Chactas et Atala (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)

Drame en quatre actes et en style mêlé.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 9 mars 1818.

 

Personnages

 

DELATOUR, négociant

PAUL, jeune créole, élevé avec Virginie

JONATHAN, médecin

BERNARD, fils d’un négociant de Paris

LE PÈRE ODRY, mendiant

DOMINGO, nègre de M. Delatour

VIRGINIE, fille de M. Delatour

ROSALA, sœur de Jonathan

COLONS

VALETS du médecin

 

Dans une colonie.

 

 

ACTE I

 

Une campagne. À droite la maison de M. Delatour ; à gauche celle de Jonathan, avec un balcon en saillie.

 

 

Scène première

 

ROSALA, habillée en créole, est occupée à arroser des fleurs, JONATHAN, au balcon, puis DELATOUR

 

JONATHAN.

Ma sœur, mademoiselle Rosala !

DELATOUR, entrant.

Eh ! c’est le voisin Jonathan !... Comment, docteur, déjà levé !...

JONATHAN.

Que voulez-vous ? on a des malades à expédier !... Dans cette colonie ils n’ont pas de patience, et dès qu’on les fait attendre, ils passent sans vous... je veux dire ils se passent de vous... Mademoiselle Rosala ?

ROSALA.

Eh bien ! mon frère, ne voyez-vous pas que je suis occupée ?

Air : Femmes, voulez-vous éprouver. (Le Secret.)

Oui, chaque matin je descends.
Pour arroser ces fleurs nouvelles.

DELATOUR.

J’approuve ce doux passe-temps :
Il convient à des demoiselles ;
En toute saison, sous leurs pas,
On vit toujours naître les roses.

ROSALA.

Par malheur, on ne cueille pas
Toutes celles qui sont écloses.

DELATOUR.

Ce n’est pas à vous qu’il faut dire cela... Et votre futur mariage ?...

ROSALA.

Oui, un fiancé de cinquante ans !... c’était bien la peine d’attendre aussi longtemps !

JONATHAN, toujours sur le balcon.

On prend ce qu’on trouve... et si, au lieu de passer votre jeunesse à lire des romans... Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit... Je vais mettre ma perruque pour sortir, et je vous prie d’avoir l’œil ii la pharmacie et aux tisanes qui sont sur le feu.

Il rentre.

ROSALA.

Jolie occupation pour une demoiselle !

 

 

Scène II

 

ROSALA, travaillant devant la porte, DELATOUR, VIRGINIE, sortant de la maison de M. Delatour, avec un panier créole

 

VIRGINIE, à Delatour.

Ah ! le voilà de retour... je te croyais à surveiller les plantations, et je venais d’ordonner qu’on le portât à déjeuner.

DELATOUR.

Je te remercie, ma chère Virginie ; je viens du port, où j’ai vu entrer un vaisseau qui nous arrive de France.

VIRGINIE.

Il t’apporte sans doute beaucoup de marchandises ?

DELATOUR.

Mieux que cela !... il y a sur ce vaisseau un jeune homme charmant... Tu sais que depuis quelque temps j’ai besoin d’un commis actif et intelligent.

VIRGINIE.

Eh bien ! mon papa, ce n’était pas la peine de le faire venir de si loin... J’en avais un à te proposer, qui t’aurait convenu, j’en suis sûre !... d’abord, il est du pays... et il ne tient pas du tout aux appointements... mon Dieu ! pourvu qu’il ait une place dans la maison...

DELATOUR.

Eh ! quel est donc ce négociant si désintéressé ?...

VIRGINIE.

C’est Paul.

Air : Que d’établissements nouveaux ! (L’Opéra-Comique.)

Encore enfant, Paul avec moi
Partageait les soins de ma mère ;
C’est presque un frère... et je le croi
Complaisant, aimable, sincère ;
Sur ses vertus, sa bonne foi,
Chacun est d’accord à la ronde ;
Tout le monde l’aime...

DELATOUR.

Et je voi
Que tu fais comme tout le monde.

VIRGINIE.

Si je te le donne pour commis... c’est que j’en puis répondre... tandis que ce monsieur qui nous arrive aujourd’hui...

DELATOUR.

Oh ! il n’a pas d’aussi bons répondants que ton protégé... mais cependant écoute cette lettre que j’ai reçue, il y a quelque temps, de mon vieil ami Bernard.

Lisant.

« J’ai reçu la chère vôtre en date du... » ce n’est pas cela... « Quant aux deux mille balles de coton Fernambouc... » Nous y voilà. « Je vous expédierai, par le vaisseau de retour, Salomon Bernard, mon fils, qui fait mon désespoir, parce que je vois qu’il a trop d’esprit pour notre état !... Au lieu de suivre la Bourse, il ne sort pas des cabinets de lecture du Palais-Royal ! Je ne sais pas sur quels livres il a eu le malheur de tomber... mais il ne parle que d’Atala... des Martyrs ! d’Itinéraire de Paris à Jérusalem, ouvrages d’un grand mérite et d’un homme de génie, à ce que tout le monde assure, mais qui n’en ont pas moins tourné la tête de mon fils ! Il veut absolument voyager... et ma maison de campagne de Pantin, où nous allons tous les dimanches, lui rappelle les forêts de l’Amérique qu’il n’a pourtant jamais vues... »

VIRGINIE.

Voilà qui est singulier !

DELATOUR, continuant de lire.

« J’ai voulu le mettre à la correspondance : mais, au lieu de nos formules ordinaires, il m’écrivait mes dépêches commerciales en prose poétique, en un mot en style brillanté qu’il appelle le style à la mode et auquel on ne peut rien comprendre... vu que dans ce style-là, ils ont la mauvaise habitude de ne jamais appeler les choses par leurs noms... »

VIRGINIE.

Eh bien ! à quoi ça rime-t-il ?

DELATOUR.

C’est de la prose poétique... ça ne rime à rien... Mais poursuivons... « ... Enfin comme j’ai vu que nous n’en ferions jamais rien dans ce pays-ci, et qu’il ne rêve que régions étrangères... je vais vous l’envoyer avec un changement de coton... je suis persuadé qu’en le prenant bien, vous en ferez ce que vous voudrez, et peut-être un jour une union entre nos deux enfants pourra resserrer encore... » Ce sont des détails de famille que je te passe sous silence... « Je finis ma lettre en vous annonçant qu’en ce moment les huiles sont en baisse... il n’en est pas de même de mes sentiments pour vous... » Ah ! Post-scriptum : « Je dois vous prévenir d’une chose essentielle ! ne l’appelez pas Bernard, quoique ce soit son nom et qu’il lui appartienne pourtant bien... Dieu et sa mère le savent ! Il veut absolument se nommer Chactas ; j’ignore pour quelles raisons... mais j’y ai consenti d’autant plus facilement qu’à la maison, ça le distingue des autres Bernard, ses frères aînés... » Eh bien ! que dis-tu de tout cela ?

VIRGINIE.

Je dis que ce commis ne vous conviendra pas du tout ! et que je ne sais pas pourquoi vous consentez...

DELATOUR.

Oh ! je m’en vais te le dire.

Air : Il me faudra quitter l’empire. (Les Filles à marier.)

À Bernard je dois l’opulence
Et le bonheur dont je jouis ;
Et, bien qu’ici nous ayons de la France
Pris les façons, la mode et les habits,
Malgré cette règle commune,
Nous n’avons pas encore, simples colons,
Pris l’usage, en faisant fortune,
D’oublier ceux à qui nous la devons.

 

 

Scène III

 

ROSALA, DELATOUR, VIRGINIE, DOMINGO, avec DEUX COLONS qui portent une malle

 

DOMINGO.

Par ici... par ici...

VIRGINIE.

Ah ! mon Dieu ! Domingo, qu’est-ce que c’est donc ?

DOMINGO.

C’est la malle de ce jeune homme que monsieur m’a dit d’attendre au port ce matin, et quoique nous fussions chargés, nous sommes encore arrivés avant lui ; il s’arrête ii chaque instant, il apostrophe le ciel et les oiseaux ; ce qu’il y a de plus drôle, c’est qu’il ne rencontre pas un arbre sans le saluer, et comme nous sommes arrives par la grande avenue, ça ne laisse pas que de lui prendre du temps.

DELATOUR.

C’est que ce garçon a été bien élevé.

À Virginie. 

Toi, ma fille, va voir si l’on a donné des ordres pour son appartement.

VIRGINIE.

Oui, mon papa ; sans le connaître, je vois bien d’ici que ce monsieur-là ne vaudra jamais Paul...

Elle entre dans la maison.

DOMINGO, à Delatour.

Tenez, le voilà enfui !

ROSALA, regardant du côté où il vient.

Mais c’est qu’il est fort bien, ce jeune homme !

JONATHAN, dans la maison.

Mademoiselle Jonathan, arrivez donc !

ROSALA.

On y va !... C’est insupportable, on ne peut rien voir.

 

 

Scène IV

 

ROSALA, DELATOUR, DOMINGO, CHACTAS, entrant d’un air inspiré et faisant le tour du théâtre

 

CHACTAS.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Salut, verdoyantes savanes.
Salut, beau pays des palmiers,
Salut, éternelles lianes,
Salut, berceaux hospitaliers ;
Salut, terre, vierge et féconde ;
Salut, aussi, soleil nouveau...

DELATOUR, à part.

Quand il aura salué tout le monde,
Il m’ôtera peut-être son chapeau.

ROSALA, qui a répondu par une révérence à tous les saluts.

Monsieur, vous êtes trop honnête.

CHACTAS.

Que vois-je ?... tout est original dans ce pays... jusqu’à cette jeune Indienne... Je demande si parmi nos jeunes personnes de Paris on en trouvera de cette taille-là ?

ROSALA, entrant dans la maison en le saluant encore.

C’est étonnant comme il me regarde !

DELATOUR.

Parbleu ! mon cher Bernard, je veux dire mon cher Chactas, je suis enchanté de te voir sain et sauf.

CHACTAS.

Je vous demande pardon si je ne m’incline pas, j’ai pour le quart d’heure une espèce de fatigue dans la colonne vertébrale.

DELATOUR.

Pas de cérémonie !... Je suis Delatour.

CHACTAS.

C’est vous qui clés le vieillard vénérable ?...

DELATOUR.

Mais pas tant ! quand on n’a que quarante-cinq ans...

CHACTAS.

Oui, homme mûr serait peut-être plus juste ; mais vieillard vénérable sonne mieux à l’oreille ; écoutez : la vérité quand on peut, l’harmonie avant tout.

DELATOUR.

Eh ! mon Dieu ! c’est trop juste, soyons en bonne harmonie, c’est tout ce que je désire.

CHACTAS, se tournant vers Domingo.

Bon nègre...

À Delatour.

Heureusement je sais sa langue, sans cela nous serions dans un bel embarras ;

À Domingo, qui tend la main.

bon nègre, remercie toi d’avoir porté malle à moi, mais être service que cœur seul peut payer et le cœur à moi être toujours débiteur à toi.

Voyant qu’il tend toujours la main.

Ça suffit, il est de ces êtres grossiers mais nobles qu’on offenserait en leur donnant de l’argent.

Domingo sort.

DELATOUR.

Mais donne-moi donc des nouvelles de ta famille.

Air : gai, gai, mariez-vous.

Dis-moi si tout va bien,
Et si ton père
Prospère ?
Dis-moi si tout va bien,
Surtout ne me cache rien.

CHACTAS.

Au lieu de l’enseigne brune
Qui déparait la maison,
On vient d’en acheter une
D’un grand peintre du Salon.

DELATOUR.

Bien, bien ! ça va fort bien ;
Je vois qu’il a fait fortune,
Bien, bien ! ça va fort bien ;
Mais tout va-t-il aussi bien ?

CHACTAS.

Enfin, pour l’aider, mon père
A pris un jeune commis ;
Tout lui sourit, et ma mère
Vient de lui donner un fils.

Ensemble.

DELATOUR.

Bien ! bien ! Tout va fort bien,
À ton père,
Tout prospère !
Bien ! bien ! tout va fort bien,
Il ne lui manque plus rien.

CHACTAS.

Bien ! bien ! Tout va fort bien,
À mon père, etc.

DELATOUR.

Quant à toi, il paraît que tu préfères le commerce en grand.

CHACTAS.

Oui, le grandiose, c’est mon genre.

DELATOUR.

Et quelle branche de commerce as-tu étudiée ?

CHACTAS.

Mais presque toutes... Mon papa a d’abord voulu me mettre au comptoir, je n’ai pu y rester... après cela, il m’a mis dans les cotons, je n’ai pas pu y mordre ; enfin il m’a mis dans l’eau-de-vie, parce qu’il croyait par là me conserver ; mais, naturellement doué d’une imagination vagabonde, j’ai dédaigné, comme dit cet autre, le souvenir de la couche de mes pères, et jusqu’à nouvel ordre, je me suis lancé indéfiniment dans le romantique.

DELATOUR.

C’est une assez bonne partie... celui de la Jamaïque est en hausse dans ce moment.

CHACTAS, à part.

Qu’est-ce qu’il dit donc de la Jamaïque ?

DELATOUR.

Nous en reparlerons, je ne veux pas que tu te mettes à l’ouvrage le jour de ton arrivée ; je te laisse libre, et tu pourras faire aujourd’hui tout ce qui te conviendra.

CHACTAS.

Oh ! je n’en abuserai pas... je n’ai jamais été pour les plaisirs tumultueux.

Air : Combien j’ai douce souvenance.

Avec soin j’évitais la foule,
J’estimais l’oiseau
Qui roucoule,
La feuille qui tombe ou bien l’eau
Qui coule,
Et je faisais du haut des ponts
Des ronds.

DELATOUR.

Le fait est que voilà des plaisirs bien innocents.

CHACTAS.

Tant il est vrai qu’il y a dans l’eau qui coule quelque chose de vague et d’incertain qui est l’homme. Voyez-vous, depuis que mon pied a touché cette terre des souvenirs, depuis que j’ai humé les vapeurs poétiques des savanes embaumées, je ne sais ce qui se passe en moi, il m’a pris un dégoût de la vie sociale...

Commençant à s’exalter.

Pendant que vous parliez, je regrettais le silence des forêts ; lorsque vos accents frappaient mon oreille, je croyais entendre ou la perruche du désert ou le chant monotone de la caille, ou bien encore le... la troisième comparaison m’échappe, je vous la redevrai.

DELATOUR.

Ne le gêne pas, mon garçon.

CHACTAS.

Je n’y tiens plus, il faut que j’aille me promener dans le sein des forêts.

DELATOUR.

À ton aise, si ça peut t’être agréable.

CHACTAS.

Justement, je me suis fait faire quelques habits à la mode du pays, c’est peut-être le chef-d’œuvre de Babin, un petit carrick à l’indienne.

DELATOUR.

Va que veux-tu faire de cela ?

CHACTAS.

Ce que j’en veux faire ?...

L’orchestre joue l’air : Parlant pour la Syrie, sur lequel Chactas se livre à une pantomime expressive ; il court à sa malle, en retire un costume de sauvage qu’il apporte aux pieds de Delatour. Premier tableau d’Atala. Étonnement de Délateur.

Adieu, adieu, mon père !...

Chattas s’éloigne en emportant son costume, son arc et ses flèches.

 

 

Scène V

 

DELATOUR, puis VIRGINIE

 

DELATOUR.

À qui en a-t-il ?... Si j’ai rien compris à ce qu’il m’a dit, et à ce qu’il veut faire !... C’est à coup sûr quelque vertigo... peut-être l’air de la mer... et pendant qu’il se promène, il faut que je consulte là-dessus notre voisin.

VIRGINIE, sortant de la maison.

Eh bien ! mon père, où est donc ce nouvel arrivé ?

DELATOUR.

C’est bon ! c’est bon ! tu le sauras.

Entrant chez Jonathan.

Ce pauvre garçon m’inquiète...

 

 

Scène VI

 

VIRGINIE, PAUL paraissant sur la montagne

 

PAUL.

Air : Oui, noir : mais pas si diable. (L’Amitié à l’épreuve.)

Bonjour, ma Virginie !

VIRGINIE.

Je reconnais sa voix.

PAUL.

C’est toi, ma tendre amie,
C’est toi que je revois.

PAUL et VIRGINIE.

C’est toi, c’est toi que je revois.

VIRGINIE.

Hélas ! déjà mon cœur
Maudissait la lenteur ;
Je n’ai plus de colère,
Dans mes bras je te serre,
Et le bonheur, mon frère.
Sur tes pas disparu,
Enfin (Bis.) le voilà (Bis.) revenu.

Comme tu as chaud !

PAUL.

C’est que j’ai été bien loin, et si loin que j’ai rencontré nos amis les sauvages.

VIRGINIE.

Qu’est-ce qu’ils l’ont dit ?

PAUL.

Ils m’ont demandé du rhum, je leur en ai donné, et le traité d’alliance a été conclu.

Air : Je ne suis plus de ces vainqueurs. (Amour et Mystère.)

Ainsi, je me suis dégagé,
Et je reviens vers mon amie ;
Que n’auraient-ils pas exigé
S’ils avaient tenu Virginie ?
On aurait, à juste raison,
Rassemblé tout l’or de la terre.
Que jamais encor la rançon
N’aurait valu la prisonnière.

Eh bien ! suis-je maintenant de la maison !

VIRGINIE.

Tu ne sais pas ; il est arrivé à mon père un nouveau commis, un ami à lui.

PAUL.

Et moi donc, qui suis-je ?

VIRGINIE.

Toi, Paul, tu es le mien, et s’il n’avait tenu qu’à moi...

PAUL.

Joliment ! tu ne tiens jamais tes promesses, hier encore...

VIRGINIE.

Paul, nous étions convenus que tu ne me parlerais plus de cela.

Air tiré de Paul et virginie. (Kreutzer.)

Je ne veux rien avoir à toi ;
Nous voilà quittes de la sorte.

Elle lui envoie un baiser avec la main.

PAUL.

Ce baiser-là n’est pas pour moi,
Puisque c’est le vent qui l’emporte.

Il court après elle et lui dérobe un baiser.

Pour celui-là, je le tiens bien ;
Le vent, je crois, n’en aura rien.

Premier tableau de Paul et Virginie.

VIRGINIE.

C’est mon père !...

 

 

Scène VII

 

VIRGINIE, PAUL, DELATOUR, JONATHAN, sortant de la maison

 

JONATHAN, à la cantonade.

Qu’on ait toujours l’œil sur lui.

DELATOUR.

Comment, mon voisin, vous croyez...

JONATHAN.

Des douches, je vous dis, il n’y a que de bonnes douches... mais vous avez bien fait de m’avertir... moi et mes gens nous l’avons arrêté à temps ; je l’ai reconnu de loin à ses plumes rouges, et il s’en allait du côté de la forêt, les mains dans les poches... Mais imaginez-vous que quand nous l’avons entouré, il nous a pris pour des ennemis et nous a crié : Je suis Chactas, fils d’Outalissi... Eh bien ! lui ai-je dit, Chactas, fils d’Outalissi, réjouis-toi, tu auras des douches. À quoi il a répondu : Voilà qui va bien... et puis une foule de phrases où nous n’avons rien compris.

DELATOUR.

Air : Lise épouse l’ beau Germance. (Fanchon la vielleuse.)

Mais peut-être bien, compère,
Est-ce une langue étrangère.

JONATHAN.

Non, et, si je m’y connais,
Ça ressemble à du français.

DELATOUR.

Comme à Paris la grand’ ville,
Tout s’ perfectionne, dit-on,
C’est sans doute un nouveau style
Par brevet d’invention.

 

 

Scène VIII

 

VIRGINIE, PAUL, DELATOUR, JONATHAN, UN VALET du docteur

 

LE VALET.

Monsieur, v’là qu’il se promène dans votre salon ; il fait des grands bras qui menacent de jeter tout par terre.

JONATHAN.

Ah ! mon Dieu ! mes porcelaines !... J’y cours.

VIRGINIE.

Mais, mon papa, qu’est-ce que c’est donc ?

JONATHAN.

Air : Quel carillon.

J’y vais, voisin,
Et sur le succès je compte,
Ou bien, voisin,
J’y perdrai tout mon latin.

Il va pour commencer, mon cher,
Passer cette nuit en plein air.

LE VALET.

Auprès de lui nous veillerons,
Et du prisonnier je réponds.

TOUS.

J’y vais, voisin, etc.

Delatour et Virginie rentrent chez eux, et Jonathan entre chez lui, avec deux valets qui transportent la malle de Chactas.

 

 

ACTE II

 

Le jardin de Jonathan. Chactas, en costume de sauvage, est attaché à un gros arbre ; différentes cordes partent de ses bras et de ses jambes et sont fixées à des piquets pros desquels dorment étendus plusieurs gardiens, valets du docteur. Deuxième tableau d’Atala. À gauche, est la malle de Chactas, qu’on y a transportée.

 

 

Scène première

 

CHACTAS, étendant la main

 

Que de souvenirs dans la rosée du soir ! Elle me rappelle le matin de ma vie et fait rétrograder mon âme, comme l’écrevisse du désert... ils ne sentent rien de tout cela, ces fiers Muscogulges, et ils se permettent de rentier comme des sabots ; ils ne m’entendent point, ils sont bien heureux ! et moi je me vois en perspective de passer une nuit blanche.

Air : Ah ! vous rivez des droits superbes. (Le Nouveau Seigneur de village.)

Dôme étoile, voûte lunaire,
Vous, lianes aux longs rameaux,
Qui de ma couche solitaire
Formez le ciel et les rideaux !
Chambre à coucher de la nature,
Cèdres épais, verts acacias,
Vous me servez de couverture ;
Ah ! me voilà dans de beaux draps !

Parlé.

Vous me servez d’oreiller, de traversin, de courtepointe et de couverture. Ah ! faites-moi l’amitié de me dire s’il est possible

De s’ trouver (Bis.) dans de plus beaux draps.

J’ai cru entendre le bruissement de l’herbe froissée par le contact d’un tissu féminin... ces tissus qu’en Europe nous appelons jupes, et qu’au désert on désigne sans doute par le nom primitif de cotillon... Quelle est cette grande figure qui se glisse à travers les bruyères et qui, comme une blanche vestale, répand autour d’elle ce grand secret de mélancolie que la lune aime à raconter au vieux chêne ?

 

 

Scène II

 

CHACTAS, ROSALA

 

ROSALA, timidement.

Avançons.

CHACTAS.

Est-ce vous, vierge des dernières amours ?

ROSALA.

Silence !

CHACTAS.

J’ai dit des dernières, car il me semble difficile que vous soyez celle des premières.

ROSALA.

C’est ce qui vous trompe...

À part.

Qu’oses-tu dire, fiancée criminelle ?

CHACTAS.

Vous êtes aux premières... vous n’en êtes que plus digne d’éloges, et quoique je sois par terre, cette idée me met au paradis.

L’orchestre joue l’air : Formez, formez les nœuds les plus doux. Sur cet air, Rosala détache avec précaution les cordes qui retiennent Chactas.

CHACTAS, à part.

Comme elle en détache !

ROSALA.

Je me nomme Rosala, sœur de Jonathan, chez de ces farouches gardiens.

CHACTAS, vivement.

C’est vous qui tantôt...

À part.

Étrange contradiction du cœur de l’homme, moi qui avais tant envie de lui dire les choses du mystère !... le génie de l’amour a dérobé mes paroles.

Rosala et Chactas ont descendu le théâtre, et Rosala le tient en laisse avec une des cordes qu’elle vient de détacher.

ROSALA, balbutiant.

Ces piquets ne vous arrêtent plus, et vous êtes bien faiblement retenu.

CHACTAS, avec l’explosion de la sensibilité.

Faiblement retenu, ô femme !... y eût-il un cent de piquets, ce ne serait qu’un jeu, mais celle corde... cette corde qui dans vos mains devient une véritable chaîne des dames...

ROSALA.

Malheureux ! sais-tu que tu es entre les mains de mon frère, et que nul n’a jamais pu en réchapper ? Tu ne connais donc pas le docteur Jonathan et les douches qu’il te prépare ?

CHACTAS.

Tu pleures... Oui, parbleu ! c’est une belle et bonne larme... orage du cœur, est-ce une goutte de votre pluie ?... eh bien ! viens avec moi au désert.

ROSALA.

Et les discours des hommes ?

CHACTAS.

Eh bien ! pour échapper à tous les yeux, prends comme moi le déguisement de la nature, sois mon Atala...

Il court à sa malle d’où il retire une toque et une ceinture de plumes.

Cache-toi sous la transparence de ces plumes.

ROSALA, courant à sa maison.

Le sort en est jeté.

CHACTAS.

Que faites-vous ?

ROSALA.

C’est un petit panier de provisions que j’avais préparé à tout événement, sans savoir comment ça se terminerait.

CHACTAS.

Ô ingénuité du désert !...

ROSALA.

C’est de l’eau de noyau, de l’eau de fleurs d’oranger qui viennent de la cave de mes pères.

CHACTAS.

Elle a dit aux eaux de ses pères : levez-vous et venez aux terres étrangères... je vous demande pardon pour ce qui me regarde de ne pas m’être chargé des os de mes pères, j’ai bien assez des miens.

L’orchestre joue l’air : Le malheur me rend intrépide. Génuflexion, invocation, Chactas et Rosala disparaissent sur la montagne.

 

 

ACTE III

 

Une forêt. Un banc de mousse, à gauche ; sur le second plan, un arbre chargé de fruits ; dans le fond un étang. Chactas et Rosala arrivent sur un radeau. Troisième tableau d’Atala.

 

 

Scène première

 

CHACTAS, ROSALA

 

ROSALA.

Où sommes-nous ?

CHACTAS.

Les forêts déroulent maintenant leurs solitudes démesurées... Ô pèlerinage d’amour, cette frêle embarcation qui labourait les vagues, où nous avions de l’eau à mi-jambe, ces cotrets mal joints qui me froissaient les reins et me brisaient les côtes, tout cela plaît à vingt ans, parce qu’il y a dans la jeunesse quelque chose qui nous porte incessamment aux chimères, et la preuve, c’est qu’un individu de cinquante à soixante ans en aurait eu plein le dos... n’est-il pas vrai, Atala, ô ma chère Atala ?...

ROSALA.

Je vous ai déjà dit que ce n’était pas mon nom.

CHACTAS.

Qu’importe !... Écoute, fille, du désert, ce génie des bois qui secoue sa chevelure bleue embaumée de la senteur des pins, ces fondrières, ces précipices, jusqu’à ces petits crocodiles qui jouent à cache-cache sous les liquidambars de la fontaine, tout cela ne suffit plus à ma félicité ; et lorsqu’à coté de toi, dans ces bois encore plus antiques que le monde, je me vois piqué par les cousins, aveuglé par les chauvesouris, étourdi par les serpents à sonnettes, je sens qu’il y a encore quelque chose de plus doux dans la nature.

ROSALA.

Mon jeune ami, n’achève pas.

À part.

Ô fatal secret, funestes fiançailles !

Avec résolution.

Chactas, tu as l’esprit des renards et la prudence des tortues.

CHACTAS.

Tortues ! vous ne dites pas cela pour mes jambes ?

ROSALA.

Non, car tu es beau comme le désert avec toutes ses fleurs et toutes ses brises... Eh bien, Chactas ! je ne puis être ton épouse.

CHACTAS.

Par exemple... si c’est là raisonner !

ROSALA.

Ne critique pas ma logique...

CHACTAS, avec un désespoir sombre et concentré.

Fille inexplicable... à peine ai-je vingt neiges et une neige de plus... ce qui veut dire vingt et un ans, mais le feu brûlant des passions amène le dégel et le dégel amène la débâcle, Atala, songes-y.

ROSALA.

Chactas !... Mais si nous dînions ?

CHACTAS.

Admirable subterfuge de la sagesse, qui réveille la mémoire de l’estomac pour imposer silence à celle du cœur !

ROSALA.

Mais je ne vois pas où nous pourrions...

CHACTAS.

En ramant tout à l’heure avec mon adresse ordinaire, j’ai jeté à l’eau notre panier de provisions... Mais rassurez-vous ; Amour, restaurateur de tout ce qui existe, c’est toi que j’invoque !

ROSALA.

Comment ! ni chair ni poisson...

Commencement d’orage.

CHACTAS.

Mais en revanche, voilà une fameuse sauce qui se prépare. Comme tout est magnifique dans ce pays-ci !... les belles gouttes, larges comme la main !... deux comme cela suffisent pour être trempé...

ROSALA.

Où nous cacher ?

Chactas et Rosala se réfugient sous un arbre ; au milieu de l’orage qui redouble, en entend une sonnette.

CHACTAS.

Air : Ermite, bon ermite. (L’Ermite de Sainte-Avèle.)

Est-ce un serpent-sonnette
Que j’entends dans les bois ?

ROSALA.

D’effroi je suis muette.

LE PÈRE ODRY, dans la coulisse.

Nous sommes aux abois,
Tous deux, et sans litière,
Nous marchons de moitié,
Car la vertu sur terre
Toujours chemine à pié.

ROSALA.

Malgré mon innocence,
Cet ermite est venu,
Dans cette circonstance,
Bien à propos, je pense,
Pour sauver ma vertu.

 

 

Scène II

 

CHACTAS, ROSALA, LE PÈRE ODRY, avec un parapluie, une casquette, une tasse de cuir en bandoulière, un bâton à la main, et tenant un chien en laisse

 

ROSALA.

Elle tombe aussi sur lui, la grêle de l’adversité.

CHACTAS.

Et plus heureux que nous, il a le parapluie à canne de la patience...

LE PÈRE ODRY.

N’entends-je pas ici quelques voyageurs ?... Dites donc là-bas ! les plumes rouges... ayez pitié de ce pauvre aveugle... donnez à ce pauvre aveugle la charité, s’il vous plaît ?...

CHACTAS.

Eh bien ! sont-ils étonnants dans ce nouveau monde ! en voilà une que je noierai sur mon itinéraire, un aveugle qui voit des plumes rouges...

LE PÈRE ODRY.

Enfant des hommes... suspends les jugements téméraires... ce n’est pas pour moi que je vous demande, c’est pour ce pauvre animal qui a le malheur d’être myope et dont je guide les pas incertains.

CHACTAS.

Ô charité sublime !

LE PÈRE ODRY.

C’est pour lui que j’ai la fierté de mendier.

CHACTAS.

Il s’adresse bien, nous qui allions avoir l’orgueil... ça fait justement un plat de dessert... les quatre mendiants...

LE PÈRE ODRY.

Vous eu seriez là ?... Rassurez-vous... l’homme des anciens jours ne vous abandonnera pas... car, tel que vous me voyez, je suis un mendiant propriétaire.

CHACTAS.

Serait-il possible !

LE PÈRE ODRY.

Un des gouverneurs de ce pays, qui ne manque pas d’esprit, a ordonné que tous les mendiants eussent à déclarer leurs moyens d’existence ; alors j’ai établi ici une auberge où je reçois les voyageurs, et quand il n’en vient pas, je demande l’aumône pour utiliser mes instants, car tous mes vieux os se sont ranimés par l’ardeur de la charité...

CHACTAS.

Qui es-tu donc, être surnaturel ?

LE PÈRE ODRY.

Je vous l’ai dit, je suis l’homme des anciens jours ; quelquefois aussi, je suis le vieux des âges, ce qui ne m’empêche pas d’être l’homme du rocher, et de temps en temps l’homme de la prière, en un mot, je suis le père Odry.

CHACTAS.

Qu’entends-je ? vous voulez dire le père Aubry.

LE PÈRE ODRY.

Non... Dry.

CHACTAS.

Bry... Dans notre pays nous prononçons bry... mais c’est égal, je vous connaissais déjà ; voilà cette longue barbe qui a quelque chose de sublime dans sa quiétude, et ce nez aquilin qui aspire à la tombe.

LE PÈRE ODRY.

Oui, mon fils, ce front n’a pas toujours été chauve.

CHACTAS.

Je le vois bien, ces traits sont ceux d’un homme qui dans son temps a eu du toupet... on voit que ses jours ont été mauvais... Mais, dites-moi, homme du rocher, où est cette auberge dont vous nous avez parlé ?

LE PÈRE ODRY.

Vous y êtes.

CHACTAS.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

LE PÈRE ODRY.

C’est ici l’auberge de la Belle-Étoile.

CHACTAS.

Comment ? en plein air !

LE PÈRE ODRY.

On n’en voit que mieux l’enseigne de la maison.

CHACTAS.

À la bonne heure !... mais qu’est-ce que vous nous donnerez ?

LE PÈRE ODRY.

Vous n’avez qu’à choisir.

CHACTAS.

Un petit beefsteak, si c’est possible.

LE PÈRE ODRY.

Ô mon fils, tu ne connais pas les hommes du pays des palmiers, notre estomac national se refuse à ce mets britannique.

CHACTAS.

Que diable !... donnez-nous alors... quelques oiseaux d’Inde, c’est ici le pays.

LE PÈRE ODRY.

Vous n’en trouverez que chez vous, ô mon fils ; de fréquentes migrations les y ont naturalisés, notre patrie est veuve de ses enfants, et le dindon du désert est maintenant l’oiseau de l’exil, qui malgré lui se voit forcé de paraître aux festins de l’étranger.

CHACTAS.

Vous pouviez me dire tout uniment que vous n’en aviez pas, ça aurait été bien plus tôt prêt ; eh bien ! donnez-moi un verre d’eau.

LE PÈRE ODRY.

Garçon... j’aime mieux vous servir moi-même pour que vous n’attendiez pas.

Il va vers une source et présente la tasse pleine à Chactas.

Hein ! quel goût ça vous a !

CHACTAS.

Un lieu crue...

LE PÈRE ODRY.

Encore une ?

CHACTAS.

C’est assez, je vous remercie de votre généreuse hospitalité, quoique je n’en sois pas plus gras.

LE PÈRE ODRY.

Il n’y a pas besoin de vous faire la carte... c’est à prix fixe, voilà une heure que vous vous reposez chez moi... quatre francs pour le logement, le reste est pour les rafraîchissements.

CHACTAS.

Qu’est-ce qu’il dit donc, l’homme des anciens jours ?

LE PÈRE ODRY.

Dame ! c’est vingt sous chaque tasse.

CHACTAS.

Chactas... Chactas... j’entends bien mon nom.

À part.

Voilà un Indien qui est un peu juif.

LE PÈRE ODRY.

Air : Le troubadour. (Jean de Paris.)

Mon fils, je voi
Que vous êtes honnête.

CHACTAS.

Et je le doi ?...

LE PÈRE ODRY.

C’est trois livres par tête.

CHACTAS.

Voilà pour moi.

Montrant Rosala.

Le reste est dû par elle.
Allons, ma belle,
Paie à ton tour
L’écot du jour.

Rosala s’est endormie et ne répond pas.

CHACTAS.

Mais qu’est-ce qu’elle a donc ? Atala !... Atala !... blanche hermine du rocher !...

LE PÈRE ODRY.

Est-ce qu’elle s’est endormie pendant que nous chantions ?

CHACTAS.

J’y suis... sa chasteté aura dévoré sa vie... elle sera morte de peur de m’épouser.

L’orchestre joue l’air de Marlborough ; Chactas et le père Odry portent Rosala sur le banc de mousse ; Chactas reste la tête penchée, aux pieds d’Atala, et le père Odry est, à sa tête, en contemplation. Quatrième et cinquième tableau d’Atala.

 

 

Scène III

 

CHACTAS, ROSALA, LE PÈRE ODRY, PAUL et VIRGINIE paraissant sur la montagne, se tenant par la main, et cachés sous la jupe de Virginie

 

Deuxième tableau de Paul et Virginie.

PAUL et VIRGINIE.

Air : Blondinette, Joliette. (Aline, reine de Golconde.)

Nous pouvons braver l’orage,
Grâce à cet abri nouveau ;
Quand on est deux en voyage,
Le temps paraît toujours beau.

VIRGINIE.

Mais regarde donc, Paul ! ce sont eux.

PAUL, appelant.

Domingo, Domingo !... par ici.

VIRGINIE, à Chactas et à Rosala.

Vous nous avez donné assez d’inquiétude ! mon père... Jonathan... Domingo... tout le monde est à votre recherche.

Montrant Rosala.

Rosala, mademoiselle Rosala... est-ce qu’elle se trouverait mal ?...

CHACTAS.

L’appétit !...

PAUL.

Et vous restez là les bras croisés... pardieu ! vous êtes bien de votre pays.

VIRGINIE.

Et il faut que vous n’ayez guère d’invention.

PAUL.

Attendez... attendez...

Il monte sur l’arbre, cueille des fruits, et Virginie revient avec de l’eau dans ses mains. Troisième tableau de Paul et Virginie.

CHACTAS.

Le fait est que ce n’est pas par l’invention que nous brillons... c’est par le sentiment.

LE PÈRE ODRY.

Et l’intérêt.

PAUL, lui jetant des fruits.

Tenez !

CHACTAS, les recevant et les mangeant.

Qu’il est fort, l’appétit du malheur !

VIRGINIE, jetant quelques gouttes d’eau sur la figure de Rosala.

Mademoiselle Rosala !

ROSALA.

Où suis-je ?

CHACTAS.

Elle revient, cette biche altérée !

LE PÈRE ODRY.

Ces enfants ont plus d’esprit que nous, ô mon fils !

CHACTAS.

Cette jeune fille est jolie comme la colombe du bocage.

PAUL.

Je le crois bien.

Air : Bouton de rose.

De Virginie
L’âme est pure comme un beau ciel,
De tous vos grands mots la magie
Est loin de l’heureux naturel
De Virginie.

VIRGINIE.

À Virginie
Vous avez bien fait quelque vol,
Mais vos amours, je le parie,
Ne vaudront jamais ceux de Paul
Et Virginie.

Partons... allons rassurer M. Delatour.

ROSALA.

Je n’aurai jamais la force de marcher.

LE PÈRE ODRY.

Voilà, grâce au ciel, un nouvel accroc.

PAUL.

Sont-ils drôles ! un rien les embarrasse... Est-ce que vous êtes manchot ?

LE PÈRE ODRY.

Ô mon fils, je suis l’homme de la parole, je parierai tant qu’on voudra, mais pour le reste... atome indéfini, molécule imparfaite, je me laisse aller dans le moule de l’immensité sans chercher ni qui m’y fil, ni qui m’y mit.

PAUL.

Air tiré de Paul et Virginie. (Kreutzer.)

Dans peu je revien,
Ne craignez rien.

Paul et Domingo s’éloignent.

VIRGINIE.

Tous deux vont se mettre à l’ouvrage.

LE PÈRE ODRY.

Qu’on est heureux (Bis.)
D’avoir de l’adresse comme eux !

Paul et Domingo reviennent avec un brancard en feuillages.

VIRGINIE, à Rosola.

Prenez courage,
Placez-vous (Bis.) sur ce feuillage.
Mon père au logis nous attend,
Il faut, mes amis, à l’instant
Nous remettre tous en voyage.

On fait monter Rosala sur le brancard ; Paul et Domingo le portent. Virginie donne la main à Rosala, Chactas et le père Odry se groupent de manière à former tableau. Quatrième tableau de Paul et Virginie.

 

 

ACTE IV

 

Une plantation de M. Delatour.

 

 

Scène première

 

DELATOUR, JONATHAN

 

DELATOUR.

Savez-vous que je commence à être inquiet de nos enfants ?

JONATHAN.

Et moi de ma sœur ! Concevez-vous qu’elle disparaisse en même temps que notre malade ?

Air : Eh, ma mère, est-c’ que j’ sais ça ?

Pour opérer mainte cure
J’ai des moyens bien certains,
C’est le premier, je le jure,
Qui réchappe de mes mains.

DELATOUR.

Ou bien, ayant pu connaître
Votre état et votre nom,
Le drôle aura fui, peut-être,
Dans un moment de raison.

Mais tenez, je ne me trompe pas, c’est Domingo.

 

 

Scène II

 

DELATOUR, JONATHAN, VIRGINIE, sur le palanquin porté par DOMINGO et plusieurs autres COLONS

 

Air tiré de Paul et Virginie. (Kreutzer.)

VIRGINIE et LES COLONS.

Sur ce petit lit de feuillage,
Gaiement nous revenons vers vous,
Et l’espoir d’un moment si doux
Abrégeait pour nous le voyage.

JONATHAN.

Eh bien ! nos fugitifs ?

VIRGINIE.

Nous les avons rencontrés et nous venons de reconduire chez vous mademoiselle Rosala.

JONATHAN.

Dieu soit loué ! et Chactas ?

VIRGINIE.

Oh ! pour celui-là, c’est toujours à recommencer... imaginez-vous qu’au bas de la montagne, nous apercevons de loin une troupe de sauvages qui étaient en habits de fête, et qui, selon leur habitude, s’étaient peints de diverses couleurs ; alors il a crié qu’il voulait être comme eux, qu’il voulait se faire tatouer... qu’il en avait vu à Paris... et que c’était un moyen sûr de se mettre à la mode... Nous avons voulu en vain le retenir ; il a couru les rejoindre et a disparu avec eux.

DELATOUR.

Mon Dieu ! s’il lui arrivait quelque accident !

VIRGINIE.

C’est ce que Paul a pensé, car il a pris son fusil et s’est élancé sur leurs traces.

CHŒUR, dans la coulisse.

Air : En plein, plan, r’lan tanplan, tirelire en plan.

Par derrière et par devant,
En plein, plan,
R’lan tanplan, tirelire en plan,
Par derrière et par devant.
Ah ! mon Dieu ! qu’il est drôle !

 

 

Scène III

 

DELATOUR, JONATHAN, VIRGINIE, DOMINGO, PAUL, COLONS, puis CHACTAS et LE PÈRE ODRY

 

PAUL.

Rassurez-vous, je vous le ramène.

DELATOUR.

Est-ce qu’il serait tatoué ? un si joli garçon !

PAUL.

Il a manqué éprouver mieux que ça : au moment où je suis arrivé, nos amis les sauvages s’étaient mis en rond pour dîner et je crois qu’ils allaient traiter M. Chactas comme ils traitent quelquefois leurs prisonniers de guerre ; heureusement un seul coup de fusil à poudre les a tous fait fuir, et le voilà encore dans son négligé de table.

Chactas arrive conduit par le père Odry. Il est arrangé comme une volaille qu’on va mettre à la broche, avec une grande barde, ficelé et recouvert de feuilles de vigne, ses mains sont relevées sous ses aisselles en guise d’abatis.

CHACTAS.

Vous êtes tous des farceurs, de mauvais farceurs.

DELATOUR.

Eh ! mon pauvre Chactas, de quoi as-tu l’air ?

CHACTAS.

Parbleu ! d’un échappé de la broche, j’étais déjà coiffé et bardé, et sans lui j’étais le dindon de la farce... Détachez-moi un peu mon aileron, je vous en prie.

DELATOUR.

Mais aussi, qu’allais-tu faire ?...

CHACTAS.

Air du Pot de fleurs.

Qui jamais aurait pu s’attendre
Qu’ils compteraient sur moi pour leur repas ?
Quand je m’y mets, moi je ne suis pas tendre,
Et ces messieurs ne me connaissaient pas.
Tous les héros cités par leur vaillance
N’ont résisté que jusques à leur mort,
Et moi, défunt, j’aurais offert encor
Une nouvelle résistance.

Dites-moi... est-ce que je ne sens pas un peu le brûlé ?

LE PÈRE ODRY.

Mon Dieu ! non... peut-être un peu le roussi...

CHACTAS, se tâtant.

Il ne me manque rien... je n’oublie rien... Eh bien ! bon nègre, fais malle à moi pour décamper moi au plus vite.

PAUL.

Comment, vous voulez nous quitter ?

CHACTAS.

La température de ce pays ne me vaut rien... il y fait trop chaud pour moi, je finirais par y griller.

DELATOUR.

Mais, mon cher Chactas...

CHACTAS.

Chactas !... je suis bien votre serviteur, je n’ai plus aucun goût pour les festins du désert, surtout quand on s’est vu destiné, comme moi, à y jouer un rôle purement passif... je reviens à la côtelette et au beefsteak européens, et je préfère les bienfaits de l’omelette civilisée à tout le luxe de la cuisine sauvage... sans compter que je commence à croire qu’il vaut mieux coucher dans un mauvais lit que dans les plus belles forets du monde ; je dis cela pour votre auberge, père Odry.

VIRGINIE.

Et la place de commis que mon père vous destinait...

CHACTAS.

Qu’il la donne à qui il voudra... à mon libérateur, qui ne demande pas mieux et qui, à coup sûr, la remplira aussi bien que moi.

DELATOUR.

Allons ! tu le veux, que Paul te remplace.

CHACTAS.

Soyez heureux, habitants du nouveau monde ; moi je retourne dans l’ancien... Nouvel entant prodigue, je reverrai le foyer domestique et le potage paternel, qui dorénavant sera tiré pour moi du pot-au-feu du repentir ! et pour rentier dans la carrière commerciale par une heureuse spéculation, je publie une relation de mon voyage, par souscription. Je n’annonce d’abord que deux petits volumes ; mais avec de l’adresse, des notes et des cartes de géographie, je peux aller jusqu’à la douzaine, et ma fortune est faite ; trop heureux si, après m’être soustrait à la dent des sauvages, je puis échapper à celle de la critique.

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