Fille et garçon (Ferdinand DE VILLENEUVE - Charles DUPEUTY)

Sous-titre : la petite orpheline

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 11 avril 1822.

 

Personnages

 

LE ABRON DE MONVAL, officier supérieur, 40 ans caractère brusque et franc, costume moderne

LA BARONNE DE MONVAL, sa femme, 30 ans, caractère gai, mise élégante

EUGÉNIE DE SAINT-ELME, orpheline, 10 ans, caractère mêlé d’espièglerie et de sentiment

MADAME DUMONT, sa gouvernante, 50 ans, mise simple

LAURETTE, sa nièce, jeune villageoise

JEAN, paysan niais, amoureux de Laurette

 

La Scène se passe au château de Saint-Elme, à quelques lieues de Paris.

 

Le théâtre représente l’intérieur d’un pavillon ouvert dans le fond sur un parc. À droite une table, à gauche une glace à la psyché, et quelques sièges.

 

 

Scène première

 

JEAN, seul, occupé à épousseter les meubles

 

Ouf... v’ là plus d’ cinq grandes minutes que j’ travaille sans prendre haleine... j’ peux ben me r’poser un instant...

Il approche un fauteuil et s’assied.

c’est il dur d’être obligé d’ faire comme ça gratis la b’sogne des autres... car enfin j’suis tout dans l’ château... Palefrenier, frotteur, jardinier, marmiton... et tout ça surluméraire encore...

Se croisant les bras.

J’ vous d’mande un peu comme ça irait si j’ restais là assis les bras croisés à rien faire... ah ! j’espère ben que tout va changer et que bentôt j’ s’rai nommé domestique pour tout d’ bon...

Air : Ces Postillons.

C’est moi qu’on charg’ des plus rudes ouvrages,
Et j’ travaill’ tant que j’en suis éreinté,
Mais, comm’ les autr’s, sitôt qu’ j’aurai des gages,
Je n’ voulons faire ici qu’ ma volonté ;
J’ n’écout’ plus rien et j’ les envoy’ tous paître,
S’ils veulent encor m’ traiter comme un benêt,
Car j’ prétendons enfin être mon maître
Quand je serai valet.
(bis.)

Pas si bête que d’ m’éreinter comme maint’nant.

 

 

Scène II

 

JEAN, LAURETTE

 

LAURETTE.

Eh ben, paresseux, qu’est-ce que tu fais là ?

JEAN, s’étalant dans son fauteuil.

Comment, c’ que j’ fais là... tu l’ vois ben... j’ travaille.

LAURETTE.

Oui... joliment... fi, monsieur, qu’ c’est vilain d’être fainéant.

Air : La ville est bien, l’air est très pur. (du Colonel.)

Je n’ veux pas qu’ tu te r’pos’ comme ça
Lorsque nous serons en ménage,
(bis.)
Et pour qu’ tu perdes c’ défaut là,
Mon garçon, j’ te donn’rai d’ l’ouvrage,
(bis.)
J’aimons à m’occuper... aussi
Faudra qu’ tu travaill’s pour me plaire,
Car je n’ voulons pas d’un mari,
Qui reste toujours à rien faire.
(bis.)

JEAN.

Moi faignant... par exemple, peux-tu dire ça.

LAURETTE.

Un jour comme celui-ci surtout, où l’on attend, à chaque instant, l’arrivée de monsieur et madame de Monval, qui viennent des colonies où c’qu’ils étaient d’puis douze ans.

JEAN.

Vrai... ah çà, ils arrivent sans doute pour servir de parents à not’ jeune maîtresse, Mamzelle Eugénie de Saint-Elme, c’te jolie petite espiègle qu’est orpheline d’puis qu’elle a perdu ses parents...

LAURETTE.

Justement.

JEAN.

Qu’ c’est donc dommage qu’elle soit comme ça sans père ni mère, à dix ans. un enfant si étonnant..

LAURETTE.

C’est vrai qu’ c’est un phénomène pour son âge.

JEAN.

Oui un phénomène... alle sait tout quoi... l’écriture, la lecture, l’orthographe, la giographie, la musique et la danse... oh ! la danse sur l’ bout d’son doigt...

LAURETTE.

Et de l’esprit donc... hein... en a-t-elle.

JEAN.

J’ crois ben... enfin c’est au point qu’on dit comme ça dans l’ village qu’elle en a plus qu’ moi... moi qu’ aurai bentôt vingt-trois-ans à la Saint-Nicaise... et qu’est moniteur à l’enseignement mutuel.

LAURETTE.

Aussi j’ gagerais que monsieur l’ Baron et mame la Baronne, ses parents adoptifs, vont l’aimer ni plus ni moins qu’ si c’était leur propre enfant.

JEAN.

Y n’y a pas de doute... Et j’espérons ben aussi que de c’ t’affaire-là... j’ vas avois fièrement d’avancement dans le château... tu sens ben que M. de Monval, en m’ voyant, s’empressera de me donner une place... un travailleur et un bel homme comme moi.

LAURE.

C’est sûr.

JEAN.

Alors mame Dumont ne pourra pas se dispenser d’ moffrir t’ main.

LAURETTE.

Oui... mais j’ t’avertis qu’ pour m’épouser il faut que tu changes ton vilain nom.

JEAN.

Quiens... pourquoi donc ça ?

LAURETTE.

Parce que j’aimerais mieux rester fille toute ma vie que d’ m’appeler... mame Jean.

JEAN.

Qu’ t’es donc drôle.

Air des Artistes par occasion.

Ne crois tu pas qu’ sur mon passage
Chacun va s’ douter de mon nom,
Et qu’on lira sur mon visage
Que j’avons saint Jean pour patron ;

LAURETTE.

Ça s’ devin’ d’après la tournure, (bis.)
Et, sans êtr’ malin, conviens-en, (bis.)

Lui frappant sur le menton.

Il n’y a qu’à r’garder ta figure (bis.)
Pour voir que t’es de la saint Jean. (bis.)

JEAN.

T’as toujours de jolies choses à me dire comme ça, toi.. j’ sais ben pourquoi, va... parce que t’aime mieux t’ faire conter toute d’ sorte de choses par M. Eugène... c’ vilain petit page... qu’est si gentil et qui m’ fait damner chaque fois qu’il vient au château.

LAURETTE.

Vous êtes un menteur et un jaloux.

JEAN.

Et vous une coquette.

LAURETTE.

Je n’ vous aimerai jamais.

JEAN.

Et moi donc... je n’ peux pas vous souffrir.

LAURETTE.

Je n’ veux plus que vous me parliez.

JEAN.

N’ m’adressez jamais la parole, au moins, entends-tu..

Ils s’éloignent l’un de l’autre et se tournent le dos.

 

 

Scène III

 

JEAN, LAURETTE, EUGÉNIE

 

EUGÉNIE, en entrant.

Eh bien, qu’est-ce qu’il y a !... encore une querelle... on se dispute donc toujours ici.

LAURETTE.

Pourquoi m’appelle-t-il coquette.

JEAN.

Pourquoi qu’a m’ dit que j’ai l’air bête.

EUGÉNIE.

Jean, taisez-vous, monsieur... vous avez tort... les hommes ont toujours tort...

LAURETTE, à Jean.

Vois-tu que j’ te l’avais bien dit...

EUGÉNIE.

Et vous, mademoiselle, vous n’avez pas raison.

JEAN.

Heim... tu vois ben qu’ c’est toi.

EUGÉNIE.

Fi que c’est vilain de bouder comme ça, allons, qu’on se raccommode vite.. où nous nous fâcherons. Eh bien, lequel des deux fera le premier pas... Vous serez donc toujours des enfants... Voyons, chacun la moitié du chemin seulement... Eh mon dieu, est-ce que je ne sais pas ce que c’est mieux que vous... c’est comme quand nous nous fâchons avec mon petit cousin Eugène... il veut prendre avec moi un petit air boudeur... tiens, comme toi, Jean.. moi, par contrariété, je n’ai pas l’air d’y faire attention... Tiens, comme toi, Laurette.. Cependant quand quelqu’un veut nous raccommoder, faut bien y consentir... alors il demande à m’embrasser. j’y consens... pour lui faire plaisir, et tout est fini par là...

Prenant leurs mains.

Ainsi, voyons ; faites comme nous, et n’y pensez plus.

LAURETTE, à Jean.

Eh ben, écoute... tu ne m’appelleras plus coquette.

JEAN.

Non, et toi tu ne me diras plus que j’ai l’air bête.

LAURETTE.

Je te le promets.

JEAN.

Oh ben, alors...

Il l’embrasse.

 

 

Scène IV

 

JEAN, LAURETTE, EUGÉNIE, MADAME DUMONT

 

MADAME DUMONT, les apercevant.

Que vois-je... ne vous avais je pas défendu de vous reparler.

EUGÉNIE.

Aussi, je t’assure que sans moi ils t’obéissaient à merveille... ainsi, ma petite bonne, ne te fâche pas contre eux ; ce n’est que moi qu’il faut gronder.

MADAME DUMONT.

N’importe... Jean, je te défends de nouveau de penser à Laurette.

JEAN.

Mais pourquoi donc ça Madame Dumont.

MADAME DUMONT.

Parce que tu n’as rien... et qu’il faut quelque chose pour faire le bonheur d’une femme.

JEAN.

C’ n’est pas une raison, ça...

À Eugénie.

Mamzelle Eugénie, si vous vouliez un petit brin parler pour moi.

EUGÉNIE, avec un petit air protecteur.

Eh bien soit... je veux bien vous accorder ma protection... mais qu’on obéisse aux ordres de ma bonne... allez... et si vous continuez à mériter mes bontés... nous verrons...

LAURETTE.

Allons, viens, Jean.

JEAN.

Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne.

Pour avoir la main de Laurette
Al dit que je ne suis qu’un sot,

À Laurette.

Mais j’ gag’ qu’ell’ me trouv’rait moins bête,

Si j’ t’apportions un’ bonne dot ;

Haut.

Mon intelligence est commune,
Je l’ sais, mais on n’a pas besoin
D’esprit pour faire sa fortune,

EUGÉNIE.

En ce cas, tu dois aller loin.

Ensemble.

JEAN.

Pour avoir la main de Laurette, etc.

LAURETTE, à Jean.

Je le jure, foi de Laurette,
Je ne te trouve pas trop sot,
Mais pourtant tu serais moins bête
Si tu m’apportais une dot.

EUGÉNIE.

Pour avoir la main de Laurette
On trouve que ce n’est qu’un sot,
Mais il paraîtrait bien moins bête
S’il pouvait offrir une dot.

Jean et Laurette sortent.

 

 

Scène V

 

EUGÉNIE, MADAME DUMONT

 

EUGÉNIE.

Ah çà, ma bonne, tu m’as entendue, et j’espère bien que tu ne me feras pas manquer à ma parole.

MADAME DUMONT, à part.

Comment lui apprendre...

EUGÉNIE.

Eh bien... ne voilà-t-il pas que tu prends ta mine sévère comme quand tu me grondes... mon Dieu, que j’ai donc de besogne ici... il faut que je raccommode les uns, que j’égaie les autres... ma bonne... elle ne m’entend pas...

La tirant par sa robe.

ma bonne, qu’as-tu donc ?

MADAME DUMONT.

Rien, mon enfant,

EUGÉNIE.

Si... il faut que tu aies quelque chose d’extraordinaire, tu ne parles pas... c’est peut-être cette lettre que tu as reçue ce matin et qui t’annonce l’arrivée de mon nouveau papa et de ma nouvelle maman.

MADAME DUMONT.

Eh bien ! oui, ma petite Eugénie... précisément... écoute-moi... Privée de ta mère en venant au monde, tu sais que ton malheureux père fut dangereusement blessé dans une de nos dernières batailles... il n’eut que le temps de se faire transporter dans ce château, où il mourut quelque temps après...

EUGÉNIE.

Hélas, oui !

MADAME DUMONT.

Peu de temps avant sa mort, il me fit mander auprès de lui, et là Madame Dumont, me dit-il d’une voix affaiblie, je sens que bientôt ma petite Eugénie n’aura plus de père... mais elle retrouvera des parents dans mes bons amis M. et Madame de Monval... écrivez-leur que Saint-Elme, en mourant, leur a légué son enfant... ces mots il

expira.

EUGÉNIE.

Je m’en souviens.

MADAME DUMONT.

Dès lors je ne m’occupai plus que de remplir ses dernières volontés... j’écrivis à M. et Madame de Monval, alors aux Colonies... mais sachant qu’ils n’avaient plus d’enfants et que la baronne désirait ardemment une fille, tandis que le baron ne voulait que d’un garçon, je craignis que l’antipathie qu’ils auraient l’un et l’autre pour un enfant qui ne serait selon leurs vœux, pas ne pût te devenir funeste... aussi je formai la résolution de leur laisser ignorer quel était ton sexe... ils ont juré de te tenir lieu des parents que tu as perdus... mis ils ne savent pas si tu es une petite fille ou un petit garçon.

EUGÉNIE.

Eh bien ?

MADAME DUMONT.

Tiens... je vais te lire la lettre que m’écrit M. de Monval, et tu verras...

EUGÉNIE, la prenant.

Donne... je lirai moi-même... il est bien temps que je m’occupe un peu de mes affaires...

Elle lit.

« Calais, le... etc... demain nous serons au château de Saint-Elme et nous embrasserons notre cher enfant ; ma femme veut absolument que ce soit une fille... mais moi je suis bien sûr que c’est un garçon, et je sens que je l’aime déjà à la folie...

Parlé.

En vérité c’est bien mal à mon nouveau papa de me préférer ainsi un petit garçon... les petites filles sont bien plus gentilles.

MADAME DUMONT.

Tu vois bien qu’une fois détrompés il est à craindre qu’ils ne t’aiment pas autant l’un que l’autre.

EUGÉNIE.

Ils seraient bien ingrats, je t’assure, car je sens que je les aime déjà de tout mon cœur... mais...

Réfléchissant.

n’y aurait-il pas un moyen... oui, c’est cela,

Sautant de joie.

oh ! la bonne idée...

MADAME DUMONT.

Sans doute, un enfantillage qui te passe par la tête.

EUGÉNIE.

Un enfantillage... là... ne dirait-on pas que j’ai encore six ans.

MADAME DUMONT.

Ah ! c’est vrai, j’oubliais que tu es une grande demoiselle. Au fait, quand on a dix ans.

EUGÉNIE.

Tu te moques de moi... c’est égal, va, tu verras que je réussirai dans mon projet... d’abord il faut que tu t’arranges de manière à ce que mes nouveaux parents conservent, à leur arrivée, l’opinion qu’ils ont déjà chacun sur moi.

MADAME DUMONT.

Bon... ensuite.

EUGÉNIE.

Tu me le jures, n’est-ce pas ?

MADAME DUMONT.

Oui, je te le jure... mais au moins, fais-moi part de ton idée.

EUGÉNIE.

Non.

À part.

Elle pourrait jaser.

Haut.

j’aperçois dans la cour du château une voiture d’où descendent un beau monsieur et une belle dame... Ce sont eux, j’en suis sûre... les paysans les entourent... ils viennent ici... Adieu, souviens-toi de ta promesse... Moi, je vais faire un peu de toilette... car, décemment, je ne puis pas me présenter ainsi.

Se regardant dans la Psyché.

Je suis vraiment à faire peur dans mon négligé du matin.

Elle se sauve.

 

 

Scène VI

 

MADAME DUMONT

 

La petite espiègle... quel peut être son projet ! N’importe... laissons-la faire, sa grâce et sa gentillesse plaideront assez pour elle.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, LA BARONNE, MADAME DUMONT, LAURETTE,

JEAN, VILLAGEOIS, VILLAGEOISES

 

CHŒUR.

Air de la contredanse de la Joconde.

Quel bonheur pour tout le village
D’avoir un seigneur juste et bon,
Célébrons son heureux voyage,
Chantons ses vertus et son nom.

LE BARON.

Je veux dans toutes les familles
Voir régner la paix, le bonheur,
Et même en mariant vos filles,

Je renonce au droit du seigneur.

LA BARONNE.

Moi, je prétends, dans le village,
Rendant hommage
À la plus sage,
Doter deux rosières par an,                      }
(bis.)

JEAN, à part.}

Si l’on en trouve dans l’arrondissement  }

CHŒUR.

Quel bonheur pour tout le village,
D’avoir,
etc.

LE BARON.

Bien, mes amis... Je suis content de vous, et j’espère que vous le serez aussi de moi. Mais je n’aperçois point ici notre cher enfant. Madame Dumont, le verrons nous bientôt ?

MADAME DUMONT.

Quand Monseigneur voudra.

À part.

Quel embarras !

LA BARONNE, à part.

Je brûle de savoir si c’est une petite fille... Tâchons de m’informer adroitement de cette gouvernante...

LE BARON, à part.

Interrogeons la vieille.

LA BARONNE, à madame Dumont, la prenant à part.

C’est une fille, n’est-ce pas ?

MADAME DUMONT, bas à la Baronne.

Oui, madame.

LA BARONNE, à part.

Que je suis heureuse !

LE BARON, bas à madame Dumont, la prenant à part.

C’est un garçon, j’en suis sûr ?

MADAME DUMONT, hésitant, bas au Baron.

Oui, Monsieur.

À part.

Ma foi, il en arrivera ce qui pourra.

LE BARON, à part.

Bon, j’avais deviné juste.

Haut à la Baronne.

Cette gouvernante a l’air d’une fort aimable femme.

LA BARONNE.

Sans doute, et je veux augmenter ses gages.

LE BARON.

Madame Dumont, ayez soin de ces braves gens, et qu’on n’épargne rien dans le château pour célébrer notre arrivée.

À part.

Je suis d’une joie !

LA BARONNE.

Allez, mes bons amis.

Bas à madame Dumont.

Envoyez-moi de suite ma chère petite fille ici.

CHŒUR de sortie.

Quel bonheur pour tout le village
D’avoir un seigneur juste et bon,
Célébrons son heureux voyage,
Chantons ses vertus et son nom.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, LA BARONNE

 

LE BARON.

Eh bien, ma chère Caroline, le moment approche... Nous allons bientôt savoir qui de nous deux a gagné le pari...

LA BARONNE.

Vous voudriez peut-être vous dédire, maintenant.

LE BARON.

Fort bien... Vous persifflez... mais c’est égal, je ne vous ferai pas grâce.

LA BARONNE.

Quelle obstination... vous n’en démordrez pas.

LE BARON.

J’en suis fâché pour vous, Madame... mais vous paierez.

LA BARONNE.

Désolée, mon cher Baron, mais je vous conseille d’apprêter votre argent.

LE BARON.

Je suis sûr de mon fait.

LA BARONNE.

Et qui peut vous donner cette noble assurance ?

LE BARON.

Mes pressentiments... qui ne me trompent jamais.

LA BARONNE.

C’est ce qu’il faudra voir.

LE BARON.

Tout à l’heure vous n’avez pas osé interroger Madame Dumont... il ne tenait qu’à vous cependant...

LA BARONNE.

Et vous, vous trembliez de connaître trop tôt la vérité.

LE BARON.

Je suis tellement sûr que c’est un garçon que j’ai déjà songé à son éducation... j’en fais un marin.

LA BARONNE.

Et moi, si persuadée que c’est une fille que j’ai déjà retenu place pour elle dans un des plus beaux pensionnats de la capitale... je veux qu’elle soit un modèle de grâces et de talents.

LE BARON.

Quel bonheur d’entendre mon fils adoptif cité comme l’honneur de la marine française.

LA BARONNE.

Quel plaisir de la voir parée de tous les charmes de la jeunesse... faire l’ornement des cercles les plus brillants.

LE BARON.

Je me le figure sur son bord... avec de longues moustaches et un sabre au côté.

LA BARONNE.

On admire sa tournure élégante, son langage plein de douceur.

LE BARON.

Il jure comme un démon et on tremble en voyant son maintien fier et imposant.

LA BARONNE.

Elle séduit tous les cœurs..

LE BARON.

Il bat tous les ennemis...

LA BARONNE.

Quelle charmante perspective !

LE BARON.

Quel délicieux avenir !

LA BARONNE, à part.

Pauvre mari... s’il savait... ah ! ah ! ah ! ah.

LE BARON, de même.

Pauvre femme, si elle pouvait se douter... ah ! ah ! ah !

Haut.

en attendant que vous soyez détrompée, je vais faire un tour dans le parc pour visiter la propriété de ce cher enfant

À part.

et l’embrasser avant elle.

LA BARONNE, à part.

Allez, monsieur, allez vous faire confondre. Bon, il va se retirer, je pourrai lui parler la première.

Air : Mes amis c’est dans sa patrie. (d’Amédée de Bauplan.)

Ah ! je ris de votre assurance,
Malgré votre folle espérance,
Monsieur, je vous le dis d’avance ;
Vous avez tort et moi raison.
(bis.)

LE BARON.

Non, ventrebleu.

LA BARONNE.

Quoi, tout de bon,
Bientôt, je crois, vous changerez de ton.

LE BARON.

Alors, madame, empêchez donc
Que mon fils ne soit un garçon.

Ensemble.

LA BARONNE.

Ah ! je ris de votre assurance, etc.

LE BARON.

Ah ! je ris de votre assurance,
Malgré votre folle espérance
Madame,, je le dis d’avance,
Vous avez tort et moi raison.
(bis.)

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LA BARONNE, seule

 

D’où peut lui venir un pareil entêtement... serait-ce en effet... oh non, d’après ce que vient de me dire Madame Dumont, je ne puis conserver aucun doute sur le sexe de notre pupille... depuis la perte du seul enfant que je possédais... privée du bonheur d’en avoir d’autres... j’ai reporté toutes mes espérances sur la fille de ce pauvre Saint-Elme... ah puisse-t-elle me faire oublier celle que j’ai tant aimée...

 

 

Scène X

 

LA BARONNE, EUGÉNIE

 

Eugénie est entrée furtivement et a entendu les derniers mots de la scène précédente.

EUGÉNIE, en costume paré, à part sans se montrer.

Elle parle de moi... écoutons.

LA BARONNE.

Air de Riquet, ou des Perroquets de la mère Philippe.

J’avais naguère encor
Une fille accomplie,
Elle me fut ravie
Par un arrêt du sort ;
J’ai perdu, je le vois,
L’espoir de ma famille,
Qui me rendra ma fille ?

EUGÉNIE, accourant.

C’est moi, c’est moi.

Parlé.

Oh oui ! je sens que la petite Eugénie vous chérira autant qu’elle... mais moi... pauvre orpheline...

Même air.

Je possédais aussi
Une mère chérie,
Elle a perdu la vie,
Je suis seule aujourd’hui ;
Si jeune... je me vois
Sans appui sur la terre,
Qui me rendra ma mère ?

LA BARONNE.

C’est moi, c’est moi.

EUGÉNIE.

Ah Madame... on m’avait bien dit que vous étiez bonne sensible, et que je vous aimerais de tout mon cœur... je sens qu’on ne m’avait pas trompée.

LA BARONNE, à part.

Que de grâces et quelle gentillesse !

EUGÉNIE.

On m’avait dit aussi.. que vous... me chéririez...

LA BARONNE.

On ne t’avait pas trompée non plus... oui, chère enfant, je t’adopte pour ma fille... ne m’appelle plus désormais que ta mère...

EUGÉNIE.

Oui, ma petite maman... qu’il me sera doux de prononcer ce nom.

LA BARONNE.

Ah ! monsieur le Baron, vous allez être bien attrapé !

EUGÉNIE.

Vous parlez de mon nouveau papa, n’est-ce pas...

LA BARONNE.

Tu sais donc ?...

EUGÉNIE.

Sûrement... on m’a dit qu’il ne voulait pas de moi... parce que je suis une petite fille... mais il faudra bien qu’il revienne de cette vilaine idée.

LA BARONNE.

Tu ne te doutes pas comme il est entêté, et puis.. un marin, c’est méchant.

EUGÉNIE.

Oui, avec les ennemis mais pas avec les dames...

LA BARONNE.

Tu crois ?...

EUGÉNIE.

D’ailleurs... je l’aimerai tant... tant... qu’il faudra bien qu’il finisse aussi par m’aimer un peu.

LA BARONNE.

Tu auras de la peine... et je suis bien inquiète.

EUGÉNIE.

Et moi, je suis bien tranquille.

LA BARONNE.

Comment ?

EUGÉNIE.

C’est que vous croyez peut-être que je ne connais pas les devoirs d’une demoiselle envers ses parents et la conduite qu’elle doit tenir pour s’en faire aimer.

LA BARONNE.

Bah... et quels sont-ils... voyons.

EUGÉNIE.

D’abord quand on se lève... on va embrasser sa petite maman... et son petit papa, pour qu’il ne soit pas jaloux... ensuite... on déjeune avec eux, et l’on n’est pas trop gourmande, surtout quand il y a du monde... après cela... on ya faire un peu de toilette... mais on ne se regarde pas trop longtemps dans la glace... parce que ma bonne dit que c’est très vilain d’être coquette.

LA BARONNE.

C’est cela... et puis quand on a fini on prend ses joujoux... n’est-ce pas.

EUGÉNIE.

Des joujoux... oh ! mon Dieu non, je n’en ai pas...

LA BARONNE.

Pourquoi donc...

EUGÉNIE.

Dame... j’avais amassé beaucoup d’argent pour en acheter... mais un jour qu’il faisait bien froid... je vis passer devant le château une pauvre femme avec des petits enfants qui paraissaient bien malheureux... ils avaient si faim et si froid que j’ai cru qu’ils allaient mourir... ma foi... ça m’a fait tant de peine... tant de peine... que j’ai couru tout de suite chercher ma bourse et que je leur ai donné tout mon argent.

LA BARONNE, à part.

Qu’elle me fait de plaisir !

EUGÉNIE.

Et je t’assure qu’après je fus bien plus contente que si j’avais eu tous les plus beaux joujoux du monde... mais je n’ai pas voulu en parler à ma bonne... elle m’aurait peut-être grondée.

LA BARONNE, à part.

La charmante enfant... elle m’enchante... courons vite dire à mon cher époux que j’ai gagné le pari.

Haut.

Adieu, ma petite Eugénie..

EUGÉNIE.

Adieu, Madame... non... non, je me trompe... Adieu, ma bonne, ma chère petite maman.

La Baronne l’embrasse et sort.

 

 

Scène XI

 

EUGÉNIE, seule

 

Bon... à présent... je suis sûre de ma petite maman... à mon papa maintenant... pourvu que mon projet réussisse... ce n’est peut-être pas bien, ce que je vais faire là... il faudra mentir... et c’est bien vilain ça... Mon Dieu ! mon Dieu ! comment donc faire ?... c’est lui que j’aperçois... allons, il faut pourtant me décider... ma foi, tant pis... si c’est mal je lui en demanderai pardon après... 

Elle sort en courant.

 

 

Scène XII

 

LE BARON, JEAN

 

LE BARON, en entrant.

Voyons... que me veux, tu ?

JEAN.

C’est qu’ voyez-vous, monseigneur, sauf vot’ respect... j’ voudrais vous dire...

À part.

Mon dieu comment li tourner ça.

LE BARON.

Eh bien quoi... allons... dépêche-toi.

JEAN.

Enfin... quoi... c’est qu’ mam’ Dumont m’a pris à l’essai, d’puis queucq’ temps, et j’ désirerions... Non, j’ voulons dire que si monseigneur veut que je le sarve, j’ suis ben à son service... son serviteur.

LE BARON.

Eh... j’entends, butor... dis-moi vite ce que tu sais faire.

JEAN.

Dam’, j’ sais... rien... M. le Baron mais c’est égal... pernez-moi toujours, vous n’en s’rez pas fâché.

LE BARON.

Eh bien... veux-tu être chargé de la basse-cour... soigner mes chevaux par exemple ?

JEAN.

J’ sens ben que je n’ serions pas déplacé parmi les bêtes... Monseigneur... mais t’ nez.

Air : Un homme pour faire un tableau.

S’il faut, ici, vous dir’ mon goût,
Près d’eun’ cass’rolle ou d’eun’ bassine,
Comm’ marmiton, j’aim’rais beaucoup
À fair’ partie de la cuisine,
Et, quoique j’ sois toujours dispos ;
Si j’ m’atttirais queu’que reproche,
Dans le service des fourneaux,
On pourrait me mettre à la broche.

LE BARON.

Eh bien soit... je te nomme... factotum de mon cuisinier.

JEAN.

Factoton... queu bonheur !...

À part.

je n’ sais pas c’ que c’est... mais n’importe, j’ naurai p’têt’ rien à faire.

LE BARON.

Allons... va-t’en, et dis que l’on m’envoye ici notre cher Pupille.

JEAN.

Oui M. l’ Baron...

À part.

Courons vite dire à Laurette j’suis... fac, fac... hein... mon dieu... comment donc qu’il a dit... fac, factoton... c’est ça.

LE BARON.

Air : De gilles en deuil.

Du zèle, de l’intelligence,
Et tu seras content de moi.

JEAN.

J’espèr’, malgré mon ignorance,
Briller dans mon nouvel emploi,
J’suis d’ ces gens que rien n’embarrasse,
Et qui, lorsqu’un’ place leur survient,
N’ sav’nt pas s’ils convienn’nt à la place,
Mais savent que la place leu convient.

Ensemble

LE BARON.

Vas, et malgré ton ignorance,
Montre, dans ton nouvel emploi,
Du zèle, de l’intelligence,
Et tu seras content de moi.

JEAN.

J’espèr’, malgré mon ignorance,
Briller dans mon nouvel emploi,
J’ons du zèl’, de l’intelligence,
Et monseigneur s’ra content d’ moi.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

LE BARON, seul

 

Corbleu... depuis une heure, je suis obsédé par une foule de drôles qui ne me laissent pas respirer... j’ai couru partout, pour voir mon fils adoptif, et je ne l’ai pas trouvé... a peine ai-je eu le temps seulement de visiter la propriété de ce pauvre Saint-Elme... que de souvenirs ne m’a-t-elle pas rappelés... je touche donc enfin le sol qui m’a vu naître !... Ah je le sens, on n’est bien que dans sa patrie.

Air : Du Vaudeville de Turenne.

Pendant dix ans, ô France, ô ma patrie,
Chez l’étranger regrettant mon pays,
Combien de fois, vers la rive chérie,
Ai-je tourné mes regards attendris,
(bis.)
Des bords lointains franchissant la distance,
Mon cœur ne t’oublia jamais,
Ah c’est surtout loin d’elle qu’un Français
Apprend à bien chérir la France.
(ter)

Mais il est donc dit qu’aujourd’hui je ne verrai pas mon cher fils... Qu’il me tarde de l’embrasser.

 

 

Scène XIV

 

LE BARON, EUGÉNIE, habillée en petit hussard, avec un fusil au bras, et un sabre au côté

 

EUGÉNIE, en entrant, à part.

Bon ! le voilà... à son tour, maintenant.

Faisant l’exercice en descendant de la scène.

Plan, plan, plan, plan, présentez armes... portez armes. en joue... feu...

Elle laisse tomber son fusil, et se jette dans les bras du Baron.

LE BARON, l’embrassant.

Enfin, le voici... ce cher enfant !

EUGÉNIE.

Je t’ai tout de suite reconnu... tu es mon nouveau papa... n’est-ce pas ?

LE BARON.

Oui, mon petit ami... mais sais-tu que tu as l’air d’un luron, sous ce costume.

EUGÉNIE.

Je le crois bien... quand on veut se faire marin.

LE BARON, à part.

Et mais. il est charmant...

Riant.

Et madame de Monval... ah, ah, ah !

EUGÉNIE.

Est-ce que tu te moques de moi, par hasard ?

LE BARON.

Oh ! non !... je n’oserais pas... un militaire de ta taille.

EUGÉNIE, mettant la main sur son sabre.

C’est bon... car, foi d’Eugène... j’aurais...

LE BARON.

Ne te fâche pas... eh mon Dieu... comme tu t’emportes !

EUGÉNIE.

C’est que j’ai une mauvaise tête... moi !

LE BARON.

Le charmant caractère !

EUGÉNIE, frappant du pied.

Je n’aime pas qu’on me contrarie.

LE BARON.

C’est comme moi.

EUGÉNIE.

Oh ! mais, va, je suis encore bien plus méchant, quand je veux.

LE BARON.

Bah !

EUGÉNIE.

Certainement !... comme on sait que je dois être marin... on m’a appris à jurer.

LE BARON.

Vraiment !

EUGÉNIE.

Corbleu !... je le crois bien.

LE BARON.

Il jure... suis-je heureux !... Très bien, mon petit bonhomme.

EUGÉNIE.

Petit bonhomme... na, c’est ça... tu vas dire aussi comme les autres, parce que je suis petit, ce n’est pas une raison, ça, Monsieur... je n’ai jamais été à une bataille, mais c’est égal... je suis sûr que je me battrais aussi bien que vous.

LE BARON, à part.

Il m’enchante !...

Haut.

Par exemple, je suis curieux de savoir comment tu t’y prendrais ?

EUGÉNIE.

Ah ! ça c’est pas difficile...

À part.

Rappelons-nous bien tout ce que dit mon petit cousin Eugène.

LE BARON.

Eh bien ! voyons.

EUGÉNIE.

D’abord... on a un bel uniforme, et puis un chapeau avec un plumet et des beaux glands tout d’or... ensuite, on monte sur son vaisseau... et l’on tire son grand sabre...

Elle tire le sien.

on crie à ses soldats, avec une grosse voix, comme ça : feu de bas-bord, feu de tribord... on monte à l’abordage... l’ennemi recule devant nous, comme de raison... et puis, pif, paf, pouf, les coups de sabre, les coups de fusils... les balles... les boulets, la mitraille... tout ça fait un bruit à n’y pas tenir... c’est superbe.

LE BARON.

Bravo, bravo... viens m’embrasser.

EUGÉNIE, à part.

Bon... je crois que je le tiens.

LE BARON.

Eh bien... puisque tu aimes tant à faire la guerre je t’ai apporté tout exprès une armée.

EUGÉNIE.

Comment, dans ta poche.

LE BARON.

Oui, mon petit Eugène.

Lui donnant un sac de bombons.

Tu trouveras, là-dedans, des canons et des soldats.

EUGÉNIE, ouvrant le sac.

Tiens, ils sont en sucre.

LE BARON.

Sûrement.

Air : Vos maris en Palestine.

Pour que tu fasses la guerre,
Je t’apporte un régiment,
Et de cette troupe entière,
Je te nomme commandant.
(bis.)

EUGÉNIE.

J’en puis donc faire à ma guise,
Et tu ne m’en voudrais pas,
Papa, si, dans mes combats,
Je croquais, par gourmandise,
Mes canons et mes soldats.
(ter.)

LE BARON.

Non sans doute.

EUGÉNIE, en mangeant un.

Ils sont à la vanille.

LE BARON.

Le petit luron... comme il y va... ah ! madame la Baronne... allez, vous êtes désappointée.

EUGÉNIE.

Ce n’est pas bien ça, monsieur, de vous moquer d’elle.

LE BARON.

Eh ! pourquoi donc ?

EUGÉNIE.

Parce qu’on ne doit jamais se moquer de personne... car, au fait, mon papa, mets-toi à sa place... tu ne serais pas content si j’avais été une petite fille... tu ne m’aurais peut-être pas aimées et cependant ça n’aurait pas été ma faute, juge alors combien j’aurais été malheureuse, privée de ton amour.

LE BARON, à part.

Comment donc, du sentiment. Allons, allons, c’est un enfant accompli.

EUGÉNIE.

D’ailleurs, je suis bien tranquille sur ma petite maman, et je voudrais seulement être sûr que tu me chériras autant qu’elle.

LE BARON.

Quant à cela, mon enfant, je t’en donne ma parole.

EUGÉNIE.

Ta parole d’honneur ?

LE BARON.

Oui, je t’en donne ma parole d’honneur.

EUGÉNIE.

Bon !... je te le rappellerai...

À part.

oh ! que je suis donc contente.

LE BARON.

Mais j’aperçois ma femme... nous allons voir beau jeu.

EUGÉNIE, à part.

Ma petite maman !... allons vite changer de costume.

Elle se sauve.

LE BARON.

Eh bien... où diable va-t-il donc ? Eugène, Eugène...

 

 

Scène XV

 

LE BARON, LA BARONNE

 

LA BARONNE, à part.

Je ne sais comment lui annoncer... il va être d’une humeur.

LE BARON, de même.

Comment lui dire ?... elle sera désolée.

LA BARONNE, de même.

Tâchons d’épargner son amour-propre.

LE BARON, de même.

Ménageons sa sensibilité.

LA BARONNE.

Eh bien !... mon chère Baron ?.

LE BARON.

Eh bien !... ma chère Baronne.

LA BARONNE.

Vous l’avez vue ?

LE BARON.

Oui, madame... vous aussi ?

LA BARONNE.

Oui, monsieur.

LE BARON.

Et vous en êtes...

LA BARONNE.

Très contente... je vous le jure.

LE BARON.

Eh bien, tant mieux... j’avais peur que vous ne prissiez mal la chose... mais enfin, puis qu’il en est ainsi, vous paierez le pari, et il n’en sera plus question.

LA BARONNE.

Plaît-il ?...

LE BARON.

Je dis que je suis enchanté de vous voir revenir à la raison... dans le fait, notre fils adoptif est charmant.

LA BARONNE, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah... ce ton vous sied à ravir, vous parlez avec une assurance ?... heureusement que je viens de voir ma petite fille... sans cela... j’allais vous croire.

LE BARON.

Votre petite fille ? ah çà, madame il est donc décidé que vous avez perdu la tête.

LA BARONNE.

Non, non, avouez qu’elle est charmante, et que vous finirez par l’aimer à l’adoration.

LE BARON.

Madame, vous ne savez ce que vous dites, c’est un garçon, et j’ai gagné.

LA BARONNE.

Monsieur, vous extravaguez, c’est une fille, et vous avez perdu.

LE BARON.

Air du major Palmer.

Ah qu’une femme est têtue,
Quoi... vous soutenez encor...

LA BARONNE.

Qu’ici, monsieur, je l’ai vue.

LE BARON.

Madame, c’est par trop fort ;
Je le quitte au moment même...

LA BARONNE.

Elle était là, dans l’instant,
Et me disait. je vous aime.

LE BARON.

Il vient de m’en dire autant.

LA BARONNE.

Ici, j’admirai sa grâce,
Et ses gentilles façons.

LE BARON.

Tout à l’heure, à cette place,
Il a mangé mes bonbons.

LA BARONNE.

Elle est aimable et naïve.

LE BARON.

Il est fier, brave et mutin.

LA BARONNE.

Elle est timide et craintive.

LE BARON.

Il jure comme un marin.

LA BARONNE.

Pour tout dire à sa louange,
C’est un amour..

LE BARON.

Un luron...

LA BARONNE.

Enfin ; ma fille est un ange.

LE BARON

Mon fils est un vrai démon.

 

 

Scène XVI

 

LE BARON, LA BARONNE, JEAN, en costume de marmiton

 

JEAN.

Pardon, Monsieur et Madame, si je vous interrompons pendant qu’vous vous querellez.

LE BARON.

Eh bien, quoi ? Qu’y a-t-il butor ?

JEAN.

Vous êtes trop bon, M’sieur, c’est que c’est pour vous demander d’abord, si vous m’trouvez bien sous ma nouvelle uniforme, et pis pour vous dire que l’chef m’a chargé d’vous avertir qu’tout était prêt, et qu’on n’attendait plus qu’vous pour servir.

LE BARON.

Et que m’importe ?

JEAN.

Il n’ dirait pas ça, s’il avait goûté les sauces comme moi... et les œufs à la neige, donc... Ah ! c’est y bon, les œufs à la neige... ça vous réchauffe l’estomac.

LA BARONNE.

Allons, laisse-nous.

JEAN.

C’est ça, mam’ la baronne, pendant c’ temps-là, j’ vas aller avertir mamzelle Eugénie.

LE BARON.

Eugénie... Vous l’entendez, monsieur.

LA BARON.

Et c’est Eugène qu’il veut dire.

JEAN.

Comment il est donc arrivé, M’sieur Eugène... on avait pourtant dit qu’il n’ reviendrait pas au château d’ quinze jours... qu’ j’ons donc d’guignon, na... J’ gag’ qu’il est encore avec Laurette dans queu’que coin... à jaser avec elle.

LE BARON.

Ah çà, vas-tu nous expliquer ce que signifient tous tes bavardages ?

JEAN.

Oui, monsieur l’baron, je n’demandons pas mieux... mais c’est que, voyez-vous... dans ce moment ci...

À part.

Ah ! mon dieu, mon dieu, il va peut-être encore l’embrasser comme l’aut’ jour... C’est qu’il faut vous dire que l’aut’ jour, dans l’ jardin, sous un bosquet... J’ n’y tiens plus, courons vite.

Il se sauve.

LE BARON.

Allons, il se sauve, maintenant. Que signifie tout cela ? Saurai-je enfin si l’on a voulu se jouer de moi.

Sonnant.

Holà ! quelqu’un, Jean, Jean, madame Dumont.

 

 

Scène XVII

 

LE BARON, LA BARONNE, JEAN, LAURETTE, MADAME DUMONT, VILLAGEOIS et VILLAGEOISES, EUGÉNIE, cachée au milieu d’eux

 

LE BARON, à madame Dumont.

Eh ! arrivez donc, enfin... Parbleu, Madame, vous allez sans doute m’expliquer ce que veut dire tout le verbiage de cet imbécile.

MADAME DUMONT, à part.

Je ne sais que lui dire ; il va s’emporter.

LE BARON.

Eh bien... vous gardez le silence... Parlez, Madame, je vous l’ordonne, ou corbleu...

EUGÉNIE, paraissant en costume de petite fille, avec un schakos sur la tête et son sabre à la main.

Ne vous fâchez pas, mon papa, je m’en vais tout vous dire.

LE BARON.

Que vois-je ?... mon petit hussard.

LA BARONNE.

Ah !... je comprends maintenant.

LE BARON, en colère.

Morbleu ! je suis joué.

EUGÉNIE.

Pardon, mon papa, vous allez peut-être m’en vouloir... mais je savais que vous n’aimiez pas les petites filles... j’ai voulu vous prouver qu’elles valent bien les petits garçons, quand elles veulent... pour cela, j’ai pris l’ancien costume de mon petit cousin Eugène, et vous devinez le reste.

LE BARON.

Que trop, morbleu.

EUGÉNIE.

Il fallait bien aussi emprunter son langage... J’ai menti, j’ai juré... pour mieux faire le petit garçon ; mais je n’avais que ce moyen de me faire aimer de vous. Me pardonnerez-vous de l’avoir employé ?

LE BARON.

Allons, je suis pris.

EUGÉNIE.

Et puis, vous m’avez donné votre parole que vous me chéririez autant que ma petite maman... Un militaire ne doit pas y manquer.

LE BARON, l’embrassant.

Oui, ma chère Eugénie ; et je la tiendrai... allons, avec cette enfant-là, il n’y a pas moyen de se mettre en colère.

JEAN.

Ah ! çà, c’est vrai, gn’ia pas moyen.

EUGÉNIE, prenant M. et Madame de Monval par la main.

Un moment, ce n’est pas encore tout... vous désiriez avoir un petit garçon... eh bien, quand j’aurai seize ans, il faudra me marier... J’épouserai mon petit cousin Eugène ; et puisque je suis votre fille, mon mari deviendra votre fils.

LA BARONNE.

Eh bien, mon cher époux, qui de nous a perdu le pari ?

LE BARON.

Allons, allons, c’est charmant, je payerai les vingt-cinq louis.

JEAN, à Laurette.

Quien, vingt-cinq louis, c’est précisément la somme qu’il m’ faudrait pour t’épouser,

LA BARONNE.

Vraiment ! Eh bien, je te la donne.

JEAN et LAURETTE.

J’ vous remercions ben, mam’ la Baronne.

JEAN, à Laurette.

T’auras le magot.

LA BARONNE.

Que tout le monde soit heureux, aujourd’hui... et vous, mon cher Baron, avouez avec moi, en voyant cette charmante enfant, qu’en fait d’adresse et que de finesse, les petits valent bien les grands.

Vaudeville.

Air du Vaudeville de l’Homme vert.

Il faut des hochets à l’enfance,
À la jeunesse des plaisirs,
L’âge mûr cherche l’opulence,
La vieillesse des souvenirs,
Dans chaque époque de la vie,
Les hommes sont tous des enfants,
Et souvent, en fait de folie,
Les petits valent bien les grands.

LE BARON.

« J’estimai toujours la noblesse
« Qui sait honorer ses aïeux,
« Mais un noble, lorsqu’il s’abaisse,
« Perd tous ses titres à mes yeux ;
« La naissance n’est qu’un vain rêve,
« L’honneur seul établit les rangs,
« Et quand la vertu les élève,
« Les petits valent bien les grands. »

LAURETTE.

Petite main blanche et polie,
Petite taille et pied mignon,
Petite bouche bien jolie,
Petite fossette au menton,
Et mille autres objets encore,
Font dire aux époux, aux amants,
Que dans les objets qu’on adore,
Les petits valent bien les grands.

JEAN.

Bravant les hasards de la guerre,
Et dans les camps toujours vainqueurs
Sous nos drapeaux on vit naguère,
Marcher de petits, voltigeurs,
Malgré le défaut de leur taille
De l’honneur ces nobles enfants
Ont prouvé qu’un jour de bataille,
Les petits valent bien les grands.

EUGÉNIE, au public.

Entre la crainte, l’espérance,
Devant vous, je viens en tremblant,
Messieurs, ayez de l’indulgence,
Je ne suis encor qu’un enfant,
Mais si je vous vous ai fait sourire,
En voyant mes faibles talents,
Pour un instant puissiez-vous dire :
Les petits valent bien les grands.

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