Être aimé (Victor Hugo)

Monologue.

Écrit le 15 mars 1874.

 

Personnage

 

LE ROI

 

 

LE ROI.

Sais-tu ce qui me manque et ce qui, nuit et jour,

Se refuse à ma soif ardente ? c’est l’amour !

Ah ! c’est vrai, je suis roi, cela doit me suffire.

Roi, vous êtes heureux ! C’est bien facile à dire.

Un roi n’a qu’à vouloir, un roi peut tout. Eh bien,

Retiens ceci, je peux tout, mais je ne peux rien.

Hélas ! j’ai tout un peuple et je n’ai pas une âme.

Ce royaume, le cœur quelconque d’une femme,

Je ne l’ai pas. Je vois des gens s’aimer, je vois

Des êtres s’appeler dans l’ombre à demi-voix,

Je vois les cœurs, les seins, les passions fougueuses,

L’amour ! je vois des gueux adorés par des gueuses ;

Eh bien, cet amour-là, même celui qui joint

Les cœurs les plus abjects, ô deuil ! je ne l’ai point !

Je puis tout, mettre avec un mot l’Europe en flamme,

Tout, hors réaliser ce rêve qu’une femme

M’aime à cause de moi, parce que je suis moi,

Quelqu’un, un homme, et non parce que je suis roi !

Un roi n’est jamais sûr d’être aimé pour lui-même ;

On l’aime pour le bruit qu’il fait, pour l’or qu’il sème,

Pour le sceptre qu’il tient, pour le trône qu’il a,

Et non parce qu’il est le garçon que voilà !

Une belle aux yeux purs me dit : Je vous adore !

Parce qu’un diable d’homme, espèce de centaure,

Est à ma porte, fier et la lance en arrêt ;

Ôtez la sentinelle et l’amour disparaît.

L’amour, c’est l’humble aumône et la vaste largesse.

C’est toute la folie et toute la sagesse.

Dieu refusa ce don aux rois en les créant.

Ah ! le nain est parfois nécessaire au géant ;

Le colosse a besoin, qu’il soit lion ou mage,

Que l’atome soit près de lui dans cette cage,

Le destin. En amour personne n’est petit.

La barque aide un trois-ponts tonnant qui s’engloutit :

La douce Inez soutient l’effrayant roi don Pèdre ;

Un brin d’herbe devient le point d’appui d’un cèdre.

Ah ! l’enfant Cupidon, ce petit drôle-là,

Toujours au sort des grands et des dieux se mêla,

Et le titan, l’archange immense, le génie,

Se meurt, si ce marmot ne lui tient compagnie.

Je veux qu’on m’aime ! Hélas ! l’apparence se vend.

Des âmes au marché, cela se voit souvent,

Mais la réalité d’un cœur, ce diadème,

Ce sommet, cet olympe, être aimé, non, pas même

Avec le don d’un astre, on ne l’achète pas !

Un instinct inquiet qui vous nomme tout bas,

Un soupir ignoré qui songe et vous adore,

Un front qui d’un reflet d’aube pour vous se dore,

C’est la gloire, et rien n’est comparable à l’effroi

De vivre sans un cœur pensif derrière soi.

Un roi qu’on hait envie un va-nu-pieds qu’on aime ;

Se sentir dédaigné quand on se voit suprême

Est affreux ; plus on est grand, glorieux, puissant,

Superbe, couronné de lauriers, plus on sent

Dans l’ombre autour de soi la glace inexorable,

Et le plus triomphant est le plus misérable.

Soyez Marie, ayez Darnley, n’importe qui,

Rizzio ; soyez Christine, ayez Monaldeschi ;

Soyez Pierre le Grand, épousez des servantes ;

Ayez tout de l’amour, même les épouvantes,

Mais ayez l’amour. Dieu sans l’amour serait seul,

Et le ciel étoile ne serait qu’un linceul.

Les ténèbres mettraient sur Dieu leurs plis sans nombre.

L’oubli, c’est du silence et la haine est de l’ombre.

Je veux, pour mon bonheur comme pour mon souci,

Retrouver dans un autre un moi-même adouci.

Homme, être le premier, femme, être la première

Pour quelqu’un, c’est tout. L’homme a besoin de lumière,

D’aurore, de clarté, de rayons ; et n’avoir

Personne, pas une âme au monde en son pouvoir,

N’avoir, dans cette foule où nul dieu n’est sans prêtres,

Pas un être parmi tant de millions d’êtres,

Que rien par votre aimant ne soit pris et séduit,

Que pas un cœur ne songe à vous, c’est de la nuit.

Hélas ! est-il donc vrai qu’on puisse sur la terre

Être beaucoup de cœurs que le deuil solitaire

Dévore, et qui n’ont rien que l’ennui, ce vautour !

Pourquoi ne pas vouloir de nous, ô sombre amour ?

Tout peut être accablant, mais Rien, c’est incurable.

Rien ! Ah ! le couple est saint, le nid est vénérable,

Le fond de la nature est un immense Hymen ;

J’en veux ma part ! Je veux une main dans ma main.

Sans l’amour ce n’était pas la peine de naître,

Et cela ne vous sert à rien d’être le maître,

L’empereur, le césar, l’homme unique et pensif.

Être aimé, c’est avoir l’œil clair et décisif,

Le front gai, l’esprit prompt, le cœur fort, l’âme haute.

Autrement, si les cœurs, sans que ce soit ma faute,

Me sont fermés, tout est ingrat, rien n’est vermeil ;

Si l’on ne m’aime pas, qu’importe le soleil

Avec sa grande flamme inutile ? Qu’importe

Le frais avril ouvrant aux papillons sa porte,

Le doux mai dont j’ai droit de nier la chaleur,

Et qu’est-ce que cela me fait que l’arbre en fleur

Frissonne, et que le chant des oiseaux se confonde

Avec l’hymne du vent dans la forêt profonde !

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