSEUR.

J’y vais !

Il s’avance vers la cave, Cauvignac le suit ; à peine est-il entré dans le caveau, que Cauvignac pousse la porte et la ferme au verrou.

CAUVIGNAC.

Là !

LE PASSEUR.

Eh bien, que faites-vous ?

CAUVIGNAC.

Ce que fait M. de Mazarin quand il trouve un trésor.

LE PASSEUR.

Que fait-il ?...

CAUVIGNAC.

Il le met sous clef.

LE PASSEUR.

Mais vous m’aviez promis un écu.

CAUVIGNAC.

Un honnête homme n’a que sa parole, et, dès que je l’aurai, tu l’auras.

 

 

Scène II

 

CAUVIGNAC, BARRABAS, FERGUZON, CARROTEL, FRICOTIN

 

CAUVIGNAC.

Maintenant, messieurs, avancez à l’ordre, je vais faire l’appel... M. le lieutenant Barrabas.

BARRABAS.

Présent !

CAUVIGNAC.

M. l’enseigne Ferguzon.

FERGUZON.

Présent !

CAUVIGNAC.

M. le sergent Carrotel et M. l’anspessade Fricotin.

CARROTEL et FRICOTIN.

Présents !

CAUVIGNAC.

Messieurs, vous êtes l’état-major d’un corps qui n’existe pas encore, c’est vrai, mais qui ne peut manquer d’exister si vous me prêtez un concours intelligent et unanime.

BARRABAS.

Nous vous le prêterons, capitaine.

CAUVIGNAC.

Dès notre entrée en campagne, nous avons fait escorte au percepteur royal qui levait les contributions de Sa Majesté, et qui, ayant passé par ce bac ce matin pour aller à Libourne, doit nécessairement y repasser ce soir... N’oubliez pas ce détail.

BARRABAS.

Non, capitaine.

CAUVIGNAC.

Dans la prévision d’un événement qui peut être favorable à nos intérêts.

BARRABAS.

Celui du retour du percepteur ?

CAUVIGNAC.

Oui ! J’ai donc cru devoir occuper militairement le bac d’Ison sur la Dordogne, position qui commande le fleuve.

BARRABAS.

Très bien !

CAUVIGNAC.

J’attends, en outre, un haut et puissant seigneur.

BARRABAS.

Un haut et puissant seigneur ?... Ah !

CAUVIGNAC.

Avec lequel j’ai à régler des affaires de famille. Il amènera sans doute une escorte ; je désire n’être pas inquiété pendant notre conférence... Surveillez l’escorte, et, au premier geste que je ferai, feu à la hauteur de la ceinture... Maintenant, à bas les chapeaux ! dissimulons les armes ; nous sommes les bateliers et les pécheurs du bac d’Ison, et nous attendons...

BARRABAS.

Que le poisson morde, n’est-ce pas ?

FERGUZON.

Ou que le gibier passe, compris !

CAUVIGNAC.

Ils sont pleins d’intelligence... À propos, une dernière recommandation. Vous voyez bien cette petite maison ?

BARRABAS.

Là-bas, dans les arbres ?

CAUVIGNAC.

Oui ; il se pourrait que, dans vos courses, il vous prît envie d’y entrer, pour une chose ou pour une autre.

BARRABAS.

Dame !

CAUVIGNAC.

Eh bien, je désire qu’on n’y entre pas ; elle est habitée par quelqu’un de ma famille... Et maintenant, prenez les airs les plus innocents que vous pourrez. J’ai dit !

BARRABAS.

Moi, je vais pêcher à la ligne.

FERGUZON.

Moi, je raccommode les filets.

CARROTEL.

Moi, je retourne à mon figuier.

FRICOTIN.

Et moi, je vais chercher la clef de la boutique.

CAUVIGNAC, dans le haut.

Ah ! diable, voilà déjà quelqu’un qui nous arrive.

BARRABAS.

Gibier ou poisson ?

CAUVIGNAC.

Gibier.

BARRABAS, regardant.

Oh ! oh ! il y a des gibiers qui parfois mangent les chasseurs.

FERGUZON.

Bah ! un percepteur, cela s’avale ; c’est doux comme miel.

 

 

Scène III

 

CAUVIGNAC, BARRABAS, FERGUZON, CARROTEL, FRICOTIN, LE PERCEPTEUR

 

LE PERCEPTEUR.

Passeur ! ohé !

CAUVIGNAC.

Voilà, monsieur.

LE PERCEPTEUR.

Est-ce que vous êtes le passeur d’Ison ?

CAUVIGNAC.

Mais oui !

LE PERCEPTEUR.

Allons donc ! Vous êtes Ramoneau, vous, Ramoneau, qui me passe tous les jours ?

CAUVIGNAC.

Je ne vous ai pas dit que je sois Ramoneau, je vous dis que je suis le passeur.

LE PERCEPTEUR.

Ouais ! que veut dire ceci ?... Oh ! si j’avais encore ces cinq braves partisans qui m’ont fait si bonne escorte pendant ma tournée... Dites-moi, mon ami, est-ce que vous n’avez point vu cinq hommes armés ?...

Apercevant Barrabas.

Oh ! oh !

BARRABAS.

Quoi ?

LE PERCEPTEUR.

Il me semble reconnaître...

BARRABAS.

Eh bien ?

LE PERCEPTEUR.

Mais oui, mais oui...

Ils entourent le Percepteur.

Comment se fait-il... ? C’est vous qui m’accompagniez, n’est-ce pas ?

CAUVIGNAC.

Mais oui, monsieur le percepteur.

LE PERCEPTEUR.

C’est vous qui m’avez prêté main-forte pendant trois jours, quand les manants refusaient l’impôt ; c’est vous qui m’avez tiré de l’eau quand je suis tombé à la rivière, et vous m’avez rendu un fier service, car je ne sais pas nager ; enfin, c’est vous qui m’avez aide à remplir le sac du roi.

CAUVIGNAC.

Eh ! mon Dieu, oui... C’est même ce que nous disions tout à l’heure.

LE PERCEPTEUR.

Ah ! je suis sauvé, alors... Ah ! mes chers amis !

CAUVIGNAC.

Sauvé ! est-ce que vous couriez un danger, par hasard ?

LE PERCEPTEUR.

Dame, voyez-vous, au premier aspect, l’absence de Ramoneau, et puis ce déguisement...

CAUVIGNAC.

Comment, ce déguisement ?

LE PERCEPTEUR.

Oui, cette barbe... Hier, votre barbe était courte et noire...

CAUVIGNAC.

Et aujourd’hui, elle est longue et blanche ; je vais vous expliquer cela, mon ami.

Il fait signe à ses Compagnons, tandis que le Percepteur s’apprête à écouter.

Voici : la chaleur d’une résolution que j’ai prise cette nuit m’a fait pousser la barbe plus vite qu’à l’ordinaire... et les angoisses qui ont suivi cette résolution...

LE PERCEPTEUR.

Eh bien ?

CAUVIGNAC.

L’ont fait blanchir comme vous voyez.

LE PERCEPTEUR.

Et quelle résolution ?

CAUVIGNAC.

J’ai réfléchi que la guerre civile est un horrible fléau ; j’ai réfléchi que la reine avec son insolence, M. de Mazarin avec son avidité, le roi avec l’impuissance de son jeune âge, vont faire pleuvoir un déluge de malheurs sur la France.

BARRABAS.

Tiens ! tiens ! tiens !

LE PERCEPTEUR.

Ah ! bah !

CAUVIGNAC.

J’ai réfléchi que M. de Condé, au contraire, ce héros, vainqueur à Rocroy, à Lens, à Fribourg, ce César qui a sauvé la France de l’Espagnol, peut encore, du fond de la prison où Mazarin le fait gémir, sauver le royaume de la misère et de l’anarchie.

LE PERCEPTEUR.

En sorte que... ?

CAUVIGNAC.

En sorte que, après bien des luttes, après bien des débats, notre patriotisme et notre conscience l’ont emporté, et nous avons abandonné le parti du roi... N’est-ce pas, lieutenant ?

BARRABAS.

Hélas ! oui.

LE PERCEPTEUR.

Ah !... Eh bien, le roi perd de braves gens, et c’est un grand malheur pour lui et pour la France, un malheur dont je gémis. Passez-moi vite, messieurs.

CAUVIGNAC.

On va vous passer.

BARRABAS, à part.

Hein ! que dit-il donc ?

CAUVIGNAC.

Ainsi, mon ami, tout en gémissant, vous annoncerez, de l’autre côté de la rivière, que, moi et mon armée, nous sommes à MM. les princes.

LE PERCEPTEUR.

Je l’annoncerai ; mais je suis sûr qu’on ne voudra pas me croire.

CAUVIGNAC.

Oh ! moi, je suis sûr qu’on vous croira.

LE PERCEPTEUR.

Non.

CAUVIGNAC.

Si, si fait... quand on vous verra revenir sans votre sacoche.

LE PERCEPTEUR.

Comment, sans ma sacoche ?... Mais je l’ai, ma sacoche.

CAUVIGNAC.

Sans doute ; mais, quand nous l’aurons prise, vous ne l’aurez plus.

LE PERCEPTEUR.

Comment ! vous me prendrez mon argent ?

CAUVIGNAC.

Votre argent ? Jamais !...L’argent du roi, à la bonne heure.

LE PERCEPTEUR.

Mais, monsieur, cet argent...

CAUVIGNAC.

Nous devons le retenir, en notre qualité de serviteurs des princes... Allons, Barrabas, mon ami, enferme cette sacoche dans les coffres de M. de Condé.

LE PERCEPTEUR.

Mais c’est un vol !

CAUVIGNAC.

Non, c’est une saisie.

LE PERCEPTEUR.

Mais c’est du brigandage !

CAUVIGNAC.

Non, c’est la guerre.

LE PERCEPTEUR.

Je proteste.

CAUVIGNAC.

C’est votre droit.

On entend la cloche du bac.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

BARRABAS.

Monseigneur le duc d’Épernon.

LE PERCEPTEUR.

Au secours !

CAUVIGNAC.

Ferme-lui la bouche, Carrotel.

BARRABAS.

Où faut-il le mettre ? dans la cave ?

CAUVIGNAC.

Avec Ramoneau ? Non pas ! ils conspireraient ensemble contre les princes.

BARRABAS.

Où cela, alors ?

CAUVIGNAC.

Où tu voudras... Que diable, invente !

FRICOTIN, une clef à la main.

Ah ! je l’ai enfin trouvée !

BARRABAS.

Quoi ?

FRICOTIN.

La clef de la boutique à poisson... Nous allons faire un fameux souper.

BARRABAS.

Ah ! dans la boutique, c’est cela ! Viens, Fricotin !

FERGUZON.

Alerte ! alerte !

LE DUC, de l’autre côté.

Ohé ! le passeur, n’entends-tu pas la cloche ?

CAUVIGNAC.

Ferguzon, allez chercher les voyageurs.

FERGUZON.

J’y vais, capitaine.

Il sort.

Cinq hommes d’escorte, un manteau, un chapeau brode, un air insolent... C’est le duc en personne.

CAUVIGNAC.

Attention, messieurs ! chacun à son poste.

Carrotel raccommode les filets ; Barrabas et Fricotin, qui ont enfermé la Percepteur dans la boutique à poisson, pêchent à la ligne. Cauvignac, qui est rentré dans la maison, ajuste son masque par-dessus sa fausse barbe.

 

 

Scène IV

 

CAUVIGNAC, BARRABAS, FERGUZON, CARROTEL, FRICOTIN, LE DUC D’ÉPERNON, CINQ HOMMES D’ESCORTE

 

LE DUC, aux cinq Hommes.

Tenez-vous là, vous autres !...

S’avançant.

Où est l’homme qui m’a écrit ?

CAUVIGNAC, sortant.

Le voici !

LE DUC.

Masqué !... Et pourquoi êtes-vous masqué ?

CAUVIGNAC.

Pour que vous ne voyiez pas mon visage.

LE DUC.

Je le connais donc, votre visage ?

CAUVIGNAC.

Non ; mais, l’ayant vu une fois, vous pourriez le reconnaître.

LE DUC.

Vous êtes franc !

CAUVIGNAC.

Oui, quand la franchise ne peut pas me faire tort.

LE DUC.

Et cette franchise va jusqu’à révéler les secrets des autres ?

CAUVIGNAC.

Pourquoi pas, quand cette révélation peut me rapporter quelque chose ?

LE DUC.

Singulier métier que vous faites là !

CAUVIGNAC.

Dame, on fait ce qu’on peut, monsieur ; j’ai été tour à tour moine, avocat, médecin, partisan ; vous voyez que je ne manquerai pas faute de profession.

LE DUC.

Et, pour le moment, vous êtes espion ?

CAUVIGNAC.

Oh ! comme vous interprétez mal mes services.

LE DUC.

Il me semble...

CAUVIGNAC.

Monsieur, je suis un fidèle sujet de Sa Majesté.

LE DUC.

Eh bien, après ?

CAUVIGNAC.

Et, comme M. le duc d’Épernon sert Sa Majesté, je me sens naturellement un grand faible pour M. d’Épernon.

LE DUC.

Après ?

CAUVIGNAC.

Alors, je me suis dit : « Comment, M. le duc d’Épernon qui est encore jeune, qui est encore un galant cavalier, qui est riche, qui est généreux, qui a toutes les qualités possibles enfin... comment M. d’Épernon aime-t-il une femme à faire des sottises pour elle ? »

LE DUC.

Monsieur !

CAUVIGNAC.

Il lui donne son argent ; quand il n’en a plus, il lui donne celui du roi ; il lui achète maison de ville à Bordeaux, maison de campagne à Libourne ; il s’expose à être arrêté, assassiné même, en venant voir cette femme, et cette femme le trompe.

LE DUC.

Monsieur ! monsieur ! la preuve qu’on trompe M. le duc d’Épernon, vous avez promis de la donner à celui qui viendrait en son nom, et il m’a envoyé.

CAUVIGNAC.

Certainement, monsieur, et je suis prêt à vous la donner, cette preuve ; mais vous savez contre quoi ?

LE DUC.

Contre un blanc-seing ; vous le disiez dans votre lettre.

CAUVIGNAC.

C’est cela, justement.

LE DUC.

Et, ce blanc-seing, qu’en ferez-vous, une fois que vous l’aurez ?

CAUVIGNAC.

Ce que j’en ferai, le diable m’emporte si je m’en doute !... Mais j’ai demandé un blanc-seing, parce que c’est portatif, commode, élastique... Peut-être ne m’en servirai-je jamais ; peut-être, avant huit jours, M. d’Épernon le verra-t-il revenir chargé de signatures comme un effet de commerce.

LE DUC, à part.

Voilà un drôle que je ferai pendre.

Haut.

Montrez-moi la lettre.

CAUVIGNAC.

Montrez-moi le blanc-seing.

LE DUC.

Est-ce bien la signature de M. le duc ?

CAUVIGNAC.

Est-ce bien l’écriture de mademoiselle de Lartigues ?

LE DUC.

Donnez !

CAUVIGNAC.

Donnez !

LE DUC.

Un moment ! Comment vous êtes-vous procuré cette lettre ?

CAUVIGNAC.

À quoi bon ?

LE DUC.

C’est qu’on imite si adroitement les écritures par le temps qui court !

CAUVIGNAC.

Allons donc ! un faux ? On est gentilhomme, monsieur.

LE DUC.

Alors, je te ferai rouer.

CAUVIGNAC.

Plaît-il ?

LE DUC.

Rien ; je demande comment cette lettre est tombée entre vos mains ?

CAUVIGNAC.

Vous y tenez ?

LE DUC.

J’y tiens !

CAUVIGNAC.

Je vais vous le dire. On m’avait signalé un marchand forain, qui fournit des étoffes à mademoiselle Nanon de Lartigues, comme un agent de MM. les princes ; ce marchand allait de la petite maison que vous voyez là-bas à Saint-Michel-la-Rivière, où habite M. de Canolles ; ceci vous explique comment il était chargé de ce billet.

LE DUC.

Oui ; mais cela ne m’explique point comment, de ses mains, il est passe dans les vôtres.

CAUVIGNAC.

Tout naturellement... Moi, en ma qualité de royaliste, – c’était mon opinion dans ce moment-là, – j’ai attendu le marchand, je l’ai invité à me montrer les différents objets dont il était porteur. Au nombre de ces objets était la lettre de mademoiselle Nanon à M. de Canolles. Je l’ai ouverte, je l’ai lue, j’ai été indigné, et j’ai écrit à M. d’Épernon, tout en prenant copie exacte de la lettre, que j’ai fait passer à M. de Canolles.

LE DUC.

De sorte que M. de Canolles doit venir ce soir ?

CAUVIGNAC.

À moins que M. le duc n’ait commis quelque imprudence.

LE DUC.

Cependant, la lettre que M. de Canolles a reçue n’étant pas de la main de mademoiselle de Lartigues...

CAUVIGNAC.

J’ai ajoute dans le post-scriptum que, pour plus grande sûreté, mademoiselle de Lartigues employait une main étrangère.

LE DUC.

Je vois que vous avez tout prévu.

CAUVIGNAC.

Je suis très prévoyant, c’est vrai.

LE DUC.

Je vous demande pardon si je continue à vous interroger.

CAUVIGNAC.

Comment donc, monsieur ! mais c’est un très grand honneur pour moi.

LE DUC.

Vous avez dit tout à l’heure un mot qui m’a donné à réfléchir.

CAUVIGNAC.

Quel mot, monsieur ?

LE DUC.

Vous avez dit : « En ma qualité de royaliste, c’était mon opinion dans ce moment-là !... » Vous n’avez donc pas toujours la même opinion ?

CAUVIGNAC.

Si fait !

LE DUC.

Mais, enfin, êtes-vous pour le roi ou pour les princes ?

CAUVIGNAC.

Je ne suis ni pour les princes, ni pour le roi.

LE DUC.

Et pour qui êtes-vous ?

CAUVIGNAC.

Je suis pour moi.

LE DUC.

Comment, pour vous ?... Expliquez-moi un peu cela, je vous prie.

CAUVIGNAC.

Ah ! c’est bien facile. M. de Mazarin fait, dans ce moment-ci, la guerre pour la reine ; vous faites la guerre pour le roi ; moi, je fais la guerre pour mon compte.

LE DUC.

C’est-à-dire que j’ai affaire tout bonnement à un chef de partisans ?

CAUVIGNAC.

Oh ! mon Dieu, oui.

LE DUC.

À un capitaine de bandits ?

CAUVIGNAC.

Justement.

LE DUC.

Et vous n’avez pas pensé à une chose ?

CAUVIGNAC.

Laquelle ?

LE DUC.

C’est qu’à la suite d’un aveu pareil à celui que vous me faites...

CAUVIGNAC.

Eh bien ?

LE DUC.

Il pouvait, me venir, à moi aussi, une idée...

CAUVIGNAC.

Quelle idée ?

LE DUC.

Celle de vous faire arrêter.

CAUVIGNAC.

Si fait, j’y ai pensé.

LE DUC.

Et... ?

CAUVIGNAC.

Et j’ai pris toutes mes précautions.

LE DUC.

Toutes vos précautions ?

CAUVIGNAC.

Toutes ! Regardez par là... Hop !

Barrabas, Carrotel, Ferguzon et Fricotin se lèvent et mettent en joue les cinq Hommes du Duc.

LE DUC.

Ah !

CAUVIGNAC, tirant un pistolet de sa ceinture.

Maintenant, regardez par ici.

LE DUC.

Ah ! ah !

LES GENS DU DUC.

Eh ! les autres !... Eh ! que diable faites-vous donc ?

CAUVIGNAC.

Rien, rien ! Retirez-vous, mes enfants !

Il fait un signe, chacun reprend sa place.

LE DUC.

Voilà votre blanc-seing.

CAUVIGNAC.

Voici votre lettre.

LE DUC.

Merci, monsieur... Mais, si nous nous rencontrons, vous ne trouverez pas mauvais...

CAUVIGNAC.

Que vous me fassiez pendre ? Comment donc, monsieur le duc ! seulement, il faudra commencer par me mettre la main sur le collet, et je ferai tout au monde pour ne pas vous donner cette petite satisfaction.

LE DUC.

Venez, vous autres.

Il sort ; les Gardes le suivent.

CAUVIGNAC.

Bon voyage, monsieur le duc ! bon voyage, messieurs ! nous ne vous reconduisons pas.

 

 

Scène V

 

CAUVIGNAC, BARRABAS, FERGUZON, CARROTEL, FRICOTIN, LE PASSEUR

 

CAUVIGNAC.

Arrivez ici, tout le monde !

TOUS.

Nous voilà !

CAUVIGNAC.

Que vous ai-je promis ? De l’argent et une garantie... La garantie, la voici ! l’argent, le voilà !

TOUS.

Vive le capitaine !

CAUVIGNAC.

Et maintenant, comme M. le duc nous a promis de nous faire pendre partout où il nous rencontrerait, je crois qu’il n’y aurait pas de mal à détaler.

BARRABAS.

Détalons !

LE PASSEUR, dans la cave.

Dites donc, dites donc, et moi ?

CAUVIGNAC.

C’est vrai !

BARRABAS.

Ah ! et le percepteur ?

CAUVIGNAC.

C’est vrai, tire le percepteur de la boutique à poisson, tandis que je vais tirer le passeur de la cave. Allons, viens, toi !

LE PASSEUR, sortant.

Ah !

CAUVIGNAC.

Es-tu content ?

LE PASSEUR.

Je suis content... Et mon écu ?

CAUVIGNAC.

Le voilà !

LE PASSEUR.

C’est, ma foi, du bon argent.

CAUVIGNAC.

Je crois bien, de l’argent du roi !

BARRABAS.

Capitaine ! capitaine !

CAUVIGNAC.

Quoi ?

BARRABAS.

Le percepteur n’est plus dans la boutique à poisson.

LE PASSEUR.

Comment, dans la boutique ?... vous avez mis le percepteur dans la boutique ?

BARRABAS.

Et il n’y est plus.

LE PASSEUR.

Je crois bien ! il n’y avait pas de fond, à la boutique !

CAUVIGNAC.

Nous avons noyé un percepteur !... Sauve qui peut !...

TOUS.

Sauve qui peut !

 

 

Deuxième Tableau

 

Une salle d’auberge. Dans un pan coupé à droite, une grande fenêtre donnant sur la route ; dans l’autre pan coupé, un escalier conduisant à des chambres au premier étage. À gauche, une autre fenêtre.

 

 

Scène première

 

BISCARROS, FRANCINETTE, LA VICOMTESSE DE CAMBES

 

La Vicomtesse est en haut de l’escalier ; elle porte un élégant costume d’homme.

FRANCINETTE.

Vous avez entendu, maître Biscarros, un joli souper ; tout ce que vous aurez de plus fin... En un mot, comme le dernier, vous savez.

BISCARROS.

Et pour quelle heure, ma belle enfant ?

FRANCINETTE.

Pour dix heures précises.

BISCARROS.

On sera prêt ; qui demandera-t-on ?

FRANCINETTE.

Mais il me semble que vous connaissiez la maison, puisqu’on la voit d’ici... Apportez le souper, on vous le payera d’avance même, si vous le voulez.

BISCARROS.

Eh ! mon Dieu, mademoiselle Francinette, vous savez bien que ce n’est pas pour l’argent ; mais enfin...

FRANCINETTE.

Quoi ?

BISCARROS.

On aime savoir qui l’on sert.

FRANCINETTE.

Eh bien, vous servez ma maîtresse, une jeune veuve, vingt ou vingt deux ans, blonde, jolie, riche, et donnant à souper deux fois par semaine ; il me semble que c’est tout ce que vous avez besoin de savoir. Adieu, maître Biscarros.

BISCARROS.

Ah ! mademoiselle Francinette !...

Il court après elle.

 

 

Scène II

 

BISCARROS, LA VICOMTESSE

 

LA VICOMTESSE, descendant l’escalier et allant à la fenêtre à droite du spectateur.

Personne encore ! En vérité, je commence à craindre qu’il ne soit arrivé malheur à ce pauvre Richon.

BISCARROS.

Ah ! pardon, mon gentilhomme, je ne vous avais pas vu.

LA VICOMTESSE.

C’est que je suis descendu tandis que vous causiez avec cette jolie fille.

BISCARROS.

Ah ! jeune homme ! jeune homme !

LA VICOMTESSE.

Hein ?

BISCARROS, s’éloignant avec respect.

Votre couvert est prêt, monsieur.

Il indique une table.

LA VICOMTESSE, s’asseyant.

Vous savez bien que je ne soupe pas seul, et que j’attends un compagnon... Quand il sera arrivé, vous pourrez dresser votre repas.

BISCARROS.

Ah ! monsieur, ce n’est pas pour censurer votre ami, il est certainement libre de venir ou de ne pas venir, mais c’est une bien mauvaise habitude que de se faire attendre.

LA VICOMTESSE, se levant et allant à la fenêtre.

Moi-même, vous le voyez, je m’étonne qu’il tarde tant.

BISCARROS.

Et, moi, je fais plus que de m’en étonner, je m’en afflige.

LA VICOMTESSE.

Vous ? et à quel propos ?

BISCARROS.

Le rôti va être brûlé.

LA VICOMTESSE.

Ôtez-le de la broche.

BISCARROS.

Alors, il sera froid.

LA VICOMTESSE.

Mettez-en un autre au feu.

BISCARROS.

L’autre ne sera pas cuit.

LA VICOMTESSE.

En ce cas, faites comme vous voudrez, mon ami ; j’abandonne la chose à votre profonde sagesse.

BISCARROS.

Eh ! monsieur, il n’y a pas de sagesse, fût-ce celle du roi Salomon, qui puisse rendre mangeable un dîner réchauffé.

Il sort désespéré.

 

 

Scène III

 

LA VICOMTESSE, seule, retournant du côté de la fenêtre

 

Pauvre diable ! je crois en vérité qu’il regarde cela comme un grand malheur... Ah ! je vois quelqu’un, ce me semble... Est-ce lui ? Non... Richon doit venir seul, et je vois deux hommes... Oh ! oh ! que font-ils donc ? Ils entrent dans le bois, ils se cachent ; à travers les branches, j’ai vu reluire un mousquet... En voudrait-on à mes deux mille pistoles ? Non ; car, en supposant que Richon arrive ce soir et que je puisse partir ce soir, je vais à Libourne, c’est-à-dire du côté opposé à l’endroit où ces hommes sont embusqués.

 

 

Scène IV

 

LA VICOMTESSE, POMPÉE, paraissant sur l’escalier

 

POMPÉE.

Monsieur ! monsieur !

LA VICOMTESSE.

Ah ! c’est toi, Pompée.

POMPÉE.

Chut !

LA VICOMTESSE.

Qu’y a-t-il ?

POMPÉE.

Il y a que, pendant que vous êtes ici, je veille, moi.

LA VICOMTESSE.

Bien, Pompée, bien ! Et que vois-tu, en veillant ?

POMPÉE, lui faisant signe d’approcher.

Une embuscade qui se prépare.

LA VICOMTESSE.

Une embuscade ?

POMPÉE.

Croyez-en un vieux soldat.

LA VICOMTESSE.

Je te croirai d’autant mieux, mon brave Pompée, que ce que tu as vu, je l’ai vu comme toi.

POMPÉE.

Deux hommes, n’est-ce pas ?

LA VICOMTESSE.

Deux hommes, oui. En voici deux autres.

POMPÉE, descendant l’escalier.

Encore ?

LA VICOMTESSE.

Seulement, ceux-ci se cachent de l’autre côté du chemin.

POMPÉE.

Embuscade ! embuscade !... Je crois que nous ne ferions pas mal de nous barricader, monsieur, quoique la maison soit bien pauvrement disposée pour soutenir un siège... Pendant ce temps, nous enverrions demander du secours à Libourne.

LA VICOMTESSE.

Pompée !... mon cher Pompée, vous oubliez une chose, c’est qu’à Libourne, sont les troupes de la reine, et que nous servons, nous, madame de Condé.

POMPÉE.

C’est juste.

LA VICOMTESSE.

Et puis qui vous dit que c’est à nous qu’on en veut ?

POMPÉE.

Monsieur le vicomte, lorsqu’on tient la campagne, il faut toujours avoir l’œil sur l’ennemi.

LA VICOMTESSE.

Attendez, nous allons savoir à qui l’ennemi en veut.

POMPÉE.

En tout cas, je vais me mettre en défense.

Il prend un mousqueton, et se promène d’un air formidable au haut de l’escalier.

LA VICOMTESSE, s’asseyant près de la table.

Maître Biscarros ! maître Biscarros !

 

 

Scène V

 

BISCARROS, LA VICOMTESSE, POMPÉE, sur l’escalier

 

BISCARROS, montrant sa tête à la porte.

Vous m’avez appelé, mon gentilhomme ? Est-ce que, par hasard, vous verriez venir votre compagnon ?

LA VICOMTESSE.

Non ; mais j’ai un renseignement à vous demander.

Biscarros entre, tenant une poule plumée.

POMPÉE.

Hum ! hum !...

BISCARROS.

Hein ?

LA VICOMTESSE.

Ne faites pas attention... Vous connaissez les environs n’est-ce pas ?

BISCARROS.

Parbleu ! je suis du pays.

LA VICOMTESSE.

Eh bien, je voulais vous demander, si toutefois il n’y a pas d’indiscrétion dans ma demande, à qui appartient cette petite maison que l’on aperçoit là-bas.

BISCARROS.

Diable ! diable !

LA VICOMTESSE.

Ah ! il paraît...

BISCARROS.

Non, mais, voyez-vous, c’est que je ne puis vous en dire que ce que j’en sais moi-même.

LA VICOMTESSE.

C’est trop juste... En tout cas, elle doit appartenir à une femme ; car, tout à l’heure, je l’ai vue apparaître à son balcon.

BISCARROS.

Et à une femme charmante, à une veuve.

LA VICOMTESSE.

À une veuve ?

BISCARROS, avec mystère.

Que l’ombre de son premier mari, et même de son second mari, vient visiter de temps en temps... Seulement, il y a une chose à remarquer : c’est que les deux ombres s’entendent probablement entre elles, et ne reviennent jamais le même jour, ou plutôt la même nuit.

POMPÉE.

Hum ! hum !...

LA VICOMTESSE.

Bien, Pompée, bien !... Est-ce qu’il y a apparition ce soir, maître Biscarros ?

BISCARROS.

Je serais tenté de le croire, attendu que la femme de chambre, cette jolie fille que vous avez vue ici, tout à l’heure, est venue commander, pour dix heures, un petit souper fin.

LA VICOMTESSE.

Et à qui la dame veuve donne-t-elle à souper, ce soir ?

BISCARROS.

À l’une des deux ombres, probablement.

LA VICOMTESSE.

Avez-vous vu parfois ces deux ombres ?

BISCARROS.

L’une est une ombre de cinquante-cinq à soixante ans, et elle m’a tout l’air de celle du premier mari ; car elle vient à découvert, comme une ombre sûre de l’antériorité de ses droits.

LA VICOMTESSE.

L’autre ?

BISCARROS.

L’autre est celle d’un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, et, je dois le dire, celle-là est plus timide ; celle-là a tout l’air d’une âme en peine ; je jurerais que c’est l’âme du second mari.

LA VICOMTESSE.

Et cela, parce que... ?

BISCARROS.

Parce qu’elle arrive ici, qu’elle s’arrête, qu’elle regarde, qu’elle explore les bois, les ravins, les plaines ; enfin je m’entends.

LA VICOMTESSE.

Et laquelle des deux ombres croyez-vous qu’on attende aujourd’hui ?

BISCARROS.

Donnez-moi la main, monsieur le vicomte...

Il la conduit à l’autre fenêtre.

Regardez !... Chut !

Il se retire en souriant.

LA VICOMTESSE.

Ce jeune homme qui vient là-bas, à cheval...

BISCARROS.

Chut !

LA VICOMTESSE.

C’est l’ombre du second mari ?

BISCARROS, en sortant.

Chut !

LA VICOMTESSE.

Pompée !

POMPÉE, pris au dépourvu.

Hein ?

LA VICOMTESSE.

Fermez le portemanteau, et tenez toutes choses prêtes pour notre départ.

POMPÉE.

Et l’embuscade ?

LA VICOMTESSE.

Ce n’est pas à nous qu’elle en veut.

POMPÉE.

Ah ! morbleu ! vous avez bien fait de me dire cela : la moutarde me montait au nez, er, quoique ce fût une imprudence impardonnable, j’allais faire une sortie.

LA VICOMTESSE.

Eh bien, mon brave Pompée, faites tout au contraire une rentrée, et tenez-vous prêt.

Pompée rentre dans la chambre.

 

 

Scène VI

 

LA VICOMTESSE, seule

 

Maintenant, je comprends tout : la jeune dame du balcon attend ce cavalier qui vient de Libourne ; les quatre hommes du taillis se proposent d’aborder le visiteur... Ah ! en voici un qui se découvre et qui se recache... Il fait signe aux autres... C’est bien cela. Ils l’ont vu, pauvre jeune homme ! ils savent que son cœur est là-bas, et qu’il faut que le corps aille où le cœur l’attend. Il accourt, insouciant, joyeux, sans se douter qu’entre lui et celle qu’il aime, il y a un danger... Car cette embuscade, ces hommes armés de mousquets, c’est la mort peut-être... Oh ! il est impossible de souffrir que, là, devant mes yeux... Mais comment faire ?... Arrêter ce jeune homme que je ne connais pas ?... Le voilà, il va passer... il passe.

Appelant.

Monsieur !...

 

 

Scène VII

 

LA VICOMTESSE, CANOLLES, CASTORIN

 

CANOLLES, du dehors.

Plaît-il ?

LA VICOMTESSE.

Holà !... arrêtez-vous, s’il vous plaît... Oui, oui, approchez ; c’est cela, ici, de ce côté. J’ai quelque chose d’important à vous dire...

CANOLLES.

Me voici à vos ordres, monsieur ; qu’y a-t-il pour votre service ?

LA VICOMTESSE.

Avancez, monsieur, avancez encore, toujours ; car ce que j’ai à vous dire ne peut se dire tout haut !... Là ! maintenant, remettez votre chapeau sur votre tête ; car il faut que l’on croie que nous nous connaissons depuis longtemps, et que c’est moi que vous venez voir à cette auberge.

CANOLLES.

Mais, monsieur, je ne comprends pas.

LA VICOMTESSE.

Vous comprendrez tout à l’heure... Tendez-moi la main... C’est cela ! Enchanté de vous voir, monsieur... Maintenant, ne dépassez pas cette auberge, où vous êtes perdu.

CANOLLES.

Oh ! oh ! qu’y a-t-il donc ? seriez-vous placé sur mon passage par... ?

LA VICOMTESSE.

Par la Providence, oui, monsieur !

CANOLLES.

Au moins, vous m’expliquerez...

LA VICOMTESSE.

Faites mettre les chevaux à l’écurie et venez me rejoindre ici.

CANOLLES.

Castorin, vous entendez !

Il enjambe la fenêtre.

LA VICOMTESSE.

Eh bien, que faites-vous ?

CANOLLES.

Dame, vous paraissez pressé de me parler, je prends le plus court.

LA VICOMTESSE.

Oh ! monsieur, monsieur, j’ai bien peur qu’avec toutes ces imprudences...

CANOLLES.

Moi, je fais des imprudences ?... En vérité, je ne m’en doutais pas... Eh bien, maintenant, nous voilà seuls ; dites, mon gentilhomme, qu’y a-t-il ?

LA VICOMTESSE.

Il y a que vous vous rendez à cette petite maison, là-bas, où brille une lumière.

CANOLLES.

Moi ?

LA VICOMTESSE.

Vous vous y rendez, ne le niez pas ; mais, sur la route de cette maison, là, au coude du chemin, dans ce taillis sombre, quatre hommes sont embusqués...

CANOLLES.

Quatre hommes sont embusqués ?... Et qui attendent-ils ?

LA VICOMTESSE.

Vous !

CANOLLES.

Ah ! et vous êtes sûr... ?

LA VICOMTESSE.

Je les ai vus arriver deux à deux, se cacher, les uns derrière les rochers, les autres derrière les arbres. Enfin, quand tout à l’heure ils vous ont aperçu là-bas, sur la route, l’un d’eux a fait un signe, et...

CANOLLES.

Et... ?

LA VICOMTESSE.

Et j’ai entendu armer les mousquets.

CANOLLES, riant.

Peste ! les gaillards !

LA VICOMTESSE.

Vous riez : c’est cependant comme je vous le dis, et, si la nuit n’était pas sombre, peut-être pourriez-vous les voir et les reconnaître.

CANOLLES.

Ah ! d’après ce que vous me dites, je n’ai pas besoin de les voir pour les reconnaître. Je sais à merveille qui ils sont... Mais, vous, monsieur, qui vous a dit que j’allais à cette petite maison et que c’était moi que l’on guettait ainsi ?

LA VICOMTESSE.

Je l’ai deviné.

CANOLLES.

Vous êtes un Œdipe très charmant, monsieur. Ah ! l’on veut me fusiller ! Et combien sont-ils pour cette aimable opération ?

LA VICOMTESSE.

Quatre !

CANOLLES.

Oh ! il y a bien un chef ?

LA VICOMTESSE.

Plus vieux que les autres, cinquante-cinq à soixante ans, rond d’épaules, chapeau brodé, plume blanche.

CANOLLES.

Le duc d’Épernon.

LA VICOMTESSE.

Le gouverneur de la Guyenne ?

CANOLLES.

Bon ! voilà que je vous conte mes affaires ; je n’en fais jamais d’autres... Mais n’importe, vous me rendez un assez grand service pour que je n’y regarde pas de si près... Ainsi, c’est convenu,  

Lui tendant la main.

vous m’avez sauvé la vie !

LA VICOMTESSE.

Oh ! monsieur, vous exagérez sans doute le service que je vous ai rendu.

CANOLLES.

Non, d’honneur, c’est comme je vous le dis ; je connais le duc, il est brutal en diable ; quant a vous, mon jeune sauveur, vous êtes un modèle de perspicacité, un type de charité chrétienne... Mais, dites-moi, avez-vous poussé l’obligeance jusqu’à prévenir... ?

LA VICOMTESSE.

Où ?

CANOLLES.

Là-bas, dans la petite maison.

LA VICOMTESSE.

Comment cela m’eût-il été possible ? Je suis depuis deux heures ici, je ne connais personne.

CANOLLES.

C’est qu’elle va m’attendre... Pauvre Nanon !

LA VICOMTESSE.

Nanon !... Nanon de Lartigues ?

CANOLLES.

Ah çà ! mais qu’est-ce que cela signifie ? vous voyez des hommes s’embusquer sur la route, vous devinez à qui ils en veulent ; je vous dis un nom de baptême, et vous dites le nom de famille ; vous êtes sorcier, avouez-moi la chose, ou sinon je vous dénonce et vous fais condamner au feu par le parlement de Bordeaux.

LA VICOMTESSE.

Oh ! cette fois, vous en conviendrez, il ne faut pas être bien malin pour vous avoir dépisté... Une fois que vous aviez dénoncé le duc d’Épernon pour votre rival, il était évident que, si vous nommiez une Nanon quelconque, c’était Nanon de Lartigues.

CANOLLES.

Vous la connaissez ?

LA VICOMTESSE.

Par exemple !

CANOLLES.

Oh ! ne vous effarouchez pas : Nanon est une charmante fille, pleine de fidélité à ses promesses, tant qu’elle trouve du plaisir à les garder, toute dévouée à celui qu’elle aime, tant qu’elle aime celui là... Je devais souper avec elle ce soir ; mais le duc a renversé la marmite, n’en parlons plus ; demain, le duc sera parti, et, si vous le voulez, demain, je vous présenterai à elle.

LA VICOMTESSE.

Merci, monsieur, je ne connais mademoiselle de Lartigues, que de nom et ne désire pas la connaître autrement.

CANOLLES.

Et vous avez tort, morbleu ! Nanon est une fille bonne à connaître de toute façon.

LA VICOMTESSE.

Mais, en attendant, monsieur, voilà une femme horriblement compromise, et qui, si elle n’est pas prévenue...

CANOLLES.

Vous avez raison, mon jeune Nestor, et j’oubliais, dans le charme de votre conversation, mes devoirs de gentilhomme. Voyons, vous savez qu’en bonne guerre, quand la force est inutile, il faut employer la ruse... Aidez-moi à ruser.

LA VICOMTESSE.

Je ne demande pas mieux ; mais de quelle façon ?

CANOLLES.

Attendez !... L’auberge a deux portes.

LA VICOMTESSE.

Je n’en sais rien.

CANOLLES.

Je le sais, moi : une qui donne sur la grande route, l’autre qui donne sur la campagne ; je décris un demi-cercle et je vais frapper chez Nanon, dont la maison a aussi une porte de derrière.

LA VICOMTESSE.

Oui, pour que l’on vous surprenne dans la maison !

CANOLLES.

Je ne ferai qu’entrer et sortir.

LA VICOMTESSE.

Si vous entrez, vous ne sortirez plus.

CANOLLES.

Décidément, vous êtes magicien.

LA VICOMTESSE.

Alors, ce sera bien pis, car vous serez peut-être tué sous ses yeux.

CANOLLES.

Bah ! il y a des armoires.

LA VICOMTESSE.

Oh ! monsieur !...

CANOLLES.

Ah çà ! êtes-vous chevalier de Malte, ou par hasard vous destine-t-on à l’Église ?

LA VICOMTESSE.

Au fait, vous avez raison, monsieur, allez !... car, en vérité, moi, je ne sais pas de quoi je me mêle ; allez, mais cachez-vous bien.

CANOLLES.

Eh bien, moi, j’ai tort, et c’est vous qui avez raison. Mais comment la prévenir, mordieu ?

LA VICOMTESSE.

Il me semble qu’une lettre...

CANOLLES.

Sans doute, une lettre... Mais qui la portera ?

LA VICOMTESSE.

Je croyais vous avoir vu un laquais... Un laquais en pareille circonstance ne risque que des coups de bâton, tandis qu’un gentilhomme risque sa vie.

CANOLLES.

En vérité, je perds la tête, et Castorin, vous l’avez dit, fera la commission à merveille...

Il remonte et appelle.

Maître Biscarros ! maître Biscarros !...

Biscarros montre sa tête.

Du papier, de l’encre et une plume ; puis envoyez-moi mon laquais.

Biscarros sort.

Maintenant, mon gentilhomme, j’espère que vous me ferez la grâce de me dire à qui je dois des remerciements pour tant de bons avis.

LA VICOMTESSE.

Monsieur, je suis le vicomte de Cambes.

CANOLLES.

Ah ! bon ! j’ai entendu parler d’une charmante vicomtesse de Cambes, qui a bon nombre de terres aux environs du fort Saint-Georges, et qui est amie de madame la princesse.

LA VICOMTESSE.

C’est ma belle sœur, monsieur.

CANOLLES.

Ah ! ma foi, je vous en fais mon compliment, vicomte ; j’espère que, si l’occasion me favorise, vous me présenterez à elle... Moi, je suis le baron de Canolles, capitaine dans Navailles, et, de plus, votre bien reconnaissant serviteur !

LA VICOMTESSE.

Vous êtes le baron de Canolles ?

CANOLLES.

Vous me connaissez ?

LA VICOMTESSE.

De réputation seulement.

CANOLLES.

Et de mauvaise réputation, n’est-ce pas ?

LA VICOMTESSE.

Oh !

CANOLLES.

Que voulez-vous ! chacun suit sa nature ; moi, j’aime la vie agitée.

LA VICOMTESSE.

Vous êtes parfaitement libre de vivre comme vous voulez, baron.

Biscarros entre avec papier, plume et encre.

Mais voilà qu’on vous apporte ce qu’il vous faut pour écrire.

CANOLLES, allant à la table.

Merci !

À part.

Le singulier petit bonhomme !

À Biscarros.

Et mon domestique ?

BISCARROS.

Il vient, monsieur.

LA VICOMTESSE, faisant des signes à Biscarros, pendant que Canolles écrit.

Personne n’est venu ?

BISCARROS.

Personne !

CANOLLES.

Hein ! que dites-vous, maître Biscarros ?

BISCARROS.

Rien ; je fais la carte du souper avec monsieur.

CANOLLES.

Bravo !...

Tout en écrivant.

Voulez-vous de moi pour convive, vicomte ?

LA VICOMTESSE.

Impossible, monsieur de Canolles : j’attends quelqu’un.

CANOLLES, à part.

Décidément, son respectable père l’aura élevé dans l’horreur des Canolles...

Il écrit.

LA VICOMTESSE.

Si la personne que j’attends arrive, ne la faites pas entrer, mais prévenez-moi.

BISCARROS.

Il sera fait comme vous le désirez... Mais qu’il se dépêche, ou le souper...

LA VICOMTESSE.

Allez, maître Biscarros.

Biscarros sort. Pendant ce temps, Castorin est entré, et est allé se placer près de son maître.

CANOLLES.

Ah ! vous êtes là !

CASTORIN.

Oui, monsieur.

CANOLLES.

Monsieur Castorin, vous savez que, pour ce soir, la campagne est finie.

CASTORIN.

Que dit donc monsieur ?

CANOLLES.

Pour moi, mais pas pour vous ; venez çà, et dites-moi où vous en êtes avec mademoiselle Francinette.

CASTORIN.

Mais, monsieur, je ne sais pas si je dois...

CANOLLES.

Soyez tranquille, maître fat, je n’ai aucune intention sur elle.

CASTORIN.

En ce cas, monsieur, c’est autre chose.

CANOLLES.

Parlez donc.

CASTORIN.

Mademoiselle Francinette a eu l’intelligence d’apprécier mes qualités.

CANOLLES.

Vous êtes au mieux avec elle, n’est-ce pas, monsieur le laquais ? Fort bien ; prenez ce billet, alors, et tournez par la prairie.

CASTORIN.

Je sais le chemin.

CANOLLES.

C’est juste ! Allez heurter a la porte de service ; vous connaissez sans doute cette porte ?

CASTORIN.

Parfaitement !

CANOLLES.

Et remettez ce billet à mademoiselle Francinette.

CASTORIN, après une fausse sortie.

Ah ! pardon, monsieur.

CANOLLES.

Quoi encore ?

CASTORIN.

Si l’on ne m’ouvrait pas cette porte, par hasard ?

CANOLLES.

C’est que vous seriez un sot, et, moi, je serais, dans ce cas, un gentilhomme bien à plaindre d’avoir à mon service un bélitre tel que vous... Mais vous avez une manière de frapper, j’en suis sûr.

CASTORIN.

Oh ! oui, monsieur, j’en ai une... Je frappe d’abord deux coups à intervalles égaux, puis...

CANOLLES.

Je ne vous demande pas comment vous frappez ; peu m’importe, pourvu que l’on vous ouvre... Allez donc, et, si l’on vous surprend, mangez le papier, ou je vous coupe les oreilles à votre retour, si ce n’est pas déjà fait... Eh bien, vous n’êtes pas parti ?

CASTORIN.

Si fait, monsieur, si fait.

CANOLLES.

Eh bien, que faites-vous ?

CASTORIN.

Monsieur...

CANOLLES.

Vous savez bien que ce n’est pas par cette porte-là, mais par celle-ci.

CASTORIN.

C’est vrai !

Il sort par la porte à droite ; pendant ce temps, la Vicomtesse, qui a causé à la porte du fond avec Biscarros, revient en scène.

LA VICOMTESSE.

Et maintenant, monsieur le baron...

CANOLLES.

Me voilà, vicomte. Avez-vous encore un conseil à me donner.

LA VICOMTESSE.

Non ; mais j’ai une prière à vous faire.

CANOLLES.

Laquelle ?

LA VICOMTESSE.

C’est de choisir l’endroit où vous désirez souper, attendu que, n’ayant point de préférence, si vous désirez rester ici...

CANOLLES.

Eh bien ?

LA VICOMTESSE.

Moi, je passerai dans une autre chambre.

CANOLLES.

Ah ! ah ! c’est-à-dire que... ?

LA VICOMTESSE.

C’est-à-dire que la personne que j’attends est arrivée, et...

CANOLLES.

Et que vous désirez vous débarrasser du baron de Canolles ?

LA VICOMTESSE.

Oh ! baron...

CANOLLES.

Vicomte, vous êtes le premier en date, la table est mise ici pour vous, il est juste que je me retire.

BISCARROS.

Le souper de M. le baron est servi dans la chambre à côté.

CANOLLES.

Mais c’est égal, ce n’est pas gentil, de me renvoyer, de me laisser souper seul comme un lépreux, à moins que votre compagnon, votre ami, votre inconnu ne soit une inconnue !... auquel cas, vous comprenez, quoique vous ayant offert de vous conduire chez Nanon, vous pouvez bien, à votre tour... Non ?... Toute liberté, vicomte, n’en parlons plus... Maître Biscarros, combien coulent tous les carreaux qui sont à cette fenêtre ?

BISCARROS.

Mais trois pistoles.

CANOLLES.

Voici les trois pistoles ; marche devant, et, s’il y a quelque chose à redire à ton souper, tu passeras par là !

Il entre dans le cabinet.

BISCARROS.

Oh ! je ne crains rien, monsieur.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LA VICOMTESSE, RICHON

 

LA VICOMTESSE, allant vivement à la porte.

Entrez, Richon !

RICHON.

Nous sommes observés, à ce qu’il paraît ?

LA VICOMTESSE.

Non, pas précisément ; mais, comme j’étais avec un gentilhomme qui me semble assez indiscret, j’ai pris mes précautions.

RICHON.

Et ils est... ?

LA VICOMTESSE.

Là, dans la chambre à côté.

RICHON.

Vous le nommez ?

LA VICOMTESSE.

Le baron de Canolles.

RICHON.

Ah ! c’est vrai, on m’a dit, en effet, que la belle Nanon de Lartigues demeurait dans les environs.

LA VICOMTESSE.

Ici, à cinq cents pas de cette auberge.

RICHON.

Cela explique la présence du baron de Canolles à l’auberge du Veau d’or.

LA VICOMTESSE.

Vous le connaissez ?

RICHON.

Qui ? le baron ?... Oui, je pourrais même dire que je suis son ami, si M. de Canolles n’était pas d’excellente noblesse, tandis que, moi, je ne suis qu’un pauvre roturier.

LA VICOMTESSE.

Les roturiers comme vous, Richon, valent des princes, dans la situation où nous sommes.

RICHON.

Êtes-vous sûre de n’avoir pas été reconnue par lui ?

LA VICOMTESSE.

On reconnaît mal ceux qu’on n’a jamais vus.

RICHON.

Aussi est-ce deviné que j’aurais dû dire.

Biscarros entre avec un plat qu’il pose sur la table.

LA VICOMTESSE.

En effet, il me regardait fort.

RICHON.

Je le crois bien ! on ne rencontre pas tous les jours des gentilshommes de votre tournure... C’est bien, maître Biscarros, allez ! si nous avons besoin de quelque chose, nous appellerons.

LA VICOMTESSE.

C’est un joyeux cavalier, à ce qu’il m’a semblé, que le baron de Canolles.

RICHON.

Joyeux et bon, un charmant esprit et un grand cœur. Le Gascon, vous le savez, n’est point médiocre : il est tout bon ou tout mauvais. Celui-là est excellent en amour comme en guerre ; c’est à la fois un petit-maître et un brave capitaine. Je suis fâché qu’il tienne contre nous... En vérité, vous eussiez dû, puisque le hasard l’a mis en relation avec vous, essayer de le gagner à notre cause.

LA VICOMTESSE.

Comment ! cet écervelé ?

RICHON.

Eh ! mon Dieu, sommes-nous donc si sérieux et si raisonnables, nous autres qui manions de nos mains imprudentes la torche de la guerre civile, comme nous ferions d’un cierge d’église ? Est-ce un homme bien sérieux que M. de Mazarin, fils d’un pêcheur de Piscina, qui s’est fait premier ministre, non par ambition, mais par avarice ? Est-ce une femme bien sérieuse que madame de Condé, qui, encore hier, ne s’occupait que de robes, de bijoux et de diamants, et qui, aujourd’hui, commande sa cavalerie et fait des coups d’État ? Est-ce un chef de parti bien sérieux que M. le duc d’Enghien, qui joue encore au polichinelle, et qui vient de mettre son premier haut-de-chausses, pour bouleverser toute la France ? Enfin, moi-même, suis-je donc un personnage bien grave, moi, le fils d’un meunier d’Angoulême, moi, l’ancien serviteur de M. de la Rochefoucauld, moi à qui, un jour, mon maître a donné une épée que je me suis bravement mise au côté en m’improvisant homme de guerre ? Et cependant, voilà le fils du meunier d’Angoulême devenu capitaine ; le voilà qui va être colonel, gouverneur de place ; qui sait ? le voilà qui arrivera peut-être à tenir, pendant dix minutes, une heure, un jour même, le destin d’un royaume entre ses mains ! Vous voyez, cela ressemble fort à un rêve, et cependant je le prendrai pour une réalité jusqu’au jour où quelque grande catastrophe me réveillera.

LA VICOMTESSE.

Et, ce jour-là, malheur à ceux qui vous réveilleront, Richon ! car vous serez un héros.

Elle le conduit à la table.

RICHON.

Un héros ou un traître, selon que nous serons les plus forts ou les plus faibles.

LA VICOMTESSE.

Ah çà ! mais sur quelle herbe avez-vous donc marché aujourd’hui, que vous mettiez ainsi tout au pis, mon cher Richon ?...La guerre civile est une chose triste, je le sais, mais parfois nécessaire.

RICHON.

Oui, nécessaire... comme la peste !... Oh ! vous ne comprenez pas la guerre, vous autres femmes ; vous n’y voyez qu’un océan d’intrigues, et vous vous y plongez comme dans votre élément naturel. Et, tenez, je le disais l’autre jour à Son Altesse madame de Condé, et elle en convint avec moi, vous vivez dans une sphère d’où les feux d’artillerie qui nous tuent vous semblent de simples feux d’artifice.

LA VICOMTESSE.

En vérité, vous me faites peur, Richon, et, si je n’étais sûre de vous avoir là pour me protéger, je n’oserais plus me mettre en route...

Lui tendant la main.

Mais vous avez beau dire, sous votre escorte, je ne crains rien.

RICHON.

Ah ! mon escorte, c’est juste, vous m’y faites penser : il faudra vous en passer, de mon escorte, monsieur le vicomte.

LA VICOMTESSE.

Comment cela ?

RICHON.

La partie est rompue.

LA VICOMTESSE.

Mais ne deviez-vous pas revenir avec moi à Chantilly ?

RICHON.

C’est vrai, je devais revenir dans le cas où je ne serais pas nécessaire ici. Mais, comme je vous le disais tout à l’heure, mon importance a tellement grandi, que j’ai reçu, de madame la princesse, l’ordre de ne pas quitter les environs du fort de Vayres, sur lequel il paraît que l’on a des projets.

LA VICOMTESSE.

Oh ! mon Dieu, que me dites-vous là, Richon ! partir sans vous, partir avec ce digne Pompée, qui, tout en faisant le brave, est cent fois plus poltron que moi, traverser ainsi la moitié de la France, seule, ou à peu près ?... Oh ! non, je ne partirai pas, j’en jure ! Je mourrais de peur avant d’être arrivée.

RICHON.

À votre fantaisie, vicomtesse ; cependant, prenez garde ! on compte sur vous à Chantilly, et les princes ne sont pas longs à perdre patience, surtout quand ils attendent de l’argent. À propos d’argent, êtes-vous bien riche ? Je vous demande pardon, mais c’est une question que l’on m’a fort recommandé de vous faire.

LA VICOMTESSE.

Mais non ; j’ai à grand’peine recueilli chez mes fermiers une vingtaine de mille livres, que j’ai là, en or, voilà tout.

RICHON.

Voilà tout ! Peste ! comme vous y allez ! parler avec un pareil mépris d’une pareille somme, dans un pareil moment, vingt mille livres... Vous êtes moins riche que M. de Mazarin, mais vous êtes plus riche que le roi.

LA VICOMTESSE.

Ainsi, vous croyez que cette humble offrande sera acceptée ?

RICHON.

Avec reconnaissance ! vous apportez à madame de Condé de quoi payer une armée.

LA VICOMTESSE.

Et vous dites que l’on attend cet argent avec impatience ?

RICHON.

Oui ; et, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de partir ce soir même.

LA VICOMTESSE.

Ce soir ? pendant la nuit ?

RICHON.

Tant mieux ! plus il fera obscur, moins on verra que vous avez peur, et vous rencontrerez plus poltrons que vous, que vous ferez fuir... D’ailleurs, il y a partout des soldats du roi, et nous ne sommes pas encore en guerre.

La Vicomtesse et Richon se lèvent ; Pompée entre et descend.

 

 

Scène IX

 

LA VICOMTESSE, RICHON, POMPÉE

 

LA VICOMTESSE.

Vous avez raison, je pars. N’avez-vous pas quelques commissions particulières pour Son Altesse ?

RICHON.

Ah ! je le crois bien ! vous me rappelez le plus important.

LA VICOMTESSE.

Vous lui avez écrit ?

RICHON.

Non ; il n’y a que deux mots à lui transmettre.

LA VICOMTESSE.

Lesquels ?

RICHON.

Bordeaux ! Oui !

LA VICOMTESSE.

Elle saura ce que cela veut dire ?

RICHON.

Parfaitement ! et, sur ces deux mots, elle peut partir en toute assurance.

LA VICOMTESSE, à Pompée, qui est descendu et qui écoute.

Allons, Pompée !

POMPÉE.

Quoi, monsieur le vicomte ?

LA VICOMTESSE.

Il faut partir, mon ami.

POMPÉE.

Partir ? Mais il va faire un orage affreux !

RICHON.

Que diable dites-vous donc là, Pompée ? Il n’y a pas un nuage au ciel.

POMPÉE.

Mais, pendant la nuit, nous pouvons nous tromper de chemin.

RICHON.

Ce serait difficile : vous n’avez que la grande route à suivre, et, d’ailleurs, il fait un clair de lune magnifique.

POMPÉE.

Clair de lune, clair de lune... Vous comprenez que ce n’est pas pour moi ce que j’en dis, monsieur Richon.

RICHON.

Parbleu ! un vieux soldat.

POMPÉE.

Quand on a fait la guerre aux Espagnols, et qu’on a été blessé à la bataille de Corbie...

RICHON.

On n’a plus peur de rien. Eh bien, cela tombe à merveille, attendu que le vicomte n’est pas rassuré du tout.

POMPÉE, à la Vicomtesse.

Oh ! oh ! vous avez peur ?

LA VICOMTESSE.

Pas avec toi, mon brave Pompée ; car je te connais, et je sais que tu te ferais tuer avant que l’on arrivât à moi.

POMPÉE.

Sans doute. Si cependant vous aviez trop peur, il faudrait attendre à demain.

LA VICOMTESSE.

Impossible, mon bon Pompée. Tiens, assure cet or sur la croupe de ton cheval ; je te rejoins dans un instant.

POMPÉE.

C’est une grosse somme pour s’exposer la nuit.

LA VICOMTESSE.

Il n’y a point de danger ; du moins, Richon le dit. Voyons, les pistolets sont-ils aux fontes, l’épée au fourreau, le mousqueton au crochet ?

POMPÉE, se redressant.

Vous oubliez, monsieur le vicomte, que, lorsqu’on a été soldat toute sa vie, on ne se laisse pas prendre en défaut. Oui, monsieur, chaque chose est à sa place.

RICHON.

Voyez si l’on peut avoir peur avec un pareil compagnon !

POMPÉE, à la Vicomtesse.

Dites donc, et l’embuscade ?

LA VICOMTESSE.

Nous lui tournons le dos... Et puis ils étaient à pied.

POMPÉE.

Et nous sommes à cheval... Je vais faire donner au mien double ration d’avoine.

Il sort.

 

 

Scène X

 

RICHON, LA VICOMTESSE

 

RICHON.

Bon voyage, vicomte !

LA VICOMTESSE.

Merci du souhait ; mais la route est longue ! Ah çà ! notre baron ne va-t-il pas épier mon départ ?

RICHON.

Oh ! dans ce moment-ci, il fait ce que nous aurions dû faire, c’est-à-dire qu’il soupe, et, pour peu que son souper ait valu le nôtre, il est trop bon convive pour quitter la table sans un puissant motif ; d’ailleurs, je reste ici, et je le retiens.

LA VICOMTESSE.

Alors, faites-lui mes excuses sur mon impolitesse envers lui. Je ne veux pas, si je le rencontre un jour en moins généreuses dispositions qu’il n’était aujourd’hui, qu’il me cherche une querelle ; avec cela que ce doit être un véritable raffiné, votre baron.

RICHON.

Vous avez dit le mot, il serait homme à vous suivre au bout du monde, rien que pour croiser l’épée avec vous. Mais soyez tranquille, je lui ferai vos compliments.

LA VICOMTESSE.

Bien ! Adieu, Richon...

Revenant.

Dites donc, je pense à ce que vous me disiez tout à l’heure : si ce Canolles est aussi brave capitaine et aussi bon gentilhomme que vous le dites...

RICHON.

Eh bien ?

LA VICOMTESSE.

Pourquoi ne tenteriez-vous pas de l’embaucher dans notre parti ?... Il pourrait nous rejoindre, soit à Chantilly, soit pendant le voyage... Le connaissant déjà un peu, je le présenterais...

Richon sourit.

Au reste, prenez que je n’ai rien dit, et faites ce que vous croirez devoir faire... Adieu ! adieu !

 

 

Scène XI

 

RICHON, seul

 

Allez grossir ce conseil de femmes, auquel des hommes sont assez fous pour obéir ! allez jeter un nouveau germe de haine ou d’amour au milieu de ce monde de passions ! Guerre des femmes, guerre des femmes... Oh ! que le peuple, dans sa souveraine sagesse, a bien baptisé l’étrange guerre que nous faisons !

 

 

Scène XII

 

RICHON, CANOLLES

 

CANOLLES, en gaieté.

Ah ! voilà mon petit gentilhomme... Tiens, il me semble qu’il a grandi depuis notre séparation... Dites donc, vicomte... Ah ! pardon, ce n’est pas vous... mais c’est... Mort de ma vie ! mais c’est Richon ! un ami de dix ans pour un ami de deux heures. Ah ! pardieu ! vous arrivez bien.

RICHON.

Bonjour, baron... En quoi suis-je le bienvenu ?

CANOLLES.

J’avais besoin de trouver quelqu’un à qui faire l’éloge de maître Biscarros, n’ayant même pas là ce drôle de Castorin, que j’ai envoyé en commission, et qui se sera fait rompre les os... Avez-vous soupe comme nous, vous ? Écoutez le menu : potage de bisques, hors-d’œuvre, huîtres marinées, anchois et petits pieds, chapon aux olives, avec une bouteille de médoc dont vous trouverez là-bas le cadavre sur le champ de bataille ; un perdreau truffé, des pois au caramel, une gelée de merises ; le tout arrosé d’une bouteille de chambertin, gisante comme le médoc. De plus, le dessert... Ah ! mais il me semble que vous n’avez pas été mal traité, vous... Une bouteille de l’ermitage, à peine écornée, sarpejeu !

Il va à la table.

Richon, il faut qu’elle y passe comme les autres... Ah ! que je suis de belle humeur, et que maître Biscarros est un grand maître !...

Il vient chercher Richon et le fait asseoir à la table.

Mettez-vous là, Richon. Vous avez soupe ?... Eh bien, moi aussi, j’ai soupe. Qu’est-ce que cela prouve ?... Nous recommencerons.

RICHON.

Merci, baron, je n’ai plus faim.

CANOLLES, versant à boire.

J’admets cela ; à la rigueur, on peut n’avoir pas faim ; mais on doit toujours avoir soif... Goûtez-moi cet ermitage... Ainsi, vous avez soupe, soupe avec le petit bélître de vicomte ?... Non pas, je me trompe, cher ami ; c’est un charmant garçon, au contraire, auquel je dois le plaisir de savourer la vie par son beau côté, au lieu de rendre l’âme par trois ou quatre trous que comptait faire à ma peau ce brave duc d’Épernon. Je lui suis donc reconnaissant, à ce joli vicomte, à ce ravissant Ganimède. Oh ! Richon, Richon, vous m’avez bien l’air d’être ce que l’on dit, c’est-à-dire un véritable serviteur de M. de Condé.

RICHON.

Allons donc, baron ! n’ayez pas de ces idées-là, vous me feriez mourir de rire.

CANOLLES, écoutant le bruit d’un galop de chevaux.

Eh ! qu’est-ce que c’est que cela ?

RICHON.

Je crois m’en douter.

CANOLLES.

Dites, alors.

RICHON.

C’est notre petit gentilhomme qui part.

CANOLLES.

Sans me dire adieu ?... Décidément, c’est un croquant.

RICHON.

Non pas, mon cher baron, c’est un homme pressé, voilà tout.

CANOLLES.

Quelles singulières façons ! Où a-t-on élevé ce garçon-là ? Je serais capable d’aller tout casser chez son précepteur. Richon, mon ami, je vous préviens qu’il vous fait tort : on ne se conduit pas ainsi entre gentilshommes... Corbleu ! je crois que, si je le tenais, je lui frotterais les oreilles...

RICHON.

Ne vous fâchez pas ; le vicomte n’est pas si mal élevé que vous croyez ; car il m’a, en partant, chargé de vous exprimer tous ses regrets, et de vous dire mille choses flatteuses.

CANOLLES.

Bon ! bon ! eau bénite de cour, qui d’une grande impertinence fait une petite impolitesse, voilà tout. Corbleu ! je suis d’une humeur féroce ; cherchez-moi donc querelle, Richon... Vous ne voulez pas ? Sarpejeu ! attendez ; Richon, mon ami, je vous trouve fort laid.

RICHON.

Avec cette humeur-là, baron, vous seriez, si nous jouions, capable de me gagner cent pistoles, ce soir : le jeu favorise les grands chagrins, vous le savez.

CANOLLES, remontant au fond et criant.

Des cartes ! Ah ! pardieu ! le jeu ! oui, le jeu, vous avez raison, mon ami ; voilà une parole qui me réconcilie avec vous. Richon, vous êtes beau comme Adonis, et je pardonne à M. de Cambes. – Biscarros, des cartes !

RICHON.

Non, non, inutile, mon ami.

CANOLLES.

Comment, inutile ?

RICHON.

Oui, je n’ai pas le temps de jouer.

CANOLLES.

Pas le temps de jouer, pas le temps de boire...

RICHON.

Cher baron, j’ai des affaires très pressées.

CANOLLES.

Et vous me quittez ?

RICHON.

Je vous quitte !

Il va prendre son chapeau et son épée.

CANOLLES.

Ah çà ! mais je vais m’ennuyer horriblement ici, tout seul. Je n’ai pas la moindre envie de dormir, moi. Si je vous proposais de vous accompagner, Richon ?

RICHON.

Je refuserais cet honneur, baron ; les affaires du genre de celle dont je suis chargé se traitent sans témoins.

CANOLLES.

Fort bien ; vous allez de quel côté ?

RICHON.

J’allais vous prier de ne pas me faire cette question.

CANOLLES.

De quel côté est allé le vicomte ?

RICHON.

Je dois vous répondre que je n’en sais rien.

CANOLLES.

Mon cher Richon, vous êtes, ce soir, tout confit de mystères ; mais liberté complète. Un dernier verre, et adieu !

RICHON.

À votre santé, et adieu !

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

CANOLLES, seul

 

Bon voyage ! Ah çà ! mais... que diable y a-t-il donc contre moi dans ce damné pays ? Les uns courent après moi pour me tuer, les autres me fuient comme si j’avais la peste... Corbleu ! je n’ai plus faim ; je sens que je m’attriste, je suis capable de me griser ce soir comme un lansquenet... Holà ! Castorin, venez ici que je vous rosse... Que diable Richon peut-il avoir à faire avec ce petit impertinent de vicomte, et d’où viennent ces allées, ces venues, cet air de mystère ?... Ah ! double bœuf ! ils conspirent ! c’est cela ; voilà qui m’explique tout ! Maintenant, pour qui conspirent-ils ? est-ce pour le coadjuteur ? est-ce pour le parlement ? est-ce pour le roi ? est-ce pour la reine ? est-ce pour M. de Mazarin ? est-ce pour madame de Condé ?... Ma foi, cela m’est bien égal... La soif m’est revenue.

Il se verse à boire.

Mais Richon, conspirer avec un enfant de seize ans, avec...

Il aperçoit un gant que la Vicomtesse a laissé tomber.

Tiens, qu’est-ce que cela ?

Il ramasse le gant.

Son gant !... un joli petit gant, ma foi, musqué, élégant, brodé ; brodé comme un gant de femme.

Il essaye de le mettre.

Ouais ! qu’est-ce que cette main-là ? Il est impossible qu’un homme mette un pareil gant... Oh ! triple sot que tu es, Canolles ! cette rougeur, cette retenue, ce refus de souper avec moi, ces délicatesses à l’endroit de la pauvre Nanon... C’est une femme !... une femme !... Oh ! par exemple, madame, vous me permettrez... Que diable ! quand on sauve la vie aux gens, cela engage... Biscarros ! Castorin ! Biscarros !

 

 

Scène XIV

 

CANOLLES, CASTORIN, puis BISCARROS

 

CASTORIN, entrant par la porte de côté.

Ah ! monsieur ! à moi ! à l’assassinat ! au meurtre !

CANOLLES.

Castorin ! viens ici !

CASTORIN.

Oh ! monsieur, les porte-bâton de M. d’Épernon m’ont roué de coups !

CANOLLES, écrivant.

Très bien !

CASTORIN.

Comment, monsieur, très bien ? Mais je n’ai pas pu remettre la lettre.

CANOLLES.

Très bien !

CASTORIN.

Mais mademoiselle Nanon n’est pas prévenue.

CANOLLES.

Très bien !... Biscarros ! Biscarros !

BISCARROS, entrant.

Monsieur ?

CANOLLES.

Mon chapeau, mon manteau, mon épée !

À Castorin.

Ma lettre ?

CASTORIN.

La voilà... Oh là là ! monsieur, les côtes !... j’en ai pour quinze jours à rester au lit.

CANOLLES.

Selle les chevaux, nous partons.

CASTORIN.

Comment, nous partons ?

CANOLLES.

Allons, dépêchons !

CASTORIN.

Mais, monsieur...

Canolles frappe sur la table ; Castorin, effrayé, se sauve.

 

 

Scène XV

 

BISCARROS, CANOLLES

 

CANOLLES.

Cette lettre par un de tes garçons à mademoiselle Nanon de Lartigues, à elle, ou à mademoiselle Francinette ; tu comprends !

BISCARROS.

Pardieu !

CANOLLES.

Et maintenant, le vicomte ?

BISCARROS.

Comment, le vicomte ?

CANOLLES.

Oui, par où est-il parti ? par quelle route ?

BISCARROS.

Par la route de Paris.

CANOLLES.

Ce gant, c’était bien à elle, n’est-ce pas ?

BISCARROS.

À elle ?...

CANOLLES.

Oui, à lui ou à elle, peu importe. Oh ! je la rejoindrai ! oh ! je baiserai la main qui a servi de moule à ce gant !...

Saisissant Biscarros à la gorge.

Biscarros ! Biscarros, vous êtes un misérable de ne pas m’avoir dit que le vicomte était une femme.

BISCARROS.

Monsieur le baron ! monsieur le baron ! vous m’étranglez !

CANOLLES, lui jetant sa bourse.

Tiens, et tais-toi... Je te recommande le billet pour mademoiselle Francinette !... Mon cheval ! mon cheval !

BISCARROS.

Est-il Dieu possible qu’un gant mette un homme dans cet état-là !

 

 

ACTE II

 

 

Troisième Tableau

 

Chez Nanon. Boudoir avec porte au fond. Grande fenêtre à balcon.

 

 

Scène première

 

NANON, FRANCINETTE

 

NANON, assise sur le canapé.

Eh bien, mademoiselle, qu’est-ce que ces cris que nous avons entendus tout à l’heure ? vous êtes-vous informée ?

FRANCINETTE.

Oh ! madame, c’est ce pauvre Castorin qui a voulu pénétrer ici par la petite porte de la prairie, et qui est tombé, à ce qu’il paraît, dans une embuscade.

NANON.

Dans une embuscade ?

FRANCINETTE.

Madame, je crois que M. le duc a été prévenu que nous attendions ce soir M. de Canolles, et qu’il a placé des hommes armés de mousquets sur la route du maître, et des hommes armés de bâtons sur la route du valet.

NANON.

Ah ! mon Dieu, que me dites-vous là !

FRANCINETTE.

Tenez, madame, tenez, voyez au clair de la lune...

NANON.

Quatre hommes armés, précédés d’un homme en manteau... L’homme au manteau, c’est le duc.

FRANCINETTE.

Le duc !

NANON, regardant la table.

Je suis perdue !... Ces deux couverts, ces deux fauteuils, cette table dressée... Jamais je n’aurai le temps...

FRANCINETTE.

Si j’ordonnais à Baptiste de ne point ouvrir ?

NANON.

Non pas ! au contraire, allez ouvrir vous-même. C’est M. le duc que j’attendais, et non M. de Canolles... Servez !

Francinette sort ; on entend un coup sec frappé à la porte.

 

 

Scène II

 

NANON, seule

 

Ce gobelet par la fenêtre ; celui du duc, à sa place ; ce couvert dans ce tiroir... Où est donc le couvert du duc ?... Ah ! Je voici... Maintenant, le vin, le vin qu’il a l’habitude de boire...

Elle prend une bouteille de vin dans une armoire et la met sur la table.

Allons, allons, Nanon, le reste te regarde.

On entend le bruit des pas dans l’escalier. Ouvrant la porte.

Mais venez donc, mon duc, venez donc ! Ah ! mon rêve ne m’a donc pas trompée, cher duc !

 

 

Scène III

 

NANON, LE DUC

 

LE DUC.

Un instant, mademoiselle, un instant ! et commençons par nous expliquer, s’il vous plaît.

Il regarde de tous les côtés.

NANON.

Qu’avez-vous donc, mon cher duc ? est-ce que vous avez oublié quelque chose la dernière fois que vous êtes venu, que vous regardez ainsi de tous côtés ?

LE DUC.

Oui, j’ai oublié de vous dire que je n’étais pas un sot, un Géronte, comme M. Cyrano de Bergerac en met dans ses comédies.

NANON.

Je ne vous comprends pas ; expliquez-vous, je vous en supplie.

LE DUC.

Hum ! hum !...

NANON, avec une révérence.

J’attends le bon plaisir de Votre Seigneurie.

LE DUC.

Le bon plaisir de Ma Seigneurie est que vous me disiez pourquoi ce souper.

NANON.

Parce que, comme je vous le répète, j’ai fait un rêve, lequel m’annonçait que, quoique vous m’eussiez quittée hier, vous reviendriez aujourd’hui.

LE DUC.

Et ce charmant négligé, madame ?

NANON.

Mais il me semble que, lorsque j’attends monseigneur, je l’attends avec costume de guerre.

LE DUC.

Ainsi, vous m’attendiez ?

NANON.

Ah çà ! monseigneur, je crois. Dieu me pardonne, que vous avez envie de regarder dans les armoires. Seriez-vous jaloux, par hasard ?

LE DUC, ôtant son manteau et s’asseyant sur le canapé.

Moi, jaloux ? Oh ! non. Dieu merci ! je n’ai pas ce ridicule. Vieux et riche, je sais que je suis fait pour être trompé ; mais je veux prouver au moins à ceux qui me trompent que je ne suis pas leur dupe.

NANON.

Et comment leur prouverez-vous cela ? Je suis curieuse de le savoir.

LE DUC.

Oh ! ce ne sera pas difficile... Je ne fais pas de rêves... À mon âge, on ne rêve plus, même éveillé ; mais on reçoit des lettres ; lisez celle-ci, elle est intéressante.

NANON prend la lettre et lit.

« Monseigneur le duc d’Épernon est prévenu que, ce soir, un homme qui a des familiarités avec mademoiselle Nanon de Lartigues, viendra chez elle, et qu’il y restera à souper et... et à coucher. Comme on ne veut laisser à M. le duc d’Épernon aucune incertitude, on le prévient que ce rival heureux se nomme M. le baron de Canolles. »

À part.

L’écriture de Cauvignac !... Ah ! je croyais bien cependant être débarrassée de lui.

Au Duc.

Est-il possible qu’un homme de votre génie, qu’un profond politique comme vous se laisse prendre à une lettre anonyme ! Tenez, la voilà, votre lettre.

LE DUC.

Pardon, mais vous n’avez pas lu le post-scriptum.

NANON.

Le post-scriptum ?...

LE DUC.

Oui, lisez !

NANON, lisant.

« J’ai entre mes mains la lettre originale de mademoiselle Nanon de Lartigues à M. de Canolles. Je donnerai cette lettre en échange d’un blanc-seing que M. le duc me fera remettre aujourd’hui, à trois heures de l’après-midi, au bac d’Ison, où je l’attendrai. »

Parlé.

Et vous avez eu l’imprudence... ?

LE DUC.

Votre écriture m’est si précieuse, chère dame, que je n’ai point pensé que je pusse payer trop cher une lettre de vous.

NANON.

Alors, vous avez ma lettre ?

LE DUC.

La voici !... Oh ! lisez tout haut.

NANON, lisant.

« Je souperai à dix heures. Êtes-vous libre ? Je le suis ; en ce cas, soyez exact, mon cher Canolles, et ne craignez rien pour notre secret. »

LE DUC.

Voilà qui est clair, ce me semble.

NANON, joyeuse.

Ah !

LE DUC.

Ah ! vous avez un secret avec M. de Canolles ?

NANON.

Eh bien, oui.

LE DUC.

Vous l’avouez ?

NANON.

Il le faut bien, puisqu’on ne peut rien vous cacher. Maintenant, savez-vous ce que c’est que M. de Canolles ?

LE DUC.

C’est votre amant, madame.

NANON.

Voua vous trompez, monsieur le duc : c’est... mon frère.

LE DUC.

Voire frère ?... Ceci demande une explication.

NANON.

Et je vais vous la donner... À quelle époque mon père est-il mort ?

LE DUC.

Mais voilà quinze mois, à peu près.

NANON.

À quelle époque avez-vous signé ce brevet de capitaine, pour M. de Canolles ?

LE DUC.

Vers le même temps.

NANON.

Quinze jours après, monsieur.

LE DUC.

Quinze jours après, c’est possible.

NANON.

Il est triste pour moi de révéler la honte d’une autre femme, de révéler ce qui est notre secret, et non le vôtre, entendez-vous ! mais votre jalousie étrange m’y pousse, vos façons cruelles m’y obligent... Je vous imite, monsieur le duc, je manque de générosité.

LE DUC.

Continuez, continuez !

NANON.

Eh bien, mon père était un avocat qui ne manquait pas d’une certaine célébrité, quoiqu’il soit mort sans fortune. Il y a vingt-huit ans, mon père était jeune, mon père était beau. Il aimait la mère de M. de Canolles, qu’on lui avait refusée parce qu’elle était noble et qu’il était roturier. L’amour se chargea de réparer, comme cela arrive souvent, l’erreur de la nature... Et pendant un voyage de M. de Canolles... Vous comprenez, maintenant, n’est-ce pas ?

LE DUC.

Oui ; mais comment cette grande amitié pour M. de Canolles vous a-t-elle prise si tard ?

NANON.

Parce qu’à la mort de mon père seulement, j’ai su le lien qui nous unissait.

LE DUC.

Ah ! ah !

NANON.

Vingt fois, j’ai voulu vous raconter cette histoire, bien sûre que vous feriez tout pour celui que j’appelle mon frère... Mais il m’a toujours retenue, toujours suppliée d’épargner la réputation de sa mère, qui vit encore. J’ai respecté ses scrupules, attendu que je les comprenais.

LE DUC.

Ah ! vraiment !

NANON.

Et cependant, c’était sa fortune qu’il refusait.

LE DUC.

C’est d’une âme délicate.

NANON.

Et moi qui avais fait le serment que jamais ce mystère ne serait révélé à qui que ce fût au monde... Malheur à moi qui ai trahi le secret de mon frère !

LE DUC.

Vous dites « Malheur à moi ! » Nanon, dites donc : « Bonheur pour tous !... » Je veux qu’il répare le temps perdu, ce cher Canolles ; je ne le connais pas, je veux faire sa connaissance.

NANON.

Eh bien, je vous le présenterai demain.

LE DUC.

Demain ?... Pourquoi pas ce soir ?

NANON.

Comment, ce soir ?

LE DUC.

Oui, que ne vient-il souper avec nous, ce garçon ? Tenez, je vais à l’instant même l’envoyer chercher au Veau d’or.

NANON.

Pour qu’il sache qu’au mépris de mes serments, je vous ai tout dit ?

LE DUC.

Bon ! je serai discret.

NANON.

Ah çà ! monsieur le duc, savez-vous que je vais vous faire une querelle ?

LE DUC.

Pourquoi cela ?

NANON.

Parce que, autrefois, vous étiez plus friand de tête-à-tête. Voyons, croyez-moi, il sera temps de l’envoyer chercher demain.

LE DUC.

Nous le renverrons après le souper, chère amie... Francinette ! Francinette !...

NANON.

Que faites-vous ?

LE DUC, à Francinette, qui entre.

Francinette, demandez les ordres de votre maîtresse.

NANON, s’asseyant sur le canapé.

Donnez les vôtres, monsieur le duc ; n’êtes-vous pas chez vous ?

LE DUC.

Francinette, allez jusqu’à l’hôtel du Veau d’or, et dites à M. de Canolles que mademoiselle Nanon de Lartigues l’attend pour souper.

NANON, à Francinette, qui l’interroge des yeux.

Allez !...

À part.

J’espère qu’il comprendra à demi-mot.

LE DUC, s’asseyant près de Nanon.

Savez-vous pourquoi je tiens à voir votre frère ce soir, chère amie ?

NANON.

Je ne sais ; à moins que ce ne soit pour vous assurer que M. de Canolles est bien mon frère.

LE DUC

Est-ce que je doute quand vous avez dit une chose, chère amie ?... Non, c’est que, si cela lui convenait et à vous aussi, j’aurais justement une mission à lui donner pour la cour.

NANON.

Une mission ?

LE DUC.

Oui ; mais cela vous séparerait, et...

NANON.

Oh ! ne craignez pas, mon cher duc ; qu’i in porte la séparation, pourvu qu’elle lui soit profitable ! De près, je le servirais mal ; car je vois que vous en êtes jaloux ; mais, de loin, vous étendrez votre main puissante sur lui. Exilez-le, expatriez-le, si c’est pour son bien ; pourvu que l’amour de mon cher duc me reste, n’est-ce pas plus qu’il ne m’en faut pour me rendre heureuse ?

LE DUC.

Eh bien, c’est dit, nous l’envoyons à Paris, à la cour, nous faisons sa fortune...

On gratte à la porte.

Qui est là ?

 

 

Scène IV

 

NANON, LE DUC, FRANCINETTE

 

FRANCINETTE.

Madame, M. le baron de Canolles n’est plus à l’hôtel du Veau d’or.

NANON.

Ah !

LE DUC.

M. le baron de Canolles n’est plus à l’hôtel du Veau d’or ?

NANON.

Ah ! vous vous trompez sûrement.

FRANCINETTE.

Madame, je répète ce que vient de me dire M. Biscarros, qui est venu lui-même pour dresser le souper.

NANON, à part.

Ah ! ce cher Canolles, il aura tout deviné.

LE DUC.

Dites à maître Biscarros d’entrer.

NANON.

Voyons, mademoiselle, obéissez à M. le duc.

FRANCINETTE.

Venez, monsieur Biscarros, venez !

 

 

Scène V

 

NANON, LE DUC, FRANCINETTE, BISCARROS, puis COURTANVAUX

 

NANON, assise.

Monsieur, vous aviez ce soir, chez vous, un jeune gentilhomme nommé le baron de Canolles, n’est-ce pas ?

LE DUC, assis près de la table.

Oui ; qu’est-il devenu ?

BISCARROS.

Monsieur, il est parti.

NANON.

Parti !

LE DUC.

Bien parti ? véritablement parti ?

BISCARROS.

Véritablement.

LE DUC.

Et où est-il parti ?

BISCARROS.

Cela, je ne saurais vous le dire, car je l’ignore.

LE DUC.

Vous savez du moins quelle route il a prise ?

BISCARROS.

Celle de Paris.

LE DUC.

Et à quelle heure a-t-il pris cette route ?

BISCARROS.

Mais voilà une demi-heure, à peu près.

NANON.

Comment ! il est parti ainsi, sans rien dire ?

BISCARROS.

Dame, il m’avait recommandé de faire remettre une lettre à mademoiselle Francinette.

LE DUC.

Et pourquoi ne la lui avez-vous pas fait remettre, maraud ?

BISCARROS.

J’ai mieux fait, je la lui ai remise moi-même.

LE DUC.

Francinette ! Francinette !

FRANCINETTE.

Voilà !

LE DUC.

Pourquoi n’avez-vous pas remis à votre maîtresse la lettre que M. de Canolles avait laissée pour elle ?

FRANCINETTE.

Monseigneur... !

BISCARROS.

Monseigneur, c’est quelque prince déguisé.

NANON.

Je ne la lui ai pas demandée, voilà pourquoi.

LE DUC.

Vous ne pouviez pas la lui demander, puisque vous ignoriez qu’elle eût été remise... Donnez cette lettre.

FRANCINETTE.

La voici !

LE DUC, prenant la lettre.

Hum !

FRANCINETTE, à Biscarros.

Imbécile !

LE DUC.

Qu’est-ce que ce grimoire ?

NANON.

Lisez !

LE DUC.

« Chère Nanon, je profite du congé que m’accorde M. d’Épernon, et je vais, pour me distraire, faire un temps de galop sur la route de Paris... Au revoir ! Je vous recommande ma fortune. » Mais il est fou, ce Canolles.

NANON, respirant.

Fou !... Et pourquoi ?... Comment ! vous ne devinez pas ce dont il s’agit ?

LE DUC.

Pas le moins du monde.

NANON.

Eh bien, mais Canolles a vingt-sept ans, il est jeune, il est beau, il est insouciant ; à quelle folie pensez-vous qu’il donne la préférence ? À l’amour ! Il aura vu, de l’hôtel de M. Biscarros, passer quelque belle voyageuse, et il l’aura suivie.

LE DUC.

Amoureux ! vous croyez Canolles amoureux ?

NANON.

Sans doute. Tenez, demandez à maître Biscarros ; n’est-ce pas, maître Biscarros, que j’ai deviné juste ?

Francinette fait signe à Biscarros de dire oui.

BISCARROS, à part.

Je crois que le moment est venu de réparer ma sottise.

Haut.

En effet, madame pourrait bien avoir raison.

NANON.

Vous le pensez ?

BISCARROS.

Le fait est que vous m’ouvrez les yeux.

NANON.

Ah ! contez-nous cela, maître Biscarros. Voyons, dites, quelles sont les voyageuses qui se sont arrêtées chez vous cette nuit ?

LE DUC.

Oui, contez-nous cela.

BISCARROS.

Il n’est pas venu de voyageuses.

NANON, respirant.

Ah !

BISCARROS.

Mais seulement un petit gentilhomme châtain, mignon, potelé, qui ne mangeait pas, qui ne buvait pas, qui avait peur de se mettre en route la nuit... Un gentilhomme qui avait peur, comprenez-vous ?

LE DUC.

Ah ! ah ! ah ! oui, je comprends.

NANON.

Continuez, c’est charmant ! Et sans doute le petit gentilhomme attendait M. de Canolles ?

BISCARROS.

Non pas, non ! Il attendait à souper un grand monsieur à moustaches ; il a même quelque peu rudoyé M. de Canolles, quand M. de Canolles a voulu souper avec lui ; mais il ne se démonta pas pour si peu de chose, le brave gentilhomme. Ah ! c’est un compagnon entreprenant, et, ma foi, après le départ du grand, qui avait tourne à droite, il a couru après le petit, qui avait tourné à gauche.

LE DUC.

Vraiment !

NANON.

Oh ! mais qui vous fait penser que le petit gentilhomme soit une femme, que M. de Canolles soit amoureux de cette femme, et qu’il ne coure pas le grand chemin par ennui ou par caprice ?

BISCARROS.

Ce qui me le fait penser, je vais vous le dire.

LE DUC.

Oui, dites-nous-le, mon ami ; en vérité, vous êtes fort réjouissant.

BISCARROS.

Monseigneur est bien bon... Ce qui me le fait penser, voilà... c’est un gant.

NANON.

Comment, un gant ?

BISCARROS.

Moi, je ne me doutais de rien, j’avais pris le petit cavalier châtain pour un homme, quand M. de Canolles m’appela tout furieux. Il tenait à la main un petit gant qu’il examinait et flairait passionnément.

NANON.

Un gant !... un gant dans le genre de celui-ci ?

Elle lui donne un gant.

BISCARROS.

Non pas, un gant d’homme.

NANON, le reprenant.

Un gant d’homme ? Vous êtes fou !

BISCARROS.

Non ; car ce gant, c’était celui du petit gentilhomme, du joli cavalier châtain qui ne buvait pas, qui ne mangeait pas, qui avait peur ; un tout petit gant où la main de madame eût passé à peine, quoique madame ait certes une jolie main !

NANON.

Eh bien, monsieur le duc, j’espère que vous voilà suffisamment renseigné, et que vous savez tout ce que vous vouliez savoir.

FRANCINETTE, bas, à Biscarros.

Oh ! malheureux !

BISCARROS, bas.

Comment, malheureux ?

FRANCINETTE.

Oui, malheureux !

BISCARROS, haut.

Après tout, M. de Canolles est parti, c’est vrai ; mais, d’un moment à l’autre, il peut revenir.

LE DUC.

C’est vrai ; dans sa lettre, il ne parle que d’un temps de galop... Allez voir, maître Biscarros, s’il est revenu, et amenez-nous-le.

BISCARROS.

Monseigneur...

Il va pour sortir.

NANON.

Mais vous n’y pensez pas ! et le souper, monsieur le duc ? Moi, d’abord, je meurs de faim.

LE DUC.

C’est juste ; restez, maître Biscarros ; Courtanvaux ira... Courtanvaux ! Courtanvaux ! venez çà... Courez jusqu’à l’hôtel de maître Biscarros, et voyez si M. de Canolles ne serait pas de retour... et s’il n’y était pas, informez-vous, courez aux environs, cherchez !... Je tiens à souper avec ce gentilhomme.

COURTANVAUX.

Ce sera fait, monseigneur.

FRANCINETTE, bas, à Biscarros.

Vous venez de faire de belle besogne, vous !

BISCARROS.

Moi ?

FRANCINETTE.

Allons, venez, et, à l’avenir, tâchez de vous taire.

BISCARROS, sortant.

Si j’y comprends quelque chose...

 

 

Scène VI

 

NANON, LE DUC

 

NANON.

Quel malheur que l’étourderie de ce fou de Canolles le prive d’un honneur comme celui que vous alliez lui faire ; s’il eût été là, son avenir était assuré. Attendez...

LE DUC.

Quoi ?

NANON.

Ne vouliez-vous pas l’envoyer à la reine ?

LE DUC.

Sans doute ; mais puisqu’il n’est pas revenu...

NANON.

Eh bien, faites courir après lui... et puisqu’il est sur la route de Paris, le chemin qu’il aura fait sera fait.

LE DUC, se levant.

Vous avez pardieu raison !

NANON, se levant.

Chargez-moi de cela, et M. de Canolles aura l’ordre demain matin, je vous en réponds.

LE DUC.

Oh ! la bonne tête de diplomate... Vous irez loin, Nanon.

NANON.

Que je reste éternellement à faire mon éducation avec un si bon maître, c’est tout ce que j’ambitionne.

LE DUC.

Hum !

NANON.

Quelle délicieuse plaisanterie à faire à notre céladon, hein ? Tenez, ne perdons pas de temps... Voyons, duc, préparez votre dépêche, je vais préparer la mienne.

LE DUC.

Oh ! la mienne est courte.

NANON.

Et la mienne ne sera pas longue.

Elle va écrire à la table près du canapé.

LE DUC, écrivant.

« Bordeaux !... Non ! »

Il cachette la lettre.

NANON, écrivant.

« Mon cher baron, comme vous le voyez, la dépêche ci-jointe est pour Sa Majesté la reine ; sur votre vie, portez-la à l’instant, il s’agit du salut du royaume. Votre bonne sœur, Nanon. »

LE DUC, de même.

« À Sa Majesté la reine Anne d’Autriche, régente de France ! »

NANON, de même.

« À M. le baron de Canolles, sur la route de Paris ! » Tenez, duc !

LE DUC.

Tenez, chère !

COURTANVAUX, entrant.

M. de Canolles !

NANON.

Canolles !

LE DUC.

Le baron !

COURTANVAUX.

Je l’ai rencontré à cent pas d’ici.

NANON, tombant sur le canapé.

Il est dit que je ne l’éviterai pas !

 

 

Scène VII

 

NANON, LE DUC, CAUVIGNAC, magnifiquement vêtu

 

NANON, apercevant Cauvignac.

Lui !

CAUVIGNAC.

Eh ! sans doute, moi, bonne petite sœur...

NANON.

Cauvignac ! Cauvignac !

CAUVIGNAC, au Duc.

Pardon, je vous importune peut-être ?

LE DUC.

Soyez le bienvenu, monsieur de Canolles ; votre sœur et moi ne faisons que parler de vous depuis une heure, et, depuis une heure, nous vous désirons.

CAUVIGNAC.

Ah ! vous me désirez... vraiment ?

NANON.

Oui ; M. le duc a eu la bonté de vouloir que vous lui soyez présenté.

CAUVIGNAC.

Monsieur le duc, la crainte seule d’être importun m’a empêché de réclamer plus tôt cet honneur.

LE DUC.

En effet, baron, j’ai admiré votre délicatesse, et je vous en ferai un reproche.

CAUVIGNAC.

Un reproche de ma délicatesse, à moi, monsieur le duc ? Ah ! vous me contusionnez !

LE DUC.

Oui ; car, si votre bonne sœur n’avait pas soigné vos intérêts...

CAUVIGNAC.

Ah ! ma bonne sœur a soigné les intérêts de... ?

NANON, vivement.

Son frère... Quoi de plus naturel ?

LE DUC.

Et, aujourd’hui même, à quoi dois-je le plaisir de vous voir ?

CAUVIGNAC.

Oui, à quoi devez-vous le plaisir de me voir ?

LE DUC.

Eh bien, au hasard... au simple hasard, qui fait que vous êtes revenu.

CAUVIGNAC, à Nanon.

Ah !

NANON.

Oui, vous étiez parti, mauvais frère ! et sans me prévenir autrement que par doux mots qui n’ont fait que redoubler mon inquiétude.

LE DUC.

Que voulez-vous, chère Nanon ! il faut bien passer quelque chose aux amoureux.

CAUVIGNAC, à Nanon.

Oh ! oh ! cela se complique. Amoureux, moi ?

NANON.

Allons, avouez que vous l’êtes, mauvais sujet !

CAUVIGNAC.

Eh bien, je ne le nierai pas.

LE DUC.

Bien, bien... Mais soupons, vous nous conterez vos amours tout en soupant. Francinette, un couvert pour M. de Canolles. Nous pouvons donc le mettre sur le compte du petit gentilhomme ?

NANON.

Parfaitement.

CAUVIGNAC.

Pardon, mais de quel gentilhomme ?

NANON.

Du petit gentilhomme que vous avez rencontré ce soir...

CAUVIGNAC.

Ah ! c’est ma foi vrai... le petit gentilhomme.

NANON.

Ah ! ah ! vous l’avez donc réellement rencontré ?...

CAUVIGNAC.

Le petit gentilhomme ?... Parbleu !

NANON.

Comment était-il ? Voyons, dites cela franchement.

CAUVIGNAC.

Ma foi, c’était un charmant petit compagnon châtain, svelte, élégant, quinze à seize ans peut-être, pas de moustaches encore, voyageant avec un vieil écuyer...

À part.

Dame, je leur donne ce que j’ai vu, moi ; tant pis si cela ne leur va pas.

NANON.

C’est cela !

LE DUC.

C’est cela !

CAUVIGNAC, à part.

Tiens, cela leur va.

LE DUC.

Avez-vous toujours le petit gant gris-perle sur votre cœur ?

CAUVIGNAC.

Le petit gant gris-perle ?

LE DUC.

Oui, celui que vous baisiez et flairiez si passionnément, celui enfin qui vous a fait soupçonner la ruse, la métamorphose.

CAUVIGNAC.

Ah ! c’était donc une femme ? Eh bien, je m’en étais douté, parole d’honneur !

LE DUC.

Allons, allons, tout cela est fort bien, et, pourvu que les affaires du roi ne souffrent pas de cette aventure...

CAUVIGNAC.

Les affaires du roi en souffrir ? Jamais ! Les affaires du roi, c’est sacré !

LE DUC.

On peut donc compter sur votre dévouement, baron ?

CAUVIGNAC.

Pour le roi ?... Mais, pour le roi, je me ferais couper en quatre.

NANON.

Et c’est tout simple, n’êtes-vous pas capitaine au service de Sa Majesté, grâce aux bontés de M. le duc ?

CAUVIGNAC, se levant et mettant une main sur son cœur.

Et je ne l’oublierai jamais !

LE DUC.

Nous ferons mieux, baron, nous ferons mieux à l’avenir. En attendant, votre sœur va, en deux mots, vous mettre au courant de ce que nous avons fait déjà.

CAUVIGNAC, à part.

Ça ne fera pas de mal.

LE DUC.

Elle a une lettre à vous confier de ma part ; peut-être votre fortune est-elle dans le message que je vous donne ; sur ma recommandation, prenez les avis de votre sœur, jeune homme, prenez ses avis ; c’est une bonne tête, un esprit distingué, un cœur généreux... Aimez votre sœur, baron, et vous aurez mes bonnes grâces.

CAUVIGNAC.

Monseigneur, ma sœur sait à quel point je l’aime ; je ne désire rien tant que de la voir heureuse, puissante et riche, riche surtout !

Nanon se lève.

LE DUC.

Cette chaleur me plaît...

Il se lève.

Restez donc avec Nanon, tandis que je vais, moi, m’occuper de certain drôle.

CAUVIGNAC, à table.

Hein !

LE DUC.

À propos, baron, peut-être pourrez-vous me donner quelques renseignements sur ce bandit ?

CAUVIGNAC.

Moi ?... Volontiers ! Seulement, il faut que je sache de quel bandit vous voulez parler. Il y en a beaucoup, et de toute sorte, par le temps qui court.

LE DUC.

Vous avez raison ; mais celui-là est un des plus impudents que j’aie jamais rencontrés.

CAUVIGNAC.

Ah ! vraiment ?

LE DUC.

Imaginez-vous que ce misérable, en échange de la lettre que votre sœur vous avait écrite hier, et qu’il s’est procurée par une violence infâme, m’a extorqué un blanc-seing. Je voulais donc vous demander si vous aviez quelques soupçons sur celui qui a joué le rôle de délateur.

CAUVIGNAC.

Non, en vérité !

LE DUC.

N’importe, il aura bien du bonheur si son blanc-seing ne le fait pas pendre, celui-là.

CAUVIGNAC.

Vous avez retenu son signalement ?

LE DUC.

Non ; mais à son blanc-seing j’ai fait une marque.

NANON.

Une marque ?

CAUVIGNAC.

Une marque ? Et il ne s’en est pas aperçu, l’imbécile ?

LE DUC.

Invisible, mon cher, invisible pour tous ; mais visible pour moi à l’aide d’un procédé chimique.

CAUVIGNAC.

Ah ! ah ! oui... Tiens, tiens, tiens ! mais c’est du plus grand ingénieux, ce que vous avez fait là, monseigneur ; seulement, il faut prendre garde qu’il ne se doute du piège.

LE DUC.

Oh ! il n’y a pas de danger ; qui voulez-vous qui le lui dise ?

CAUVIGNAC.

Au fait, ce ne sera pas Nanon, ce ne sera pas moi.

LE DUC.

Ni moi !

CAUVIGNAC.

Ni vous ! Ainsi, vous avez raison, monseigneur, vous ne pouvez manquer de savoir un jour quel est cet homme, et alors...

LE DUC.

Alors, comme je serai quitte envers lui, attendu qu’en échange du blanc-seing il aura reçu ce qu’il désirait, alors, je le ferai pendre !

CAUVIGNAC.

Amen !

LE DUC.

Maintenant, puisque vous ne pouvez me donner aucun renseignement sur ce drôle...

CAUVIGNAC.

Non, monseigneur, je ne puis pas.

LE DUC.

Eh bien, je vous laisse avec votre sœur... Nanon, donnez à ce garçon des instructions précises, et qu’il ne perde pas de temps surtout.

NANON.

Soyez tranquille, monseigneur.

LE DUC.

Ainsi, à vous deux !

Nanon reconduit le Duc jusqu’à la porte.

CAUVIGNAC.

Diable ! il a bien fait de me prévenir, le digne seigneur... Mais que ferai-je du blanc-seing ?... Dame, ce qu’on fait d’un billet, je l’escompterai. Madame de Condé, justement, avait écrit à Nanon... C’est une affaire à traiter à Chantilly.

 

 

Scène VIII

 

NANON, CAUVIGNAC

 

NANON.

Maintenant, monsieur, à nous deux, comme disait tout à l’heure M. d’Épernon.

CAUVIGNAC.

Oui, chère petite sœur ; car je suis venu pour causer avec vous.

Il s’assied sur le canapé.

NANON, avec colère.

Monsieur, dites-moi comment un frère, comblé de mes bontés, a froidement conçu le projet de perdre sa sœur ?

CAUVIGNAC.

Moi, chère Nanon ?... Jamais ! je perdrais trop en vous perdant.

NANON.

Nierez-vous que cette lettre anonyme soit de votre écriture ?

CAUVIGNAC.

Non, puisque vous l’avez reconnue.

NANON.

Ainsi, vous avouez ?

CAUVIGNAC.

Qu’avez-vous contre cette lettre ? la trouveriez-vous mal tournée, par hasard ? J’en serais fâché pour vous, cela prouverait que vous n’avez pas de littérature.

NANON.

Mais quel motif vous a fait écrire cette lettre ?

CAUVIGNAC.

Quel motif ? Nanon, c’est une petite vengeance.

NANON.

Une vengeance contre moi, malheureux ! Mais que vous ai-je donc fait de mal pour que l’idée vous vienne de vous venger de moi ?

Elle s’assied sur le canapé.

CAUVIGNAC.

Ce que vous m’avez fait ?... Ah ! Nanon, mettez-vous à ma place... Je quitte Paris parce que j’ai trop d’ennemis, c’est le malheur des hommes politiques ; je viens à vous, je vous implore, vous en souvient-il ? Vous avez reçu trois lettres, vous ne direz pas que vous n’avez pas reconnu mon écriture, c’était exactement celle du billet anonyme, et les lettres étaient signées. Je vous écris donc trois lettres pour vous demander cent malheureuses pistoles !... cent pistoles, à vous qui avez des millions !...

Il se lève.

Eh bien, ma sœur me repousse... Je me présente chez ma sœur ; ma sœur me fait éconduire : naturellement, je m’informe... Peut-être est-elle dans la détresse, c’est le moment de lui prouver que ses bienfaits ne sont pas tombés sur une terre ingrate. Peut-être même n’est-elle plus libre ; en ce cas, elle est pardonnable... Vous le voyez, mon cœur vous cherchait des excuses, et c’est alors que j’apprends que ma sœur est libre, heureuse, riche, richissime, et qu’un baron de Canolles, un étranger, usurpe mes privilèges et se fait protéger à ma place. Alors, la jalousie m’a tourné la tête.

NANON.

Dites la cupidité, monsieur ! Que vous importait que j’eusse ou non des relations d’amitié avec M. de Canolles ?

CAUVIGNAC.

À moi ? Rien ; je ne m’en fusse pas même inquiété si vous aviez continué à avoir avec moi des relations d’argent, ingrate !

NANON.

Comment, ingrate ?

CAUVIGNAC.

Oui, ingrate. Nierez-vous que je viens de vous tirer d’une des positions les plus fausses où une femme puisse se trouver. Je profite de ce qu’il m’est rentré quelque argent pour me vêtir à neuf afin que vous n’ayez pas honte de moi... Regardez-moi un peu ; il me semble que j’ai assez bon air comme ça ; hein ?

NANON.

Hum !

CAUVIGNAC.

Comment, hum ? Chère amie, vous êtes difficile ; mais n’importe. J’arrive ici et je comprends, au premier mot, au premier coup d’œil, que vous pataugez dans une fausse fraternité réelle. Je prends pour mon compte l’aventure du petit gentilhomme châtain ; j’avoue avoir baisé un gant, au risque... Enfin, dès lors, et grâce à ce bon petit Cauvignac, votre roman de famille devient une histoire ; ma présence sauve tout, votre frère n’est plus un mensonge, vous voilà libre comme le vent, vous allez dormir sur vos deux oreilles, toujours, grâce à ce bon petit Cauvignac... Moi, je m’installe à votre seuil ; M. d’Épernon me fait nommer colonel ; au lieu d’une escouade de cinq hommes, j’ai un régiment de deux mille ; avec ces deux mille hommes, je renouvelle les travaux d’Hercule ! On me nomme duc et pair ; madame d’Épernon meurt, et M. d’Épernon vous épouse...

NANON.

Trêve de plaisanterie, monsieur.

CAUVIGNAC.

Oh ! je ne plaisante pas.

NANON.

Deux choses.

CAUVIGNAC.

Lesquelles ? Dites !

NANON.

Primo : vous allez rendre le blanc-seing au duc ; sans quoi, vous êtes pendu.

CAUVIGNAC.

Primo pendu !... Et secundo ?

NANON.

Secundo : vous allez sortir d’ici à l’instant même.

CAUVIGNAC.

Deux réponses, chère dame : Primo : le blanc-seing étant ma propriété, je le garde. Vous ne pouvez pas m’empêcher de me faire pendre si tel est mon bon plaisir.

NANON.

Oh ! qu’à cela ne tienne !

CAUVIGNAC.

Merci ! mais il n’en sera rien, soyez tranquille... Quant à me retirer, dans votre désir de vous débarrasser de moi, vous, oubliez une chose.

NANON.

Laquelle ?

CAUVIGNAC.

C’est que, si je me retire, je ne pourrai pas remplir cette mission importante dont le duc m’a parlé tout à l’heure, et qui doit faire ma fortune.

NANON.

Mais, malheureux, vous savez bien que cette mission ne vous est pas destinée ; elle est destinée à M. de Canolles.

CAUVIGNAC.

Eh bien, mais est-ce que je ne m’appelle pas M. de Canolles ?... Ainsi, croyez-moi, chère sœur, ce n’est point à vous de m’imposer vos conditions, c’est à moi de vous imposer les miennes.

NANON.

Voyons, quelles sont-elles ?

CAUVIGNAC.

D’abord, la première de toutes, amnistie générale.

NANON.

Après ?

CAUVIGNAC.

Puis solde de nos comptes.

NANON.

Je vous redois quelque chose, à ce qu’il paraît.

CAUVIGNAC.

Vous me redevez les cent pistoles que je vous avais demandées et que vous m’avez inhumainement refusées.

NANON.

C’est bien, l’amnistie est accordée.

CAUVIGNAC.

Alors, votre main, chère petite sœur.

Il baise la main de Nanon.

Ah ! et les cent pistoles ?

NANON, allant au meuble.

En voilà deux cents.

CAUVIGNAC.

Deux cents ! à la bonne heure, Nanon, voilà où je reconnais ma sœur.

NANON.

Mais à une condition.

CAUVIGNAC.

Laquelle ?

NANON.

C’est que vous réparerez le mal que vous avez fait.

CAUVIGNAC.

Je ne suis venu que pour cela... Que faut-il faire ? Voyons !

NANON.

Vous allez monter à cheval et courir sur la route de Paris jusqu’à ce que vous ayez rencontré M. de Canolles.

CAUVIGNAC.

Que dois-je lui dire ?

NANON.

Vous lui remettrez cet ordre... Mais comment serai-je sûre que vous faites ma commission ? S’il y avait quelque chose de sacré pour vous, je vous demanderais un serment.

CAUVIGNAC.

Faites mieux !

NANON.

Quoi ?

CAUVIGNAC.

Promettez-moi deux cents antres pistoles, une fois la commission faite.

NANON.

C’est conclu.

CAUVIGNAC.

Eh bien, voyez, je ne vous demande pas de serment, moi ; votre parole me suffit... Ainsi, c’est convenu, deux cents pistoles à la personne qui vous remettra le reçu de M. de Canolles.

NANON, joyeuse.

Vous parlez d’un tiers ; comptez-vous ne pas revenir, par hasard ?

CAUVIGNAC.

Qui sait ? une affaire m’appelle moi-même aux environs de Paris.

NANON, respirant.

Ah !

CAUVIGNAC.

Ah ! voilà un ah ! qui n’est pas gentil... Mais n’importe, sans rancune, chère sœur.

NANON, allant chercher le manteau de Cauvignac et le lui mettant sur les épaules.

Sans rancune, mais à cheval !

CAUVIGNAC.

À l’instant même, le temps seulement de boire le coup de l’étrier... À la santé de M. d’Épernon, c’est un brave homme.

 

 

Quatrième Tableau

 

Une chambre à coucher dans une hôtellerie du bourg de Jaulnay. Porte vitrée à gauche, porte au fond. Alcôve à deux lits dans un pan coupé. Fenêtre à droite.

 

 

Scène première

 

CASTORIN, s’accommodant sur des chaises, puis L’HÔTE

 

CASTORIN.

C’est étonnant ! il me semble que je suis encore à cheval, et que le mouvement... Oh ! la bonne chose que le sommeil, quand on peut dormir... Ah ! M. le baron ferait bien de n’arriver que dans deux heures, j’aurais déjà pris un acompte.

L’HÔTE, d’en bas.

Voilà, monsieur, voilà !

CASTORIN.

Hein ! plaît-il ?... Décidément, il n’y a que le lit...

L’HÔTE, entrant du côté gauche.

Par ici, monsieur, par ici... Voilà l’homme que vous cherchez, je crois.

CANOLLES.

Comment ! il dort, le drôle ! sans ma permission ?... Allez vite, mon cheval fond en eau.

L’HÔTE.

J’y vais !

 

 

Scène II

 

CANOLLES, CASTORIN

 

CANOLLES.

Allons, allons, Castorin, à cheval !

CASTORIN.

Mais, j’y suis, monsieur, à cheval !

Il fait le mouvement d’un homme à cheval.

CANOLLES.

Voyons, réveille-toi, et réponds, maraud !

CASTORIN, arrêtant la chaise.

Oh !...

CANOLLES.

Je vais te couper une oreille, cela te réveillera.

CASTORIN.

Je suis réveillé, monsieur. Tiens ! où sommes-nous donc ?

CANOLLES.

À l’auberge de Jaulnay, drôle, où je t’ai ordonné de me précéder.

CASTORIN.

Ah ! c’est vrai, et je vous ai même précédé d’un tel train ; que mon cheval est tombé mort en arrivant dans la cour... Pauvre animal !... Eh bien, je suis sûr qu’il était moins fatigué que moi.

CANOLLES.

Imbécile !... Voyons, tu es sûr que le vicomte n’a pas dépassé le village où nous sommes ?

CASTORIN.

Pardieu ! grâce au chemin de traverse que vous m’avez fait prendre, j’ai plus d’une heure sur lui.

CANOLLES.

Et, d’après mon ordre, tu as loué toutes les chambres de cette auberge ?

CASTORIN.

Toutes !... Monsieur en a huit... Oh ! monsieur sera bien couché cette nuit.

CANOLLES.

Et tu es sûr que M. le vicomte ne descendra pas à une autre auberge que la nôtre ?

CASTORIN.

Oh ! ça, j’en suis sûr, il n’y a qu’elle dans le village.

CANOLLES.

L’hôte n’a pas fait de difficultés ?

CASTORIN.

Pour louer ses huit chambres ? Au contraire... Seulement, il ne comprenait pas comment un maître seul pouvait avoir besoin de huit chambres ; mais j’ai payé d’avance, et il a compris.

CANOLLES.

Très bien !... On dirait que tu as envie de dormir ?

CASTORIN.

On le dirait, oui, monsieur !

CANOLLES.

Eh bien, dans ces huit chambres, il y en a bien une qui t’a plu ?

CASTORIN.

Elles me plaisent toutes ; seulement, il y a le n° 7, qui est tout doré.

CANOLLES.

Prends le n° 7.

CASTORIN.

Pour moi ?

CANOLLES.

Pour toi ! et je t’ordonne d’y dormir douze heures.

CASTORIN.

Monsieur sera obéi...

Il va pour sortir.

CANOLLES.

Douze heures, tu comprends... sans remuer, quelque bruit que tu entendes dans la maison.

CASTORIN.

Ah ! monsieur, on peut tirer le canon, ça m’est bien égal.

CANOLLES.

C’est bien !... Envoie-moi l’hôte, et va-t’en !

 

 

Scène III

 

CANOLES, seul

 

J’avais bien pensé à rattraper mon petit vicomte sur la grande route, à renouer conversation avec lui, à partager son dîner, son souper... et à... Mais il est rusé, l’enfant ; il m’eût joué un tour, il m’eût échappé une seconde fois... Ce qu’il y a d’affreux, c’est de ne pas savoir, au bout du compte, si je cours après un ou une... Si c’était un homme, il y aurait de quoi mourir écrasé sous une pareille bévue... Ah ! Canolles, vous êtes abruti par le doute, comme Castorin par le sommeil... D’ailleurs, ce doute, dans une heure, j’en aurai raison. En attendant, examinons la chambre... Une porte vitrée qui donne dans une autre chambre... une alcôve à deux lits... Bon ! plaçons ici le quartier général.

Il sonne.

 

 

Scène IV

 

CANOLLES, L’HÔTE

 

L’HÔTE, entrant du fond.

Monsieur m’a fait appeler ?

CANOLLES.

Oui. À quelle heure fermez-vous vos portes, d’habitude ?

L’HÔTE.

À onze heures, monsieur... Mais, comme je n’attends plus personne, vu que monsieur a retenu tout l’hôtel, je fermerai quand monsieur voudra.

CANOLLES.

Eh bien au contraire, je désirerais que vos portes restassent ouvertes.

L’HÔTE.

Mais, monsieur, puisque je n’attends plus personne.

CANOLLES.

C’est possible ; mais, moi, j’attends quelqu’un.

L’HÔTE.

Ah !

Regardant par la fenêtre.

Est-ce que ce seraient les personnes qui s’arrêtent ?

CANOLLES.

Quelles sont ces personnes ?

L’HÔTE.

Un petit jeune homme de seize ou dix-huit ans, et un vieil écuyer.

CANOLLES.

C’est cela ?

L’HÔTE.

Je vais leur dire que monsieur les attend.

CANOLLES.

Chut !... au contraire, pas un mot.

L’HÔTE.

Je vais leur dire, alors, qu’il n’y a pas de place pour eux.

CANOLLES.

Tu vas les loger.

L’HÔTE.

Où cela ?

CANOLLES.

Dans cette chambre.

L’HÔTE.

Ah ! je comprends !... Monsieur prendra le n° 7.

CANOLLES.

Non, attendu que c’est mon domestique qui l’a pris.

L’HÔTE.

Mais...

CANOLLES.

Mon cher, vous êtes payé, n’est-ce pas ?

L’HÔTE.

Oui, monsieur.

CANOLLES.

Eh bien, alors, de quoi vous inquiétez-vous ?

L’HÔTE.

Mais s’ils me payent ?

CANOLLES.

Vous serez payé deux fois.

L’HÔTE.

Voilà tout ?

CANOLLES.

Oui !... Seulement...

L’HÔTE.

Ah !

CANOLLES.

Une fois les étrangers entrés, fermez vos portes...

On parle dans la coulisse.

Allez vite, je crois que les voyageurs s’impatientent.

L’HÔTE.

J’y cours !

CANOLLES.

Tenez, encore ces trois pistoles... À propos, cette chambre a une porte donnant sur le corridor.

L’HÔTE.

Pareille à celle-ci, oui, monsieur !

Bruit au dehors.

CANOLLES.

Descendez donc vite ! on vous appelle !

L’Hôte sort.

Je crois vraiment qu’il se fâche, foi de gentilhomme, c’est une voix de vicomte... Il monte l’escalier !... Il approche... Quand il marche, c’est un pas de vicomtesse !

Il sort par la porte vitrée.

 

 

Scène V

 

LA VICOMTESSE, POMPÉE, L’HÔTE, avec une lumière

 

LA VICOMTESSE, dans la coulisse.

Eh bien, y sommes-nous, enfin ?

L’HÔTE, rentrant.

Par ici, monsieur, par ici !

LA VICOMTESSE.

Voilà ce que vous avez à m’offrir ?

L’HÔTE.

Oh ! la chambre est bonne ; ce sera pour vous : celle et à côté, un peu moins élégante, sera pour votre écuyer.

LA VICOMTESSE.

Une porte vitrée ? Oh ! non, merci !

L’HÔTE.

Dame, c’est à prendre ou à laisser, mon gentilhomme.

LA VICOMTESSE.

C’est à laisser.

L’HÔTE.

Comme il vous plaira.

POMPÉE.

Monsieur le vicomte, je mettrai mon manteau sur le vitrage.

LA VICOMTESSE.

Non... Et vous n’avez pas un cabinet, une soupente, un... ?

L’HÔTE.

J’ai un petit grenier au fond du corridor.

LA VICOMTESSE.

Oh ! j’aime mieux cela. Excuse-moi, mon brave Pompée ; tu sais que ne puis souffrir avoir quelqu’un près de moi quand je dors.

L’HÔTE.

Décidez-vous bien vite, monsieur, parce que, d’un moment à l’autre, il peut nous arriver quelqu’un... La chambre était occupée, même...

LA VICOMTESSE.

Comment, elle était occupée ?

L’HÔTE.

Oui, par un gentilhomme ; mais il l’a quittée en disant qu’il coucherait probablement chez un ami qu’il a aux environs.

LA VICOMTESSE.

Mais s’il revenait ?

L’HÔTE.

Oh ! à onze heures, ce n’est pas probable.

LA VICOMTESSE.

C’est bien, je prends votre chambre.

POMPÉE.

Bah ! à la guerre comme à la guerre, monsieur le vicomte, et, quand on a fait seize lieues...

LA VICOMTESSE.

Tu es fatigué, mon brave Pompée ?

POMPÉE.

Moi ? Jamais !

Il s’assied.

L’HÔTE.

Vous n’avez besoin de rien ?

LA VICOMTESSE.

De rien, non.

L’HÔTE, sur le pas de la porte.

De rien ?

LA VICOMTESSE.

Non, de rien.

L’Hôte sort.

Pompée, ma valise

POMPÉE.

Voici !

LA VICOMTESSE.

Mon nécessaire ! Rien, c’est cela... Attends !

POMPÉE.

Quoi ?

LA VICOMTESSE.

Je voudrais visiter cette chambre.

Elle prend un flambeau.

Oh ! comme elle est noire !

POMPÉE.

Attendez que j’aille en éclaireur...

Il entre.

Ah ! ah ! il y a une porte.

LA VICOMTESSE.

Une porte ?

POMPÉE.

Oui, donnant sur le corridor.

LA VICOMTESSE.

Mais, alors, je ne suis plus chez moi.

POMPÉE.

Ah ! si, elle ferme en dedans.

LA VICOMTESSE.

Donne un tour de clef, et ferme les verrous, s’il y en a.

POMPÉE, poussant les verrous.

Il y en a.

LA VICOMTESSE.

Et celle-ci ?

POMPÉE, entrant.

Du moment que l’autre est fermée, et qu’il n’y a personne dans cette chambre...

LA VICOMTESSE, fermant la porte au verrou.

C’est égal, ferme. Maintenant, visite la fenêtre...

POMPÉE.

Est-ce que vous croyez que, derrière les rideaux... ?

Il avance, le rideau remue, il s’arrête.

LA VICOMTESSE.

Bon ! ferme le contrevent.

POMPÉE.

Avec une barre ?

LA VICOMTESSE.

Une barre de fer ?

POMPÉE.

Oui.

LA VICOMTESSE.

Bien !... Maintenant, va, Pompée, va ! et, demain, au point du jour...

POMPÉE, redescendant.

Voulez-vous que je vous laisse mon mousqueton ?

LA VICOMTESSE.

Mais voulez-vous donc me faire mourir de peur. Pompée ? Allez, et emportez votre mousqueton.

POMPÉE.

À demain !

Il sort par la droite ; la Vicomtesse va fermer la porte derrière lui.

 

 

Scène VI

 

LA VICOMTESSE, puis CANOLLES, en dehors

 

LA VICOMTESSE.

En vérité, madame la princesse ne saura jamais ce qu’il m’en coûte pour courir ainsi les grands chemins... Oh ! qu’est-ce que j’entends-là ?... Rien... La porte de la rue se ferme probablement... Décidément, le ciel ne me destine pas à devenir un chef très redoutable... Allons, tout va bien. Où donc est mon nécessaire ?...

Elle met son chapeau sur une chaise.

J’ai toujours peur que mes cheveux ne passent sous ma perruque... Hier, M. de Canolles la regardait bien attentivement, ma perruque.

CANOLLES, dans l’escalier.

C’est bien ! c’est bien !

LA VICOMTESSE.

Hein !... Ce que c’est que d’avoir l’esprit frappé, il me semblait que cette voix... Ah ! mais... on monte l’escalier... on vient dans le corridor... on s’arrête à ma porte... on met la clef dans la serrure !... Qui est là ? qui est là ?

CANOLLES, de l’autre côté de la porte.

C’est moi qui demanderai qui est là.

LA VICOMTESSE.

Comment, vous ?

CANOLLES.

Sans doute, moi... Que diable ! j’ai bien le droit de demander qui est dans ma chambre.

LA VICOMTESSE.

Dans votre chambre ?... Oh ! mon Dieu, c’est sans doute ce gentilhomme qui ne devait pas revenir, et qui sera revenu. Monsieur, que voulez-vous ?

CANOLLES.

C’est bien simple, j’ai retenu une chambre, je désire l’occuper. L’hôte ne vous a-t-il pas prévenu que cette chambre était occupée par un gentilhomme qui est allé dîner chez un de ses amis ?

LA VICOMTESSE.

Oui, monsieur, c’est vrai ; mais il avait dit que, selon toute probabilité, ce gentilhomme ne reviendrait pas.

CANOLLES.

L’hôte s’est trompé, et le gentilhomme est revenu.

Après un temps.

Eh bien ?

LA VICOMTESSE.

Quoi, monsieur ?

CANOLLES.

J’attends que vous ayez la bonté de m’ouvrir, à moins que vous n’aimiez mieux que j’enfonce la porte.

LA VICOMTESSE.

Non pas, monsieur, j’ouvre ! j’ouvre !

Elle ouvre.

 

 

Scène VII

 

CANOLLES, LA VICOMTESSE

 

CANOLLES.

En vérité, voilà bien des façons.

LA VICOMTESSE.

M. de Canolles !

CANOLLES.

Le vicomte !... Ah ! tiens, c’est vous qui me prenez mon gîte ?... Bonsoir, vicomte... Comment va ?

LA VICOMTESSE.

Croyez, monsieur le baron, que je suis désespéré...

Elle arrange son nécessaire.

CANOLLES.

Il était déjà installé, Dieu me pardonne... Eh bien, que faites-vous donc là ?

LA VICOMTESSE.

Je rassemble mes effets, et je vais appeler l’hôte.

CANOLLES.

Pour quoi faire ?

LA VICOMTESSE.

Mais je ne veux pas vous faire coucher dehors, et, puisque c’est moi qui suis venu trop tard, je cède la place.

CANOLLES.

Mais où irez-vous ? Il n’y a pas d’autre hôtellerie à Jaulnay.

LA VICOMTESSE.

J’irai... Enfin, je ne sais pas où, mais je m’en irai.

CANOLLES.

Mais non, non. Vous êtes ici chez vous : restez-y... Vous êtes délicat, vous tombez de fatigue ; couchez-vous tranquillement et dormez... Moi, je vais chercher fortune ailleurs... C’est bien le diable si je ne trouve pas un coin dans cette maison !

LA VICOMTESSE.

Ah ! monsieur le baron, vous êtes d’une obligeance ! Oui, je suis délicat, je suis fatigué, je reste !

CANOLLES.

Et vous faites bien.

LA VICOMTESSE.

Merci ! merci !

CANOLLES.

Bonsoir, vicomte.

LA VICOMTESSE.

Bonsoir !

CANOLLES, revenant.

Ah ! mais qu’avez-vous donc là ?... Une chambre... une chambre vide ; voilà mon affaire !

LA VICOMTESSE.

Oh ! non, non... Pompée y couche... il dort.

CANOLLES.

Eh bien, mais il se réveillera, et il découchera.

LA VICOMTESSE.

Oh ! pardon, vous me trouvez bleu incivil, mais Pompée est vieux. Pompée n’est pas un serviteur... c’est un ami.

CANOLLES.

Eh bien, soit ! dors tranquille, Pompée, je sais où trouver un lit.

LA VICOMTESSE.

Oh ! tant mieux !

CANOLLES.

Dormez sur les deux oreilles.

LA VICOMTESSE.

Je vous en réponds.

CANOLLES.

Une poignée de main, vicomte.

LA VICOMTESSE.

Bien volontiers.

Canolles sort.

 

 

Scène VIII

 

LA VICOMTESSE, seule

 

Oh ! mais c’est mon mauvais génie, que ce jeune homme ! il me fait trembler, il me fait mourir... Pauvre garçon ! au contraire, il est charmant ! il est d’une facilité, d’une complaisance... Car enfin, cette chambre, l’excuse était assez impertinente... Allons, je n’entends plus rien ; il aura trouvé fortune ailleurs, comme il dit... Encore ce danger passé...

Elle ôte sa veste.

Pourquoi aurais-je peur ? L’hôtel est bien tranquille, ce me semble ; tout le monde dort, et, dans un quart d’heure, il dormira comme les autres... J’avoue que je ne serais pas fâchée d’en faire autant.

On frappe à la porte.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela ?

 

 

Scène IX

 

LA VICOMTESSE, CANOLLES

 

CANOLLES, en dehors.

Vicomte !... vicomte !

LA VICOMTESSE.

Encore !... Baron, qu’y a-t-il ?

CANOLLES.

Ouvrez, ouvrez, c’est très sérieux.

LA VICOMTESSE, ouvrant.

Dites vite, voyons !

CANOLLES.

Ah ! vous êtes encore habillé ou à peu près, tant mieux !

LA VICOMTESSE.

Que signifie cette agitation ?

CANOLLES.

Asseyez-vous.

Il lui donne une chaise.

LA VICOMTESSE.

Non, non, inutile !

CANOLLES.

Oh ! si fait, la chose en vaut la peine.

LA VICOMTESSE.

Vraiment !

Elle s’assied.

CANOLLES.

Il faut vous dire que la chambre sur laquelle j’avais jeté mon dévolu... la chambre n° 7... est occupée par deux officiers suisses.

LA VICOMTESSE.

Ah !

CANOLLES.

Oui, j’ai été leur demander l’hospitalité, je ne voulais pas vous déranger ; vous me paraissiez avoir si grand besoin de sommeil.

LA VICOMTESSE.

C’est vrai, je suis très fatiguée.

CANOLLES.

Savez-vous ce qu’ils m’ont répondu, vicomte ? J’en suis vraiment encore exaspéré... Non, c’est une injure qui ne peut rester impunie !

Il se lève.

Vicomte, faites-moi le plaisir de prendre votre épée.

LA VICOMTESSE.

Mon épée ! et pour quoi faire ?

CANOLLES.

Eh ! pardieu ! pour venir avec moi faire lever ces drôles et les inviter à descendre au jardin... Il fait noir en diable, mais il y a une lanterne dans la cour... Allons, allons, vicomte, venez.

LA VICOMTESSE.

Mais...

CANOLLES, lui passant son épée.

Vous sentez bien que, si ces marauds savent qu’il y avait ici deux gentilshommes français, et qu’ils en sortent sans être roués de coups, la nation française est déshonorée.

LA VICOMTESSE.

Sans doute ; mais...

CANOLLES.

Vous cherchez votre épée... La voici.

LA VICOMTESSE.

Non, je voulais vous faire comprendre...

CANOLLES.

Quoi ?

LA VICOMTESSE.

Que vous n’êtes pas offensé, baron.

CANOLLES.

Comment cela ?

LA VICOMTESSE.

Ces gens-là dormaient, et, quand on est dans le premier sommeil, on a parfois l’humeur difficile... Puis ce sont des Suisses, avez-vous dit ?

CANOLLES.

Sans doute.

LA VICOMTESSE.

Eh bien, peut-être n’entendent-ils pas notre langue.

CANOLLES.

Si je vous répétais ce qu’ils m’ont répondu, vous verriez que c’est parfaitement français.

LA VICOMTESSE.

Voyons, baron, mettez-vous à leur place ; des gens couchés, des gens qui dorment ! mais il me semble qu’ils sont bien excusables.

CANOLLES.

En effet, vous qui êtes Français, vous qui êtes mon compatriote, vous m’avez un peu mis à la porte tout à l’heure ; il est vrai que vous ne m’avez pas dit... enfin ce qu’ils m’ont dit.

LA VICOMTESSE.

Pardon, baron.

CANOLLES.

Vous croyez donc que je ne suis pas offensé ?

LA VICOMTESSE.

Oh ! pas le moins du monde.

CANOLLES.

De sorte qu’à ma place vous ne croiriez pas votre honneur engagé à demander une réparation.

LA VICOMTESSE.

Non, non, je vous jure.

CANOLLES.

Vous êtes plein de sens, parole d’honneur ! Ah ! vous n’êtes pas un jeune homme, vous !

LA VICOMTESSE.

Moi, je ne suis pas un jeune homme ?

CANOLLES.

Pour la raison, vous êtes un Nestor... Eh bien, je rengaine.

LA VICOMTESSE, respirant et s’asseyant.

Ah !

CANOLLES.

Comment deux gentilshommes français se seront laissé désarçonner par deux faquins ? Non, non, tenez, mordieu ! il faut que je chasse ces drôles de leur chambre, il le faut.

LA VICOMTESSE, se levant.

Allons, voilà que ça vous reprend ?

CANOLLES.

Sans doute ; si je ne les chasse pas, où voulez-vous que je couche ? Si vous ne venez pas, j’irai seul, j’en tuerai toujours bien un... J’aurai son lit.

LA VICOMTESSE.

Mais, si l’on vous tue, vous ?

CANOLLES.

Eh bien, alors, mon lit est tout trouvé.

LA VICOMTESSE.

Oh ! non, non, je ne veux pas... Je vous en prie, baron, cause de moi ; je ne m’en consolerais pas.

CANOLLES.

Dame, que voulez-vous que je fasse ?

LA VICOMTESSE, montrant la chambre à côté.

Il y a bien cette chambre.

CANOLLES.

La chambre de Pompée ?

LA VICOMTESSE.

Oui.

CANOLLES.

De Pompée qui dort ?...Moi, déranger Pompée ?... un vieux brave, votre ami ? Non, j’aime mieux déranger mes Suisses !

LA VICOMTESSE.

Pompée n’est plus là.

CANOLLES.

Il n’est plus là ?... Et où est-il donc ?

LA VICOMTESSE.

Tout à l’heure, je l’ai envoyé coucher au fond du corridor.

CANOLLES.

Pauvre Pompée ! et pourquoi donc ?

LA VICOMTESSE.

Eh bien, il ronflait trop haut.

CANOLLES.

Oh ! moi, j’ai un sommeil d’oiseau.

LA VICOMTESSE.

Eh bien, prenez cette chambre... Prenez !

CANOLLES.

Oh ! merci, vicomte !

LA VICOMTESSE.

Oui, oui !

CANOLLES.

Voilà un trait que je n’oublierai pas.

LA VICOMTESSE.

Prenez et dormons vite !

CANOLLES.

Oh ! je ne demande pas mieux, je tombe de sommeil.

LA VICOMTESSE.

Alors, bonsoir !

CANOLLES.

Bonsoir, cher ami...

Revenant.

Je ne sais pas pourquoi, j’ai idée que vous venez de me donner un conseil qui m’a sauvé la vie.

LA VICOMTESSE.

Oh !

CANOLLES.

Ces Suisses m’eussent tué, peut-être !

LA VICOMTESSE.

Dame, c’est très possible !

CANOLLES.

Par ma foi ! cela vaut que je vous embrasse.

LA VICOMTESSE.

Oh ! le beau service !

Elle le repousse dans la chambre.

Allez ! allez !

CANOLLES.

Voulez-vous que je vous prête Castorin, pour délacer vos aiguillettes ?

LA VICOMTESSE.

Non, non, merci !

Elle referme la porte derrière lui.

CANOLLES, dans la chambre.

Ah çà ! mais c’est un four que votre chambre ; donnez-moi de la lumière, au moins.

LA VICOMTESSE, éteignant la lumière.

Oh ! tant pis ! j’ai éteint et je n’en ai plus pour moi-même.

Elle monte sur une chaise, et étend son manteau sur le vitrage.

Oh ! je donnerais les vingt mille livres que je porte à madame de Condé, pour être à demain... au jour...

Bruit chez Canolles.

Ah ! mon Dieu, il va se briser les jambes contre les meubles !... Bon ! on n’entend plus rien ; il aura trouvé son lit... Oh ! comme, demain, je partirai sans bruit ! comme, au lieu de suivre la route, je me jetterai dans la traverse... ah ! oui, par exemple !... Malheureuse perruque ! elle me serre la tête comme un étau... Ah ! je respire...

Elle secoue la tête, ses cheveux tombent. Bruit épouvantable.

Qu’est-il arrivé, mon Dieu ?

CANOLLES.

Oh ! vicomte ! oh ! vicomte !

LA VICOMTESSE.

Quoi ?

CANOLLES.

En voilà bien d’une autre !

LA VICOMTESSE.

Qu’y a-t-il ?

CANOLLES.

Ouvrez-moi donc, que je vous conte cela.

LA VICOMTESSE.

Lui ouvrir ?... Oui !...

Une vitre se casse.

Ah ! mon Dieu !

CANOLLES.

Bon ! voilà qu’en cherchant la serrure, j’ai cassé une vitre.

Il passe sa main par le carreau cassé et ouvre la porte.

LA VICOMTESSE, se cachant.

Monsieur ! monsieur !

CANOLLES.

Imaginez-vous, vicomte, qu’en tirant les rideaux...

Il va près du lit, la Vicomtesse est près de la fenêtre.

Patatras ! voilà le ciel du lit qui s’est abîmé... Hein ! comme c’est heureux que je n’aie pas été dedans. N’est-ce pas ? n’est-ce pas ?

LA VICOMTESSE.

Oui, oui, c’est bien heureux !

Elle se sauve et se met derrière les rideaux de la fenêtre.

CANOLLES.

Est-ce que nous jouons à colin-maillard ?

Il heurte une chaise.

Criez-moi casse-cou, alors... J’étais englouti dans la poussière, j’y nageais... Pourquoi diable aussi éteignez-vous votre lumière ?... Où êtes-vous ? Voyons ! Pareil à l’Orphée de Virgile, je n’embrasse que l’air.

LA VICOMTESSE.

Mon habit, grand Dieu ! mon habit !... Eh bien, que faites-vous donc par là ?

CANOLLES.

Mais je cherche un lit.

Il s’assied.

LA VICOMTESSE.

Quel lit ?

CANOLLES.

Un des vôtres ; vous n’allez pas coucher dans deux lits, j’espère ?... N’y a-t-il donc pas moyen d’avoir de la lumière ?

LA VICOMTESSE.

Oui, je cherche, je cherche.

CANOLLES.

Que cherchez-vous donc ?

LA VICOMTESSE.

La clochette pour appeler Pompée.

CANOLLES, s’emparant de la clochette, qu’il a trouvée, en tâtonnant, sur la table.

La clochette, c’est cela... Pour quoi faire, Pompée ? que lui voulez-vous, à Pompée ?

LA VICOMTESSE.

Je veux, je veux qu’il fasse un lit dans notre chambre.

CANOLLES.

Pour qui ?

LA VICOMTESSE.

Pour lui.

Elle monte à l’alcôve.

CANOLLES.

Pour lui ?... Que dites-vous là, vicomte ? des laquais dans notre chambre ?... Allons donc ! vous avez des habitudes de petite fille peureuse... Fi !... nous sommes assez grands garçons pour nous garder nous-mêmes ; non, donnez-moi seulement la main, et guidez-moi vers mon lit, que je ne puis trouver... ou bien, rallumons la bougie.

LA VICOMTESSE.

Non ! non ! non !

CANOLLES.

Ah ! je crois que j’y suis.

LA VICOMTESSE.

Oui, oui, vous y êtes.

CANOLLES.

Lequel des deux est le mien ?

LA VICOMTESSE

Celui que vous voudrez.

Elle court dans l’alcôve pour prendre sa veste.

CANOLLES.

Comment cela ?

LA VICOMTESSE.

Non, je ne me coucherai pas, moi ; je passerai la nuit sur une chaise.

CANOLLES, se retournant.

Ah ! par exemple, voilà ce que je ne souffrirai jamais ; mais c’est de l’enfantillage... Venez, vicomte, venez.

Il ouvre le volet. La clarté du réverbère de la cour inonde la chambre. Canolles s’avance les bras étendus vers la Vicomtesse.

LA VICOMTESSE.

Baron, n’avancez pas, je vous en supplie !... pas un pas de plus si vous êtes gentilhomme...

À genoux.

Grâce ! grâce !

CANOLLES.

À mes pieds, vous ?... Oh !

Il étend les bras.

LA VICOMTESSE.

Par l’honneur de votre mère !

CAUVIGNAC, dans la rue.

Monsieur de Canolles ! monsieur de Canolles !

LA VICOMTESSE.

Je suis sauvée !

CANOLLES.

Mon nom ?

LA VICOMTESSE.

On vous appelle, monsieur !

CANOLLES.

Pardieu ! j’entends bien !

CAUVIGNAC.

Monsieur de Canolles ! monsieur de Canolles !

CASTORIN, derrière la porte.

Monsieur de Canolles ! monsieur de Canolles !

CANOLLES, ouvrant la fenêtre.

Monsieur le braillard ?

CAUVIGNAC.

Courrier d’État !

CANOLLES.

De la part de qui ?

CAUVIGNAC.

De monseigneur le duc d’Épernon... Ouvrez !

CASTORIN.

De monseigneur le duc d’Épernon... Ouvrez !

LA VICOMTESSE.

De monseigneur le duc d’Épernon... Ouvrez ! ouvrez !

Canolles ouvre ; on apporte des lumières.

 

 

Scène X

 

LA VICOMTESSE, CANOLLES, CASTORIN, CAUVIGNAC

 

CANOLLES, à Castorin.

De la part de monseigneur le duc d’Épernon ?... Et que me veut-il, double brute ?

Il le prend par l’oreille et le jette de l’autre côté.

CAUVIGNAC, entrant.

Service du roi !

CANOLLES.

Oh ! morbleu ! c’est dommage !

CAUVIGNAC.

Peste ! de quel train vous marchez, baron ! j’ai cru que je ne vous rejoindrais jamais, et cependant j’ai crevé deux chevaux.

CANOLLES.

Votre nom, monsieur ?

CAUVIGNAC.

Oh ! quand je vous dirais mon nom, il ne vous apprendrait pas grand’chose ; ce qui vous importe, c’est de savoir d’où je viens, et cette lettre vous le dira.

CANOLLES, lisant.

« Mon cher baron, comme vous le voyez, la dépêche ci-jointe est pour Sa Majesté la reine ; sur votre vie, portez-la à l’instant même, il y va du salut du royaume. – Votre bonne sœur, Nanon. » Ah ! il paraît qu’elle s’est tirée d’embarras en me faisant passer pour son frère... La lettre pour Sa Majesté, monsieur ?

CAUVIGNAC.

La voici. Monseigneur le duc d’Épernon m’a chargé de vous dire que Sa Majesté était à Mantes.

CANOLLES.

C’est bien.

CAUVIGNAC.

Vous avez vu que la dépêche est pressée ?

CANOLLES.

Je pars dans un instant, monsieur.

CAUVIGNAC.

Maintenant, veuillez me signer ce reçu, la lettre étant d’importance.

CANOLLES, signant.

Voici !

CAUVIGNAC.

Monsieur le baron, cette signature-là va me rapporter deux cents pistoles ; je souhaite que chacune de celles que vous donnerez vous en rapporte autant. Vous n’avez rien de particulier à faire dire à mademoiselle de Lartigues ?

CANOLLES.

Vous lui direz que son frère apprécie le sentiment qui la fait agir, et lui est fort obligé.

CAUVIGNAC, saluant Canolles et ensuite la Vicomtesse.

Il paraît qu’il était temps que j’arrivasse ?

Il sort.

CANOLLES.

Castorin, selle les chevaux.

CASTORIN, sortant.

Ah ! si j’avais su, comme je serais resté au n° 7 !

 

 

Scène XI

 

CANOLLES, LA VICOMTESSE, qui a remis son pourpoint et sa perruque

 

CANOLLES.

Soyez contente, madame, vous allez être débarrassée de moi, je pars !

LA VICOMTESSE.

Et quand cela ?

CANOLLES.

À l’instant même.

LA VICOMTESSE.

Adieu, monsieur !

CANOLLES.

Ainsi, nous voilà séparés, peut-être pour jamais !

LA VICOMTESSE.

Qui sait ?

CANOLLES.

Promettez une chose à un homme qui gardera éternellement votre souvenir.

LA VICOMTESSE.

Laquelle ?

CANOLLES.

C’est que vous penserez à lui quelquefois.

LA VICOMTESSE.

Je vous le promets !

CANOLLES.

Sans colère ?

LA VICOMTESSE.

Oui !

CANOLLES.

Une preuve... votre main.

La Vicomtesse lui donne sa main ; la portant à ses lèvres.

Adieu, madame, adieu !... Oh ! souvenez-vous que vous avez promis de ne pas m’oublier !...

LA VICOMTESSE.

Hélas !

 

 

ACTE III

 

 

Cinquième Tableau

 

Au château de Chantilly. La chambre à coucher de madame de Condé.

 

 

Scène première

 

LA DOUAIRIÈRE, MADAME LA PRINCESSE, MADAME DE TOURVILLE

 

LA DOUAIRIÈRE.

Nous échouerons, ma fille, nous échouerons, et nous serons humiliées.

MADAME DE TOURVILLE.

Il faut un peu payer beaucoup de gloire, et il n’y a pas de victoire sans combat.

LA PRINCESSE.

Et si nous échouons, et si nous sommes vaincues, nous nous vengerons.

LA DOUAIRIÈRE.

Et de qui ?... De Dieu, car Dieu seul aura vaincu. M. le prince... Ce n’est pas une chose facile, croyez-moi, que d’ouvrir, surtout de force, les portes des prisons de Vincennes.

MADAME DE TOURVILLE.

M. de Tourville, mon mari, en sa qualité de mestre de camp des armées du roi, avait fait de son vivant, et du temps que M. le grand prieur y était enfermé, un plan pour prendre Vincennes ; ce plan, il m’en parla souvent, je me le rappelle, et je puis vous le communiquer.

LA DOUAIRIÈRE.

Merci, ma bonne madame de Tourville ; mais, ayant pour nous M. de Turenne, M. de Bouillon et M. de la Rochefoucauld, j’espère qu’à eux trois ils trouveront quelque moyen de tirer mon pauvre fils de captivité.

LA PRINCESSE.

Ah ! M. de la Rochefoucauld, M. de Bouillon et M. de Turenne nous oublient... Claire elle-même n’arrive pas.

LA DOUAIRIÈRE.

Ma fille, il faut que quelque obstacle arrête madame de Cambes ; car, vous le savez, son dévouement à notre maison est inaltérable.

LA PRINCESSE.

En attendant, elle n’arrive pas.

LA DOUAIRIÈRE.

Madame de Cambes aura été obligée de faire des détours ; les chemins de Bordeaux, où l’on se doute que nous voulons nous retirer, sont gardés par l’armée de M. de Saint-Aignan, et, comme madame de Cambes vient de Bordeaux...

MADAME DE TOURVILLE.

Elle pouvait écrire, au moins.

LA DOUAIRIÈRE.

Ah ! chère Tourville, pour un stratégiste de votre force ! écrire, confier au papier l’adhésion d’une ville comme Bordeaux au parti de MM. les princes, ce serait fort imprudent, vous en conviendrez.

MADAME DE TOURVILLE.

Un des trois plans que j’ai eu l’honneur de remettre à Votre Altesse avait pour but immanquable de soulever la Guienne, et, si on l’eût adopté...

LA PRINCESSE.

Bon ! bon ! chère Tourville, nous y reviendrons s’il est besoin... Mais, en attendant, je me range à l’avis de madame ma mère, et je commence à croire que Claire aura essuyé quelque disgrâce ; autrement, elle serait déjà ici... Peut-être ses fermiers lui ont-ils manqué de parole...

MADAME DE TOURVILLE.

Et tout cela, quand on pense que, si M. Lenet, M. Pierre Lenet, cet opiniâtre conseiller que vous vous obstinez à garder, et qui n’est bon qu’à contrarier tous nos projets ; quand on pense, dis-je, que, si M. Lenet n’eût pas repoussé mon second plan, nous tiendrions maintenant Bordeaux assiégé, et il faudrait bien que Bordeaux capitulât !

 

 

Scène II

 

LA DOUAIRIÈRE, MADAME LA PRINCESSE, MADAME DE TOURVILLE, LENET

 

LENET, entrant du fond.

J’aime mieux, sauf l’avis de Leurs Altesses, que Bordeaux s’offre de plein gré. Ville qui capitule cède à la force et ne s’engage à rien... Ville qui s’offre se compromet et est obligée de suivre jusqu’au bout la fortune de ceux à qui elle s’est offerte.

LA PRINCESSE.

Oh ! vous avez beau dire, mon cher Lenet, tout va de mal en pis, et j’aimerais mieux un bon courrier que toutes ces maximes.

LENET.

Votre Altesse sera donc satisfaite, car elle en recevra trois aujourd’hui.

LES TROIS FEMMES.

Comment, trois ?

LENET.

Oui, madame ; le premier a été vu sur la route de Bordeaux, le second vient de Stenay, et le troisième arrive de la Rochefoucauld.

LA DOUAIRIÈRE et LA PRINCESSE.

Oh !

MADAME DE TOURVILLE.

Il me semble, mon cher monsieur Lenet, qu’un habile nécromancien comme vous ne devrait pas rester en si beau chemin, et qu’après nous avoir annoncé les courriers, il devrait nous dire le contenu des dépêches.

LENET.

Ma science ne va pas si loin que vous croyez, madame ; je me borne à être un serviteur fidèle, j’annonce et je ne devine pas.

UN HUISSIER.

Un cavalier arrivant en toute hâte de Bordeaux, réclame l’honneur d’être introduit près de Son Altesse.

LENET.

Premier courrier, madame.

LA PRINCESSE.

Vous êtes sorcier, mon cher Lenet... Faites entrer.

 

 

Scène III

 

LA DOUAIRIÈRE, MADAME LA PRINCESSE, MADAME DE TOURVILLE, LENET, LA VICOMTESSE

 

LA VICOMTESSE.

Madame !...

LA PRINCESSE.

Claire ! ma chère Claire... sous ce déguisement ?

LA VICOMTESSE.

Oui, madame, et qui vous supplie d’agréer ses respectueux hommages... Mais que me dit-on, mon Dieu ! qu’en tombant de cheval, Votre Altesse s’est cassé la jambe ?

LA PRINCESSE.

Chut ! on dit cela ; mais rassure-toi, chère vicomtesse, il n’en est rien... C’est pour nos ennemis seulement que je me suis cassé la jambe... Il faut que le Mazarin me croie hors d’état de remuer pour qu’il ne se doute pas que je veux fuir.

LA VICOMTESSE.

Ah ! Votre Altesse me rassure !

Elle veut s’agenouiller.

Que Votre Altesse permette donc...

LA PRINCESSE.

Dans mes bras, chère vicomtesse, dans mes bras...

Elle l’embrasse.

Et maintenant, parle, parle vite !

LA DOUAIRIÈRE.

Oh ! oui, parlez vite, chère vicomtesse ! Avez-vous vu Richon ?

LA VICOMTESSE.

Oui ; il m’a chargé d’une mission pour Son Altesse.

LA PRINCESSE.

Bonne ou mauvaise ?

LA VICOMTESSE.

Je l’ignore... Elle se compose de deux mots.

LA PRINCESSE.

Lesquels ? Je meurs d’impatience.

LA VICOMTESSE.

Bordeaux !... Oui !

LA PRINCESSE.

Oh ! bravo ! chère Claire, quel bonheur, quel triomphe ! Venez, Lenet ! Savez-vous quelle bonne nouvelle nous apporte cette chère vicomtesse !

LENET.

Bordeaux ! Oui ! n’est-ce pas ?

LA DOUAIRIÈRE.

Oui ; décidément, Lenet, vous êtes sorcier.

MADAME DE TOURVILLE.

Mais, si vous le saviez, pourquoi ne le disiez-vous pas ?

LENET.

Parce que je voulais laisser à madame la vicomtesse de Cambes la récompense de ses fatigues.

LA PRINCESSE.

Et vous avez raison, Pierre, mon bon Pierre, toujours raison. C’est pourtant à ce brave Richon que nous devons cela... Que ferons-nous pour lui ?

LA DOUAIRIÈRE.

Il faudra lui donner quelque poste important ; vous a-t-il dit ce qu’il désirait ?

LA VICOMTESSE.

Oui ; il désirerait qu’on obtînt pour lui le commandement d’une place forte comme Vayres ou le fort Saint-Georges.

LA PRINCESSE.

Hélas ! nous sommes trop mal en cour maintenant, pour recommander quelqu’un...

LA VICOMTESSE.

Il nous faudrait un blanc-seing dont nous ferions un brevet pour Richon.

LENET.

C’est fait, madame.

LES PRINCESSES.

Comment, c’est fait ?

LENET.

Une lettre a été adressée par moi à mademoiselle Nanon de Lartigues ; on dit que cette femme vend tout ce qu’on lui achète, et, comme elle dispose de la signature de M. d’Épernon...

LA DOUAIRIÈRE.

En vérité, mon cher Lenet, vous êtes un homme miraculeux ! seulement, supposez que mademoiselle de Lartigues mette un prix un peu élevé au blanc-seing du duc, je ne vois pas trop comment, avec l’état de notre caisse...

LENET, à la Vicomtesse.

Voici le moment, madame, de prouver à Leurs Altesses que vous avez pensé à tout.

LA PRINCESSE.

Que voulez-vous dire, Lenet ?

LA VICOMTESSE.

Que je suis assez heureuse pour vous offrir une pauvre somme de vingt mille livres, que, toute misérable qu’elle est, j’ai eu grand’peine à obtenir de mes fermiers.

LA PRINCESSE.

Vingt mille livres ?

LA DOUAIRIÈRE.

Mais c’est une fortune dans des temps comme les nôtres !... Et cette somme, chère vicomtesse... ?

LA VICOMTESSE.

Est dans votre chambre, madame, si toutefois Pompée à exécuté l’ordre que je lui ai donné.

LA PRINCESSE.

Quel est ce bruit ?

LENET.

Probablement notre second courrier.

LA PRINCESSE.

Et de quelle part vient celui-ci ?

LENET.

Probablement de la part de M. de la Rochefoucauld, dont le père vient de mourir à Verteuil.

 

 

Scène IV

 

LA DOUAIRIÈRE, MADAME LA PRINCESSE, MADAME DE TOURVILLE, LENET, LA VICOMTESSE, UN HUISSIER

 

L’HUISSIER.

Un envoyé de M. de la Rochefoucauld sollicite l’honneur de présenter ses hommages à Leurs Altesses.

LA PRINCESSE.

Faites entrer.

LA VICOMTESSE.

Vous permettez que je quitte ce costume ?

LA PRINCESSE.

Allez ! et revenez-nous bien vite !

La Vicomtesse sort.

L’HUISSIER, annonçant.

M. de Gourville !

 

 

Scène V

 

LA DOUAIRIÈRE, MADAME LA PRINCESSE, MADAME DE TOURVILLE, LENET, LA ROCHEFOUCAULD, puis CAUVIGNAC

 

LA PRINCESSE.

Vous venez de la part de M. de la Rochefoucauld, monsieur ? Quelle nouvelle apportez-vous ?... Mais c’est M. de la Rochefoucauld lui-même !

LA ROCHEFOUCAULD.

Oui, madame ; j’ai pris le prétexte des funérailles de mon père pour occuper la route d’Orléans, avec trois cents gentilshommes, et me mettre ainsi aux ordres de Vos Altesses.

LA DOUAIRIÈRE.

Mais ne craignez-vous pas qu’une si forte troupe n’éveille les soupçons ?

LA ROCHEFOUCAULD.

Ces gentilshommes, Votre Altesse, sont censés aller à l’enterrement du feu duc de la Rochefoucauld.

LA PRINCESSE.

Mais nous, monsieur le duc, n’aurons-nous pas une escorte pour vous rejoindre ?

LA ROCHEFOUCAULD.

Je laisserai à la disposition de Son Altesse tout le monde dont elle pourra avoir besoin.

LA PRINCESSE.

Merci, monsieur le duc.

L’HUISSIER.

Un gentilhomme arrivant de Guyenne demande instamment à parler à M. Lenet ; c’est pour affaire de la plus haute importance.

LENET.

J’y vais.

LA PRINCESSE.

Non pas, recevez ici. Un gentilhomme arrivant de Guyenne pour affaire de la plus haute importance, il est peut-être essentiel que M. le duc sache ce qu’il va vous dire. Venez, monsieur le duc ; et vous, Lenet...

LENET.

Soyez tranquille, madame, j’ai compris.

La Rochefoucauld s’éloigne avec les dames. La Princesse rentre bientôt, écoutant la scène entre Lenet et Cauvignac.

CAUVIGNAC, entrant.

Ah ! monsieur Lenet !... Votre très humble serviteur, monsieur Lenet.

LENET.

Vous avez demandé à me parler, monsieur ?

CAUVIGNAC.

Oui, monsieur.

LENET.

J’attends, monsieur que vous ayez la bonté de me dire de quelle part vous venez.

CAUVIGNAC.

Je viens de votre part, monsieur.

Il lui remet une lettre.

LENET.

Ma lettre à mademoiselle Nanon de Lartigues.

CAUVIGNAC.

Cette lettre, elle est bien de vous, monsieur ?

LENET.

Parfaitement ! mais cette lettre avait un but.

CAUVIGNAC.

Oui, de vous procurer un blanc-seing de M. le duc d’Épernon ; voici ce blanc-seing.

LA PRINCESSE.

Oh ! merci, trois fois, monsieur ! merci pour mon époux, merci pour mon fils, merci pour moi !

CAUVIGNAC.

Cette dame est... ?

LENET.

Madame la princesse, monsieur.

CAUVIGNAC.

Votre Altesse...

LENET.

Monsieur, une pareille pièce est trop précieuse pour que vous consentiez à nous l’abandonner sans conditions ; d’ailleurs, ce n’est pas sans conditions qu’elle a été demandée. Seulement, ce blanc-seing est bien à vous, n’est-ce pas ?

CAUVIGNAC.

Il est à celui qui le possède, puisque, comme vous pouvez le voir, il n’y a d’autre nom dessus que celui de M. d’Épernon.

LENET.

A-t-on pris avec M. d’Épernon l’obligation de faire une chose plutôt qu’une autre ?

CAUVIGNAC.

On n’a pris avec M. le duc aucun engagement.

LENET.

Maintenant, monsieur, ma lettre à mademoiselle de Lartigues disait qu’on traiterait des conditions avec le porteur de ce blanc-seing.

CAUVIGNAC.

Eh bien, me voilà, monsieur : traitons !

LENET.

Que désirez-vous ?

CAUVIGNAC.

Deux choses.

LENET.

Lesquelles ?

CAUVIGNAC.

De l’argent d’abord.

LENET.

Nous n’en avons guère.

CAUVIGNAC.

Je serai raisonnable.

LENET.

Et la seconde ?

CAUVIGNAC.

Un grade dans l’armée de MM. les princes.

LENET.

MM. les princes n’ont pas d’armée.

CAUVIGNAC.

Ils vont en avoir une.

LENET.

Un grade dans l’armée vous met en contact avec des inférieurs et des supérieurs ; vous ne pourriez pas vous entendre. Que diriez-vous de quelques mille livres ajoutées à la somme que nous vous devons et d’un brevet pour lever une compagnie ?

CAUVIGNAC.

J’allais vous proposer cet arrangement.

LENET.

Reste donc l’argent.

CAUVIGNAC.

Oui, reste l’argent.

LENET.

Quelle somme désirez-vous ?

CAUVIGNAC.

Quinze mille livres... Je vous ai dit que je serais raisonnable !

LENET.

Quinze mille livres ?

CAUVIGNAC.

Ou dix mille livres et un grade, les cinq mille livres étant destinées à armer et équiper ma compagnie.

LENET.

Nous préférons quinze mille livres et un brevet.

CAUVIGNAC.

Ainsi, vous consentez ?

LENET.

C’est marché fait... Venez, monsieur, je vais sceller votre brevet et vous compter votre argent.

LA PRINCESSE.

Lenet...

CAUVIGNAC, saluant.

Madame la princesse...

LENET.

Vous m’excusez ?

CAUVIGNAC.

Comment donc, monsieur Lenet !... faites !

LENET.

Attendez-moi dans cette salle, je vous y rejoins !

Cauvignac sort par le fond.

LA PRINCESSE.

Lenet, qu’allez-vous faire de ce blanc-seing ?

LENET.

Vous ne comprenez pas, madame ? J’en fais une commission de gouverneur du fort de Vayres, je l’envoie à Richon, il est introduit avec les trois cents hommes qu’il a levés, et, une fois entré dans la place, eh bien, il en referme les portes ; pour le reste, rapportez-vous-en à lui.

LA PRINCESSE.

Bien ! Et nous ?...

À la Douairière, qui rentre avec madame de Tourville.

Venez, madame, venez ! il s’agit de notre départ qui approche.

LENET.

Nous, à dix heures précises, nous quittons le château par la petite porte du parc ; une heure après notre départ, nous quittons l’escorte, qui nous rejoint sur la route ; demain, nous nous joignons aux trois cents gentilshommes de M. de la Rochefoucauld, notre marche se grossit de tous les mécontents, et nous arrivons à Bordeaux avec une armée.

LA DOUAIRIÈRE.

Mais, si l’on nous inquiète en chemin, Lenet, que ferons-nous ?... Les hommes de M. de Saint-Aignan sont sur la route, et il est impossible que nous n’en rencontrions pas quelques-uns.

MADAME DE TOURVILLE.

C’est une affaire de stratégie, et je me charge de diriger notre marche de telle façon...

LA PRINCESSE.

Et puis, d’ailleurs, s’il nous faut combattre, nous combattrons... L’esprit de M. de Condé marchera avec nous, et nous serons vainqueurs.

LENET.

Au nom du ciel, mesdames, écoutez votre vieux serviteur ; sortez de Chantilly comme des femmes que l’on persécute, et non comme des hommes qui se révoltent !... Notre plan est concerté, ne le faites pas faillir... Nous sommes sûrs d’une bonne escorte, avec laquelle nous éviterons les insultes du chemin ; car, aujourd’hui, vingt partis différents tiennent la campagne, et vivent indistinctement sur l’ami et sur l’ennemi... Voilà dix heures qui sonnent... Consentez, tout est prêt.

 

 

Scène VI

 

LA DOUAIRIÈRE, MADAME LA PRINCESSE, MADAME DE TOURVILLE, LENET, LA VICOMTESSE

 

LA VICOMTESSE, entrant vivement.

Madame la princesse ! madame la princesse !

LA PRINCESSE.

Qu’y a-t-il, mon Dieu ? et comme tu es pâle !

LA VICOMTESSE.

Il y a, madame, qu’un gentilhomme vient d’arriver à Chantilly, et demande à vous parler de la part de la reine.

LA PRINCESSE.

Grand Dieu ! nous sommes perdues !

LENET.

Non pas, vous êtes sauvées, au contraire.

LA PRINCESSE.

Mais ce messager de la reine, ce n’est qu’un surveillant, un espion peut-être !

LENET.

Votre Altesse l’a dit.

LA PRINCESSE.

Alors, sa consigne est de nous garder à vue ?

LENET.

Qu’importe, si ce n’est pas vous qu’il garde !

LA PRINCESSE.

Je ne comprends pas.

LENET, à la Vicomtesse, lui montrant le lit.

Comprenez-vous, vous, madame ?

LA VICOMTESSE.

Oh ! oui !... Oh ! madame, je vais donc pouvoir vous rendre un véritable service !

LA PRINCESSE.

Comment ! chère vicomtesse, tu consens ?...

LA VICOMTESSE.

Partez, madame !... partez sans retard, partez sans bruit ; l’accident à la réalité duquel chacun croit, me sera un prétexte pour recevoir le gentilhomme couchée ; on laissera brûler une seule lumière, et, à moins qu’il n’ait l’honneur de connaître particulièrement Votre Altesse, on gagnera le temps nécessaire à votre fuite.

LA PRINCESSE.

Et tu nous rejoins ?

LA VICOMTESSE.

Aussitôt que je suis libre.

LENET, à l’Huissier.

Madame la princesse recevra ce gentilhomme dès qu’il se présentera.

L’HUISSIER.

Il est en bas, à la porte de la galerie.

LENET.

Allez le quérir.

LA PRINCESSE.

Mais le blanc-seing de M. d’Épernon, c’est chose précieuse, ne l’oublions pas.

LENET.

Cela me regarde... Que madame la vicomtesse nous gagne une demi-heure, et c’est tout ce qu’il nous faut.

LA VICOMTESSE.

Soyez tranquille... Allez ! allez !

Tandis que les Princesses se sauvent, madame de Cambes se couche sur le lit ; Lenet souffle les bougies, à l’exception d’une seule.

 

 

Scène VII

 

LA VICOMTESSE, L’HUISSIER, CANOLLES

 

L’HUISSIER.

Qui annoncerai-je à Son Altesse, monsieur ?

CANOLLES.

Annoncez M. le baron de Canolles, de la part de Sa Majesté la reine régente.

L’HUISSIER.

M. le baron de Canolles.

LA VICOMTESSE.

M. de Canolles ?... Oh ! mon Dieu !

Elle tire le rideau.

 

 

Scène VIII

 

LA VICOMTESSE, CANOLLES

 

CANOLLES, s’approchant.

Madame, j’ai eu l’honneur de demander, de la part de Sa Majesté la reine régente, une audience à Votre Altesse, Votre Altesse daigne me l’accorder. Veut-elle, maintenant, mettre le comble à ses bontés en me faisant connaître, par un mot, par un signe, qu’elle a bien voulu s’apercevoir de ma présence, et qu’elle est prête à m’entendre ?

LA VICOMTESSE.

Parlez, monsieur, je vous écoute.

CANOLLES.

Sa Majesté la reine m’envoie vers vous, madame, pour assurer Votre Altesse du désir qu’elle a de continuer avec elle ses bonnes relations d’amitié.

LA VICOMTESSE.

Monsieur, ne parlez plus de la bonne amitié qui règne entre Sa Majesté la reine et la maison de Condé. Il y a des preuves du contraire dans les cachots du donjon de Vincennes... Mais, au fait, monsieur, que voulez-vous ?

CANOLLES.

Moi, madame, je ne veux rien ; c’est la reine qui veut, et non pas moi... Je serais même au désespoir que Votre Altesse me jugeât par la mission que je remplis. Avant-hier, j’arrivai à Mantes, porteur d’un message pour la reine ; le post-scriptum du message recommandait le messager à Sa Majesté. La reine m’ordonna de rester près d’elle, et, hier, elle m’appela pour m’envoyer ici. Force a été pour moi d’obéir, madame ; mais, tout en acceptant, comme c’était mon devoir, la mission dont Sa Majesté daignait me charger, j’oserai dire que je ne l’avais pas sollicitée, et que je l’eusse refusée même si les rois étaient personnes qui pussent essuyer un refus.

LA VICOMTESSE.

Mais, enfin, que veut la reine ?

CANOLLES.

Elle veut que je demeure dans ce château, et que j’y tienne, si indigne que je sois de cet honneur, compagnie à Votre Altesse.

LA VICOMTESSE.

C’est-à-dire, soyez franc, monsieur, c’est-à-dire que la reine nous fait espionner, n’est-ce pas ?

CANOLLES.

Si la reine fait espionner Votre Altesse, alors, moi, je suis un espion ?... Je remercie Votre Altesse de sa franchise.

LA VICOMTESSE.

Monsieur !

CANOLLES.

Non pas, j’accepte le mot... Faites-moi traiter comme on traite de pareils misérables, madame ; oubliez que je ne suis qu’un atome obéissant au souffle d’une reine, faites-moi chasser par vos laquais, faites-moi tuer par vos gentilshommes, mettez-moi en face de gens auxquels je puisse répondre avec le bâton ou avec l’épée ; mais veuillez ne pas insulter aussi cruellement un gentilhomme qui remplit son devoir de soldat et de sujet, vous, madame, qui êtes si haut placée par la naissance, le mérite et le malheur !

LA VICOMTESSE.

Oh ! excusez-moi, monsieur, pardonnez-moi ; à Dieu ne plaise que mon intention soit d’insulter un aussi brave officier que vous ! Non, monsieur de Canolles, je ne suspecte pas votre loyauté ; je retire mes paroles, elles sont blessantes, j’en conviens. Non, non, vous êtes un noble cœur, monsieur le baron, et je vous rends justice pleine et entière.

CANOLLES, à part.

Oh ! mais je ne me trompe pas ! cette voix, je l’ai déjà entendue... Cette voix, ce n’est pas celle de madame de Condé ! cette voix...

Il va à la bougie.

LA VICOMTESSE.

Que faites-vous ?

CANOLLES.

Pardon, madame, je supplie Votre Altesse de ne pas oublier, dans cette circonstance surtout, que je ne suis que l’instrument passif d’une auguste volonté... Madame, je suis chargé par le roi de garder Votre Altesse ; je dois, par conséquent, pour être sûr que c’est bien madame de Condé que je garde, je dois constater votre identité, et, pour constater votre identité, je réclame l’honneur de voir votre visage.

LA VICOMTESSE.

Oh ! mais c’est une insupportable inquisition, monsieur ! Si le roi vous a donné de pareils ordres, c’est que le roi n’est qu’un enfant, et ne connaît pas encore les devoirs d’un gentilhomme... Forcer une femme à montrer son visage, monsieur, c’est la même insulte que si on lui arrachait son masque.

CANOLLES.

Madame, j’ignore encore, heureusement, comment on persécute une femme, et, à plus forte raison, comment on offense une princesse. Il y a un mot devant lequel se courbent les hommes quand ce mot vient des rois, et les rois quand ce mot vient du destin, madame : il le faut !

LA VICOMTESSE.

Monsieur, vous oubliez que j’ai là vingt-cinq gentilshommes et un domestique nombreux et armé... et que, si vous me poussez aux dernières extrémités...

CANOLLES, allant à la fenêtre et l’ouvrant.

Madame, vous ne savez pas que j’ai là, à cinq cents pas, cachés dans les bois qui environnent Chantilly, deux cents cavaliers que je puis réunir en cinq secondes, et qu’il me suffira d’un signal...

LA VICOMTESSE.

Oh ! alors, monsieur, ce n’est plus une inquisition, c’est une violence, et cette poursuite obstinée...

CANOLLES.

Madame, c’est Son Altesse madame de Condé que je poursuis, et non pas vous, qui n’êtes pas madame de Condé.

LA VICOMTESSE.

Que voulez-vous dire ?

CANOLLES.

Je veux dire qu’il ne me reste plus qu’à retourner à Paris, avouer à la reine que, pour ne pas déplaire à une femme que j’aimais, – je ne nomme personne, madame, ainsi n’armez pas vos yeux de colère, – j’ai violé ses ordres, j’ai permis la fuite à son ennemie ; car madame de Condé a profité, pour fuir, du temps que je viens de vous consacrer ; elle court à cette heure sur un bon cheval, entre M. de la Rochefoucauld, son champion, et M. Lenet, son conseiller, avec ses gentilshommes et ses capitaines, avec toute sa maison, enfin, sur la route de Bordeaux, et n’a rien à faire dans ce qui se passe à cette heure entre le baron de Canolles et le vicomte ou la vicomtesse de Cambes ! Mais je puis changer cette scène de mystification en une scène de deuil, je vous l’ai dit, madame ; je n’ai qu’à ouvrir cette fenêtre, siffler trois fois avec ce sifflet d’argent, et, dans cinq minutes, deux cents cavaliers auront joint et arrêté madame la princesse, garrotté ses officiers, qui, à cette heure, fuient et me raillent, ignorant, les insensés, que je les tiens entre mes mains.

LA VICOMTESSE.

Monsieur, par toutes les choses saintes, par tous les principes sacrés, monsieur, ne faites pas cela ! ne le faites pas pour l’honneur du roi, pour l’honneur de la reine, pour votre honneur ! ne le faites point par grâce pour moi qui vous prie, pour moi qui vous supplie, pour moi qui vous honore... pour moi qui vous estime, pour moi, pour moi qui vous aime !

CANOLLES, laissant tomber le sifflet.

Oh ! je suis perdu !

LA VICOMTESSE.

Que dites-vous ?

CANOLLES.

Je dis que, du moment que je vous ai reconnue, je dis que, du moment qu’en vous reconnaissant, j’ai laissé fuir madame de Condé, je dis... je dis que je suis un traître !

LA VICOMTESSE.

Mais que faire, alors ?

CANOLLES.

Répétez-moi que vous m’aimez !... à chaque remords, redites-moi ce mot magique que vous venez de me dire, et j’oublierai tout ! tout ! tout !... oui, car vous me rendez foi de bonheur.

LA VICOMTESSE, dans les bras de Canolles.

Eh bien, oui, oui, je vous aime !

CANOLLES.

Oh ! M. de Mazarin est assez riche pour perdre toutes ces princesses ; mais je ne suis pas assez riche, moi, pour perdre le seul trésor que j’aie jamais rencontré.

 

 

Scène IX

 

LA VICOMTESSE, CANOLLES, CAUVIGNAC, BARRABAS

 

CAUVIGNAC.

Monsieur le baron de Canolles, au nom du roi, je vous arrête !

CANOLLES.

Monsieur !

CAUVIGNAC.

Votre épée !

CANOLLES.

L’ordre ?

CAUVIGNAC.

Le voici !

CANOLLES.

Vous le voyez, madame, l’illusion n’a pas été longue !... Avec le jour, ce grand chasseur de fantômes, tous mes rêves dorés ont disparu. Voici mon épée, monsieur... Mais je vous connais, ce me semble.

CAUVIGNAC.

Parbleu ! si vous me connaissez ! c’est moi qui, à Jaulnay, vous ai apporté, de la part de M. le duc d’Épernon, commission de partir pour la cour, et qui viens de recevoir celle de vous arrêter... Ah ! mon gentilhomme, votre fortune était dans cette commission, vous l’avez manquée ; tant pis pour vous ! Allons, monsieur, partons !

CANOLLES.

Puis-je vous demander, monsieur, où vous avez ordre de me conduire, et vous est-il défendu de me donner cette satisfaction de savoir où je vais ?

CAUVIGNAC.

Non, monsieur, je puis vous le dire. Nous vous conduisons à la forteresse de l’île Saint-Georges.

LA VICOMTESSE.

À l’île Saint-Georges ?

CANOLLES.

Adieu, madame, adieu !

LA VICOMTESSE.

Et moi, où me conduit-on ? car, si le baron est coupable, je suis bien autrement coupable, moi !

CAUVIGNAC.

Vous, madame, vous pouvez vous retirer, vous êtes libre !

LA VICOMTESSE.

Libre !... Je pourrai donc veiller sur lui !

Elle sort d’un côté, tandis que Canolles sort de l’autre.

CAUVIGNAC.

Lieutenant Barrabas, c’est vous qui conduirez le prisonnier au fort Saint-Georges... Vous en répondez sur votre tête !

BARRABAS.

Mais nous sommes donc pour le parti du roi ?

CAUVIGNAC.

Parbleu !

 

 

Sixième Tableau

 

L’intérieur du fort Saint-Georges. Galerie au fond. À droite, les appartements du Gouverneur.

 

 

Scène première

 

CANOLLES, BARRABAS

 

BARRABAS.

Eh bien, monsieur, la route a été longue, mais nous voilà arrivés.

CANOLLES.

Il paraît que l’on me traite en homme d’importance.

BARRABAS.

Oui, ma foi, toute la garnison est sur pied.

CANOLLES.

Croyez-vous que je reste longtemps prisonnier, monsieur ?

BARRABAS.

Je l’ignore, monsieur le baron ; mais, à la façon dont vous m’êtes recommandé, je pense que oui.

CANOLLES.

Pensez-vous qu’on m’interroge ?

BARRABAS.

C’est assez la coutume.

CANOLLES.

Et si je ne réponds pas ?

BARRABAS.

Diable ! dans ce cas vous savez...

CANOLLES.

Non, je ne sais pas.

BARRABAS.

Dame, il y a... il y a la question.

CANOLLES.

Ah ! ah ! ordinaire ?

BARRABAS.

Ordinaire ou extraordinaire... C’est selon l’accusation. De quoi êtes-vous accusé, monsieur ?

CANOLLES.

J’ai bien peur d’être accusé de crime d’État.

BARRABAS.

Dans ce cas, vous jouirez de la question extraordinaire : dix pots !

CANOLLES.

Comment, dix pots ?...

BARRABAS.

Oui, vous aurez dix coquemars.

CANOLLES.

C’est donc l’eau qui est en vigueur à l’île Saint-Georges ?

BARRABAS.

Vous comprenez, monsieur : sur la Garonne...

CANOLLES.

C’est juste ; on a la chose sous la main. Et combien de seaux font dix coquemars ?

BARRABAS.

Trois seaux, trois seaux et demi.

CANOLLES.

Oh ! oh ! je ne contiendrai jamais tout cela.

BARRABAS.

Mais, si vous avez le soin de vous faire bien venir du geôlier...

CANOLLES.

Du geôlier ?

BARRABAS.

Oui, vous aurez bonne composition.

CANOLLES.

Et en quoi consiste, s’il vous plaît, le service que le geôlier peut me rendre ?

BARRABAS.

Il peut vous faire boire de l’huile.

CANOLLES.

L’huile est donc un spécifique ?

BARRABAS.

Souverain, monsieur !

CANOLLES.

Vous croyez ?

BARRABAS.

J’en parle par expérience : j’ai bu...

CANOLLES.

Comment, vous avez bu ?

BARRABAS.

Pardon, l’habitude de vivre avec des Gascons fait que je prononce parfois les v comme les b ; je voulais dire ; j’ai vu...

CANOLLES.

Bien !

BARRABAS.

Oui, monsieur, j’ai vu un homme moins grand que vous boire les dix coquemars avec une facilité extrême, grâce à l’huile qui avait préparé les voies... Il est vrai qu’il enfla, comme c’est l’habitude ; mais, avec un bon feu, on le fit désenfler sans trop d’avaries ; c’est l’essentiel de la seconde partie de l’opération... Retenez bien ces deux mots : chauffer sans brûler.

CANOLLES.

Je comprends... Monsieur était exécuteur des hautes œuvres, peut-être ?

BARRABAS.

Non, monsieur, non, je n’ai jamais eu cet honneur.

CANOLLES.

Aide, alors ?

BARRABAS.

Non, monsieur : curieux, amateur seulement.

CANOLLES.

Et monsieur s’appelle... ?

BARRABAS.

Barrabas !

CANOLLES.

Beau nom, vieux nom ! avantageusement connu dans les Écritures.

BARRABAS.

Dans la Passion, oui, monsieur ?

CANOLLES.

C’est cela même ; mais, par habitude, j’ai dit les Écritures.

BARRABAS.

Monsieur est huguenot ?

CANOLLES.

Très huguenot... On a été fort pendu et fort brûlé dans ma famille.

BARRABAS.

J’espère que pareil sort n’est pas réservé à monsieur.

CANOLLES.

Non, l’on se contentera de me submerger... Mais on tarde bien, ce me semble.

BARRABAS.

Ne vous impatientez pas, monsieur ; car je vois un officier qui m’a bien l’air d’avoir affaire à vous.

CANOLLES.

Le commandant de la place, sans doute ; il vient reconnaître son nouveau locataire.

BARRABAS.

En effet, il paraît que vous ne languirez pas comme certaines personnes qu’on laisse huit jours entiers dans les vestibules ; vous serez écroué tout de suite.

CANOLLES.

Tant mieux !

 

 

Scène II

 

CANOLLES, BARRABAS, UN OFFICIER

 

L’OFFICIER.

Monsieur, c’est à M. le baron de Canolles, capitaine dans Navaille, que j’ai l’honneur de parler ?

CANOLLES.

Monsieur, je suis en vérité confus de votre politesse ; oui, je suis le baron de Canolles... Maintenant, traitez-moi avec la courtoisie d’un officier envers un autre officier, et logez-moi le moins mal que vous pourrez.

L’OFFICIER.

Monsieur, la demeure est toute spéciale ; mais, pour prévenir vos désirs, on y a fait toutes les améliorations possibles.

CANOLLES.

Et qui dois-je remercier de ces prévenances inusitées, monsieur ?

L’OFFICIER.

Le roi, monsieur, qui fait bien tout ce qu’il fait.

CANOLLES.

Sans doute, monsieur, sans doute ; Dieu me garde de calomnier Sa Majesté, en cette occasion surtout ! cependant je ne serais pas fâché d’obtenir certains renseignements.

L’OFFICIER.

Je suis à votre disposition, monsieur ; mais je prendrai la liberté de vous faire observer que la garnison vous attend.

CANOLLES.

Pour quoi faire, monsieur ?

L’OFFICIER.

Pour vous reconnaître.

CANOLLES, à part.

Peste ! une garnison tout entière pour reconnaître un prisonnier ; voilà bien des façons, ce me semble...

Haut.

Monsieur, je suis à vos ordres, et tout prêt à vous suivre où vous voudrez bien me conduire.

BARRABAS.

Je crois que vous en serez quitte pour la question ordinaire.

CANOLLES.

Tant mieux ! j’enflerai moitié moins !

L’OFFICIER.

Mais, d’abord, permettez-moi de vous remettre les clefs de la forteresse.

CANOLLES.

Les clefs ?

L’OFFICIER.

Nous accomplissons le cérémonial habituel, selon les plus rigoureuses lois de l’étiquette.

CANOLLES.

Mais pour qui me prenez-vous donc ?

L’OFFICIER.

Pour ce que vous êtes, ce me semble : pour M. le baron de Canolles.

CANOLLES.

Après ?

L’OFFICIER.

Gouverneur du fort et de l’île Saint-Georges.

CANOLLES.

Gouverneur du fort et de l’île Saint-Georges ?

À Barrabas.

Non, n’est-ce pas ?

Barrabas fait signe que non.

L’OFFICIER.

J’aurai l’honneur de remettre, dans un instant, à M le gouverneur les provisions que j’ai reçues et qui m’annoncent l’arrivée de monsieur pour aujourd’hui.

CANOLLES.

Ainsi, je suis gouverneur du fort et de l’île Saint-Georges ?

L’OFFICIER.

Oui, monsieur, et Sa Majesté nous a rendus heureux par un tel choix.

CANOLLES.

Vous êtes sûr qu’il n’y a pas erreur ?

L’OFFICIER.

Parfaitement sûr. D’ailleurs, monsieur, le brevet et la lettre sont chez moi.

CANOLLES.

Signés ?

L’OFFICIER.

Sans doute.

CANOLLES.

Et je puis avoir ce brevet, lire cette lettre ?

L’OFFICIER.

À l’instant même.

CANOLLES.

Eh bien, monsieur, rendez-moi le service de les aller chercher, je vous prie.

L’OFFICIER.

Comment donc ! j’y vais, monsieur.

Il sort.

 

 

Scène III

 

CANOLLES, BARRABAS

 

BARRABAS.

Eh bien, monsieur le gouverneur ?

CANOLLES.

M’expliquerez-vous ce qui vient de se passer ? J’avoue que j’ai peine à ne pas prendre tout ce qui m’arrive pour un rêve.

BARRABAS.

Ma foi, monsieur, le rêve est agréable ; d’autant plus agréable que vous ne vous y attendiez pas. Quant à moi, je l’avoue, lorsque je vous parlais des dix coquemars, foi de Barrabas, je croyais vous dorer la pilule.

CANOLLES.

Vous étiez donc convaincu... ?

BARRABAS.

Que je vous amenais ici pour être roué ; oui, monsieur.

CANOLLES.

Merci ! Maintenant, avez-vous quelque opinion arrêtée sur ce qui m’arrive ?

BARRABAS.

Eh ! eh ! peut-être !

CANOLLES.

Faites-moi la grâce de me l’exposer, alors.

BARRABAS.

Monsieur, voici : La reine aura compris combien était difficile la mission dont elle vous avait chargé. Le premier mouvement de colère passé, elle se sera repentie, et, comme, à tout prendre, vous n’êtes pas un homme haïssable. Sa gracieuse Majesté aura voulu vous récompenser de ce qu’elle vous avait trop puni.

CANOLLES.

Inadmissible, monsieur Barrabas !

BARRABAS.

Inadmissible ?

CANOLLES.

Invraisemblable, du moins.

BARRABAS.

Invraisemblable ?

CANOLLES.

Oui.

BARRABAS.

En ce cas, monsieur, il ne me reste plus qu’à vous présenter mes très humbles salutations. Vous pouvez être heureux comme un roi à l’île Saint-Georges... Bon vin, beau gibier, poisson frais... Et les femmes, monsieur, les femmes des environs de Bordeaux... Ah ! voilà qui est miraculeux, par exemple !

CANOLLES.

Très bien !

BARRABAS, remontant la scène.

J’ai donc l’honneur, monsieur...

CANOLLES.

Attendez !

Il fouille dans ses poches.

BARRABAS, redescendant.

Que cherche monsieur ?

CANOLLES.

Ma bourse, pardieu !

BARRABAS.

Inutile !

CANOLLES.

Comment, inutile ?

BARRABAS.

Oui, monsieur ne la trouvera pas.

CANOLLES.

En effet, ma bourse a disparu... Mais qui diable m’a donc pris ma bourse ?

BARRABAS.

Moi, monsieur.

CANOLLES.

Vous ! Et pourquoi cela ?

BARRABAS.

Pour que monsieur ne puisse pas me corrompre.

CANOLLES.

Ah ! ah ! comme c’est bien imaginé ! Alors, vous m’avez pris mon argent ?

BARRABAS.

Et j’ai bien fait, monsieur ; car enfin, si vous m’aviez corrompu, ce qui était possible, vous auriez fui, et, si vous aviez fui, vous auriez perdu tout naturellement la position élevée à laquelle vous voilà parvenu, ce dont je ne me serais jamais consolé.

CANOLLES.

En vérité, monsieur Barrabas, vous m’étonnez, et je regrette de n’avoir pas une seconde bourse... Mais, tenez, j’ai envie de faire un essai pour savoir si je suis véritablement gouverneur de l’île Saint-Georges.

BARRABAS.

Lequel ?

CANOLLES.

J’ai envie de vous donner un bon de vingt pistoles sur le payeur.

BARRABAS.

Inutile, monsieur.

CANOLLES.

Comment ! vous refusez mes vingt pistoles ?

BARRABAS.

Dieu m’en garde ! je n’ai jamais eu, grâce au ciel, de ces fausses fiertés.

CANOLLES.

À la bonne heure !

BARRABAS.

Mais j’aperçois, sortant d’un coffre placé sur cette table, certains cordons qui me font l’effet de cordons de bourse.

CANOLLES.

Vos prévisions pourraient bien être justes, maître Barrabas ; car vous paraissez vous connaître en cordons.

BARRABAS.

Mais, oui, monsieur.

CANOLLES.

En effet !

Lisant un petit papier attaché à une bourse.

« Mille pistoles pour la caisse particulière de M. le gouverneur de Saint-Georges. »

BARRABAS.

Recevez mes compliments, monsieur ; la reine fait bien les choses ; malheureusement, elle a vingt ans de plus que du temps de Buckingham.

 

 

Scène IV

 

CANOLLES, BARRABAS, L’OFFICIER

 

L’OFFICIER.

Voici votre brevet, monsieur ; voici votre lettre.

CANOLLES.

En effet, il n’y a plus de doute. Et maintenant que me voilà gouverneur du fort Saint-Georges, que je suis forcé de le reconnaître moi-même, quand vous voudrez, je passe la revue.

L’OFFICIER.

Congédiez monsieur.

CANOLLES.

Mon cher monsieur Barrabas, je ne vous chasse pas ; mais...

BARRABAS.

Oui ; mais vous aimez autant que je m’en aille ? Cela me va à merveille... et quand vous m’aurez donné...

CANOLLES.

Ah ! c’est vrai ; pardon, mon cher monsieur... Ainsi, vous nous quittez ?

BARRABAS.

Oui, monsieur ; je suis recommandé à M. Richon.

CANOLLES.

En quelle qualité ?

BARRABAS.

Comme officier-major de la garnison de Vayres.

CANOLLES.

Ainsi, vous servez le roi ?

BARRABAS.

Je crois que oui !

CANOLLES.

Comment ! vous n’en êtes pas sûr ?

BARRABAS.

On n’est sûr de rien dans ce monde ; vous voyez bien que vous m’aviez promis vingt pistoles, et que...

CANOLLES.

C’est juste ! les voici... Allez, allez, mon cher Barrabas, et que Dieu vous conduise !

BARRABAS.

Monsieur, je vous suis bien reconnaissant. Vous n’avez rien à faire dire à M. Richon ?

CANOLLES.

Mille amitiés... Mais nous sommes voisins, et nous aurons occasion de nous voir.

BARRABAS.

Monsieur...

Il sort.

 

 

Scène V

 

CANOLLES, L’OFFICIER, puis NANON

 

L’OFFICIER.

Monsieur, j’ai pensé qu’avant d’accomplir un devoir de soldat, vous ne seriez point fâché d’accomplir un devoir de galant homme.

CANOLLES.

Un devoir de galant homme ?... Parlez, monsieur.

L’OFFICIER.

Vous ne vous doutez pas de ce que je veux dire ?

CANOLLES.

Non, le diable m’emporte !

L’OFFICIER.

Vous savez qu’il est arrivé ici quelqu’un ce matin ?

CANOLLES.

Quelqu’un ?

L’OFFICIER.

Quelqu’un dont la chambre est là.

CANOLLES.

Dont la chambre est là ?

L’OFFICIER.

Et, comme je présume que vous aurez plaisir à revoir ce quelqu’un...

CANOLLES, l’arrêtant.

Pardon, monsieur ; je suis très fatigué d’avoir voyagé nuit et jour ; je n’ai pas la tête bien saine ce matin ; expliquez-moi donc, je vous prie...

NANON, paraissant.

Comment ! vous ne devinez pas ?

CANOLLES.

Nanon !

NANON.

Mauvais frère, qui a besoin de voir sa sœur pour se souvenir d’elle !...

À l’Officier.

Merci, monsieur, de m’avoir ménagé ces quelques instants ; comme vous l’avez dit, M. de Canolles passera la revue demain matin.

L’Officier sort.

 

 

Scène VI

 

CANOLLES, NANON

 

CANOLLES.

Nanon ! Nanon !... Nanon ! vous ?

NANON.

Oui, moi !

CANOLLES.

Ah ! je comprends, c’est vous qui m’avez sauvé, tandis que je me perdais comme un insensé... Vous veillez sur moi, vous ! vous êtes mon ange tutélaire, Nanon !

NANON.

Ne m’appelez pas votre ange, mon ami, car je ne suis qu’un démon ; seulement, je n’apparais qu’au bon moment, avouez-le !

CANOLLES.

Vous avez raison, et, cette fois surtout, il était temps, Nanon : vous m’avez sauvé de l’échafaud.

NANON.

En vérité ? Eh bien, je le pense aussi, s’il faut vous parler avec franchise. Mais comment fîtes-vous donc, vous si clairvoyant, si fin, pour vous laisser tromper par cette mijaurée de princesse ?

CANOLLES.

Ma foi, je ne sais, je ne comprends pas moi-même.

NANON.

C’est qu’elles sont rusées, voyez-vous, mon cher Canolles ! Ah ! messieurs, vous voulez faire la guerre aux femmes ! Que m’a-t-on conté ? on vous a fait voir, à la place de la princesse, une fille d’honneur, une femme de chambre, un soliveau.

CANOLLES.

J’ai cru voir la princesse, je ne la connaissais pas.

NANON.

Et qui était-ce donc ?

CANOLLES.

Mais, comme vous l’avez dit, une dame d’honneur, une femme de chambre, que sais-je ?

NANON.

Et c’est la faute aussi de ce traître de Mazarin, que diable ! Quand on charge les gens d’une mission aussi difficile que celle-là, on leur donne un portrait.

Canolles va s’asseoir.

Si vous eussiez eu un portrait de madame la princesse, ou si vous en eussiez trouvé un dans le château, vous eussiez bien reconnu que ce n’était pas elle que vous gardiez... Heureusement, je vous avais suivi, j’avais d’avance fait signer à M. d’Épernon, pour mon frère, le gouvernement de Saint-Georges ; car vous savez que vous êtes mon frère, mon pauvre Canolles ?

CANOLLES.

J’ai cru le deviner en lisant votre lettre.

NANON.

Eh ! oui, nous avions été trahis par un autre frère que j’ai, et qui malheureusement est bien mon frère, celui-là ; le duc est arrivé furieux, je lui ai fait la belle histoire que vous savez ; il y a cru, ce pauvre M. d’Épernon !... il a une trop grande réputation de diplomate pour n’être pas un peu niais, de sorte que, maintenant, vous voilà protégé par la plus légitime des unions.

CANOLLES.

Et vous êtes venue m’attendre ici ?

NANON.

Oui, vous comprenez : ces braves Gascons, ils me font l’honneur de m’exécrer ; ils ont voulu me lapider, me brûler, que sais-je ?... J’ai choisi pour retraite le fort Saint-Georges, pour défenseur Canolles... Il n’y a que vous au monde qui m’aimiez un peu, mon ami, n’est-ce pas ? Voyons, dites-moi donc que vous m’aimez, ne fût-ce que comme une sœur.

CANOLLES.

Oh ! en effet, je serais bien ingrat si je ne vous aimais point.

NANON.

Eh bien, j’ai donc choisi le fort Saint-Georges pour y mettre en sûreté mon argent, mes pierreries et ma personne. Tout est entre vos mains, cher ami : existence et richesse. Veillerez-vous soigneusement sur tout cela ? dites, serez-vous ami sûr, gardien fidèle ?

CANOLLES, se levant.

Eh bien, oui, Nanon, oui ! vos biens et votre personne sont en sûreté près de moi, et je mourrai, je vous le jure, pour vous sauver du moindre danger.

NANON, se levant.

Merci, mon noble chevalier... Oh ! j’étais bien sûre de votre générosité et de votre courage. Hélas ! je voudrais être aussi sûre de votre amour !

CANOLLES.

Oh ! soyez certaine...

NANON.

Mon ami, l’amour ne se prouve pas par des serments, il se prouve par des actions. Par ce que vous ferez, Canolles, je jugerai de votre amour.

CANOLLES, l’embrassant.

Eh bien, tu en jugeras.

Tambours et clairons.

NANON, à part.

Maintenant, il faut qu’il oublie, et il oubliera.

CANOLLES.

Qu’est ceci ?

NANON.

N’est-ce point quelque honneur que la garnison s’apprête à vous rendre ?

CANOLLES.

Non, non, ce sont des nouvelles du dehors qui nous arrivent. Arrêté depuis plus de quinze jours, je ne sais pas ce qui s’est passé.

NANON.

Oh ! en deux mots, je vais vous mettre au courant. M. Richon, avec un blanc-seing signé de M. d’Épernon, s’est emparé du fort de Vayres, sur lequel l’armée royale se dirige en ce moment.

CANOLLES.

Je me doutais que Richon tenait pour les princes... Mais comment ce blanc-seing est-il tombé entre ses mains ?

NANON.

Hélas ! j’ai bien peur, mon cher Canolles, que cela ne soit encore un tour de mon vrai frère... Il a appris, je ne sais comment, le besoin qu’on avait à Chantilly d’un blanc-seing ; en échange de ma lettre, – vous savez, cette fameuse lettre où je vous invitais à souper, – il a exigé de M. d’Épernon ce blanc-seing, dont il aura traité avec madame de Condé.

CANOLLES.

Mais madame de Condé, où est-elle ?

NANON.

À Bordeaux, où elle a été reçue avec enthousiasme !

CANOLLES.

De sorte que nous nous trouvons à six lieues de distance seulement ?

NANON.

Oui.

CANOLLES.

Et que, d’un moment à l’autre, nous pouvons être attaqués par l’armée des princes ?

NANON.

Oui.

CANOLLES.

Bon ! voilà tout ce que je voulais savoir.

 

 

Scène VII

 

CANOLLES, NANON, L’OFFICIER

 

L’OFFICIER, dans le haut.

Pardon, monsieur le gouverneur.

CANOLLES.

Ah ! c’est vous, monsieur ; qu’y a-t-il ?

L’OFFICIER.

Un parlementaire est à la porte.

CANOLLES.

Un parlementaire ?... Et de la part de qui ?

L’OFFICIER.

De la part des princes.

CANOLLES.

Venant d’où ?

L’OFFICIER.

De Bordeaux.

CANOLLES.

Ah ! ah ! la guerre est sérieusement déclarée, à ce qu’il paraît.

L’OFFICIER.

L’armée bordelaise n’est qu’à une lieue d’ici, on la voit de l’esplanade, et, si vous refusez les propositions que le parlementaire est chargé de vous faire, vous serez attaqué ce soir.

CANOLLES.

Et par qui est accompagné ce parlementaire ?

L’OFFICIER.

Par deux gardes de la milice bourgeoise de Bordeaux.

CANOLLES.

Quel est-il lui-même ?

L’OFFICIER.

Un jeune homme, autant qu’on en peut juger.

CANOLLES.

Comment cela, autant qu’on en peut juger ?

L’OFFICIER.

Oui, il porte un large feutre et est enveloppé d’un grand manteau, de sorte que j’ai pu à peine le voir.

CANOLLES.

Et il attend ?

L’OFFICIER.

Dans la salle d’armes.

CANOLLES.

C’est bien, monsieur ; uns seconde !... Vous avez entendu, chère Nanon ?

NANON.

Un parlementaire ? que veut dire cela ?

CANOLLES.

Cela veut dire que MM. les Bordelais veulent m’effrayer ou me séduire.

NANON.

Et vous le recevez ?

CANOLLES.

Je ne puis m’en dispenser.

NANON.

Oh ! mon Dieu !

CANOLLES.

Quoi ?

NANON.

J’ai peur !... Ne m’avez-vous pas dit que ce parlementaire venait pour vous effrayer ou pour vous séduire ?

CANOLLES.

Avez-vous peur qu’il ne m’effraye ?

NANON.

Non ; mais il vous séduira peut-être.

CANOLLES.

Oh ! vous doutez de moi à ce point !

NANON.

Ami, une grâce !

CANOLLES.

Laquelle ?

NANON.

Permettez-moi d’assister à cette entrevue.

CANOLLES.

Un parlementaire ne dira pas un seul mot devant vous.

NANON.

Cachée !

CANOLLES.

Où ?

NANON.

Derrière ces rideaux... Laissez-moi demeurer près de vous, Canolles ; j’ai foi dans mon étoile, je vous porterai bonheur.

CANOLLES.

Mais, si ce parlementaire venait pour me confier quelque secret d’État ?...

NANON.

Ne pouvez-vous confier un secret d’État à celle qui vous a confié sa vie et sa fortune ?

CANOLLES, souriant et la conduisant.

Eh bien, puisque vous le voulez absolument... Introduisez ce parlementaire, monsieur.

L’Officier sort.

NANON.

Soyez béni pour le bien que vous me faites !

CANOLLES.

Oui ; mais pas un seul mot qui trahisse votre présence !

NANON.

Je vous le jure !

CANOLLES.

Allez !

Nanon se cache.

 

 

Scène VIII

 

CANOLLES, L’OFFICIER, LA VICOMTESSE, NANON, cachée

 

L’OFFICIER, annonçant.

L’envoyé des princes.

CANOLLES.

Faites entrer.

L’Officier sort.

LA VICOMTESSE, en homme.

C’est moi, monsieur ; me reconnaissez-vous ?

CANOLLES.

Vous, madame ! Oh ! que venez-vous faire ici ?

NANON, à part.

Ah !...

LA VICOMTESSE.

Je viens vous demander, monsieur, si, depuis quinze jours que nous nous sommes quittés, vous vous souvenez encore de moi ?

CANOLLES.

Oh ! silence, silence, madame !

LA VICOMTESSE.

Ne sommes-nous pas seuls ici ?

CANOLLES.

Si fait ; mais, à travers ces murailles, quelqu’un ne peut-il pas nous entendre ?

LA VICOMTESSE.

Je croyais les murailles du fort Saint-Georges plus épaisses et plus sourdes que cela.

CANOLLES.

Enfin, vous aviez un but en venant ici ?

LA VICOMTESSE.

D’après ce qui s’était passé à Chantilly entre nous, monsieur, j’ai dû croire que vous passeriez facilement au parti des princes.

CANOLLES.

Hélas ! ce qui se pouvait alors, ne se peut plus aujourd’hui.

LA VICOMTESSE.

Et pourquoi cela ?

CANOLLES.

Parce que, depuis ce temps, bien des événements inattendus sont arrivés, bien des liens que je croyais rompus se sont renoués ! À la punition que je croyais avoir méritée pour avoir laissé fuir madame la princesse, la reine a substitué une récompense dont j’étais indigne. Aujourd’hui, je suis lié au parti de Sa Majesté par la reconnaissance.

NANON, à part.

Hélas !...

LA VICOMTESSE.

Dites par l’ambition, monsieur, et je comprendrai cela ; vous êtes noble, de haute naissance ; on vous a fait, à votre âge, lieutenant-colonel, gouverneur d’une place forte, c’est beau, je le sais ; mais ce n’est que la récompense naturelle de votre mérite, et ce mérite, M. de Mazarin n’est pas le seul qui l’apprécie.

CANOLLES.

Pas un mot de plus, je vous prie !

LA VICOMTESSE.

Vous oubliez, monsieur, que ce n’est point la vicomtesse de Cambes qui vous parle, mais l’envoyé de madame la princesse. Je me suis chargée d’une mission pour vous. Cette mission, il faut que je l’accomplisse.

CANOLLES.

Parlez. Mais pourquoi est-ce vous justement que madame la princesse a choisie ?

LA VICOMTESSE.

Ce n’est pas madame la princesse qui m’a choisie, monsieur ; c’est moi qui me suis offerte. Les sentiments que vous m’avez manifestés à Jaulnay d’abord, à Chantilly ensuite, m’avaient fait croire que j’étais le plus agréable parlementaire que l’on pût vous envoyer.

CANOLLES.

Merci, madame la vicomtesse.

LA VICOMTESSE.

Voici donc ce que je vous propose au nom de madame la princesse ; vous entendez bien ? au nom de madame la princesse, pas au mien.

CANOLLES.

J’écoute.

LA VICOMTESSE.

Vous rendrez l’île Saint-Georges, à l’une des trois conditions que je vais vous offrir.

CANOLLES.

Parlez.

LA VICOMTESSE.

Une somme de trois cent mille livres...

CANOLLES.

Aller plus loin serait m’offenser, madame... J’ai été chargé par la reine de la défense du fort Saint-Georges, et, pour or ni pour argent, je ne le rendrai.

LA VICOMTESSE.

Écoutez ma seconde proposition.

CANOLLES.

À quoi bon ? Ne vous ai-je pas répété que j’étais inébranlable dans ma résolution ? Ne me tentez donc pas, ce serait inutile.

LA VICOMTESSE.

Pardon, monsieur, mais je dois continuer mes offres ; toute liberté de les refuser ne vous est-elle pas laissée ?

CANOLLES.

Faites ; mais, en vérité, vous êtes bien cruelle !

LA VICOMTESSE.

Vous donnerez votre démission, vous vous retirerez du service, et, dans un an, vous accepterez, sous M. le prince, le grade de brigadier, dont le brevet vous sera signé d’avance.

CANOLLES.

Merci de ce que l’idée ne vient pas de vous ; merci encore de l’embarras avec lequel vous avez abordé la proposition ; non pas que ma conscience se révolte à servir tel ou tel parti, non, je n’ai pas de conviction, moi... Qui donc en a dans cette guerre, à part les intéressés ? Quand l’épée sera sortie du fourreau, que le coup vienne d’ici ou de là, que m’importe ! Indépendant, sans ambition, je n’attends rien, ni des uns ni des autres ; je suis officier, voilà tout. Mais, ne l’oubliez pas, madame, un transfuge est toujours un traître : le premier nom est plus doux, mais les deux sont équivalents.

LA VICOMTESSE.

Eh bien, monsieur, écoutez ma dernière proposition : c’était celle par laquelle j’eusse commencé, si leur ordre ne m’eût pas été prescrit, car je savais que vous refuseriez les deux premières ; les avantages matériels, et je suis heureuse d’avoir deviné cela, ne sont point choses qui tentent un cœur comme le vôtre... Il vous faut, à vous, d’autres espérances que celles de l’ambition et de la fortune ; il faut aux nobles instincts de nobles récompenses... Écoutez donc.

CANOLLES.

Au nom du ciel, ayez pitié de moi !...

LA VICOMTESSE.

Si, au lieu d’un intérêt vil, on vous offrait un intérêt pur et honorable ? si l’on payait votre démission, cette démission que vous pouvez donner sans blâme, – car, les hostilités n’étant point commencées, cette démission n’est ni une défection ni une perfidie, c’est un choix pur et simple ; – si, dis-je, on payait cette démission d’une alliance ? si une femme à laquelle vous avez dit que vous l’aimiez, à laquelle vous avez juré de l’aimer toujours, si cette femme venait à son tour vous dire : « Monsieur de Canolles, je suis libre, je suis riche, je vous aime, devenez mon mari, partons ensemble, allons où vous voudrez, hors de toutes les dissensions civiles, hors de France !... » cette fois, n’accepteriez-vous pas ?

CANOLLES.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

LA VICOMTESSE.

Mais répondez-moi donc, monsieur, au nom du ciel ! car, en vérité, je ne comprends rien à votre silence. Me suis-je trompée ? N’êtes-vous pas M. de Canolles ? n’êtes-vous pas le même homme qui m’a dit à Jaulnay qu’il m’aimait, qui me l’a répété à Chantilly ? Dites, dites, au nom du ciel ! répondez, mais répondez donc !

NANON, tombant évanouie.

Ah ! je meurs !... je meurs !...

LA VICOMTESSE.

Une femme !

CANOLLES.

Nanon !...

Il va à elle.

LA VICOMTESSE, tombant sur une chaise.

Monsieur, je comprends maintenant ce que vous appelez le devoir, la reconnaissance...

Elle se lève.

Je comprends qu’il est des sentiments inaccessibles à toutes les séductions, et je vous laisse tout entier à ces sentiments, à ce devoir, à cette reconnaissance. Adieu, monsieur, adieu !

Revenant.

Monsieur de Canolles...

CANOLLES.

Allez, madame, allez !

LA VICOMTESSE.

Oh ! il ne m’aime pas !... Et moi, malheureuse que je suis... Oh ! je l’aime !... je l’aime !

Elle sort.

CANOLLES.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! je crois que ce que je souffre en ce moment est pire que la mort !

 

 

ACTE IV

 

 

Septième Tableau

 

Une chambre de la maison de Nanon, à Libourne. À droite, une table servie. À gauche, un meuble.

 

 

Scène première

 

CASTORIN, FRANCINETTE

 

CASTORIN, la bouche pleine, servi par Francinette.

Oh ! mon Dieu, oui, mademoiselle Francinette, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, vous voyez en moi une victime du devoir.

FRANCINETTE, lui versant à boire.

Une victime ! pauvre garçon !

CASTORIN.

C’est le mot. C’est-à-dire, mademoiselle, que, depuis le jour où les porte-bâtons de M. d’Épernon m’ont attrapé sur la route de Libourne, je suis devenu un symbole du mouvement perpétuel. Je ne suis plus un homme, je suis un centaure. Je ne descends de mon cheval que pour donner le temps d’en seller un autre. Je ne me couche plus que sur des chaises, et je ne dors plus que d’un œil...

Francinette lui passe son bras autour du cou.

Ah !

FRANCINETTE.

Eh bien, qu’avez-vous ? Voyons !

CASTORIN.

Oh !... ne me touchez qu’avec les plus grandes précautions, comme si j’étais de porcelaine. Je vous disais donc que, depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir, ou plutôt, depuis que j’ai eu le regret de ne pas vous voir, puisqu’il m’a été impossible de pénétrer jusqu’à vous, j’ai fait quelque chose comme cinq cents lieues, et je vous assure que c’est très long à avaler, cinq cents lieues les unes au bout des autres. Encore, si j’avais le loisir de me reposer, ce ne serait rien ; mais je me repose juste comme un volant, le temps de toucher la raquette ; on m’envoie et l’on me renvoie.

FRANCINETTE.

Ce n’est pas moi qui vous renvoie, monsieur Castorin, vous me rendrez cette justice.

CASTORIN.

Non, c’est mon maître, « Va te coucher, mon pauvre Castorin. – Merci, monsieur. – Dors bien, mon ami. – Merci, monsieur. » Cinq minutes après : « Castorin ! – Monsieur ? – Allons, en route pour Jaulnay ! – Oui, monsieur. » À Jaulnay : « En route pour Mantes. – Oui, monsieur. » À Mantes, enfin, il a pitié de moi. Il me laisse à Mantes. J’étais roide comme un pendu !... « Je pars pour Chantilly, Castorin. – Oui, monsieur. – Repose-toi, Castorin. – Oui, monsieur. – Et pourvu que tu m’aies rejoint demain matin... (Vingt-quatre lieues à faire en douze heures !) – Oui, monsieur. » J’arrive à Chantilly : « Où est monsieur ? – Monsieur est parti. – Pour aller où ? – Pour le fort Saint-Georges. » Cent quatre-vingts lieues, bagatelle ! J’arrive au fort Saint-Georges ; le fort Saint-Georges est pris. « Où est monsieur ? – À Bordeaux ! » J’arrive à Bordeaux : « C’est toi, Castorin ? – Oui, monsieur. – Castorin, tu vas partir – Pour quel endroit ? – Tour Libourne. – Oui, monsieur. – Tu remettras cette lettre à mademoiselle Nanon. – Oui, monsieur. » J’arrive à Libourne... Ah ! cette fois, heureusement, mademoiselle Nanon n’y est pas, et mademoiselle Francinette y est. J’ai bien bu, j’ai bien mangé, je vais bien dormir... Tiens, qu’est-ce que cela ? Il me semble qu’on frappe.

FRANCINETTE, à la fenêtre.

Une litière, des chevaux, des officiers !

NANON, dans la rue.

Francinette, ouvrez vite, c’est moi !

FRANCINETTE.

Ah ! c’est madame !

CASTORIN.

Bon !

FRANCINETTE.

Restez ici, vous lui donnerez la lettre que vous apportez cela la mettra de belle humeur.

Elle enlève la serviette, tout ce qu’il y a dessus, et sort par le fond.

 

 

Scène II

 

CASTORIN, seul

 

Je vous demande un peu, puisqu’elle était en route, si elle ne pouvait pas marcher plus doucement et n’arriver que demain. Je ne sais pas quelle rage ont les maîtres d’être toujours comme cela par vaux et par chemins ! C’est si bon de se reposer !

Il s’assied.

Ah !...

Il s’endort.

 

 

Scène III

 

CASTORIN, NANON, FRANCINETTE

 

NANON.

Une lettre de M. de Canolles, dites-vous ?

FRANCINETTE.

Oui, madame.

NANON.

Et qui l’apporte ?

FRANCINETTE.

Castorin.

CASTORIN, se réveillant, se levant et donnant la lettre à Nanon.

Voici, madame.

NANON.

Ah ! merci !

FRANCINETTE, à Nanon.

Et il n’est pas arrivé d’accident, pas arrivé de malheur à madame, à la prise du fort Saint-Georges ?

NANON.

Non, rien.

FRANCINETTE.

C’est que, dans une ville prise d’assaut, on dit qu’il arrive quelquefois...

CASTORIN, dormant debout.

Qu’est-ce qui arrive ?

NANON, lisant.

« Chère Nanon, prisonnier, mais libre dans Bordeaux, sur ma parole d’honneur de ne pas fuir et de ne pas avoir de correspondance extérieure, avant de donner cette parole, je m’empresse de vous écrire pour vous assurer de mon amitié, dont pourrait vous faire douter mon silence. Je m’en rapporte à vous pour défendre mon honneur près du roi et de la reine. Votre frère, baron de Canolles. » Votre frère ! voilà de la prudence, j’espère ; trop de prudence, hélas !

À Francinette.

Est-ce que M. d’Épernon est à Libourne ?

FRANCINETTE.

Oui, madame, près du roi et de la reine ; mais il a donné l’ordre qu’on le prévînt de votre arrivée, et je suis sûre que Courtanvaux a déjà fait la commission, et que M. le duc sera ici dans dix minutes.

NANON.

Alors, il n’y a pas de temps à perdre. Du papier, des plumes, de l’encre !

Francinette prend tout cela sur le meuble, ainsi que le timbre qu’elle met sur la table. À Castorin.

On dirait que tu es fatigué, mon pauvre garçon !

Elle écrit.

CASTORIN.

Oui, madame, on le dirait.

À part.

Tiens ! juste comme mon maître.

NANON.

Tu vas te reposer... à Bordeaux.

Lui donnant la lettre.

Tiens ! voici pour ton maître.

CASTORIN, tristement.

Merci, madame !

NANON, lui donnant une bourse.

Et voilà pour toi !

CASTORIN, gaiement.

Oh ! l’on m’avait bien dit que madame était généreuse.

NANON.

Va, mon ami, va ! Dis à ton maître qu’il peut compter sur moi, et qu’il ne sera pas longtemps prisonnier.

CASTORIN, à part.

C’est égal ! après la guerre, je pourrai demander une place de coureur chez le roi. J’aurai fait mes preuves.

 

 

Scène IV

 

NANON, FRANCINETTE

 

NANON.

Çà, maintenant que nous sommes seules, mademoiselle, le duc n’a-t-il aucun soupçon ?

FRANCINETTE.

Ah bien, oui, madame ! M. le duc est plus affolé que jamais. Quand il a su la prise du fort Saint-Georges, il a été comme un fou. Puis, quand il a reçu la lettre dans laquelle vous lui disiez que, par les soins de votre frère, M. de Canolles, il ne vous était rien arrivé, il a répété plus de dix fois : « Cher Canolles ! brave Canolles ! je te ferai général. »

NANON.

Pauvre duc ! Et tu dis qu’il va nous arriver ?

FRANCINETTE.

Tenez, je suis sûre que c’est lui que j’entends sur l’escalier. Par ici, par ici, monsieur le duc !

Elle sort après l’entrée du Duc.

 

 

Scène V

 

NANON, LE DUC, puis COURTANVAUX

 

NANON.

Oh ! cher duc, c’est vous ? Vous n’avez aucune idée de l’impatience avec laquelle je vous attendais.

LE DUC.

Et moi donc !

NANON.

Vous savez tout ce qui nous est arrivé ? Vous savez que M. de Canolles... ?

LE DUC.

S’est défendu comme un tigre, comme un lion.

NANON.

Ah ! vous savez cela ?...

LE DUC.

Est-ce que je ne sais pas tout ? Enfin, je sais qu’il ne s’est pas rendu, mais qu’on l’a surpris par un souterrain dont l’existence était ignorée de tout le monde.

NANON.

Alors, vous ne lui en voulez pas de sa défaite, à ce pauvre frère ? Et la reine lui en veut-elle ?

LE DUC.

Pas le moins du monde ; le sort des armes est journalier. Paul-Émile a été battu à Cannes, Annibal à Zama, et Pompée à Pharsale.

NANON.

Alors, vous ne vous opposerez pas à ce qu’on le rachète, à ce qu’on l’échange ?

LE DUC.

Au contraire, j’y pousserai de toute ma force, et même, attendez donc, Nanon, votre frère sera libre...

NANON.

Quand cela ?

LE DUC.

Demain.

NANON.

Oh ! demain ! Et comment ?

LE DUC.

C’est bien simple. Je viens d’apprendre à l’instant que le gouverneur de Vayres...

NANON.

Richon ?

LE DUC.

Oui, s’est laissé prendre. Eh bien, mais on l’échangera pour ce brave Canolles.

NANON.

Oh ! voilà une grâce du ciel, mon cher duc !

LE DUC.

Vous aimez donc bien votre frère ?

NANON.

Plus que ma vie !

LE DUC.

Quelle étrange chose ! vous ne m’en aviez jamais parlé avant le jour où j’eus la sottise...

NANON, l’interrompant.

Ainsi, monsieur le duc... ?

LE DUC.

Ainsi, je renvoie le gouverneur de Vayres à madame de Condé, qui nous renvoie Canolles ; et, quand notre brave commandant de l’île Saint-Georges rentrera à Libourne, eh bien, nous lui ferons un triomphe !... Qui vient là ?

COURTANVAUX.

La reine régente fait demander monseigneur.

LE DUC.

Sait-on pourquoi ?

COURTANVAUX.

M. Bichon, le gouverneur de Vayres est arrivé.

Il salue et sort.

LE DUC.

Vous voyez, chère Nanon, cela tombe à merveille. Je passe chez la reine, et vous rapporte le cartel d’échange.

NANON.

De sorte que mon frère pourra être ici... ?

LE DUC.

Demain ! peut-être ce soir même, en se hâtant.

NANON.

Oh ! ne perdez pas un instant. Demain, ce soir même... Oh ! Dieu le veuille !

LE DUC.

Adieu, chère, je reviens.

NANON.

Allez, duc ! allez !

Le Duc sort.

 

 

Scène VI

 

NANON, seule

 

Oui, qu’il revienne ! et alors, je lui dis tout ; alors, j’entraîne Canolles loin de tous ces dangers terribles qui passent sans cesse autour de lui comme des fantômes. Oh ! c’est trop souffrir que de craindre pour celui qu’on aime ! aujourd’hui, l’échafaud ; demain, la balle ou le boulet...

 

 

Scène VII

 

NANON, CAUVIGNAC

 

CAUVIGNAC, entr’ouvrant la porte.

Eh ! bonjour, chère petite sœur !

NANON.

Encore vous, monsieur ?

CAUVIGNAC.

Encore !... oh ! le mot n’est pas gracieux. Je veux vous faire part des bonheurs qui m’arrivent, je monte sans façon, Francinette m’apprend que le duc est avec vous, je me cache, j’entre quand il est parti, et voilà comme vous me recevez... Ah !

NANON.

C’est que, toutes les fois que je vous vois, monsieur, il m’arrive un malheur.

CAUVIGNAC.

Oh ! par exemple ! est-ce que votre dernière commission n’a pas été bien faite ? est-ce que je ne suis pas arrivé à temps à Jaulnay, à temps à Chantilly ?

NANON.

Assez !...

CAUVIGNAC.

Vous avez raison ! parlons un peu de moi.

NANON.

Oui ! qu’est-ce que cette écharpe ? qu’est-ce que ce chapeau brodé ?

CAUVIGNAC.

Mais ce sont les insignes de ma charge. Je suis gouverneur.

NANON.

Gouverneur de quoi ?

CAUVIGNAC.

D’un fort !

NANON.

Vous ?

CAUVIGNAC.

Pourquoi pas ? On a bien fait votre faux frère gouverneur du fort Saint-Georges, on peut bien faire votre vrai frère gouverneur du fort de Branne.

NANON.

Et qui vous a fait gouverneur du fort de Branne ?

CAUVIGNAC.

La reine, que je quitte, et avec laquelle je suis au mieux.

NANON.

Quelque trahison nouvelle.

CAUVIGNAC.

Oh ! par exemple !

NANON.

Enfin, pourquoi êtes-vous venu ?

CAUVIGNAC.

Parce que vous vous êtes engagée à me payer deux cents pistoles si je rejoignais M. de Canolles sur la route de Paris, et je l’ai rejoint.

NANON, allant au meuble.

C’est juste ! et voilà vos deux cents pistoles.

CAUVIGNAC.

Et voilà votre reçu.

NANON.

Inutile.

CAUVIGNAC.

Oh ! il faut de la régularité dans les comptes, et, comme ce n’est peut-être pas la dernière affaire que nous ferons ensemble...

NANON.

La dernière !

CAUVIGNAC.

Oh ! non ; car enfin, si vous continuez à mener de front cette noble fraternité des Canolles, il vous sera difficile de vous passer de moi.

NANON.

J’y compte pourtant bien, et cela dès demain, quand la reine aura signé l’échange de M. de Canolles, gouverneur de Saint-Georges, contre M. Richon, gouverneur de Vayres.

CAUVIGNAC.

Ah ! vous comptez sur cet échange ?

NANON.

Eh bien, ai-je tort ?

CAUVIGNAC.

Je crois que oui.

NANON.

Pourquoi ?

CAUVIGNAC.

Parce que l’on ne rendra pas la liberté à M. Richon ; parce qu’on va lui faire un bel et bon procès.

NANON.

À quel propos ?

CAUVIGNAC.

À propos de ce qu’il est entré dans Vayres avec une fausse commission.

NANON.

Avec une fausse commission ?... Impossible.

CAUVIGNAC.

Ne me dites pas cela, à moi.

NANON.

À vous ?

CAUVIGNAC.

Sans doute. C’est moi qui l’ai nommé gouverneur de Vayres.

NANON.

Vous êtes fou !

CAUVIGNAC.

Vous rappelez-vous ce blanc-seing ?

NANON.

Le blanc-seing du duc ?

CAUVIGNAC.

Oui ! celui-là même sur lequel il avait fait cette fameuse marque.

NANON.

Eh bien ?

CAUVIGNAC.

Eh bien, je m’en suis défait en faveur de Richon ; de sorte que...

NANON.

Ah ! mon Dieu !

CAUVIGNAC.

De sorte que, comme M. d’Épernon avait juré de faire pendre le porteur du blanc-seing, et que Richon est porteur du blanc-seing, comme le petit roi a juré de faire pendre celui qui a tiré le canon sur l’armée royale et que c’est Richon qui a tiré le canon... Enfin, vous comprenez ?

NANON.

Mais comment se laisse-t-on prendre lorsque l’on joue si gros jeu ?

CAUVIGNAC.

Ah ! voilà ! c’est encore moi qui l’ai pris.

NANON.

Vous ?

CAUVIGNAC.

Oui, et je commence à croire que ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux dans ma vie.

NANON.

Vous, malheureux ! mais comment cela ?

CAUVIGNAC.

J’avais introduit dans la place trois ou quatre hommes à moi : comme bandits, il n’y a rien à dire sur eux ; mais, comme honnêtes gens, c’est autre chose. Il paraît... eh bien, il paraît qu’ils ont rendu la place sans consulter le gouverneur, et...

NANON.

Et... ?

CAUVIGNAC.

Et, ma foi, je ne voudrais pas être dans la peau de ce malheureux Richon.

NANON, sonnant.

Francinette ! Francinette !

FRANCINETTE, accourant.

Madame ?

NANON.

Faites courir après le duc ; qu’on pénètre jusqu’à lui, fût-il près de la reine ; qu’on lui dise que je l’attends, que je le demande, que je l’appelle !

FRANCINETTE.

M. le duc est de retour et cause en bas avec deux personnes. J’accourais vous prévenir.

Elle sort.

NANON, à Cauvignac, après avoir ouvert la porte.

Partez ! partez !

CAUVIGNAC, en s’en allant.

Oh ! cette fois, je ne me le ferai pas dire à deux reprises, et j’avoue même que je ne serai tranquille que derrière les murailles de Branne.

Il sort.

FRANCINETTE, revenant.

M. le duc !

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

NANON, LE DUC, puis COURTANVAUX

 

NANON.

Rentrez, monsieur, rentrez vite !

LE DUC.

Vous savez ce qui nous arrive ?

NANON.

Oui, j’en sais quelque chose ; mais dites toujours.

LE DUC.

Tout est découvert !

NANON.

Qu’est-ce qui est découvert ?

LE DUC.

Vous rappelez-vous cette délation touchant vos amours avec votre frère ?

NANON.

Eh bien ?

LE DUC.

Vous rappelez-vous ce blanc-seing qui m’a été extorqué ?

NANON.

Oui.

LE DUC.

Eh bien, le délateur est entre nos mains, ma chère, pris dans les lignes de son blanc-seing, comme un renard au piège.

NANON.

Ah ! mon Dieu ! mais cet homme, cet homme, qu’en avez-vous fait ?

LE DUC.

Ce que nous en avons... ? Vous allez le voir vous-même, ce que nous en avons fait.

Bruit dans la coulisse, en face de la fenêtre.

Eh ! tenez, ma foi, cela tombe à merveille ; ouvrons franchement cette fenêtre... Ma foi, c’est un ennemi du roi et l’on peut le voir pendre.

Il ouvre la fenêtre.

NANON.

Pendre ! Que dites-vous, monsieur ! pendre l’homme du blanc-seing ?

LE DUC.

Oui, et il ne l’aura pas volé. Ah ! voilà le roi qui se met à sa fenêtre.

NANON.

Mais, monsieur, ce malheureux n’est pas coupable ; ce malheureux...

LE DUC.

Ah ! voilà qu’on amène M. Richon, il va être pendu haut et court à une solive de la Halle. Cela lui apprendra à calomnier les femmes.

NANON.

Mais, monsieur, cet homme est un brave officier, vous allez assassiner un honnête homme. Ah ! monsieur, donnez des ordres, il en est temps encore. Faites un signe. Arrêtez cette mort ! quelque chose me dit que cette mort nous portera malheur. Au nom du ciel, vous qui êtes puissant, vous qui dites n’avoir rien à me refuser, accordez-moi la grâce de cet homme, je vous la demande à genoux, à genoux !

On entend un coup de canon.

LE DUC.

Il est trop tard ! regardez !

NANON, allant à la fenêtre.

Ah !...

Elle recule épouvantée.

LE DUC, fermant la fenêtre et allant vers Nanon.

Allons, allons ! soyez moins bonne, moins sensible, chère Nanon ! Quand on fait la guerre civile, on ne joue pas comme des enfants.

NANON.

Oh ! non, non !

LE DUC.

Et à Bordeaux surtout, à Bordeaux ! quand ils verront qu’on les provoque aux représailles, quand ils verront qu’on pend leur gouverneur, vous verrez ce qu’ils feront.

NANON.

Des représailles à Bordeaux, mon Dieu ! Mais vous oubliez donc qu’il y a de nos prisonniers à Bordeaux... de nos prisonniers... et que... ? Ah ! soyez maudit, monsieur ! c’est vous qui l’aurez tué.

LE DUC.

Tué ! qui ?

NANON.

Ne comprenez-vous pas, fou sanguinaire, ne comprenez-vous pas qu’à Bordeaux il y a un capitaine, un gouverneur prisonnier, un malheureux sur lequel les Bordelais vont venger le meurtre de celui que vous avez fait assassiner tout à l’heure ? ne comprenez-vous pas enfin que M. de Canolles est à Bordeaux ?

LE DUC.

Ah ! c’est vrai, votre frère, ce pauvre Canolles !

NANON.

Mon frère, oui, mon frère, mon ami bien-aimé. Il est perdu !

LE DUC.

Non, pas encore. Dieu merci !

NANON, au désespoir.

Je vous dis qu’il est perdu, monsieur, et que j’en mourrai.

LE DUC.

Soyez tranquille, chère Nanon, j’ai fait le mal et je le réparerai.

NANON.

Comment cela ?

LE DUC.

La reine a des amis dans Bordeaux, le gouverneur de Guyenne a de l’or dans ses coffres. Tout ce qu’on peut faire avec du pouvoir et de l’or, je le ferai pour sauver M. de Canolles, votre frère chéri.

NANON.

Ah ! si vous réussissez, comme je vous aimerai, monseigneur !

Elle se jette à ses pieds, il la relève, l’embrasse, et va à la table.

LE DUC.

Regardez bien ce que je vais écrire. Dans un quart d’heure, le messager porteur de cette lettre courra sur le chemin de Bordeaux. Ce soir, l’avocat du roi, M. Lavie, qui est à nous, aura donné ses ordres au geôlier de M. de Canolles ; ce soir, votre frère sera libre.

Il se lève.

Pour sauver M. de Canolles, pour sauver le gouverneur d’un château royal, pour sauver le frère de Nanon, j’offre un million, j’autorise le meurtre et l’incendie. Est-ce là ce qu’il vous faut ? Trouvez-vous que j’aie réparé ma faute ?

NANON, lisant.

Pour que M. de Canolles soit libre, le gouverneur, le frère de Nanon ? Oui, oui.

LE DUC.

Vous êtes satisfaite ?

NANON.

Je vous bénis !... Holà ! quelqu’un !

Courtanvaux paraît.

LE DUC.

Prenez votre déguisement accoutumé. Crevez mon meilleur cheval, et qu’à cinq heures, cette lettre soit remise à M. Lavie.

COURTANVAUX.

À Bordeaux ?

NANON.

À Bordeaux ! Allez, monsieur, allez.

À part.

Mon Dieu ! s’il m’accuse en ce moment de l’avoir perdu, peut-être m’aimera-t-il ce soir pour l’avoir sauvé ! Ah ! merci, monseigneur, merci !

Ils sortent par le fond.

 

 

Huitième Tableau

 

Les jardins de la maison de madame de Cambes, à Bordeaux. À droite, un perron donnant sur une allée de tilleuls.

 

 

Scène première

 

CANOLLES, entrant, RAVAILLY

 

CANOLLES.

Ah ! vous voici, mon cher ennemi !... Qui diable vous amène donc dans cette maison ?

RAVAILLY.

J’y venais prendre les ordres de madame la princesse, monsieur.

CANOLLES.

Madame la princesse y est-elle donc en ce moment ?

RAVAILLY.

Elle l’habite.

CANOLLES.

Bah ! madame la princesse habite chez la vicomtesse de Cambes ?

RAVAILLY.

Deux boulets sont tombés ce matin sur l’hôtel de ville, que MM. les échevins avaient mis à la disposition de madame la princesse. Madame la vicomtesse de Cambes l’a appris et est venue offrir sa maison, et madame la princesse l’a acceptée.

CANOLLES.

Ah ! vraiment... Mais vous me semblez sur votre départ.

RAVAILLY.

Oui, je conduis un secours d’hommes à M. Richon, qui est vivement pressé dans le fort de Vayres, à ce qu’il paraît.

CANOLLES.

Alors, je ne vous retiens pas ; Richon est de mes amis, et des meilleurs même.

RAVAILLY.

Comment ! et vous servez l’un contre l’autre ?

CANOLLES.

Hélas ! vous le savez, un des malheurs de la guerre civile est de n’avoir pas le droit de choisir ses ennemis... Mais vous perdez du temps, et mon brave Richon vous appelle... Allez, monsieur, allez.

RAVAILLY.

Et vous, monsieur, ne songez-vous point aussi à votre rançon ?

CANOLLES.

Ma foi, non ; je me trouve à merveille ici, moi... Je sais bien que la reine pourrait m’échanger contre un bon militaire, ou me racheter moyennant quelques sacs d’écus ; je ne vaux pas cette dépense, j’attendrai que Sa Majesté ait pris Bordeaux, elle m’aura pour rien.

RAVAILLY.

Eh bien, mais qu’allez-vous faire ici ?

CANOLLES.

Ce que j’y ai fait jusqu’à présent ; les femmes se sont emparées de la guerre ; moi, je me tiens à la porte des églises, et j’offre de l’eau bénite aux dévotes.

RAVAILLY.

Alors, je dirai à M. Richon que vous n’êtes pas bien désespéré d’être prisonnier.

CANOLLES.

Dites-lui que je n’ai jamais été si heureux.

Ravailly sort.

 

 

Scène II

 

LA VICOMTESSE, CANOLLES

 

LA VICOMTESSE.

Prenez garde, baron, si vous vous plaignez un jour de votre captivité, je vous dirai ce que je viens d’entendre.

CANOLLES.

Et je vous répéterai, moi, ce que je viens de dire... Hélas ! oui, je n’ai jamais été si heureux !

LA VICOMTESSE.

Baron, voilà un hélas ! qui, permettez-moi de vous le dire, me paraît bien déplacé dans une pareille phrase.

CANOLLES.

Non, madame, au contraire, il renferme toute ma pensée... Je suis heureux quand je vous vois.

LA VICOMTESSE.

Mais vous ne me voyiez pas tout à l’heure ?

CANOLLES.

Je vous devinais... Croyez-vous donc qu’on ne voie qu’avec les yeux du corps ? Non, quand vous vous approchez de moi, je le sens à l’air qui devient plus doux, aux fleurs qui deviennent plus belles, je me dis : « Elle est là... » Je me retourne, et je vous vois.

LA VICOMTESSE.

Vous étiez si désespéré, cependant, en arrivant ici !

CANOLLES, conduisant la Vicomtesse et s’asseyant.

Que voulez-vous ! ma vie se passe dans une alternative étrange... Oui, j’étais désolé ; car je me suis laissé surprendre la nuit, car ma réputation de soldat était perdue.

LA VICOMTESSE.

Pouviez-vous deviner cette voûte secrète, ce passage creusé sous la Garonne, et qui s’ouvre au cœur même de la forteresse, ce passage connu de quelques personnes seulement ?

CANOLLES.

Je ne pouvais le deviner ; mais je devais le découvrir... Oui, j’étais désolé... Mais je vous ai revue ; cette influence que vous avez sur moi, que vous avez conquise dès les premiers jours, qui n’a fait qu’augmenter depuis, vous l’avez reprise... Me voilà donc redevenu votre esclave, et, je vous l’avoue à ma honte, je suis heureux !

LA VICOMTESSE.

Dites-vous la vérité ?

CANOLLES.

Est-ce que je sais mentir ?

LA VICOMTESSE.

Si vous ne savez pas mentir, baron, dites-moi donc alors franchement, loyalement, quelle place a, dans votre cœur, cette femme qui était enfermée avec vous au fort Saint-Georges, qui nous écoutait et qui, me reconnaissant pour une femme, s’est évanouie ?

CANOLLES.

La place qu’a droit d’y réclamer une amie dévouée. Cette femme m’aimait avant que je vous connusse ; je ne vous dirai point que je lui rendisse, même alors, un amour égal à son amour ; non, pauvre esclave craintive, elle n’exigeait pas qu’on l’aimât : elle demandait seulement qu’on lui permît d’aimer ; ne sachant pas combien cet amour était grand, profond, réel, désintéressé, j’ai donné au mien les proportions d’un caprice, voilà tout ; même avant de vous connaître, j’étais ingrat pour la pauvre Nanon ! et, je vous le dis, je serais véritablement le plus heureux des hommes...

LA VICOMTESSE.

Si... ?

CANOLLES.

Si je n’avais pas de remords.

LA VICOMTESSE.

Des remords ! des remords !

CANOLLES.

Oui, madame, des remords ! car, aussi vrai que je vous parle, que je vous dis que je vous aime, que je n’aime que vous, au moment où je vous dis cela, il y a une femme qui pleure, qui gémit, qui donnerait sa vie pour moi, et qui doit se dire cependant que je suis un lâche ou un traître.

LA VICOMTESSE.

Oh ! monsieur !

CANOLLES.

Eh ! madame, n’avais-je pas fait serment de la défendre, de la protéger ?... ne répondais-je pas de sa liberté, de sa vie ?

LA VICOMTESSE.

Eh bien, vous savez qu’elle a la vie sauve, vous savez qu’elle est libre, vous savez qu’elle a rejoint M. d’Épernon.

CANOLLES.

Oui, vous me l’avez déjà dit.

LA VICOMTESSE.

Ah ! monsieur, vous aimez encore mademoiselle de Lartigues.

CANOLLES.

Madame, si je vous disais que je n’ai point pour elle une amitié reconnaissante, je mentirais... Croyez-moi, Claire, prenez-moi avec ce sentiment ; je vous donne tout ce que je puis donner d’amour, et je vous en donne beaucoup.

LA VICOMTESSE.

Hélas ! je ne puis accepter ; car peut-être faites-vous preuve d’un cœur plus généreux qu’aimant.

CANOLLES.

Écoutez ! je mourrais pour vous épargner une larme, et j’ai fait pleurer sans être ému celle que vous dites ! Pauvre femme, elle a des ennemis, elle ; ceux qui ne la connaissent pas la maudissent, et ceux qui la connaissent la méprisent. Vous n’avez que des amis, vous ; ceux qui ne vous connaissent pas vous respectent, et ceux qui vous connaissent vous aiment ! Jugez donc de la différence de ces deux sentiments, dont l’un est commandé par ma conscience, l’autre par mon cœur.

LA VICOMTESSE.

Merci, mon ami... Mais peut être cédez-vous à un mouvement d’entraînement produit par ma présence, et dont vous pourriez vous repentir ; pesez donc bien mes paroles... Je vous laisse jusqu’à demain pour y répondre ; si vous voulez faire dire quelque chose à mademoiselle de Lartigues, si vous voulez lui écrire ou lui envoyer un messager, si même vous voulez la rejoindre, vous êtes libre, Canolles ; je vous prendrai par la main, et je vous conduirai moi-même hors des portes de Bordeaux.

CANOLLES.

Madame, il est inutile d’attendre à demain ; je vous le dis avec un cœur ardent, mais avec une tête froide, je vous aime ! je n’aime que vous ! je n’aimerai jamais que vous !

LA VICOMTESSE.

Oh ! merci ! merci ! Eh bien, j’en crois votre parole, j’en crois votre serment, j’en crois surtout mon propre cœur... et, dès ce soir, si vous voulez, un prêtre... dans la chapelle des Carmélites...

CANOLLES, tombant à genoux.

Oh ! madame, que vous me faites heureux !

LA VICOMTESSE.

Écoutez, mon ami, il me faut la permission de la princesse. Oh ! ne vous inquiétez pas, c’est une simple formalité... Revenez ici ce soir. À ce soir ! votre femme vous attendra.

CANOLLES.

Madame, tout mon amour, toute ma vie !

LA VICOMTESSE.

Allez, allez, baron ! voici madame la princesse... Nous ne nous quittons pas, puisque je vais m’occuper de nous réunir pour toujours.

CANOLLES.

Elle n’est pas seule.

LA VICOMTESSE.

C’est M. de la Rochefoucauld.

CANOLLES.

Eh bien, qu’avez-vous ?

LA VICOMTESSE.

Je ne sais, mon ami ; la vue de cet homme insensible, froid comme le marbre, inflexible comme l’acier... la vue de cet homme qui a dit qu’il y avait toujours dans le malheur d’un ami quelque chose qui nous faisait plaisir... la vue de cet homme fait mal. Il me semble, je ne sais pourquoi, il me semble que la présence de cet homme ici nous sera fatale.

CANOLLES.

Et comment cela, madame ? Nous ne le connaissons ni l’un ni l’autre, et il ne nous connaît pas.

LA VICOMTESSE.

Vous avez raison !

Canolles sort.

 

 

Scène III

 

LA VICOMTESSE, LA PRINCESSE, LA ROCHEFOUCAULD

 

LA ROCHEFOUCAULD.

Oh ! madame, je vous réponds de Richon, autant toutefois, entendons-nous bien, qu’un homme peut répondre d’un autre homme...

LA PRINCESSE.

Puisque vous en répondez, monsieur le duc, c’est tout ce qu’il faut.

LA ROCHEFOUCAULD.

Entendons-nous, madame la princesse ; je ne réponds de personne. Je vous l’ai donné, vous l’avez pris, et je croirais que c’est un très honnête homme... mais un très honnête homme... si je croyais aux honnêtes gens.

LA PRINCESSE.

En vérité, duc, vous êtes désespérant... Et nos Bordelais, croyez-vous qu’ils tiendront, eux ?

LA ROCHEFOUCAULD.

Oh ! oui ! tant qu’ils y verront leur intérêt... En attendant, princesse, laissez-moi faire ; je sais ce qu’il faut leur promettre.

LA PRINCESSE.

C’est bien, allez, duc... J’aperçois là une amie à moi, qui, ne pouvant me voir à chaque instant du jour, m’a demandé une audience ; ce qui me fait croire qu’elle a quelque chose de tout à fait solennel à me dire. Allez tenir vos promesses, je vais tâcher d’acquitter mes obligations.

LA ROCHEFOUCAULD.

J’ai l’honneur de présenter mes respectueux hommages à Votre Altesse...

À la vicomtesse.

Madame...

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LA PRINCESSE, LA VICOMTESSE

 

LA PRINCESSE.

Eh bien, petite, qu’y a-t-il donc de si grave ? Tu le vois, au lieu de t’attendre, je suis accourue.

LA VICOMTESSE.

Il y a, madame, qu’au milieu de la félicité si bien due à Votre Altesse, je viens la prier de jeter tout particulièrement les yeux sur sa fidèle servante, qui a besoin aussi d’un peu de bonheur.

LA PRINCESSE.

Avec grand plaisir, ma bonne Claire ! et jamais le bonheur que Dieu t’enverra n’égalera celui que je te souhaite ! Quelle grâce désires-tu ? Dis, et, si elle est en mon pouvoir, compte d’avance qu’elle t’est accordée.

LA VICOMTESSE.

Veuve, libre, trop libre !... car cette liberté m’est plus pesante que ne me serait l’esclavage, je voudrais changer mon isolement en une condition meilleure.

LA PRINCESSE.

C’est-à-dire que tu voudrais te marier, n’est-ce pas, petite ?

LA VICOMTESSE.

Je crois que oui !

LA PRINCESSE.

Eh bien, soit ! cela nous regarde... Oh ! sois tranquille, nous aurons soin de ton orgueil ; il te faut un duc et pair, vicomtesse ; je te chercherai cela parmi nos fidèles.

LA VICOMTESSE.

Oh ! Votre Altesse prend trop de soins, et je ne comptais pas lui donner cette peine.

LA PRINCESSE.

Mais tu me parles là comme si Ion choix était déjà fait, comme si tu avais sous la main le mari que tu me demandes.

LA VICOMTESSE.

C’est qu’en effet, la chose est ainsi que le dit Votre Altesse.

LA PRINCESSE.

En vérité ! et quel est cet heureux mortel ? Parle ! ne crains rien... Est-ce que je le connais ?

LA VICOMTESSE.

Votre Altesse l’a vu du moins.

LA PRINCESSE.

Il n’est pas besoin de demander s’il est jeune !

LA VICOMTESSE.

Trente ans.

LA PRINCESSE.

S’il est noble !

LA VICOMTESSE.

Il est bon gentilhomme.

LA PRINCESSE.

S’il est brave !

LA VICOMTESSE.

Sa réputation est faite.

LA PRINCESSE.

S’il est riche !

LA VICOMTESSE.

Je le suis.

LA PRINCESSE.

À merveille ! Maintenant, il ne me reste plus qu’une chose à savoir.

LA VICOMTESSE.

Laquelle, madame ?

LA PRINCESSE.

Le nom du bienheureux gentilhomme qui possède déjà le cœur, et qui possédera bientôt la personne de la plus belle guerrière de mon armée.

LA VICOMTESSE.

Madame, c’est...

 

 

Scène V

 

LA PRINCESSE, LA VICOMTESSE, RIVAILLY, couvert de poussière, puis MADAME DE TOURVILLE, LENET et PLUSIEURS AUTRES PERSONNES, entrant aux cris de Ravailly

 

RAVAILLY.

Son Altesse !... où est Son Altesse ?

LA PRINCESSE.

Qui vient là ?

RAVAILLY.

Ah ! madame !

LA PRINCESSE.

Vous n’êtes pas encore parti, monsieur de Ravailly ?

RAVAILLY.

J’étais déjà en route, madame, avec les cinq cents hommes que je menais à Richon, lorsque j’ai appris... je demande pardon à Votre Altesse d’être le messager d’une si mauvaise nouvelle ! lorsque j’ai appris que le fort de Vayres avait capitulé...

LA PRINCESSE.

Le fort de Vayres a capitulé ?... Richon s’est rendu ?

RAVAILLY.

Hélas ! madame, il n’y a point à en douter.

LA PRINCESSE.

Oh ! le lâche !

LENET.

Madame, Richon n’est point un lâche ! je réponds de lui corps pour corps, et, s’il a capitulé, c’est qu’il ne pouvait faire autrement.

LA PRINCESSE.

Eh ! monsieur, il devait mourir plutôt que de se rendre...

LENET.

Eh ! madame, meurt-on quand on veut ? Mais, au moins, il est prisonnier avec garantie, je l’espère ?

RAVAILLY.

Sans garantie, monsieur, j’en ai peur. On m’a dit que c’était un major, un lieutenant qui avait traité, de sorte qu’il pourrait bien y avoir quelque trahison là-dessous, et qu’au lieu d’avoir fait des conditions, Richon eût été livré !

LENET.

Oui, trahi ! livré ! c’est cela ! je connais Richon, je le sais incapable d’une lâcheté, même d’une faiblesse... Oh ! madame, trahi ! livré ! entendez-vous ? Occupons-nous de lui, vite ! écrivez vite, madame, écrivez, je vous en supplie.

LA PRINCESSE.

Moi, moi, que j’écrive ? et pour quoi faire ?

LENET.

Mais pour le sauver, madame.

LA PRINCESSE.

Bah ! mon cher Lenet, quand on rend une forteresse, on prend ses précautions.

LENET.

Mais n’entendez-vous pas qu’il ne l’a point rendue ? n’entendez-vous pas ce que dit M. le capitaine : « Trahi ! vendu ! » que c’est avec un lieutenant, et non pas avec lui, qu’on a traité ? Oh ! madame, je vous en supplie, écrivez à M. de la Meilleraie ; envoyez un messager, un parlementaire.

LA PRINCESSE.

Et quelle mission donnerons-nous à ce messager ?

LENET.

Celle d’empêcher la mort d’un brave capitaine, peut-être ; car, si vous ne vous hâtez... Oh ! je connais la reine, madame, et peut-être votre messager arrivera-t-il trop tard.

LA PRINCESSE.

Trop tard ? N’avons-nous pas des otages ? n’avons-nous pas, à Chantilly, à Montrond, ici même, n’avons-nous pas des officiers du roi prisonniers ?

LA VICOMTESSE.

Oh ! madame, madame, faites ce que vous demande M. Lenet ; les représailles ne rendront pas la liberté à M. Richon.

LENET.

Il ne s’agit pas de la liberté, il s’agit de la vie.

LA PRINCESSE.

Eh bien, ce qu’ils feront, on le fera ; la prison pour la prison, l’échafaud... pour l’échafaud.

LA VICOMTESSE, à genoux.

Oh ! madame, M. Richon est un de mes amis ; je venais vous demander une grâce, et vous avez promis de me l’accorder... Eh bien, madame, au nom de mon profond respect, au nom de mon inaltérable dévouement pour vous, je vous demande de sauver M. Richon.

LA PRINCESSE.

Eh bien, soit... Donnez-moi une plume, de l’encre, du papier.

LA VICOMTESSE.

Tenez, madame, voici ce que Votre Altesse a demandé.

LA PRINCESSE.

Merci, petite. Trouvez-moi un messager.

RAVAILLY.

Ce messager est tout trouvé, madame ; me voici. Je n’ai vu M. Richon qu’une ou deux fois ; mais c’a été assez pour me convaincre que c’était un brave et loyal officier !

LENET, à la Vicomtesse, à part.

Madame, je ne sais si vous prenez un intérêt quelconque ! un prisonnier ; mais, en ce cas, croyez-en un homme qui est en toute chose votre serviteur, il faudrait donner à ce prisonnier le conseil...

LA VICOMTESSE.

Le conseil ?

LENET.

Le conseil de ne pas rester prisonnier, si c’est possible.

LA VICOMTESSE.

Oui, vous avez raison... Mais le retrouverai-je ? Et moi qui lui ai donné rendez-vous ici... Merci, monsieur Lenet, merci ! Je vous recommande Richon.

LENET.

Oh ! soyez tranquille !

La Vicomtesse sort.

 

 

Scène VI

 

LA PRINCESSE, MADAME DE TOURVILLE, LENET

 

LA PRINCESSE.

Tenez, monsieur de Ravailly, voici une lettre pour M. de la Meilleraie ; j’espère que, tout ennemis que nous sommes, il ne refusera pas...

Bruit dans la cour.

Qu’est-ce encore ?

CRIS, au dehors.

Branne ! Branne ! le gouverneur de Branne, prisonnier !

LENET.

Ah ! ah ! le gouverneur de Branne, prisonnier ! je n’en suis pas fâché : si la nouvelle est vraie, cela nous fera un otage qui répondra de Richon.

LA PRINCESSE.

N’avons-nous pas le gouverneur de l’île Saint-Georges, M. de Canolles ?

MADAME DE TOURVILLE.

Je suis heureuse que le plan que j’avais proposé pour prendre Branne ait si bien réussi.

LENET.

Oh ! madame, ne nous flattons pas d’une victoire aussi complète ; le hasard se joue des plans de l’homme, et quelquefois même des plans de la femme.

CRIS, au dehors.

À mort ! à mort le gouverneur de Branne ! à mort !

LA PRINCESSE.

Ah ! ah ! décidément, il paraît qu’il y a un prisonnier.

LENET.

Oui, madame, et même que ce prisonnier court un danger de mort... Entendez-vous ces menaces ?...

Il court au parapet.

CRIS, au dehors.

À mort le prisonnier ! à mort le gouverneur de Branne ! à mort ! à mort !

LENET, par-dessus le parapet.

Tenez ferme, messieurs ! Tenez ferme, monsieur de Ravailly ! prenez quelques hommes et courez... Courage !... courage !... Ah ! le voilà !

 

 

Scène VII

 

LA PRINCESSE, LENET, MADAME DE TOURVILLE, CAUVIGNAC, ramené par RAVAILLY et DES SOLDATS, puis LA ROCHEFOUCAULD

 

CAUVIGNAC.

Ma foi, merci, messieurs ; car vous m’empêchez d’être dévoré par les cannibales. Peste ! s’ils mangent comme cela les hommes, le jour où l’armée royale donnera l’assaut à votre ville, ils la dévoreront toute crue.

LA FOULE, à la porte, au fond.

Allons, c’est un brave ! Vive le gouverneur de Branne !

CAUVIGNAC.

Ma foi, oui ! vive le gouverneur de Branne !... j’aimerais assez qu’il vécût.

LENET.

M. Cauvignac !

LA PRINCESSE.

M. Cauvignac, dans l’armée royale ! M. Cauvignac, gouverneur de Branne !... Mais cela sent sa belle et bonne trahison.

CAUVIGNAC.

Hein ! que dit Votre Altesse ? Je crois qu’elle a prononcé le mot trahison.

LA PRINCESSE.

Oui, monsieur, trahison ! car sous quel titre vous présentez-vous devant moi ?

CAUVIGNAC.

Sous le titre de gouverneur de Branne.

LA PRINCESSE.

Par qui sont signées vos provisions ?

CAUVIGNAC.

Par M. de Mazarin.

LA PRINCESSE.

Et comment servez-vous dans l’armée royale, après avoir pris un engagement dans la nôtre ?

CAUVIGNAC.

Mais parce que Son Altesse, en manquant à ses engagements vis-à-vis de moi, m’a dégagé des miens.

LA PRINCESSE.

Que dit cet homme ?

CAUVIGNAC.

La vérité... J’en appelle à M. Lenet.

LA PRINCESSE.

Que pensez-vous de ceci, monsieur Lenet ?

LENET.

Je suis forcé d’avouer, madame, que c’est l’exacte vérité. J’ai eu le temps, avant le départ de Votre Altesse, de donner les dix mille livres à monsieur ; mais je n’ai pas eu le temps de lui donner le brevet.

LA PRINCESSE.

Enfin, vous vous reconnaissez mon prisonnier, n’est-ce pas ?

CAUVIGNAC.

Madame, j’ai l’habitude de me rendre à l’évidence, et j’avoue même que j’aime mieux être le prisonnier d’une grande princesse comme vous que d’être celui de cette populace qui allait me mettre en morceaux, si M. Lenet n’était venu à mon secours.

Pendant ce temps, M. de la Rochefoucauld est rentré et a parlé bas à la Princesse.

Oh ! oh ! qu’est-ce que celui-là ?

LA ROCHEFOUCAULD.

Veuillez demander au prisonnier s’il peut vous donner quelques détails sur la mort de M. Richon.

LA PRINCESSE.

Sur la mort de M. Richon ?

LENET.

Richon est mort ?

CAUVIGNAC, à part.

Diable ! voilà où la chose s’embrouille !

LA ROCHEFOUCAULD.

Oui, et on a voulu que cette mort fût infamante.

TOUS.

Infamante !

LA ROCHEFOUCAULD.

Oui !

LA PRINCESSE.

Quoi ! Richon... ?

LA ROCHEFOUCAULD.

Il est mort de la mort des voleurs et des assassins. Richon est mort pendu !

CAUVIGNAC, à part.

Aïe ! aïe ! aïe !

LA PRINCESSE.

Oh ! mais j’espère que nous allons nous venger, et cela cruellement.

CAUVIGNAC, à part.

Gare les représailles !

LA PRINCESSE.

Rentrons, monsieur le duc, réunissons-nous en conseil. En attendant, prenez le commandement de la ville ; je m’en rapporte à vous du soin de venger mon honneur et vos affections ; car, avant d’entrer à mon service, Richon avait été au vôtre. Je le tiens de vous, et vous me l’avez donné plutôt comme un de vos amis que comme un de vos domestiques.

LA ROCHEFOUCAULD.

Soyez tranquille, madame, je me souviendrai de ce que je dois à moi, à vous et à ce pauvre mort... Que l’on conduise M. le gouverneur de Branne au château Trompette. Monsieur de Ravailly ne vous éloignez pas, il y aura des ordres à exécuter... En attendant, faites garder les issues. Venez, madame.

CAUVIGNAC, à part.

Ça va mal ! ça va mal ! ça va mal !

On entend sonner dix heures.

 

 

Scène VIII

 

RAVAILLY, plaçant les sentinelles, CANOLLES, puis LENET

 

CANOLLES, montant par le fond.

Dix heures du soir, c’est bien cela. Allons, j’ai le cœur un peu plus tranquille ; j’ai écrit à cette pauvre Nanon pour lui dire que tout était fini entre nous ; puis, chose étrange, comme si j’étais poursuivi par quelque danger inconnu, je suis entre dans une église, et j’ai prié... Claire ne m’a pas dit si je devais la faire demander ou attendre... Attendons !

RAVAILLY.

C’est cela ; sergent, deux hommes au bas de cet escalier, deux autres à cette porte.

CANOLLES.

Oh ! oh ! qui parle là ?

RAVAILLY.

Il me semble que je vois quelqu’un... Sont-ce déjà les ordres qui m’arrivent ?

CANOLLES.

Ah ! c’est vous, monsieur de Ravailly ?

RAVAILLY, à part.

M. de Canolles, pauvre garçon !

CANOLLES.

Vous n’êtes pas encore parti pour votre expédition ?

RAVAILLY.

Tout au contraire, j’en suis déjà revenu.

CANOLLES.

Ah !

RAVAILLY, à part, voyant entrer Lenet.

M. Lenet !...

LENET, de même.

Cet officier !...

CANOLLES.

Que disiez-vous tout à l’heure ?

RAVAILLY, à demi-voix.

Moi, monsieur ?... Je disais que, si j’étais prisonnier de guerre, fût-ce sur parole, de peur qu’on ne tînt pas vis-à-vis de moi la parole engagée, je sauterais sur un bon cheval, je gagnerais la rivière, je donnerais dix louis, vingt louis, cent louis, à un batelier, et, ma foi, le lendemain, arrive qui arrive !

CANOLLES.

Ah ! vous disiez cela ?

RAVAILLY.

Oui, monsieur.

CANOLLES.

Et à qui disiez-vous cela, capitaine ?

RAVAILLY.

À moi-même, attendu que je risquerais mon grade en le disant à un autre...

Il s’éloigne.

Ma foi, j’ai fait ce que j’ai pu.

CANOLLES, à lui-même.

Que signifient ces paroles ?

LENET.

Monsieur de Canolles !...

CANOLLES.

Monsieur Lenet ?

LENET.

Savez-vous les nouvelles ?

CANOLLES.

Non ; mais dites-les-moi, je les saurai.

LENET.

Je n’ai pas le temps ; seulement, courez bien vite jusqu’au cloître des Carmélites, et vous y trouverez madame de Cambes, qui vous les dira.

CANOLLES.

Madame de Cambes ? Mais elle m’a dit de venir l’attendre ici.

LENET.

Elle a changé d’avis... Allez sans perdre un instant, et, si elle n’y est pas, attendez dans l’angle le plus noir qu’elle vienne vous y rejoindre. Avez-vous de l’argent ?

CANOLLES.

Pour quoi faire ?

LENET.

On ne sait pas ; en temps de guerre civile, on peut avoir besoin de quitter un pays au moment où l’on s’y attendait le moins.

CANOLLES, à part.

Oh ! oh ! tous deux me disent la même chose en termes différents.

LENET.

Vous hésitez ?

CANOLLES.

Non, monsieur, j’y vais !

Il s’éloigne.

LENET, voyant qu’on donne un ordre à Ravailly.

Je crois qu’il était temps.

 

 

Scène IX

 

RAVAILLY, CANOLLES, LENET, LA VICOMTESSE

 

LA VICOMTESSE.

Ah ! c’est vous !

CANOLLES.

Oui.

LA VICOMTESSE.

Que faites-vous ici ?

CANOLLES.

Je vous attendais !

LA VICOMTESSE.

Et moi, je vous cherche.

CANOLLES.

Eh bien ?

LA VICOMTESSE.

Venez !

CANOLLES.

Où ?

LA VICOMTESSE.

Venez, vous dis-je !

CANOLLES.

Mais...

LENET.

Allez donc, il sera trop tard.

CANOLLES.

Je vous suis.

LA SENTINELLE.

On ne passe pas !

LA VICOMTESSE.

Comment ! je ne puis pas passer ?

LA SENTINELLE.

Vous, oui ! monsieur, non !

LENET.

Essayez à l’autre.

DEUXIÈME SENTINELLE.

On ne passe pas !

LA VICOMTESSE.

Oh !

CANOLLES.

Ah ! je comprends les conseils que l’on me donnait.

RAVAILLY.

Mon cher colonel, je suis au désespoir, mais de nouvelles mesures prises par le conseil de madame la princesse...

CANOLLES.

Vous m’arrêtez ? Oh ! dites franchement ; je suis tellement habitué à être arrêté depuis quelque temps, que, s’il se passait seulement huit jours sans que je le fusse, cela m’étonnerait.

RAVAILLY.

Vous ne serez privé que momentanément, je l’espère, de votre liberté.

CANOLLES.

Mais j’étais déjà prisonnier ?

RAVAILLY.

Seulement, vous aviez la ville pour prison, tandis que maintenant...

CANOLLES.

C’est juste, vous me conduisez à la forteresse ?

RAVAILLY.

Ce n’est pas ma faute, colonel : j’en avais assez dit, ce me semble, et, à moins d’ajouter que M. Richon était mort...

CANOLLES.

Merci, monsieur Ravailly... Merci, monsieur Lenet... Madame la vicomtesse, je me recommande à vos prières.

LA VICOMTESSE.

Oh ! mon Dieu ! que faire ?

LENET.

L’ordre vient de madame la princesse, madame la princesse peut révoquer l’ordre qu’elle a donné... Laissez aller M. de Canolles, et occupez-vous de la princesse.

LA VICOMTESSE.

Baron, ne craignez rien, je suis là, je veille... Demain, oh ! demain, je vous le jure, vous serez libre.

CANOLLES.

Tâchez que ce soit vous qui m’annonciez ma liberté, madame, et ce me sera une double joie.

RAVAILLY.

Êtes-vous prêt, monsieur de Canolles ?

CANOLLES.

Je vous suis, messieurs !

 

 

Scène X

 

LA VICOMTESSE, LENET

 

LA VICOMTESSE, à Lenet.

Madame la princesse est là ?

LENET.

Oui, mais avec M. de la Rochefoucauld.

LA VICOMTESSE.

Grand Dieu ! il faut pourtant que je lui parle à l’instant même, sans retard.

LENET.

Laissez-moi la prévenir... Mais je crois la chose inutile, tenez.

 

 

Scène XI

 

LENET, LA VICOMTESSE, MADAME DE TOURVILLE, LA ROCHEFOUCAULD, LES OFFICIERS

 

MADAME DE TOURVILLE.

Ah ! c’est vous, monsieur Lenet ! C’était, ma foi, bien heureux que vous ne fussiez point là ?

LENET.

Et pourquoi, madame ?

MADAME DE TOURVILLE.

Parce que, pour la première fois, mon plan a prévalu.

LENET.

Ah ! vous êtes pour les représailles, je crois ?

MADAME DE TOURVILLE.

Oui, comme tout le monde, au reste ! les représailles à l’unanimité.

LA VICOMTESSE.

Pardon, madame, mais je suis moins savante que vous en termes de guerre, et je désire savoir ce que vous entendez par représailles.

MADAME DE TOURVILLE.

J’entends que ce qui a été fait à M. Richon sera fait au premier officier de l’armée royale que nous trouverons sous notre main.

LA VICOMTESSE.

Richon a donc été arrêté, mis en prison ? Richon est donc mort ?

MADAME DE TOURVILLE.

Richon a été jugé, condamné et exécuté.

LA VICOMTESSE.

Richon a été exécuté ?

MADAME DE TOURVILLE.

Richon a été pendu, ma chère, et nous cherchons un officier de l’armée royale pour le pendre.

LA ROCHEFOUCAULD.

Mais il me semble que cet officier est tout trouvé, et que, par ordre de madame la princesse, on a arrêté M. de Canolles.

LA VICOMTESSE.

M. de Canolles ?

LA ROCHEFOUCAULD.

Oui, ou bien M. de Ravailly aurait désobéi.

LA VICOMTESSE.

Non, non, M. de Canolles a bien été arrêté, là, devant moi, à l’instant même... Mais c’est une feinte, n’est-ce pas, monsieur le duc ? une manifestation, voilà tout... On ne peut rien faire, il me semble du moins, on ne peut rien faire à un prisonnier sur parole.

LA ROCHEFOUCAULD.

Richon aussi, madame, était prisonnier sur parole.

LA VICOMTESSE.

Monsieur le duc, je vous en supplie !

LA ROCHEFOUCAULD.

Inutile, madame, c’est une décision prise et sur laquelle il n’y a pas à revenir... Un officier de l’armée royale sera exécuté comme l’a été M. Richon... Venez, messieurs.

Il sort avec les Officiers.

 

 

Scène XII

 

LA VICOMTESSE, LA PRINCESSE, LENET

 

LA VICOMTESSE.

Oh ! madame, au nom du ciel, écoutez-moi, ne me repoussez pas !

LA PRINCESSE.

Qu’y a-t-il, mon enfant, et pourquoi pleures-tu ?

LA VICOMTESSE.

Je pleure, madame, parce que j’ai appris que vous avez voté la mort en conseil, et cependant, madame, vous ne pouvez pas tuer M. de Canolles !

LA PRINCESSE.

Et pourquoi cela ? Ils ont bien tué Richon, eux !

LA VICOMTESSE.

Mais, madame, rappelez-vous que c’est ce même M. de Canolles qui a sauvé Votre Altesse à Chantilly.

LA PRINCESSE.

Dois-je lui savoir gré d’avoir été dupe de notre ruse ?

LA VICOMTESSE.

Et voilà l’erreur, madame !... c’est que M. de Canolles m’a reconnue ; c’est que M. de Canolles avait deux cents hommes à la porte de Chantilly, qu’il pouvait appeler d’un coup de sifflet ; c’est que M. de Canolles, et peut-être a-t-il eu tort, c’est que M. de Canolles a sacrifié son devoir à son amour.

LA PRINCESSE.

Mais il t’aimait donc ?

LA VICOMTESSE.

Il m’aime !

LA PRINCESSE.

Mais celui que tout à l’heure tu venais me demander la permission d’épouser, c’était donc... ?

LA VICOMTESSE.

C’était M. de Canolles, madame ! M. de Canolles fait prisonnier à Saint-Georges, par moi, puisque c’est moi qui ai livré ce passage inconnu de tout le monde ! Ainsi, réfléchissez donc bien, madame : si on le tuait, ce serait moi qui l’aurais tué !

LA PRINCESSE.

Ma chère enfant, songe donc que tu me demandes là une chose impossible... Richon est mort, il faut que Richon soit vengé.

LA VICOMTESSE.

Oh ! malheureuse ! malheureuse ! c’est moi qui aurai perdu celui que j’aime !

LENET.

Madame !

LA PRINCESSE.

Ah ! vous aussi, Lenet ?

LENET.

Pardon, madame, il a été dit que la mort de M. Richon serait vengée sur un officier de l’armée royale.

LA PRINCESSE.

Eh bien, M. de Canolles n’est-il pas un officier de l’armée royale ?

LENET.

Si fait, madame ; mais cette espèce d’aventurier, ce gouverneur de la ville de Branne, ce M. de Cauvignac est aussi un officier de l’armée royale.

LA PRINCESSE.

Ah ! monsieur l’homme sévère ! c’est-à-dire que vous me demandez la vie de l’un et la mort de l’autre... Est-ce bien juste, cela ?

LENET.

D’abord, il est juste madame, quand un seul homme doit mourir, que l’on n’en fasse pas mourir deux : c’est bien assez de souffler une fois sur ce flambeau allumé par la main de Dieu et que l’on appelle la vie. Ensuite, il est juste, s’il y a un choix à faire, que l’honnête homme soit sauvé de préférence à l’intrigant...

LA PRINCESSE.

Eh bien, mon vieil ami, sois content ! sois heureuse, ma douce Claire ! rassurez-vous tous deux : un seul mourra, puisque vous le voulez... Mais qu’on ne vienne pas me redemander la grâce de celui qui sera destiné à mourir.

LA VICOMTESSE.

Oh ! merci, madame ! à partir de ce moment, ma vie et la sienne sont à vous.

LENET.

Et, en faisant ainsi, madame, vous serez à la fois juste et miséricordieuse ! ce qui, jusqu’à présent, n’avait été le privilège que de Dieu seul.

LA VICOMTESSE.

Et maintenant, madame, puis-je le voir ? puis-je le délivrer ?

LA PRINCESSE.

Le voir, oui ; le délivrer, non ; mais vous avez ma parole de princesse, Claire, allez la lui porter.

LA VICOMTESSE.

Un mot de vous, madame, pour pénétrer dans cette forteresse ?

LA PRINCESSE, s’asseyant.

Le voici !

Pendant qu’elle écrit, la Vicomtesse est à genoux et baise le bas de sa robe.

LENET.

Pourquoi les princes font-ils si rarement des heureux ? C’est cependant chose si facile à faire !

LA PRINCESSE.

Parce qu’ils n’ont pas souvent près d’eux des conseillers comme vous, Lenet.

LA VICOMTESSE, emportant le laisser passer.

Oh ! merci, madame, merci !

 

 

ACTE V

 

 

Neuvième Tableau

 

La prison.

 

 

Scène première

 

RAVAILLY, CANOLLES, assis

 

RAVAILLY.

Monsieur de Canolles !... monsieur !...

CANOLLES, se retournant.

Monsieur ?

RAVAILLY.

Avez-vous besoin de souper ?

CANOLLES.

Mais volontiers.

RAVAILLY.

En ce cas, donnez vos ordres ; le geôlier est averti de vous faire faire telle chère qu’il vous conviendra.

CANOLLES.

Vraiment ? Allons, il paraît que je serai traité honorablement tout le temps que je demeurerai ici. C’est toujours quelque chose.

RAVAILLY.

J’attends !

CANOLLES.

Ah ! c’est juste ! Pardon, votre demande m’avait suggéré certaines réflexions... Revenons à la matière... Oui, mon cher ami, je souperai, j’ai grand’faim ; mais je suis sobre, et un repas de soldat me suffira.

RAVAILLY.

Maintenant, vous n’avez aucune recommandation à faire ?

CANOLLES.

Aucune !

RAVAILLY.

En ville ?

CANOLLES.

En ville ? Pourquoi en ville ?

RAVAILLY.

Oui, n’attendez-vous rien ?... Tenez, vous venez de me dire que vous êtes soldat ; je le suis aussi, agissez envers moi comme avec un camarade.

CANOLLES.

Non, cher ami, je n’ai aucune recommandation à faire en ville ; je n’attends rien... Si fait, j’attends bien une personne, mais je ne puis vous la nommer. Quant à vos offres bienveillantes, merci, mon cher lieutenant ; si j’ai besoin de vous, je vous le dirai franchement.

RAVAILLY.

Du moment que vous ne demandez qu’à souper...

CANOLLES.

Eh bien ?

RAVAILLY.

Vous allez être servi, monsieur... Adieu ?

 

 

Scène II

 

CANOLLES, seul

 

Comme il a l’air solennel à l’endroit du souper ! est-ce qu’on ne soupe pas en prison ?... Voilà que le souper, en tête à-tête avec moi-même, me rappelle celui que je fis seul chez Biscarros le jour où Richon refusa de s’attabler avec moi... Pauvre Richon ! c’était un brave... La sotte chose que la guerre ! vivant hier, mort aujourd’hui ! Il se sera fait tuer sur ses canons, l’intrépide ! comme j’aurais fait à Saint-Georges sans ce maudit souterrain... Ah ! le contretemps est fâcheux ; cette mort de Richon va redoubler les rigueurs de ma captivité, on ne me laissera plus courir la ville, plus de rendez-vous dans les beaux jardins ! Peut-être m’enverra-t-on croupir à quinze pieds sous terre, tandis que j’aurais pu vivre et m’épanouir au soleil, près d’une femme aimée. Poétique espérance changée en une brutale déception ! Plus de mariage même, à moins que Claire ne se contente de la chapelle d’une prison... Bah ! elle s’en contentera... On est aussi bien marié dans une chapelle que dans une autre.

Bruit, cris au dehors.

Ah ! voilà qu’on apporte mon souper.

 

 

Scène III

 

DEUX SOLDATS, apportant la table, CANOLLES, regardant à travers les barreaux de sa fenêtre, puis RAVAILLY

 

CANOLLES.

Quel diable de mouvement dans la ville ! où vont tous ces gens-là ? On dirait que c’est du côté de l’esplanade... Il n’y a cependant ni parade ni exécution à cette heure-ci... Ils courent tous du même côté... Enfin !... Bien, mon couvert est mis...

Il soupe.

Du bordeaux !... il sera aussi bon pour ces braves gens que pour moi !...

Aux Soldats.

Mes amis, buvez donc cette bouteille à ma santé ; je bois à la vôtre.

Il boit ; les Soldats boivent tour à tour dans la bouteille.

Ils ne sont pas polis, mais ils boivent bien, on ne peut pas tout avoir.

RAVAILLY, entrant.

Monsieur !... pardon !

CANOLLES.

Ah ! très bien... Vous venez souper avec moi ?

RAVAILLY.

Je ne saurais avoir cet honneur, monsieur : je sors de table et je reviens....

CANOLLES.

Pour me tenir compagnie ? C’est bien aimable à vous.

RAVAILLY fait signe aux Soldats de sortir ; ils sortent.

Non, monsieur ; je viens vous demander si vous êtes catholique ou huguenot.

CANOLLES.

Quelle idée ! pourquoi cela ?

RAVAILLY.

Voici : nous n’avons qu’un chapelain catholique dans la prison ; cela vous gênera si vous êtes de la religion...

CANOLLES.

En quoi cela me gênera-t-il ?

Il se lève.

RAVAILLY, embarrassé.

Mais pour faire vos prières.

CANOLLES.

Oh ! soyez tranquille, je penserai à cela plus tard ; je ne fais mes prières que le matin, moi.

RAVAILLY.

Soit, monsieur, soit !

Il salue et sort.

 

 

Scène IV

 

CANOLLES, puis LA VICOMTESSE

 

CANOLLES.

De plus en plus solennel !... Ah çà ! mais ils se détraquent tous... Depuis la mort de ce pauvre Richon, tous ceux que je vois ont l’air d’idiots ou d’enragés... Cordieu ! je donnerais mon souper de demain pour apercevoir un visage raisonnable.

LA VICOMTESSE, se précipitant à son cou.

Ah !

CANOLLES.

Bon ! encore un fou !... Ah ! mais... Claire !... vous ici !... Oh ! pardonnez, pardonnez-moi de ne pas vous avoir devinée.

LA VICOMTESSE.

Enfin !... enfin !... Oh ! mon Dieu, que je suis heureuse ! Merci ! merci, mon Dieu ! d’avoir pu le revoir encore.

CANOLLES.

Encore ?... m’avoir revu encore ?... Et vous dites cela en pleurant ?... Eh ! mais vous ne devez donc plus me revoir ?...

LA VICOMTESSE.

Oh ! ne riez pas, votre gaieté me fait mal ! ne riez pas, je vous en supplie !... j’ai eu tant de peine à venir près de vous !... Si vous saviez à quoi a tenu que je ne puisse venir !... sans Lenet, sans cet ami excellent qui m’a fait accorder la permission de vous voir une demi-heure... Mais parlons de vous, mon ami. C’est donc vous que je retrouve, c’est donc bien vous ?

CANOLLES.

Mais oui, c’est bien moi.

LA VICOMTESSE.

Tenez, n’affectez pas ce maintien joyeux, c’est inutile. Je sais tout, on ne s’était pas caché de moi.

CANOLLES.

Ah ! on ne s’était pas caché de vous ?

LA VICOMTESSE.

On ne savait pas que je vous aime.

CANOLLES.

Mon amie, je ne vois pas bien...

LA VICOMTESSE.

Avouez que vous m’attendiez, que vous étiez mécontent de mon silence, que vous m’accusiez déjà.

CANOLLES.

Je vous attendais, tourmenté, mécontent ; mais je ne vous accusais pas... Pourquoi l’eussé-je fait ? « Elle est retenue, me disais-je, par quelque circonstance plus forte que sa volonté... » Le plus grand malheur pour moi, c’est que notre mariage se trouvait différé, remis à huit jours, à quinze peut-être.

LA VICOMTESSE.

Parlez-vous sérieusement ?

CANOLLES.

Mais oui.

LA VICOMTESSE.

Vous n’êtes pas plus effrayé que cela ?

CANOLLES.

Effrayé ! de quoi ? Est-ce que, sans m’en douter, je cours un danger quelconque ?... Ah ! tout est possible !

LA VICOMTESSE.

Le malheureux ! il ne savait rien.

CANOLLES.

Ah ! ah ! il y a quelque chose... Non, je ne savais rien, je ne sais rien encore ; mais, comme je suis un homme, comme je suis votre ami, vous allez tout me dire ; n’est-ce pas, Claire ? Voyons, je vous en prie, parlez.

LA VICOMTESSE.

Vous savez que Richon est mort ?

CANOLLES.

Ah ! cela, oui, je le sais... Ah ! je comprends, je comprends mon arrestation, mon interrogatoire ; je comprends les offres de service de l’officier, le silence des soldats ; je comprends votre démarche, votre joie de me revoir, vos pleurs et les cris de cette foule qui va vers l’esplanade. Richon est mort, n’est-ce pas, et c’est sur moi qu’on vengera la mort de Richon ?

LA VICOMTESSE.

Non, non, mon bien-aimé ; non, pauvre ami de mon cœur, non, tu ne seras pas sacrifié, chère victime !... Oh ! tu ne t’étais pas trompé. Oui, tu étais désigné, oui, tu allais périr ; tu as vu de bien près la mort, mon beau fiancé ! Mais, rassure-toi, nous pouvons parler de bonheur, d’avenir. J’ai sauvé ta vie, et je puis te consacrer la mienne ; ce n’est pas ton sang qui payera le sang de Richon.

CANOLLES.

Quelqu’un mourra, dites-vous ? Oh ! chère amie, silence, silence ! c’est impossible.

LA VICOMTESSE.

Oui, silence ! l’autre nous entendrait peut-être ; notre joie serait un crime.

CANOLLES.

Qui donc mourra ? qui donc ?

 

 

Scène V

 

CANOLLES, LA VICOMTESSE, RAVAILLY

 

RAVAILLY.

Madame, la demi-heure est expirée.

LA VICOMTESSE.

Déjà !

CANOLLES.

Déjà !

LA VICOMTESSE, à Ravailly.

Oui, monsieur !

À Canolles.

Voyons, au lieu de vous attrister ainsi, réjouissez-vous avec moi... Cette nuit, dans une heure peut-être, vous sortirez de prison, la grâce sera signée ; alors, sans perdre une minute, nous fuirons... Cette ville maudite m’épouvante... Riez donc. Adieu ! Oh ! non pas adieu, au revoir, au revoir !

 

 

Scène VI

 

CANOLLES, RAVAILLY

 

CANOLLES.

Ah ! mon cher Ravailly !

RAVAILLY.

Maintenant, monsieur, il ne suffit pas d’être heureux, il faut être compatissant.

CANOLLES.

Compatissant ?

RAVAILLY.

Oui ; votre voisin, l’autre gouverneur, il demande à vous voir.

CANOLLES.

L’autre gouverneur ?

RAVAILLY.

Le gouverneur qui a été pris comme vous, le pauvre homme qui va mourir.

CANOLLES.

Il demande à me voir ?

RAVAILLY.

Y consentez-vous ?

CANOLLES.

Si j’y consens ?... Oh ! je crois bien, oui, pauvre infortuné ! je l’attends, je lui ouvre mes bras ; je ne le connais pas, mais n’importe !

RAVAILLY.

Oh ! il vous connaît bien, lui.

CANOLLES.

Ah !... Sait-il sa condamnation ?

RAVAILLY.

Je ne crois pas.

CANOLLES.

Oh ! laissons-le ignorer, mon Dieu ! Allez vite me le chercher, monsieur ; je vous en prie, allez vite.

RAVAILLY.

J’y vais. Au revoir.

CANOLLES.

Vous me le ramènerez, vous resterez avec nous.

RAVAILLY.

Non, je rentre au poste. À partir de onze heures, les geôliers seuls règnent en maîtres dans la prison. Le vôtre est prévenu, il sait que votre compagnon sera chez vous, il viendra l’y prendre au moment... Ainsi, quand vous le verrez venir...

CANOLLES.

C’est affreux !

RAVAILLY.

Au revoir, quand vous serez libre.

CANOLLES.

Merci !

Ravailly sort.

Mon Dieu ! faites que le malheureux ne vienne pas me reprocher mon bonheur !

 

 

Scène VII

 

CANOLLES, CAUVIGNAC

 

CAUVIGNAC.

Monsieur l’officier, grand merci ! C’est M. de Canolles qui est là ?

RAVAILLY, derrière la porte.

Oui.

CANOLLES.

Sa voix me fait mal.

CAUVIGNAC.

Monsieur le baron, permettez !

CANOLLES.

Eh ! monsieur, c’est vous ?

CAUVIGNAC.

Vous me reconnaissez ?

CANOLLES.

Pardieu ! si je reconnais l’homme qui m’a fait deux fois de suite tant de chagrin : la première à Jaulnay, la seconde à Chantilly... Je crois bien que je vous reconnais !

CAUVIGNAC.

Vous êtes bien bon, merci ! Eh bien, que pensez-vous de la situation précaire, hein... difficile ?... Est-ce que, de votre cachot, vous n’avez pas vu, comme je l’ai vu du mien, tous ces lourdauds qui courent vers un certain endroit qui doit être l’esplanade ? Vous connaissez l’esplanade, mon cher monsieur, et vous savez à quoi elle sert ?

CANOLLES.

À passer des revues, oui !

CAUVIGNAC, à part.

Allons encore un qui s’abuse sur sa position... Il faut le préparer un peu, lui adoucir la pente...

Haut.

Monsieur, mon cher monsieur, vous voyez les choses un peu trop en beau... Des revues, des revues, c’est faible... Je crois qu’il s’agit de quelque chose de mieux : une petite exécution, par exemple.

CANOLLES.

Allons donc !

CAUVIGNAC.

Ah ! vous êtes rassuré, vous ? Tant mieux ! vous n’avez pas les mêmes raisons que moi d’avoir...

CANOLLES.

D’avoir peur !

CAUVIGNAC.

D’être inquiet... Ah ! ne vous vantez pas trop de votre affaire, elle n’est pas superbe, allez... Mais, si je dois le dire, la vôtre ne fait rien à la mienne, et la mienne est terriblement embrouillée. Savez-vous bien qui je suis ?

CANOLLES.

Voilà une question singulière !... Vous êtes le capitaine Cauvignac, gouverneur de...

CAUVIGNAC.

De Branne, oui... pour le moment ; mais je n’ai pas toujours porté le nom de Cauvignac, je n’ai pas toujours été gouverneur de Branne.

CANOLLES.

Ah ! comment donc vous appelait-on, quand on ne vous appelait pas Cauvignac ?

CAUVIGNAC.

Par exemple, un jour que je ne m’appelais pas Cauvignac, je me suis appelé le baron de Canolles, comme vous.

CANOLLES.

Hein ?

CAUVIGNAC.

Oui, je comprends, vous vous demandez si je suis bien dans mon bon sens.

CANOLLES.

Ma foi, oui !... à moins que vous ne m’expliquiez...

CAUVIGNAC.

Eh bien, un seul mot... Mon vrai nom est Roland de Lartigues... Nanon est ma sœur.

CANOLLES.

Vous, le frère de Nanon ? vous ?... Ah ! pauvre garçon !

CAUVIGNAC.

Eh bien, oui, pauvre garçon, très pauvre garçon !... car, outre une foule de petits désagréments qui vont résulter du procès qu’on va me faire ici, j’ai la disgrâce de m’appeler Roland de Lartigues, et d’être le frère de Nanon...

CANOLLES.

Et qu’est devenue Nanon, monsieur de Cauvignac ? que fait-elle ?

CAUVIGNAC.

Oh ! pardieu ! elle pleure... non pas sur moi, elle ignore mon arrestation, mais sur vous, dont elle doit connaître le sort, à l’heure qu’il est.

CANOLLES.

Tranquillisez-vous, Lenet ne dira pas que vous êtes le frère de Nanon, M. de la Rochefoucauld n’a pas de motifs de vous perdre, on ne saura rien de tout cela.

CAUVIGNAC.

Soit ; mais on saura une chose : on saura, par exemple, que c’est moi qui ai donné à M. Lenet certaine signature de M. d’Épernon, et que cette signature a causé... Bah ! oublions ! oublions !

CANOLLES.

Voyons, monsieur de Cauvignac, du courage !

CAUVIGNAC.

Eh ! pardieu ! croyez-vous que j’en manque ? Vous me verrez au fameux moment, quand nous irons faire un tour sur l’esplanade... Pour moi, une chose me taquine : serons-nous fusillés, décapités ou pendus ?

CANOLLES.

Que dites-vous là ! des gens d’épée...

CAUVIGNAC.

Eh bien, est-ce que Richon n’était pas un homme d’épée ?... Cela ne l’a pas empêché d’être pendu.

CANOLLES.

Pendu !... Richon ! un soldat ?... Oh ! mon Dieu !

CAUVIGNAC.

Vous ne saviez pas cela ? Jugez de la situation à présent. Oui, pendu ! j’étais à Libourne quand on a fait le procès de ce pauvre Richon. Eh bien, procès, jugement, exécution, le tout a duré dix minutes. Nous sommes déjà en retard, nous autres.

CANOLLES.

Qu’est-ce que cela ? on vient !

CAUVIGNAC.

Diable !

CANOLLES.

J’avais demandé du vin, le geôlier l’apporte peut-être.

CAUVIGNAC.

Ah ! il y a encore cela. Si le geôlier entre avec des bouteilles, cela va bien ; mais, s’il vient les mains vides...

 

 

Scène VIII

 

CANOLLES, CAUVIGNAC, LE GEÔLIER, puis LA VICOMTESSE

 

LE GEÔLIER.

Lequel de vous deux est le baron de Canolles ?

CANOLLES et CAUVIGNAC.

Ah ! diable !

CANOLLES.

J’ai porté ce nom trente ans, c’est assez connu pour que je n’hésite pas à l’avouer.

CAUVIGNAC.

Moi, je l’ai porté trois heures, et cela suffit pour me donner beaucoup d’inquiétude.

CANOLLES.

Je suis M. de Canolles.

LE GEÔLIER.

Vous étiez gouverneur de place ?

CANOLLES.

Oui.

CAUVIGNAC.

Et moi aussi... sans compter que je me suis appelé Canolles, comme monsieur... Ah ! expliquons-nous bien, et pas de méprise ; c’est assez de ce qui m’est arrivé avec Richon, sans que je fasse tuer encore un homme.

LE GEÔLIER, à Canolles.

Ainsi, Canolles est le nom que vous portez maintenant ?

CANOLLES.

Oui.

LE GEÔLIER, à Cauvignac.

Et vous, vous vous êtes appelé autrefois Canolles ?

CAUVIGNAC.

Hélas ! oui.

LE GEÔLIER.

Et vous êtes tous deux gouverneurs de place ?

CANOLLES et CAUVIGNAC.

Tous deux !

LE GEÔLIER.

Heureusement que j’ai une dernière question à vous faire, et cette question éclairera tout.

CAUVIGNAC.

Aïe !... Faites votre question ?

LE GEÔLIER.

Lequel de vous deux est le frère de Nanon de Lartigues ?

CAUVIGNAC, à Canolles.

Qu’est-ce que je vous disais, que ce serait par là que l’on m’attaquerait !

CANOLLES.

Oh !

LE GEÔLIER.

Eh bien ?

La Vicomtesse entre.

CAUVIGNAC.

Et si c’était moi qui fusse le frère de mademoiselle Nanon, que me diriez-vous ?

LE GEÔLIER.

Je vous dirais de me suivre.

CAUVIGNAC.

Peste ! merci !

CANOLLES.

Mademoiselle Nanon m’a aussi appelé son frère.

LE GEÔLIER.

Ah ! tâchez de vous entendre, messieurs, la chose en vaut la peine : il y va de vie et de mort.

CANOLLES.

Raison de plus, monsieur, pour que je réclame mon nom de Canolles.

CAUVIGNAC.

Et moi, monsieur, mon titre de frère de Nanon.

CANOLLES.

Cependant...

LA VICOMTESSE.

Mon ami ! mon ami !

CANOLLES.

Vous !... vous !... Elle ici !

LE GEÔLIER.

Voyons, hâtons-nous, messieurs, que je sache à quoi m’en tenir.

CAUVIGNAC.

Tiens, comme vous êtes pressé !

LA VICOMTESSE, à Canolles.

Monsieur !... et moi ?... et ma vie ?... et tout notre avenir ?... et cette grâce que j’ai là, monsieur ?... Oh ! vous ne m’aimez donc pas ? Mais vous ne pouvez pas dire que vous êtes le frère de cette femme ; ne mentez pas, monsieur, ne mentez pas !

CAUVIGNAC.

Allons, allons, j’ai dans ma vie assez fait payer les autres ; à mon tour de payer aujourd’hui.

CANOLLES, à part.

Le malheureux !

LA VICOMTESSE.

Laissez-le partir, laissez cet homme l’emmener.

LE GEÔLIER.

Allons, qu’on se décide !

CAUVIGNAC.

Holà ! notre ami, doucement... Cher compagnon, me voilà fixé sur un point, c’est que je passe le premier.

LE GEÔLIER.

Allons, monsieur !

CAUVIGNAC.

Patience, vous ! vous êtes fatigant, mon brave homme... Cher frère, cher beau-frère... Madame, mille compliments... Ah ! madame, monsieur me rendra cette justice de dire que ce n’est pas moi qui vous l’enlèverai.

CANOLLES.

Adieu !

CAUVIGNAC.

Un mot, voulez-vous ?

CANOLLES.

Dites !

CAUVIGNAC.

Pardon, madame !

À Canolles.

Priez-vous quelquefois ?

CANOLLES.

Oui.

CAUVIGNAC.

Eh bien, quand vous prierez, dites un Pater et un Ave pour moi !

Au Geôlier.

C’est moi qui suis le frère de mademoiselle Nanon de Lartigues, son vrai frère. Marchez, mon brave.

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

CANOLLES, LA VICOMTESSE

 

LA VICOMTESSE.

Nous, partons, mon ami ! partons !

CANOLLES.

Oui, partons !

On entre.

Qu’est cela ?

 

 

Scène X

 

LA ROCHEFOLCAULD, LENET, CANOLLES, LA VICOMTESSE, OFFICIERS

 

LA VICOMTESSE, à la Rochefoucauld.

Monsieur, voici l’ordre d’élargir M. de Canolles.

LA ROCHEFOUCAULD.

Très bien, madame. Monsieur est libre.

LA VICOMTESSE.

Venez, mon ami.

CANOLLES.

Partons, messieurs !

Il salue.

LENET.

Allez vite !

LA ROCHEFOUCAULD.

Ne m’a-t-on pas dit qu’une autre personne était dans ce cachot avec M. de Canolles ?

L’OFFICIER.

Oui, monseigneur.

LENET, bas, à Canolles.

Partez donc !

LA VICOMTESSE, aux Officiers rangés en haie.

Permettez, messieurs !

LA ROCHEFOUCAULD.

Pardon, madame...

LA VICOMTESSE.

Quoi donc, monsieur le duc ?

LA ROCHEFOUCAULD.

C’est que je ne vois pas l’autre prisonnier.

LENET.

On l’aura reconduit dans son cachot, au n° 3.

LA VICOMTESSE.

Monsieur, il ne sert à rien que j’attende ; madame la princesse a signé la liberté de M. de Canolles ?

LA ROCHEFOUCAULD.

Oui, certes !

LA VICOMTESSE.

Eh bien, voici l’ordre ; le reconnaissez-vous ?

CANOLLES.

Laissez donc, madame, M. le duc accomplit les formalités.

LENET, bas.

Partez ! partez !

LA VICOMTESSE.

Oh ! mais venez, venez donc !

UN OFFICIER.

Le n°3 est vide, le prisonnier n’y est plus.

LA ROCHEFOUCAULD.

Ah ! ah ! vous voyez !... fermez, messieurs !

LA VICOMTESSE.

Monsieur...

CANOLLES, à part.

Je devine tout ! Nanon veillait sur moi, Nanon m’avait désigné à M. d’Épernon comme son frère... Nanon ignorait l’arrestation de Cauvignac, elle l’a fait libre, je suis mort.

LA VICOMTESSE.

Je passerai ! je passerai, vous dis-je ! j’ai l’ordre, l’ordre est au nom de monsieur, je passerai.

LA ROCHEFOUCAULD.

Madame, cela ne me regarde plus ; madame la princesse a fait grâce à l’un des prisonniers, mais elle veut punir l’autre ; cet autre ayant disparu...

LA VICOMTESSE.

Oh !

LENET.

Monsieur le duc !

LA VICOMTESSE.

Vous désobéissez à Son Altesse.

LA ROCHEFOUCAULD.

Non, madame ; mais je vais la faire prévenir de ce qui arrive, j’y vais.

LENET, bas, à la Vicomtesse.

Ne le laissez pas aller.

LA VICOMTESSE, à Lenet.

Oh ! non !...

Au Duc.

Pourquoi vous ?

LA ROCHEFOUCAULD.

C’est vrai, madame ; vous alors... Qui peut plus que vous sur l’esprit de la princesse ?

LENET, bas, à la Vicomtesse.

N’y allez pas.

LA ROCHEFOUCAULD.

Eh bien, partez-vous, madame ?

LA VICOMTESSE.

Je ne quitterai pas monsieur.

L’OFFICIER, à Canolles.

Monsieur de Canolles, éloignez-la !

CANOLLES, bas.

Je comprends !

Haut.

Écoutez, chère Claire, j’ai grande confiance en M. le duc ; mais, je l’avoue, j’ai plus grande confiance encore en vous ; ce... ce que madame la princesse refuserait à un autre, elle ne le refusera pas à la vicomtesse de Cambes.

LA VICOMTESSE.

C’est vous qui me le dites !

CANOLLES.

C’est moi qui vous le dis.

LA VICOMTESSE.

J’y vais ! Lenet ! Lenet ! jurez-vous de ne pas le quitter ?

LENET.

Je ne le quitterai pas, je le jure.

LA VICOMTESSE.

Merci ! je reviens !

CANOLLES.

Adieu !

LENET.

Embrassez-la donc !

CANOLLES, l’embrassant.

Claire !

LA VICOMTESSE.

Laisse-moi courir chez la princesse, laisse-moi !

Du fond.

Je reviens ! Je reviens !

Elle part.

LA ROCHEFOUCAULD, à Canolles.

Monsieur, nous vous attendons.

CANOLLES.

Moi ?... Mais on n’attend donc pas le retour de madame de Cambes ?

LA ROCHEFOUCAULD.

On vous a laissé éloigner la femme que vous aimez, c’est tout ce que l’on pouvait faire.

CANOLLES, à Lenet.

Je comprends, je ne la verrai plus ! quand vous m’avez dit de l’embrasser, c’était donc pour la dernière fois ?

RAVAILLY.

On dirait qu’il pleure !

CANOLLES.

Orgueil ! seul et unique courage qui soit réel, viens à mon secours ! moi, pleurer une chose aussi futile que la vie ?... Allons donc ! comment ai-je fait au fort Saint-Georges, quand mille morts me menaçaient ?... J’ai combattu, j’ai ri.

Entrée des Gardes.

Eh bien, aujourd’hui, comme ce jour-là, si je ne combats pas, du moins rien ne m’empêchera de rire... Pardon, messieurs, il m’a fallu une minute pour m’accoutumer à la mort ; si c’est trop, excusez-moi, messieurs, de vous avoir fait attendre... Quand vous voudrez ; c’est moi qui vous attends.

Il appelle Lenet, lui prend le bras et sort avec lui.

 

 

Dixième Tableau

 

L’esplanade. Il fait nuit.

 

 

Scène première

 

NANON et COURTANVAUX, sur la contrescarpe, LES AIDES DE L’EXÉCUTEUR, mangeant au pied de la potence, CAUVIGNAC et LE GEÔLIER, descendant par le chemin couvert

 

NANON.

Rien encore !... Mon ami, vous avez bien remis la lettre à l’avocat du roi lui-même ?

COURTANVAUX.

À lui-même.

NANON.

Et il a été à la prison tout de suite ?

COURTANVAUX.

À l’instant !

NANON.

Et il est revenu, vous disant de me rassurer ?

COURTANVAUX.

Il est revenu, me disant qu’il répondait de tout.

NANON.

Ainsi, M. de Canolles, mon frère, devait fuir par la poterne ?

COURTANVAUX.

Par la poterne.

NANON.

À côté de l’esplanade ?

COURTANVAUX.

À côté de l’esplanade.

NANON.

C’est bien ici, n’est-ce pas ?

COURTANVAUX.

Voici la poterne, voici l’esplanade.

NANON.

Oui, c’est vrai, et les terribles apprêts du supplice...

La Sentinelle, sur l’esplanade, a cru entendre parler ; elle s’approche et regarde.

COURTANVAUX.

Silence, madame ! la sentinelle nous a entendus, et, si elle nous voyait...

LA SENTINELLE.

Eh ! là-bas, de l’autre côte du fossé, y a-t-il quelqu’un ?

Courtanvaux et Nanon se cachent et restent muets.

Je me trompais !

Elle continue sa promenade.

 

 

Scène II

 

NANON, COURTANVAUX, LES AIDES DE L’EXÉCUTEUR, CAUVIGNAC, LE GEÔLIER

 

CAUVIGNAC.

Eh ! un instant, l’ami ! où me menez-vous ?

LE GEÔLIER.

Venez !

CAUVIGNAC.

Venez ! c’est bientôt dit : on aime à savoir où l’on va.

LE GEÔLIER.

Venez, vous dis-je ! nous y sommes.

CAUVIGNAC.

Où cela ?

LE GEÔLIER.

À la poterne.

CAUVIGNAC.

À la poterne ?

LE GEÔLIER.

Une seconde...

CAUVIGNAC.

Que faites-vous ?

LE GEÔLIER.

J’éteins ma lanterne.

CAUVIGNAC.

Nous n’y verrons plus.

LE GEÔLIER.

Bah ! et les étoiles ?

CAUVIGNAC.

Comment, les étoiles ?

LE GEÔLIER, ouvrant la porte.

Oui !

CAUVIGNAC.

Mais qu’est-ce que ceci ? Que c’est noir ! ça m’a l’air de l’Achéron.

LE GEÔLIER.

Ce sont les fossés de la ville.

NANON.

Il me semble que j’ai entendu...

COURTANVAUX.

Le bruit d’une porte, n’est-ce pas ?

NANON.

Chut !

Elle s’approche du bord.

CAUVIGNAC.

Les fossés... Ah !

LE GEÔLIER.

Savez-vous nager ?

CAUVIGNAC.

Oui.... non.... si... c’est-à-dire... Mais pourquoi diable me demandez-vous cela ?

LE GEÔLIER.

C’est que, si vous ne savez pas nager, nous serons forcés d’attendre le bateau qui stationne là-bas ; or, c’est un quart d’heure perdu, et, pendant ce quart d’heure, on peut s’apercevoir de votre fuite et nous rattraper.

CAUVIGNAC.

Ah çà ! mais je fuis donc ? mais nous nous sauvons donc ?

LE GEÔLIER.

Pardieu ! certainement que nous nous sauvons.

CAUVIGNAC.

Et où cela ?

LE GEÔLIER.

Où vous voudrez.

CAUVIGNAC.

Je suis donc libre ?

LE GEÔLIER.

Libre comme l’air.

CAUVIGNAC.

Ah !

Il saute à l’eau.

COURTANVAUX.

Il me semble que je vois deux ombres.

NANON.

Et moi, j’entends des voix.

CAUVIGNAC, de l’autre côté.

Ouf ! m’y voilà... Cher geôlier de mon cœur, Dieu vous récompensera.

NANON.

Est-ce vous, mon ami ?

CAUVIGNAC.

En effet, il y a quelqu’un.

NANON.

Est-ce vous ?

CAUVIGNAC, bas.

La voix de ma sœur !

Haut.

Oui, c’est moi !

NANON, à Courtanvaux.

Laissez là les armes, et faites avancer les chevaux.

COURTANVAUX.

Oui.

NANON.

Ô mon Dieu ! je vous rends grâce, il est sauvé.

Reconnaissant son frère.

Cauvignac !

CAUVIGNAC.

N’était-ce pas moi que vous attendiez ?

NANON.

Malheureux ! où est M. de Canolles ?

CAUVIGNAC.

Mais en prison, à ce que je suppose.

NANON.

Non, non, pas en prison, car le voilà ! le voilà !

Le Peuple force les Sentinelles, et vient se placer pour voir l’exécution.

Oh ! malheureuse que je suis !

CAUVIGNAC.

Eh bien, pour la première fois que j’ai eu de la conscience, il faut avouer que la chose a assez mal tourné.

NANON.

Canolles ! Canolles !

CAUVIGNAC.

Attendez, peut-être tout n’est-il pas perdu.

NANON.

Oh !

LA SENTINELLE.

Qui vive ?

CAUVIGNAC.

Silence !... Pauvre garçon, c’est lui qui va être pendu !

 

 

Scène III

 

NANON, COURTANVAUX, LES AIDES DE L’EXÉCUTEUR, CAUVIGNAC, LE GEÔLIER, LENET, CANOLLES, L’OFFICIER, PEUPLE, SOLDATS

 

CANOLLES.

Oh ! je voudrais bien cependant la voir encore une fois !

LENET.

Voulez-vous que j’aille vous la chercher ? voulez-vous que je l’amène ?

CANOLLES.

Oh ! oui ! oui !

LENET.

Eh bien, j’y cours ; mais vous la tuerez ?

CANOLLES.

Non, restez !

RAVAILLY, à Canolles.

Que dites-vous, monsieur !

CANOLLES.

Je dis que je ne croyais pas qu’il y eût si loin de la prison à l’esplanade.

LENET.

Hélas ! ne vous plaignez pas, monsieur, car vous êtes arrivé.

CANOLLES.

C’est bien !...

Il ôte son manteau, le donne à un Soldat et embrasse Lenet.

Allons !...

Il monte les premières marches, puis ; relevant la tête, il s’écrie.

Qu’est-ce que je vois là-bas ? qu’est-ce que cette chose lugubre et informe que je distingue à peine dans la nuit ?

Aux Soldats qui sont montés devant lui.

Éclairez donc ! Mais je ne me trompe pas, c’est la hideuse silhouette d’un gibet ! mais ce n’est pas ce que j’ai le droit d’attendre, cela, messieurs ! Ce n’est pas l’échafaud, ce n’est pas la hache, ce n’est pas le billot.

Ses yeux se tournent vers Ravailly.

RAVAILLY.

Hélas ! monsieur !

CANOLLES.

Où est M. le duc de la Rochefoucauld ? Je veux parler au duc de la Rochefoucauld ?

LENET.

Que voulez-vous lui dire ?

CANOLLES.

Je veux lui dire que je suis gentilhomme, tout le monde le sait, le bourreau lui-même ne l’ignore pas... Je suis gentilhomme, j’ai le droit d’avoir la tête coupée !

RAVAILLY.

Hélas ! monsieur, le roi a fait pendre Richon, et il s’agit ici de représailles.

CANOLLES.

Je ne demande pas grâce, je demande justice ! Ah ! l’on ne se contente pas seulement de ma mort, on veut que cette mort soit infamante ! Il y a des gens qui m’aiment, messieurs. Eh bien, dans le cœur de ces gens-là, vous allez imprimer à jamais, avec le souvenir de ma mort, l’ignoble image d’un gibet... Ah ! pas une arme !...

Allant à Ravailly.

Monsieur, vous êtes officier, vous êtes gentilhomme ; monsieur, par grâce, par pitié, un coup d’épée, monsieur, un coup d’épée, une balle de mousquet, ce que vous voudrez, pourvu que ce soit quelque chose qui tue !... Ah ! je ne veux pas mourir de la mort des misérables, des assassins, de la mort des lâches ! je ne le veux pas, je ne le veux pas !

Il gagne du côté du Peuple, Lenet vient près de lui.

NANON, au Geôlier.

Mon ami, ma fortune pour rentrer dans la ville ; conduis-moi.

CAUVIGNAC.

Que voulez-vous ?

NANON.

Ils me détestent, ils me haïssent, ils m’exècrent, je vais me livrer à sa place... Pour m’avoir, ils le lâcheront.

CAUVIGNAC, l’arrêtant.

Ma sœur ! ma sœur !

CANOLLES.

Mes amis, mes amis, un couteau ! un couteau ! jetez-moi un couteau, par grâce, par pitié !

LA VICOMTESSE, dans le lointain.

Que je le revoie au moins avant de mourir !

Canolles et madame de Cambes se jettent dans les bras l’un de l’autre.

TOUS DEUX.

Oh !...

NANON.

Mon Dieu, sauvez-le, fût-ce pour elle !

Le Bourreau s’approche et touche l’épaule de Canolles.

CANOLLES.

C’est bien, me voilà ; faites votre office !

NANON.

Un regard pour moi ! un seul regard !

CAUVIGNAC, à Courtanvaux.

Retenez cette femme.

Il prend une carabine derrière un arbre.

Monsieur de Canolles ! monsieur de Canolles !

CANOLLES, s’arrêtant.

Je comprends !...

Il découvre sa poitrine, Cauvignac fait feu ; Canolles chancelle et tombe en disant.

Merci !...

Appelant.

Claire ! Claire !...

LA VICOMTESSE.

Oh !

Elle se précipite sur le corps.

NANON.

Plus heureuse que moi jusqu’à la fin !

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