Fromont jeune et Risler aîné (Adolphe BELOT - Alphonse DAUDET)
Pièce en cinq actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 16 septembre 1876.
Personnages
FRANTZ RISLER
RISLER
PLANUS
GEORGES
DELOBELLE
CHÈBE
FIRMIN, maître d’hôtel
UN GARÇON
DÉSIRÉE
SIDONIE
CLAIRE
MADAME CHÈBE
TOBY
MADAME DOBSON
CHRISTINE, cuisinière
UNE BONNE
ACTE I
Un petit salon chez Véfour. Glace à gauche. Canapé à droite. De grandes portières au fond qui, lorsqu’elles sont relevées laissent voir le grand salon de noces tout allumé, ciré, reluisant et désert, avec piano et pupitres de musique. Portes latérales à droite pour la sortie.
Scène première
UN MAÎTRE D’HÔTEL, UN GARÇON
Au lever du rideau, le garçon qui vient d’entrer par la gauche jette un regard rapide autour de lui et commence à siffler à la régalade une bouteille de champagne qu’il emportait. Pendant qu’il boit, la tenture du fond se soulève, paraît un maître d’hôtel majestueux, portant sur un plateau des verres vides.
LE MAÎTRE D’HÔTEL, tapant sur l’épaule du garçon.
Eh bien, eh bien, jeune homme... en voilà des manières...
LE GARÇON, se retournant effaré.
Ah ! M. Firmin... Excusez-moi... je... un vieux restant de champagne.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Où vous croyez-vous donc, mon cher ?... un restaurant comme le nôtre.
Il lui prend la bouteille des mains, s’assure qu’il y reste du champagne, la vide dans un verre de son plateau, et boit après lui avoir rendu majestueusement la bouteille.
Voilà... Rapportez ceci à l’office et souvenez-vous que la rincette revient de droit aux maîtres d’hôtel.
LE GARÇON.
Oui, monsieur Firmin.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Attendez voir, officier...
Soulevant les tentures du fond.
Le grand salon est allumé... Donnez donc un peu d’éclairage ici... Ils vont bientôt sortir de table.
LE GARÇON, remontant les lampes.
Qu’est-ce que c’est que ces gens-là, monsieur Firmin ?... La mariée est crânement gentille.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Commerce du Marais. Fromont jeune et Risler aîné. De grands fabricants de papiers peints... très mêlé comme monde. Côté Fromont assez cossu, côté Risler tout ce qu’il y a de plus boutique... Et c’est le Risler qui se marie.
LE GARÇON.
Diable !... Alors, la gratte ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Ça m’étonnerait... chut ! on vient... allumez vite !
Il s’éloigne majestueusement par le fond.
Scène II
MADAME CHÈBE, CHÈBE, LE GARÇON, qui allume
Chèbe, la serviette au menton, rageur, ses trois poils hérissés sur son immense crâne. Madame Chèbe, dans une magnifique robe verte tendue comme un bouclier, a la bouche pleine, l’air satisfait, bon enfant et indolent.
CHÈBE, entrant par la gauche.
C’est impossible !... Ça n’a pas de nom ! Je n’oublierai jamais ce qu’on m’a fait là.
MADAME CHÈBE, le suivant.
Voyons, Ferdinand, ne t’excite pas. Un jour comme aujourd’hui.
CHÈBE, au garçon, qui le regarde ahuri.
Eh ben, quoi ?... Quand vous aurez fini de me regarder.
Il le foudroie ; le garçon se retire. Chèbe continue.
Me mettre au bout de la table, moi, Ferdinand Chèbe, le père de la mariée !... Et à qui donne-t-on ma place ? à Fromont jeune.
MADAME CHÈBE.
Mais c’est l’associé de Risler, de notre gendre !
CHÈBE.
Je te dis que c’est un parti pris de m’humilier.
MADAME CHÈBE, épanouie, sur le canapé.
Mais non, mon ami, mais non, tu exagères.
CHÈBE.
Ah ! j’exagère... Est-ce que ce n’est pas ridicule la place que les Fromont tiennent à cette noce ?... Ils sont là, tous, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les amis de leurs amis. On croirait vraiment que c’est l’un d’eux qui se marie... Est-ce qu’il est question des Risler ou des Chèbe ? On ne m’a pas seulement présenté, moi, le père !
MADAME CHÈBE.
C’est la faute de Risler... Notre gendre est si distrait ; toujours ses idées d’invention dans la tête, si timide, avec ça, si...
CHÈBE.
Si empoté, dis le mot, si empoté, tellement à plat ventre devant son associé, la femme de son associé, la famille de son associé. Il n’y a pas moyen qu’on nous respecte, avec un gendre comme celui-là.
Il s’assied à gauche.
MADAME CHÈBE, pelant une mandarine qu’elle a tirée de sa poche.
Il faut dire aussi que Risler est dans une position exceptionnelle. Il est entré chez les Fromont comme simple dessinateur, et dam ! ce n’est pas étonnant qu’après avoir été si longtemps commis, il ait gardé une attitude courbée vis-à-vis de ses anciens patrons.
CHÈBE.
Eh ! Madame, on se redresse !
Il se dresse sur la pointe des pieds.
MADAME CHÈBE.
Après tout, c’est une grande chance pour nous, que ce mariage de notre fille. Nous n’avons pas de fortune, pas d’espérances. Mes quatre-vingt mille francs de dot ont filé dans des spéculations désastreuses.
CHÈBE.
C’est cela, des reproches, maintenant.
MADAME CHÈBE.
Ce ne sont pas des reproches, mon pauvre homme ; mais nous pouvons bien dire entre nous que tu n’as pas été heureux dans tes entreprises. Notre Sidonie, sans un sou de dot, était destinée à épouser un employé, comme voilà Frantz, le frère de Risler.
CHÈBE, indigné.
Allons donc !... misère et compagnie... tu sais bien qu’elle n’en a pas voulu.
MADAME CHÈBE.
Ou bien alors, monter en graine et rester fille, comme son amie la petite Désirée Delobelle.
CHÈBE, toujours rageant.
Ah ! oui, ces Delobelle, parlons-en... une heureuse idée qu’a eue Risler de les inviter à sa noce... voilà des convives qui lui font honneur.
MADAME CHÈBE.
Mais c’est un acte de charité, voyons. Elle a tant de gentillesse et de courage, cette pauvre petite boiteuse... tout le jour courbée sur son ouvrage, à fabriquer ses oiseaux mouches pour modes, gagnant le pain de la maison à elle seule.
CHÉBE.
Oui, la fille, je ne dis pas... mais le père, un ancien cabot... De quoi a-t-on l’air vis-à-vis des Fromont de connaître du monde pareil.
MADAME CHÈBE.
Enfin, qu’est-ce que tu veux ? Ce sont nos amis, des voisins de palier depuis vingt ans.
CHÈBE.
Diable emporte le voisinage !
MADAME CHÈBE, riant.
Ah ! mais non... ah ! mais non !... Il a du bon, le voisinage... Il y a dix ans que le brave Risler est venu s’installer avec son frère sur le même carré que les Delobelle et nous ; et c’est à cela que nous devons d’être aujourd’hui les beaux-parents de Fromont jeune et Risler aîné de la rue des Vieilles-Haudriettes, les plus grands fabricants de papiers peints du Marais. Il me semble que nous n’avons pas à nous plaindre du voisinage.
CHÈBE.
Pas à nous plaindre !... C’est trop fort !...
D’une voix grandiose.
Je m’appelle Ferdinand Chèbe, Madame.
MADAME CHÈBE.
Je le sais bien que tu t’appelles Ferdinand Chèbe... tu le répètes assez souvent, bon Dieu !
CHÈBE.
Ferdinand Chèbe, ancien commerçant, connu depuis trente-cinq ans sur la place de Paris. Avec ce nom-là et quelques avantages naturels, notre fille pouvait aspirer aux plus hautes positions. Et sans aller bien loin, est-ce que Georges Fromont, ici présent, ne lui a pas tourné autour pendant des mois ?
MADAME CHÈBE, effrayée.
Chut !... prends garde !...
CHÈBE, baissant la voix.
Si on ne l’avait pas forcé d’épouser sa cousine Claire, cette mijaurée, si c’était un homme enfin, ce M. Georges, au lieu d’être un chiffon, est-ce que Sidonie, à l’heure qu’il est, ne s’appellerait pas madame Fromont jeune et depuis longtemps... Ah ! mais...
MADAME CHÈBE.
Tiens ! Je ne sais pas ce que tu vas chercher ! Tu te gâtes le bon de la vie... Pour une fois que nous dînons chez Véfour, qu’on peut s’offrir un tas de gourmandises... Viens donc finir de dîner.
CHÈBE.
Jamais ! Je vais prendre l’air dans le Palais-Royal, sous les galeries... J’étouffe...
Il s’éloigne à gauche.
MADAME CHÈBE, le suivant.
Mais tu nous fais manquer le dessert... Ferdinand ! Ferdinand ! Et ta serviette !... Quitte au moins ta serviette...
Elle sort derrière lui par la gauche.
Scène III
LE GARÇON, puis DELOBELLE et DÉSIRÉE
LE GARÇON, soulevant la tenture du fond, timidement.
Partis... Je vas pouvoir finir mon éclairage... Il me faisait peur, cet agité-là...
Il allume des appliques. Entrent par la gauche Delobelle et sa fille. Delobelle en grande tenue, habit noir, cravate blanche, gardénia à la boutonnière, marche sur la pointe des pieds en faisant craquer ses souliers neufs. Désirée, robe de mousseline, aussi simple que son père est somptueux. Elle boite légèrement.
DELOBELLE, qui sort de table, a la lèvre luisante et parle avec volubilité.
Par ici, bichette, voici un petit salon où nous ne serons pas dérangés.
Au garçon avec un geste de comédie.
Qu’on nous laisse !
LE GARÇON, montrant les bougies.
C’est qu’il faut que je...
DELOBELLE, geste de drame.
Sortez... mais sortez donc !...
LE GARÇON, effaré.
Bon... c’est bon... ils sont tous enragés à cette noce.
Il sort.
DÉSIRÉE.
Enfin, qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi ce mystère ? Tu me fais quitter la table avant tout le monde.
DELOBELLE, avalant la moitié des mots.
Ma fille, il s’agit d’une chose très importante... Je suis le seul artiste dramatique présent à cette fête de bourgeois... Évidemment la soirée ne se passera pas sans qu’on me demande quelque chose.
DÉSIRÉE.
Tu crois ?
DELOBELLE.
J’en suis sûr. Tous ces gens-là ne sont pas sans avoir entendu parler du grand comédien Delobelle. Je suis si populaire dans le Marais depuis tant d’années que je l’habite. Tiens ! j’avais en face de moi la femme de l’associé, madame Fromont. Elle est très distinguée, cette petite femme-là... Eh bien ! elle ne m’a pas quitté de l’œil une minute... Et puis as-tu remarqué quand j’ai demandé la sauce anglaise au garçon ?
DÉSIRÉE, doucement.
Non...
DELOBELLE.
J’ai très bien dit ça : Garçon, sauce anglaise, je vous prie... Tout le monde s’est tourné de mon côté. Au Marais, on n’est pas habitué à demander de la sauce anglaise avec cette désinvolture. On chuchotait, on me regardait... Ça m’a paru bon... Il me semblait que j’étais en scène... Dam depuis le temps !
DÉSIRÉE.
Pauvre père !
DELOBELLE.
Oh ! ne te fais pas de peine, va ! Voilà dix ans que je n’ai pas joué, dix ans que les directeurs me laissent dans mon coin, sans un rôle, mais je ne renonce pas ! D’ailleurs ils seront obligés d’y venir... ils n’ont plus personne, plus personne... Et ce jour-là, n’aie pas peur, nous leur tiendrons la dragée haute.
DÉSIRÉE.
Vraiment ! Tu espères encore !
DELOBELLE.
Si j’espère, j’en suis sûr. Mais revenons à notre objet... Tu penses bien que cela ne m’amuse guère de me produire devant ces commerçants du Marais. Pourtant, je ne puis pas me soustraire à cette corvée. J’avais pensé d’abord à dire la grande scène du Misanthrope, mais je n’ai personne pour me dire la réplique. À moins que tu ne veuilles... J’ai la brochure dans ma poche.
DÉSIRÉE, épouvantée.
Oh ! non ! Je t’en prie, pas moi.
DELOBELLE, sourire bon enfant.
Oui, oui, je sais... Tu es comme ta pauvre mère à qui je n’ai jamais pu faire dire un seul mot en public... Oh ! ce n’est pas un reproche que je lui fais, la sainte femme ! Elle m’aimait tant ! elle était mon soutien, ma consolatrice... Tant que je l’ai eue à mes côtés, je me suis senti fort... Et puis un jour, elle est morte... morte...
Il écrase une larme en revenant à son idée.
Qu’est-ce que tu dirais du grand monologue de Ruy Blas : « Bon appétit, Messieurs ! » Ce serait en situation, avec tous ces goinfres... Seulement, j’aurais besoin de le revoir... Je l’ai bien dans les jambes, mais je ne l’ai pas dans la bouche.
DÉSIRÉE.
Oh ! prends garde, si tu n’en es pas sûr !
DELOBELLE.
Hein ?
DÉSIRÉE.
Il vaudrait peut-être mieux ne rien dire. C’est si ennuyeux de rester court. Oh ! ce n’est pas ta mémoire dont je me méfie, c’est le champagne... Tu en as beaucoup bu... J’avais beau te faire de gros yeux.
DELOBELLE.
Tu crois ! Le fait est que je le sable bien. Mais n’aie pas peur, je le porte encore mieux. Je suis taillé dans le bloc du vieux Kean, qui n’était jamais si bien en verve que lorsqu’il avait bu.
Mouvement de Désirée.
Ah ! petite bourgeoise, tu ne comprendras jamais ce que c’est que le génie... Voyons, fais-moi répéter mon monologue, je te parie que, je le dis d’un bout à l’autre sans broncher.
DÉSIRÉE, riant.
Mais si tu le sais, je ne le sais pas, moi, ton monologue.
DELOBELLE, à voix basse.
La brochure est dans mon pardessus, va la chercher.
DÉSIRÉE.
Comment ! Celle-là aussi ! Combien en avais-tu donc apporté, de brochures ?
DELOBELLE.
Chut ! chut ! va vite. Voilà le numéro du pardessus.
Désirée sort.
Scène IV
DELOBELLE, seul, puis CHÈBE, MADAME CHÈBE
DELOBELLE, debout devant une glace.
Oui, taillé dans le bloc du vieux Kean, mais mieux taillé que lui, on peut le dire.
Il reste un moment à se regarder, tire ses manchettes, marche, se retourne, fait toutes sortes de gestes, de mines, d’effets de bras, de jambes.
Ma foi, tant pis, je me gobe, voilà !
Il s’envoie du bout des doigts un baiser devant la glace. L’entrée de Chèbe coupe son geste en deux.
MADAME CHÈBE, menant son mari.
Allons ! viens donc te remettre à table.
CHÈBE.
Et subir de nouveaux affronts.
MADAME CHÈBE.
Mais non, manger une foule de bonnes affaires... Mon Dieu ! on n’a pas tant d’occasions.
CHÈBE, apercevant Delobelle.
Tiens ! vous voilà, vous !... Qu’est-ce que vous faites ici ?
DELOBELLE.
Vous voyez, je suis en train de repasser un de mes rôles... C’est une idée de Désirée ; elle a pensé que, peut être, on me demandera de réciter quelque chose.
CHÈBE.
Réciter quelque chose, vous !
DELOBELLE.
Et pourquoi donc pas, Monsieur ?
CHÈBE.
Allons donc ! Vous êtes un ami des Chèbe !... un invité de Risler... Vous êtes du côté des pouilleux. Vous pouvez être tranquille, allez ! On ne vous demandera rien.
DELOBELLE.
Tant pis pour eux ! Je n’y tiens pas !
CHÈBE.
Ah ! si vous étiez venu avec les Fromont, ce serait une autre histoire. Tout aux Fromont et rien aux Chèbe... C’est le mot d’ordre de la journée.
Scène V
DELOBELLE, CHÈBE, MADAME CHÈBE, DÉSIRÉE, qui revient avec la brochure
DÉSIRÉE.
Voici la brochure, père !
DELOBELLE, aux Chèbe.
Vous permettez, n’est-ce pas ? Les exigences de notre terrible profession. Voyons, bichette, acte III, scène VI. Ai-je eu du succès là-dedans ! Quelle ovation à Mont-de-Marsan ! Ils m’ont attendu à la sortie pour me porter en triomphe. Ils voulaient dételer ma voiture.
CHÈBE, ricanant.
Mais, malheureusement, vous étiez à pied, n’est-ce pas ?
DELOBELLE.
Oui. J’étais à pied.
CHÈBE.
Eh bien ! comment voulaient-ils dételer ?
MADAME CHÈBE, l’entraînant.
Viens donc !
CHÈBE, rageur.
En voilà encore un qui me tape sur les nerfs.
MADAME CHÈBE, le poussant devant elle.
Si c’est possible, un jour pareil, se faire tant de mauvais sang.
Scène VI
DELOBELLE, DÉSIRÉE, puis LE MAÎTRE D’HÔTEL, RISLER et PLANUS
DELOBELLE, à sa fille.
À nous deux ! Travaillons !
Bon appétit, Messieurs, ô ministres intègres,
Conseillers vertueux...
Il prend sa tête dans ses mains.
Chut ! Ne me dis rien, je sais... Conseillers vertueux... Conseillers... Mais va donc, souffle moi. Tu me laisses là, planté...
Voyant la draperie du fond qui se soulève.
Allons, bon, voilà du monde !
LE MAÎTRE D’HÔTEL, apparaissant au fond, suivi de Risler et de Planus.
Tenez, Messieurs, voilà votre affaire.
RISLER, lui serrant la main.
Merci, mon brave, merci de votre complaisance.
À Planus.
Vraiment, tout le monde ici est d’une bonté avec moi !... Entre, mon vieux, tu vas pouvoir... Tiens ! Delobelle ! Oh ! ne vous dérangez pas... seulement un petit coin pour permettre à l’ami Planus, notre vieux caissier, de fumer une pipe sans qu’on le voie...
Il vient vers Delobelle en riant d’un bon rite.
Eh bien, ça va ? Le dîner était bon, hein ?
DELOBELLE, vivement.
Est-ce qu’on est sorti de table ?
RISLER.
Mais oui, tout le monde est au salon.
DELOBELLE.
Diable ! Mais alors, on va me demander...
RISLER, le retenant.
Delobelle, mon ami, touchez-moi la main... Vous n’avez pas d’ennuis, n’est-ce pas ? Je vous trouvais l’air préoccupé pendant le dîner.
DÉSIRÉE, vivement.
Oh ! non ! mon père n’a pas d’ennuis, monsieur Risler...
DELOBELLE.
C’est-à-dire toujours le même vautour qui me mange le foie le théâtre.
RISLER.
Oui, oui, je sais bien... Seulement, en dehors de cela, vous n’avez pas de soucis, vous savez, de ces petits ennuis de loyer en retard... Nous ne sommes plus voisins de carré ; mais c’est la même chose, vous entendez, Delobelle... Je veux que ce soit toujours la même chose qu’autrefois.
DELOBELLE.
Mon Dieu, je...
DÉSIRÉE.
Non, merci, monsieur Risler, vous avez assez fait pour nous. Grâce à Dieu, nous n’avons besoin de rien, j’ai beaucoup d’ouvrage en ce moment. Les oiseaux-mouches pour modes vont très bien... J’ai une foule de coiffures à faire.
RISLER, lui serrant la main.
Oui, je sais que vous êtes une vaillante et bonne petite créature.
DELOBELLE, se penchant sur Risler.
Il faudra pourtant que je vous parle... Je roule un projet...
DÉSIRÉE, l’entraînant.
Voyons, papa, viens donc. Il ne faut pas te faire attendre.
DELOBELLE.
Ah ! oui, au fait. Tu as raison.
À Risler.
Nous causerons de cela un jour, prochainement.
RISLER.
Quand vous voudrez.
DELOBELLE sort en déclamant.
Cuit, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme.
Ils sortent.
Scène VII
RISLER, PLANUS
Pendant la scène qui précède, Planus a tiré avec précaution de sa poche où elle dessinait de gros plis, une énorme pipe en porcelaine qu’il a bourrée, allumée, et qu’il tire goulument et voluptueusement. Risler vient s’asseoir auprès de lui, lui prend le bras, le passe sous le sien, et sans le regarder, lui dit à demi-voix avec un petit rire.
RISLER.
Planus, mon vieux !
PLANUS, grave, sans lâcher sa pipe.
Hein !
RISLER.
Je suis content ! Je suis content !
PLANUS, accent suisse allemand.
Ça se voit.
RISLER.
Eh bien non ! ça ne se voit pas ; je suis encore plus content que je n’en ai l’air. Seulement, j’ai beau chercher, je ne trouve pas de mots pour exprimer ce que je sens. Quelle journée, mon ami ! Que de choses depuis ce matin ! Je me vois, au petit jour, arpentant ma chambre de vieux garçon, l’habit passé, la barbe faite, deux paires de gants blancs en poche. Ensuite les voitures de gala, toute une procession de voitures et dans la première, là-bas, celle qui a des chevaux blancs, des guides blanches, la parure de la mariée qu’on aperçoit comme un nuage. Puis, l’entrée à l’église, deux par deux, toujours le petit nuage blanc en tête, flottant, léger, éblouissant ; les cierges, le suisse, le sermon du curé, et cette poussée de monde à la sacristie et le grand coup d’orgue à la fin, la porte de l’église large ouverte, les exclamations du quartier : « Le marié n’est pas beau, mais la mariée est crânement gentille. »
PLANUS, riant dans sa pipe.
C’est ça qui fait plaisir quand on est le marié.
RISLER continuant, distrait, emporté.
Je t’en réponds. Et le déjeuner à la fabrique ! Et la promenade au bois, autour du lac ! Et cette magnifique arrivée à la porte de Véfour !... Maintenant j’en suis là de mon rêve et j’ai beau faire, je ne puis pas parvenir à me croire éveillé. C’est si extraordinaire ce qui m’arrive... Dire que dans la même année, j’ai eu ces deux grandes fortunes associé de la maison Fromont et marié à Sidonie.
PLANUS.
C’est magnifique ! Seulement prends garde. Il ne faut pas que la femme te fasse oublier la maison.
RISLER.
Oublier la maison, mon vieux ! Y songes-tu ? Mais c’est la fierté de ma vie cette raison sociale où mon nom figure à côté de celui de mes chers patrons... mais je sacrifierais tout à cela mon bonheur d’aujourd’hui, l’amour de cette belle fille, rien ne tiendrait si la maison Fromont était en jeu. Souviens-toi de ce que je te dis, Sigismond Planus !
PLANUS, dans sa pipe.
Bien... je m’en souviendrai, Risler.
RISLER.
Pense donc à ce qu’elle a été pour moi, cette maison Fromont... il y a vingt ans, quand j’arrivai de notre Suisse, étranger, sans le sou, mon frère à nourrir, à élever, ne connaissant dans tout Paris qu’un vieil ours de Berne accroupi, au fond du Marais, derrière le grillage de sa caisse.
PLANUS, riant.
Pas mal trouvé, le vieil ours de Berne.
RISLER.
Je te dois d’être entré à la fabrique, pays, et Dieu sait que je ne l’ai jamais oublié ; mais la place qui m’y a été faite dans cette fabrique, les nobles cœurs que j’ai trouvés là et, pour payer mes humbles services, le vieux Fromont avant de mourir disant à son neveu et gendre Fromont jeune : « Je vous laisse la maison, Georges... mais il faut prendre Risler avec vous, » tout cela non plus, je ne l’oublierai pas.
PLANUS, secouant sa pipe.
D’autant que si la petite Chèbe a bien voulu de toi...
RISLER, avec bonne humeur.
Eh oui, vieux père grognon... sûrement que si la petite Chèbe a voulu de moi qui ne suis pas beau, qui ne suis plus jeune, mon titre de patron y est bien pour quelque chose, et le plaisir de faire un peu la dame... c’est tout naturel, voyons... Et si tu crois que ça nous empêchera d’être heureux.
Riant.
J’ai de l’amour pour deux, vieil ours, et tu ne sais donc pas que ça se gagne.
PLANUS, gravement.
Je savais pas...
RISLER.
Ah ! la belle vie que nous allons mener, camarade, car tu en seras toi aussi et je veux que notre maison soit la tienne. Tu viendras dîner tous les dimanches, comme nous faisions chez toi, avec mon frère Frantz... Pauvre petit Frantz... Il n’y a que lui qui me gêne au milieu de ma grande joie... ben oui, l’idée qu’il va partir, si loin pour des années, et que c’est peut-être mon mariage...
PLANUS, dans sa pipe.
Ton mariage... Pourquoi ?
Risler va répondre. Il s’arrête en voyant entrer son frère.
Scène VIII
RISLER, PLANUS, FRANTZ
FRANTZ.
Là, j’en étais sûr... De l’autre bout du salon, j’ai reconnu la pipe de Planus.
RISLER.
Te voilà, mon Frantz ! Justement je parlais de toi.
FRANTZ.
Et qu’est-ce que tu disais ?
RISLER.
Je disais... Viens ici... Regarde-moi bien en face.
Il lui a pris les deux mains et lui plante ses deux yeux dans les siens jusqu’au fond.
Je disais quand tu es entré, que j’étais le plus heureux des hommes, mais que quelque chose manquait à mon bonheur. Je n’ose pas être heureux en plein, là, et c’est mon frère qui en est la cause !
FRANTZ.
Moi !
RISLER.
Oui, j’ai peur que tu ne m’en veuilles.
FRANTZ.
Et de quoi, mon Dieu ?
RISLER.
Imagine-toi que par moments je me demande si mon bonheur n’est pas fait avec des morceaux du tien.
FRANTZ, haut.
Je ne comprends pas.
À part.
Est ce qu’il aurait deviné ?
RISLER.
Oui, il m’est arrivé de me dire que celle que j’aime, toi aussi, tu avais peut-être rêvé d’en faire ta femme.
FRANTZ.
Ma femme !
À part.
Comment le sait-il ?
RISLER.
Et qu’en voyant que ce mariage était impossible, tu avais pris le parti de t’expatrier, de t’en aller là-bas dans cette Égypte de malheur...
FRANTZ, rire un peu forcé.
En voilà une histoire !... Jamais de la vie... J’ai accepté de partir pour Ismaïlia, parce que la place était bonne... peut-être aussi le besoin de rouler... de m’espacer... pas d’autre motif, je t’assure.
RISLER.
Ainsi, vrai, bien vrai, je me suis trompé !... Tu ne m’en veux pas ?
FRANTZ.
T’en vouloir ! Il faudrait que je sois bien ingrat, je te dois tant ! tu as tant fait pour moi !...
PLANUS.
Ça, c’est sûr qu’il s’est souvent privé pour que rien ne te manque.
RISLER, allant à Planus.
Tais-toi donc ! Tais-toi donc ! Est-ce qu’il faut parler de ces choses seulement ?
FRANTZ.
Tu as raison, on n’en parle pas ; mais c’est gravé là... et ça ne s’en va plus...
RISLER.
Eh bien, mon Frantz, puisque tu m’aimes prouve-le moi en restant avec nous. Tu es bien l’homme qu’il nous faut aux ateliers, jugement droit et poigne rude ! Fromont ne sait pas, lui ; c’est un monsieur. Moi, j’ai mes dessins, mes machines, et quand je suis sur la piste de quelque invention, tu me connais, je ne vois rien, je n’entends rien, je suis comme un somnambule. Reste, allons ; tu nous rendras service... Et puis ce serait si bon de vivre ici tous ensemble, bien serrés !... Tu te marierais, toi aussi !... nous te trouverions une petite femme... Si je te disais qu’il y en a une à laquelle j’ai pensé pour toi.
FRANTZ.
Vraiment ?... et qui donc...
PLANUS, dans sa pipe.
Je parie que je la connais... Elle n’est pas loin, pas vrai ?
Ils rient tous deux en se regardant.
FRANTZ.
Ah ! oui, Désirée... une adorable créature, en effet... mais, vois-tu, frérot, avec ta permission je ne me marierai pas encore... D’abord j’ai promis ; il faut que je parte... Dans deux ans, trois ans, je reviendrai vivre près de toi, et nous pourrons songer à mon mariage.
RISLER.
Dans deux ans, bien sûr ?... Oh ! alors, donne-moi ta pipe, mon vieux Planus, que je tire une bouffée. Il ne me manque plus que cela pour être tout à fait content.
PLANUS.
Gare ! voilà ta femme.
Ils se serrent dans le coin.
RISLER, bas.
Ah ! c’est mon associé qui la fait danser. Quel honneur ! Est-elle gentille !
Scène IX
RISLER, PLANUS, FRANTZ, SIDONIE, GEORGES
Depuis un moment, on entend de la musique dans le salon du fond dont la porte est restée entrebâillée, et Sidonie, en robe de mariée, entre eu valsant avec Georges Fromont. Ils n’ont vu Risler ni l’un ni l’autre, et se croient seuls dans le petit salon.
SIDONIE, entre deux temps de valse, tout bas à l’avant-scène et en souriant.
Ce n’est pas vrai !... vous mentez !...
GEORGES.
Non Sidonie, je ne mens pas, c’est vous, vous seule que j’aimais, je vous jure.
SIDONIE, toujours souriante.
Vous me l’avez bien prouvé du reste.
GEORGES, valsant.
Oh ! je vous en prie, n’ayez pas ce petit sourire moqueur en me regardant. Vous savez bien comment s’est fait mon mariage avec Claire... Mon oncle le voulait absolument... Je n’ai pas osé dire non.
SIDONIE, arrangeant sa coiffure devant la glace.
Et voilà comment, au lieu d’être madame Fromont jeune, je suis devenue madame Risler aîné... Je ne m’en plains pas. Ma part est encore bien belle... Pensez donc, la petite Chèbe, une apprentie, entrer en maîtresse dans cette maison si connue, si respectée, passer de ma triste petite chambre à ces beaux appartements préparés exprès pour moi à la fabrique, vraiment, c’est de la féerie !
RISLER, qui s’est levé, bas, à Frantz et à Planus.
Attends... attends... tu vas voir.
Il s’avance vers Sidonie sur la pointe des pieds.
GEORGES, à Sidonie.
Alors, vous ne regrettez rien ? Vous êtes heureuse ?
SIDONIE.
Oh oui, bien heureuse, complètement heureuse. Que voulez-vous que je regrette d’abord ?... J’ai un mari excellent, que je connais depuis mon enfance.
RISLER, qui les a rejoints, avançant la tête.
Oh ! la mignonne ! la mignonne !
SIDONIE, poussant un petit cri de surprise.
Comment ! Vous êtes là ?
RISLER, avec un bon sourire.
Mais oui, tu vois, petite, avec Frantz et Planus, à faire un brin de causette tous les trois...
SIDONIE.
Mais on vous cherche partout. Les salons sont pleins, le bal est commencé. Et vous n’y êtes pas, vous, le marié ?
RISLER.
Elle a, ma foi, raison ! C’est moi qui suis le marié... Allons faire les honneurs de ma noce.
SIDONIE.
Attendez un peu que je voie... Votre cravate est toute dénouée.
RISLER.
Je ne sais pas ce qu’elle a, ma cravate, elle se défait toujours.
Pendant que sa femme lui remet son nœud de cravate, il regarde Georges, Frantz et Planus d’un air triomphant et attendri.
C’est gentil de sentir ces petits doigts qui vous frétillent dans le cou.
Claire Fromont entre par le fond.
Scène X
SIDONIE, RISLER, GEORGES, CLAIRE FROMONT
CLAIRE, souriante, à son mari.
Georges, Georges... Dis-moi donc.
RISLER, tenu par sa femme.
Ah ! Madame Fromont jeune !
SIDONIE, le retenant.
Tenez-vous donc tranquille.
Il veut s’échapper.
CLAIRE, à son mari.
Qu’est-ce que c’est que cet homme extraordinaire, qui me regardait pendant le dîner en roulant de gros yeux et qui maintenant rôde dans le salon d’un air si singulier ?
GEORGES.
C’est sans doute Delobelle, le comédien Delobelle, l’ami de Risler.
RISLER, le rejoignant.
Vous savez qu’il a beaucoup de talent... On n’en veut nulle part, mais il a beaucoup de talent.
CLAIRE.
Mais qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’il cherche ?
GEORGES.
C’est que probablement il veut réciter un morceau.
CLAIRE.
Allons l’entendre.
RISLER.
Attendez, attendez, madame Georges.
Il va prendre sa femme par la main.
Viens, petite.
Il l’amène devant Claire.
Madame Georges, je n’ai pas pu encore vous parler, et j’ai depuis ce matin quelque chose à vous dire qui me brûle les lèvres.
CLAIRE.
Quoi donc, mon cher Risler ?
RISLER, très ému, mettant la main de Sidonie dans celle de Claire.
Vous êtes si bonne, vous aimez bien ma petite Sidonie, n’est-ce pas ?
CLAIRE.
Mais certainement... Sidonie et moi nous sommes d’anciennes amies... Il y a longtemps que nous nous connaissons.
RISLER.
C’est vrai, pourtant ! Te rappelles-tu, petite, quand on t’amenait jouer le dimanche à la fabrique et en été au château de Savigny ?
SIDONIE, sèchement.
Je n’ai pas oublié les bontés que les parents de madame Fromont ont eues pour moi.
RISLER.
Vous lui continuerez votre protection, n’est-ce pas ? Elle a tant besoin de vos conseils ! C’est si nouveau pour elle le monde où elle va entrer !
CLAIRE.
Mais Sidonie n’a pas besoin de mes conseils. Elle est dès maintenant une femme distinguée et charmante.
RISLER.
Oh ! si, elle aura besoin de vous, allez ! Moi, je ne sais rien du monde, je ne peux rien lui en apprendre ; je ne suis qu’un travailleur et ne veux être que cela, maintenant plus que jamais... J’ai tant de choses en tête, vous verrez ça, des idées de dessins, d’imprimeuses... Il faut que la maison Fromont écrase tout !...
PLANUS, de son coin.
Bravo !
GEORGES, qui se retourne en riant.
Hé ! le caissier là-bas.
RISLER, tenant toujours Sidonie par la main.
Voilà pourquoi je vous confie mon enfant, madame Georges, pourquoi je vous demande d’être son appui et son guide.
À Sidonie.
Prends modèle sur elle, vois-tu, petite... Il n’y en a pas deux sur terre comme madame Georges. C’est tout le cœur de son pauvre père, une vraie Fromont.
Sidonie baisse les yeux et s’incline sans répondre.
Scène XI
SIDONIE, RISLER, GEORGES, CLAIRE, CHÈBE, puis TOUT LE MONDE
CHÈBE, avec des garçons de restaurant.
Les draperies ! Relevez les draperies. Je vous demande pardon, Mesdames, mais nous manquons de place pour les quadrilles, il faut nous en faire.
Des garçons relèvent les rideaux du fond. Le grand et le petit salon n’en font plus qu’un rempli de lumières, de train, de danse. Chèbe, courant au fond, avec un cri de goéland.
Élargissez les quadrilles !
DELOBELLE, s’avançant avec sa fille, l’air navré et s’éventant avec sa brochure.
Tu verras qu’ils ne me feront rien dire... C’est à dégoûter du métier... Comme je renoncerais au théâtre, si j’en avais le droit !... Tiens ! si avant qu’on mette l’écriteau, je...
Montrant l’écriteau que les musiciens ont placé sur le piano.
Oui, c’est une idée !
Il sort par la gauche et disparaît.
CHÈBE, très exalté, courant après un garçon.
Pst ! pst ! par ici le punch !
Les musiciens commencent une valse.
FRANTZ, venant auprès de Désirée qui est assise sur le petit divan, à gauche. Musique au fond.
Vous ne dansez donc pas, mademoiselle Désirée ?
DÉSIRÉE.
Oh ! monsieur Frantz, vous savez bien que je ne puis pas.
Tristement, mais simplement.
Je suis boiteuse.
FRANTZ, à part.
Imbécile !
DÉSIRÉE, souriant.
Oh ! ça ne fait rien... Il y a si longtemps qu’on ne s’est vu, vous avez oublié... Voyons, asseyez-vous là et donnez-moi cette valse, voulez-vous ? Nous la causerons, puisque nous ne pouvons pas la danser.
FRANTZ, s’asseyant près d’elle.
De grand cœur.
DÉSIRÉE.
Je vous trouve changé, pâli, monsieur Frantz... pour tant vous n’avez pas été malade ; je l’aurais su par votre frère... Quelque gros chagrin, n’est-ce pas ?... Ne dites pas non... c’est écrit dans vos yeux. Et puis, je m’y entends à deviner les chagrins des autres ; je les ai tous eus.
FRANTZ.
C’est vrai... Et toujours votre air paisible, toujours votre joli sourire.
DÉSIRÉE.
Oh ! oui... devant le monde... mais quand je suis seule, je me rattrape.
Battant la mesure avec un gentil mouvement de tête.
Dieu ! que cette valse est jolie et qu’elles sont heureuses de pouvoir tourner dessus... Alors, vous avez eu de la peine et c’est pour cela que vous vous en allez ?
FRANTZ, baissant la voix.
Oui, petite fée, justement pour cela... mais nous n’en dirons rien à personne...
DÉSIRÉE.
Entendu... Seulement, avouez que ce n’est pas gentil de partir sans être venu voir une fois... vos anciens voisins de palier.
FRANTZ.
C’est vrai, je suis bien coupable... mais si vous saviez...
Vivement changeant de ton.
Est-ce que votre grand fauteuil est toujours à la même place ?
DÉSIRÉE.
Toujours... près de la croisée, devant la table chargée de gravures de modes et d’oiseaux-mouches à longues plumes de toutes les couleurs... Ah ! je ne suis pas un nomade, un coureur comme vous, moi ; et quand on veut me voir, on est toujours sûr de me retrouver au même endroit. C’est vrai que mes oiseaux voyagent à ma place... En les piquant sur les coiffures, je leur ouvre les ailes toutes grandes, j’ébouriffe en coup de vent leurs petites plumes vertes et bleues, puis je les envoie bien loin, bien haut, vers tout ce que je désire, tout ce que je regrette, tout ce qui n’arrive jamais !... « Va, mon petit, va-t’en avec mon rêve ».
Souriant et d’un ton très naturel.
Comme ça, je me repose de rester tout le temps assise.
FRANTZ, attendri, lui prenant la main.
Ah ! chère, chère Désirée...
DELOBELLE, passant près de Désirée et lui présentant un écriteau.
Regarde-moi ça, fillette :
Lisant l’écriteau.
« Intermède dramatique. Le monologue de Ruy-Blas, par M. Delobelle, premier sujet. » Je vais planter ça sur le piano à la place de leurs damnés écriteaux, nous verrons bien si cette fois ils ne me feront pas dire quelque chose.
DÉSIRÉE.
Ah ! je t’en prie, père !
DELOBELLE.
Laisse, laisse. L’art est méconnu, il faut l’imposer.
Il va au piano dans le deuxième salon. Musique.
FRANTZ, à Désirée.
Il y croit donc toujours ?
DÉSIRÉE.
Plus que jamais... et ce n’est pas à moi de le détromper.
Mouvement dans le bal, au fond, autour du piano sur lequel Delobelle a planté son écriteau.
CHÈBE, criant dans le fond.
Non !... Pas ça... Pas ça !... Une polka !
VOIX, dans le bal.
Si, si, l’intermède.
RISLER, descendant dans le premier salon avec Sidonie, Claire et les principaux artistes.
Oui, oui, dites-nous quelque chose, mon bon Delobelle.
DELOBELLE, au milieu de la salle.
Vraiment ! Vous y tenez !... C’est que je ne sais pas si je dois... Je ne suis pas préparé... Je ne m’attendais pas...
On fait cercle.
CHÈBE, blotti derrière un groupe, hurlant.
Ne l’écoutez pas, c’est lui qui a mis l’écriteau.
RISLER.
Au fait, si Delobelle ne veut rien dire... Ne le tourmentez pas.
DELOBELLE, voyant que tout le monde s’éloigne.
Allons, puisque vous l’exigez !
PLUSIEURS VOIX.
Chut ! Chut ! Silence !
On se rapproche.
CHÈBE.
Ah ! c’est comme ça ! Eh bien, attends !
Il sort.
DELOBELLE, tendant sa brochure à Désirée.
Sacrifions-nous.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Bon appétit, Messieurs...
La porte du salon s’ouvre toute grande. Le maître d’hôtel s’avance suivi de Chèbe qui ricane en se frottant les mains.
La voiture de la mariée !
DELOBELLE.
Hein !
Se remettant, et furieux s’adressant à Chèbe pendant qu’on s’éloigne.
Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure...
MADAME CHÈBE, très émue, amenant Sidonie.
Allons, viens, ma fille... Où est ton mari ?
Appelant dans le bal avec des larmes.
Risler !
DELOBELLE, poussé, bousculé.
L’heure sombre où l’Espagne agonisante pleure.
Désespéré.
Oh ! ils ne m’écoutent pas !
Il disparaît dans le fond.
FRANTZ, à Sidonie qu’il a rejointe au premier plan à droite, pendant que madame Chèbe cherche son gendre, très ému.
Sidonie, je pars demain pour l’Égypte. Je ne vous reverrai pas !... Je m’en vais sans un regret, sans une plainte... je ne vous demande qu’une chose. Vous tenez dans vos mains la destinée d’un honnête homme, d’un grand cœur naïf et confiant... aimez-le bien... faites-lui du bonheur toute la vie, n’est-ce pas ?
SIDONIE, d’une façon distraite, lui donnant la main.
Comptez sur moi, Frantz.
Elle fait bouffer sa robe et s’éloigne au bras de Risler.
FRANTZ, s’approchant de Planus et lui frappant sur l’épaule.
Eh bien ! mon vieux Planus... une belle journée pour les amis de Risler... tu es heureux, toi aussi ?...
PLANUS.
Heuh !...
Entre ses dents.
Je la connais trop, moi, la petite Chèbe... j’ai pas confiance...
ACTE II
L’appartement des Risler à la fabrique. Luxe bourgeois un peu criard et doré. Au fond, grande croisée donnant sur des cimes d’arbres, des cheminées d’usine que domine une grande maison ouvrière à cinq étages. Porte d’entrée à droite en pan coupé. Du même côté la cheminée dont le foyer est remplacé par une jardinière toute fleurie. On est au printemps, fleurs et plantes vertes partout. À gauche, porte donnant sur la chambre de Sidonie, une autre du même côté deuxième plan sur la chambre de Risler.
Scène première
TOBY, CHRISTINE
CHRISTINE, se tordant de rire devant Toby et sa livrée de groom vert et or.
Est-il drôle, Dieu de Dieu ! Est-il drôle.
Appelant vers la chambre de Sidonie.
Madame... Madame... venez donc voir.
TOBY, très calme, voix de faubourg.
Qu’est-ce qu’elle a à rigoler, c’te bécasse ? Parce que la patronne m’a fait habiller en larbin... pas malin ce métier-là... « Madame est servie... » Quoi !...
CHRISTINE, riant encore plus fort.
Non ! ce que ça le change... c’est à en mourir...
TOBY, froidement.
Al’ va se décrocher quèque chose, pour sûr.
Scène II
TOBY, CHRISTINE, SIDONIE, très coiffée, des brillants, robe de chambre
SIDONIE.
Eh bien ! eh bien ! Pourquoi tout ce train ? Vous oubliez que c’est mon jour aujourd’hui et qu’on peut venir...
CHRISTINE.
Mais, Madame, c’est l’apprenti... Il est si farce là dedans.
SIDONIE, à l’apprenti.
Ah ! vous voilà... voyons, montrez-vous... Il n’a pas trop mauvaise tournure... On vous a dit ce que vous aviez à faire ?...
TOBY.
Rien du tout... Elle fait que se tordre en me regardant.
SIDONIE.
Bon... je vais vous expliquer... Vous, Christine, descendez prévenir le père Achille que c’est mon jour. Je veux que la porte de la fabrique reste grande ouverte et qu’on fasse arriver les voitures jusqu’au perron, exactement comme pour le jour des gens du dessous.
CHRISTINE.
De madame Fromont... oui, Madame...
Elle sort en regardant l’apprenti et pouffant de rire.
TOBY, vexé.
En v’là une pintade !...
Scène III
SIDONIE, TOBY, puis SIDONIE, seule
SIDONIE.
Comment vous appelez-vous ?
TOBY.
À l’atelier, ils me disent tous : l’astèque !
SIDONIE.
Mais votre vrai nom ?
TOBY.
Prochasson, Isidore...
Aimable et canaille.
C’est gentil Zidore, pas vrai ?
SIDONIE.
Je ne trouve pas... vous vous appellerez Toby.
TOBY.
Tobie !... oh ! là ! là !... C’est un nom de curé !... Enfin, si ça vous arrange... et avec ça, Madame ?...
SIDONIE.
Pour aujourd’hui, vous vous tiendrez dans l’antichambre et vous annoncerez toutes les personnes qui viendront... Saurez-vous ? Voyons, annoncez un peu : « Madame Levindré !... »
TOBY, criant.
Mâme Levindré !... vous voyez, on connaît son affaire.
SIDONIE, riant.
Oui, une jolie voix de faubourg !... N’importe ! on vous stylera... Allez vous mettre dans l’antichambre.
Seule.
Ah çà que fait donc Risler ? Il n’en finit plus de monter.
S’approchant de la croisée.
Bon, le voilà qui s’arrête dans la cour pour jouer avec la petite fille de sa chère madame Fromont.
Tapant à la vitre avec impatience.
Allons donc !
Regardant autour d’elle dans le salon.
Voyons, tout est bien à sa place !... Comment est-ce donc arrangé chez elle ? Ah ! ce fauteuil au milieu... Des revues sur la table... Des gâteaux, du vin d’Espagne...
La porte s’ouvre brusquement.
TOBY, annonçant.
V’là le patron !...
Scène IV
SIDONIE, RISLER
RISLER.
Eh bien qu’est-ce qu’il a ? qu’est-ce qu’il lui prend ? Il m’annonce ! Chez moi ! Nous avons donc un groom, maintenant ?
SIDONIE.
Pourquoi pas ?... Ils ont bien cocher et valet de chambre, au-dessous... Entrez donc... entrez donc...
RISLER.
Tu m’as appelé, petite ?
SIDONIE.
Je vous ai déjà dit de ne pas me tutoyer, mon ami... Cela n’est pas de bon goût.
RISLER.
Mais quand nous sommes seuls !
SIDONIE.
Pas davantage... Je vous ai appelé pour que vous alliez vous habiller tout de suite... J’ai fait préparer ce qu’il vous faut, là...
Elle montre la chambre de Risler,
RISLER.
M’habiller ?
SIDONIE.
Oui, c’est mon jour... Je tiens à ce que vous y soyez, pour la première fois... Qu’avez-vous à me regarder d’un air étonné ? Eh bien, oui, c’est mon jour... Madame Fromont en a un, je puis bien en avoir un aussi, je pense.
RISLER.
Sans doute, sans doute...
Il regarde autour de lui avec inquiétude.
C’est donc pour cela tous ces gâteaux, toutes ces fleurs.
Souriant.
Tu as dévalisé le jardin.
SIDONIE.
Est-ce que j’ai eu tort ?... Je croyais que le jardin était à nous comme aux Fromont.
RISLER.
Certainement... pourtant tu... vous... peut-être aurait-il mieux valu ?
SIDONIE.
Les demander, n’est-ce pas ?... C’est cela, m’humilier à propos de quelques méchants chrysanthèmes. Ah ! tenez, vous ne saurez jamais vous faire à votre nouvelle position. Aussi qu’arrive-t-il ? Personne n’a d’égards pour moi. À peine si on me salue quand je passe... Il est vrai que je ne suis pas une Fromont, moi ; je n’ai pas de voiture, je n’ai pas de campagne.
RISLER, lui prenant les mains.
Allons, ne gronde pas, chérie... On dirait le petit père Chèbe...
SIDONIE.
Respectez mes parents, je vous prie...
RISLER.
Je les respecte et je les aime, seulement je m’ennuie de te voir toujours irritée contre nos amis... nos bienfaiteurs... Oui, nos bienfaiteurs... Et si bons, si obligeants... ainsi tu parles de voiture ; mais madame Georges a mis cent fois la sienne à notre disposition.
SIDONIE.
Je n’en veux pas de la sienne...
RISLER.
Alors, fais comme moi, prends l’omnibus... Pour la campagne, ça, c’est une autre affaire... nous en aurons une... j’ai déjà quelque chose en vue, tout près de Paris, celle des Bonardel, à Bougival... Ils la céderaient pour 50 000 francs. Georges la connaît. Il dit que c’est un vrai petit château... Te vois-tu châtelaine ?... Hein ?... ce serait gentil... seulement, voilà. Il faudrait pour ça que nous ayons un bon inventaire...
SIDONIE.
Tiens ! oui, cet inventaire... Est-ce fini ?... Êtes-vous contents ?
RISLER.
Oh ! je n’en sais rien, je ne m’en mêle pas... C’est M. Georges, c’est surtout Planus.
SIDONIE.
Eh bien, qu’est-ce qu’il dit, votre cher caissier ?
RISLER.
Le vieil ours ? ma foi, il n’a pas l’air de bonne humeur... J’ai voulu lui parler tout à l’heure, derrière son grillage. Il m’a fait hou ! hou ! mauvais signe... C’est vrai que l’année n’a pas été bonne... Mais va, tu l’auras tout de même, ta maison de campagne, le jour où j’aurai trouvé ce que je cherche...
SIDONIE.
Ah oui, votre imprimeuse...
RISLER, gaiement.
Oui, Madame, mon imprimeuse ; c’est elle qui vous le paiera votre petit château...
SIDONIE, souriant.
J’y compte... Allez toujours vous habiller.
RISLER.
Qui attends-tu donc ?
SIDONIE.
Toutes ces dames du haut commerce ! comme chez madame Fromont.
RISLER.
Ah !... Est-ce qu’elle viendra, elle aussi ?
SIDONIE.
Je crois bien.
RISLER.
Ah ! c’est gentil.
SIDONIE.
Comment ! c’est gentil... Il ne manquerait plus que cela, par exemple, qu’elle ne vînt pas. Moi qui vais, tous les mercredis, m’assommer chez elle...
RISLER, doucement.
Oh ! Sidonie !
SIDONIE.
Allez vous habiller ; moi, j’entre passer ma robe.
La porte du fond s’ouvre.
RISLER.
Tiens, Planus...
SIDONIE, sur le seuil de sa chambre.
Il va encore vous retarder.
RISLER.
Non, n’aie pas peur... Je serai prêt avant toi...
Sidonie entre chez elle.
Scène V
PLANUS, RISLER, TOBY, dans le fond
Débat entre Planus et le petit Domestique.
TOBY.
Puisque je vous dis que c’est la patronne...
PLANUS, le repoussant violemment.
Laisse-moi donc tranquille, espèce de petit singe...
Il entre furieux.
En voilà une mascarade !
À Risler.
C’est à ça que tu fais servir tes apprentis ?
RISLER, bon enfant.
Tu sais, une fantaisie de la petite... Mais qu’est-ce qu’il y a ? Tu as l’air tout drôle ?
PLANUS, baissant la voix et regardant autour de lui d’un air méfiant.
J’ai quelque chose de très sérieux à te dire...
RISLER.
L’inventaire ?...
PLANUS.
Non. Je n’ai pas encore fini. Joli l’inventaire, cette année ! mais il ne s’agit pas de ça. Je veux te parler de notre sieur Fromont.
RISLER.
Eh bien, qu’est-ce qu’il fait notre sieur Fromont ?
PLANUS.
Je n’en sais rien, ce qu’il fait ! Mais depuis six mois, ma foi ! depuis ton mariage, il est comme fou. Il ne s’occupe plus de la maison, passe sa vie dehors, à son cercle, au diable... Un garçon si rangé... Je n’y comprends rien... Il joue, il perd... il se flanque des culottes, comme il dit. Et toujours pendu après ma caisse... parce que chez le banquier ça se verrait trop... Tandis qu’à la caisse l’argent va, vient, entre, sort... Et moi, ça m’ennuie à la fin.
RISLER.
Qu’est-ce que tu veux ? Ces fils de riches, ça ne sait pas le prix de l’argent... Il est jeune, il s’amuse.
PLANUS.
Jusqu’à présent, je n’ai rien dit ; mais tout à l’heure il est venu prendre une somme tellement forte.
RISLER.
Combien ?
PLANUS.
Soixante mille...
RISLER.
Tu les lui a donnés ?
PLANUS.
Oui.
RISLER.
Tu as bien fait.
PLANUS.
Il m’a dit qu’il t’en parlerait... mais j’ai cru devoir t’avertir.
RISLER.
Une dette de jeu... il faut bien... 60 000 francs ! Une vraie culotte tout de même !
PLANUS.
Oh ! une culotte, qui sait ? Je croirais bien plutôt que c’est un jupon.
RISLER.
Une femme ! allons donc ! Georges, qui aime tant la sienne, qui est si heureux chez lui, marié depuis deux ans... Est-ce que c’est possible ! Tiens, tu es bien toujours le même avec ta méfiance de vieux célibataire. L’inventaire est mauvais, c’est un jupon qui en est cause... Sacré Planus, va !
PLANUS.
Ne plaisante pas, j’ai des preuves... On l’a vu, hier, dans un petit théâtre, avec une femme !
RISLER.
Quelle femme ?
PLANUS.
Elle se cachait.
RISLER.
Qui t’a dit ça ? Qui les a vus ?
PLANUS.
Deux contremaîtres de chez nous.
RISLER.
Va donc, des potins d’atelier... Ces choses-là ne me regardent pas plus que toi.
PLANUS.
Mais l’argent te regarde.
RISLER.
Non... je dessine, je travaille, je surveille les ouvriers, et je m’en tiens là.
PLANUS.
Pourtant tu es l’associé, tu as bien le droit de t’informer, de faire quelque observation.
RISLER.
Comme associé, jamais. Je n’étais rien, c’est lui qui m’a fait ce que je suis. C’est un Fromont, moi je suis Risler. Il voudrait me mettre sur la paille, ce serait son droit et je me laisserais faire.
PLANUS, méfiant.
Ah ! alors...
RISLER.
Maintenant, si ce que tu racontes est vrai, s’il oublie sa femme, son enfant, pour courir la gueuse, je pourrai dire quelques mots dans l’intérêt de madame Georges, que j’aime, que je respecte mais franchement... je ne le crois pas... On joue beaucoup au Cercle du commerce, Georges est faible ; il se sera laissé entraîner.
PLANUS.
Eh bien, moi, je suis sûr qu’il y a une femme,
Bas.
Et je la connaîtrai.
Scène VI
PLANUS, RISLER, TOBY, SIDONIE
SIDONIE, superbe, en toilette, à son mari.
Comment ! Vous êtes encore là ?
RISLER.
C’est le caissier qui me parlait... D’ailleurs, tu vois... Personne ne vient...
SIDONIE.
On viendra, allez vite.
RISLER.
Excuse-moi, mon vieux, c’est le jour de ma femme.
PLANUS, stupéfait.
Ah ! Madame a un jour...
SIDONIE, impertinente, à Planus.
Ça vous gêne ?
Coup de sonnette au fond. S’élançant, puis se rasseyant.
Quelqu’un !
RISLER.
Ah ! mon Dieu !... Par ici, Planus, tu prendras le petit escalier.
Il entraîne le caissier par la porte de gauche.
TOBY, annonçant.
Monsieur et madame Ferdinand Chèbe !
Scène VII
RISLER, TOBY, SIDONIE, CHÈBE, MADAME CHÈBE
SIDONIE, désappointée.
Tiens ! c’est vous.
CHÈBE, regardant la livrée du groom.
Mâtin ! on annonce !... Quel genre !
RISLER, passant sa tête hors de sa chambre.
Ah ! le petit père Chèbe !
Il entre.
Vous m’avez fait peur... Je croyais que c’était du monde.
CHÈBE, furieux.
Du monde ! Eh bien, alors, qu’est-ce que nous sommes, nous ?
RISLER.
Ça va bien, papa ?
CHÈBE.
Non, ça va mal, l’exil me tue.
RISLER.
Comment ! l’exil !
CHÈBE.
À Montrouge, rue du Terrier-aux-Lapins, vous croyez que ce n’est pas l’exil ?
SIDONIE.
C’est ta faute, mon père. Tu as voulu une petite maison, l’air des champs... pour ta santé... ! nous te l’avons donnée.
CHÈBE.
Eh bien, j’en ai assez de ta petite maison et de l’air des champs, et des fossés des fortifications... C’est pour cela que je viens parler à Risler.
Il le prend par le bras.
MADAME CHÈBE.
Quelle manie de changer ! moi qui ne bougerais jamais, qui suis si bien partout où je me trouve...
À Sidonie.
Mais comme tu es belle, est-ce que tu sors ?
SIDONIE.
Non, je reçois.
MADAME CHÈBE
Nous allons te gêner alors ?
CHÈBE, interrompant sa conversation avec Risler.
Mais oui, leurs parents les gênent, c’est bien visible, ils ont assez de nous... c’est pour cela qu’ils nous ont relégués à Montrouge. Mais je n’en veux plus. Je ne suis pas fait pour cette existence contemplative en face du chemin de ronde. Ce qu’il me faut, c’est le bruit, l’activité des quartiers de commerce, la rue du Mail, la rue du Sentier. Risler, si vous ne voulez pas ma mort, vous allez me louer un magasin.
RISLER.
Un magasin, pour quoi faire ?
CHÈBE.
Pour quoi faire un magasin ? Je m’appelle Ferdinand Chèbe, Monsieur !
MADAME CHÈBE, excédée.
Nous y voilà encore.
CHÈBE, continuant.
Ferdinand Chèbe, fils de commerçant, commerçant lui-même... oh ! je sais ce que vous allez me dire ; je n’ai pas de commerce... mais à qui la faute ? Si les personnes qui m’ont enfermé à Montrouge-Bicêtre, comme un gâteux, avaient eu le bon esprit de me fournir les fonds d’une entreprise...
Sonnette. La porte s’ouvre.
SIDONIE, se levant.
Ah ! enfin !
TONY, annonçant.
M. Delobelle !
Sidonie se rassied avec dépit.
Scène VIII
RISLER, SIDONIE, CHÈBE, MADAME CHÈBE, DELOBELLE
CHÈBE, furieux.
Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ?
DELOBELLE, saluant.
Mesdames...
À part.
Je crois que c’est salué ça !
RISLER.
Eh ! bonjour, mon ami, comme vous êtes rare ?
DELOBELLE, bas, à Risler.
J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer... Je crois que j’ai trouvé une occasion superbe de début.
RISLER.
Ah ! tant mieux, nous irons vous voir... Et qui vous a engagé ?
DELOBELLE.
Je m’engage moi-même... Voici comment... Il y a un théâtre à vendre dans un quartier neuf, en plein cœur de Paris, c’est une magnifique affaire et je viens vous la proposer...
Il l’entraîne.
SIDONIE se lève et va à la cheminée à côté de sa mère.
Prends donc quelques gâteaux, maman.
MADAME CHÈBE, qui reluquait les assiettes.
Mais oui, c’est plein de bonnes choses ici.
Elle mange.
SIDONIE, à part.
Personne ne vient, pas même madame Fromont. Oh ! si elle me faisait cela...
CHÈBE, s’approchant de Delobelle et de Risler.
Pardon, j’ai deux mots à dire à mon gendre.
Il s’empare de Risler.
Mon plan est celui-ci ; je loue un magasin. Je mets sur la porte en lettres d’un pied : Commission Exportation... et je vois venir !
RISLER.
Oui, oui... C’est une idée... vous voyez venir...
DELOBELLE.
Voici mon prospectus. Écoutez-moi ça.
CHÈBE, furieux.
C’est trop fort !...
DELOBELLE, le lorgnon sur l’œil, lisant de très loin.
« Quand on considère froidement le degré de décrépitude où l’art dramatique est tombé en France... »
CHÈBE, prenant le bras de son gendre.
Ce que je vendrai dans mon magasin, peu vous importe... j’en parlerai quand il sera temps. Bien des gens seront étonnés.
DELOBELLE, le prospectus à la main, à Risler dont il s’empare de nouveau.
Le bon de l’affaire pour vous, c’est que vous n’avez pas de premier rôle à payer. Notre premier rôle, c’est Delobelle...
CHÈBE, à part.
Pas moyen de causer, comment se débarrasser de ce parasite.
SIDONIE, de sa place, à son mari.
Risler, vous n’allez donc pas vous habiller ?
CHÈBE, vivement, à son gendre.
Mais c’est vrai ! allez donc vous habiller.
RISLER, à Delobelle.
Vous voyez, mon pauvre ami... en ce moment... Nous causerons de votre affaire plus tard... passez au bureau un de ces jours... après l’inventaire.
DELOBELLE.
Prenez garde... c’est que le temps presse.
CHÈBE.
Allons, allons, mon gendre, venez... je vous accompagne...
Il le pousse dans la chambre et dit à Delobelle en lui fermant la porte au nez.
Excusez-moi... c’est le droit du beau-père.
Scène IX
SIDONIE, MADAME CHÈBE, DELOBELLE
DELOBELLE.
Oh ! ces bourgeois ! Il va l’accaparer et je ne pourrai pas... je vais toujours lui laisser mon prospectus.
S’approchant de Sidonie et de madame Chèbe, après avoir posé son prospectus sur la table.
Savez-vous, ma chère Sidonie, qu’on serait très bien ici pour jouer la comédie de salon, vous n’y avez jamais pensé ? C’est un tort. Je vous l’ai toujours dit, il y avait en vous l’étoffe d’une grande comédienne.
SIDONIE.
Non... j’ai plutôt songé à prendre quelques leçons de chant. Madame Fromont chante et...
DELOBELLE.
Alors j’ai votre affaire. Je peux vous procurer une maîtresse de chant, madame Dobson, une étrangère, Hongroise, Suédoise, tout ce qu’il y a de plus distingué. Elle n’a pas beaucoup de voix, mais pour chanter c’est inutile... Ce qu’il faut, voyez-vous, c’est la diction. Moi, je n’ai pas de voix et j’ai chanté tout le répertoire avec un immense succès... J’ai même fait des élèves étonnantes... Il n’y a que ma pauvre fille dont je n’ai jamais pu rien tirer.
MADAME CHÈBE, mangeant des gâteaux.
Comment va-t-elle, votre fille ? On ne la voit jamais. Elle ne sort pas assez, cette enfant. Je l’ai trouvée bien pâlotte, la dernière fois.
DELOBELLE, se versant à boire.
Ah ! oui, elle travaille trop. Je le sens bien, et cela me désespère. Mais comment l’empêcher, c’est mon sang, c’est ma fille, elle combat à mon côté pour la sainte cause de l’art. Car vous savez, je ne renonce pas ! Je ne renoncerai jamais.
Il boit.
Scène X
SIDONIE, MADAME CHÈBE, DELOBELLE, CHÈBE, RISLER
Chèbe est furieux, tout hérissé. Risler court après lui pour l’apaiser tout en achevant de mettre son habit.
RISLER.
Chèbe... Chèbe...
CHÈBE.
Non, laissez-moi.
MADAME CHÈBE, alarmée.
Qu’est-ce qu’il y a encore ? Peut-on se remuer comme ça !
CHÈBE.
C’est toujours le même régime sourd d’injustice et de persécution.
RISLER, cherchant sa manche.
Mais non.
CHÈBE.
On refuse à son beau-père les misérables avances pour une entreprise sérieuse.
RISLER, même jeu.
Je ne refuse pas... je vous dis d’attendre un peu pour voir ce que sera l’inventaire.
CHÈBE.
Et on fait dorer son salon, on a une livrée, on fonde des
théâtres... Ah !
On sonne.
SIDONIE.
Mon père, je t’en prie... on a sonné... voilà du monde.
CHÈBE, avec un sourire douloureux.
Ah ! voilà du monde... et tu nous chasses...
SIDONIE, sans l’écouter, à son mari.
Et vous n’avez pas encore passé votre habit.
RISLER, essayant toujours de passer sa manche.
Mais, je ne peux pas...
SIDONIE.
Tenez, mon cher, allez-vous en, retournez à vos dessins... j’aime mieux ça.
TOBY, annonçant.
La patronne ! Non ! c’est pas ça, attendez donc... Madame Fromont jeune.
SIDONIE, à part.
L’imbécile !...
À ses parents.
À bientôt alors !
CHÈBE.
Viens, ma femme, viens... Tu vois bien que ta fille rougit de nous.
MADAME CHÈBE, se levant avec effort.
Allons !
Elle finit son verre de vin d’Espagne et fourre des gâteaux dans sa poche.
SIDONIE, à Claire.
Asseyez-vous, je vous en prie... Quelle bonne surprise.
CHÈBE, à Delobelle.
Vous restez là, vous ?
DELOBELLE.
Non, mais je sais vivre. Je vais saluer ces dames.
S’avançant et s’inclinant devant Claire.
Madame.
Devant Sidonie.
Madame.
À part, en s’en allant.
On n’a jamais salué comme ça depuis Firmin et Lafont.
Scène XI
SIDONIE, CLAIRE
CLAIRE.
Je viens un peu tard... J’ai eu tant à faire aujourd’hui.
SIDONIE.
Comment donc ! Mais c’est déjà bien beau d’être venue... puis à cette heure-ci, je pourrai être à vous seule, tandis qu’il n’y a qu’un instant...
CLAIRE.
Oui, j’ai entendu... Vous aviez beaucoup de monde.
SIDONIE.
Un monde fou.
CLAIRE, regardant autour d’elle.
Vous voilà tout à fait installée pour recevoir... C’est très bien, ici, maintenant.
SIDONIE.
Vraiment ?... Vous trouvez ?... Dites-moi bien votre avis.
CLAIRE.
Vous voulez ?
SIDONIE.
Je vous en prie.
CLAIRE, gentiment.
Eh bien, voilà. D’abord trop de dorure, trop de clinquant.
SIDONIE, pincée.
N’est-ce pas ?
CLAIRE.
Pourquoi toutes ces tentures ? Il fallait garder vos boise ries. Elles sont très belles, les mêmes qu’en bas. Du pur Louis XIII. C’est la gloire de nos vieux hôtels du Marais, ces grands panneaux de l’ancien temps... Et puis tout va là-dessus, tout s’assortit. Tandis que ces couleurs ça vous écrase. Il y a des toilettes qui vous sont interdites ici. Comment voulez-vous mettre du bleu, du vert avec ce rouge éclatant.
SIDONIE, souriant en regardant sa toilette.
C’est que j’en ai du bleu et beaucoup.
CLAIRE.
Pardon, chère amie, je n’ai pas voulu... Elle est charmante, au contraire, votre toilette.
SIDONIE, se levant.
Oh ! charmante ! Voyons, regardez bien... J’ai besoin de conseils, moi, je ne sais pas...
CLAIRE.
Non, je vous assure, je ne vois rien... une seule chose.
SIDONIE.
Ah ! Laquelle ?
CLAIRE.
Vous êtes un peu trop parée pour recevoir. On vous croirait en visite chez vous. La coiffure surtout. Pourquoi tous ces étages de cheveux ?... Je ne vous blesse pas ?
SIDONIE, vexée.
Mais non, au contraire, je demande.
CLAIRE.
Je vous aimais bien mieux avec vos bandeaux plats, quand vous veniez nous voir le dimanche à la campagne.
SIDONIE, à part.
Oui, mes bandeaux plats... et puis mes talons tournés, mes gants à vingt-neuf sous ! – merci bien !
CLAIRE.
Ah ! nos bons rires de jeunesse ! – Comme on s’amusait ! Comme mon pauvre père était heureux ! Vous rappelez-vous quand il nous faisait chanter : « J’entends l’tambour qui bat et l’amour qui m’appelle. »
Repoussant le plateau que lui offre Sidonie.
Non, merci, je ne prends rien... Il faudra revenir cette année à Savigny avec Risler et passer du temps ; nous ne rirons plus d’aussi bon cœur qu’autre fois, mais nous causerons toujours librement comme deux vraies amies, n’est-ce pas ?
SIDONIE, nerveuse.
C’est cela, vous achèverez mon éducation.
Elle boit le verre refusé par Claire.
Et vous partez bientôt pour la campagne ?
CLAIRE.
Le plus tôt possible... dans deux ou trois jours. Je voudrais y être déjà ; après le long hiver de Paris, c’est si bon d’arriver pour les lilas, ces lilas de mon enfance qui fleurissent toujours aux mêmes places, de retrouver la charmille, les pièces d’eau, les grands champs de blé...
SIDONIE, rangeant le plateau.
En effet, ce doit être bien agréable une belle propriété comme la vôtre...
CLAIRE.
Oh ! mon Dieu ! je vous assure qu’avec Georges et mon bébé, je serais tout aussi heureuse dans un petit coin... Ce que j’aime surtout c’est la campagne, du large pour vivre et pour penser. Ici on a la fièvre ; le temps vous manque pour tout... Voyez-vous votre mari, vous, quelque fois ? Moi, le mien, tout le jour est pris par les affaires. Après dîner, il a son cercle. Cet hiver nous n’avons pas passé trois soirées ensemble.
SIDONIE, s’apitoyant avec un faux intérêt.
Vraiment ? Pauvre madame Georges !
CLAIRE.
Oh ! je ne suis pas en peine... Paris me prend mon mari, mais Savigny va me le rendre.
SIDONIE.
Ah ! M. Fromont aime la campagne, lui aussi.
CLAIRE.
Je crois bien !... une fois là-bas, ce n’est plus le même homme... L’effet est instantané. Sitôt descendu de chemin de fer à la petite gare où je viens tous les jours l’attendre en voiture, il redevient gai, tendre, enfant comme son enfant. C’est mon Georges !...
Scène XII
SIDONIE, CLAIRE, GEORGES FROMONT
GEORGES, entrant vivement, à la cantonade.
Inutile... ne m’annoncez pas.
CLAIRE.
Tiens ! vous voilà ?
GEORGES.
Ne vous dérangez pas, Mesdames, j’ai un mot à dire à Risler... une affaire très pressante !... Est-ce qu’il n’est pas ici ?
SIDONIE.
Il doit être dans sa chambre, enfermé à double tour avec ses inventions ; attendez, je vais voir...
Elle fait un pas vers la porte de gauche, à Claire.
Vous m’excusez, Madame.
CLAIRE, debout.
Faites, faites... Je suis moi-même obligée de vous quitter, j’ai encore tant de choses à préparer pour notre départ...
À son mari.
N’est-ce pas, mon ami, qu’il faut absolument que M. et madame Risler viennent passer quelque temps chez nous à la campagne ?
GEORGES.
Mais sans doute.
CLAIRE, à Sidonie.
C’est entendu... je compte sur vous... allons, je descends... Au revoir... si vous avez une minute demain dans la journée...
SIDONIE, toute gracieuse.
J’irai certainement vous dire adieu.
Claire sort. Sidonie l’a accompagnée jusqu’à la porte.
Scène XIII
GEORGES, SIDONIE
SIDONIE va vers la porte qui mène chez Risler, puis au moment d’entrer s’arrête.
C’est mon mari que vous venez voir ?... Bien vrai ?
GEORGES.
Oui, Madame.
SIDONIE, venant à lui
Eh bien... Et moi ?
GEORGES.
Vous ?...
Bas, les dents serrées.
Voyons, ce n’est pas fini ? Vous voulez me torturer encore, vous ne m’avez pas assez affolé avec vos duretés, vos coquetteries ?...
SIDONIE, lui montrant un siège bas.
Allons, mettez-vous là et causons gentiment... C’est mon jour...
GEORGES, très sombre, la regardant.
Parlez, vous ; moi je n’ai plus rien à vous dire... je vous ai tout dit... jamais vous n’avez voulu répondre...
SIDONIE, calme.
J’ai peut-être changé. On a ses moments.
Brusquement avec une autre voix.
Vous savez, mon cher, je la déteste, cette femme qui sort d’ici...
Avec éclat.
Votre femme !
GEORGES, effrayé, bas.
Prenez garde. On va vous entendre... Quelqu’un peut venir...
SIDONIE.
Qui viendra ? Est-ce qu’on vient chez moi ? J’attends depuis quatre heures, je n’ai vu personne... Et elle, pour son jour, c’est un roulement de voitures devant le perron... Oh ! oui, je la déteste... M’a-t-elle assez accablé de son bonheur, assez étalé ses joies, ses richesses, et ses charmilles, et ses pièces d’eau... Comme elle prenait plaisir à m’humilier de ses conseils, de ses critiques. Tout y a passé, mon meuble, ma toilette... Eh bien, oui, c’est vrai, je n’ai pas de goût, je ne sais pas me coiffer, je ne sais pas m’habiller, je me fagote... Et pourtant, si j’avais voulu...
Regardant en dessous.
Si je voulais...
Bas.
Au fait, vous, est-ce que vous m’aimez encore ?
GEORGES, bas.
Toujours... en perdu !...
SIDONIE, sans le regarder.
Qu’est-ce que c’est que cette histoire de femme dont on parle... On vous a vu dans un petit théâtre.
GEORGES.
Bien possible... j’ai tout essayé pour vous échapper, pour vous arracher de mon cœur... Les filles, le jeu... je viens de prendre à la caisse 60 000 francs perdus au cercle cette nuit... Je montais en prévenir votre mari.
SIDONIE, le regardant avec admiration et envie.
Sapristi ! Vous allez bien... Et alors, c’est moi qui suis cause...
GEORGES.
Non, pas vous... ma folie et toutes les fatalités qui m’empêchent d’en guérir... cette association... la vie sous le même toit... Je vous sens là tout le jour... le soir, je vous entends marcher dans votre chambre.
SIDONIE.
Il faudrait me le prouver pourtant, ce grand amour, et autrement qu’en pillant la caisse pour le jeu et les demoiselles.
GEORGES.
Quelle preuve vous faut-il ?... Partir tous deux... Voulez-vous ?...
SIDONIE.
Allons donc !... mais c’est du roman, cela, et je suis ce qu’il y a de moins romanesque... Drôle de chose d’aimer les gens et de si peu les connaître... Voyons, faisons connaissance une bonne fois...
Montrant la croisée.
Écartez ce rideau et regardez en face de vous... là-haut, tout en haut, près des toits, cette grande fenêtre sans persiennes. C’est la fenêtre du palier sur lequel habitait la petite Chèbe. La « fenêtre du carré », comme nous disions. Toute gamine, figurez-vous, j’ai passé des heures, des journées, là, à regarder l’hôtel Fromont, son perron, sa cour sablée et les beaux feuillages où fumaient les cheminées de l’usine... Pour moi, c’était le dernier mot de la richesse, cette maison Fromont. Et pendant dix ans j’ai vécu avec ce but unique, cette pensée en travers du front comme une barre : entrer ici. J’y suis entrée. Vous comprenez bien que ce n’est pas pour en sortir maintenant...
GEORGES.
Enfin... que voulez-vous ?... qu’est-ce qu’il faut faire ?
SIDONIE.
Je ne sais pas, moi... tenez, on me parlait tout à l’heure de votre existence à Savigny... C’est délicieux, paraît-il... les charmilles vous rendent d’un tendre... Eh bien, j’imagine que si j’avais-pas loin de Paris un bout de pelouse à moi où un ami pourrait venir s’asseoir, un coupé comme celui qui vient vous attendre à la gare... peut-être alors...
GEORGES, brusquement.
Vous aurez tout cela... vous allez l’avoir !
SIDONIE.
Comment ?... Par qui ?...
GEORGES.
Mais, votre mari...
SIDONIE, levant les épaules.
Il ne peut pas, il n’a pas d’argent...
GEORGES.
Si, si... Il en a...
Il marche vers la porte de gauche au fond, ouvre et appelle.
Risler... Risler... écoutez donc...
Scène XIV
GEORGES, SIDONIE, RISLER
RISLER, sans cravate, en plein travail.
C’est vous, monsieur Georges ? Je ne savais pas qui était là.
Regardant Sidonie.
Qu’est-ce que tu as, petite ? Tu as l’air toute émue... Parce qu’il n’est venu personne. ? Ce n’est pas étonnant, c’est la première fois que tu reçois.
GEORGES.
Et puis la saison est bien avancée ; toutes ces dames sont parties ou vont partir pour la campagne.
RISLER, riant.
Chut ! chut ! ne dites pas cela devant elle... Elle est bien assez malheureuse de ne pas pouvoir y aller. J’avais d’abord pensé à lui acheter la maison de Bonardel.
GEORGES.
Oui, vous m’avez dit cela, c’est une bonne occasion. Qu’est-ce qui vous arrête ?
RISLER.
Dam ! C’est l’inventaire. Planus dit qu’il n’est pas fameux !
GEORGES.
Laissez donc... Planus n’est jamais satisfait. Il lui faudrait des millions de bénéfice. Enfin, nous n’avons pas à nous plaindre pour une première année d’association.
RISLER.
L’inventaire est fini... Eh bien ?
GEORGES.
Cent vingt mille francs à nous partager.
RISLER.
Cent vingt mille francs ! mais à voir la mine de Planus, je croyais à des pertes plutôt qu’à des bénéfices, je n’ai pas même osé lui demander...
GEORGES, vivement.
Vous n’avez plus besoin de lui en parler. Nous avions de l’argent en caisse, j’ai pris votre part et la voici.
RISLER.
Soixante mille francs !... C’est donc pour moi que vous aviez demandé cette somme au caissier ?
GEORGES.
Sans doute.
RISLER, riant.
Ah ! que c’est drôle... Figurez-vous que Planus... Vous ne lui en voudrez pas... vous savez sa manie de voir des femmes partout. Eh bien, le pauvre vieux croyait que vous aviez pris cet argent pour une...
Bas.
pour une cocotte... Est-ce amusant, hein ?... Allons, allons, il ne faut pas perdre un instant. Je vais prévenir Bonardel tout de suite.
Sidonie lui apporte sur le guéridon de quoi écrire. Planus apparaît à la porte.
Scène XV
GEORGES, SIDONIE, RISLER, PLANUS
PLANUS.
On peut entrer ?...
RISLER.
Oui, oui, entre donc.
PLANUS.
Messieurs, avant de quitter ma caisse, je venais vous présenter le relevé de l’inventaire.
GEORGES, prenant le papier que tend Planus.
C’est bien. J’ai mis M. Risler au courant de la situation, vous pouvez vous retirer.
RISLER, riant.
Oui, oui, je suis au courant... Sacré Planus avec ses histoires de femmes... mauvaise langue, va !... Tiens, pour t’apprendre, mets-toi là, c’est toi qui vas écrire à Bonardel. Tu lui diras que je lui achète sa maison de Bougival, et que je l’attends demain à midi chez le notaire.
À Georges et à Sidonie, d’un ton d’affectueux et joyeux mystère.
Vous deux, maintenant, venez que je vous montre quelque chose... l’imprimeuse nouveau modèle... J’y suis, je la tiens ! vous allez voir ça...
Il les prend tous deux par la main et les emmène dans sa chambre.
Scène XVI
PLANUS, étranglé de fureur
Sacrement ! J’en étais sûr... Voilà la femme... C’est pour elle l’argent qu’il vient de prendre en caisse !... Ah ! la gredine... c’est Fromont qui l’entretient et elle fait son mari complice... mais lui, le malheureux, comment l’avertir, comment lui ouvrir les yeux ?... moi, il ne me croira jamais contre elle... Il n’y a qu’un homme, son frère... Oui, c’est cela, vite une dépêche au frère.
Il s’assied et écrit fiévreusement, lisant tout haut à mesure.
« Frantz Risler. – Ismaïlia. – Égypte. La maison croule... viens vite... »
Il plie sa dépêche et se lève pour partir.
Scène XVII
PLANUS, SIDONIE, paraissant à gauche
SIDONIE, souriante et féline.
Vous avez écrit, monsieur Planus ?
PLANUS, gravement.
Oui, Madame... je viens d’écrire !...
Il va vers le fond.
ACTE III
La maison de Sidonie, à Bougival. Grand salon clair au rez-de-chaussée, ouvrant par une large baie sur la terrasse. Horizon de Seine, de pelouses et d’arbres. Meubles d’été, fauteuils américains, piano à queue. Portes latérales.
Scène première
SIDONIE, MADAME DOBSON, CHÈBE, MADAME CHÈBE, GEORGES, CHRISTINE
Sidonie, toilette Watteau extravagante, les cheveux à l’enfant sur les épaules, debout à droite près du piano devant lequel est assise madame Dobson, la maîtresse de chant. À gauche, madame Chèbe, sur le canapé près d’un guéridon, fait le menu du dîner avec la bonne. Monsieur Chèbe, en pantoufles brodées, est étendu sur un fauteuil à bascule, un journal déployé dans les mains, d’autres journaux sous bande sur ses genoux. Georges fume un cigare sur le perron, entre et sort, va et vient impatienté, comme chez lui.
SIDONIE et MADAME DOBSON, fredonnant à mi-voix au piano un duo tzigane de Brahms.
Plus vagabonde que les chèvres
Et le refrain joyeux aux lèvres...
MADAME CHÈBE, à Christine.
Nous disions... comme entremets, la barbue... Quoi encore ? La timbale milanaise. Oh ! je crois que M. Risler ne l’aime pas.
Se tournant vers le piano.
Pardon, madame Dobson...
MADAME DOBSON.
Madame ?
MADAME CHÈBE.
J’ai un mot à dire à Sidonie... Est-ce que ton mari aime la timbale, fifille ?
SIDONIE.
Mon mari ?... je ne sais pas, moi... Quelle idée ! Et puis, qu’est-ce que ça fait ?
Elle parle à madame Dobson.
MADAME CHÈBE, à Fromont qui s’est un peu avancé.
Et vous, monsieur Georges, aimez-vous la timbale milanaise ?
GEORGES, marchant.
Tout ce que vous voudrez, Madame.
MADAME CHÈBE.
Alors, c’est convenu, Christine.
La bonne sort.
CHÈBE, passant sa tête irritée et majestueuse au-dessus de son journal.
Eh bien ! et moi ? On ne me demande pas si j’aime la timbale ?
MADAME CHÈBE.
Mais si, mon ami... C’est parce que nous savons que tu l’aimes.
CHÈBE.
Bon... bon... je suis habitué à ces façons-là, depuis que je suis chez ma fille, à Bougival... Tout le monde commande ici, moi, il faut que je m’efface... Effaçons-nous.
Il s’étale dans son fauteuil et lit.
MADAME DOBSON, à Sidonie.
Voyez-vous, tout ce mouvement-là est plus vif, plus endiablé...
Fredonnant.
La la la la la la la laire... C’est de la musique tzigane... vous ne vous les rappelez donc pas, ces Tziganes, à l’Exposition... Les merveilleux musiciens !... Quels coups d’archet et quelles bottes !... C’était à partir avec eux, à les suivre jusqu’au bout du monde...
SIDONIE.
Merci... ça aurait manqué de confortable en route.
MADAME DOBSON.
Mais non, je vous assure... On mangeait à peu près tous les jours.
SIDONIE, souriant.
Ah ! vous avez voyagé avec la troupe ?
MADAME DOBSON.
Six mois... le premier violon... Ah ! ma chère...
GEORGES, s’approchant du piano, bas.
Sidonie.
SIDONIE.
Quoi ? qu’est-ce que vous avez ?... Vous nous faites une figure... Écoutez donc ça, plutôt, comme c’est gentil...
Georges tourne le dos, furieux.
CHÈBE.
Ah ! ah ! Mesdames, voici pour vous... L’Écho de Bougival qui rend compte des fêtes locales...
Il lit.
« Notre charmant pays, Bougival-Bade, était en liesse, hier soir. La
délicieuse comtesse de X*** recevait dans sa villa des Églantines toute la colonie Selected qui commence à Rueil pour finir à Marly-le-Roi. La charmante marquise d’Estérel... la fringante vicomtesse... » En voilà des pécores ! En quoi tous ces noms-là peuvent-ils intéresser le public ?
MADAME DOBSON, bas, à Sidonie.
Oui, j’ai toujours subi les entraînements de mon cœur...
Gros soupir.
À propos, chère amie, si vous pouviez m’avancer mon mois, vous m’obligeriez...
SIDONIE.
Je vais vous avoir ça...
Appelant.
Monsieur Georges !... Par ici...
Georges s’approche du piano.
CHÈBE, lisant toujours.
Ah ! mais, c’est très intéressant... Viens donc voir, madame Chèbe... On parle de ta fille là-dedans.
MADAME CHÈBE.
Pas possible !
Elle se lève et vient vers lui.
CHÈBE, lisant.
« Quant à la brune incomparable, qui a nom Sidonie Risler, nous ne saurions, sans faire souffrir sa modestie, répéter tous les propos qu’on tenait sur elle... »
Parlé.
Bon journal, cet Écho ! De la verve, du trait !
MADAME CHÈBE.
Je n’aime pas bien ça, moi, le nom de Sidonie dans les journaux...
CHÈBE.
Pourquoi ?... Tu veux donc la mettre sous un boisseau, ta fille !... C’est très flatteur, au contraire... Seulement je m’étonne que, par la même raison, on n’ait pas dit un mot du père...
MADAME CHÈBE.
Mais tu n’y étais pas à cette soirée...
CHÈBE.
N’importe ! Ils auraient dû parler de moi.
Scène II
LES MÊMES, TOBY, apparaissant sur la terrasse
TOBY.
M’sieu Chèbe, la compagnie, j’ai bien l’honneur...
CHÈBE, se retournant sur son fauteuil.
Qu’est-ce qu’il y a ? Tiens ! On dirait... Mais oui, c’est Toby, l’ancien groom de ma fille... te voilà donc par ici, mauvaise graine... tu n’es pas à la Roquette encore ?
TOBY, tranquillement.
Non... j’suis à l’Écho... c’est écrit, voyez...
Il montre sur sa casquette en lettres d’or.
L’Écho de Bougival...
CHÈBE.
En effet... Et qu’est-ce que tu viens faire chez nous ?
TOBY.
J’viens toucher
Présentant une quittance.
l’article de ce ma tin, première page en 8, quinze lignes à vingt-cinq francs.
CHÈBE.
Comment ! C’est payé ?
TOBY.
Non, pas encore... Mais si vous voulez...
Il lui offre sa note.
CHÈBE.
Moi !... Pour qui me prends-tu ?... Comme si ce n’était pas assez de voir le nom de ma fille dans ces feuilles scandaleuses.
MADAME CHÈBE.
Pourtant, tout à l’heure, tu disais...
CHÈBE, se montant.
Payer mon déshonneur ! Jamais !...
À Toby.
Adressez-vous à madame Risler...
SIDONIE, se retournant.
Qu’y a-t-il donc ?
MADAME CHÈBE.
Une note de journal, fillette...
SIDONIE.
Ah ! je sais...
À Georges.
Réglez, je vous prie... Il faut ménager ce monde-là.
CHÈBE, pendant que Georges paie la note.
Dire que pour vingt francs de plus elle pouvait faire parler de son père et qu’elle n’y a pas songé... C’est dégoûtant !
Il se renfonce rageusement dans son fauteuil.
TOBY, s’éloignant et criant de sa plus belle voix de voyou.
D’mandez l’Écho de Bougival, la gazette mondaine...
MADAME DOBSON, à Sidonie.
Maintenant, la reprise... Attaquons ferme !
SIDONIE et MADAME DOBSON, chantant.
Plus vagabonde que les chèvres
Et le refrain joyeux aux lèvres, etc.
Scène III
LES MÊMES, DELOBELLE
Il est en toilette d’été, pardessus clair sur le bras, sac de cuir en sautoir, grandes guêtres montantes. À la fin du couplet, il applaudit à grands gestes et à tout petits coups, très chic.
DELOBELLE.
Brava !... Brava !...
MADAME CHÈBE.
Ah ! Monsieur Delobelle... Et Désirée ? Vous ne nous l’amenez pas ?
DELOBELLE.
Si, si... Elle est là, dans le jardin... à faire une rafle de fleurs... Pauvre petite, c’est sa première journée de campagne depuis dix ans...
S’approchant du piano.
Vous savez, Dobson... l’expression surtout, soignez l’expression... Vous avez affaire à une diseuse... Elle a du sang de comédien dans les veines.
CHÈBE, apparaissant au-dessus de son fauteuil.
Comment l’entendez-vous, Monsieur ?... sachez que jamais un Chèbe n’a mis les pieds sur les planches.
DELOBELLE.
Tant pis ; moi, je me glorifie de ne les avoir jamais quittées.
CHÈBE.
Jamais quittées ?... Voilà quinze ans que vous êtes sans emploi.
DELOBELLE.
Oui, Monsieur, quinze ans... et je ne renonce pas.
CHÈBE, hurlant.
Vous ne renoncez pas, à quoi ?
MADAME CHÈBE.
Voyons, Ferdinand, ne te dispute pas, on est si bien là tous ensemble.
SIDONIE, à madame Dobson.
Fermez le piano, ma chère... pas moyen de travailler ici... allons, un tour en bateau.
GEORGES, bas.
Sidonie... mais alors je ne vous aurai pas un instant... ce n’est pas ce que vous m’aviez promis...
SIDONIE, bas.
Ah ! mon cher, vous êtes ennuyeux comme un mari...
Haut.
Savez-vous ramer, Delobelle ?
DELOBELLE.
Oh ! Madame... J’ai joué deux cents fois le Gondolier de Venise... Et vous pensez qu’une gondole à Venise, c’est autrement difficile à conduire qu’une barquette à Bougival.
SIDONIE.
Dans ce cas, on vous emmène.
Elle prend le bras de Dobson. Se tournant vers Georges, gentiment.
Allons ! Allons !
Scène IV
CHÈBE, MADAME CHÈBE
CHÈBE se lève, descend, plie le journal et le met dans sa poche, à sa femme.
Qu’est-ce qu’il vient faire ici, Delobelle !... toujours son théâtre... Tu verras que Risler finira par le lui acheter. Et quand je pense comme il s’est fait tirer l’oreille pour me louer un méchant magasin !
MADAME CHÈBE.
De quoi te plains-tu ? Eh bien, tu l’as, ton magasin, et tu ne t’y tiens jamais.
CHÈBE.
Je ne m’y tiens pas parce que j’y étouffe... Je ne suis pas fait pour la vie renfermée, pour le commerce assis. Il me faut le commerce debout, l’activité, la marche...
Il marche à grands pas.
Et puis enfin, est-ce que notre présence ici n’était pas nécessaire, avec le gâchis de cette maison ouverte à tous les exploiteurs, la légèreté de ta fille...
MADAME CHÈBE.
La légèreté de ma fille ?
CHÈBE.
Oui, oui... je m’entends... Il y a trop de Fromont par ici.
MADAME CHÈBE, stupéfaite.
Qu’est-ce que tu nous racontes là ? Tu ne sais qu’inventer pour me fatiguer la tête... avec toi, on n’a pas un moment tranquille.
CHÈBE.
Parbleu ! tu n’y vois rien, toi... tu t’engourdis dans ton bien-être. Je te dis que M. Fromont vient trop souvent ici ?
MADAME CHÈBE.
Trop souvent ici... Oui, il y a peut-être du vrai là dedans. Tu as raison, Sidonie est trop coquette avec l’associé.
CHÈBE.
Coquette... Je n’ai pas dit ça ?
MADAME CHÈBE.
Comment, tu n’as pas dit ça ?
CHÈBE.
Et quand cela serait ? Est-ce à nous de nous en préoccuper ? Notre fille est mariée. C’est à son mari beaucoup plus âgé qu’elle à la conseiller, à la conduire. Y a-t-il songé seulement ? Non. Il ne sait rien, il ne se mêle de rien, il a l’air d’un invité chez lui. On ne le voit jamais. Où est-il en ce moment ? Dans quelque coin, à travailler. Un dimanche ! Quand il se sera donné une bonne attaque !
MADAME CHÈBE.
Tout ce que tu voudras, mais Sidonie est imprudente. Je m’en rends compte maintenant. J’ai peur qu’on finisse par mal parler d’elle.
CHÈBE, indigné.
Mal parler d’elle !
Se reculant d’un pas.
Madame, je m’appelle Ferdinand Chèbe !
MADAME CHÈBE, les bras au ciel.
À qui le dis-tu, mon Dieu !
CHÈBE.
Oui, Ferdinand Chèbe, connu depuis trente ans sur la place, et je n’admets pas qu’on puisse mal parler de ma fille !...
MADAME CHÈBE.
Mais enfin, mon ami...
CHÈBE, remontant.
Non, je ne veux pas entendre ça, je préfère m’en aller.
Il redescend prendre les journaux qui sont sur le guéridon.
MADAME CHÈBE.
Mais on ne les a pas lus.
CHÈBE.
Ça m’est égal !...
S’éloignant.
Mal parler de ma fille !... une Chèbe !
Il sort majestueusement par le fond.
Scène V
MADAME CHÈBE, puis DÉSIRÉE
MADAME CHÈBE, se retournant et ne le voyant plus.
Allons, bon, le voilà encore en route !... Quel agité !...
DÉSIRÉE, un bouquet de fleurs à la main.
Tiens ! mon père n’est plus là ?
MADAME CHÈBE.
Non, mon enfant, il est sur l’eau, avec ces dames, voulez-vous aller les rejoindre ?
DÉSIRÉE, s’asseyant, ses fleurs sur ses genoux.
Oh ! merci, Madame, j’aime autant rester un peu avec vous, si vous voulez bien, en faisant mes bouquets...
MADAME CHÈBE.
C’est ça... un brin de causette comme dans l’ancien temps... Voyons, que je la regarde... plus jolie que jamais... mais ces petits doigts ne peuvent donc pas se tenir tranquilles...
DÉSIRÉE, faisant ses bouquets.
Non... l’habitude, vous savez... puis j’aime tant les œillets.
MADAME CHÈBE.
C’est égal, ma pauvre petite, c’était plus gai pour vous, quand nous habitions tous ensemble sur le même palier, les Chèbe, les deux Risler... comme on s’est dispersé pour tant !
DÉSIRÉE.
Oui, c’est vrai. On est loin les uns des autres...
MADAME CHÈBE.
Ce bon garçon de Frantz, vous rappelez-vous comme il était complaisant. En voilà un qui a dû vous manquer. C’est drôle ! J’aurais cru que cela finirait par un mariage.
DÉSIRÉE.
Un mariage ?
MADAME CHÈBE.
Qu’y aurait-il eu d’étonnant ? Je n’étais pas seule à avoir cette idée. Il y a quelqu’un qui y pensait bien.
DÉSIRÉE, baissant le visage sur ses fleurs.
Quelqu’un ?
MADAME CHÈBE.
Oui... et quelqu’un qui m’en a parlé souvent...
DÉSIRÉE, presque sans voix.
Qui donc ?
MADAME CHÈBE.
M. Risler aîné. Il aurait été bien heureux de cette chose-là.
DÉSIRÉE, relevant la tête.
Ah ! oui. M. Risler... Mais M. Frantz n’a jamais pensé à moi.
MADAME CHÈBE.
Vous croyez ? Cependant l’an dernier, au mariage de Sidonie, il était joliment empressé auprès de vous. C’est Risler qui était heureux ! « Regardez donc, madame Chèbe, me disait-il, en me montrant son frère... »
Jetant un cri.
Oh !
Elle aperçoit Frantz debout sur le perron, dans l’encadrement de la grande porte ouverte.
C’est trop fort...
Scène VI
MADAME CHÈBE, DÉSIRÉE, FRANTZ qui entre
MADAME CHÈBE, se levant
Frantz ! mon ami !... Est-ce possible ? Comment ! C’est vous !... D’où arrivez-vous donc ?
Il lui serre les mains.
FRANTZ, gravement.
J’arrive d’Égypte... Où est mon frère ? Planus vient de me dire que je le trouverais ici...
MADAME CHÈRE.
Mais oui, il est ici.
Elle montre Désirée qui se trouble.
Eh bien, Désirée, mais c’est Frantz, notre ami Frantz, vous ne lui dites rien. Oh ! le petit glaçon... Eh ben, eh ben, qu’est-ce qu’elle a... comme elle est pâle.
Elle s’élance vers Désirée.
FRANTZ, faisant un pas.
Désirée !
DÉSIRÉE.
Ce n’est rien... ce sont ces fleurs... que j’ai gardées trop longtemps.
Petit rire nerveux.
Ça m’a grisée.
Elle cache sa figure dans ses mains.
MADAME CHÈBE.
Oh ! mais je vais prévenir tout le monde, chercher Risler.
Elle sort.
Scène VII
FRANTZ, DÉSIRÉE
Un long silence. Frantz vient près de Désirée qui a les yeux toujours cachés sous sa main, et dont l’émotion ne s’aperçoit qu’aux battements de son corsage.
FRANTZ, lui retirant doucement les mains l’une après l’autre de dessus les yeux et les gardant dans les siennes.
Vous ne m’avez donc pas oublié ?... Ça vous fait donc bien plaisir de me revoir ?
DÉSIRÉE.
Oh ! oui.
FRANTZ.
Eh bien, moi aussi, je vous jure. Dans l’état d’esprit où je me trouve, vous ne saurez jamais le bien que cela m’a fait en entrant ici, de voir votre chère image honnête et fidèle, vos yeux d’enfant qui n’ont jamais menti.
Il se penche vers elle, puis baissant la voix.
Vous venez souvent chez mon frère ?
DÉSIRÉE.
Ici ?... Oh ! non, monsieur Frantz.
FRANTZ.
N’est-ce pas ?
DÉSIRÉE.
Je voudrais bien, mais je n’ai pas le temps...
FRANTZ, étonné.
Ah ! c’est pour ça ?
DÉSIRÉE.
Mais oui... En semaine, j’ai mon ouvrage, et ce n’est pas trop du dimanche pour faire la maison belle, voir au linge du père.
Souriant.
Vous savez comme il est coquet.
FRANTZ, à part.
Mais alors les histoires de Planus... Qui faut-il croire, mon Dieu !
Bas.
M. Delobelle vient, lui ?
DÉSIRÉE, qui s’est remise à faire fébrilement ses petits bouquets.
Oh ! très souvent... votre frère est si bon...
FRANTZ.
Et elle ?
DÉSIRÉE.
Sidonie ?... Toujours la même... Un peu folle, mais si tendre, si charmante... Quand elle vient à Paris, elle monte quelquefois mes cinq étages... Ça l’amuse toujours de revoir le carré... Ah ! les bonnes gens... les braves cœurs !... En voilà que la fortune n’a pas changés...
FRANTZ, avec effusion.
Et vous... et vous... chère créature... rien ne vous a changée non plus, ni les peines, ni les tristesses... Rien n’a pu déranger la grâce et la douceur de ce divin sourire... Ah ! que de fois j’ai pensé à vous là-bas...
DÉSIRÉE.
Vraiment ?
FRANTZ.
Oui, quand l’exil me pesait trop, que de fois, pour me donner des forces, j’évoquais votre vie de solitude et de dévouement... toujours enfermée, toujours assise.
DÉSIRÉE.
Oh ! enfermée, assise, ça c’est par goût, je vous assure... Qu’est-ce que vous voulez ? La rue me fait peur, je m’y sens maladroite à marcher. Il me semble que tout le monde me regarde... Toute enfant j’étais ainsi... je me rappelle, en revenant de l’école, le rire d’un gamin imitant ma démarche d’infirme ou quelqu’un qui disait en me regardant : « Quel dommage ! » J’en avais pour tout le soir à pleurer.
FRANTZ.
Mais à présent vous n’avez plus la même raison... Ce que vous appelez votre infirmité n’est plus qu’une coquetterie, une grâce...
DÉSIRÉE, riant.
Oui, oui, vous êtes comme maman qui disait toujours que ça ne se voyait pas... Si, ça se voit, allez !... À moins que je ne marche au bras de quelqu’un, ou bien, assise comme maintenant... Alors, n’ayant pas trouvé de bras où m’appuyer, je reste tout le jour dans mon grand fauteuil...
FRANTZ.
Près de la croisée... On voit des cheminées et des toits... C’est bien gai...
DÉSIRÉE.
Bah ! je ne regarde pas, je travaille... J’ai un joli métier, c’est une chance... Et puis, vous savez, la vie a beau être dure, je tiens un peu de mon père, je suis née Delobelle. j’ai la foi !... pas pour le théâtre, par exemple, oh ! non ! Enfin, j’ai des illusions, j’espère, je ne sais pas trop quoi, mais j’espère...
FRANTZ.
Ah ! petite vaillante, va.
Il se lève en entendant la voix de Risler criant au dehors.
RISLER.
Où est-il ? où est-il ?
Scène VIII
FRANTZ, DÉSIRÉE, RISLER
FRANTZ.
Frantz, mon Frantz !
RISLER.
Cher frère...
RISLER.
Ah ! je suis content... je suis content... Mais comment ça se fait-il ? Tu ne m’avais pas prévenu de ton arrivée. Tu n’as pas d’ennui. Il n’y a rien de fâcheux là-bas pour toi ?
FRANTZ.
Non.
RISLER.
Alors, qu’est-ce qui t’amène en France ? Te serais-tu décidé à vivre avec nous et...
Apercevant Désirée.
Est-ce que, par hasard, mon projet... tu sais bien ?
Il les regarde l’un après l’autre en souriant.
DÉSIRÉE.
Voilà mes bouquets finis... Je vais les mettre au frais.
Respirant ses bouquets longuement.
C’est étonnant comme les fleurs sentent bons, il y a des jours.
Elle sort.
Scène IX
FRANTZ, RISLER
RISLER.
Embrasse-moi encore, mon Frantz... Figure-toi, j’étais dans mon grenier à surveiller un premier tirage... car tu sais, j’ai trouvé, c’est fini, ma mécanique... J’ai là-haut un modèle qui fonctionne... tu vas voir ça... Ah ! mon ami, une merveille... Tu connais les Simson de Londres... Le vieux était ici dimanche dernier, et rien que sur le modèle, m’offrait trois cent mille francs de l’invention.
FRANTZ.
Et tu as refusé ?
RISLER.
Hé ! dis donc... je ne travaille pas pour l’Angleterre, moi ! Je veux mon nom au bas du tableau... Imprimeuse Risler !... Et puis tu verras, dans deux ans, quelle fortune pour la maison !... tu penses si je serai fier de rendre à ces Fromont un peu du bien qu’ils m’ont fait,
Étreignant son frère avec effusion.
Ah ! tiens, vraiment, Dieu m’a comblé, dans la vie... J’ai un associé qui est comme un frère pour moi. Nos affaires vont très bien.
FRANTZ, tressaillant.
Très bien... tu es sûr ?
RISLER.
J’ai eu soixante mille francs de bénéfice pour ma part à notre inventaire.
Mouvement de Frantz.
Oui, mon cher, soixante mille francs ! C’est beau pour une première année... Avec cela, j’ai mis la main sur la plus délicieuse créature, un intérieur charmant. Il n’y a qu’une chose qui m’ennuie, c’est l’attitude de Planus vis-à-vis de moi depuis quelque temps. Je ne sais pas ce qu’il a, cette vieille bête... Il me boude, il ne me parle plus. J’ai essayé d’avoir une explication avec lui. Pas moyen. Est-ce que tu l’as vu, Planus, toi ?
FRANTZ.
Oui, ce matin, en arrivant, nous avons longuement causé.
RISLER.
Il ne t’a pas parlé de ce qu’il avait contre moi ?
FRANTZ, avec effort.
Non.
RISLER.
C’est incompréhensible. Il faudra que tu m’aides à éclaircir ce mystère...
FRANTZ, les dents serrées.
Oh ! oui, je t’y aiderai, frère...
RISLER.
Mais laissons cela maintenant et soyons tout à la joie de ton retour. D’abord, pendant que nous sommes seuls, viens que je te montre mon modèle.
Voix de Sidonie.
RISLER.
Ah ! voilà Sidonie... ne dis rien, elle ne sait pas que tu es là... C’est elle qui va être étonnée...
Scène X
FRANTZ, RISLER, SIDONIE, GEORGES
RISLER, s’avançant.
Sidonie... Regarde !
Il s’écarte.
SIDONIE, s’arrêtant stupéfaite.
Frantz !
RISLER, riant.
Hein ? Tu ne t’attendais pas à...
Apercevant Georges qui est resté au fond.
Tiens ! voilà Georges, vous êtes donc ici ? Je vous croyais à Savigny...
GEORGES, nuance d’embarras.
Non, j’étais venu vous parler... d’une affaire assez importante...
À Frantz.
Vous m’excusez, Monsieur, d’interrompre ces bonnes effusions.
FRANTZ, les regardant, lui et Sidonie, d’un œil de juge, à part.
Planus avait raison... mais mon frère ne sait rien, lui...
SIDONIE, qui, remise de son émotion, s’est avancée résolument vers Frantz pendant que son mari cause avec Georges.
Bonjour, Frantz.
Elle lui tend la main, Frantz ne la prend pas.
RISLER, à Georges.
Oui, ça me paraît bien. D’ailleurs, nous en recauserons tout à l’heure. Je vous demande seulement la permission de montrer à mon frère... viens-tu, Frantz... Sidonie, je vais te le rendre, nous en avons pour une minute...
Il entraine son frère par la droite.
Scène XI
GEORGES, SIDONIE
Moment de silence.
GEORGES, à demi-voix, montrant Frantz qui vient de sortir.
Eh bien ! le voilà !
SIDONIE.
Oui, le voilà, ce que je prévoyais est arrivé. Je vous avais bien dit que ce caissier était un ennemi, qu’il fallait le renvoyer. C’est lui qui nous vaut ça.
GEORGES.
Vous croyez que c’est Planus qui a fait revenir votre beau-frère ?
SIDONIE.
J’en suis sûre. Le regard de Frantz en entrant, son attitude avec moi ne me laissent aucun doute. Il sait tout... Il vient tout dire à son frère...
GEORGES.
Risler ne le croira pas.
SIDONIE.
D’un autre il aurait pu douter, mais de son Frantz, il croira tout.
GEORGES.
Il n’a pas de preuves.
SIDONIE.
Votre caissier en a... L’inventaire...
GEORGES.
Mais alors, en ce moment il est en train de...
SIDONIE.
Non. Il me parlera avant, mais il ne faut pas qu’il vous retrouve ici.
GEORGES.
Comment ! vous voulez que j’aie l’air de fuir devant lui...
SIDONIE, vivement.
Mon cher ami, il ne s’agit pas de fuir. Il s’agit de vous éloigner... pendant quelques jours.
GEORGES.
M’éloigner ! Oh ! non, vous m’oublieriez trop vite... Entourée comme vous l’êtes, dans l’affolement où vous vivez... D’ailleurs, à quoi vous servirait-il que Frantz ne me voie pas ici ? Ce qui s’est passé existe. Puisqu’il sait tout, il parlera ; non, non, il ne faut pas que je m’en aille. Il faut que je reste, au contraire, et s’il a le malheur de...
SIDONIE.
Un duel, n’est-ce pas ?
GEORGES.
Certainement. N’ai-je donc pas le droit de défendre mon bien... J’ai tout sacrifié pour vous, honneur, devoir, famille. Je vous ai bien gagnée. Je ne veux pas qu’on vous reprenne.
SIDONIE.
Et moi, je ne veux pas d’éclat, je ne veux pas de scandale. Vous m’entendez, Georges.
GEORGES.
Mais si je m’en vais, qu’allez-vous faire ?
SIDONIE.
Cela me regarde. Je vous demande huit jours, dix jours d’absence, tout au plus.
GEORGES.
Me donnerez-vous au moins de vos nouvelles ?
SIDONIE.
Vous en aurez tous les jours par Dobson.
GEORGES.
M’aimerez-vous encore quand je reviendrai.
SIDONIE.
Toujours autant.
RISLER, riant et appelant du dehors.
Georges ! Georges !... Venez donc !
SIDONIE.
Mon mari vous appelle... Allez lui parler et vous partirez ensuite...
Tout en parlant, elle lui a fait remonter la scène à droite. Georges veut l’embrasser, elle le repousse doucement.
Non... Non... Allez !... Allez !...
Scène XII
SIDONIE, seule, puis FRANTZ
SIDONIE.
Parti !... Ce n’est pas sans peine...
Elle redescend, prend une fleur sur la table, la met à son corsage, lisse ses cheveux, fait bouffer sa jupe et s’allonge sur le canapé. Frantz entre, très pâle, reste debout regardant autour de lui.
Frantz !
FRANTZ, après un silence.
Je vous fais mon compliment, Madame, vous vous entendez au confortable...
Brutalement et bien en face.
À qui devez vous tout ce luxe ? Est-ce à votre mari
Baissant la voix.
ou à votre amant ?
SIDONIE, très calme, sans lever les yeux sur lui.
À tous les deux.
Moment de silence.
FRANTZ.
Vous avouez que cet homme est votre amant...
Mouvement de tête de Sidonie.
Voilà donc le rêve de votre jeunesse accompli ! Fromont jeune et Risler aîné. Femme de l’un, maîtresse de l’autre, toute la raison sociale vous appartient... Ah ! vous êtes une fière...
Il s’arrête et s’approchant.
Écoutez moi, Sidonie ; dans tout ceci, vous pensez bien, ce qui me touche, c’est mon frère... Son plus vieil ami, un ami de vingt ans, me disait tout à l’heure : « Ce n’est pas possible qu’il ne se doute de rien... C’est un coquin ou un fou... » Vous, qui le connaissez mieux, vous savez que Risler n’est ni l’un ni l’autre... C’est un grand enfant naïf et bon, qui a mis en vous toute sa confiance, de plus un chercheur, en mal d’inventions, enfermé dans une idée fixe. Ces gens-là sont comme des somnambules. Ils regardent sans voir, les yeux en dedans, vous en avez étrangement abusé... Seulement je tiens à vous dire une chose. Le nom de mon frère, ce nom qu’il a donné à sa femme, est le mien aussi. Il m’appartient de le défendre et je suis ici pour cela... Donc, je vous engage à prévenir M. Fromont qu’il ait à changer de maîtresse et qu’il aille se faire ruiner ailleurs, ou sinon...
SIDONIE.
Sinon ?...
FRANTZ.
Sinon, j’avertis mon frère de ce qui se passe chez lui et vous serez surprise du Risler que vous connaîtrez alors, aussi violent, aussi redoutable qu’il est inoffensif d’ordinaire ; vous pouvez être sûre qu’il vous tuera...
SIDONIE.
Eh ! qu’il me tue... Qu’est-ce que cela me fait ?
Elle enfouit sa tête avec rage dans le coussin du divan.
FRANTZ s’accoude au divan et se penche vers elle.
Vous préférez mourir que de renoncer à lui ? Vous l’aimez donc bien, ce Fromont ?
SIDONIE se lève et passe.
Moi ! Aimer cet homme ?... J’ai pris celui-là comme j’en aurais pris un autre.
FRANTZ.
Pourquoi ?
SIDONIE.
Pourquoi ? Parce que j’étais folle, parce que j’avais dans le cœur et que j’y ai encore un amour criminel que je veux arracher à n’importe quel prix.
Elle a dit cela devant lui, toute frissonnante, les yeux dans ses yeux.
FRANTZ.
Un amour criminel !
Très ému.
Qui aimez-vous donc ?
SIDONIE, d’une voix sourde.
Vous savez bien que c’est vous.
FRANTZ.
Moi ! Moi !...
SIDONIE.
Oui, Frantz, je vous ai toujours aimé.
FRANTZ.
Allons donc, c’est impossible. Pourquoi n’avez-vous pas voulu de moi ?
SIDONIE.
Je savais qu’une autre vous aimait, une pauvre enfant déshéritée dont cet amour était toute la joie.
FRANTZ.
Qui donc ? Désirée ?
SIDONIE.
Oui, Désirée... Dans un grand mouvement généreux, comme on en a quand on est très jeune, je voulais faire le bonheur de sa vie en sacrifiant la mienne, et tout de suite je vous repoussai pour que vous alliez à elle. Ah ! dès que vous avez été loin, j’ai compris que ce sacrifice était au dessus de mes forces.
FRANTZ marche à grands pas puis revient sur elle.
Mais ne voulant pas de moi, pourquoi avez-vous épousé mon frère ?
SIDONIE.
Épouser Risler, c’était me rapprocher de vous. Je me disais Je n’ai pas pu être sa femme, eh bien, je deviendrai sa sœur, il me sera permis de l’aimer encore.
FRANTZ.
Sidonie.
SIDONIE.
Hélas ! je n’ai pas pu vous aimer comme une sœur, Frantz. Je n’ai pas pu vous oublier non plus. Alors, j’ai cherché à m’étourdir... J’ai été folle, j’ai été coupable. Mais si quelqu’un avait le droit de me demander raison de ma conduite, certes, ce n’était pas vous, qui, sans le vouloir, m’avez fait ce que je suis.
Un silence. Frantz accablé tombe sur le fauteuil la tête dans ses mains. Sidonie s’approche de lui.
Vous ne me croyez pas, Frantz ?
FRANTZ.
Non.
SIDONIE.
Eh bien, prévenez Risler et qu’il me tue... Oh ! je ne m’enfuirai pas, je vous le jure. La mort ne m’est rien maintenant que je vous ai ouvert mon cœur, que je vous ai dit mon secret...
Elle lui prend la main.
FRANTZ, s’éloignant.
Non. Ce secret, je ne veux pas le connaître. Je ne sais pas ce que vous avez dit... Je n’ai rien entendu...
Scène XIII
SIDONIE, FRANTZ, TOUT LE MONDE
RISLER, debout sur le perron, agitant les bras et criant du côté du jardin.
Par ici, Chèbe, Delobelle, par ici...
Frantz s’est levé très ému.
RISLER entre avec Chèbe qu’il pousse vers Frantz.
Tenez, le voilà... Allez l’embrasser.
CHÈBE, s’avançant vers Frantz.
Comment diable êtes-vous en France, vous. Ça ne va donc plus cet isthme de Suez ?
DELOBELLE, paraissant au fond, attendri et théâtral.
Dans mes bras, enfant, dans mes bras.
Il reste les bras tendus, les mains tremblantes.
Mais arrivez donc ! vous me faites manquer mon entrée.
FRANTZ, le rejoignant.
Bonjour, Delobelle.
DÉSIRÉE, bas, à Delobelle.
Ah ! père, père, que je suis heureuse !
DELOBELLE.
Qu’est-ce que tu as ?... Sans doute la campagne. C’est vrai qu’elle a une mine !
SIDONIE, bas, à madame Dobson qui cherche de la musique sur le piano.
Vous savez que j’ai eu une peur horrible !
MADAME DOBSON, sans se retourner.
Le beau-frère ?
SIDONIE.
Oui... Ç’a été une vraie bataille. Maintenant la paix est faite. Il ne manque plus qu’une signature au bas du traité.
MADAME DOBSON.
Vous voulez qu’il vous écrive ?... Ce sera peut-être difficile.
SIDONIE.
Non. Avant huit jours, il m’aimera comme un fou... Il voudra me le dire, je ne serai jamais seule et il m’écrira.
ACTE IV
L’atelier de Désirée Delobelle, au cinquième étage. Intérieur modeste, mais très soigné. Au fond, la porte d entrée qui, en s’ouvrant. montre le palier, des portes voisines et le tournant de l’escalier. À gauche, croisée sur la rue, grande ouverte ; devant, mais assez éloignée, la table à ouvrage, chargée de gravures de modes, de champignons de modiste, d’oiseaux-mouches, de plumes, de fleurs, de fil de laiton. Près de la table, presque au milieu de la scène, le grand fauteuil de Désirée, et devant, une chaise basse sur laquelle elle appuie ses pieds en travaillant. Porte à gauche. À droite, une vieille console sur laquelle il y a des cartons à chapeaux, des brochures. Au-dessus de la porte d’entrée, une large couronne en papier doré, pendue au mur.
Scène première
DÉSIRÉE, FRANTZ, DELOBELLE
DELOBELLE, un carton à la main.
Mon petit Frantz, je vous demande pardon de partir quand vous arrivez, mais c’est samedi, il faut que j’aille reporter l’ouvrage de Désirée.
FRANTZ.
Faites, faites, monsieur Delobelle.
DELOBELLE, bas, à sa fille.
Et avant, je vais entrer à la fabrique, une minute, prendre la réponse de Risler pour mon théâtre.
DÉSIRÉE.
Ah ! c’est aujourd’hui ? As-tu de l’espoir ?
DELOBELLE.
De l’espoir ? C’est une chose faite, comment veux-tu qu’il hésite ? L’affaire est si bonne pour lui.
Il se dirige vers une glace accrochée au mur et s’inspecte longuement.
DÉSIRÉE, bas, à Frantz.
Est-ce que votre frère vous en a parlé ?
FRANTZ.
De quoi ?
DÉSIRÉE.
De ce projet de théâtre ?
FRANTZ.
Non, pas un mot.
DELOBELLE, devant sa glace, levant son carton.
Quand je pense que moi, Buridan, Ruy-Blas, Antony, Raphaël des Filles de Marbre, Andrès des Pirates de la Savane, je m’en vais tous les samedis, un carton de modiste à la main, rapporter l’ouvrage de ma fille dans une maison de fleurs de la rue Saint-Denis... Ah ! si les abonnés du théâtre de Perpignan...
Montrant les lauriers du fond.
ceux qui m’ont donné cette couronne, pouvaient voir leur Delobelle... Enfin, c’est pour ma fille ! Allons, mes enfants, à tout à l’heure.
DÉSIRÉE.
Adieu, père !...
Il sort.
Scène II
DÉSIRÉE, FRANTZ
DÉSIRÉE, montrant à Frantz la chaise basse à ses pieds.
Voyons, mettez-vous là, à votre ancienne place... Vous la connaissez cette petite chaise ? Voilà dix jours qu’elle vous attend, car, sans reproches, Frantz, il y a dix jours que nous nous sommes rencontrés à Bougival chez Sidonie... et que vous m’aviez promis de venir me voir.
FRANTZ, ému, agité.
Pardonnez-moi. J’ai été si malheureux !...
Il s’assied.
DÉSIRÉE, inquiète.
Vraiment !
FRANTZ.
Oh ! bien malheureux, je le suis encore.
DÉSIRÉE.
Qu’avez-vous ? Que s’est-il passé ?
FRANTZ.
Rien... rien que je puisse vous dire. Je viens me réfugier près de vous. Je serai là tous les jours maintenant.
DÉSIRÉE.
Tous les jours !... C’est vrai ?...
FRANTZ.
Oui, je ne vous quitte plus... jusqu’au départ...
DÉSIRÉE, interrompant brusquement son travail.
Oh !... vous partirez encore ?
FRANTZ.
Plus tard... plus tard... je ne sais pas.
Il la regarde.
J’ai tant de projets... Vous savez, je suis redevenu votre voisin. J’ai repris mon ancienne chambre sur le palier...
DÉSIRÉE.
Comment ! vous ne restez pas chez votre frère, à Bougival ? Monsieur Risler qui était si content...
FRANTZ.
Non ! J’ai besoin d’être à Paris.
DÉSIRÉE, joyeusement.
Alors, voisins de carré, comme autrefois... Oh ! que c’est gentil. C’est la vie qui recommence... Comme je vais bien travailler maintenant. Comme je vais faire de jolies choses. On ne me dira plus que mes colibris ont l’air tristes. Au magasin, ces demoiselles prétendent que ça se connaît à mon ouvrage lorsque j’ai du chagrin... C’est un peu vrai, ça... quand je ne suis pas en train, mes oiseaux ne vivent pas sur les coiffures, on dirait qu’il a plu dessus. Si je suis contente, au contraire, leurs petits becs se tendent en avant, leurs ailes s’ouvrent toutes grandes. Regardez celui là comme il est vivant, comme il s’envole bien ! On croirait qu’il va partir. Frrr !...
FRANTZ.
Oui ! vous donnez la vie, vous ! À vos côtés on se sent renaître les cœurs battent, les ailes palpitent... Oh ! laissez-moi me serrer, m’abriter contre vous.
DÉSIRÉE.
Vous souffrez, mon pauvre Frantz ?... Alors, dites-moi votre peine... que j’essaie de la guérir...
FRANTZ.
Non ! non ! ne me faites pas parler... Ce serait trop affreux ce que j’aurais à vous dire... Parlez-moi, vous... que votre chère voix me berce, m’apaise... figurez-vous que c’est un enfant que vous avez là, votre enfant qui vient vers vous après une faute et qui la pleure à vos pieds.
DÉSIRÉE, se penchant vers lui, tendre et laissant tomber l’ouvrage qu’elle tient dans les mains.
Frantz, mon ami !...
Lui caressant doucement la tête.
Mais alors ça va m’en faire deux grands enfants... Tenez, voilà l’autre qui rentre.
La porte s’ouvre, Delobelle paraît au fond, d’un air tragique, toujours son carton de modes à la main.
Scène III
DÉSIRÉE, FRANTZ, DELOBELLE
Elle se lève ainsi que Frantz. Delobelle, sans dire un mot, descend la scène tragiquement.
FRANTZ.
Comment, déjà de retour, monsieur Delobelle ?
DELOBELLE.
Oui !!
DÉSIRÉE, un peu inquiète.
Tu n’es donc pas allé au magasin ?
DELOBELLE.
Non !!
Il reste une minute debout, la jambe gauche en avant, piétinant sur place, promenant ses regards de droite à gauche en pinçant les lèvres, de l’air de dire : Tais-toi, mon cœur.
FRANTZ.
Mais qu’avez-vous donc ?
DÉSIRÉE.
Oui, père. Qu’est-ce que tu as ? Voyons, parle... réponds-nous.
DELOBELLE, très sérieux.
Grâce aux Dieux. mon malheur passe mon espérance.
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance.
Ah ! si j’avais à les dire aujourd’hui, ces deux vers-là !
DÉSIRÉE, alarmée.
Qu’est-ce que tu as ?
DELOBELLE.
J’ai vu Risler. L’affaire est manquée. Il n’a pas d’argent.
Il va chercher avec le bout de son gant une larme furtive au coin de l’œil, la secoue fébrilement, puis jette son carton de modes sur la table et se laisse aller sur une chaise en criant.
Ah ! je suis damné !
DÉSIRÉE, qui s’est levée, vient vers lui.
Mon père !...
DELOBELLE, affaissé, les bras jetés des deux côtés du fauteuil, laissant aller sa tête sur sa poitrine.
Avoir tant lutté !... Dix ans, quinze ans, que je lutte, soutenu par ma femme, ma fille, ces deux créatures dévouées, nourri par elles.
DÉSIRÉE, bas, un peu honteuse à cause de Frantz.
Oh ! père, père, qu’est-ce que tu dis ?
DELOBELLE.
Si, si, Frantz, nourri par elle et je n’en rougis pas... car c’est pour l’art sacré que j’acceptais tous ces dévouements. Mais maintenant c’en est trop. Ils m’en ont trop fait !
DÉSIRÉE, derrière le fauteuil.
Voyons, voyons...
DELOBELLE.
Non ! Laisse-moi. Je suis à bout de forces, je suis las des privations et des déboires. Ils ont tué l’artiste en moi. C’est fini...
DÉSIRÉE.
Oh ! ne dis pas ça...
FRANTZ, bas, à Désirée.
Laissez-le donc. Il faut profiter de l’état où il se trouve pour lui ouvrir les yeux une bonne fois, le faire renoncer à cette chimère qui vous a rendus tous si malheureux.
DÉSIRÉE.
Vous avez peut-être raison. Mais je n’oserai jamais...
FRANTZ.
Je vais lui parler, si vous voulez.
DÉSIRÉE.
Non, non. J’aime mieux lui parler moi-même.
Elle s’approche de Delobelle.
Écoute-moi, père...
DELOBELLE.
Oh ! je sais bien ce que tu vas me dire. Mon passé m’oblige. Je n’ai pas le droit... Eh ! bien, non... Mon parti est pris. Toutes tes prières seraient inutiles. N’insiste pas.
DÉSIRÉE.
Oh ! je n’insiste pas...
Mouvement de Delobelle. Elle continue, un peu embarrassée.
Je trouve, moi aussi, que vraiment ils sont trop durs envers toi. Ils ne te rendent pas assez justice... Quand je pense que depuis tant d’années, tu es là à attendre... Cela ne peut pas durer. Il faut leur montrer que tu sais te passer d’eux.
S’embarrassant sous le regard inquiet, interrogateur, de son père.
Il me semble qu’à ton âge, intelligent comme tu es, avec les relations que nous avons, il te serait facile... M. Risler ne demanderait pas mieux, je suis sûre, que de te chercher une... Enfin, voilà... je trouve que tu ferais bien de... de renoncer...
DELOBELLE, se levant, terrible.
À quoi ferais-je bien de renoncer ?... Au théâtre peut-être ?... Et c’est toi...
Il sanglote.
DÉSIRÉE, lui sautant au cou.
Non, non... père, ce n’est pas vrai... N’écoute pas ce que je t’ai dit... D’abord, tu ne m’as pas comprise.
DELOBELLE, atterré.
Trop bien comprise, hélas !... Il ne me manquait plus que ce coup. Ma fille ne croit plus en moi !
DÉSIRÉE.
Mais si...
Émue.
Ne m’accable pas, voyons. Tu sais bien que personne au monde ne t’aime, ne t’admire autant que moi... Je n’ai jamais douté de ton talent une minute...
FRANTZ, qui s’est approché sur un signe de Désirée.
Je crois bien, monsieur Delobelle. Personne ne doute de votre talent.
DÉSIRÉE.
Si je t’ai parlé ainsi, c’est parce que je te voyais si malheureux... j’ai eu un moment de défaillance... mais il est passé... nous lutterons encore, va. Nous lutterons tant que tu voudras.
FRANTZ.
Certainement, parbleu !
DÉSIRÉE.
Allons, embrasse-moi. Dis-moi que tu ne m’en veux pas.
FRANTZ.
Monsieur Delobelle ne pensez plus à tout cela. Il faut prendre le dessus, il faut vous distraire.
DELOBELLE.
Oh ! me distraire... la blessure est trop profonde...
D’un air de tendre reproche en tenant la main de sa fille.
Ça s’entend si bien à vous déchirer le cœur, ces petites griffes-là !...
FRANTZ, vivement.
Voyons... il me vient une idée... Si nous allions faire une partie à la campagne tous les trois ?...
DELOBELLE, intéressé.
Une partie ?
FRANTZ.
Oui, un dîner aux champs, comme autrefois, dans un bon petit restaurant.
DELOBELLE, vivement.
À Saint-Mandé, à la porte du bois.
Reprenant son air de désastre et se levant.
Non, non, voyez-vous, je suis trop frappé. Je serais trop triste.
DÉSIRÉE.
Nous t’égaierons, père.
FRANTZ.
C’est convenu. Vous ne pouvez pas refuser mon invitation. Cela fera du bien à votre fille.
DELOBELLE.
Vous croyez ? Oui, vous avez peut-être raison... Allons, va t’habiller, fillette... Ah ! sapristi !
FRANTZ et DÉSIRÉE.
Quoi donc ?...
DELOBELLE.
Je ne peux pas aller à la campagne.
DÉSIRÉE.
Pourquoi ?
DELOBELLE.
Je n’ai pas de guêtres !
FRANTZ.
Des guêtres ?
DELOBELLE, à sa fille.
Tu sais bien, j’ai fini d’user les dernières, le jour de Bougival.
DÉSIRÉE, riant.
Mais, papa, tu n’as pas absolument besoin de guêtres pour aller à Saint-Mandé.
FRANTZ.
Nous n’allons pas dans les pampas, monsieur Delobelle.
DELOBELLE.
Permettez... Je sais ce que c’est que la campagne... J’ai joué plus de six cents fois le « Monsieur qui vient passer sa journée en villégiature chez des amis... » J’ai toujours joué ces rôles-là avec un pardessus clair et des guêtres blanches !... Ce n’est pas possible... Je ne me vois pas à la campagne sans des guêtres.
FRANTZ.
Eh bien ! alors, il faut en acheter.
DÉSIRÉE, hésitant.
Mais, certainement.
DELOBELLE, bas.
Ah !... Est-ce que tu peux ?
Il tape sur son gousset.
DÉSIRÉE.
Dam ! c’est que...
DELOBELLE.
Oui, c’est vrai, je n’ai pas reporté l’ouvrage... Si je demandais à Frantz ?...
DÉSIRÉE, épouvantée.
Non... non... tiens !
Elle lui passe son porte-monnaie.
Surtout ne les prends pas trop...
Avec un sourire.
trop montantes.
DELOBELLE.
N’aie pas peur, je serai raisonnable... Allons, recommençons la lutte... C’est bien pour vous, allez ! ce que j’en fais.
Il sort.
Scène IV
DESIRÉE, FRANTZ
DÉSIRÉE.
Pauvre père ! j’essaie de lui garder son illusion jusqu’au bout.
FRANTZ.
Est-ce qu’il y renonce souvent à son théâtre ?... C’est horrible pour vous des scènes comme celles-là ?
DÉSIRÉE.
Chut ! Taisez-vous... Il est si bon... Voyons, donnez-moi le bras... marchons un peu que je regarde.
Elle fait quelques pas au bras de Frantz.
Ça ne se voit pas trop, n’est-ce pas ?... Je ne vous ferai pas honte... Non !... Alors, je vais m’habiller... Ça ne sera pas long. Je suis à vous dans dix minutes.
Elle entre au fond à droite.
FRANTZ, seul.
Ah ! c’est une pensée du ciel qui m’a amené ici !... Oui, oui, je le sens bien ; j’ai trouvé l’asile, le refuge... que ne suis-je venu plus tôt ?...
Scène V
FRANTZ, SIDONIE
La porte du fond s’ouvre. Sidonie paraît, superbe, éblouissante, illuminant toute l’entrée.
FRANTZ.
Sidonie !... Vous ici !... Que venez-vous faire ?
SIDONIE, très naturelle.
Voir ma petite amie Désirée... Elle est là... son père vient de me le dire ?
FRANTZ, très troublé.
Oui... elle est là.
SIDONIE, s’asseyant.
Je venais en même temps prendre de vos nouvelles. Je pensais bien en avoir ici. J’étais inquiète, songez donc ! vous avez disparu si brusquement. Je n’étais pas fâchée de savoir ce que vous faisiez, ce que vous étiez devenu.
FRANTZ.
Je fuyais... J’avais peur de vous.
SIDONIE.
De moi ?
FRANTZ.
Oui.
SIDONIE.
Et vous n’avez plus peur maintenant ?...
FRANTZ.
Non, je n’ai plus que du remords, en songeant à l’aveu qui m’est échappé dans un moment de folie.
SIDONIE.
Un aveu ? Ah ! oui, votre lettre... Quelle idée aussi, de m’écrire quand vous pouviez me voir tous les jours.
FRANTZ.
Vous n’étiez jamais seule.
SIDONIE.
C’est égal ! C’était imprudent. Voyez donc, si cette lettre était tombée aux mains de...
FRANTZ, avec terreur.
Oh !
Vivement, allant à elle.
Vous l’avez brûlée, n’est-ce pas ?
SIDONIE.
Non, c’est inutile... Elle est en sûreté.
FRANTZ.
Brûlez-la, je vous en prie.
SIDONIE.
Pourquoi ?
FRANTZ.
Parce qu’elle est infâme, cette lettre. J’avais perdu la tête en l’écrivant. Et puis, elle n’est pas vraie.
SIDONIE.
Oh ! vous êtes dur... Vous allez me gâter le plaisir que j’avais à la relire. Car je la relis souvent.
FRANTZ.
Pourquoi la relisez-vous ? Je vous dis qu’elle n’est pas vraie. Il faut que nous puissions nous retrouver en face l’un de l’autre sans rougir... Rendez-moi cette lettre, que je la brûle, que je l’anéantisse !... qu’il n’en reste plus de trace.
SIDONIE, se levant.
Non, j’y tiens, je la garde.
FRANTZ.
Vous la gardez ?... Pourquoi ?... Quel projet avez-vous donc ?
SIDONIE.
Cherchez... Vous pourriez consulter le vieux Planus...
FRANTZ.
Planus ?
SIDONIE.
Oui, c’est lui qui vous a renseigné sur moi en arrivant... Rappelez-vous tout ce qu’il vous a dit... une coquine, un monstre... Eh bien, non, mon cher, pas tant que ça ; simplement une fille de petits bourgeois sans le sou, à qui le luxe de voisins riches a donné l’écœurement de son taudis... Nous sommes trente mille comme ça, dans Paris... C’est une question de voisinage.
Se levant et marchant avec fièvre.
Mon cher, j’ai subi pendant vingt ans des humiliations de toute sorte. J’ai croupi dans l’ennui, dans le dégoût, j’ai fait vingt ans de misère ; à présent, je prends ma revanche... Et c’est à ce moment de ma vie que vous tombez chez moi en justicier, que vous venez bouleverser mon existence... Et vous vous figurez que je vais vous laisser faire ! Allons donc !... Je me suis armée contre vous et solidement encore ! J’étais dans mon droit de défense. Avez-vous compris, maintenant ?
Elle s’assied.
FRANTZ.
Parfaitement... Ainsi tout ce que vous m’avez dit à mon arrivée, cette comédie de l’amour que vous m’avez jouée, était uniquement pour me faire écrire cette lettre.
SIDONIE.
Oui.
FRANTZ.
Infâme menteuse !...
SIDONIE, souriant et passant derrière l’établi.
Dame ! quand j’étais apprentie j’ai travaillé dans les perles fausses... Il m’en est resté quelque chose au bout des doigts.
Elle s’approche de la fenêtre ouverte et regarde dehors.
FRANTZ, avec un geste terrible.
Ôtez-vous de là !...
SIDONIE.
Pourquoi ?
FRANTZ.
Vous êtes trop près de la fenêtre, ça me tente...
SIDONIE.
Des violences !... Mais la maison est pleine de monde, mon petit !
FRANTZ.
Enfin, vous croyez me tenir avec cette lettre ?
SIDONIE.
Je l’espère !
FRANTZ...
Vous espérez que je vais vous laisser consommer la ruine et le déshonneur de mon frère, traîner le nom que je porte dans la boue... parce que vous avez entre les mains... Mais je serais aussi gredin que vous. Non, non, cette crainte ne m’arrêtera pas.
SIDONIE.
Je vois que vous ne vous la rappelez pas bien, votre lettre.
Elle tire la lettre de son corsage. La porte de gauche s’ouvre doucement et Désirée, à demi vêtue, un fichu jeté sur les épaules, paraît sans que l’un ni l’autre puisse la voir. Sidonie lisant.
« Eh bien, oui, je t’aime, je t’aime. » Dites donc, justicier, c’est à la femme de votre frère que vous écrivez cela ?
DÉSIRÉE, tout bas et pâlissant.
Oh !
D’un mouvement nerveux et comme inconscient des lèvres, elle répète tout bas la lettre qu’elle entend lire.
SIDONIE, reprenant la lecture.
« Eh bien ! oui, je t’aime, je t’aime... plus que jamais et pour toujours... À quoi bon lutter et nous débattre ?... Notre amour est plus fort que nous. »
FRANTZ, s’élançant et renversant le tréteau qui les sépare.
Ma lettre !...
SIDONIE.
Jamais !
FRANTZ, la saisissant et l’entraînant vers la croisée.
Ma lettre, coquine... ou tu vas y passer.
DÉSIRÉE, s’élançant.
Frantz
Frantz se retourne, la voit et lâche Sidonie qui fuit dans le fond. Désirée, pâle, la main sur le cœur, chancelle et s’appuie au fauteuil pour ne pas tomber. Il fait un pas vers elle pour la soutenir. Désirée, l’écartant d’un geste, les yeux perdus, la voix noyée de larmes, répète les premiers mots de la lettre qu’elle vient d’entendre.
« plus que jamais et pour toujours »... Ah ! mon Dieu !
Elle tombe.
ACTE V
La caisse de la maison Fromont. Banquettes, chaises, table pour écrire. Une lampe. C’est le soir. Porte à droite. À gauche, allant du premier plan au fond, la caisse proprement dite séparée de la pièce principale par un grillage avec guichet. Coffre fort, table, siège derrière le guichet et petite porte conduisant dans d’autres bureaux. Au fond de la scène, grande et large porte permettant de voir, lorsqu’elle est ouverte, le grand escalier de la maison tout en lumière, en tapis et en fleurs. On entend par bouffées la musique d’un bal.
Scène première
PLANUS, derrière son grillage, DELOBELLE, en tenue de soirée, claque, gardénia à la boutonnière
PLANUS, au bruit de la porte du fond qui s’ouvre.
Qui va là ?
DELOBELLE, discrètement.
C’est moi, père Planus... moi, Delobelle... Je monte au bal des Risler... J’ai vu de la lumière à la caisse et je suis entré vous dire un petit bonsoir en passant... Vous n’allez pas en soirée, vous, mon vieux père ?
PLANUS, grognant.
Non.
DELOBELLE, devant le grillage, achevant de boutonner son gant.
Désirée non plus n’a pas voulu venir, elle a une commande pressée et l’ami Frantz est près d’elle qui lui fait la lecture... Ah ! sont-ils heureux, tous ces gens-là, de n’être pas obligés de se produire, de se faire entendre... Moi, vous comprenez, il faut que je dise quelque chose à cette fête de Risler. Je les blesserais trop... Ah ! damnation... Lutter, toujours lutter...
Scène II
PLANUS, DELOBELLE, CLAIRE FROMONT, entrant par la porte de droite, robe de bal, guipure sur les épaules
CLAIRE, entrant vivement.
Georges, Georges...
Interdite en voyant Delobelle.
Ah ! pardon, Monsieur... j’entendais parler... J’ai cru...
DELOBELLE, exquis.
Faites, faites, Madame... Du reste, je me retirais...
Il salue pompeusement et sort par le fond.
CLAIRE, s’approchant du grillage.
Vous n’avez pas vu mon mari, monsieur Planus ?
PLANUS, sombre, sans se déranger.
Non, Madame.
CLAIRE.
Je n’y comprends rien... Je viens d’envoyer à son cercle... Il sait pourtant bien que nous devons aller au bal des Risler.
PLANUS, les dents serrées.
Ah ! oui, c’est vrai, le bal ; ils dansent là-haut.
CLAIRE, après l’avoir regardé.
Vous avez l’air tout ému. Et puis ce n’est pas dans vos habitudes d’être au bureau à cette heure-ci... Qu’est-ce qui se passe ?
PLANUS, essayant de sourire.
Rien, Madame... rien...
CLAIRE.
Allons, allons, n’essayez pas de me cacher... Il y a quelque chose, je le sens bien... Pourquoi êtes-vous ici ?... Je veux le savoir...
PLANUS.
Mon Dieu, Madame, je consulte les livres... Je fais la caisse... C’est demain la fin du mois, et nous avons une échéance très chargée...
CLAIRE.
Vous êtes prêt... Vous avez de l’argent ?...
PLANUS, hésitant.
Mais...
Résolument.
Non, Madame, je n’en ai pas.
CLAIRE.
Comment ! Non ?... Et vous ne prévenez pas ces messieurs ?
PLANUS, éclatant.
Est-ce que je les vois, moi, ces messieurs ? M. Georges n’est jamais là. Je ne puis pas lui parler.
CLAIRE, d’un air préoccupé.
En effet... il est souvent dehors. Mais M. Risler ne sort pas ; on sait où le trouver.
PLANUS.
Je ne parle pas à M. Risler.
CLAIRE.
Pourquoi ?
PLANUS, vivement et avec violence.
Parce que j’aurais trop peur de...
Changeant de voix.
J’aurais trop peur de le déranger.
CLAIRE.
Enfin, il est bien étonnant que dans une maison comme la nôtre, avec un caissier aussi sérieux que vous l’êtes, on se trouve ainsi démuni la veille d’une échéance, à dix heures du soir. Vraiment, monsieur Planus, voilà qui n’est pas de vous.
PLANUS, ému.
C’est moi que vous accusez, Madame, ce n’est pourtant pas ma faute, je vous jure.
CLAIRE.
Mais la maison a de l’argent dehors ?... Vous aviez des rentrées à faire ? Est-ce qu’elles sont faites ?
PLANUS.
Oh ! oui... et il y a longtemps...
CLAIRE.
Comment cela ?
PLANUS.
Eh bien, Madame, puisque vous voulez le savoir, depuis ce matin, je ne fais que courir. Je suis allé chez Chapuis, chez les Gaillard, chez Tavel et fils... Partout j’ai obtenu la même réponse. On était venu de la maison, il y a un mois, il y a trois mois, il y a six semaines. On ne savait pas ce que je voulais dire ; et vous pensez quelle humiliation pour nous, de quoi on a l’air.
S’essuyant le front.
Oh ! je m’en souviendrai de ma tournée d’aujourd’hui.
CLAIRE.
Ainsi ces rentrées ont été faites, cet argent a été encaissé et vous n’avez pas été prévenu, vous !... Voilà qui est singulier... Par qui cet argent a-t-il été touché ?
PLANUS.
Je ne sais pas...
CLAIRE.
Si, Planus, vous savez parfaitement, comme moi, que M. Risler ne s’occupe ici de rien que de ses dessins et de ses machines, et que c’est M. Fromont seul qui a pu... Mais comment ne vous a-t-il pas prévenu ?
PLANUS.
Mon Dieu, Madame, monsieur Georges a peut-être joué ?... On joue beaucoup au Cercle du commerce.
CLAIRE, avec fierté.
Je ne vous demande pas d’excuser mon mari, monsieur Planus.
On entend du bruit à la porte de droite.
Le voici, sans doute, il s’expliquera lui-même.
La porte s’ouvre. Une femme de chambre paraît. Claire vivement à la femme de chambre.
Eh bien ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Achille revient du cercle, Madame, M. Fromont n’y était pas.
CLAIRE.
En êtes-vous bien sûre ? À qui a-t-on parlé ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Au gérant qui a dit qu’on n’avait pas vu Monsieur depuis plus de six mois.
CLAIRE, tressaillant.
Ah !
PLANUS, à part.
Bête !
CLAIRE, à la femme de chambre.
C’est bon, allez...
LA FEMME DE CHAMBRE, rouvrant la porte.
Madame, voilà Monsieur.
CLAIRE, à Planus qui veut s’en aller.
Bien... restez à votre caisse, monsieur Planus... Vous ne me gênez pas...
PLANUS.
Bien, Madame.
Il se rassied.
Scène III
GEORGES, CLAIRE, PLANUS, derrière son grillage
GEORGES.
Tiens, tu es là... Je te demande pardon... mais j’avais des rendez-vous d’affaires très pressés.
CLAIRE.
Je n’étais pas seule à t’attendre... Planus s’impatientait, lui aussi... Tu as de l’argent à lui donner, n’est-ce pas ?...
GEORGES.
Comment ! Il t’a dit...
CLAIRE, nerveuse.
Il m’a dit qu’il avait besoin de te parler pour l’échéance, c’est bien simple.
GEORGES.
Oh ! il n’y a pas de quoi s’inquiéter... Demain matin, je serai en mesure. Je viens de chez le banquier... Il m’a promis...
CLAIRE.
Pourquoi demain matin ? Tu as de l’argent. Tu en as touché beaucoup tous ces temps-ci !... Qu’as-tu fait de ces recouvrements, de ces rentrées ?...
GEORGES.
Mais, en vérité, Claire, je ne comprends pas.
CLAIRE.
Tu ne comprends pas qu’à la veille d’une échéance, lorsque je sais que vous n’êtes pas prêt, lorsque je vois la maison compromise, je m’informe, je m’inquiète ? Voyons, où est cet argent ?
GEORGES.
Eh bien ! puisqu’il faut te l’avouer, j’ai eu un moment de faiblesse, d’entraînement, et malgré la promesse que je t’avais faite, j’ai joué, j’ai perdu.
CLAIRE.
À ton cercle ?
GEORGES.
Oui.
CLAIRE.
Il y a six mois que tu n’y vas plus. C’est le gérant qui vient de le dire. Cependant tu me quittais tous les soirs. Peux-tu m’apprendre où tu allais ? Et ce dernier été, à Savigny, tous ces dimanches où tu me laissais seule, peux tu m’expliquer comment tu les as passés ?
GEORGES.
Mais...
CLAIRE, fortement.
Tu ne trouves rien à répondre. Eh bien ! moi, je vais te le dire... Tu as une maîtresse.
GEORGES.
Comment peux-tu croire ?
CLAIRE.
Allons, ne mens pas, tu as assez menti. Il y a assez longtemps que je vis enveloppée de mystères, de ténèbres, que je sens un malheur rôder autour de moi... Ah ! maintenant, je comprends ces regards, ces demi-sourires, toute cette pitié qui m’entourait. Tout le monde savait que tu me trompais, moi seule je... Mais défends-toi, défends-toi donc ? Dis quelque chose... Essaie de me convaincre... Non, non, tais-toi, j’y vois trop bien... Je ne pourrais plus te croire.
Elle éclate en sanglots.
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
Un silence. On entend la musique.
GEORGES, s’approchant.
Claire, je t’en supplie...
CLAIRE, se redressant.
Laissez-moi, mon parti est pris... Je sais ce qu’il me reste à faire... Je ne passerai pas une minute de plus dans cette maison. Je prends mon enfant et je m’en vais... Je ne veux plus rien de commun entre vous et moi...
GEORGES.
Mais c’est impossible... Tu ne feras pas une chose pareille... Claire !...
CLAIRE, menaçante.
Vous allez bien voir.
PLANUS, sortant de la caisse, d’une voix éplorée.
Madame Georges !... Et moi... Et l’argent ! C’est la faillite alors demain !
GEORGES et CLAIRE, presque ensemble.
La faillite !
Claire retombe sur le canapé.
PLANUS.
Oui, Monsieur, nous y sommes. Il n’y a plus à se bercer. Il faut voir les choses en face. La maison craque de partout. C’est le désastre.
GEORGES, accablé.
La faillite !
Il se laisse aller sur un fauteuil.
CLAIRE, le regardant.
Le malheureux !... Oh ! non, ce serait trop lâche... Je ne pars pas.
Scène IV
GEORGES, CLAIRE, PLANUS, RISLER
Planus en voyant Risler se met à l’écart. Risler est en habit, cravate blanche, rayonnant.
RISLER.
Eh bien, voyons, vous ne montez donc pas ?... C’est très beau, vous savez, vous vous amuserez beaucoup. Il y a du monde jusque sur l’escalier, on étouffe, on ne peut pas bouger. Et des toilettes ! Et de la musique ! Sidonie a chanté, Delobelle va nous dire quelque chose. Ah ! c’est un coup d’œil !... Allons, mes amis, dépêchez-vous. De tous côtés on vous demande... Est-ce que vous ne venez pas ?
CLAIRE.
Nous avions l’intention de venir, mon cher Risler...
GEORGES.
Mais j’ai été retenu dehors et maintenant il est bien tard.
RISLER.
Oh ! ne faites pas cela, je vous en prie. Sidonie serait désolée. Et puis, pensez donc ! Si vous ne veniez pas ce soir on pourrait s’imaginer – je ne sais pas, moi... que les associés ne font pas bon ménage, que la maison ne va pas bien. On doit prendre garde à tout, quand on est dans les affaires.
CLAIRE.
Oui, il a raison, il faut qu’on nous voie, il faut aller à ce bal, ne fût-ce qu’un instant. Mon bon Risler, nous montons.
Elle jette résolument la mantille qu’elle avait mise sur ses épaules ; à Planus.
Attendez-moi là... nous allons redescendre.
Ils sortent lentement par la porte du fond grande ouverte. On les voit monter l’escalier.
Scène V
RISLER, PLANUS
PLANUS, les regardant partir.
La brave femme !
Avec rage.
Et dire qu’elle monte chez cette coquine ! Et que c’est lui qui vient la chercher. Oh ! je ne sais pas ce qui me retient...
RISLER va les suivre, mais il s’arrête, hésite, puis repousse à moitié la porte et s’élance vers Planus.
Et toi, mon vieux Planus ? Tu n’as donc pas voulu y aller à mon bal ? Ça n’est donc pas fini cette brouille inexplicable entre nous. Allons, voyons, je ne t’ai rien fait, que diable touche là !
Il lui tend la main, debout. Planus ne parle pas, ne bouge pas. Risler reprend d’une voix plus grave.
Je te tends la main, Sigismond Planus.
PLANUS, éclatant, d’une voix terrible.
Et moi, je ne te la donne pas, Risler.
RISLER.
Ah ! et pourquoi me refuses-tu la main ?
PLANUS.
Parce que vous avez ruiné la maison.
RISLER.
Es-tu fou ?
PLANUS.
Parce que j’ai deux cent mille francs à payer demain matin et que, grâce à vous, je n’ai plus un sou dans ma caisse.
RISLER.
J’ai ruiné la maison, moi, moi ?
PLANUS.
Oui, par votre aveuglement, votre faiblesse... en acceptant de faux inventaires, en laissant votre femme se payer des campagnes, des voitures, des bijoux, donner des fêtes...
RISLER, suffoqué.
Attends, attends, ne va pas si vite... ça bourdonne... Je n’entends plus... L’inventaire était faux, me dis-tu ? Mais c’est toi qui me l’as présenté ?
PLANUS.
Non, ce n’est pas moi...
RISLER.
En effet, je me rappelle... C’est M. Georges, c’est Fromont... Et tu dis que cet inventaire était faux ?
PLANUS.
Oui.
RISLER.
Pourquoi ne m’en as-tu pas prévenu ?
PLANUS.
Parce qu’il y a de ces choses qu’on n’ose pas dire... J’ai fait revenir Frantz pour qu’il t’avertît.
RISLER.
Frantz !... c’est donc pour cela que Frantz est revenu ?
PLANUS.
Il ne t’a pas parlé... On l’en a empêché, sans doute... Alors j’ai bien dû... Je ne pouvais plus attendre. Ça m’étouffait là...
RISLER, frémissant.
Alors, selon toi, Fromont a volé la caisse pour faire des cadeaux à ma femme... Sidonie serait donc sa... Oh !... Ainsi tout ce luxe qui m’entoure, ce bien-être que je croyais avoir gagné, c’est à mon déshonneur que je le dois... On entretient la femme... et le mari par-dessus le marché... C’est bien ça que tu veux dire... Allons, parle... parle donc... Non, attends, c’est elle qui va parler, qui va me répondre.
Il s’élance vers la porte du fond, l’ouvre toute grande et appelle dans l’escalier d’une voix retentissante.
Sidonie ! Sidonie ! Madame Risler ! Qu’on dise à Madame Risler de descendre tout de suite...
PLANUS.
Et moi qui le soupçonnais... Risler, Risler... Mais il va la tuer... Vite Frantz... Il faut appeler Frantz.
Il disparaît un instant par la droite.
Scène VI
SIDONIE, RISLER, puis PLANUS
SIDONIE, apparaissant en grande toilette sur l’escalier et descendant les marches qu’elle inonde des plis de sa jupe.
Qu’est-ce qu’il y a ? Êtes-vous fou de crier ainsi.
RISLER, avec un grand geste.
Arrive ici... Sais-tu ce qu’on vient de me dire... ? C’est que ces diamants, ces bijoux...
D’une voix étranglée.
Voyons, ne mens pas, comment as-tu eu ça ?
SIDONIE, à part.
Frantz a parlé, je suis perdue !
RISLER, s’élançant.
Qui t’a donné cela ? Tu ne réponds pas ? Alors c’était donc vrai ?... Misérable !
PLANUS, qui vient de rentrer.
Risler !
RISLER.
N’aie pas peur. Avant de me venger, j’ai autre chose à faire... Nous avons volé, restituons. Allons, vite, ces bracelets, ces boucles d’oreilles... ce collier...
SIDONIE, toute tremblante.
Mais je ne sais pas ce que...
RISLER.
Dépêchez-vous ou je vous l’arrache...
Jetant le collier sur le guéridon devant Planus. À sa femme.
Allons !
Sidonie va lentement, ouvrant comme à regret le ressort des boucles d’oreilles, des agrafes, des bracelets. Risler, trouvant que c’est trop long, rompt brusquement les attaches.
SIDONIE.
Vous me faites mal !...
Bas.
Oh ! je me vengerai de ce Frantz.
RISLER, sans l’écouter, remettant un dernier bracelet à Planus.
Tiens, mon vieux... Et puis il y a Bougival, là-bas, qu’on va vendre, et la voiture, et tous les bibelots...
En se retournant il se trouve en face de Claire qui vient d’entrer.
C’est vous, madame Georges ?... Vous venez bien...
Il prend Sidonie par le bras et l’amène brutalement devant Claire.
Restitution... Réparation... à genoux !
SIDONIE, se débattant.
Non, non...
RISLER.
À genoux...
CLAIRE, stupéfaite.
Comment ?
RISLER, courbant Sidonie aux pieds de Claire.
À genoux devant la femme que vous avez ruinée, outragée !
CLAIRE.
C’était elle !... Oh !
RISLER, à Sidonie.
Vous allez répéter avec moi et mot pour mot ce que je vais vous dire : Madame...
SIDONIE.
Non.
RISLER, effrayant.
Je le veux...
SIDONIE, à demi morte de peur.
Madame...
RISLER.
Toute une vie d’humilité, d’abnégation, suffira à peine...
SIDONIE, répétant après lui.
Toute une vie d’humili... Eh bien, non, je ne peux pas... je ne veux pas...
D’un élan de bête fauve, elle se redresse, et débarrassée de l’étreinte de Risler, ramasse sa robe à deux mains et s’enfuit par la porte du fond.
Scène VII
RISLER, PLANUS
RISLER, à Planus et à Claire qui ont fait un mouvement.
Eh ! laissez-la partir... qu’elle aille à la rue, au ruisseau... C’est fait pour elle... Il ne s’agit plus de femme, ici... Nous avons à sauver l’honneur de la maison Fromont, le seul en jeu, le seul qui nous occupe en ce moment... À ta caisse, Planus. Prends tes livres, et faisons nos comptes, combien à payer demain ?
PLANUS.
Deux cent huit mille francs.
RISLER.
Rien en caisse ?
PLANUS.
Rien...
RISLER.
Pas d’argent dehors ?
PLANUS.
Pas un sou...
RISLER.
Il faut payer cependant...
PLANUS.
Notre sieur Fromont disait que le banquier avait promis pour demain matin.
RISLER.
Où est-il, Fromont ?... va le chercher...
CLAIRE, vivement.
Il est sorti, monsieur Planus... Vous ne le trouverez pas...
RISLER.
Si, si... Il est là-haut... Il faut que je lui parle...
Très doux, à Claire.
Je vous en prie, madame Georges, allez chercher votre mari... Si vous craignez de ma part quelque entraînement, quelque mouvement de colère, restez avec nous, je n’aurai qu’à regarder la fille de mon ancien patron, pour me rappeler la parole que je vous donne, le devoir que je me suis imposé de m’occuper uniquement de la maison... Vous ne me croyez pas ?...
CLAIRE.
C’est vrai... J’ai peur... Les forces humaines ont une limite... J’ai peur qu’en présence de celui qui vous a fait tant de mal...
RISLER, lui prenant les mains.
Chère créature, qui ne parle que du mal qu’on m’a fait... Vous ne savez donc pas que je le hais autant pour sa trahison envers vous que pour...
Avec rage.
Oh ! les infâmes, les infâmes !
CLAIRE.
Ah ! vous voyez bien... vous ne pourriez pas vous contenir... Risler, mon ami, laissez-le, qu’il ne vienne pas... Sa vie vous appartient, il le sait. Il ne ferait rien pour la défendre... mais moi, que voulez-vous que je devienne ?... Écoutez, ce n’est pas l’épouse qui vous prie, c’est la mère... Entre vous et lui, je mets mon enfant.
RISLER.
Votre enfant, madame Georges... Je ne l’oublie pas... C’est pour lui que je travaille en ce moment et que je veux avant tout, vous m’entendez bien, avant tout, relever la maison compromise par ma faute...
À Planus.
C’est bon... Nous nous passerons de Fromont... Demain matin à sept heures tu seras à l’hôtel Bristol. Tu demanderas Simpson de Londres. Tu lui diras que l’imprimeuse est à lui, les brevets, le nom, le droit d’exploiter, tout, et tu rapporteras les trois cent mille francs qu’hier encore l’Anglais est venu m’offrir.
PLANUS, lui serrant la main.
Pauvre vieux !
RISLER.
Rappelle-toi ce que je t’ai dit le jour de mon mariage... Rien ne tiendrait si la maison Fromont était en jeu.
CLAIRE.
Votre conduite avec nous est admirable, mon cher Risler.
RISLER, à la femme de chambre qui vient d’entrer.
Qu’est-ce que c’est ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Une lettre que Madame a laissée en partant pour Monsieur...
RISLER.
C’est bien, donnez !...
La femme de chambre sort.
Elle ose encore m’écrire... Oh ! je ne lirai pas... j’ai bien autre chose à faire...
Regardant la lettre.
Qu’est-ce qu’elle peut me dire ?... Encore quelque mensonge. Oh ! ce parfum me la rappelle !... Mon Dieu ! mon Dieu ! Dire que je l’ai tant aimée.
Il tombe assis la tête dans ses mains.
Scène VIII
RISLER, PLANUS, FRANTZ et DÉSIRÉE, entrant par la droite
DÉSIRÉE, poussant Frantz vers Risler anéanti.
Allez... allez donc !
FRANTZ frappe doucement sur l’épaule de Risler. Timide.
C’est moi... frère...
RISLER, debout.
Frantz ! Oh ! mon enfant... ça me fait du bien de te voir... Tu es l’ami, toi... tu es le cœur fidèle... tu ne trompes pas... Ne me quitte plus, mon Frantz... Je n’ai plus que toi au monde, plus que ton épaule sur laquelle je puisse pleurer.
Il sanglote sur l’épaule de son frère. Bas.
Si tu savais ce que je souffre, frérot...
Haut.
Ah ! mais non... il ne faut pas s’attendrir. Je n’en ai pas le droit. J’ai une rude besogne ici encore, je ne dois pas penser à moi, à mon malheur... Tiens ! j’allais avoir une faiblesse. J’allais lire une lettre que cette femme m’a écrite... Prends-la, lis-la toi-même. Si elle demande quelque chose, vois ce qu’il faut faire, seulement ne m’en parle pas, je ne veux plus penser à elle.
FRANTZ ouvre la lettre, avec un cri étouffé.
Ah !
RISLER.
Qu’as-tu ?
FRANTZ.
Rien.
RISLER
Si, tu es pâle, tu trembles.
Montrant la lettre.
Quelque nouvelle perfidie de cette femme, sans doute ? Voyons... Oh ! n’aie pas peur. Elle ne peut pas me faire plus de mal qu’elle ne m’en a fait.
FRANTZ.
Mon frère, je t’en prie...
RISLER, lui arrachant la lettre.
Mais c’est ton écriture ! Comment ma femme a-t-elle une lettre de toi ?
Lisant.
« Eh bien, oui, je t’aime, je t’aime. »
DÉSIRÉE, apparaissant derrière lui.
Mais c’est ma lettre que vous lisez là, monsieur Risler, la lettre que Frantz m’a écrite... Comment se trouve-t-elle entre vos mains ?... Je l’avais confiée à Sidonie... et je ne comprends pas pourquoi cette méchante femme...
Essayant de lui reprendre la lettre.
Rendez-la moi, je vous en prie... Vous doutez de ce que je dis... Je peux vous donner une preuve, je la sais par cœur, cette lettre !... Elle m’a assez émue pour que je m’en souvienne... Suivez pendant que je parle... Je suis sûre de ne pas me tromper d’un mot : « Eh bien, oui, je t’aime, je t’aime plus que jamais et pour toujours. À quoi bon lutter et nous débattre... Notre amour est plus fort que nous. »
Se tournant vers Frantz.
C’est bien cela, n’est-ce pas, Frantz ?
FRANTZ.
Oh oui, plus que jamais et pour toujours !
RISLER, entre eux deux.
Ainsi, c’est vrai... c’est bien vrai... Vous vous aimez ?...
DÉSIRÉE.
Je crois bien que c’est vrai !...
RISLER.
Il me reste donc ça de bon au milieu de mon désastre... Votre bonheur !...
Attendri, leur tendant les bras.
Allons, c’est du bonheur tout de même...