Fanny Lear (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Gymnase, le 13 août 1868.

 

Personnages

 

DE FRONDEVILLE

LE MARQUIS DE NORIOLIS

BIRNHEIM

CALLIÈRES

BRÉDIF

PIERRE

TURQUET

UN DOMESTIQUE

LA MARQUISE DE NORIOLIS[1]

MARIE DE FRONDEVILLE

GENEVIÈVE DE NORIOLIS

NIQUETTE

MADAME BRÉDIF

 

 

ACTE I

 

Un salon au château de Frondeville, aux Charmerettes. Au fond, deux portes ; fenêtres donnant sur le parc et séparées par une cheminée. À droite, deux portes, la première communiquant avec la salle à manger. Portes à gauche, Table au milieu, canapé à gauche. Petit guéridon à gauche contre le mur.

 

 

Scène première

 

NIQUETTE, PIERRE, en train de préparer les tasses, les liqueurs, etc., etc.

 

NIQUETTE, regardant à droite.

Eh bien, à la bonne heure... il ne se gêne pas au dessert... Pourquoi ne lui prend-il pas la taille tout de suite et ne l’embrasse-t-il pas ?... et ce mari qui ne s’aperçoit de rien... Imbécile... tu ne vois donc pas que mon maître fait la cour à ta femme !

Faisant un pas vers la droite.

Oh ! mais, je vais...

Elle s’arrête.

Non, au fait... Pierre !...

PIERRE.

Mamz’elle Niquette.

NIQUETTE.

Entrez dans la salle à manger et dites à monsieur qu’il y a ici quelqu’un... qu’il y a ici un monsieur qui désire lui parler... tout de suite.

PIERRE.

Mais c’est que... je n’en vois pas, moi, de monsieur...

NIQUETTE.

Vous n’en voyez pas ?

PIERRE.

Eh ! non...

NIQUETTE.

Eh bien, moi, je sais qu’il y en a un... et cela suffit... et si vous ne vous dépêchez pas...

PIERRE.

Eh bien, j’y vais... mais par exemple... si monsieur se fâche, je lui dirai que c’est vous...

Il entre à droite.

 

 

Scène II

 

NIQUETTE, seule

 

Et s’il ne vient pas, tant pis pour lui... j’y vais moi-même...

Regardant à droite.

Mais non, je n’aurai pas besoin... le voilà qui se lève... et qui vient.

Redescendant et croisant les bras.

Et maintenant, nous allons voir.

Entre Frondeville.

 

 

Scène III

 

FRONDEVILLE, NIQUETTE

 

FRONDEVILLE, cherchant des yeux.

Eh bien !

NIQUETTE, à part.

Nous allons voir !...

FRONDEVILLE.

Ce monsieur ?

NIQUETTE.

Ce monsieur... c’est moi.

FRONDEVILLE.

Vous ?

NIQUETTE.

Et ce que j’ai à vous dire, c’est que les choses ne peuvent pas durer comme ça.

FRONDEVILLE.

Niquette ?

NIQUETTE.

Cette madame Brédif...

FRONDEVILLE, furieux.

Mademoiselle Niquette !

NIQUETTE.

C’est cela, battez-moi !

FRONDEVILLE, se calmant.

Non, mademoiselle Niquette, je ne vous battrai pas... et j’espère que cette preuve de patience me sera comptée.

NIQUETTE.

Ah ! moi qui refuse de me laisser embrasser !...

FRONDEVILLE.

Par qui donc ?

NIQUETTE.

Par ce monsieur... votre ami... qui est ici depuis deux jours.

FRONDEVILLE.

Birnheim !... il vous a embrassée ?

NIQUETTE.

Il a essayé... de toutes ses forces. Parce qu’il n’a plus de cheveux sur le dessus, vous ne vous méfiez pas de lui, mais je vous préviens que c’est un homme avec lequel il n’y a plus de sécurité dans les corridors.

FRONDEVILLE, riant.

Qu’est-ce que vous me dites-là, Niquette ?

NIQUETTE.

Vous riez ?... vous ne ririez pas si cette madame Brédif n’était pas ici.

FRONDEVILLE.

Niquette !... madame Brédif est une personne dont vous ne devez pas vous occuper... si ce n’est pour obéir quand elle vous donne un ordre.

Mouvement de Niquette comme si les larmes lui venaient aux yeux. Frondeville continue d’une vois plus douce.

Nous sommes au temps de la moisson, Niquette.

NIQUETTE.

Eh bien ?

FRONDEVILLE.

Eh bien, monsieur Brédif, receveur-particulier et propriétaire à Nizerolles, a désiré voir fonctionner mes moissonneuses...

NIQUETTE.

Comment, monsieur ?...

FRONDEVILLE.

À vapeur, Niquette, mes moissonneuses à vapeur... Alors, il est venu passer quatre ou cinq jours au château.

NIQUETTE.

Avec sa femme...

FRONDEVILLE.

Avec sa femme...

NIQUETTE.

Quatre ou cinq jours seulement ?

FRONDEVILLE.

Pas davantage.

NIQUETTE, pleurnichant.

Alors, si vous étiez un bon maître, vous me permettriez d’aller passer ces quatre ou cinq jours chez mes parents.

FRONDEVILLE.

Chez votre tante Machut ?

NIQUETTE.

Non, j’ai d’autres parents ?

FRONDEVILLE, étonné.

Où ça donc ?

NIQUETTE, avec un sanglot.

Rue Vivienne !...

FRONDEVILLE.

À Paris...

Signe Niquette.

Vous avez envie d’aller à Paris ?

NIQUETTE.

Pourquoi pas ?... l’ami de monsieur me l’a bien dit ce matin dans le corridor, que je n’étais pas faite pour moisir en province, et que, s’il n’était pas, lui, fâché avec son père parce qu’il a mangé trop d’argent avec les femmes...

FRONDEVILLE.

Et notre innocence, Niquette, et notre innocence ! Allons bonsoir, Niquette, il me semble que j’ai assez causé avec le monsieur... et que je puis aller, maintenant...

NIQUETTE.

Ce n’est pas la peine, monsieur, voici madame Brédif avec ces deux messieurs... pas de danger qu’elle vous perde de vue un instant.

Entrent madame Brédif au bras de Birnheim, et Brédif. Entre en même temps Pierre apportant le café.

 

 

Scène IV

 

FRONDEVILLE, NIQUETTE, BIRNHEIM, BRÉDIF, MADAME BRÉDIF

 

MADAME BRÉDIF, en riant.

Eh bien, ce monsieur ?...

NIQUETTE, en remontant.

Il vient de partir, madame.

Elle sort à gauche.

FRONDEVILLE.

Oui, en effet, il vient de...

MADAME BRÉDIF.

Nous vous demandons bien pardon de ne pas avoir attendu votre retour...

Montrant son mari.

mais vous savez que nous avons une visite à faire, monsieur Brédif et moi.

Elle va à la table et verse le café dans les tasses.

FRONDEVILLE.

Décidément vous tenez à aller ce soir même aux Roches-Blanches ?

BRÉDIF.

Je vous assure que nous ne pouvons pas faire autrement... Madame de Noriolis s’est conduite avec nous d’une façon plus que gracieuse... Il y a une quinzaine de jours... madame Brédif quêtait à Nizerolles pour l’œuvre des Pieuses Consolations.

FRONDEVILLE, s’inclinant devant madame Brédif qui lui offre son café.

Voyez-vous ça !...

MADAME BRÉDIF, avec une révérence.

Mais !...

BRÉDIF.

Et tout de suite madame de Noriolis a envoyé mille francs enveloppés dans une petite lettre très gentille... Cela vaut bien que nous fassions une visite le jour même de notre arrivée ici.

Entre Pierre, par le fond à gauche.

PIERRE.

La voiture est avancée, monsieur !

BRÉDIF.

Merci... Pierre s’en va.

FRONDEVILLE.

Eh bien, si vous avez plus de bonheur que les autres, et si on vous laisse pénétrer aux Roches-Blanches, vous ferez bien plaisir aux gens du pays en les renseignant sur ce qui se passe au château.

BRÉDIF.

Comment, si on nous laisse pénétrer ?

FRONDEVILLE.

La vérité est que l’on n’y entre pas très facilement. Et moi-même, après deux tentatives, j’ai été obligé d’y renoncer.

MADAME BRÉDIF.

Ah çà ! mais c’est donc un château d’Anne Radcliffe, ce château !...

FRONDEVILLE, sinistre.

Voulez-vous que je vous raconte ce que m’a raconté l’apothicaire.

BRÉDIF.

Quel apothicaire ?

FRONDEVILLE.

Bidard... l’apothicaire des Charmerettes, notre apothicaire à nous...

MADAME BRÉDIF.

Racontez, je veux bien...

FRONDEVILLE.

Il y a quelque temps, Bidard eut à porter de la camomille au château ; il marcha derrière le domestique, sans faire de bruit et put se faufiler ainsi avec sa camomille, jusqu’à un petit salon au premier étage.

MADAME BRÉDIF.

Vite, monsieur, je vous en prie...

FRONDEVILLE.

Là, il entendit des cris, comme d’une femme et d’un vieillard qui étaient en train de se disputer... il supposa que c’é tait le marquis et la marquise.

MADAME BRÉDIF.

Dépêchez-vous, monsieur Brédif.

À Frondeville.

Est-ce qu’il faut longtemps pour aller aux Roches-Blanches ?

FRONDEVILLE, en riant.

Cinq minutes pour aller, cinq pour revenir... donc...

Il regarde sa montre. Entre Niquette.

NIQUETTE.

Monsieur, c’est le garde. Il vient pour les ordres ?

FRONDEVILLE.

Ah ! oui, je l’avais demandé...

À Birnheim et à Brédif.

Vous chassez demain matin, tous les deux ?

BIRNHEIM.

Je crois bien que nous chassons...

FRONDEVILLE, à Niquette.

Eh bien, qu’il attende...

À Brédif.

Vous lui parlerez à votre retour... il n’attendra pas longtemps...

MADAME BRÉDIF.

Vraiment, vous croyez qu’on ne nous laissera pas ?...

FRONDEVILLE.

Nous verrons bien.

Il fait un pas pour sortir avec elle.

MADAME BRÉDIF.

Restez, restez !...

FRONDEVILLE.

Mais pas du tout, je veux vous mettre en voiture.

BRÉDIF.

À tout à l’heure, monsieur.

BIRNHEIM.

À tout à l’heure...

Il remonte avec Frondeville, Brédif, madame Brédif ; Niquette rentre par la gauche apportant un petit cabaret ; quand Frondeville, Birnheim et madame Brédif sont sortis, Birnheim se retourne, voit Niquette ; celle-ci range ses verres sans avoir l’air de rien. Birnheim redescend et la prend par la taille.

 

 

Scène V

 

BIRNHEIM, NIQUETTE

 

BIRNHEIM.

Qu’est-ce que vous apportez-là, Niquette de mon cœur.

NIQUETTE.

Eh bien, monsieur, eh bien !...

Le regardant pendant qu’il se verse un petit verre.

Si c’est Dieu possible... fâché avec son père... à cet âge là !... Toute la vie alors...

BIRNHEIM, après avoir bu.

Bon, ça...

NIQUETTE.

Comme cela, monsieur pense que je ferais bien d’aller à Paris ?

BERNHEIM.

Je crois bien, Niquette.

NIQUETTE.

Moi aussi, monsieur...

BIRNHEIM.

Eh bien, alors ?...

NIQUETTE.

Je sais bien que mon maître est marié, il est marié, mon maître... mais comme il vit séparé de sa femme, comme madame est à Paris, tandis que monsieur est ici, aux Charmerettes... c’est absolument comme s’il ne l’était pas, marié ; et alors...

BIRNHEIM.

Et alors ?

NIQUETTE.

Et alors... c’est comme si, moi censément, je me trouvais en condition chez un garçon... je ne peux pas supporter ça, monsieur, je ne peux pas, je ne peux pas.

BIRNHEIM.

Ô candeur... Ô vertu !...

NIQUETTE.

Voilà pourquoi je veux aller à Paris.

BIRNHEIM, avec feu.

Eh bien, Niquette...

NIQUETTE.

Eh bien, monsieur...

Frondeville paraît au fond.

Ah !

Elle se sauve à droite.

 

 

Scène VI

 

BIRNHEIM, FRONDEVILLE

 

FRONDEVILLE.

Et c’est ainsi, monsieur, que vous nous récompensez de notre hospitalité.

BIRNHEIN.

C’est pas moi, c’est elle...

Il s’assied à la table et il boit.

FRONDEVILLE.

Mais qu’est-ce que tu veux que je réponde à ton père, malheureux, si même chez moi, à la campagne, tu te conduis de cette façon-là !

BIRNHEIM.

Ah ! il t’a écrit, papa ?...

FRONDEVILLE.

Oui, il m’a écrit... j’ai reçu la lettre il y a une heure... je ne pouvais pas t’en parler devant les Brédif.

Il s’assied sur le canapé.

BIRNHEIM.

Et il n’est pas content, papa ?

FRONDEVILLE.

Non, pas content.

BIRNHEIM.

Ah !

Il boit.

FRONDEVILLE.

Il est furieux, même...

BIRNHEIM.

Eh bien, il a tort...

FRONDEVILLE.

J’en suis persuadé, quant à moi...

BIRNHEIM.

Oui, il a tort... il ne veut pas tenir compte des circonstances... voilà son tort... Il me dit toujours de suivre son exemple, il veut que je fasse comme il a fait, lui, je te demande un peu si c’est la même chose. Papa, je ne le lui reproche pas, bien entendu, mais enfin papa avait un père qui n’avait pas le sou, moi j’ai un père qui a dix millions.

FRONDEVILLE.

Cela fait une différence.

BIRNHEIM.

Voilà ce qu’il ne veut pas comprendre, et pour quelques malheureux cent mille francs... et puis j’ai une théorie, moi, c’est que la vie tout entière d’un homme dépend de la première femme que cet homme a rencontrée... Eh bien, voilà où papa a eu de la veine, il est tombé sur une femme admirable... Il est tombé sur maman... moi, je suis tombé sur...

FRONDEVILLE.

Fanny Lear ?

BIRNHEIM.

Oui, Fanny Lear... Et si je suis tombé sur celle-là, c’est la faute à papa.

Stupéfaction de Frondeville.

Certainement ; si papa ne m’avait pas envoyé à Londres pour étudier la haute banque, je ne serais pas allé à Drury-Lane le jour même de mon arrivée... et si je n’étais pas allé à Drury-Lane...

FRONDEVILLE.

Tu n’aurais pas vu Fanny Lear qui, ce soir-là, y jouait la comédie.

BIRNHEIM.

Oui... Elle avait dix huit ans alors... et elle jouait Nérissa dans le Marchand de Venise... Nérissa, la suivante de Portia... Tu te rappelles ?

FRONDEVILLE.

Faiblement.

BIRNHEIM.

Elle jouait Nérissa, et elle disait : Aoh !... Ce qu’elle disait en anglais veut dire en français que le véritable bonheur est dans la médiocrité. Cette phrase me perdit, mon ami. Il me sembla que ce n’était pas Nérissa qui venait de parler, mais bien Fanny Lear elle même, et que cette phrase était un programme, j’entrevis le rêve de ma vie, un amour grand comme le monde, dans un cottage grand comme la main, avec des sandwiches et du thé. Dix minutes après Nérissa recevait un billet de moi, et au bout d’une année... Ah ! j’ai adoré bien des femmes, à Paris, n’est-ce pas ? J’en ai tant adoré que c’est tout au plus si je me rappelle les noms...

FRONDEVILLE.

Papa se les rappelle, lui...

BIRNHEIM.

Eh bien, toutes ces femmes-là, mon ami, je ne le leur aurais pas dit à elles, mais je puis te le dire à toi, toutes ces femmes-là, c’était bien la même chose que Fanny Lear, si tu veux... mais ce n’était pas ça...

FRONDEVILLE.

Toutes lui ressemblaient, ce n’était jamais elle !...

BIRNHEIM.

Deux cent mille francs en huit mois !...

FRONDEVILLE.

Ça allait bien...

BIRNHEIM.

Ça n’allait pas mal ; malheureusement, au bout de ces huit mois, papa trouvant que j’avais décidément une singulière façon de comprendre la haute banque, vint lui-même me chercher à Londres... il me prit par le bras et me ramena jusqu’à Paris... sans me lâcher.

FRONDEVILLE.

Et à Paris ?

BIRNHEIM.

À Paris, il m’a lâché. Alors, j’ai emprunté de l’argent et je suis retourné à Londres... En y arrivant, j’ai appris que Fanny Lear venait d’en partir pour aller faire, avec je ne sais quel lord follement riche, lord Elpheston, je crois, un petit voyage sur le continent et voilà !

FRONDEVILLE.

Et nous l’aimons toujours ?

BIRNHEIM, avec énergie.

Ah ! non, par exemple, et rien qu’à l’idée que je pourrais me retrouver en face d’elle, j’éprouve une terreur, vois-tu, mais une terreur...

Il boit.

Tu vois...

FRONDEVILLE, en riant.

Rassure-toi, elle n’est pas là.

Il se lève.

BIRNHEIM.

Non, je ne l’aime plus !...

Avec mélancolie.

Je suis guéri, mais j’ai gardé la balle... Elle est là, et de temps en temps encore je la sens.

FRONDEVILLE.

Les jours de pluie...

BIRNHEIM.

Et tant qu’elle sera là, la balle, je ne pourrai rien faire. Voilà encore une chose que papa ne veut pas comprendre.

FRONDEVILLE.

Il ne comprend rien, papa !...

BIRNHEIM.

Ah ! si... il paraît que dans les affaires... mais excepté ça !...

 

 

Scène VII

 

BIRNHEIM, FRONDEVILLE, MONSIEUR et MADAME BRÉDIF

 

MADAME BRÉDIF.

Et nous voilà, nous !

FRONDEVILLE, regardant sa montre en riant.

Douze minutes... la conversation n’a pas été bien longue... il paraît...

BRÉDIF.

Pas de conversation du tout : vous aviez raison, parfaite ment raison.

BIRNHEIM.

On ne vous a pas laissés entrer...

MADAME BRÉDIF, s’asseyant sur le canapé.

Si fait, on nous a laissés entrer... mais nous n’avons vu ni monsieur, ni madame... Nous avons été reçus par un personnage fort cérémonieux, un médecin, à ce qu’il nous a semblé !... il nous a dit que monsieur le marquis était souffrant, que ma dame la marquise ne pouvait pas le quitter... beaucoup de politesses avec cela...

FRONDEVILLE.

Et tout doucement poussés vers la porte...

BRÉDIF.

Justement !

FRONDEVILLE.

Tout à fait comme moi... Le même médecin, les mêmes politesses... et la même porte...

BRÉDIF.

Mais qu’est-ce qu’ils peuvent faire là-dedans ?...

BIRNHEIM.

De la fausse monnaie, peut-être.

BRÉDIF.

Croyez-vous... moi qui suis receveur particulier...

BIRNHEIM.

Alors, méfiez-vous !... Il va y avoir un déluge de pièces de quarante sous...

Entre du fond à droite, Niquette avec le garde.

NIQUETTE.

Monsieur... voilà Turquet...

FRONDEVILLE.

Ah ! c’est bien... entrez, Turquet, entrez !

LE GARDE TURQUET.

Serviteurs, messieurs, mesdames...

FRONDEVILLE, s’asseyant sur canapé.

Bonjour Turquet... ces messieurs veulent chasser demain matin !...

TURQUET.

C’est bien, monsieur le comte !

FRONDEVILLE.

Il faut leur faire faire une jolie chasse !...

TURQUET.

Si ces messieurs veulent, je les attendrai demain aux Basserons... J’y ai vu beaucoup de perdreaux ce matin.

BIRNHEIM.

Va pour les Basserons.

TURQUET.

J’attendrai ces messieurs avec les rabatteurs.

FRONDEVILLE.

Mais ces messieurs, comment trouveront-ils ?... il faudrait leur expliquer un peu...

TURQUET.

Oh ! cela c’est bien simple... il faudra prendre d’abord par le sentier à gauche... et puis... Quand je dis que c’est bien simple... ça serait bien simple sur la terrasse du parc, parce que je vous montrerais le pays, mais ici...

BIRNHEIM.

Allons sur la terrasse... Venez-vous, monsieur...

BRÉDIF.

Mais certainement.

Ils sortent tous les trois par le fond à gauche.

NIQUETTE, à part.

Et ce mari, ce mari qui s’en va !...

 

 

Scène VIII

 

FRONDEVILLE, MADAME BRÉDIF, NIQUETTE

 

Jeu de scène. Niquette qui a pris les tasses sur les meubles et les a mises sur le plateau pour les emporter, les prend sur le plateau et les remet sur les meubles tout en observant Frondeville et madame Brédif.

FRONDEVILLE, à part.

Ah çà, qu’est-ce qu’elle fait ?

Haut.

Niquette !...

NIQUETTE.

Monsieur...

FRONDEVILLE.

Qu’est-ce que vous faites là ?...

NIQUETTE.

Je mets les tasses sur le plateau pour les emporter.

FRONDEVILLE.

Mais non, vous faites justement le contraire... Voilà les tasses et voilà le plateau... maintenant il n’y a plus qu’à le prendre, ce plateau.

NIQUETTE.

Ah ! monsieur, monsieur !...

Elle prend le plateau et sort par la droite.

 

 

Scène IX

 

FRONDEVILLE, MADAME BRÉDIF

 

FRONDEVILLE.

Qu’est-ce que vous avez à rire ?

MADAME BRÉDIF.

Rien !

FRONDEVILLE.

Ah !...

MADAME BRÉDIF.

Vous savez que je ne suis pas du tout fâchée de me trouver seule avec vous pendant un instant.

FRONDEVILLE.

Croyez bien que de mon côté !...

MADAME BRÉDIF.

Parce que je suis furieuse...

FRONDEVILLE.

C’est pour cela !...

MADAME BRÉDIF.

Il y a une recette générale qui est vacante...

FRONDEVILLE.

Vous me l’avez écrit...

MADAME BREDIF.

Oui, je vous l’ai écrit... et deux fois encore... en vous priant d’écrire, vous, au ministre qui est votre ami...

FRONDEVILLE.

Mais, chère madame, vous n’y pensez pas ?...

MADAME BRÉDIF.

À quoi est-ce que je ne pense pas ?...

FRONDEVILLE.

À Albi, cette recette générale, à Albi !... et savez-vous combien il y a de kilomètres d’ici à Albi ?...

MADAME BRÉDIF.

Non, mais je ne vois pas...

FRONDEVILLE.

Six cent quarante.

MADAME BRÉDIF.

Quand il y en aurait le double...

FRONDEVILLE.

Et le peu de crédit que je puis avoir, je m’en servirais pour qu’on vous envoyât à 640 kilomètres de moi, de moi qui vous adore !...

MADAME BRÉDIF.

Qu’est-ce que cela fait ?

FRONDEVILLE.

Comment, qu’est-ce que cela fait ?

MADAME BRÉDIF.

On s’écrit !

FRONDEVILLE.

Pas la même chose...

MADAME BRÉDIF.

Ainsi, toutes ces belles protestations, ces offres de service...

FRONDEVILLE.

Étaient réelles, je vous assure... mais vous envoyer à Albi... à Albi, quand à Nizerolles même, à deux pas d’ici, je vous trouve trop éloignée de moi... non... c’est impossible !... J’avais rêvé autre chose.

MADAME BRÉDIF.

Et quoi donc ?

FRONDEVILLE.

Ici même... aux Charmerettes, il y a un percepteur... un, excellent homme, qui s’en irait très volontiers, s’il trouvait une meilleure place ; la perception serait vacante alors.

MADAME BRÉDIF.

Percepteur... aux Charmerettes ?

FRONDEVILLE.

Quatorze cents francs d’appointements...

MADAME BRÉDIF.

Quatorze cents francs.

FRONDEVILLE.

Et mon cœur...

MADAME BRÉDIF.

Vous allez vous dépêcher d’écrire au ministre.

FRONDEVILLE.

Et mon cœur !

MADAME BRÉDIF.

Au ministre, tout de suite... je le veux !

FRONDEVILLE.

Eh bien, oui, j’écrirai... mais, là, voyons, songez qu’en consentant à me séparer de vous, je fais un sacrifice énorme et que cet énorme sacrifice mérite bien...

Il lui prend les deux mains et les embrasse.

MADAME BRÉDIF.

Très imprudent, ce que vous faites là...

FRONDEVILLE, continuant à embrasser.

Pourquoi ça ?

MADAME BRÉDIF.

Vous aurez bien plus de regrets... Eh ! oui, bien plus de regrets encore... quand je serai là-bas, à Albi, à six cent... et je ne sais combien de kilomètres.

FRONDEVILLE, embrassant toujours.

C’est ce que je me dis...

MADAME BRÉDIF.

Eh bien ?...

FRONDEVILLE.

Mais j’ai beau me le dire... Voilà comme je suis, moi... une fois que j’ai pris mon parti d’avoir des regrets, j’aime autant en avoir beaucoup.

MADAME BRÉDIF, se levant.

Et puis, faites attention, si monsieur Brédif...

Ici on entend la voix de Brédif, criant au fond du parc.

LA VOIX.

Oh ! oh ! oh !

MADAME BRÉDIF.

Qu’est-ce que c’est cela ?...

LA VOIX.

Oh ! oh ! oh !

FRONDEVILLE.

Je sais ce que c’est... Il y a au fond du parc un écho très remarquable... Je l’ai fait entendre à Birnheim hier, et aujourd’hui Birnheim en fait les honneurs à votre mari.

MADAME BRÉDIF.

Un écho ?

LA VOIX.

 Oh ! oh ! oh !

FRONDEVILLE.

Et votre mari est en train de faire parler l’écho... là-bas, au fond du parc...

LA VOIX.

Oh ! oh ! oh !...

FRONDEVILLE.

Là-bas... tout là-bas... très loin de nous !...

LA VOIX.

Oh ! oh ! oh !

FRONDEVILLE.

Et tant que nous entendrons l’écho...

Il lui prend les mains.

LA VOIX, ton brusque.

Oh ! oh !

Frayeur de madame Brédif.

FRONDEVILLE, la rassurant.

Et tant que nous entendrons l’écho...

MADAME BRÉDIF.

Vous écrirez ?...

FRONDEVILLE.

Oui.

MADAME BRÉDIF.

Quand écrirez-vous ?...

FRONDEVILLE.

Mais... bientôt...

MADAME BRÉDIF.

Demain ?

FRONDEVILLE.

Oui... là... demain...

MADAME BRÉDIF.

Vous savez ce qu’il faut dire ?...

FRONDEVILLE.

À peu près...

MADAME BRÉDIF.

Monsieur Louis-Charles Brédif... âgé de trente-cinq ans...

FRONDEVILLE.

Cheveux blonds, taille ?...

MADAME BRÉDIF.

Soyez sérieux... Employé au ministère des finances pendant cinq ans...

FRONDEVILLE.

Bon !

MADAME BRÉDIF.

M’épouse en avril 1863...

FRONDEVILLE.

Bien...

MADAME BRÉDIF.

Est nommé receveur-particulier...

FRONDEVILLE.

Trois mois après ?...

MADAME BRÉDIF.

Non, quatre !...

FRONDEVILLE.

Ah !

MADAME BRÉDIF.

Désire être nommé receveur-général...

FRONDEVILLE, amèrement.

À Albi !...

MADAME BRÉDIF.

À Albi...

FRONDEVILLE.

Enfin...

MADAME BRÉDIF.

Vous écrirez ?

FRONDEVILLE.

J’écrirai.

MADAME BRÉDIF.

Demain matin ?

FRONDEVILLE.

Demain matin.

MADAME BRÉDIF.

Chut !...

Entrent Birnheim et Brédif.

 

 

Scène X

 

FRONDEVILLE, MADAME BRÉDIF, BIRNHEIM, BRÉDIF

 

BRÉDIF.

Eh bien, savez-vous quelque chose ?... Monsieur vous a-t-il donné quelques renseignements ?

MADAME BRÉDIF.

Sur quoi ?

BRÉDIF.

Comment, sur quoi ?... faut-il être sorcier pour deviner qu’une fois seule avec monsieur, vous êtes dépêchée de lui parler des Noriolis ?

MADAME BRÉDIF.

Ah ! en effet...

BRÉDIF.

Et monsieur vous disait ?...

MADAME BRÉDIF.

Mais...

FRONDEVILLE.

J’étais en train de dire à madame le peu que je sais... Je me rappelle avoir vu les deux Noriolis, le fils et le père, il y a une quinzaine d’années... le père était déjà un beau vieillard, criblé de dettes de la tête aux pieds. Quant au fils, quelques mois après le jour où je le vis pour la première fois, il liquida en se brûlant la cervelle...

BIRNHEIM.

Pour les femmes, n’est-ce pas ? Tout cela pour les femmes !

FRONDEVILLE.

Te voilà content, toi !

BIRNHEIM.

Je me souviens très bien de l’avoir vu, le vieux Noriolis, à l’Opéra, dans le foyer de la danse ; j’étais tout petit, moi, alors. Continue, mon ami !...

FRONDEVILLE.

L’histoire ici tourne à la légende... Après la mort de son fils, le vieux Noriolis disparaît... On le suit pendant quelque temps à Londres, perdu dans la plus basse misère... Il y a six mois, on apprit que le château de la famille venait d’être racheté, que le vieux marquis n’était pas mort, qu’il avait épousé à Londres, une femme très riche, et qu’il allait revenir aux Roches-Blanches. En effet, il y revint avec sa femme.

MADAME BRÉDIE.

Mais le marquis et la marquise ne sont pas seuls au château ; n’y a-t-il pas une jeune fille ?...

FRONDEVILLE.

C’est la fille de celui qui s’est tué. Quant à elle, madame de Frondeville pourrait vous en parler mieux que je ne vous en parlerai moi-même.

MADAME BRÉDIF.

Madame de...

FRONDEVILLE.

Oui, ma femme. Mademoiselle de Noriolis avait été élevée dans un couvent, par charité. Quand elle eut dix-huit ans, madame de Frondeville, qui était seule, eut envie de la prendre avec elle ; s’autorisant du droit que lui pouvaient donner les relations qui avaient toujours existé entre les deux familles, elle fit les démarches nécessaires, et ce qu’elle demandait lui fut accordé : mademoiselle de Noriolis vint vivre près d’elle... Mais, il y a environ six semaines, madame de Frondeville m’écrivit que le vieux marquis redemandait sa petite-fille, et que cela lui faisait, à elle, beaucoup de peine... Elle fut ce pendant bien obligée de la laisser partir. Maintenant, vous en savez autant que moi... Voulez-vous que je sonne pour que l’on nous donne du thé ?...

MADAME BRÉDIF, allant au fond allumer un bougeoir.

Je vous remercie, quant à moi... deux heures de voiture ce matin, pour venir de Nizerolles ici, et il est onze heures déjà...

BRÉDIF.

Comment, onze heures... et...

À Birnheim.

Et à quelle heure m’avez-vous dit qu’il fallait nous lever demain ?...

BIRNHEIM.

À quatre heures du matin.

FRONDEVILLE.

Pourquoi faire ? grands dieux !

BIRNHEIM.

Eh bien, mais... et cette chasse !...

FRONDEVILLE.

Ardeur de Parisien... cela passera.

À madame Brédif.

Sérieusement, vous ne voulez pas prendre une tasse ?...

MADAME BRÉDIF.

Sérieusement, je tombe de sommeil. Venez-vous, monsieur Brédif ?

BRÉDIF.

Je viens, chère amie.

À Frondeville.

J’avais une signature à vous demander pour ces vingt mille francs que vous désirez envoyer à madame de Frondeville...

FRONDEVILLE.

Eh bien... demain...

BRÉDIF.

Vous savez que madame de Frondeville a déjà reçu les cinquante mille francs auxquels elle, a droit.

FRONDEVILLE.

Je sais... je sais... mais nos revenus ayant été cette année un peu plus considérables, je trouve assez juste...

BRÉDIF.

Ah !...

MADAME BRÉDIF, donnant le bougeoir à son mari.

Voilà qui est très bien. Tâchez de vous rappeler cela, monsieur Brédif, afin de vous conduire de la même façon si jamais l’occasion se présente.

BRÉDIF.

Ah çà !... que dites-vous ?...

MADAME BRÉDIF.

Allons, bonsoir, messieurs, bonsoir...

FRONDEVILLE, BERNHEIM.

Bonsoir, madame.

Sortent monsieur et madame Brédif par l’angle à droite.

 

 

Scène XI

 

BIRNHEIM, FRONDEVILLE

 

BIRNHEIM.

Dis donc, toi.

FRONDEVILLE.

Après ?

BIRNHEIM.

Madame Brédif ?

FRONDEVILLE.

Eh bien ?

BIRNHEIM.

Rien.

FRONDEVILLE.

Du thé ?...

BIRNHEIM.

Non, pas de thé, mon lit.

Il allume une bougie.

FRONDEVILLE, allant s’asseoir sur le canapé.

Tâche au moins de ne pas faire trop de bruit en te levant à quatre heures du matin.

BIRNHEIM.

Sois tranquille, bonsoir.

FRONDEVILLE.

Bonsoir.

BURNHEIM, revenant avec sa bougie.

Tu disais tout à l’heure, à propos de la petite Noriolis, que madame de Frondeville t’avait écrit ? vous vous écrivez donc ?

FRONDEVILLE.

Très souvent.

BIRNHEIM.

Et cet argent que tu lui envoies... Très beau cela, entre ennemis...

FRONDEVILLE.

Nous sommes les meilleurs amis du monde.

BIRNHEIM.

Ah !...

Il fait quelques pas.

Je la voyais assez souvent, ma dame de Frondeville, à Paris.

FRONDEVILLE.

Et tu avais raison... c’est une des meilleures femmes qui existent, et une des plus spirituelles, ce qui ne gâte rien.

BIRNHEIM.

Toutes les fois que j’allais la voir, elle me donnait des conseils excellents !

FRONDEVILLE.

Tu les suivais ?

BIRNHEIM.

Non... Bonsoir...

FRONDEVILLE.

Bonsoir.

BIRNHEIM, revenant et s’asseyant sur le canapé.

Je ne les suivais pas... mais cela ne fait rien... Quand j’avais causé avec elle, il y a une chose que je ne pouvais m’empêcher de me dire...

FRONDEVILLE.

Quelle chose ?...

BIRNHEIM.

C’est que si, moi, j’avais le bonheur... non, le malheur... enfin, si j’étais séparé d’une femme comme celle-là, je me dé pêcherais de revenir à elle.

FRONDEVILLE.

Sans doute, sans doute, mais c’est impossible.

BIRNHEIM.

Ah !

FRONDEVILLE.

Tout-à-fait impossible.

BIRNHEIM.

De ton côté, les torts ?

FRONDEVILLE.

Naturellement.

BIRNHEIM.

Graves ?...

FRONDEVILLE.

Très graves...

BIRNHEIM.

Qu’est-ce que tu as à rire ?

FRONDEVILLE.

C’est que... je me souviens... et...

BIRNHEIM.

Est-ce qu’on peut te demander ?... si on ne peut pas, tu sais...

Il fait mine de s’en aller.

FRONDEVILLE.

Oh ! toi !...

BIRNHEIM.

Dis alors...

FRONDEVILLE.

Une discussion... en sortant d’un bal dans lequel elle avait eu un succès que j’avais trouvé mérité. Cette discussion commença dans la voiture... elle continua dans sa chambre... où je l’avais suivie un peu malgré elle. Et à la fin de cette discussion...

BIRNHEIM.

Eh bien...

FRONDEVILLE.

Ah !

BIRNHEIM.

Dis donc...

FRONDEVILLE.

Que veux-tu que. je te dise ?... un mouvement de colère folle... malgré moi ma main...

BIRNHEIM, stupéfait.

Tu l’as ?...

FRONDEVILLE.

Oui...

BIRNHEIM.

Oh !

FRONDEVILLE.

Voilà !...

BIRNHEIM, froidement.

Il y a des femmes que cela a rendues amoureuses...

FRONDEVILLE.

Après je suis sorti de la chambre, je suis sorti de l’hôtel, je suis sorti de Paris... et je suis venu me cacher ici.

BIRNHEIM.

Et... tu ne t’y ennuies pas, ici ?

FRONDEVILLE, se levant.

Peuh ! les premiers mois ont été durs... mais maintenant, c’est une existence à laquelle on se fait parfaitement... au bout d’un an ou deux... tu verras ça !

BIRNHEIM.

Comment, je verrai ça ?

FRONDEVILLE.

Mais j’espère bien te garder jusqu’à ce que ton père se soit calmé, mon pauvre ami, et j’ai tout lieu de croire que je te garderai longtemps...

BIRNHEIM, se levant.

Ah ! s’il n’y avait que papa... mais il y a maman aussi, et elle est pour moi, maman... Allons, bonsoir...

FRONDEVILLE.

Bonsoir...

BIRNHEIM.

Ce que tu me racontais tout à l’heure... je me rappelle qu’avec Fanny Lear...

FRONDEVILLE.

Encore Fanny Lear !...

BIRNHEIM.

Laisse donc... laisse donc... je me rappelle qu’avec Fanny Lear il m’est arrivé une aventure absolument pareille... seulement, ce n’est pas moi qui... Là... tu vois qu’à cela près c’était exactement la même chose. Bonsoir.

FRONDEVILLE.

Bonsoir.

BIRNHEIM s’arrête.

Non ! décidément, bonsoir...

Il sort par l’angle à gauche.

 

 

Scène XII

 

FRONDEVILLE, puis NIQUETTE

 

FRONDEVILLE.

Que le diable l’emporte, lui, d’être venu comme cela me parler de ma femme, et me faire penser...

Voix dans la coulisse. Entre Niquette effarée.

Qu’est-ce que c’est ?

NIQUETTE.

C’est votre ami, monsieur...

FRONDEVILLE.

Ah ! oui... dans les corridors... cela ne vous serait pas arrivé si vous étiez remontée dans votre chambre.

NIQUETTE, prêtant l’oreille.

Est-ce que vous n’entendez pas, monsieur ?

FRONDEVILLE.

Si fait !

NIQUETTE.

C’est une voiture, vous attendez donc encore quelqu’un ?

FRONDEVILLE.

Je n’attends personne !

NIQUETTE, allant au fond à droite.

C’est pourtant bien ici !...

Entre une dame en costume de voyage.

 

 

Scène XIII

 

FRONDEVILLE, NIQUETTE, LA DAME

 

LA DAME.

Enfin, j’y suis !...

Elle relève son voile.

FRONDEVILLE.

Vous, madame, c’est vous ?...

LA DAME.

Eh bien ! oui, c’est moi !...

FRONDEVILLE.

Vous ici ?... est-ce que ?... Je vous en prie, parlez !

LA DAME.

Ah ! monsieur... six kilomètres depuis la gare... six kilomètres dans une voiture abominable... quelque chose comme une petite charrette.

FRONDEVILLE.

Mais au moins...

LA DAME.

Oh ! pas de questions... une chambre... Je présume que vous pouvez bien me donner une chambre ? le reste à demain.

FRONDEVILLE.

Oui, mais... il m’est impossible de ne pas vous prier de répondre au moins à cela. Dites-moi ce qui vous amène ici, ce n’est pas quelque malheur qui vous aurait frappée ?

LA DAME.

Non, ce n’est pas un malheur. La chambre maintenant.

FRONDEVILLE.

Je vais vous conduire moi-même !...

En allant prendre une lampe, il passe près de Niquette.

NIQUETTE, bas.

Qu’est-ce que c’est encore que celle-là ?

FRONDEVILLE, bas.

Celle-là, petite malheureuse, celle-là, c’est ma femme...

À la dame en prenant la lampe.

Me voilà, madame, me voilà !...

 

 

ACTE II

 

Salon chez Frondeville. Au fond, fenêtre avec secrétaire à droite et table à gauche. Portes dans les angles et à droite. Cheminée et table à gauche. Canapé à droite.

 

 

Scène première

 

FRONDEVILLE, puis NIQUETTE

 

FRONDEVILLE.

C’était le 25 septembre, dans la nuit du 25 au 26... et deux ans déjà, deux ans déjà, deux ans... Depuis la fameuse scène... je ne serais certes pas plus mal à mon aise, si la chose s’é tait passée il y a une heure...

Entre Niquette de l’angle à gauche.

Eh bien, Niquette ?

NIQUETTE, tragique.

Madame est levée. J’ai dit à madame que monsieur était aux ordres de madame... Madame a répondu qu’elle allait descendre.

FRONDEVILLE.

Tudieu, Niquette, comme nous parlons bien !

NIQUETTE.

Dites donc, monsieur ?

FRONDEVILLE.

Quoi, Niquette ?

NIQUETTE.

Êtes-vous de mon avis ?... Je crois vraiment que c’est le moment...

FRONDEVILLE.

Le moment de quoi faire, Niquette ?

NIQUETTE.

De me laisser aller chez mes parents... rue Vivienne.

FRONDEVILLE.

Ah ! si tu te figures que je suis en humeur de plaisanter...

NIQUETTE.

Mais, monsieur ; je ne plaisante pas, moi...

Elle sort à droite.

FRONDEVILLE.

Vais-je commencer par lui faire des excuses ?... après deux ans, il vaut peut-être mieux ne rien dire...

Entre Marie.

 

 

Scène II

 

FRONDEVILLE, MARIE

 

Madame de Frondeville s’arrête un instant. Silence, regards embarrassés ; enfin, elle descend ; Frondeville lui montre le canapé, elle s’y assied.

MARIE.

Il y a longtemps que nous ne nous étions trouvés l’un en face de l’autre, monsieur...

FRONDEVILLE.

Oui, madame, bien longtemps...

MARIE.

Deux ans, je crois...

FRONDEVILLE.

C’est cela même... j’étais justement en train de faire le calcul, et j’arrive comme vous à...

Madame de Frondeville le regarde.

Et alors, madame, alors, vous avez bien dormi ?

MARIE.

Non.

FRONDEVILLE, s’asseyant sur une chaise.

Comment, non ?

MARIE.

J’étais tellement préoccupée de ce que j’ai à vous dire... vous supposez bien que je ne serais pas tombée chez vous, à minuit, si je n’avais eu des raisons...

FRONDEVILLE.

Certainement, madame, certainement...

Il se rapproche.

MARIE.

Cette situation, dans laquelle nous nous sommes trouvés tous les deux... après une scène...

Mouvement de Frondeville.

dont je vous prie, monsieur, de ne pas dire un mot...

FRONDEVILLE, à part.

Décidément, il vaut mieux ne pas...

MARIE.

Cette situation nous créait des loisirs...

FRONDEVILLE.

Ah ! madame !...

MARIE.

Elle nous créait en même temps des devoirs...

FRONDEVILLE.

Mais, sans doute...

MARIE.

Nous avions, chacun de notre côté, à faire respecter le nom que nous portions...

FRONDEVILLE.

Quant à moi, madame, vous pouvez prendre des renseignements... Je suis l’exemple de mon canton, madame, l’exemple de mon canton...

MARIE.

Enchantée de l’apprendre en passant et de l’apprendre de vous... Mais ce n’est pas de vous qu’il s’agit...

FRONDEVILLE.

Ah !...

MARIE.

Il s’agit de moi...

FRONDEVILLE.

De vous ?...

MARIE.

Eh bien, oui, de moi... qu’y a-t-il là ?... Je ne vous étonnerai pas, je suppose, en vous disant que là-bas, à Paris, dès que l’on me vit seule et que l’on s’aperçut que cette solitude avait quelques chances de se prolonger, on se mit à me faire la cour... on me la fit énormément. D’abord, je ne m’en occupai guères, j’étais toute à ma colère contre vous...

FRONDEVILLE.

Encore une fois, madame...

MARIE.

Encore une fois, monsieur, je vous supplie de ne pas me parler de cela... Je vous assure que, si vous me demandiez les noms de tous les jeunes gens aimables qui, pendant ma première année de veuvage, me firent l’honneur de me vouloir consoler, je ne saurais vous les dire... À la fin de cette première année, il s’en présenta un à qui, je l’avoue, j’accordai un peu plus d’attention... Eh ! mon Dieu... cela ne veut pas dire que plus que les autres il méritât d’être remarqué... mais il était arrivé au bon moment, et, vous savez...

FRONDEVILLE.

C’est énorme !... Cependant...

MARIE.

Il était arrivé au moment où je commençais à ne plus être en colère, et à m’ennuyer, mais à m’ennuyer... je ne crois pas devoir insister sur la marche régulière, d’ailleurs, et progressive de cette passion... Si sûr de moi que vous puissiez être, je vous irriterais peut-être en vous donnant des détails, et je sais, par expérience, qu’il ne faut pas vous irriter...

FRONDEVILLE.

Eh ! madame, je n’ai rien à dire... Du reste j’ai mérité cette parole...

MARIE.

Oh ! monsieur... mon intention...

FRONDEVILLE.

Et cependant, si vous pouviez savoir... je suis bien apaisé, allez... Deux ans de réflexion... de repentir...

MARIE.

Et puis la campagne...

FRONDEVILLE.

Et puis la campagne...

MARIE.

Cela ne fait rien, je saute par dessus les détails... Six mois après, la situation était telle que je fus sur le point d’accourir ici, et de vous dire : Voilà ce qui se passe !

FRONDEVILLE.

C’était votre devoir...

MARIE.

J’ai trouvé mieux...

FRONDEVILLE.

Ah !

MARIE.

Vous allez voir : une de mes amies m’avait parlé d’une jeune orpheline fort intéressante : « Vous devriez, m’avait elle dit, la prendre avec vous. »

FRONDEVILLE.

Mademoiselle de Noriolis ?...

MARIE.

J’allai la voir : elle me charma. Je l’emmenai, je l’installai, et je fus sauvée... pour quelque temps, mais cette jeune fille dut me quitter, et je me retrouvai, moi, en face du danger, tout comme avant, avec celle seule différence que le danger était devenu plus pressant, et que j’avais peur d’être devenue plus faible...

FRONDEVILLE.

Diable, et alors ?...

MARIE.

Je n’hésitai pas. Je fis ce que j’avais été sur le point de faire six mois plus tôt... je lui écrivis...

FRONDEVILLE.

À la jeune fille ?

MARIE.

Non, à...

FRONDEVILLE.

À l’autre ?

MARIE.

Oui, je lui écrivis que je partais pour l’Italie...

FRONDEVILLE.

Bien...

MARIE, se levant.

Et je courus au chemin de fer qui devait me conduire ici.

FRONDEVLLE, se levant.

Très bien...

MARIE.

Et je me réfugie chez vous comme en un lieu d’asile, et j’embrasse l’autel et je vous dis, monsieur : Vous êtes mon mari après tout, et ce qui se passe vous regarde bien un peu... défendez-moi, sauvez-moi... Tant que je me suis senti la force de me défendre moi-même, je vous ai laissé bien tranquille, mais maintenant...

FRONDEVILLE.

Maintenant...

MARIE, en riant.

Maintenant, je pense, j’espère... qu’à nous deux, nous en viendrons à bout, mais, là, vrai, si j’étais seule...

FRONDEVILLE.

Et voilà pourquoi vous êtes venue ?

MARIE.

Le motif ne vous paraît pas suffisant ?...

FRONDEVILLE, vivement.

Si fait... mais vous en parlez si gaiement... que je serais très étonné s’il n’y en avait pas un autre...

MARIE.

Il y a bien aussi... cette jeune fille... mademoiselle de Noriolis... je vous ai dit quelle affection sérieuse elle m’avait inspirée. Eh bien, j’ai reçu d’elle une lettre... à laquelle il m’a été impossible de rien comprendre, si ce n’est qu’en proie à je ne sais quelle terreur, la pauvre enfant m’appelait à son se cours... Je me suis souvenue que les Charmerettes étaient à deux pas des Roches-Blanches, et j’ai répondu à Geneviève qu’aujourd’hui même je serais ici.

FRONDEVILLE.

Ah !

MARIE.

Et puis, si vous tenez à tout savoir, j’ai pensé que cela ne me déplairait pas de passer huit jours à la campagne...

FRONDEVILLE.

Huit jours...

MARIE.

En faudra-t-il davantage pour me sauver ? Je resterai le temps qu’il faudra, d’autant plus, voyez-vous, que mon séjour ici ne sera pas inutile... Il manque la main d’une femme, ici, et cela se voit...

Elle remonte.

FRONDEVILLE.

À quoi donc ?

MARIE.

À mille choses... Ainsi, tenez, ces jardinières... ces vases...

FRONDEVILLE.

Eh bien ?

MARIE.

Eh bien, s’il y avait ici une femme, il y aurait des fleurs dans ces jardinières... et vous voyez qu’il n’y en a pas.

Entre de la droite madame Brédif, avec des fleurs plein sa jupe.

 

 

Scène III

 

FRONDEVILLE, MARIE, MADAME BRÉDIF

 

MADAME BRÉDIF.

Là... j’apporte des fleurs... pour mettre dans les jardinières...

MARIE.

Ah !

FRONDEVILLE, à part.

Bon !...

Jeu de scène ; les deux femmes se regardent.

Madame, permettez-moi de vous présenter : madame Brédif... la femme de monsieur Brédif, le receveur-particulier de Nizerolles...

À madame Brédif.

Madame de Frondeville, madame.

MADAME BRÉDIF.

Ah ! Madame...

MARIE.

Madame...

Madame Brédif remonte vers les jardinières, madame de Frondeville descend et fait signe à son mari, bas.

Faut-il que je m’en aille ?...

FRONDEVILLE.

Comment ?

MARIE.

Faut-il que je m’en aille ?

FRONDEVILLE.

Mais non...

MARIE, indiquant de l’œil madame Brédif.

Cependant...

FRONDEVILLE.

Eh bien, moi aussi, je suis en danger, cela est vrai, mais je ne suis pas perdu... Vous me défendrez...

MARIE.

C’est une idée, cela...

FRONDEVILLE.

Vous me défendrez... et à nous deux... j’espère... mais là, vrai, si j’étais seul...

MARIE, à madame Brédif.

Si madame veut me permettre de l’aider...

MADAME BRÉDIF.

Mais, très volontiers... Les deux femmes se mettent à arranger les jardinières.

FRONDEVILLE.

Monsieur et madame Brédif ont bien voulu venir passer quelques jours ici...

MARIE.

Ah ! je suis vraiment heureuse... Je m’attendais à trouver ici un de nos amis, monsieur Birnheim.

FRONDEVILLE.

Dans la campagne, Birnheim, – dans la campagne, – depuis quatre heures du matin.

MARIE.

Pour parler de Fanny Lear aux échos ?

FRONDEVILLE.

Non ! pour chasser. Monsieur Brédif et lui sont allés...

MADAME BRÉDIF, près de la fenêtre.

Je crois que voici ces messieurs...

Entrent Birnheim et Brédif.

 

 

Scène IV

 

FRONDEVILLE, MARIE, MADAME BRÉDIF, BIRNHEIM, BRÉDIF

 

BIRNHEIM, entrant et voyant madame de Frondeville.

C’est vrai, ma foi... Ah ! madame, je viens seulement d’apprendre votre arrivée... Madame de Frondeville lui donne la main. Frondeville présentant monsieur Brédif.

BRÉDIF, à Marie.

Vous me pardonnerez de me présenter dans un pareil costume, madame, mais, dès que j’ai su que vous étiez ici, je n’ai pas voulu prendre même le temps...

MARIE.

Monsieur...

FRONDEVILLE, à Birnheim.

Et qu’est-ce que tu rapportes de cette chasse ?

BIRNHEIM.

Ah ! pardieu ! je pourrais bien te le donner en mille... je suis sûr que tu ne devinerais pas...

FRONDEVILLE.

Quoi, voyons...

BIRNHEIM.

Je rapporte un ami à moi... que tu connais un peu, toi aussi... Callières...

MARIE, à part.

Oh !

BIRNHEIM.

Un charmant garçon...

FRONDEVILLE.

Mais certainement, je le connais, cet excellent Callières... mais qu’est-ce qu’il peut venir faire dans ce pays ?

MARIE, à part.

Il le demande !...

FRONDEVILLE.

Où l’as-tu trouvé ?

BIRNHEIM.

Dans la pharmacie à Bidard.

FRONDEVILLE.

Il était malade ?

BIRNHEIM.

Non... Il était entré chez Bidard pour essayer de louer des chambres... Je lui ai dit que tu te fâcherais s’il ne venait pas chez toi... Croirais-tu que d’abord il a refusé ?...

MARIE, à part.

C’est bien de sa part, cela...

BIRNHEIM.

Alors je suis venu t’avertir, afin que tu m’autorises à aller le chercher et à employer la force, si cela est nécessaire...

FRONDEVILLE.

Mais sans doute... sans doute... va le chercher...

À Marie.

Mais pardon... j’oublie que maintenant c’est à vous...

MARIE, résignée.

Tout ce que vous faites n’est-il pas bien fait ?...

FRONDEVILLE, à Birnheim.

Va vite, et ramène-le...

Il remonte.

BIRNHEIM, à Marie.

Je n’ai pas pu lui dire que vous étiez ici... Je vais le lui dire et il est probable qu’alors...

Il sort.

MARIE, à part.

Comment a-t-il pu savoir que je n’étais pas en Italie et que j’étais ici ?

MADAME BRÉDIF.

Eh bien, monsieur Brédif... est-ce que vous comptez rester ainsi toute la journée ?

BRÉDIF, qui se reposait sur le canapé.

Non pas... je vais...

Il se lève.

Ah ! les jambes...

MADAME BRÉDIF.

Allons, appuyez-vous...

BRÉDIF.

Qu’est-ce qu’elle vient faire ici, madame de Frondeville ?...

MADAME BRÉDIF.

Mais... j’espère bien qu’elle vient nous faire receveur-général.

Ils sortent par l’angle à droite.

 

 

Scène V

 

FRONDEVILLE, MARIE, puis NIQUETTE

 

MARIE.

Eh bien, monsieur, vous qui plaisantiez tout à l’heure, vous qui ne vouliez pas prendre au sérieux le motif qui m’amène ici ?

FRONDEVILLE.

Eh bien ?

MARIE.

Vous n’avez pas à vous plaindre, il me semble... et l’action s’engage assez vite... l’ennemi ne perd pas de temps.

FRONDEVILLE.

L’ennemi ?

MARIE.

Monsieur de Callières... cet excellent Callières, comme vous disiez.

FRONDEVILLE.

Je le dis parce que je le pense... Callières est un des plus aimables garçons que je connaisse...

MARIE, riant.

Naturellement...

FRONDEVILLE.

Et je ne vois pas...

MARIE.

Oh ! les maris... mon Dieu ! mon Dieu ! si c’est de cette façon-là que je dois être défendue...

FRONDEVILLE.

Comment... comment... ce jeune homme, ce serait ?...

MARIE.

C’est...

FRONDEVILLE.

Oh !...

MARIE.

Je vous le disais bien que ce danger était grave...

FRONDEVILLE.

Il vous a suivie jusqu’ici...

MARIE.

C’est dans son rôle !...

FRONDEVILLE.

Et je l’ai invité, moi...

MARIE.

Ça, c’est dans votre rôle, à vous...

FRONDEVILLE.

Et tout à l’heure il faudra l’installer... moi-même. Et vous ne m’avez pas averti ?...

MARIE.

Non, parce que, toute réflexion faite, j’ai pensé que cela valait mieux ainsi.

FRONDEVILLE.

Vraiment, vous croyez que...

MARIE.

Sans doute... ici vous l’aurez sous la main... vous nous aurez tous les deux... sous la main, et vous pourrez nous sur veiller de près, de tout près... Ce sera bien plus commode !

Entre Niquette, de la droite.

NIQUETTE.

Madame, il y a là une demoiselle avec une gouvernante, je crois bien que c’est la demoiselle du château à côté...

FRONDEVILLE.

Mademoiselle de Noriolis ?

MARIE, à Niquette.

Ah ! Dites-lui que je l’attends, tout de suite, tout de suite.

Niquette sort.

Pardonnez-moi, mais il me semble... je crois, après la lettre que j’ai reçue d’elle, que cette enfant aimera mieux me trouver seule.

FRONDEVILLE.

Je vous laisse... je vais m’occuper de l’installation de ce... Où, vais-je le fourrer, le misérable ?

MARIE.

Où il vous plaira, par exemple !

FRONDEVILLE.

Je me rappelle... il y a dans le château de vieilles oubliettes... qui n’ont pas servi depuis longtemps...

MARIE.

Oh ! non !

FRONDEVILLE.

Non ?... au premier étage, alors. La chambre bleue avec vue sur le lac : peut-être que le spectacle de ces eaux tranquilles...

MARIE.

Va pour la chambre bleue...

FRONDEVILLE, s’en va en fredonnant.

Logeons-le donc et dès ce soir
Dans la chambre au fond du couloir...

MARIE.

On chante cela aux Charmerettes ?

FRONDEVILLE.

C’est madame Brédif.

MARIE.

Ah !

Frondeville sort par l’angle à droite ; Niquette paraît à droite. Entre Geneviève de Noriolis. Niquette sort.

 

 

Scène VI

 

MARIE, GENEVIÈVE

 

MARIE.

Ma chère enfant...

GENEVIÈVE.

Ah ! madame... madame...

Elles s’embrassent.

MARIE.

Eh bien, là, voyons...

GENEVIÈVE.

Ah ! madame... comme je suis heureuse !...

Elles s’asseyent sur le canapé.

MARIE.

J’ai reçu votre lettre, et, vous voyez, je me suis dépêchée de venir...

GENEVIÈVE.

Que vous êtes bonne !... Cela peut-être vous a fait arriver aux Charmerettes un peu plus tôt que vous ne comptiez...

MARIE, souriant.

Oui, un peu plus tôt... mais parlons de vous... Vous m’écrivez que vous êtes effrayée...

GENEVIÈVE.

Oui... et vous allez bien certainement vous moquer de moi.

MARIE.

Par exemple...

GENEVIÈVE.

Et vous n’aurez pas tout à fait tort... car je vous ai écrit que je mourais de peur ; je vous répète que cela est, et je serais fort embarrassée s’il fallait vous dire au juste pourquoi j’ai peur...

MARIE.

Je ne comprends pas bien...

GENEVIÈVE.

Je conviens que cela est assez difficile à comprendre... mais vous allez voir...

MARIE.

Voyons...

GENEVIÈVE.

Dans ce couvent où vous êtes venue me chercher, on m’avait habituée à me considérer comme étant absolument sans famille, et vous vous rappelez ma surprise quand je reçus chez vous, cette lettre de mon grand-père... cette lettre dans laquelle, après m’avoir annoncé son retour aux Roches-Blanches, il me faisait savoir qu’il désirait, qu’il voulait m’avoir près de lui...

MARIE.

Ah ! si j’avais pu ne pas vous rendre !...

GENEVIÈVE.

Et moi donc, si j’avais pu rester !... mais il paraît que cela était impossible... Je partis avec la gouvernante que l’on avait envoyée au-devant de moi et j’arrivai au château, où mon grand-père m’attendait avec la marquise de Noriolis...

MARIE.

Votre grand-mère ?

GENEVIÈVE.

Oui, ma grand’mère... si l’on peut donner ce nom à une femme de vingt-cinq ou trente ans.

MARIE.

Eh bien ?

GENEVIÈVE.

Mon Dieu, madame, c’est ici justement que commence... Mon grand père... je ne l’avais jamais vu... mais enfin, c’était mon grand père, c’était la seule personne qui portât le même nom que moi... Je m’attendais... je ne sais pas, moi, mais enfin, je m’attendais à quelque chose... Je trouvai un vieillard à moitié endormi dans un grand fauteuil, et près de lui une femme, c’était la marquise... Nous étions là, tous les trois... mon grand-père ne bougeait pas et ne s’apercevait seulement pas que je venais d’entrer... La marquise alors lui parla : il fallut de longues explications pour lui faire comprendre que j’étais là, et qui j’étais... Quand à la fin il eut compris, il regarda la marquise avec colère, en la menaçant... « Qu’est ce que cette enfant vient faire chez nous ? » dit-il d’une voix brusque... La marquise alors me prit par la main et me conduisit dans l’appartement qui avait été préparé pour moi...

MARIE.

Et ce qui vous épouvante, c’est ce vieillard ?...

GENEVIÈVE.

Non, c’est l’autre.

MARIE.

La marquise ? Vous avez à vous plaindre d’elle ?

GENEVIÈVE.

Au contraire... Elle me parle avec douceur, elle est bonne, elle m’accable de prévenances... c’est en vain que dans toute sa conduite avec moi je chercherais quelque chose qui pût expliquer la frayeur et l’aversion qu’elle m’inspire ; rien, il n’y a rien.

MARIE.

Mais alors...

GENEVIÈVE.

C’est absurde, n’est-ce pas, c’est injuste... Plusieurs fois, en priant, je me suis accusée de cette injustice et de rendre ainsi le mal pour le bien... Que voulez-vous que je vous dise ? après chaque prière, quand je me relevais, il me semblait que ma haine était plus profonde et mes terreurs mieux justifiées.

MARIE.

Voyons, mon enfant, voyons...

GENEVIÈVE, se levant.

Eh bien, oui, je sais... vous ne comprenez pas... vous ne pouvez pas comprendre... Et pourtant je sens bien, moi, je sens bien...

MARIE, se levant.

Tout cela est terriblement vague...

GENEVIÈVE.

Aussi ne vous aurais-je pas appelée à mon secours... si, il y a trois jours, il ne s’était passé quelque chose qui a donné à ma frayeur un caractère particulier...

MARIE.

Que s’est-il passé... il y a trois jours ? Si vous voulez que je vous sois bonne à quelque chose, il faut me dire tout...

GENEVIÈVE.

La marquise m’a prise à part... Pauvre enfant, m’a-t-elle dit, vous n’êtes pas heureuse ici, mais vous n’y resterez pas toujours, je sais le devoir que j’ai à remplir et je vais m’occuper de votre bonheur...

MARIE.

Ah !

GENEVIÈVE.

Voilà !

MARIE.

Cela veut dire que l’on songe à vous marier... c’est la phrase dont on se sert généralement en pareil cas...

GENEVIÈVE.

De mon bonheur !...

MARIE.

En effet, cela devient un peu plus grave... Pourtant, après ce que vous venez de me dire, il me semble qu’un mariage, qui vous ferait quitter les Roches-Blanches, serait préférable...

GENEVIÈVE.

Sans doute, mais...

MARIE.

Je sais bien qu’ayant peur de la marquise, vous devez tout naturellement avoir peur de la personne qu’elle vous proposera... Vous a-t-elle parlé de quelqu’un ?...

GENEVIÈVE.

Non... mais... quel que soit celui de qui elle me parlera...

MARIE.

Est-ce que vous êtes décidée à ne pas vous marier ?...

GENEVIÈVE, vivement.

Je ne dis pas cela ?...

MARIE.

Alors, pourquoi dites-vous : quel que soit celui...

GENEVIÈVE.

Parce qu’il est tout à fait impossible que celui dont la marquise me parlera soit justement celui...

MARIE.

Oh ! oh ! voilà qui est plus grave que tout... vous avez donc pensé à quelqu’un, déjà ?

Geneviève incline la tête.

Oh ! mais... nous allons, nous allons... Je croyais que l’on ne voyait personne au couvent...

GENEVIÈVE.

Ce n’est pas au couvent ?...

MARIE.

C’est chez moi, alors ?...

GENEVIÈVE.

Oui.

MARIE.

Chez moi... Et qui donc ? Il me semble pourtant que je ne recevais pas... Ah ! ces petites pensionnaires !... Ce ne peut pas être le général, avec sa grosse figure toute rouge...

GENEVIÈVE.

Ce n’est pas le général...

MARIE.

Ni monsieur de Guilleragues, ni monsieur Ledoux...

GENEVIÈVE.

Non, non !...

MARIE.

Ce n’est évidemment pas monsieur de Callières...

GENEVIÈVE.

Hein ?...

MARIE.

Quoi ?

GENEVIÈVE.

Pourquoi dites-vous que ce n’est évidemment pas monsieur de Callières ?...

MARIE.

Comment ?

GENEVIÈVE.

Vous voyez que je vous dis bien tout...

MARIE.

Monsieur de Callières, mais c’est à peine si vous le connaissez...

GENEVIÈVE.

Je l’ai vu pendant six mois, tous les jours...

MARIE.

Tous les jours !

GENEVIÈVE.

Ou à peu près...

MARIE, à part.

C’est vrai, ma foi.

GENEVIÈVE.

Vous ne vous rappelez pas ?

MARIE.

Si fait, si fait...

À part.

et maintenant que j’y pense, il me paraît en effet, tout naturel qu’ayant vu monsieur de Callières, et n’ayant guères vu que lui, il me paraît naturel que cette jeune tête...

Haut.

Mais il faut prendre garde... l’avenir, bien souvent s’amuse à renverser tous ces jolis projets de jeune fille... et l’on est malheureuse, et l’on se désespère, et l’on verse de grosses larmes. Aimer, c’est bien ; mais il faut autre chose...

GENEVIÈVE.

Je sais.

MARIE.

Il faut...

GENEVIÈVE.

Être aimée, n’est-ce pas ?...

MARIE.

Dame !...

GENEVIÈVE.

Eh bien ?...

MARIE.

Comment, eh bien !... Est-ce que vous avez quelque raison de croire ?...

GENEVIÈVE.

Je n’en ai aucune... mais cela ne fait rien, je suis sûre.

MARIE.

Prenons garde, prenons garde !

GENEVIÈVE.

Et puis, quand je dis que je n’ai aucune raison de croire... je ne dis pas absolument la vérité...

MARIE.

Comment ?...

GENEVIÈVE.

Il y a, au contraire, une foule de choses... mais vous savez, de ces choses qui...

MARIE.

Dites, nous verrons bien...

GENEVIÈVE.

D’abord, vous avez dû remarquer... quand il était là – entre nous deux – vous vous rappelez bien...

MARIE.

Oui, oui...

GENEVIÈVE.

Il me parlait assez rarement.

MARIE.

Et c’est à cause de cela ?

GENEVIÈVE.

Mais quand par hasard il m’adressait la parole, c’était avec une douceur...

MARIE.

Tout autre à sa place...

GENEVIÈVE.

Non, tout autre à sa place m’eût parlé doucement, sans doute, mais pas avec la même douceur... Et puis ces regards, que de temps à autre il jetait sur moi à la dérobée... Ah ! pendant que vous causiez tous les deux et que moi, à deux pas de vous, j’avais l’air de ne songer qu’à ma broderie, si vous saviez quelles charmantes histoires je me racontais à moi-même... Et alors, ma tête allait...

MARIE.

Oh ! oui... quant à cela, je vois bien... je vois même qu’elle va toujours, et que si l’on ne trouve pas un moyen de l’arrêter... Ah ! mon Dieu !...

GENEVIÈVE.

Quoi donc ?

MARIE.

Qu’est-ce que tout cela va devenir, quand monsieur de Callières...

GENEVIÈVE.

Monsieur de Callières ?...

MARIE.

Il est ici, et d’un moment à l’autre, il va...

GENEVIÈVE.

Il est ici !

MARIE.

Oui...

GENEVIÈVE.

Comment voulez-vous alors que je ne croie pas à son amour ? Pourquoi serait-il ici, s’il ne m’aimait pas ?

MARIE.

Pourquoi ?

GENEVIÈVE.

Oui, dites un peu, pourquoi ?...

MARIE, à part.

Je ne peux vraiment pas...

Haut.

On vient... c’est lui peut être... prenez garde...

GENEVIÈVE.

Oh ! n’ayez pas peur, je vous dis tout, à vous, mais il serait bien fin, lui, s’il devinait quelque chose...

Entrent Birnheim et Callières.

 

 

Scène VII

 

MARIE, GENEVIÈVE, BIRNHEIM, CALLIÈRES

 

BIRNHEIM.

Le voici, le voici...

CALLIÈRES.

Madame... mademoiselle de Noriolis !... ah ! que je suis content de vous trouver ici...

GENEVIÈVE, bas à Marie.

Vous entendez ?

BIRNHEIM, saluant Geneviève.

Mademoiselle !...

CALLIÈRES.

Vous devez être bien heureuse, madame... Mademoiselle Geneviève, il paraît, vous a été rendue...

MARIE.

Mais pas du tout... Geneviève demeure chez son grand père, aux Roches-Blanches, tout près d’ici... Vous ne saviez pas ?...

CALLIÈRES.

Pas du tout...

Madame de Frondeville regarde Geneviève.

GENEVIÈVE, bas.

Il ne peut vraiment pas dire devant le monde qu’il est venu... mais je suis bien sûre que si tout à l’heure, vous lui demandiez...

BIRNHEIM.

Et Frondeville ?...

MARIE.

Il est en train, je crois, de faire préparer la chambre de monsieur...

BIRNHEIM, à Callières.

Je vais lui dire que tu es là... et, je te le répète, il sera enchanté de te voir, il sera enchanté.

À madame de Frondeville.

Figurez-vous que, même après que je lui ai eu dit que vous étiez au château, il faisait encore des difficultés...

Il sort à droite.

CALLIÈRES, à Marie, bas et vite.

Vous me pardonnerez, madame...

MARIE, bas.

Jamais, monsieur...

Geneviève se rapproche, Callières s’éloigne.

 

 

Scène VIII

 

CALLIÈRES, GENEVIÈVE, MARIE

 

GENEVIÈVE.

Eh bien... voulez-vous lui demander ?...

MARIE.

Lui demander ?...

GENEVIÈVE.

Pourquoi il est venu...

MARIE.

Mais certainement non...

GENEVIÈVE.

Oh ! seulement pour voir quelle raison il donnera dans le cas où il n’oserait pas donner la vraie... je vous en prie.

MARIE.

Comme cela... devant vous ?...

GENEVIÈVE.

Oh ! moi, vous allez voir... je ne vais pas vous gêner du tout... je n’aurai l’air de rien...

Elle s’éloigne et va regarder dans les jardinières, Callières se rapproche de madame de Frondeville.

CALLIÈRES, bas.

Je vous assure, madame, que c’est la faute de Birnheim... Je ne voulais pas venir ici... je voulais louer une chambre et vivre caché près de vous...

MARIE.

Eh ! monsieur... ce que je vous reproche, ce n’est pas d’être venu au château, c’est de m’avoir suivie.

CALLIÈRES.

Ah ! quant à cela, vous savez bien...

MARIE.

Et, au fait, comment avez-vous su que je n’étais pas en Italie... et que j’étais ici ?... J’avais pourtant bien pris toutes mes précautions... j’étais partie de chez moi en fiacre. Je vous avais envoyé ma lettre par un commissionnaire...

CALLIÈRES.

Que vous aviez eu grand soin de prendre à la gare de Lyon...

MARIE.

Sans doute... puisque j’allais en Italie... Comment avez-vous ?...

CALLIÈRES.

Je vous le dirai, si vous me promettez de pardonner à Virginie.

MARIE.

À ma femme de chambre...

CALLIÈRES.

Pardonnerez-vous ?...

MARIE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

CALLIÈRES.

Pardonnerez-vous ?...

MARIE.

Eh bien, oui... voyons...

CALLIÈRES.

Eh bien... votre commissionnaire, pris à la gare de Lyon, m’a bien apporté une lettre où vous m’annonciez que vous alliez en Italie ; mais il a en même temps apporté une autre lettre de Virginie pour Joseph, mon valet de chambre, et dans cette lettre, il y avait : « Mon cher Joseph... »

MARIE.

Ah !...

CALLIÈRES.

Il paraît... « Mon cher Joseph, nous allons en Normandie, chez monsieur... »

MARIE.

Et là-dessus, vous...

CALLIÈRES.

Là-dessus, moi... je suis parti pour la Normandie... sans réfléchir... et tout uniment parce que maintenant il me serait impossible de vivre là où vous n’êtes pas...

Entrent Frondeville, Birnheim, puis Brédif et madame Brédif. Geneviève redescend.

 

 

Scène IX

 

CALLIÈRES, GENEVIÈVE, MARIE, FRONDEVILLE, BIRNHEIM, BRÉDIF, MADAME BRÉDIF

 

MARIE.

Monsieur de Frondeville, ma chère enfant...

FRONDEVILLE, allant à Geneviève.

Madame de Frondeville m’a plusieurs fois parlé de vous, mademoiselle... Elle vous aime beaucoup, c’est vous dire que je vous aime de toutes mes forces...

GENEVIÈVE.

Monsieur...

FRONDEVILLE, à Callières, en lui donnant la main.

Vous voilà enfin, vous ; on a eu de la peine... à vous arracher à Bidard...

CALLIÈRES.

Je ne savais pas, j’avais pensé... pardonnez-moi...

FRONDEVILLE.

Ne pas loger chez moi, vous... je vous aurais tout pardonné, excepté cela...

À part.

Brigand, va...

Haut.

Venez, que je vous présente un peu...

Il le conduit aux Brédif, qui viennent d’entrer à droite.

GENEVIÈVE, bas à Marie.

Vous lui avez demandé...

MARIE.

Oui, oui... mais je suis obligée de vous dire...

GENEVIÈVE, très émue.

Comment !

MARIE.

Eh bien, Geneviève...

À part.

Mais, elle l’aime décidément.

Haut.

Voyons, remettez-vous. Il ne m’a pas dit grand chose... mais enfin...

Entre Niquette.

Qu’est-ce que c’est ?

NIQUETTE.

C’est madame de Noriolis, madame.

MADAME BRÉDIF.

La marquise !

NIQUETTE.

Elle est là... dans sa voiture, et elle prie mademoiselle...

MARIE.

Mais, madame la marquise nous fera bien, je pense, le plaisir de venir vous chercher jusqu’ici...

MADAME BRÉDIF.

Oh ! oui... pour que nous puissions la voir...

FRONDEVILLE.

Je vais la prier...

En voulant sortir il passe près de Birnheim, qui, lui, est remonté pour aller regarder par la fenêtre du fond.

BIRNHEIM.

Oh !

FRONDEVILLE.

Qu’est-ce que tu as ?

Ils redescendent.

BIRNHEIM.

Cette femme en voiture !...

FRONDEVILLE.

C’est la marquise de Noriolis, on te dit...

BIRNHEIM.

C’est Fanny Lear !...

FRONDEVILLE.

Et cette malheureuse enfant !...

Tableau.

 

 

ACTE III

 

Parc de Frondeville. À droite, le château avec perron et terrasse. Au fond, balustrade en pierre. Colonnettes, bancs et chaises de jardin.

 

 

Scène première

 

FRONDEVILLE, MARIE

 

Ils entrent du fond à gauche, se donnant le bras et se promenant.

FRONDEVILLE.

Mais enfin, qu’est-ce que vous auriez fait, vous, à ma place ?

MARIE.

Moi... j’aurais gardé Geneviève ; puisque je la tenais ici, je ne l’aurais pas rendue.

FRONDEVILLE.

Ah !...

MARIE.

Vous pensez alors qu’il faut laisser cette pauvre enfant dans les mains de Fanny Lear ?...

FRONDEVILLE.

Pas du tout ; je pense qu’il faut l’en tirer, au contraire... mais je soutiens qu’il est bon de commencer par la douceur.

MARIE.

Et c’est pour cela que vous m’avez fait écrire cette belle lettre ?...

FRONDEVILLE.

Oui, c’est pour cela que je vous ai fait écrire au marquis et à la marquise cette belle lettre, dans laquelle vous leur dites qu’ils nous feront à tous beaucoup de plaisir, en nous amenant eux-mêmes aujourd’hui mademoiselle de Noriolis.

MARIE.

Vous croyez qu’ils viendront ?...

FRONDEVILLE.

Je parierais cent contre un que le marquis ne viendra pas ; mais la marquise viendra... cela suffit... Je lui parlerai de votre part.

MARIE.

Et que lui direz-vous ?... que nous lui redemandons mademoiselle de Noriolis, tout uniment pour la garder près de nous... Voilà un beau prétexte...

FRONDEVILLE.

Il est vrai que le prétexte serait médiocre... mais si je parle d’un mariage...

MARIE.

D’un mariage...

FRONDEVILLE.

Oui...

MARIE.

Vous avez un mari pour Geneviève ?

FRONDEVILLE.

J’en ai un.

MARIE.

Et qui donc ?

FRONDEVILLE.

Callières... ce cher Callières.

MARIE.

Ah !

Ils s’asseyent à gauche.

FRONDEVILLE.

Je sais bien que c’est moins radical que les oubliettes, mais enfin...

MARIE.

Vous le mariez ?

FRONDEVILLE.

Vous m’avez chargé de veiller sur vous... de vous protéger... Que dites-vous du moyen ?...

MARIE.

Pas mal, en vérité, pas mal. Et vous vous flattez de le décider, monsieur de Callières ?...

FRONDEVILLE.

Moi, pas du tout... mais j’espère que vous le déciderez, vous.

MARIE, se levant.

Moi... vous avez pensé que moi, j’irais...

FRONDEVILLE, se levant.

Il s’agit de faire quelque chose qui est bien, d’achever la belle action que vous avez commencée ; alors, je n’ai pas douté...

MARIE.

Vraiment ?

FRONDEVILLE.

Vraiment.

MARIE.

Et ce pauvre monsieur de Callières... qui est venu ici... il ne s’attend pas...

Frondeville et Marie se regardent en riant. Marie reprend son sérieux.

Et en supposant que je consente à lui parler, qu’est-ce que vous ferez, vous, pendant que je parlerai ?

FRONDEVILLE.

J’attendrai le résultat de l’entretien, j’attendrai avec anxiété...

MARIE.

Tout en attendant, vous pourriez écrire au ministre.

FRONDEVILLE.

Au ministre ?... Je n’ai rien à dire au ministre. Pourquoi voulez-vous ?...

MARIE, appuyant.

Mais pour envoyer madame Brédif à Albi.

FRONDEVILLE.

Pour envoyer madame...

MARIE.

Oui.

FRONDEVILLE.

Ah ! c’est donnant donnant, il paraît ?

MARIE.

Donnant donnant.

FRONDEVILLE, se dirigeant vers le château.

Eh bien, j’ai confiance, et je vais écrire tout de suite.

MARIE.

Alors, je parlerai.

Entre Birnheim effaré.

 

 

Scène II

 

MARIE, BIRNHEIM, FRONDEVILLE

 

BIRNHEIM.

Ah ! mon ami... mon ami...

FRONDEVILLE.

Qu’arrive-t-il, mon Dieu ?...

BIRNHEIM.

Une lettre pour toi... et une lettre de... j’ai reconnu l’écriture...

FRONDEVILLE.

Ah ! c’est d’elle...

BIRNHEIM.

Oui.

Il remonte.

FRONDEVILLE, après avoir ouvert la lettre, à Marie.

Qu’est-ce que je vous disais ?... la marquise répond qu’elle viendra très volontiers. Quant au marquis, il viendra si sa santé le lui permet... Il ne viendra pas.

BIRNHEIM.

Qu’est-ce que tu dis ?... qu’est-ce que tu dis ?... la marquise !

FRONDEVILLE.

Elle viendra ici tout à l’heure...

BIRNHEIM.

Ici... Fanny Lear va venir ici !...

MARIE.

Ici même... nous l’attendons.

BIRNHEIM, à part.

Eh bien, moi, je ne l’attendrai pas...

MARIE, à son mari.

Eh bien, cette lettre au ministre...

FRONDEVILLE.

Je vais écrire. Monsieur Brédif, trente-cinq ans... employé au ministère des finances...

Tout en disant ces derniers mots, Frondeville est entré au château ; il reparaît immédiatement à une des fenêtres du rez-de-chaussée, et s’adressant à Marie qui est sur la terrasse.

Voulez-vous voir ce que j’écrirai ?

MARIE.

Certainement.

Marie va s’accouder au dehors sur l’appui de la fenêtre.

BIRNHEIM.

Non, je ne l’attendrai pas... si je restais ici, je suis bien sûr que je ne tarderais pas à recevoir, moi aussi...

 

 

Scène III

 

NIQUETTE, BIRNHEIM, MARIE, FRONDEVILLE

 

NIQUETTE, venant de la gauche.

Monsieur Birnheim, c’est une lettre pour vous, monsieur.

BIRNHEIM.

Là... j’en étais sûr...

Prenant la lettre.

C’est de Fanny, sans aucun doute... « Mocieu... » par un c... Tiens non, ce n’est pas d’elle...

MARIE, se retournant.

Qu’est-ce que c’est ?

BIRNHEIM.

Rien... rien.

Marie se remet à regarder la lettre qu’écrit Frondeville.

« Mocieu Birnheim... » est-ce bien Birnheim qu’il y a là ?... oui, si on veut...

Avec fatuité.

C’est de quelque villageoise.

Il fait le geste d’un homme qui se passe la main dans les cheveux.

NIQUETTE, regardant le crâne de Birnheim.

Il n’y en a pas, monsieur...

BIRNHEIM, ouvrant la lettre.

Il va à la signature. Signé Niquette... Comment !...

Niquette fait signe que la lettre est bien d’elle et lui dit de lire.

« Je prends le parti d’écrire à monsieur, parce que je crois que c’est le meilleur moyen de faire savoir à monsieur ce que j’ai à lui faire savoir, sans que personne puisse s’apercevoir que j’ai quelque chose à faire savoir... »

NIQUETTE, bas.

À monsieur.

BIRNHEIM.

« À monsieur... Monsieur m’a encore proposé hier, dans l’escalier, de me conduire à Paris, chez des parents que je... » Comment que je ?...

NIQUETTE.

Que j’y ai.

BIRNHEIM.

Ah !

À part.

Il y a un j et un e... J’y ai...

Continuant.

« Comme je crois que monsieur est un honnête jeune homme, Jacques... »

Parlé.

Mon petit nom... Ah ! elle l’a bien écrit.

Lisant.

« Jacques sept... »

Parlé.

Pourquoi Jacques sept ?

NIQUETTE.

J’accepte.

BIRNHEIM.

Ah ! bien ! « J’accepte. Si donc monsieur était disposé à partir, il n’aurait qu’à me le faire savoir, soit en m’écrivant, soit par tout autre moyen de me le faire savoir... »

À part.

Tiens, mais... excellent, cela, pour échapper à Fanny Lear.

Se rapprochant de Niquette.

Vraiment, Niquette, vous consentiriez à partir ?

NIQUETTE, bas.

Pour aller à Paris, oui, monsieur.

BIRNHEIM, bas.

Même si c’était aujourd’hui même, si c’était tout à l’heure ?...

NIQUETTE, bas.

Le plus tôt sera le mieux !...

Avec conviction.

Je m’ennuie, moi, maintenant, dans cette maison.

BIRNHEIM, bas.

Eh bien, Niquette, dans une heure...

NIQUETTE, bas.

Dans une heure !...

BIRNHEIM, bas.

Chacun de notre côté... à la gare !

NIQUETTE, bas.

Et de là, à Paris !

BIRNHEIM.

Et de là, à Paris.

Niquette sort.

Voilà !... et dans huit jours, papa aura une femme de plus à porter à mon compte.

 

 

Scène IV

 

BIRNHEIM, MARIE, FRONDEVILLE

 

FRONDEVILLE, qui a fini sa lettre.

Eh bien, êtes-vous contente ?

MARIE.

Très contente. Et vous pouvez maintenant compter sur moi. Envoyez-moi monsieur de Callières.

FRONDEVILLE.

Je vais vous l’envoyer... Mais, est-ce que vous ne faites pas comme moi une réflexion ?... Quand nous l’aurons marié, lui, et quand nous aurons fait madame Brédif receveur-général. – Vous, à Paris, moi, aux Charmerettes... nous serons bien seuls.

MARIE.

Qu’est-ce que vous dites ?...

FRONDEVILLE.

Nous serons bien seuls !...

Il entre dans l’intérieur du château.

 

 

Scène V

 

BIRNHEIM, MARIE

 

MARIE, à part.

Oui, je lui parlerai... Oui, je ferai tout au monde pour le décider, car elle l’aime véritablement... tandis que moi...

Birnheim a suivi Frondeville de l’œil pour voir s’il s’en allait véritablement. Il se rapproche de Marie.

BIRNHEIM.

Adieu, madame !

MARIE.

Comment ? adieu !

BIRNHEIM.

Ma première idée était de partir sans avertir personne, mais puisque vous êtes là...

MARIE.

Et pourquoi partez-vous ?

BIRNHEIM.

Pourquoi je pars ?...

MARIE.

Oui...

BIRNHEIM.

Avez-vous quelquefois vu un oiseau, un pauvre petit oiseau, fasciné par un serpent ?

MARIE.

Non, mon ami !

BIRNHEIM.

Moi non plus, du reste... mais des voyageurs qui avaient vu la chose, m’en ont fait des récits effrayants. Le serpent ne bouge pas et se contente d’ouvrir un... un palais énorme. Le petit oiseau saute... comme cela, de droite à gauche... et toujours en se rapprochant... Après chaque saut il s’arrête un instant et pousse des petits cris plaintifs... puis il se remet à sauter... plus près, plus près toujours, jusqu’à ce que... crac... un dernier saut... l’oiseau s’engouffre le serpent se referme !

MARIE.

C’est affreux, mais je ne vois pas...

BIRNHEIM.

Vous ne voyez pas ?... vous ne voyez pas que depuis vingt quatre heures... Fanny Lear...

MARIE.

Ah !... alors, le petit oiseau ?...

BIRNHEIM.

C’est moi ! adieu.

MARIE.

Adieu !... puisqu’elle vous fait si peur !

BIRNHEIM.

Seulement, un mot encore ?

MARIE.

Lequel ?

BIRNHEIM.

Quand je serai parti d’ici, vous ne tarderez pas, sans doute, à vous apercevoir... que j’ai emporté quelque chose...

MARIE.

Et quoi donc ?

BIRNHEIM.

Je ne peux pas vous le dire, vous verrez bien... Ma conduite sera jugée sévèrement peut-être... on m’accusera et on aura raison, mais ça m’est égal. Adieu.

MARIE.

Adieu !

BIRNHEIM.

Et pas un mot !...

MARIE.

Pas un mot. C’est entendu !

Birnheim rentre dans le château.

Qu’est-ce qu’il pourra bien emporter ?

Entre Callières.

 

 

Scène VI

 

MARIE, CALLIÈRES

 

MARIE.

Vous voilà, vous ?...

CALLIÈRES.

Je viens d’avoir une conversation avec votre mari, madame.

MARIE.

Ah !

CALLIÈRES.

Une conversation dans laquelle, avec beaucoup de courtoisie, du reste, il m’a demandé ce que j’étais venu faire dans ce pays...

MARIE.

Et vous avez répondu ?...

CALLIÈRES.

Je ne savais que répondre... J’ai fini par dire que je désirais acheter une propriété, et qu’alors...

MARIE.

Pas mal cela, pas mal du tout !...

CALLIÈRES.

Monsieur de Frondeville m’a fait observer qu’il n’y avait pas de propriété à vendre aux Charmerettes... Il a ajouté que j’avais tort de ne point lui avouer le véritable motif de ma venue... qu’il savait bien que j’aimais mademoiselle de Noriolis et que c’était pour elle...

MARIE.

Il vous a dit cela ?

CALLIÈRES.

Il me l’a dit. Je n’avais alors que deux choses à faire... Lui laisser son erreur, ou lui avouer que j’étais venu pour vous... Je l’aurais dû peut-être...

MARIE.

Par exemple !...

CALLIÈRES.

J’avoue que la force m’a manqué...

Il voit le sourire de madame Frondeville.

Vous riez... Je vous supplie de ne pas rire de moi... jamais amour n’a été plus sincère que celui que j’ai pour vous... C’est mon existence que je vous donne, mon existence tout entière !...

MARIE.

Votre existence, votre existence tout entière...

CALLIÈRES.

Oui !

MARIE.

Elle est à moi ?

CALLIÈRES.

Oui, à vous... à vous...

MARIE.

J’en puis faire ce que je veux ?

CALLIÈRES.

Mais sans doute !

Ils s’asseyent à gauche.

MARIE.

Tant mieux, si vous dites vrai, car jamais existence n’aura été plus belle et plus heureuse que celle que je rêve pour vous...

Elle le regarde.

Mon Dieu !... qu’est-ce que vous avez ? jamais je n’ai vu quelqu’un avoir l’air si effrayé.

CALLIÈRES.

Je ne suis pas précisément effrayé... Mais qu’est-ce que vous comptez faire de moi ?...

MARIE.

Ce que je compte faire de vous !...

CAILLIÈRES.

Oui... Marie de répond pas Callières se rapproche.

MARIE.

Voyons, vous dites que vous m’aimez ?

CALLIÈRES.

Ah ! 

MARIE.

Il faudra bien prendre garde puisque Geneviève est ici... il faudra bien prendre garde qu’elle ne s’aperçoive de quelque chose !...

CALLIÈRES, étonné.

Assurément. La recommandation est sage... Mais pourquoi me la faites-vous en ce moment ?

MARIE.

Parce que, si elle s’apercevait de quelque chose... cela lui ferait de la peine... beaucoup de peine.

CALLIÈRES.

Beaucoup de peine à Geneviève !

MARIE.

Sans doute, puisqu’elle vous aime !...

CALLIÈRES.

Qu’est-ce que vous dites ?

MARIE.

Je dis que Geneviève vous aime... Elle m’a avoué cela hier... Elle vous aime et elle croit que vous l’aimez.

CALLIÈRES.

Par exemple !...

MARIE.

Oui. Elle se figure que si vous êtes venu ici, c’est à cause d’elle... Elle m’a aussi avoué cela.

CALLIÈRES.

Et vous ne lui avez pas dit...

MARIE.

Je ne pouvais pas, mon ami... mais vous le lui direz, vous, si vous vous en sentez la force...

CALLIÈRES.

Moi... comment voulez-vous que moi ?

MARIE.

Alors, vous ne le lui direz pas... et elle continuera à vous aimer... voilà tout...

CALLIÈRES, hésitant.

Heureusement qu’il ne doit pas être sérieux... cet amour !...

MARIE.

Vous vous trompez, mon ami, il est on ne peut plus sérieux. La pauvre enfant vous aime de toutes ses forces.

CALLIÈRES, se lève.

Ah ! je comprends, je comprends !...

MARIE.

Qu’est-ce que vous comprenez ?...

CALLIÈRES.

Vous ne songez qu’à une chose... sauver mademoiselle de Noriolis...

MARIE.

Certes... je songe à la sauver.

CALLIÈRES.

Et, comme vous m’avez là, justement... sous la main...

MARIE.

Certes, je veux la sauver, mais il est bien évident que je n’aurais pas pensé à vous... si elle ne m’avait pas dit... ce que je viens de vous répéter.

CALLIÈRES.

Mais vous l’avouez, vraiment, vous l’avouez...

MARIE.

J’avoue quoi ?

CALLIÈRES.

Que l’idée vous est venue de me faire épouser mademoiselle de Noriolis...

MARIE.

Quand cela serait ?

CALLIÈRES.

Me marier...

MARIE, se levant.

Eh bien, oui... vous marier...

À part.

Je l’ai dit !...

CALLIÈRES.

Me marier... quand vous savez que je n’aime que vous...

MARIE.

Ah ! comme je vous aimerai, moi, quand vous ne m’aimerez plus !

CALLIÈRES.

Ah !

MARIE.

Mon ami.

CALLIÈRES.

Non, non.

MARIE.

Je vous en prie.

CALLIÈRES.

Non, en vérité... c’est trop fort... la tête me tourne... je ne sais plus où j’en suis... j’apprends votre départ... j’arrive ici... avec l’intention de me cacher dans ce pays... j’allais louer deux chambres... Birnheim me découvre... m’amène ici... Au bout de vingt-quatre heures, je parviens enfin à vous parler, seule... vous me demandez si je vous aime... et vous concluez en me proposant de me marier...

MARIE.

Elle vous aime.

CALLIÈRES.

Ah !

MARIE.

Elle vous adore...

CALLIÈRES, un peu troublé.

Elle m’ad...

MARIE.

Oui !...

CALLIÈRES.

Vous savez bien que ce mariage est impossible, d’ailleurs !...

MARIE.

Et pourquoi... impossible ?

CALLIÈRES.

La belle-mère... Ah ! ces choses-là sont très jolies au théâtre... Tous les soirs, au théâtre, un jeune homme épouse une jeune fille que jamais il n’aurait dû épouser... et cela se comprend, il n’y a pas de sixième acte, au théâtre... il y en a un dans la vie... et qui dure toute la vie !...

MARIE.

Elle vous aime !

CALLIÈRES.

Ah ! je ne vois qu’une chose bien nette, moi, dans tout cela, c’est que vous ne m’aimez pas.

MARIE.

Non ! je ne vous aime pas, mais je veux croire que, même si je vous aimais, j’aurais la force de vous parler comme je vous parle en ce moment : j’aurais la force de préférer à mon bonheur à moi, le bonheur de cette jeune fille que j’ai juré de protéger... son bonheur et le vôtre... oui, le vôtre... Et puis, elle vous aime, c’est le mot qu’il faut toujours redire, elle vous aime, et elle est perdue si vous ne la sauvez pas... Je vous en prie, au nom même de cet amour que vous croyez avoir...

Mouvement de Callières.

que vous aviez pour moi, vous voyez que je dis comme vous voulez... consentez... Ah ! ne dites rien... ne songez pas aux obstacles... consentez seulement, parce que je vous le demande.

CALLIÈRES.

Ah ! cela n’est pas bien !

MARIE.

Parce que je vous en supplie !

CALLIÈRES.

Vous savez bien qu’en me parlant ainsi, vous finirez par me faire dire même ce que je ne veux pas dire ; par me faire faire, même ce que je ne veux pas faire !

MARIE, lui pressant les mains.

Eh bien, maintenant, je vous aime !

Entre madame Brédif.

 

 

Scène VII

 

MARIE, CALLIÈRES, MADAME BRÉDIF, puis FRONDEVILLE, BIRNHEIM

 

MADAME BRÉDIF.

La voici, madame, la voici...

MARIE.

Qui, madame de Noriolis ?

MADAME BRÉDIF.

Oui, avec mademoiselle Geneviève... elle vient...

MARIE.

Et monsieur de Noriolis ?...

MADAME BRÉDIF.

Monsieur de Noriolis n’est pas venu !

MARIE.

Fanny Lear ! Ah ! ah ! l’on a beau s’y attendre... cela fait quelque chose.

MADAME BRÉDIF.

N’est-ce pas ?

Entre Frondeville poussant Birnheim devant lui.

FRONDEVILLE, à Birnheim.

Que je t’y prenne encore, toi, à essayer de te sauver...

MARIE, à Birnheim.

Encore ici ?...

BIRNHEIM.

Pincé, comtesse... pincé au moment où je bouclais ma malle...

FRONDEVILLE.

Il nous abandonnait...

MADAME BRÉDIF.

Quand ennemi est là... ah ! cela n’est pas bien !...

BIRNHEIM.

Et à quoi voulez-vous que je vous serve... vous ne voyez donc pas dans quel état... le petit oiseau, le petit oiseau...

Entrent de la gauche au fond la marquise et Geneviève, précédées d’un domestique qui se retire aussitôt.

 

 

Scène VIII

 

MARIE, CALLIÈRES, MADAME BRÉDIF, FRONDEVILLE, BIRNHEIM, LA MARQUISE, GENEVIÈVE

 

FRONDEVILLE, à la marquise.

Madame...

Salut de la marquise. Geneviève la quitte et va à madame de Frondeville.

LA MARQUISE.

Monsieur de Noriolis dormait quand je suis partie ; son médecin ne m’a pas permis de le réveiller...

FRONDEVILLE.

Ah !

LA MARQUISE.

Il m’a promis cependant de le laisser venir, si, à son réveil, monsieur de Noriolis lui paraissait être en état...

FRONDEVILLE.

Madame de Frondeville, madame !

LA MARQUISE.

L’empressement de Geneviève eût suffi pour me faire reconnaître madame.

MARIE.

Je vous suis bien reconnaissante de me l’avoir amenée.

FRONDEVILLE.

Madame Brédif.

Révérence.

Monsieur de Callières.

Salut un peu froid.

Monsieur Birnheim...

LA MARQUISE.

Jacques Birnheim ?...

FRONDEVILLE.

Oui, madame...

Mouvement imperceptible de Fanny. Elle regarde rapidement tout le monde, se remet aussitôt, et va à Birnheim.

LA MARQUISE.

Oh ! mais nous sommes de vieilles connaissances, tous les deux.

Bas à Birnheim.

Vous saviez que c’était moi, la marquise de Noriolis ?

BIRNHEIM, bas.

Oui !

LA MARQUISE.

Depuis quand ?

BIRNHEIM.

Depuis hier.

LA MARQUISE.

Et vous avez dit ?...

BIRNHEIM.

Mon Dieu, madame !

LA MARQUISE.

Pas de paroles inutiles... vous avez dit, n’est-ce pas ?...

Birnheim ne répond pas.

C’est très bien.

MADAME BRÉDIF, à Birnheim.

Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

BIRNHEIM.

Rien. Je suis tout pâle, n’est-ce pas ?

La marquise s’est retournée vers Frondeville.

LA MARQUISE

J’ai été très touchée, monsieur, de la gracieuse invitation qui m’a été adressée par madame de Frondeville.

FRONDEVILLE.

Madame !

LA MARQUISE.

Oui, très touchée...

Baissant la voix et souriant.

Et maintenant très étonnée... je suis...

FRONDEVILLE.

Comment ?...

LA MARQUISE.

Oui, je ne comprends pas bien que, sachant qui je suis...

Mouvement de Frondeville.

Si fait, vous le savez... Je ne comprends pas bien que vous m’ayez, vous-même, fait venir dans votre maison...

Riant.

Vous avez quelque chose à me demander ?...

FRONDEVILLE, riant aussi.

Justement !

LA MARQUISE.

N’est-ce pas, j’étais sûre...

MARIE.

Nous rentrons, madame... Voulez-vous ?

LA MARQUISE.

Oh ! tout à l’heure, je vous prie... j’aurai le plaisir de vous rejoindre tout à l’heure... Monsieur de Frondeville désire me parler et je suis vraiment curieuse de savoir... Je vous laisse Geneviève.

Marie fait signe à Callières d’offrir son bras à Geneviève. Ils rentrent tous deux suivis de Birnheim et de M. Brédif. Jeu de scène. Frondeville a indiqué à la marquise un banc de jardin qui est au milieu de la scène. La marquise s’assied.

FRONDEVILLE, bas à Marie.

Eh bien, et Callières ?...

MARIE, bas.

J’ai obtenu de lui tout ce que je pouvais obtenir, il n’a pas dit non !...

FRONDEVILLE, à part.

En avant, alors.

Il prend une chaise.

 

 

Scène IX

 

LA MARQUISE, FRONDEVILLE.

 

LA MARQUISE.

Eh bien, voyons, maintenant que nous sommes tous les deux seuls, dites-moi un peu...

FRONDEVILLE.

Il s’agit de mademoiselle de Noriolis.

LA MARQUISE.

Je pensais bien !

FRONDEVILLE.

Vous savez que madame de Frondeville l’avait prise avec elle ?...

LA MARQUISE.

Je sais... puisque c’est à madame de Frondeville que monsieur de Noriolis a dû écrire, lorsqu’il a désiré que sa petite fille revînt près de lui...

FRONDEVILLE.

Vous savez l’affection de ma femme pour Geneviève et sa douleur lorsqu’il a fallu se séparer ?...

LA MARQUISE.

Si je ne sais pas, je devine... Oh ! je devine très bien... mais, si vive que puisse être l’affection d’une famille étrangère... ne paraît-il pas tout simple que mademoiselle de Noriolis préfère vivre dans sa famille, à elle ?...

FRONDEVILLE.

Aussi n’est-ce pas précisément pour la garder près de nous que nous songeons à vous redemander Geneviève, c’est pour la marier.

LA MARQUISE.

Pour la marier ?

FRONDEVILLE.

Oui !

LA MARQUISE.

Moi aussi, j’ai pensé à cela.

FRONDEVILLE.

Et vous avez quelqu’un en vue, peut-être ?

LA MARQUISE.

Oui, mais cela ne fait rien, cela ne fait rien du tout... Et, pour être agréable à madame de Frondeville, je ne demande pas mieux...

FRONDEVILLE.

Vraiment ?...

LA MARQUISE.

Vraiment !...

FRONDEVILLE.

Oh ! mais nous allons nous entendre en cinq minutes, alors... vous êtes une excellente personne, au fond.

LA MARQUISE.

Je ne suis pas méchante, mais j’ai beaucoup de... beaucoup de résolution... comment dites-vous... beaucoup de ténacité... Oui, c’est ténacité qu’il faut dire... Je suis tenace. – Avec qui voulez-vous la marier ?...

FRONDEVILLE.

Avec monsieur de Callières, ce jeune homme que vous avez vu là, tout à l’heure.

LA MARQUISE.

Ah !... il m’a paru très bien, ce jeune homme – et il aime Geneviève ?

FRONDEVILLE, après un instant d’hésitation.

Énormément !

LA MARQUISE.

Ah ! tant mieux !... je suis bien aise qu’il l’aime beaucoup, je suis bien aise...

FRONDEVILLE.

Excellente famille... Quant à sa fortune, elle est considérable... près de deux cent mille livres de rentes maintenant, et il aura plus.

LA MARQUISE.

Ah ! c’est bien cela, c’est très bien...

FRONDEVILLE.

Vous trouvez ?...

LA MARQUISE.

Oui, je suis bien contente qu’il soit très riche... Continuez, je vous en prie. Avez-vous quelque idée de la façon dont il compterait vivre, une fois marié ?

FRONDEVILLE.

Mais dame... il me semble... je crois qu’il commencerait par faire un voyage...

LA MARQUISE.

Un petit voyage ?...

FRONDEVILLE.

Petit ou grand, je ne sais pas !...

LA MARQUISE.

Et après ?

FRONDEVILLE.

Après ?... Ah ! je me rappelle que Callières a un très beau château là-bas, du côté de Poitiers... je pense qu’il y passerait une bonne partie de l’année... Donner d’autres détails, c’est assez difficile... mais ce que je puis affirmer, c’est que mademoiselle de Noriolis serait aussi heureuse qu’elle mérite de l’être.

LA MARQUISE.

Vraiment, bien heureuse ?

FRONDEVILLE.

J’en suis sûr !

LA MARQUISE, se levant.

Ah ! tant mieux...

FRONDEVILLE, se levant, à part.

C’est une excellente femme.

LA MARQUISE.

Mais moi ?...

FRONDEVILLE.

Vous, madame ?...

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que l’on compte faire de moi, dans tout cela ?...

FRONDEVILLE.

Comment, ce qu’on compte faire ?

LA MARQUISE.

Oui !

FRONDEVILLE.

J’avoue que je n’avais pas songé... Il s’agit d’un mariage... Je pense au mari et à la femme...

LA MARQUISE, très nettement.

Et moi, je pense à la belle-mère.

FRONDEVILLE.

Je ne comprends pas bien.

LA MARQUISE.

Oh ! bien... quand nous aurons causé un peu, j’espère que vous comprendrez mieux... Qu’est-ce que monsieur Birnheim vous a dit de moi ?

FRONDEVILLE.

Birnheim ?

LA MARQUISE.

Il vous a raconté une foule de choses, n’est-ce pas ?... Dès qu’il m’a eu reconnue, il s’est empressé...

FRONDEVILLE.

Mon Dieu, madame, Birnheim est moins coupable que vous ne pensez... Je ne vous étonnerai pas beaucoup, sans doute, en vous disant que vous avez fait sur lui une impression ineffaçable... il lui est très difficile de passer une heure sans parler de Fanny Lear...

LA MARQUISE.

Ah !

FRONDEVILLE.

Ici, il en parlait sans cesse sans se douter que Fanny Lear fût si près de lui... Hier, il vous aperçut... un cri lui échappa... votre nom...

LA MARQUISE.

Voilà tout ?

FRONDEVILLE.

Voilà tout !

LA MARQUISE.

Enfin, dans le cas où monsieur Birnheim ne vous aurait pas dit au juste, je vais vous dire, moi... cela vous aidera à comprendre... Mon nom, vous le savez : Fanny Lear. Je suis fille d’un matelot de Black-Friars... Ce matelot aimait la comédie ! il m’y conduisait souvent ; un soir, il m’y oublia. Monsieur Birnheim vous a au moins dit que j’avais joué à Drury-Lane ?

FRONDEVILLE.

Oui !...

LA MARQUISE.

Je quittai le théâtre... et, peu de temps après, lord Elpheston me fut... présenté... J’ai passé cinq ans près de lui... cinq ans du plus prodigieux ennui ; pour me distraire, j’ai étudié, j’ai travaillé et je suis devenue une femme... comment dites-vous ?...

FRONDEVILLE.

Supérieure...

LA MARQUISE.

Oui, supérieure... Au bout de ces cinq ans, lord Elpheston mourut, me laissant une fortune énorme... j’ai plusieurs millions, plusieurs... je résolus alors de vivre d’une façon... fort différente... Voyez-vous, moi, je n’étais pas née pour avoir les vertus des personnes pauvres, mais j’étais parfaitement née pour avoir les vertus des personnes riches.

FRONDEVILLE.

Plus faciles, entre nous, ces vertus-là ?

LA MARQUISE.

Oui, mais enfin, comme il y a des gens qui n’ont ni les unes ni les autres...

FRONDEVILLE.

Il faut savoir gré aux gens qui ont au moins ces dernières.

LA MARQUISE.

N’est-ce pas ?... Donc, une fois riche et maîtresse de mes actions, il me vînt une envie folle.

FRONDEVILLE.

Entrer dans le monde ?

LA MARQUISE.

Oui ; mais à Londres, il n’y fallait pas songer.

FRONDEVILLE.

Ah ! à Londres...

LA MARQUISE.

Ce n’était pas même la peine d’essayer... heureusement je pensai qu’à Paris...

FRONDEVILLE.

Ce serait plus facile.

LA MARQUISE.

Oh ! oui ; la première chose était de choisir un mari... Je trouvai, ou plutôt l’on trouva pour moi...

FRONDEVILLE.

Monsieur de Noriolis.

LA MARQUISE.

Grand nom, grande tournure encore !

FRONDEVILLE.

Et grande misère !...

LA MARQUISE.

Je pensai que je ne pouvais faire un meilleur emploi de ma fortune.

FRONDEVILLE.

Et il a consenti ?

LA MARQUISE.

Il lui eût été difficile de ne pas consentir.

FRONDEVILLE.

Difficile ?

LA MARQUISE.

Impossible même, tout à fait impossible.

FRONDEVILLE.

Ce qu’il y a de charmant dans votre conversation, c’est que vous rendez intéressantes, non-seulement les choses que vous dites, mais encore et surtout celles que dites pas.

LA MARQUISE.

Ah ! je vous amuse ; alors !...

FRONDEVILLE.

Oh !...

LA MARQUISE.

Si fait, je vous amuse ; je suis enchantée.

FRONDEVILLE.

Enfin, il consentit.

LA MARQUISE.

Et je devins la marquise de Noriolis...

FRONDEVILLE.

Et alors ?

LA MARQUISE.

Et alors, je restai dix mois à Londres. Après cela, nous avons voyagé pendant deux ans... Et puis, nous sommes venus ici, comme vous savez...

FRONDEVILLE.

Deux ans de voyage ?

LA MARQUISE.

Oui ; en Écosse, en Italie... un peu partout.

FRONDEVILLE.

Mais il me semble, je vous demande pardon de vous faire remarquer cela, il me semble que voilà une conduite assez singulière... vous vous mariez pour entrer dans le monde... très bien ; mais après le mariage, voilà que vous vous mettez à vous promener aux quatre coins de l’Europe... et que vous venez vous enfermer ici, avec Noriolis, seule... toujours seule ? Il y a là quelque chose qui m’échappe.

LA MARQUISE.

En vérité ?

FRONDEVILLE.

Oui, la ligne est droite jusque-là... Là, elle se brise.

LA MARQUISE.

Avant d’essayer sur les Parisiens l’effet de mon titre de marquise, j’ai pensé que je devais m’occuper de marier mademoiselle de Noriolis...

FRONDEVILLE.

Ah !

LA MARQUISE.

Cette explication vous suffit-elle ?

FRONDEVILLE.

Parfaitement, parfaitement... Mais alors, vous devez être enchantée de la proposition que je vous ai faite ?

LA MARQUISE.

Enchantée, enchantée... sans doute.

Il lui offre une chaise, ils s’asseyent.

si les renseignements donnés par vous sur monsieur de Callières me permettaient de croire qu’il acceptera les conditions... que je suis décidée à mettre à ce mariage...

FRONDEVILLE.

Ah ! il y a des conditions ?...

LA MARQUISE.

Oui, il y en a !...

FRONDEVILLE.

Qui sont ?

LA MARQUISE.

Je donne un million à mademoiselle de Noriolis et je dé sire qu’après son mariage elle et son mari continuent à vivre auprès de moi...

FRONDEVILLE.

Auprès de vous...

LA MARQUISE.

Oui, je désire...

FRONDEVILLE.

Cela veut dire que vous exigez !

LA MARQUISE.

Oh !... oui ! j’exige... et je donne un million... Pensez-vous que monsieur de Callières ?

FRONDEVILLE.

Je crois qu’il préférerait... rien du tout...

LA MARQUISE.

Mon Dieu... quant à cela...

FRONDEVILLE.

On pourrait ne pas prendre le million ?...

LA MARQUISE.

Oui... mais quant à l’autre condition...

FRONDEVILLE.

Vivre auprès de vous...

LA MARQUISE.

Celle-là, je ne renonce pas... Vous m’avez bien écoutée, n’est-ce pas ?

FRONDEVILLE.

Je n’ai pas perdu un mot...

LA MARQUISE.

Et vous comprenez maintenant ?...

FRONDEVILLE.

Oui... il me semble que je comprends. Vous avez pensé fort justement d’ailleurs, que pour être reçue dans le monde, il ne vous suffirait pas, même à Paris, de vous y présenter au bras d’un mari que son passé rend un peu...

LA MARQUISE.

Oui... un peu... beaucoup même...

FRONDEVILLE.

Tandis qu’en vous présentant au bras d’un gendre... jeune, riche, noble... irréprochable surtout, absolument irréprochable ?... J’ai compris, n’est-ce pas ?...

LA MARQUISE.

Il y a plaisir à causer avec vous...

FRONDEVILLE.

Un mari, tout seul, cela est vulgaire. Vous voudriez, vous...

LA MARQUISE.

Un mari ; un gendre... je voudrais arriver avec...

FRONDEVILLE.

Avec un ensemble...

LA MARQUISE.

C’est cela même... vous voyez que je vous traite en homme d’esprit... Je vous ai dit... tout, afin que vous jugiez nettement la situation et que vous soyez bien persuadé que je ne renoncerai jamais à la dernière condition...

FRONDEVILLE.

Et si on refusait de l’accepter ?

LA MARQUISE.

Oh ! cela serait très simple... je refuserais, moi, d’accorder la main...

FRONDEVILLE.

Oh ! mais je me suis un peu avancé, il me semble, et peut-être n’êtes-vous pas tout à fait aussi bonne que j’avais pensé d’abord.

LA MARQUISE.

Je ne suis pas méchante... je vous ai dit... mais quand je veux une chose... Tenace... je suis tenace.

FRONDEVILLE, s’animant peu à peu.

Et comme j’avais raison de prétendre que votre conversation intéresse par les choses que vous ne dites pas, autant que par celles que vous dites... car enfin, dans tout cela, il y a un personnage... monsieur de Noriolis... votre mari... dont vous ne parlez pas ?...

Silence de la marquise.

dont vous vous obstinez à ne pas parler, même quand je vous en parle, moi ! Ce personnage pourtant me paraît être d’une certaine importance... car c’est de lui, de lui seulement, que dépend mademoiselle de Noriolis !

LA MARQUISE, froidement.

Très exact, cela... très exact.

FRONDEVILLE.

Et il me semble qu’en s’adressant à lui...

LA MARQUISE, un peu durement.

Oh ! mauvaise idée, cela ; bien mauvaise idée...

FRONDEVILLE.

Mais cependant...

LA MARQUISE.

Alors, maintenant nous sommes ennemis ?...

Ils se lèvent.

FRONDEVILLE, se calmant.

Ennemis, non pas... et j’ai tort !... Je vous ai demandé quel que chose, vous m’avez dit vos conditions... c’était votre droit... Il ne me reste maintenant qu’à faire connaître ces conditions à celui qui, seul, peut les accepter ou les refuser.

Appelant.

Birnheim !

Appelant plus fort.

Birnheim !!...

BIRNHEIM, apparaissant effaré.

Qu’est-ce que c’est ?

FRONDEVILLE.

Viens donc !

BIRNHEIM, bas.

Qu’est-ce qu’elle veut me dire ?

FRONDEVILLE.

Rien du tout... prends tout doucement Callières par le bras et amène-le moi.

LA MARQUISE, à Frondeville.

Vous allez parler au jeune homme tout de suite.

FRONDEVILLE.

Oui, tout de suite.

D’une voix un peu émue.

Il serait inutile de vous dire, n’est-ce pas, que j’ai quelques raisons de croire que ce mariage ne déplairait pas à Geneviève ; il serait inutile de vous dire qu’avec un autre, elle sera sans doute moins heureuse qu’avec lui...

Callières et Birnheim paraissent sur le perron.

LA MARQUISE, sans répondre à la question de Frondeville.

Il est très bien, décidément... et je serais enchantée qu’il consentît... Malheureusement, je suis à peu près sûre qu’il ne consentira pas...

FRONDEVILLE.

Pas si bonne... décidément, pas si bonne... Voulez-vous me permettre ?...

Il lui offre son bras.

LA MARQUISE.

Restez donc, restez donc, je vais retrouver Geneviève... pourtant, si, comme vous me l’assurez, il l’aime énormément... enfin, si, par hasard, il disait oui, vous n’auriez tout à l’heure qu’à me faire un signe.

Callières est déjà descendu. Frondeville conduit la marquise jusqu’au perron. Elle y trouve Birnheim et s’arrête. Birnheim frémit et recule après l’avoir regardée pendant un instant, la marquise hausse légèrement les épaules, fait un pas, rencontre de madame Frondeville qui vient au devant d’elle, et entre avec elle dans le château.

 

 

Scène X

 

FRONDEVILLE, CALLIÈRES, BIRNHEIM

 

CALLIÈRES.

Je sais, monsieur, je sais ce que vous avez à me dire... il faut convenir que ce qui m’arrive est bien singulier... Enfin... il n’y a rien que je ne sois prêt à faire pour être agréable à madame de Frondeville.

FRONDEVILLE.

Je vous en remercie, monsieur...

CALLIÈRES.

Et puis, Geneviève... cette enfant... elle m’aime, monsieur... elle m’aime autant que l’on peut aimer...

BIRNHEIM.

Bah !

CALLIÈRES.

Qui la sauvera, si moi je refuse de la sauver ?

FRONDEVILLE.

Ah ! c’est bien, ce que vous faites là !

CALLIÈRES.

Cet amour... et puis, la bonne action... et puis... mieux vaut fermer les yeux et dire la chose tout de suite... j’épouserai...

Très naturellement.

Oh ! je n’étais pas venu ici pour ça...

BIRNHEIM.

Non ?

FRONDEVILLE, à part.

Ah çà... est-ce qu’il va me dire, à moi, pourquoi il était venu ?...

CALLIÈRES.

Mais il est possible après tout, que ce que l’on me fait faire vaille mieux que ce que je voulais faire, moi...

FRONDEVILLE.

C’est mon avis...

CALLIÈRES.

Je sais bien qu’il y a la belle-mère...

BIRNHEIM.

Aie !

CALLIÈRES.

Mais il est une façon bien simple de tout arranger... je n’accepterai pas un sou de dot... et la belle-mère, je ne la verrai jamais.

BIRNHEIM.

Je comprends ça...

FRONDEVILLE, appuyant sur ces mots.

Madame de Noriolis exige que son gendre vive auprès d’elle... la main de Geneviève est à ce prix...

CALLIÈRES.

Fanny Lear exige ?

FRONDEVILLE.

Elle exige... voilà ce que j’avais à vous dire !...

CALLIÈRES.

Vivre auprès de... Monsieur, je ne veux rien répondre... je vous en prie, répondez vous-même.

FRONDEVILLE.

Est-ce qu’il y a besoin de répondre ?

BIRNHEIM.

Il y aurait un moyen...

CALLIÈRES.

Lequel ?...

BIRNHEIM.

Tu promets à la belle-mère tout ce qu’elle te demandera de promettre, tu épouses, et le lendemain du mariage... Oh ! le joli express !...

CALLIÈRES.

Cela est impossible !

FRONDEVILLE.

Répondez-moi sincèrement, monsieur.

CALLIÈRES.

Mais je veux bien, monsieur.

FRONDEVILLE.

Si vraiment je trouvais le moyen de faire de vous le mari de mademoiselle de Noriolis en vous débarrassant de la condition imposée, bien entendu, vous consentiriez ?...

CALLIÈRES.

Sans hésiter...

FRONDEVILLE.

Cela est dit ?...

CALLIÈRES.

Cela est dit.

FRONDEVILLE.

C’est bien, alors, et je ferai ce que j’aurais sans doute hésité à faire si vous ne m’aviez pas donné cette parole... J’aurai besoin de toi, Birnheim !

BIRNHEIM.

Pour ?...

FRONDEVILLE.

Nous irons aux Roches-Blanches tous les deux.

BIRNHEIM, épouvanté.

Moi... aller... jamais de la vie !

 

 

Scène XI

 

FRONDEVILLE, CALLIÈRES, BIRNHEIM, LA MARQUISE, GENEVIÈVE, MARIE

 

MARIE, à la marquise.

Vous nous quittez, madame ?

LA MARQUISE.

L’état de santé dans lequel se trouve monsieur de Noriolis ne nous permet pas de faire de bien longues absences...

Bas à Frondeville.

Eh bien, non, n’est-ce pas ?

Frondeville ne répond pas.

MARIE, montrant Geneviève.

Mais vous me promettez de me la renvoyer... bientôt... demain ?

LA MARQUISE.

Je voudrais vous le promettre, malheureusement cela est impossible.

MARIE.

Comment ?

LA MARQUISE.

Cette mauvaise santé de monsieur de Noriolis nous oblige à quitter les Roches-Blanches... nous partirons très prochainement...

FRONDEVILLE, bas à la marquise.

Oh ! madame !... madame !...

LA MARQUISE, bas.

Cela vaut mieux, je vous assure !

GENEVIÈVE, à la marquise.

Vraiment, madame !...

LA MARQUISE.

Oui, ma chère enfant, nous partirons, il le faut, si vous aimez votre grand-père...

GENEVIÈVE, désespérée.

Ah !...

FRONDEVILLE, bas à Geneviève.

Ayez confiance ! Comptez sur moi !...

LA MARQUISE, à Geneviève.

Venez, Geneviève.

Callières fait un pas vers la marquise.

Vous avez quelque chose à me dire, monsieur ?...

CALLIÈRES.

Non, madame, rien !...

 

 

ACTE IV

 

Aux Roches-Blanches. L’appartement du marquis de Noriolis. À droite, cheminée, guéridon et fauteuil. À gauche, porte et fauteuil. Au fond, porte, fenêtre dans l’angle à droite. Table avec tapis, tasses, fla cons, etc. dans l’angle à gauche.

 

 

Scène première

 

FRONDEVILLE, BIRNHEIM, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, introduisant Frondeville et Birnheim par la porte du fond.

Ces messieurs sont bien persuadés que si je n’avais pas cru qu’il s’agissait de rendre service à monsieur le marquis, je n’aurais pas trahi ma maîtresse et donné à ces messieurs, en son absence, le moyen de s’introduire secrètement dans le château.

FRONDEVILLE.

Nous en sommes persuadés.

LE DOMESTIQUE.

Ce que j’ai fait, je l’ai fait à cause de ce pauvre monsieur qui, selon mon opinion à moi, n’est pas heureux ici, pas heureux du tout.

FRONDEVILLE.

C’est bon... Arriverons-nous bientôt ?

LE DOMESTIQUE.

Nous sommes arrivés, monsieur.

BIRNHEIM.

Ah !

LE DOMESTIQUE.

Nous sommes dans l’appartement particulier de monsieur le marquis.

BIRNHEIM.

Allons ! elle ne l’a pas trop mal logé au moins...

FRONDEVILLE.

Te figurais-tu qu’elle l’avait enfermé dans une cave ?...

BIRNHEIM.

Est-ce que je sais, moi ?

LE DOMESTIQUE.

Tenez, vous pouvez, si vous le voulez, apercevoir monsieur le marquis par cette porte entr’ouverte.

Il montre une porte entr’ouverte à gauche.

BIRNHEIM.

C’est vrai, ma foi !... brrr...

À Frondeville.

Vois, toi.

FRONDEVILLE, regardant à son tour.

Oui, c’est bien lui... pourtant, si on ne m’avait pas dit que c’est lui, je ne l’aurais certes pas reconnu.

À Birnheim, montrant le domestique.

Tu as donné ce que nous avions promis ?...

BIRNHEIM.

Oui...

LE DOMESTIQUE.

Ce que j’ai de mieux à faire maintenant, c’est de me sauver dans un endroit où la colère de madame ne puisse pas m’attraper...

BIRNHEIM.

Et pour nous en aller, nous ?...

LE DOMESTIQUE.

Vous repasserez par cette porte, vous descendrez le petit escalier... et puis le chemin que nous avons suivi ensemble.

BIRNHEIM.

Bon !

LE DOMESTIQUE, revenant.

Un mot encore dans votre intérêt... Madame n’est pas au château... mais prenez garde à monsieur Risley, le médecin... l’âme damnée de madame... Si vous étiez surpris par lui, ce serait comme si vous étiez surpris par elle...

FRONDEVILLE.

C’est très bien... merci !

LE DOMESTIQUE.

Et maintenant, je m’en vais et sans regarder derrière moi... Adieu, messieurs...

Il sort.

 

 

Scène II

 

BIRNHEIM, FRONDEVILLE

 

BIRNHEIM.

Est-ce que cela ne te fait pas quelque chose ?

FRONDEVILLE.

Si fait, mais que veux-tu ? Puisqu’il n’y avait pas d’autre moyen... Nous parlons à Noriolis, nous le décidons à venir avec nous ; une fois le vieillard sorti d’ici, il sera tout naturel que sa petite-fille...

BIRNHEIM.

Sans doute... sans doute... cela sera bien si les choses se passent ainsi que tu viens de dire... Entrons-nous ?

FRONDEVILLE.

Prends garde, le voici !...

Entre le marquis de Noriolis, soixante-dix ans. Quelque chose d’effrayant, mais grand air et grande tournure encore. Birnheim et Frondeville se sont retirés vers la droite. Noriolis entre lentement, ne les aperçoit pas, remonte vers la fenêtre, s’appuie contre le mur et regarde dehors, tournant le dos aux deux autres personnages qui traversent la scène.

 

 

Scène III

 

NORIOLIS, FRONDEVILLE, BIRNHEIM

 

FRONDEVILLE, bas.

Il ne nous a pas vus...

BIRNHEIM.

Il ne voit pas grand’chose, je crois...

FRONDEVILLE, bas.

Est-ce que tu ne te dis rien, en te trouvant en face ?...

BIRNHEIM, bas.

Qu’est-ce que tu veux que je me dise ?

FRONDEVILLE, bas.

Tu ne te dis pas que c’est ton avenir qui est devant toi, misérable !... Tu ne te dis pas que tu vis justement, toi, comme a vécu ce vieillard, qui est là... et voilà où on arrive...

BIRNHEIM.

Lui, mais pas moi !...

FRONDEVILLE.

Toi, comme lui... À ton âge, il était ce que tu es, à cela près pourtant qu’il était beau, et que toi tu ne l’es pas !

BIRNHEIM, bas.

Ah çà ! mais tu me dis des choses...

FRONDEVILLE, bas.

Je te dis ce qui est, et ce qui sera !

BIRNHEIM, bas.

Le fait est que je n’avais jamais considéré la haute galanterie à ce point de vue...

FRONDEVILLE, bas.

Il lui faut parler !

BIRNHEIM, bas.

Bien doucement d’abord !

FRONDEVILLE, bas.

Sans doute, ce qu’il y a de mieux à faire est de lui parler comme nous parlerions à un enfant... Allons !...

Il fait un pas vers Noriolis. Celui-ci se retourne, les regarde et vient à eux comme s’il les connaissait parfaitement.

NORIOLIS.

Ah ! vous voilà enfin...

BIRNHEIM, à part.

Qu’est-ce qu’il dit ?

NORIOLIS.

Comme vous vous êtes fait attendre !... mais vous voilà... c’est cela qui est important, vous venez pour m’emmener, n’est-ce pas ?

FRONDEVILLE.

Mais... oui...

NORIOLIS.

Emmenez-moi alors... emmenez-moi... il y a assez longtemps qu’ils me retiennent ici... 

Il va au guéridon.

BIRNHEIM, bas à Frondeville.

Est-ce que tu comprends, toi ?

FRONDEVILLE.

Non, mais puisqu’il veut partir... ne demandons pas autre chose et partons...

Noriolis les a examinés pendant ce dialogue. Son regard devient défiant tout à coup.

BIRNHEIM, à Noriolis.

Eh bien... venez...

NORIOLIS.

Que je vienne ?

Il recule.

BIRNHEIN.

Eh ! oui...

NORIOLIS, en ricanant.

Que je vienne avec vous, comme cela ?

BIRNHEIM.

Mais vous disiez, tout à l’heure...

NORIOLIS, à Birnheim.

Toi, vois-tu bien, si tu ne te dépêches pas de sortir d’ici, je t’étranglerai de mes deux mains.

BIRNHEIM, se rejetant sur Frondeville.

Mais qu’est-ce qu’il dit... qu’est-ce qu’il dit ?

FRONDEVILLE.

Ah ! Birnheim !

BIRNHEIM.

Quoi ?...

FRONDEVILLE.

Regarde !... C’est la folie !...

BIRNHEIM.

La folie !

FRONDEVILLE.

Regarde... les yeux... le geste...

NORIOLIS.

Je le sais bien... ce que vous venez faire ici... tous les deux... Vous venez encore me proposer ce mariage...

BIRNHEIM.

Oh !

FRONDEVILLE, bas à Birnheim.

Tais-toi... laisse-le parler.

NORIOLIS.

Comme si je ne vous avais pas dit déjà... comme si je ne vous avais pas dit que je mourrais de faim au coin d’une borne... plutôt que de consentir...

FRONDEVILLE, à Birnheim qui veut parler.

Tais-toi, te dis-je...

NORIOLIS.

Ah ! je sais bien ce que vous avez machiné contre moi... dans le cas où je refuserais... la prison... Eh bien, soit, la prison... mais pas ce mariage... je ne veux pas... non, allez-vous-en, je vous dis que je ne veux pas... je ne veux pas, je vous dis... Ah ! j’étouffe, je brûle ! Ah !...

Il se laisse tomber dans son fauteuil. Frondeville et Birnheim sont près de lui. Moment de silence. Noriolis revient à lui peu à peu et les regarde cette fois, sans avoir l’air de les reconnaître.

FRONDEVILLE.

N’ayez pas peur, monsieur, nous ne sommes pas venus pour vous faire du mal.

BIRNHEIM.

Regardez-nous, monsieur.

NORIOLIS.

Allez-vous-en !

FRONDEVILLE.

Je vous assure, monsieur, que vous ne devez pas avoir peur de nous... c’est pour votre bien que nous venons... Vous ne me reconnaissez pas ?

NORIOLIS.

Non !

FRONDEVILLE.

J’habite, moi, le château qui est près du vôtre, je suis votre voisin.

NORIOLIS.

Ah !

FRONDEVILLE.

Oui, vous savez bien... Les Frondeville... Frondeville et Noriolis... il n’y a que ces deux familles-là, dans le pays... les Frondeville...

NORIOLIS.

Non, je me rappelle pas !...

BIRNHEIM.

Mais... moi... vous devez vous en souvenir, de moi... car nous nous sommes vus déjà... et plus d’une fois...

NORIOLIS.

Où cela donc ?

BIRNHEIM.

Mais, à l’Opéra !

NORIOLIS, souriant presque.

À l’Opéra... il y a longtemps alors... je me rappelle très bien... l’Opéra... des femmes !...

Il se lève et descend.

BIRNHEIM.

Ah ! le vieux roquentin !... As-tu vu comme son œil s’est animé quand il a dit : des femmes ?...

FRONDEVILLE.

Oui, j’ai vu...

BIRNHEIM.

Nous le tenons... Laisse-moi lui parler... tous les deux nous allons nous comprendre...

À Noriolis.

Vous pouvez m’avoir oublié, mais moi je me souviens bien... Le jour où je suis entré pour la première fois dans le foyer de la danse... à l’Opéra, vous y étiez... vous avez dit : Qu’est-ce que c’est que celui-là ? « C’est Jacques, vous a-t-on répondu, le petit Jacques Birnheim. – Birnheim de la maison Birnheim, avez-vous demandé... Je suis devenu tout rouge et je vous ai dit : Oui, monsieur... Alors, vous vous m’avez présenté à Augustine Truchot...

NORIOLIS.

Qu’est-ce qu’il dit ? qu’est-ce qu’il raconte ?

À Frondeville en lui indiquant le front de Birnheim.

Est-ce qu’il n’est pas un peu ?...

FRONDEVILLE, bas.

Il l’est...

NORIOLIS.

C’est donc cela, pauvre garçon !...

Il regarde Birnheim avec compassion.

BIRNHEIM, ne comprenant pas.

Qu’est-ce qu’il y a ?

NORIOLIS, avec bonté.

Viens ici, fou... je ne te ferai pas de mal...

BIRNHEIM.

Il m’a appelé fou !!...

NORIOLIS.

Viens... nous allons voir un peu si tu es un bon fou... Écoute, et réponds à celle-là... Pourquoi la situation d’un homme, qui attend une jolie femme, est-elle toujours une situation excellente ?...

BIRNHEIM.

Mais... dame...

NORIOLIS.

Comment... tu ne sais pas cela... Mais la jolie femme vient au rendez-vous ou elle n’y vient pas, n’est-ce pas ?

BIRNHEIM.

Sans doute...

NORIOLIS.

Si elle vient, c’est un plaisir...

BIRNHEIM.

Et si elle ne vient pas ?...

NORIOLIS.

Si elle ne vient pas... c’est un bonheur... Ah ! ah ! fou... avoue que tu ne connaissais pas celle-là ?...

FRONDEVILLE.

Et, dites-moi, monsieur de Noriolis, combien de temps êtes vous resté à Londres ?...

NORIOLIS.

Londres... pourquoi me parlez-vous de Londres ?...

FRONDEVILLE.

Répondez-moi, je vous en prie...

NORIOLIS.

Quelle misère ! – mon Dieu ! quelle misère !... un bouge dans la cité ! La vie errante... les longues promenades, la nuit, dans les rues noires...

FRONDEVILLE.

Pendant longtemps, cette misère ?...

NORIOLIS.

Oui – longtemps, – bien longtemps... des années jusqu’au jour... Ah !...

FRONDEVILLE.

Jusqu’au jour où une femme ?...

NORIOLIS.

Oui...

BIRNHEIM.

Fanny Lear.

NORIOLIS, tombant dans le fauteuil à gauche.

Vous savez cela !...

Il cache son visage dans ses mains.

FRONDEVILLE.

Et alors, n’est-ce pas, plus de misère... la fortune, au contraire, la fortune comme autrefois... Reste à savoir, cependant, si vous êtes content de cette existence...

NORIOLIS.

Si je suis content !...

FRONDEVILLE.

Oui !...

NORIOLIS, se relevant.

Non, pardieu... je ne suis pas content...

FRONDEVILLE.

Eh ! bien, nous venons...

NORIOLIS, prêtant l’oreille.

Chut ! chut !... prenez garde.

Il va regarder au fond.

BIRNHEIM.

Qu’est-ce que c’est ?

NORIOLIS.

Là... là... tous les deux !

Il les pousse dans sa chambre.

C’est le médecin... n’ayez pas peur, il n’entrera pas là !...

Après les avoir fait sortir, il revient s’asseoir dans son fauteuil à droite, et reprend l’air abattu. Entre Risley.

 

 

Scène IV

 

NORIOLIS, RISLEY

 

RISLEY.

Eh bien, comment êtes-vous ?

NORIOLIS.

J’ai froid.

RISLEY.

Attendez !

Prenant une couverture et la lui étendant sur les jambes.

Tenez, mettez cela sur vous...

NORIOLIS.

La marquise ?...

RISLEY.

Madame la marquise est sortie... elle vous l’a dit...

NORIOLIS.

Loin ?...

RISLEY.

Non, à Nizerolles... elle sera ici pour dîner...

NORIOLIS.

Ah ! bien !...

Petite scène muette. Le médecin regarde autour de lui dans la chambre comme s’il cherchait. Noriolis suit tous ses mouvements avec le regard rusé du fou ; ce regard redevient terne aussitôt que le médecin se retourne vers Noriolis.

RISLEY, près de la table du fond.

Voulez-vous boire quelque chose ?

NORIOLIS.

Non, merci... dormir.

RISLEY, pose la main sur le front du malade.

Eh bien, dormez...

Il lui arrange sa couverture.

Là, êtes-vous bien ?...

NORIOLIS.

Oui... bien... merci...

RISLEY.

À ce soir, alors...

Il sort. À peine est-il sorti que les yeux de Noriolis se raniment. Il rejette la couverture, se relève et va à la porte de la chambre dans laquelle il a fait entrer Frondeville et Birnheim.

 

 

Scène V

 

NORIOLIS, BIRNHEIM, FRONDEVILLE

 

NORIOLIS.

Venez, maintenant, vous pouvez venir...

À Frondeville.

Monsieur de Frondeville, vous m’avez dit ?...

FRONDEVILLE.

Oui.

NORIOLIS, changeant de ton et ayant toute sa raison pendant la scène qui va suivre, parole brève et saccadée cependant.

Monsieur de Frondeville... oui... je me rappelle... Voyons, vous êtes venus ici tous les deux... comment avez-vous pu y entrer, je n’en sais rien... Vous avez voulu me réveiller... vous y êtes arrivés... vous m’avez forcé à me souvenir de choses... que j’aimerais mieux avoir oubliées pour toujours... Que voulez-vous de moi, qu’avez-vous à me dire ?... dépêchez-vous, parlez... je me retrouve... j’ai ma tête à moi maintenant, mais cela ne durera pas... dépochez-vous.

FRONDEVILLE.

Il y a ici une jeune fille...

NORIOLIS.

Une jeune fille ?...

FRONDEVILLE.

Mademoiselle de Noriolis.

NORIOLIS.

Oui, elle aussi... près de... Je ne voulais pas, mais il a bien fallu...

FRONDEVILLE.

C’est de cette jeune fille que nous venons vous parler.

NORIOLIS.

Ah ! si c’est pour la tirer d’ici...

BIRNHEIM.

Justement !...

FRONDEVILLE.

Ma femme l’avait prise ave elle... et jamais elle ne l’aurait laissée partir, une lettre de vous...

NORIOLIS.

De moi ?...

FRONDEVILLE.

Eh ! oui, de vous.

NORIOLIS.

C’est possible... mais les lettres que j’écris !...

FRONDEVILLE.

Ma femme voudrait qu’on lui rendit Geneviève !...

NORIOLIS, se levant.

Ah ! prenez-la... prenez-la...

FRONDEVILLE, se levant ainsi que Birnheim.

C’est bien, mais...

NORIOLIS.

Prenez-la tout de suite, je vous dis...

BIRNHEIM.

Et dans une heure vous nous la redemanderez.

NORIOLIS.

Moi.

BIRNHEIM.

Quand elle... quand l’autre sera revenue... Elle verra que mademoiselle de Noriolis, n’est pas ici... elle vous forcera à écrire...

NORIOLIS.

Ah !...

FRONDEVILLE.

Et il faudra bien...

NORIOLIS.

Mais alors, que voulez-vous que je fasse ?...

FRONDEVILLE.

Ce que je veux que vous fassiez ?... Que vous preniez votre petite-fille par la main et que vous sortiez d’ici avec elle...

NORIOLIS, effrayé.

Non, non !...

BIRNHEIM.

Comment ?...

NORIOLIS.

Je ne puis pas sortir d’ici, moi... Quelle maison s’ouvrirait pour moi ?...

FRONDEVILLE.

La mienne, monsieur.

NORIOLIS.

Oh !...

FRONDEVILLE.

Certainement, les Frondeville doivent bien cela aux Noriolis... Voyons... monsieur... ce que vous devez souffrir ici, je ne vous le demande pas... mais je le devine ; eh bien, pour vous soustraire à ce supplice, pour sauver cette enfant que vous aimez... je ne vous demande qu’un instant d’énergie... ayez seulement le courage de sortir d’ici... Une fois que vous serez chez moi tous les deux, n’ayez pas peur... c’est moi qui vous défendrai.

BIRNHEIM, avec énergie.

Et si elle ose venir !...

NORIOLIS, après avoir serré la main de Frondeville, va à la cheminée et sonne ; entre un domestique.

Mademoiselle de Noriolis est au château ?

LE DOMESTIQUE, stupéfait en voyant Frondeville et Birnheim.

Oui, monsieur, mais...

NORIOLIS.

Eh bien, dites-lui de venir ici.

LE DOMESTIQUE.

Mais, monsieur...

NORIOLIS, avec autorité.

Allez le lui dire tout de suite !

LE DOMESTIQUE.

J’y vais, monsieur...

Il sort.

FRONDEVILLE, à Noriolis.

Ah ! c’est bien cela !...

NORIOLIS, perdant un peu la tête.

Oui, mais partons tout de suite, n’est-ce pas... j’ai eu de la force comme cela pendant quelque temps... mais je sens déjà... cependant je veux partir... je le veux... Geneviève !... ce domestique... voyez donc !

BIRNHEIM, remonte un peu et, à la porte du fond, il rencontre Fanny Lear.

Ah !...

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, NORIOLIS, FRONDEVILLE, BIRNHEIM

 

LA MARQUISE.

C’est vrai, ma foi !

BIRNHEIM.

Allons-nous-en, mon ami !

Noriolis est sur le fauteuil à gauche.

LA MARQUISE, à Frondeville.

Vous n’avez pas perdu de temps pour me rendre la visite que je vous avais faite, monsieur... c’est une gracieuseté à laquelle je serais sans doute plus sensible, si vous m’aviez fait l’honneur de m’en prévenir... Vous me permettrez de vous demander ce que vous êtes venu faire chez moi... oui, chez moi, vous savez bien que vous êtes chez moi ici !...

FRONDEVILLE.

Ce que je suis venu faire ?

BIRNHEIM.

Frondeville !

FRONDEVILLE.

Ah ! par la mort Dieu ! si tu crois que je vais me taire...

À la marquise.

Je suis venu ici pour en arracher monsieur de Noriolis... parce que je sais qu’en effet est ici chez vous et que je pense que ma maison vaut mieux pour lui et pour les siens, que la maison...

LA MARQUISE.

En vérité, c’est pour cela ?...

FRONDEVILLE.

Pas pour autre chose !

LA MARQUISE, regardant le vieillard épouvanté.

Eh bien, dites-lui de vous suivre... voyons, dites-lui...

Elle remonte et reste très calme pendant toute scène.

FRONDEVILLE.

Monsieur de Noriolis ?...

NORIOLIS, la folie revenant.

Non... non... je vous ai dit que je ne voulais pas...

FRONDEVILLE.

Mon Dieu ?...

NORIOLIS, se levant et allant vers la cheminée.

Non... non... vous ne m’arracherez pas d’ici, quand je devrais me défendre.

Il met deux ou trois chaises devant lui. La marquise, près de la table du fond, sonne.

Ah ! je vous défie bien...

Entre un domestique.

LA MARQUISE, au domestique.

Monsieur Risley, tout de suite !...

Le domestique sort.

FRONDEVILLE, à Noriolis.

Je vous en supplie, monsieur.

NORIOLIS, derrière la barricade.

Ah ! essayez maintenant, essayez de venir me prendre.

À Birnheim.

Essaie un peu, toi !...

Entre Risley.

LA MARQUISE, lui montrant Noriolis.

Vous voyez...

NORIOLIS, à Risley en lui montrant Birnheim.

Le fou... voilà le fou... Emparez-vous de lui !...

RISLEY, à Noriolis.

Allons, venez...

Il écarte les chaises.

NORIOLIS, regardant Frondeville et Birnheim.

Ils veulent m’emmener... ah ! je sais bien où... mais je ne veux pas.

RISLEY.

Ils ne vous emmèneront pas, venez...

NORIOLIS, sortant avec le médecin.

Je ne veux pas... je ne veux pas.

RISLEY.

N’ayez pas peur... venez ; vous savez bien que vous n’avez rien à craindre quand vous êtes avec moi !

Ils entrent dans la chambre à gauche.

 

 

Scène VII

 

LA MARQUISE, FRONDEVILLE, BIRNHEIM

 

LA MARQUISE, à Frondeville.

Ainsi, vous avez profité d’un moment où je n’étais pas chez moi pour vous y glisser... voilà donc la guerre que nous nous faisons maintenant... nous achetons des valets... À la bonne heure !... Il paraît que les choses ont marché depuis hier, et que nous n’en sommes plus à nous dire des douceurs.

FRONDEVILLE.

Fanny Lear, sans doute, ne se fâchera pas si je supprime, en lui parlant, certains ménagements auxquels je me serais cru obligé envers la marquise de Noriolis...

LA MARQUISE.

Fanny Lear ou marquise de Noriolis... je ne vois pas bien ce qu’il peut vous rester à me dire...

FRONDEVILLE.

J’ai à vous dire : Il y a ici un vieillard et une jeune fille... le vieillard, il est à vous... je vous l’abandonne... Il a la vieillesse qu’il devait avoir après tout, et ce que vous ferez de lui je ne m’en soucie guère... mais quant à la jeune fille, vous vous trompez terriblement si vous croyez que je vous la laisserai...

LA MARQUISE, regardant Birnheim tout en parlant à Frondeville.

Mais à quoi donc vous a servi de l’avoir avec vous ?... lui ?... Il devrait me connaitre, cependant... Et il ne vous a pas dit que vous faisiez une chose folle en essayant de lutter contre une volonté à moi ?...

BIRNHEIM.

Je l’ai dit... Je l’ai dit !...

FRONDEVILLE.

En effet, madame, il me l’a dit, mais j’ai refusé de le croire.

LA MARQUISE.

Et vous êtes venu ?...

FRONDEVILLE.

Et je suis venu...

BIRNHEIM, bas à Frondeville, en observant la marquise.

Prends garde, mon ami.

LA MARQUISE.

Et vous êtes satisfait ?...

FRONDEVILLE.

Satisfait... non ; mais pas absolument mécontent... notre visite ici n’a pas été aussi inutile que vous semblez le croire... et n’eût elle servi qu’à éclaircir pour moi certains points que, dans notre conversation d’hier, vous aviez laissé dans l’ombre...

LA MARQUISE.

En vérité ?

BIRNHEIM, à Frondeville.

Prends garde, je te dis...

FRONDEVILLE.

Ce que nous avons vu, ce que nous avons entendu...

LA MARQUISE.

Eh bien, allez, si cela vous amuse, le raconter, ce que vous avez vu et ce que vous avez entendu !... Allez raconter que Fanny Lear, après avoir été la maîtresse de lord Elpheston...

Regardant Birnheim.

après avoir été sa maîtresse à lui, pour tout dire en un mot !... que Fanny Lear a eu envie d’entrer dans le monde... qu’alors elle s’est donné du mal pour trouver un mari... qu’elle en a trouvé un, qu’elle l’a acheté, qu’elle l’a payé !... et que huit, jours après, elle a vu que ce mari était en train de devenir fou.

Elle s’assied sur le fauteuil à droite.

Dites alors son désappointement, sa colère... et toute sa vie passée à cacher ce mari qu’elle avait rêvé d’étaler au grand jour !... allez raconter tout cela et riez si cela vous plaît de rire... mais, si, ensuite, vous parlez de cette jeune fille, que vous avez essayé de me prendre... et que je garde, moi ! ne riez pas, par exemple !

FRONDEVILLE.

Madame !

LA MARQUISE, se levant et le regardant en face.

Eh bien ?...

On entend dans la chambre voisine la voix de Noriolis se disputant avec le médecin.

NORIOLIS, au dehors.

Je ne veux pas !

BIRNHEIM, à Frondeville.

Tu entends...

FRONDEVILLE.

Monsieur de Noriolis... Il revient à lui, peut-être...

Il fait un pas vers la porte. La marquise se place devant lui.

LA MARQUISE.

Allons, que faites-vous là ?... vous voyez bien que votre coup est manqué et que vous n’avez plus rien à faire ici...

Encore des cris dans la chambre voisine.

CRIS au dehors.

Non... non... je ne veux pas !

BIRNHEIM, à Frondeville.

Tu entends !... Tu entends !...

FRONDEVILLE.

Par ici, monsieur.

Il fait encore un pas.

LA MARQUISE.

Eh ! mais, de quelle façon faut-il vous dire les choses ? voulez-vous donc que je sonne et que je vous fasse jeter à la porte ?

Mouvement de Frondeville.

BIRNHEIM, l’arrêtant.

Elle le ferait, mon ami !...

LA MARQUISE.

Voilà la première chose sensée qui ait été dite !...

FRONDEVILLE.

Mon Dieu ! dire que j’ai battu une femme dans ma vie, et que ce n’est pas celle-là...

Il regarde Fanny. Celle-ci le regarde de son côté, la main près de la sonnette.

Allons, viens... c’est une revanche à prendre, et je la prendrai !

LA MARQUISE, à part en les regardant sortir.

Si je vous en laisse le temps...

Entre Risley.

RISLEY.

Il faudrait appeler, je ne suis plus maître de lui !...

LA MARQUISE.

Ah ! ne vous en occupez plus, et donnez des ordres tout de suite... ce n’est plus dans deux jours que nous parlons... c’est dans une heure !...

Noriolis menaçant, les poings fermés, paraît à la porte de la chambre.

RISLEY, à la marquise.

Prenez garde...

LA MARQUISE.

Oh ! je n’ai pas peur... Laissez-nous, allez donner les ordres...

Le médecin s’en va par le fond.

 

 

Scène VIII

 

NORIOLIS, LA MARQUISE

 

Noriolis menaçant marche vers Fanny Lear. Celle-ci le regarde. Scène muette. Noriolis s’arrête et finit par reculer jusqu’à son fauteuil à droite.

LA MARQUISE, la voix douce.

Allons... du calme... du calme... Vous savez bien que vous ne m’ayez jamais fait peur à moi...

Elle le fait asseoir dans un fauteuil.

Mettez-vous là... à la bonne heure... Êtes-vous bien ?

NORIOLIS.

Brisé... mort...

LA MARQUISE.

Ah ! ce n’est pas ma faute... je ne vous tourmente jamais, moi !...

NORIOLIS.

Ces deux hommes qui sont venus...

LA MARQUISE.

Pour vous demander Geneviève ?

NORIOLIS.

Ah ! oui... oui...

Moment de silence.

LA MARQUISE.

Eh bien ! mais... si vraiment vous croyez que cette jeune fille ne doit pas rester ici...

NORIOLIS, abattu.

Ce que vous voudrez.

LA MARQUISE.

Je ne vois aucun inconvénient à la marier, quant à moi !

NORIOLIS.

Ce que vous voudrez, je vous dis...

LA MARQUISE.

Il ne s’agit pas de ce que je veux... Il s’agit de ce que vous voulez, vous... car c’est vous seul, vous le savez bien...

NORIOLIS.

Eh bien ! je ferai, moi, ce que vous me direz de faire... C’est à cela que vous voulez arriver, n’est-ce pas ? je ferai ce que vous me direz...

LA MARQUISE, souriant.

Écrivez alors...

NORIOLIS.

Oui ! oui !...

La marquise prend sur le guéridon, du papier, des plumes, et les place devant le vieillard. Noriolis la regarde. Scène muette.

LA MARQUISE, dictant.

« Cher monsieur, nous partons demain pour Florence. »

NORIOLIS, s’arrêtant.

Ah !

LA MARQUISE.

Oui, l’air de ce pays n’est pas bon pour vous, décidément...

Dictant.

« Nous partons demain pour Florence, je serai charmé que vous veniez nous y retrouver le plus vite possible.

Entre Geneviève, elle s’arrête au fond et écoute.

J’ai reçu la lettre dans laquelle vous me demandez la main de Geneviève de Noriolis, ma petite-fille... »

NORIOLIS.

La lettre ?

LA MARQUISE.

Oui, je l’ai reçue, moi... Écrivez : « L’invitation que je vous envoie vous fait assez connaître quels sont mes sentiments. »

NORIOLIS.

Mais à qui est-ce que j’écris cela ?...

LA MARQUISE.

Je mettrai l’adresse ; avez-vous écrit ?

Noriolis lui tend le papier.

C’est bien, maintenant signez !...

GENEVIÈVE, s’est approchée da vieillard, elle s’agenouille près de lui.

Grand-père, je vous supplie de ne pas signer cette lettre !...

 

 

Scène IX

 

NORIOLIS, LA MARQUISE, GENEVIÈVE

 

NORIOLIS.

Geneviève !...

GENEVIÈVE.

Ne signez pas cela, grand-père... Ce mari que vous allez me donner... je ne le connais pas... mais pour justifier la terreur qu’il m’inspire, il suffit qu’il me soit indiqué par...

LA MARQUISE.

Vous voyez bien que votre grand-père n’est pas en état maintenant... Plus tard, si vous voulez, vous lui parlerez...

GENEVIÈVE.

Non, pas plus tard...

LA MARQUISE.

Il ne vous entend pas...

NORIOLIS, s’animant.

Si... si... j’entends.

GENEVIÈVE.

Je ne vous demande qu’une chose. Laissez-moi sortir d’ici... j’irai où vous voudrez ! au couvent où j’étais... on me permettra d’y rentrer... Je trouverai bien moyen de vivre... et d’ailleurs... la mort même me paraîtrait mille fois, préférable !...

NORIOLIS, suppliant.

Fanny !...

LA MARQUISE.

Bien... bien... ne parlez pas.

NORIOLIS.

Fanny... ne soyez pas méchante... Elle vient me demander de la protéger... comme si je pouvais, moi... voyez, nous sommes-là tous les deux devant vous... une enfant... un vieillard... Elle veut partir. Elle a raison... que fait-elle ici... vous savez bien que ce n’est pas ici sa place... Joins-toi à moi, Geneviève... et prions-la ensemble... elle sera bonne... elle te laissera partir.

Les deux femmes se regardent Geneviève ne baisse pas les yeux. Silence.

LA MARQUISE.

Partir... pour où aller ?... Pour aller dans la maison de monsieur de Frondeville... où elle espère retrouver ce jeune homme à qui j’ai offert sa main et qui l’a refusée.

GENEVIÈVE, se relevant.

Oh ! ne parlez pas de cela !...

LA MARQUISE.

Pourquoi ?

GENEVIÈVE.

Parce que cela répond trop bien à mes craintes, à mon horreur... Oui, il m’aimait... il me voulait pour femme ; vous êtes venue... il m’a vue quand votre main touchait la mienne. Je ne sais quelles paroles ont été prononcées à voix basse... et il s’est éloigné alors, il s’est éloigné de moi comme si tout d’un coup j’étais devenue indigne de lui ; d’où peut donc venir cette indignité, dites-le moi, si ce n’est de vous ?...

LA MARQUISE, avec colère.

Ah !...

NORIOLIS, éperdu.

Geneviève... Fanny...

LA MARQUISE, à Geneviève.

Vous le tuez !

GENEVIÈVE, éclatant.

Et qui me dit qu’il ne vaudrait pas mieux pour lui être mort !...

LA MARQUISE.

Malheureuse !

Elle fait un pas vers Geneviève.

GENEVIÈVE, se jetant dans les bras de Noriolis.

Défendez-moi, grand-père, défendez-moi.

NORIOLIS, se levant.

Oui, je te défendrai.

Il prend sa petite-fille dans ses bras, Fanny l’arrête.

Viens, on nous attend... sortons d’ici...

À la marquise qui se place devant lui.

Ah ! vous nous laisserez passer...

Il la repousse violemment. À Geneviève.

Viens, viens...

Il la prend par la main, arrive avec elle jusqu’à la porte. Là il s’arrête, porte une main à son front, pousse un cri étouffé, revient à reculons vers le public, se cramponne à un fauteuil à gauche, et finit par tomber tout de son long au milieu de la scène.

GENEVIÈVE.

Ah !...

LA MARQUISE.

C’est là ce que vous vouliez... n’est-ce pas...

Sonnant avec fureur.

À moi ! à moi !...

GENEVIÈVE, agenouillée près de Noriolis.

Grand-père !... grand-père !...

Entre Risley.

 

 

Scène X

 

NORIOLIS, LA MARQUISE, GENEVIÈVE, RISLEY

 

RISLEY.

Qu’est-ce donc ?...

LA MARQUISE.

Là... regardez... Il est mort ?...

Le médecin s’approche de Noriolis. Geneviève recule aussitôt.

RISLEY.

Non !... il vivra...

Le médecin s’est agenouillé près de Noriolis dont il tient la main. La marquise penchée sur eux. Geneviève, folle d’épouvante, s’appuie contre le mur.

 

 

ACTE V

 

Même décor qu’au premier acte. Le soir. Lampes allumées. La table est au fond en travers devant la cheminée.

 

 

Scène première

 

BIRNHEIM, NIQUETTE

 

Birnheim tout de son long étendu sur un canapé. Niquette derrière le canapé soignant, Birnheim, lui faisant du thé.

BIRNHEIM.

Ah ! Niquette...

NIQUETTE.

Eh bien, monsieur.

BIRNHEIM.

J’aurais mieux fait de partir.

NIQUETTE.

C’est mon avis, monsieur.

BIRNHEIM.

Si j’étais parti, je n’aurais pas assisté à cette scène...

NIQUETTE.

Et vous n’auriez pas froissé une personne... sensible... en la faisant poser à la gare... pendant deux heures.

BIRNHEIM.

C’est vrai... il y a ça encore... Niquette ?...

NIQUETTE.

Monsieur...

BIRNHEIM.

Et cette tasse de thé ?

NIQUETTE, avec calme.

Je l’ai bue, monsieur.

BIRNHEIM.

Ah !

NIQUETTE.

Je ne trouve pas ça bon, moi, le thé...

BIRNHEIM.

Vraiment...

NIQUETTE.

Pas bon du tout...

BIRNHEIM.

Eh bien, là, vrai, j’en suis bien aise... cela me permet d’espérer que si vous avez la bonté d’en verser une seconde tasse, vous me la donnerez au lieu de la boire.

NIQUETTE, lui donnant une tasse de thé.

Tenez...

BIRNHEIM.

Merci...

NIQUETTE.

Cela va-t-il un peu mieux ?...

BIRNHEIM.

Oui... et j’espère maintenant qu’avec une demi-heure de sommeil...

NIQUETTE.

Une demi-heure de sommeil... Ah ! bien, il ne s’agit pas de dormir, monsieur... il s’agit de m’entendre.

BIRNHEIN.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?

NIQUETTE, avec dignité.

Il y a que je viens vous prier de me rendre ma lettre, monsieur.

BIRNHEIM.

Votre lettre... vous me la redemandez ?...

NIQUETTE.

Oui...

BIRNHEIM.

C’est fini alors, Niquette ?...

NIQUETTE.

C’est fini...

BIRNHEIM.

Déjà !

NIQUETTE.

À qui la faute, monsieur, et le moyen maintenant d’avoir quelque confiance en vous.

BIRNHEIM.

Vous n’avez plus de confiance.

NIQUETTE.

Plus une miette, monsieur, plus une miette.

BIRNHEIM.

Ah ! Niquette... je n’accepte pas ces reproches... non, je ne les accepte pas et j’y répondrai... mais plus tard... en ce moment il m’est impossible.

S’endormant.

Vous voyez, malgré moi... Savez-vous ce que vous feriez, Niquette, si vous étiez bonne ?...

NIQUETTE.

Qu’est-ce que je ferais ?

BIRNHEIM, indiquant la porte à gauche.

Vous iriez-là me chercher un second coussin... Niquette, soyez bonne.

NIQUETTE.

Le méritez-vous ? Elle va chercher le coussin.

BIRNHEIM.

Oui, je le mérite... Là, bien... merci... Venez qu’on vous embrasse.

Niquette se dérobe.

Oh ! la méchante... Baissez un peu la lampe... là... c’est bien... Vous allez voir, je vais m’endormir... m’endormir comme un gros enfant...

NIQUETTE, le regardant.

Petit bébé, va. Elle va fermer la porte-fenêtre à gauche.

BIRNHEIM, s’endormant.

Ta lettre... ta bonne lettre... Jacques sept...

NIQUETTE, câlinement.

Monsieur...

BIRNHEIM.

Quoi encore ?...

NIQUETTE.

Est-ce que vous connaissez des tapissiers à Paris ?...

BIRNHEIM.

Si je connais des tapissiers... je crois bien que je connais... et papa aussi les connaît... et il leur a bien défendu.

S’endormant tout à fait.

Après çà, cette fois-ci, çà ne sera pas une affaire... comme je ne dépasserai pas l’acajou...

NIQUETTE, indignée.

De l’acajou !...

Entre Risley, introduit par Pierre, par le fond à droite.

 

 

Scène II

 

NIQUETTE, BIRNHEIM, endormi, RISLEY, PIERRE

 

PIERRE, à Risley.

Voulez-vous entrer ici, monsieur... monsieur de Frondeville va descendre tout de suite.

RISLEY.

C’est bien...

NIQUETTE, à Pierre.

Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?

PIERRE, à Niquette.

C’est le médecin des Roches-Blanches... le médecin de la marquise de Noriolis...

NIQUETTE.

Le médecin de la... Ah ! toutes les fois que maintenant j’entends parler de cette femme-là... je me fais l’effet d’un conscrit qui entend parler du général...

Entre Frondeville de l’angle à droite. Sortent Niquette et Pierre.

 

 

Scène III

 

FRONDEVILLE, RISLEY, BIRNHEIM, endormi

 

FRONDEVILLE.

Monsieur...

RISLEY.

Vous me reconnaissez, monsieur ?

FRONDEVILLE.

Parfaitement... Le docteur Risley, n’est-ce pas ? que j’ai vu tout à l’heure...

RISLEY.

Le docteur Risley... oui, monsieur... Je suis venu pour vous parler...

FRONDEVILLE.

Pour me parler...

Il lui montre une chaise, ils s’asseyent.

RISLEY.

De ce pauvre vieillard... À la suite de cette visite... inattendue, que vous avez faite à monsieur de Noriolis, il a eu une crise très violente.

FRONDEVILLE.

Ah !

RISLEY.

Si violente, que madame de Noriolis, qui voulait partir, partir tout de suite, ne partira pas... J’ai dû comme médecin le lui défendre absolument.

FRONDEVILLE.

Elle ne partira pas.

RISLEY.

Non, monsieur. La crainte de la marquise... ma crainte à moi, est que vous ne vouliez profiter de ce délai pour faire quelque nouvelle tentative... elle serait, sans aucun doute, fatale à monsieur de Noriolis, et, en outre, tout à fait inutile.

FRONDEVILLE.

Inutile ?

RISLEY.

Oh ! complétement... Depuis hier, monsieur de Noriolis n’a plus aucun pouvoir sur mademoiselle Geneviève.

FRONDEVILLE.

Comment ?

RISLEY.

Ce pouvoir qu’il avait et qu’il n’a plus, il le tenait de son titre de tuteur... Je pense, monsieur, que vous connaissez la loi : quand, pour un motif ou pour un autre, le tuteur a été déclaré incapable, le subrogé-tuteur prend sa place. C’est ce qui est arrivé, le jugement qui interdit monsieur de Noriolis a été prononcé, et c’est maintenant le subrogé-tuteur qui a tous les droits.

FRONDEVILLE.

Et ce subrogé-tuteur ?

RISLEY.

C’est moi, monsieur.

FRONDEVILLE.

Vous...

Ici, Birnheim se remue, lève la tête, et, encore à moitié endormi, commence à écouter.

RISLEY.

Oui, moi !... Madame la marquise, ne doutant point de mon dévouement, m’avait fait désigner.

FRONDEVILLE.

C’est de vous maintenant que dépend !...

RISLEY.

De moi seul...

FRONDEVILLE, avec joie.

Mais alors, monsieur, comme moi, comme nous tous, vous vous intéresserez au sort de mademoiselle de Noriolis.

RISLEY.

Sans doute... sans doute...

FRONDEVILLE.

Et comme moi, comme nous tous, vous comprenez qu’elle ne peut pas continuer à vivre dans la maison de cette femme.

RISLEY.

Mais pardon, monsieur, je suis moi l’obligé... l’ami de madame la marquise de Noriolis... J’ai pour elle beaucoup d’affection, beaucoup d’estime.

FRONDEVILLE.

D’estime ?...

RISLEY.

Oui, monsieur... Ah ! je sais ce que vous voulez dire... le passé... Eh ! monsieur, prenons garde, Fanny Lear n’existe plus, et la marquise de Noriolis ne la rappelle en rien... mais non, monsieur, en rien... et je pourrais, si vous vouliez, vous donner des preuves... Je sais quelqu’un, moi, quelqu’un qui vivait dans la familiarité de la marquise... Un jour, enhardi justement par ce passé qu’il connaissait, ce quelqu’un perdit la tête, osa parler d’amour.

FRONDEVILLE.

Eh bien ?...

RISLEY.

Ah ! monsieur... il fut traité comme un laquais... comme un véritable laquais... Le temps a passé par là-dessus... la marquise à oublié l’audace de... du quelqu’un que je veux dire...

Avec une colère concentrée et en soulignant les mots.

Et ce quelqu’un, je pense, a oublié, lui aussi...

FRONDEVILLE.

Ainsi vous souffrirez que Geneviève ?...

RISLEY.

Mais certainement, monsieur, tant qu’on ne m’aura pas donné des raisons...

FRONDEVILLE.

Eh ! monsieur, quelles raisons vous faut-il ?

Entre Niquette.

BIRNHEIM, se levant, à part.

Il est bête, ce soir, mon ami...

NIQUETTE, à Frondeville.

Ah ! monsieur... monsieur...

FRONDEVILLE, se lève ainsi que Risley.

Qu’est-ce que c’est ?

Pendant que Niquette parle bas à Frondeville avec beaucoup d’animation, Birnheim s’approche de Risley.

BIRNHEIM, bas à Risley.

Il vous faut donc des raisons à vous ?...

FRONDEVILLE, bas à Niquette.

Mademoiselle Geneviève !...

NIQUETTE, bas.

Oui, monsieur... elle s’est sauvée de chez son grand-père... et elle vient d’arriver ici... Madame veut vous parler tout de suite... tout de suite...

FRONDEVILLE.

Ah !...

Haut à Risley.

Monsieur, je vous demande pardon, mais Birnheim, mon ami, se chargera...

BIRNHEIM.

Oui, oui... sois tranquille, je suis en train de donner des raisons à monsieur.

FRONDEVILLE.

Alors, monsieur...

RISLEY.

Ne vous gênez pas pour moi, monsieur...

Frondeville sort.

 

 

Scène IV

 

BIRNHEIM, RISLEY, NIQUETTE, au fond

 

RISLEY.

Vous êtes monsieur Birnheim ?

BIRNHEIM.

Oui, monsieur.

RISLEY.

De la maison Birnheim, Paris et Francfort.

BIRNHEIM.

Oui, monsieur... Moi... je suis le fils.

RISLEY, avec un peu de désappointement.

Ah !

BIRNHEIM.

Vous auriez préféré... ?

RISLEY.

Mais pas du tout... pas du tout...

BIRNHEIM.

Voulez-vous me permettre de vous reconduire ? nous causerons en route...

RISLEY.

Avec plaisir, monsieur... Vous avez un père qui est bon...

BIRNHEIM.

Papa !... Il est excellent, papa !...

Ils sortent par le fond gauche.

 

 

Scène V

 

NIQUETTE, puis MADAME BRÉDIF, FRONDEVILLE, MARIE, GENEVIÈVE, CALLIÈRES

 

NIQUETTE, regardant sortir Birnheim.

De l’acajou !... Nous verrons ça...

Entre madame Brédif de la droite.

MADAME BRÉDIF.

Niquette...

NIQUETTE.

Madame...

MADAME BRÉDIF.

De l’eau vite, en se sauvant à travers les bois, cette pauvre jeune fille s’est déchiré les mains.

NIQUETTE.

Tout de suite, madame, tout de suite.

Elle sort par la gauche. Entrent Geneviève soutenue par Marie, puis Callières et Frondeville.

MARIE, à Geneviève.

Venez, ma chère enfant, venez...

GENEVIÈVE.

Ah ! madame...

MARIE.

N’ayez plus peur... le danger est passé...

Elle la fait asseoir sur le canapé.

CALLIÈRES.

Ah ! Geneviève... Geneviève...

GENEVIÈVE.

Restez, je vous en prie... restez près de moi... ne quittez pas...

MADAME BRÉDIF.

Non... non... nous ne vous quitterons pas...

GENEVIÈVE.

J’ai eu si peur que j’ai cru que j’allais devenir folle... cette scène... si vous saviez... Heureusement, dans le désordre qui a suivi, l’on ne s’est pas occupé de moi... j’ai pu sortir, me sauver... je suis venue ici... j’ai bien fait, n’est-ce pas ?

MARIE.

Oui... oui... vous avez bien fait...

Rentre Niquette apportant de l’eau.

MADAME BRÉDIF.

Remettez-vous, mademoiselle...

CALLIÈRES.

Donnez-moi vos mains, je vous en prie, vos pauvres petites mains...

Petit groupe autour de Geneviève. Madame Brédif lui arrangeant les cheveux, Callières essuyant quelques gouttes de sang qu’elle a aux mains ; Niquette à genoux devant elle brossant la robe. Frondeville regarde cela soucieux, silencieux, sans bouger ; Marie s’approche de lui.

MARIE, à Frondeville.

Qu’est-ce.que vous avez, vous ?

FRONDEVILLE.

J’ai peur...

MARIE.

De quoi ?

FRONDEVILLE.

L’on ne tardera pas à s’apercevoir qu’elle a quitté les Roches-Blanches... l’on s’en est aperçu déjà peut-être, et, dans un instant, la marquise...

MARIE.

Eh bien, qu’elle vienne...

FRONDEVILLE.

Et alors ?

MARIE.

Je dirai que je ne veux pas, tout uniment.

FRONDEVILLE.

La loi...

MARIE.

Eh ! je me moque bien de la loi... moi !... est-ce que la loi à été faite pour nous autres femmes ?

FRONDEVILLE.

Ah ! si nous n’avons que cela à dire pour nous opposer...

MARIE.

Voyons, là, sérieusement... est-ce que cette femme a le droit de venir comme cela, et de nous arracher...

FRONDEVILLE.

Eh oui... elle en a le droit...

MARIE.

C’est bien...

À Geneviève.

Dites-moi, ma chère enfant, vous sentez-vous plus forte ?...

GENEVIÈVE, se levant.

Oh ! oui, madame.

Niquette sort.

MARIE.

Il faut l’être et beaucoup, car nous allons partir... oui, tout de suite... Je l’emmène, et nous allons ensemble nous cacher...

À Frondeville.

On finira par nous découvrir, n’est-ce pas ?... mais il faudra du temps et avec du temps... Ce n’est pas votre avis ?...

FRONDEVILLE.

Si fait...

MARIE.

Eh bien, alors...

FRONDEVILLE.

Ainsi vous allez ?...

MARIE.

Eh ! sans doute, je vais... ne dirait-on pas ?...puisque vous êtes resté deux ans sans me voir, il me semble que vous pouvez bien encore.

Un peu émue.

Allons, vite, et, si vous voulez que je vous aime, faites ce que j’ai dit...

FRONDEVILLE.

Ah !...

MARIE.

Les chevaux, tout de suite, faites mettre les chevaux à la voiture... il faut que dans cinq minutes nous ne soyons plus ici...

FRONDEVILLE.

Oui... oui... vous avez raison...

Il sort par le fond à droite.

MARIE.

Voyons, que nous faut-il ? des châles, des vêtements de voyage...

MADAME BRÉDIF.

Ne vous occupez pas de cela, madame, je vais moi...

MARIE.

Merci ! madame, merci...

Madame Brédif sort à droite.

GENEVIÈVE.

Partir...

MARIE.

Oui, il le faut, il n’y a pas d’autre moyen.

GENEVIÈVE, regardant Callières.

C’est que...

MARIE.

Ah ! lui... c’est vrai... mais que voulez-vous ? Nous ne pouvons pourtant pas l’emmener...

CALLIÈRES.

Pourquoi ça ?

MARIE.

Comment ?...

CALLIÈRES.

Mais où allez-vous, au moins, où allez-vous ?

MARIE.

Là, vrai, je n’en sais rien, mais vous le saurez bien vite, vous qui avez un si joli talent pour suivre les pistes...

CALLIÈRES.

Ah ! madame...

GENEVIÈVE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

MARIE.

Rien... rien...

Entre Niquette avec le sac de voyage.

NIQUETTE.

Voilà, madame...

MARIE.

Tenez, Geneviève, vous devez avoir là-dedans tout ce qui vous est nécessaire.

Niquette et Geneviève préparent le sac de voyage.

MARIE, à Callières.

Eh bien... qu’en dites-vous ?... N’avais-je pas raison lorsque je vous disais que votre existence était là...

CALLIÈRES, regardant Geneviève.

Oh ! oui...

MARIE.

Que c’était elle qu’il fallait aimer et non pas moi...

CALLIÈRES, avec élan.

Oh ! oui...

Se reprenant.

C’est-à-dire...

MARIE.

Eh ! dites-le donc, vous savez bien que je ne vous en voudrai pas bien au contraire.

Entre madame Brédif avec les châles.

Ah ! je vous remercie, madame... Prenez le sac, Geneviève...

Entre Frondeville.

La voiture ?

FRONDEVILLE.

Elle est prête...

MARIE.

Adieu, alors... et ne perdons pas trop de temps à nous dire adieu.

Entre Brédif.

BRÉDIF.

Ne partez pas... il est trop tard...

MARIE.

Elle est là...

BRÉDIF.

Oui, avec son éternel docteur... et une autre personne qui a une écharpe... un juge de paix, je crois ; il s’est arrêté à la grille...

MARIE.

Elle est là...

FRONDEVILLE.

Ah ! pardieu, je suis chez moi... et je vais...

MARIE.

Non, puisqu’il le faut, laissez-la entrer...

Entrent la Marquise et Risley, du fond à droite.

 

 

Scène VI

 

FRONDEVILLE, MARIE, LA MARQUISE CALLIÈRES, RISLEY, GENEVIÈVE, MONSIEUR BRÉDIF, MADAME BRÉDIF, NIQUETTE

 

MARIE.

Entrez, madame ; c’est moi qui vous prie d’entrer...

LA MARQUISE.

Madame...

Elle descend, Risley se glisse derrière elle, rasant les murs, se faisant petit.

MARIE.

Vous venez, n’est-ce pas ?...

LA MARQUISE.

Vous deviez... monsieur de Frondeville surtout, après ce qui s’est passé, devait s’attendre...

MARIE.

Madame... oui... c’est vrai... les hommes ne savent pas... J’ai eu tort de laisser monsieur de Frondeville se charger... si je vous avais parlé moi-même, je suis bien sûre...

À Frondeville qui fait un mouvement.

Non... laissez-moi...

Elle passe derrière la marquise et se trouve entre elle et Frondeville.

Ne m’empêchez pas... Moi... moi... je m’adresserai à madame et je la supplierai...

À la marquise.

Vous entendez, je vous supplierai de ne pas me la prendre.

LA MARQUISE.

Ah ! certes, une telle parole... si elle eût été prononcée plus tôt...

GENEVIÈVE, s’approchant.

Madame, moi aussi, madame, je parlerai...

LA MARQUISE.

Vous, mademoiselle...

Les deux femmes se regardent comme au quatrième acte, mais les yeux de Geneviève se baissent.

GENEVIÈVE.

Je vous supplie d’être bonne et de ne pas abuser de ce pouvoir que vous avez sur moi... Laissez-moi être heureuse... et ce bonheur j’avouerai que c’est de vous, de vous seule que je le tiens...

FRONDEVILLE.

Vous le voyez, madame, personne n’essaye plus de lutter contre vous... N’est-ce pas assez pour votre orgueil ?...

LA MARQUISE, à part.

Ah ! voilà une parole de trop...

GENEVIÈVE.

Madame, répondez-moi, madame...

LA MARQUISE.

Que pourrais-je vous répondre ? Je vous assure, mademoiselle, que vous vous trompez, je n’ai, moi, aucun droit sur vous... Votre grand-père... lui seul... et à la place de votre grand-père

Elle désigne Risley.

c’est monsieur maintenant.

GENEVIÈVE.

Comment ?...

LA MARQUISE, à Risley un peu durement.

Avancez donc, monsieur, et parlez, puisque c’est vous qui devez parler.

RISLEY, s’avançant.

Allons, puisque c’est moi... puisqu’il faut... c’est bien... c’est très bien...

À Geneviève.

Mademoiselle... vous aimez monsieur de Callières...

GENEVIÈVE.

Monsieur...

RISLEY.

Et monsieur de Callières, de son côté, à en juger par ce que je viens de voir et d’entendre... Eh bien ! mais, moi, votre tuteur, je ne vois aucun inconvénient à ce que ce mariage ait lieu.

LA MARQUISE.

Hein !...

RISLEY.

Je ne vois aucun inconvénient non plus à ce que, en attendant le jour du mariage, vous restiez ici, dans cette maison, près de madame de Frondeville...

Il fait passer Geneviève.

LA MARQUISE.

Risley...

RISLEY.

Eh bien... mais... ai-je les droits... oui ou non ?

LA MARQUISE.

Ah !

RISLEY.

Suis-je le tuteur, ou ne le suis-je pas ?

LA MARQUISE, tout près de lui.

Combien avez-vous reçu ?

RISLEY, froidement.

Cent mille francs...

LA MARQUISE.

Il fallait m’en demander le double.

RISLEY.

Et puis le plaisir... de faire une bonne action...

LA MARQUISE.

Mais quel est donc celui qui vous a ?...

En ce moment Birnheim entre par la porte du fond à gauche en essayant de se dissimuler. Risley le montre à la marquise.

 

 

Scène VII

 

FRONDEVILLE, MARIE, LA MARQUISE CALLIÈRES, RISLEY, GENEVIÈVE, MONSIEUR BRÉDIF, MADAME BRÉDIF, NIQUETTE, BIRNHEIM

 

BIRNHEIM, recevant le regard de la marquise.

Ah ! je meurs de peur plus que jamais... mais c’est égal, cette fois-ci... ça y est...

LA MARQUISE.

Birnheim.

BIRNHEIM.

Protégez-moi, Niquette...

NIQUETTE.

Ayez pas peur, monsieur... et tenez-vous près de moi... Là !... ne bougez plus...

LA MARQUISE.

Et vous croyez que je me laisserai battre comme cela...

RISLEY.

Je suis en règle... vous-même, tout à l’heure... m’avez remis le titre.

LA MARQUISE.

Eh bien, je le ferai casser ce titre...

En ce moment le baron de Noriolis, pâle, les cheveux en désordre, la cravate dénouée, paraît au fond, à droite.

Je prouverai, si je le veux, je prouverai que monsieur de Noriolis a toute sa raison.

 

 

Scène VIII

 

FRONDEVILLE, MARIE, LA MARQUISE CALLIÈRES, RISLEY, GENEVIÈVE, MONSIEUR BRÉDIF, MADAME BRÉDIF, NIQUETTE, BIRNHEIM, NORIOLIS

 

NORIOLIS, derrière la table.

Et vous aurez dit vrai, madame, car pour le moment, du moins, il me semble bien que je l’ai tout entière...

LA MARQUISE.

Vous...

Elle tombe assise près de la table.

NORIOLIS.

Vous allez voir... Vous m’avez ramassé dans une taverne de Londres, et, très gracieusement, vous m’avez fait dire que si, pour manger, il me plaisait de vous vendre mon nom, vous l’achèteriez volontiers... Voilà pour la mémoire !...J’ai accepté ; si bien que, sans vouloir faire de tort à personne, je pense qu’il faudrait aller loin pour trouver quelque chose d’aussi méprisable que moi... Voilà pour le jugement !... Mais, méprisable ou non, je suis chef de famille et ma petite-fille est à moi...

Descendant à gauche de la table.

Elle n’était pas dans le marché, elle...

Il embrasse Geneviève.

et je la reprends... et je la donne à celui qu’elle aime...

On lui montre Callières, et il lui remet Geneviève.

et je vous l’arrache à vous... Voilà pour la volonté !...

FRONDEVILLE.

Bien, monsieur, nous ne vous laisserons pas partir, monsieur, nous vous garderons ici...

NORIOLIS, avec un peu d’égarement.

Me garder ici... non, cela ne se peut pas... Vous ne m’avez donc pas entendu... entre Fanny Lear et moi, il y a eu un marché... moi, j’ai vendu... elle, a acheté... elle me doit du pain... il faut qu’elle paie, maintenant, il faut qu’elle paie !...

Prenant la marquise par le poignet et l’emmenant.

Allons ! venez,

Avec un éclat de rire

marquise, de Noriolis !


[1] Le rôle de la marquise de Noriolis, demande à être joué autant que possible dans le ton de la comédie... C’est ainsi que tout le troisième acte, (l’entrée, le petit dialogue avec Birnheim, et la scène avec Frondeville, sauf les dernières répliques), doit être non seulement avec une grande légèreté, mais avec une sorte de bonne humeur et de gaieté. Il est nécessaire, en outre, de donner à la marquise de Noriolis un léger reste de l’accent anglais, mais cela avec une extrême mesure et en se gardant bien de toute exagération.

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