J'ai mal aux dents (Georges FEYDEAU)

Monologue en vers dit par Saint-Germain.

 

 

Vous me voyez ? Eh bien j’enrage.

Figurez-vous qu’en cet instant

J’aurais une femme, un ménage.

Si j’avais été bien portant !...

J’arrive droit de la mairie...

Mais patatras ! quel contretemps !

Le jour même où je me marie.

C’était prévu ! j’ai mal aux dents.

C’est ma faute ! Avant hier dimanche,

Avant de rompre tout à fait

J’ai voulu dîner avec Blanche

Et voici comment tout s’est fait :

Nous étions seuls, en tête à tête,

Chez Brébant, tout deux fort contents ;

Blanche, ô hasard ! n’était point bête ;

Moi... je n’avais point mal aux dents.

C’était au mieux ! comme on le pense.

Nous avons fait un dîner fin :

Bisque, huîtres, tout en abondance :

Vin de champagne et Chambertin,

Rien n’y manquait ! c’était un rêve.

Nous étions si gais, si bruyants !

Et de l’esprit, j’en eus sans trêve :

Ah ! je n’avais pas mal aux dents.

Au dessert je devins très tendre !

Je pourrais dire sans façon :

Vous n’êtes pas sans me comprendre !

D’ailleurs j’étais toujours garçon !

Blanche était toujours ravissante...

Enfin ce fut plein d’agréments...

Ah ! je suis d’une humeur charmante

Moi quand je n’ai pas mal aux dents.

Bref à dix heures nous partîmes ;

Formant cent projets amoureux,

Dans le seul fiacre que nous vîmes.

Presto nous montâmes tous deux ;

Il était ouvert ! c’est terrible,

Eh hiver, par le mauvais temps :

Juste, il faisait un temps horrible,

Un vrai temps pour le mal de dents !

Un froid glacial, de la neige ;

Un vrai fait exprès ! L’on conçoit

Notre ennui. Bref, que vous dirai-je ?

J’avais eu... chaud, il faisait froid ;

C’était la mort, le coup suprême.

Je gelais dans mes vêtements.

« Sapristi, disais-je en moi-même,

Je vais attraper mal aux dents ! »

Parbleu la chose était bien sûre !

Ça n’a pas manqué !... Ce matin

Je trouvais cette boursouflure

À ma joue. Ah ! maudit sapin.

Bref, que vouliez-vous que je fisse ?

Je pris mon chapeau, mes gants blancs,

Et courus sans plus d’artifice

Faire soigner mon mal de dents.

Et cet homme se dit artiste !

Mais moi, moi qui n’y connais rien,

Moi qui ne suis pas un dentiste,

J’exercerais tout aussi bien.

Et c’est pour ça qu’on fait attendre ?

Pour ça que l’on me prend vingt francs ?

Non, ces dentistes sont à pendre !

À pendre avec le mal de dents !

Enfin je file à la mairie ;

J’arrive... trop tard ! Tous déjà

Ont lâché la cérémonie...

Seul mon beau-père est resté là.

À ma vue il se met en rage ;

Et tout se rompt en même temps !

Bref, j’ai raté mon mariage...

Et j’ai toujours mon mal aux dents. 

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