Don Juan de Marana (Alexandre DUMAS Père)

Mystère en cinq actes, en neuf tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 30 avril 1836.

 

Personnages

 

LE BON ANGE

SŒUR MARTHE

DON JUAN  

DON LUIS DE SANDOVAL

DON JOSÉ

DON CRISTOVAL

DON MANUEL

DON PEDRO

DON HENRIQUEZ

DON FABRIQUE

DON MORTÈS

DON SANCHEZ

LE MAUVAIS ANGE

LE COMTE DE MARANA

LE SÉNÉCHAL

GOMEZ

HUSSEIN

UN VALET

UN PAGE

TERESINA

INÈS

VITTORIA

PAQUITA

CAROLINA 

JUANA

SŒUR URSULE

L’ANGE DU JUGEMENT

UN ANGE

LA VIERGE

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Au lever du rideau, le théâtre est dans l’obscurité : aucun acteur n’est en scène, excepté le bon Ange et le mauvais Ange de la famille de Marana, placés sur un piédestal, à la droite des spectateurs. Le mauvais Ange est renversé sur le dos, dans l’attitude d’un vaincu ; le bon Ange est debout près de lui, le glaive à la main et un pied sur sa poitrine. Ils doivent avoir l’apparence d’un groupe de bois sculpté et peint.

 

 

Scène première

 

LE MAUVAIS ANGE, LE BON ANGE

 

LE MAUVAIS ANGE.

Ô toi que le Seigneur a commis à ma garde,
Baisse un instant les yeux, archange, et me regarde !...
Depuis que mon orgueil, contre Dieu, vainement
Entreprit de lutter, et que, pour châtiment,
Me suivant au plus bas de ma chute profonde,
Tu posas sur mon sein ton pied lourd comme un monde,
Tant de jours ont pour moi renouvelé leur cours,
Tant de nuits ont passé, plus longues que les jours,
Et les heures des nuits et des jours avec elles
Ont mené lentement tant de douleurs mortelles,
Que je crois que du Dieu que j’avais offensé
Le courroux, à la fin, se doit être lassé,
Puisqu’il souffre aujourd’hui que ma bouche de pierre
Se ranime à la plainte et s’ouvre à la prière !...
Donc, je te prie, au nom miséricordieux
Du Seigneur, je te prie, archange radieux,
Je te prie, au doux nom de la vierge Marie,
Au saint nom de Jésus, archange, je te prie,
De soulever ton pied de mon sein condamné ;
Car c’est trop de douleurs, même pour un damné !...

LE BON ANGE.

C’est une volonté plus forte que la nôtre
Qui, dans les jours passés, nous lia l’un à l’autre,
Et nous en subirons les ordres absolus,
Jusqu’à ce que pour nous les jours soient révolus.
Or, je ne sais quel temps doit durer ton martyre,
Mais voici ce que Dieu me permet de te dire :
Sur ce marbre, celui dont la main t’enchaîna
Est le comte don Juan, seigneur de Marana,
Tige des Marana, dont l’illustre famille
Fut, depuis trois cents ans, l’honneur de la Castille.
Or, lorsque son esprit eut quitté ce bas lieu,
Saint Pierre le reçut et le mena vers Dieu,
Qui, lui tendant les bras, lui dit : « Comme un archange,
Vous avez, ô don Juan, vaincu le mauvais ange ;
Vous pouvez disposer de son sort aujourd’hui ;
Dites ce qu’il vous plaît qu’il advienne de lui. »
À cette grande voix, le pieux solitaire
Tomba les deux genoux et le visage en terre,
Puis, ayant adoré l’Éternel, répondit :
« Seigneur, Seigneur, Seigneur, faites que le maudit
Ne puisse plus tenter, de sa parole immonde,
Ni mon fils, ni les fils qu’il doit laisser au monde.
Car je sais trop, Seigneur, lorsqu’il vous vient tenter,
Combien le cœur de l’homme est faible à résister ;
Et je voudrais sauver à ma race future
Les éternels combats de l’humaine nature,
Jusqu’à ce que, parmi ces fils d’avance élus,
Il en naisse un, enfin, d’esprits si dissolus,
Que, sans être poussé par Satan vers l’abîme,
De son propre penchant il commette un grand crime.
Or, ajouta don Juan, Seigneur, pour que cela
S’accomplisse, ordonnez que l’ange que voilà
(Et c’est moi qu’il montrait) descende sur la terre,
Avec la mission d’accomplir ce mystère. »
Dieu dit : « Il sera fait comme vous le voulez. »
Et, se tournant vers moi. Dieu dit encore : « Allez ! »
Alors, je descendis de la voûte éternelle,
Et, depuis ce moment, céleste sentinelle,
J’ai sur toi, nuit et jour, veillé silencieux,
Immobile, debout, et sans fermer les yeux.
Ainsi, pour que ma main abandonne son glaive,
Pour que mon pied vengeur de ton sein se soulève,
Il faut qu’obéissant au décret éternel,
Un des fils de don Juan devienne criminel.
Maudit ! sois donc encor patient au supplice,
Jusqu’à ce que l’arrêt prononcé s’accomplisse.

LE MAUVAIS ANGE, riant.

Ah ! merci : maintenant, lâche esclave de Dieu,
Fais jaillir les éclairs de ton glaive de feu,
Charge d’un nouveau poids ma poitrine épuisée,
Jusqu’à ce que ton pied sente qu’elle est brisée.
Poursuis ta mission, bourreau de Jehovas !
Et, tant que le Seigneur te dira d’aller, va !
La vengeance pour lui n’aura plus de longs charmes,
Et mon œil a saigné ses plus sanglantes larmes.
Ah ! ce fut un don Juan, seigneur de Marana,
Dont la main, sur ce marbre, as-tu dit, m’enchaîna :
Eh bien, il a céans un fils qui, je l’espère,
Est né pour délier ce que lia son père ;
Ou je me trompe fort, ou bien, par lui, la loi
S’accomplira.

Éclats de rire dans le fond.

LE BON ANGE.

  Silence !

LE MAUVAIS ANGE.

  À moi, don Juan !... à moi !...

Éclats de rire dans le fond.

 

 

Scène II

 

LE MAUVAIS ANGE, LE BON ANGE, DON JUAN, DON CRISTOVAL, DON MANUEL, CAROLINA, JUANA, VITTORIA, PAGES, VALETS

 

La porte du fond s’ouvre ; on aperçoit une salle à manger toute resplendissante de lumières ; de jeunes cavaliers et de jeunes femmes se lèvent de table ; deux Nègres, vêtus en pages, entrent en portant des flambeaux ; la scène s’éclaire.

DON JUAN, à Cristoval, qui reste en arrière, un verre à la main.

Allons, Cristoval, assez de xérès et de porto comme cela ! c’est boire en muletier et non en gentilhomme. Au salon, pour les glaces et les sorbets !

Tendant les bras.

À moi, Carolina !

CAROLINA, passant son bras autour du cou de don Juan.

Me voilà, monseigneur !...

DON CRISTOVAL, vidant son verre.

Alors décidément, don Juan, tu me l’enlèves ?

CAROLINA.

Il ne m’enlève pas, je te quitte.

DON CRISTOVAL.

Et pourquoi me quittes-tu, infidèle ?

CAROLINA.

Parce que, depuis trois jours que nous nous connaissons, il y en a deux que je ne t’aime plus, et un que je te déteste.

DON MANUEL.

Plains-loi encore de la fausseté des femmes, Cristoval !

DON CRISTOVAL.

Cela tombe admirablement bien ; car, pendant le dîner, je me suis fiancé à la Juana.

DON MANUEL.

M’aurais-tu fait cette infidélité, païenne ?...

JUANA.

Au contraire, j’agis par pure charité chrétienne : ce pauvre Cristoval est si triste d’avoir perdu Carolina, qu’il mourrait de chagrin s’il ne trouvait à la minute quelqu’un qui le consolât.

DON MANUEL.

Très bien ! alors, à moi la Vittoria !

VITTORIA, adossée au piédestal, et repoussant don Manuel.

Non pas, monseigneur ! j’aime don Juan et pas un autre.

DON JUAN, se levant et allant à Vittoria.

Oh ! sur mon honneur, voilà un trait merveilleux et qui demande récompense.

Il porte la main à sa chaîne d’or.

VITTORIA, l’arrêtant.

Si tu as quelque chose à me donner, monseigneur, donne-moi ton poignard.

DON JUAN.

Qu’en veux-tu faire ?

VITTORIA.

Que t’importe ?

DON JUAN.

Prends, ma jalouse.

Vittoria prend le poignard à la ceinture de don Juan et le passe à la sienne.

CAROLINA.

Si tu fais de tels cadeaux à la femme que tu n’aimes plus, que donneras-tu à celle que tu commences à aimer ?

DON JUAN, se couchant sur un divan.

Je lui donnerai une fois ce qu’elle me montrera du doigt, deux fois ce qu’elle me demandera des yeux, et trois fois ce qu’elle exigera des lèvres.

CAROLINA.

Tu es magnifique, seigneur don Juan ; mais je serai encore plus généreuse que toi...

L’embrassant au front.

Je ne veux pas que tu me donnes, je veux que tu me rendes.

DON JUAN.

Si j’étais roi, voilà un baiser qui me coûterait une province.

CAROLINA.

Mais, comme tu n’es que comte, je me contenterai d’un de tes châteaux. Combien en as-tu ?

DON MANUEL.

Il n’en sait pas le nombre.

DON JUAN.

Non ; seulement, ils sont à moi comme les Espagnes sont à l’infant.

CAROLINA.

C’est égal, je te prête dessus.

Lui effeuillant son bouquet de roses sur la tête.

L’infant deviendra roi.

DON JUAN, l’embrassant.

C’est chose dite, j’emprunte.

DON CRISTOVAL.

Tu oublies que la moitié des biens que tu engages appartient à don José.

DON JUAN, négligemment.

Qu’est-ce que don José ?

DON MANUEL.

Mais ton frère aîné, ce me semble.

DON JUAN.

Ah ! oui. Eh bien, si j’ai un conseil d’ami à lui donner, à ce frère, c’est de trouver un juif qui lui achète son droit d’aînesse pour un plat de lentilles ; le juif sera volé.

JUANA.

Mais il est donc décidé à vivre toujours, le vieux comte ?

DON JUAN.

Tiens, ne m’en parle pas, Juana ; tu as peut-être entendu dire qu’il y a un Père éternel au ciel, n’est-ce pas ? Eh bien, je crois, Dieu me pardonne ! qu’il est descendu sur la terre.

UN DOMESTIQUE, levant la portière de la chambre à gauche du spectateur.

Monseigneur don Juan, votre père se meurt.

Silence d’un instant.

DON JUAN, se soulevant.

Et il m’envoie chercher ?

LE DOMESTIQUE, traversant la scène.

Non ; il a entendu vos éclats de rire, et il ne veut pas vous attrister ; il envoie chercher son confesseur don Mortès.

Le Domestique sort.

DON CRISTOVAL, se levant.

Adieu, don Juan ; nous ignorions la maladie du vieux comte, et nous demandons pardon à Dieu d’avoir blasphémé dans une maison qui appartenait à la mort.

JUANA.

Adieu, don Juan ; tu es un impie, et tu perdrais l’âme d’une sainte en soufflant dessus.

CAROLINA.

Adieu, don Juan ; j’espère que Dieu me pardonnera dans l’autre monde de t’avoir aimé un instant dans celui-ci.

DON JUAN.

Surtout si nous faisons pénitence ensemble. Prenons jour.

CAROLINA.

Jamais !

DON JUAN.

Alors, je t’attendrai de huit à neuf heures du matin, à la petite maison du parc.

CAROLINA, souriant.

J’y serai.

DON JUAN.

Et toi, Vittoria, tu ne-me dis rien ?

VITTORIA.

Si fait ; je te dis que, tel que tu es, don Juan, maudit et damné d’avance, je t’aime ; et je te dis encore que, si Carolina vient au rendez-vous que tu lui donnes, foi d’Espagnole, je la tuerai.

DON JUAN.

Adieu, ma charmante.

À ses Pages.

 

 

Scène III

 

LE BON ANGE, LE MAUVAIS ANGE, DON JUAN

 

DON JUAN.

Adieu, jeunes fous et belles courtisanes, qui jouez comme des enfants avec des baisers et des poignards, sans savoir ce qu’on en peut faire ; partez avec vos flambeaux, vos rires et votre bruit, et laissez-moi seul et dans l’obscurité : mes pensées ont besoin de silence et de ténèbres. Puissent, cette nuit, mes richesses, mes châteaux et mes titres, ne pas s’évanouir comme vous !... Mon père ne me demande pas, je m’en doutais ; il demande don Mortès, je m’en doutais encore. Il faut que ce prêtre passe par ici pour entrer dans la chambre de mon père, je lui parlerai le premier. Allons, don Juan, il ne s’agit plus de séduire une jolie femme ou de combattre un brave cavalier ; plus de paroles dorées, plus de bottes secrètes : tu as affaire à un prêtre, parle-lui la sainte langue de l’Église.

 

 

Scène IV

 

LE BON ANGE, LE MAUVAIS ANGE, DON JUAN, DON MORTÈS

 

DON JUAN.

Vous êtes un digne serviteur de Dieu, mon père, toujours prompt à la prière et à la consolation.

DON MORTÈS.

C’est mon devoir, monseigneur.

DON JUAN.

Aussi, n’avons-nous pas douté quand nous vous avons fait mander...

DON MORTÈS.

Pardon, mais je croyais que le comte seul avait besoin...

DON JUAN.

Tous deux, mon père, tous deux : la parole divine est peut-être plus nécessaire encore à ceux qui doivent vivre qu’à ceux qui vont mourir. N’avez-vous pas quelques minutes à me consacrer, mon père ?

DON MORTÈS.

Parlez, monseigneur.

DON JUAN.

Vous avez connu mon noble père dans sa jeunesse ?

DON MORTÈS.

J’ai eu l’honneur d’étudier avec lui à l’université de Salamanque.

DON JUAN.

Vous savez qu’il était d’un caractère...

DON MORTÈS.

Plein de grandeur et de seigneurie.

DON JUAN.

Mais en même temps fougueux et passionné.

DON MORTÈS.

Cela lui a fait faire de grandes armes en Italie, monseigneur.

DON JUAN.

Et de grands péchés en Espagne, mon père.

DON MORTÈS.

Il a toujours obéi aux ordres de son roi, comme doit le faire un bon Castillan.

DON JUAN.

Certes ; mais il n’a pas toujours suivi les commandements de Dieu, comme aurait dû le faire un bon catholique.

DON MORTÈS.

Je ferai tout pour l’amener là.

DON JUAN.

Il y a un péché qui doit lourdement charger sa conscience.

DON MORTÈS.

Lequel ?

DON JUAN.

Vous savez qu’avant d’épouser ma mère, il avait eu de... je ne sais quelle esclave mauresque, gitane ou bohémienne, qu’il avait ramenée d’Afrique, un fils qu’il a traité comme mon frère, et à qui il a permis de s’appeler don José, comme je m’appelle don Juan ?

DON MORTÈS.

Je le sais.

DON JUAN.

Eh bien, mon père, voilà ce dont il est urgent qu’il se repente pour le salut de son âme ; et il se repentira certainement, si un saint homme comme vous lui reproche sa faiblesse pour cet enfant, s’il lui défend de le revoir avant sa mort, et s’il lui présente ce sacrifice comme une expiation de sa faute.

DON MORTÈS.

Et pourquoi ?

DON JUAN.

Parce que, comme un païen et un hérétique qu’il est, il dissiperait les richesses des Marana en des jeux de cartes et de dés, au lieu d’en doter de saints couvents, comme je le ferais, moi... en orgies avec de jeunes étudiants, au lieu de donner une châsse d’argent à Saint-Jacques de Compostelle, et une chape d’or à Notre-Dame del Pilar, comme je le ferais, moi... enfin, en débauches avec de belles courtisanes du démon, au lieu de récompenser largement les saints hommes qui se dévouent au salut et à la consolation des mourants, comme je ferais encore, moi... Comprenez-vous, mon père ?...

DON MORTÈS.

Oui, oui, monseigneur... Cependant, je crois que, si don José était à votre place...

DON JUAN.

Mais il n’y est pas... et savez-vous où il est ? À Séville en Andalousie, dans la ville des amours, des sérénades et des fleurs, tandis que son père bien-aimé vous envoie chercher pour se préparer à la mort... Et que fait-il à Séville ?... Il chante des chants mauresques sur une guitare grenadine, aux pieds de je ne sais quelle Teresina, qu’il séduit en lui faisant croire qu’elle sera sa femme, et cela au lieu d’accourir ici pour prier et pleurer avec moi au chevet du lit mortuaire... Et voilà ce qu’il faut que mon père sache de votre bouche ; car, si au moment de mourir... la faiblesse humaine est si grande à l’heure suprême !... il allait, ce qui est possible, légitimer ce bâtard... Il ne faut pour cela qu’un parchemin, deux lignes, une signature, et le sceau des Marana près de cette signature... et alors cène serait plus moi, ce serait l’autre qui deviendrait comte de Marana, grand d’Espagne de première classe, et maître de vassaux assez nombreux pour faire à son propre compte la guerre au roi de France !...

DON MORTÈS.

Rassurez-vous, monseigneur, car je sais, dans ce cas, quelles seraient les intentions de votre frère.

DON JUAN.

Il vous les a dites ?... Oui, il a fait le grand, le généreux, le magnanime... Il est vrai que cela ne lui a coûté que des paroles. Il vous a dit, n’est-ce pas, qu’il me laisserait la seigneurie d’Olmedo ou d’Aranda, qui rapportent ensemble cinq cents réaux et vingt-cinq maravédis de rente ? puis encore, peut-être, qu’il consentirait à ce que l’on continuât de m’appeler don ; c’est-à-dire qu’il me fait l’aumône d’un morceau de pain et d’une épée... Oh ! le digne, le noble, l’excellent fils, qui dispose de la succession paternelle du vivant même de son père !... oh ! le digne, le noble, l’excellent frère, qui se fait une part de lion, qui étend l’ongle sur l’héritage des Marana, et qui dit : « Ceci est à moi, don José ! Cela est à toi, don Juan !... »

DON MORTÈS.

J’espère que don José arrivera à temps pour que votre noble père règle, de son vivant, ses intérêts et les vôtres.

DON JUAN.

Oh ! pour cela, vous vous trompez... Non !... il laisserait mourir son père dans la solitude et l’abandon, si je n’étais pas là, moi... Je lui ai écrit dix lettres.

DON MORTÈS.

Eh bien, moi, monseigneur, je ne lui en ai écrit qu’une, mais je suis sûr du messager qui la porte.

DON JUAN, furieux.

Tu as écrit à don José, prêtre !... et qui t’a permis de le faire ?

DON MORTÈS.

Celui qui en avait le droit : votre père.

DON JUAN.

Eh ! que ne me disais-tu cela plus tôt, tu m’aurais épargné depuis une demi-heure cette comédie que je joue !... Ah ! nous voilà enfin tous deux face à face, nos masques à la main, et pouvant tout nous dire !... Eh bien, donc, écoute, et retiens bien ce que tu vas entendre... Je ne veux pas, entends-tu bien, prêtre ? je ne veux pas que le vieillard reconnaisse don José pour mon frère... et cela, non pas parce qu’il est le fils d’une bohémienne, non pas parce qu’il est un païen, non pas parce qu’il déshonorerait mon nom dans l’autre monde, dont je m’inquiète fort peu ; mais parce que, dans celui-ci, il me prendrait mon titre de comte, dont j’ai besoin pour faire grande et noble figure parles Espagnes... mes richesses, qu’il me faut pour acheter l’amour qu’on ne voudra pas me donner, et mes dix mille vassaux, qui me sont nécessaires pour m’assurer l’impunité que la justice se lassera peut-être de me vendre... Souviens-toi que je m’appelle don Juan, et qu’un de mon nom, si ce n’est de ma race, est descendu vivant en enfer, y a soupé avec un commandeur qu’il avait tué après avoir déshonoré sa fille ; que j’ai toujours été jaloux de la réputation de cet homme, comme le roi Charles-Quint de celle du roi François 1er... et que je veux la surpasser, entends-tu ? afin que le diable ne sache lui-même qui préférer de don Juan Tenorio ou de don Juan de Marana... Maintenant, entre chez mon père ou sors de cette maison, sois pour don Juan ou pour don José, pour Dieu ou pour Satan, a ton choix ; mais n’oublie pas que je suis là, et que je ne perds pas une parole, pas un geste, pas un signe... et que, selon ce que tu feras, je ferai.

DON MORTÈS, entrant dans la chambre.

Dieu prenne pitié de vous, monseigneur !

DON JUAN.

Priez pour vous-même, mon père.

 

 

Scène V

 

LE BON ANGE, LE MAUVAIS ANGE, DON JUAN

 

DON JUAN.

Allons, la lutte est engagée... il faut la soutenir : le prix est magnifique, don Juan ! Tu as enfin rencontré un adversaire digne de toi ; il est fâcheux que ce soit sous la robe d’un moine ; car je m’entends mieux à me servir de l’épée que du poignard.

Soulevant la tapisserie.

Ah ! le voilà qui s’approche du lit de mon père. Prêtre, fais ton office de prêtre et pas autre chose, je te le conseille... Pourquoi t’éloignes-tu ? que veux-tu faire de cette encre et de cette plume ?... Ah ! tu tires un parchemin de ta poitrine ; ne mets pas la plume aux mains de mon père, ou, si tu le fais, tu vois bien que c’est toi qui cherches ta destinée, que c’est toi qui vas au-devant du malheur que j’ai voulu éviter... Ah ! ah ! voilà le vieillard qui écrit... Suis des yeux chaque ligne qu’il trace... Chaque ligne m’enlève un titre, un trésor, un château, n’est-ce pas ? Une seconde encore, et il ne me restera rien... Il va signer... il... Prêtre maudit !...

Il s’élance dans la chambre. La musique indique la situation, elle est interrompue par un cri ; au même instant, le bon Ange s’envole, laissant tomber son épée et cachant sa tête dans ses deux mains, tandis que le mauvais Ange s’enfonce dans la terre, en riant. Lorsque tous deux ont disparu, don Juan reparaît, pâle, soulevant la tapisserie d’une main et tenant le parchemin de l’autre.

Il était temps ! la signature manque seule, car ils avaient eu la précaution d’appliquer le sceau d’avance. Personne n’a vu entrer le vieillard.

Allant à une fenêtre qui domine un précipice.

Personne ne l’a vu sortir ! Mon père s’est évanoui... et, quand il reviendra à lui, il prendra tout cela pour quelque songe de la fièvre... pour quelque vision infernale !

Mettant le parchemin dans sa poitrine.

Allons, je suis toujours don Juan, seigneur de Marana, fils aîné du comte !

Il cherche à s’appuyer contre le piédestal, et s’aperçoit que le groupe du bon Ange et du mauvais Ange n’est plus là.

Ah ! disparu ! Cette vieille tradition de la famille serait-elle vraie ? Le mauvais ange des Marana devait reprendre, disait-on, sa liberté, lorsqu’un crime serait commis par un Marana. Eh bien, le crime est commis, le mauvais ange est libre.

Croisant les bras et regardant le ciel.

Après ?

LE COMTE, appelant de la chambre voisine.

Don Juan !

DON JUAN.

J’attendais une réponse du ciel et la voilà qui me vient de la tombe : c’est la voix de mon père. Pourquoi cette voix me fait-elle tressaillir jusqu’au fond des entrailles ? pourquoi me senté-je malgré moi tout prêt à lui obéir ? Ah ! ah ! ah ! c’est qu’on m’a dit quand j’étais enfant : « Cet homme est ton père, et tu dois obéir à ton père. »

Il s’approche comme malgré lui.

Préjugés de l’enfance, qui s’enracinent au cœur de l’homme !... chaînes qui sortent de la bouche des nourrices, et qui garrottent les générations aux générations, ceux qui s’élèvent à ceux qui tombent, la vie à la mort !... Pourquoi le dernier cri du prêtre m’a-t-il moins ému que cette voix ?... Don Juan, don Juan ! poitrine de lion où bat un cœur de femme, obéis !

LE COMTE.

Don Juan !

DON JUAN, soulevant la tapisserie.

Me voilà, mon père...

Au moment où il va entrer, on entend une voix du côté opposé : c’est celle de don José.

DON JOSÉ, dans l’antichambre.

Don Juan !

DON JUAN, laissant retomber la portière.

C’est la voix de mon frère, celle-là... Ah ! celle-là aussi m’a fait tressaillir jusqu’au fond des entrailles, mais de haine et de jalousie !... Elle vient bien pour combattre l’autre. Merci, Satan !

Il revient tranquillement en scène.

 

 

Scène VI

 

DON JOSÉ, DON JUAN

 

DON JOSÉ, s’élançant en scène.

Don Juan ! don Juan ! est-il encore temps ? verrai-je encore mon père ?

DON JUAN, mettant le doigt sur sa bouche.

Silence, frère !... il dort !...

DON JOSÉ, se jetant au cou de don Juan.

Que je t’embrasse pour cette bonne nouvelle, frère ! Comprends-tu ? si je n’avais pas reçu cette lettre du digne don Mortès, mon père mourait sans que je le revisse ; il m’aurait appelé dans son agonie et je n’aurais pas été là pour lui répondre ! la terre aurait recouvert cette face vénérable sans que la dernière expression de ses traits fût restée éternellement en ma mémoire... Oh ! cela n’était pas possible ! Dieu n’a pas voulu que cela fût... Laisse-moi pleurer, frère, car j’ai le cœur plein de sanglots et de larmes... Oh ! mon père, mon père, mon digne père !...

Il pleure.

DON JUAN, lui passant un bras autour du cou.

Pauvre José ! et tu as ainsi quitté Séville, tes amours enchantées, ta belle Teresina ?

DON JOSÉ.

Tais-toi, don Juan, tais-toi ; ne parle pas des amours du fils pendant l’agonie du père... Si j’ai quitté Teresina ! oh ! j’aurais quitté ma vie si j’avais cru que mon âme vînt plus vite ! Est-ce que sa maladie est mortelle ? est-ce qu’il souffre bien ? t’a-t-il parlé de moi ? s’est-il souvenu de José ?

DON JUAN.

Oui, frère, nous avons souvent parlé de toi ensemble... Et tu disais que doña Teresina ?...

DON JOSÉ.

Oh ! frère ! elle est belle parmi les belles, comme mon père était bon entre tous... Qu’il eût aimé ma Teresina, mon pauvre père ! Si j’avais pu voir sa bouche se poser sur ses beaux cheveux blancs, comme ces roses des Pyrénées qui fleurissent dans la neige, oh ! j’aurais été heureux, trop heureux !...

DON JUAN.

Et tu l’as abandonnée à Séville, seule et si loin de toi ?

DON JOSÉ.

Non, non !... elle m’a accompagné jusqu’en Castille ; je l’ai laissée dans notre château de Villa-Mayor ; je ne voulais pas la faire assister à la scène de deuil qui m’attendait ici...

LE COMTE.

Don José !

DON JOSÉ.

N’ai-je pas entendu mon nom ? mon père ne m’a-t-il pas appelé ?

DON JUAN.

Non, tu te trompes... Oublieux, tu ne te rappelles donc pas combien de fois, enfants tous deux, nous avons écouté avec effroi le bruit du torrent qui roule au pied de ces murs, et dont l’eau parfois semblait se plaindre, comme une âme errante et qui demande des prières ?

DON JOSÉ.

Oui, c’est vrai ; mais moi seul tremblais... Tu n’avais pas peur, toi, et, tandis que je tombais à genoux, moi, tu chantais quelque vieille ballade impie où l’ennemi du genre humain jouait le principal rôle.

DON JUAN.

Oui, et, alors comme aujourd’hui, esprit dégagé des liens terrestres, tu oubliais les choses les plus nécessaires à la vie, comme de se reposer quand on est las, et de manger quand on a faim. Viens dans cette chambre, don José !... assieds-toi devant une table, et je te servirai comme je dois le faire, mon aîné, mon seigneur, mon maître... Viens, tu boiras à la santé de ta belle Teresina.

DON JOSÉ.

Oui, tu as raison, j’aurais bien besoin de réparer mes forces : il y a trois jours que je marche sans m’arrêter ; il y a vingt-quatre heures que je n’ai rien pris ; mais, si pendant ce temps mon père...

DON JUAN.

Je te dis qu’il dort. Viens, viens.

LE COMTE, d’une voix mourante.

Don José !...

DON JOSÉ.

Oh ! cette fois, je ne me trompe pas ; dis ce que tu voudras, frère, mais c’est sa voix. Me voilà, père, me voilà !

DON JUAN, le poussant.

Eh bien, va donc !

À part.

Maintenant, je te permets de l’embrasser.

 

 

Scène VII

 

DON JUAN, seul d’abord, puis LE BON ANGE, puis LE MAUVAIS ANGE

 

DON JUAN, après avoir écouté un instant.

Plus rien, rien que les sanglots de mon frère ; tout est fini !

Il tombe sur un fauteuil et s’essuie le front.

Ah !

Mettant la main sur sa poitrine.

qui est-ce qui me parle là ? qui me dit que j’ai mal fait ? quel est cet ennemi qui vit en moi pour me donner des conseils contre moi ?

On entend une musique douce et dans laquelle la harpe domine. Le bon Ange descend du ciel et se pose sur la fenêtre ouverte.

La conscience ? Elle est comme don José, elle arrive trop tard.

Le bon Ange remue les lèvres comme s’il parlait. Don Juan lui répondant.

Il n’est jamais trop tard pour se repentir ? Et la mort du prêtre ?...

Le bon Ange semble parler de nouveau.

Une pénitence de toute la vie peut l’expier ?

Le bon Ange descend et s’approche silencieusement de don Juan.

Et mon père qui m’appelait, et que j’ai laissé mourir sans lui répondre !

Même jeu.

Il est déjà au ciel, où il prie pour son fils ? Donc, l’avenir m’appartient encore.

LE BON ANGE, appuyé sur le dossier de son fauteuil.

Oui, pour toi, si tu veux, commence un nouvel être :
Ton père, en expirant, t’a fait souverain maître
De ses vassaux et de ses biens,
Tandis que don José, par un destin contraire,
Est pauvre... Allons, don Juan, tends les bras à ton frère,
Et que tes trésors soient les siens.

LE MAUVAIS ANGE, sortant de terre et s’appuyant sur le dossier du fauteuil, du côté opposé.

Ton frère n’a pas droit, don Juan, à ta fortune ;
C’est un bâtard jaloux, dont la vue importune
Depuis longtemps lasse tes yeux.
Étranger, de quel droit viendrait-il au partage ?
Garde à toi seul, don Juan, ton immense héritage.
Tu t’en feras des jours joyeux.

LE BON ANGE.

Du moins, pour rétablir entre vous l’équilibre,
Puisque tu l’as fait pauvre, il faut le faire libre :
Tu rempliras ainsi le désir paternel,
Et José, libre, heureux près de sa jeune femme,
Te dressera, don Juan, un autel dans son âme,
Où brûlera l’encens de l’amour fraternel.

LE MAUVAIS ANGE.

Pourquoi donc d’un vassal appauvrir ton domaine ?
Laisse ton frère aller où son destin le mène ;
Ses fils de ta maison augmenteront l’honneur,
Et sa femme, à l’autel, devenant ta vassale,
Te devra le trésor de sa nuit virginale,
Dont, libre, son époux t’enlève le bonheur.

LE BON ANGE.

Mais ce n’est qu’un enfant aux flammes ingénues,
Qui, le soir, va perdant son regard dans les nues,
Demandant au flot qui bruit
Pourquoi son jeune sein s’enfle comme son onde,
Et quel est le secret des voluptés du monde
Dont elle rêve chaque nuit.

LE MAUVAIS ANGE.

Don Juan, c’est un trésor ! crois-moi, l’Andalousie
Exprès pour tes plaisirs semble l’avoir choisie,
Avec un teint blanc et vermeil,
Avec de longs baisers, brûlants comme une flamme,
Et des regards ardents qui pénètrent dans l’âme
Comme deux rayons de soleil.

LE BON ANGE, s’éloignant.

Adieu ! pauvre insensé qu’entraîne un mauvais songe,
De cette vie, un jour, tu sauras le mensonge,
Et tu me chercheras d’un douloureux regard ;
Et tu m’appelleras comme un vaincu sans armes,
Avec des sanglots et des larmes ;
Mais peut-être que Dieu répondra : « C’est trop tard ! »

Il disparaît.

LE MAUVAIS ANGE, s’enfonçant lentement en terre.

Adieu, noble don Juan ! le monde est ta conquête,
Au-dessus de ses fils tu peux lever la tête ;
Car tu n’as plus de maître, et toi seul es ton roi ;
Et, si ton cœur, lassé des voluptés paisibles,
Rêve des plaisirs impossibles,
Appelle-moi, don Juan, je monterai vers toi.

Il disparaît.

 

 

Scène VIII

 

DON JUAN, puis HUSSEIN

 

DON JUAN, se levant.

Holà, esclave !

HUSSEIN, entrant.

Que plaît-il à Votre Seigneurie ?

DON JUAN.

Dis à un écuyer et à douze hommes d’armes de venir me rejoindre à la maison du parc, où j’ai, ce matin, un rendez-vous avec Carolina. Ce soir, nous partons pour Villa-Mayor.

HUSSEIN.

Préviendrai-je don José, le frère de Votre Seigneurie ?

DON JUAN.

Retiens bien ceci, esclave, afin de ne plus tomber dans la même faute : je suis le fils unique du comte, le seul héritier de sa famille, et quiconque dira que José est mon frère en a menti.

Hussein s’incline ; don Juan sort par la porte opposée à celle de la chambre où est son père.

 

 

ACTE II

 

 

Deuxième Tableau

 

Une chambre du château de Villa-Mayor.

 

 

Scène première

 

TERESINA, PAQUITA, lisant toutes deux

 

TERESINA.

Paquita !

PAQUITA.

Madame ?

TERESINA.

Est-ce que le livre que tu lis t’amuse ?

PAQUITA.

Prodigieusement ! Est-ce que le livre que lit madame l’ennuie ?

TERESINA.

À la mort !

PAQUITA.

De quoi traite-il ?

TERESINA.

Des vertus de très grande et très noble dame Pénélope, épouse de monseigneur Ulysse, roi d’Ithaque. Et le tien ?

PAQUITA.

Des amours de la princesse Boudour avec les fils du roi de Serendib.

TERESINA.

Avec le fils, tu veux dire ?

PAQUITA.

Avec les fils, je dis.

TERESINA.

Cela ne se peut pas.

PAQUITA.

Pardon, señora, elle les a aimés chacun leur tour : le premier, un peu ; le second beaucoup, et le troisième, passionnément ; la progression ordinaire. C’est toujours le dernier qu’on aime davantage.

TERESINA.

Vous êtes folle, Paquita.

Elle se remet à lire.

PAQUITA, se levant et s’approchant de Teresina.

Mais le plus joli de tout cela, madame, c’est qu’un jour, en se promenant au bord de la mer, elle trouva sur le rivage un vase de grès scellé avec du plomb ; elle s’approcha de ce vase, et elle entendit une petite voix plaintive qui en sortait ; elle le fit briser aussi lot, et elle se trouva en face d’un beau génie qui lui dit de souhaiter trois choses, et qu’elles seraient accomplies... Quand nous nous promènerons au bord de la mer, il faudra bien regarder !

TERESINA.

Pourquoi ?

PAQUITA.

Parce que, comme la princesse Boudour, nous trouverons peut-être un génie.

TERESINA.

Et quels sont les trois souhaits que tu formeras ?

PAQUITA.

Moi, je n’en formerai qu’un.

TERESINA.

Lequel ?

PAQUITA.

Celui d’être à la place de madame.

TERESINA.

Et tu te trouverais heureuse ?

PAQUITA.

Certes ! car, lorsqu’on est jeune et jolie, cène sont plus trois souhaits qu’on peut former, ce sont mille caprices qu’on peut avoir. Croyez-moi, señora, l’éventail d’une jolie femme est plus puissant que la baguette d’une fée.

TERESINA.

Et comment cela ?

PAQUITA.

D’abord cela parle, un éventail.

TERESINA.

Quelle langue ?

PAQUITA.

La plus jolie de toutes, la langue de l’amour. Écoutez. Vous êtes à la promenade, un jeune seigneur passe et vous salue ; s’il ne vous convient pas, vous regardez dédaigneusement les dessins ; cela veut dire clairement : « Passez au large, mon beau seigneur, car vous n’obtiendrez rien de nous. » Au lieu de cela, le cavalier qui passe vous plaît-il, oh ! alors, comme vous ne pouvez pas tout de suite lui rendre son salut, vous vous couvrez la figure ainsi, comme si vous ne vouliez pas le voir, et vous le regardez à travers les branches, cela signifie : « Vous êtes assez de notre goût, mon gentilhomme, et, si votre naissance et votre fortune répondent à votre tournure, on aura peut-être la faiblesse de vous aimer. » Le gentilhomme comprend cela comme si une duègne venait le lui dire à l’oreille ; dix minutes après, il repasse, et trouve que la señora, en partant, a oublié son éventail sur sa chaise ; il s’approche de l’éventail, le prend, le porte à ses lèvres, et l’éventail lui dit : « Ma maîtresse ne vous voit pas avec indifférence ; rapportez-moi chez elle, car elle serait désolée de me perdre. » Vous entendez une sérénade sous votre balcon ; c’est votre éventail qui revient et qui vous dit : « Ma belle maîtresse, je suis aux mains d’un seigneur qui vous aime ; voyez comme il m’embrasse après chaque couplet ; c’est que vos jolies mains m’ont touché ; maintenant, répétez la ritournelle de l’air que la musique vient d’exécuter... Très bien, ma belle maîtresse ! ne vous ennuyez pas trop de nous, bientôt nous viendrons vous remercier. » En effet, dix minutes après, on entend des pas dans le corridor ; c’est un page qui annonce le seigneur don Ramire Mendoce ou don Alphonse, c’est notre gentilhomme. Il entre ; vous examinez son costume, pour voir s’il est riche et de bon goût ; vous regardez son page, pour voir s’il a une livrée ; vous jetez un coup d’œil sur sa litière, pour voir si elle a des armoiries ; et, s’il est beau, s’il est riche, s’il est noble, vous lui dites : « Je veux trois choses, » et il vous les donne !...

TERESINA.

Mais sais-tu bien, Paquita, qu’une aventure à peu près pareille m’est arrivée aujourd’hui ?

PAQUITA.

Vraiment ?

TERESINA.

Oui, j’étais assise à la porte du parc qui donne sur la route de Santa-Cruz, lorsque je vis passer un beau cavalier ; ce devait être un grand seigneur, car il était suivi d’un écuyer et de plusieurs hommes d’armes ; il me salua en passant ; alors je me sentis tellement rougir, que je me cachai derrière mon éventail.

PAQUITA.

Bien !

TERESINA.

Sans doute, il crut que je le regardais, car à peine eut-il fait cent pas, qu’il jeta la bride aux mains de son écuyer, descendit de cheval, et vint vers moi à pied. Tu comprends que je ne l’attendis pas, et même je rentrai si vite,  

Ayant l’air de chercher autour d’elle.

que...

PAQUITA.

Que ?...

TERESINA.

Mon Dieu ! que je crois avoir oublié mon éventail sur le banc.

PAQUITA.

Très bien ! alors nous allons avoir la sérénade.

TERESINA.

Oh ! j’espère bien que ce jeune seigneur n’y a pas même fait attention, car ce fut un oubli et pas autre chose ; demain, dès le matin, Paquita, tu iras le chercher à la petite porte du parc.

On entend la ritournelle d’une sérénade.

PAQUITA.

Tenez, ce n’est pas la peine ; entendez-vous ?

TERESINA.

Oh ! mon Dieu !

PAQUITA.

Eh bien, qu’y a-t-il là d’effrayant ?

TERESINA.

Oui ; mais si don José savait...

PAQUITA.

Ah ! voilà la grande affaire... Il ne le saura pas.

Elle va à la fenêtre.

TERESINA.

Que fais-tu ?

PAQUITA.

Je vais ouvrir.

TERESINA.

Je te le défends !

PAQUITA, ouvrant.

Ah ! mon Dieu ! vous avez parlé trop tard.

TERESINA.

Imprudente !...

PAQUITA.

Voulez-vous que je la referme ?

TERESINA.

Oh ! puisqu’elle est ouverte...

PAQUITA.

Vous avez raison.

Faisant signe à sa maîtresse.

Venez tout doucement.

Elles s’avancent toutes deux sur la pointe du pied.

TERESINA, à la fenêtre.

Le voilà ! c’est bien lui... Je le reconnais à sa plume rouge.

PAQUITA.

Écoutez !...

DON JUAN, chantant au bas de la fenêtre.

En me promenant ce soir au rivage,
Où, pendant une heure, à vous j’ai rêvé,
J’ai laissé tomber mon cœur sur la plage,
Vous veniez ensuite et l’avez trouvé.

Dites-moi comment finir cette affaire :
Les procès sont longs, les juges vendus,
Je perdrai ma cause ; et, pourtant que faire ?
Vous avez deux cœurs, et je n’en ai plus !

Mais, dès qu’on s’entend, bientôt tout s’arrange,
Et souvent le mal vous conduit au bien.
De nos cœurs entre eux faisons un échange :
Donnez-moi le vôtre, et gardez le mien.

PAQUITA.

La ritournelle est délicieuse.

Chantant.

La la la la la...

TERESINA, l’arrêtant.

Paquita !

PAQUITA.

Oh ! c’est vrai ; et moi qui ne pense pas...

TERESINA, soupirant.

Heureusement que nous sommes enfermées dans ce vieux château, et qu’il n’y a pas à craindre que ce cavalier y entre !

PAQUITA, soupirant plus fort.

Oui, très heureusement !

TERESINA, redescendant la scène.

Aussi, je suis tranquille.

PAQUITA, à demi-voix.

Écoutez !

TERESINA.

Quoi ?

PAQUITA.

On marche dans le corridor !...

TERESINA, vivement.

Fermez cette porte, Paquita !

Paquita ferme la porte.

PAQUITA, écoutant.

On s’arrête !

TERESINA, écoutant aussi.

On frappe !

PAQUITA.

Il faut savoir qui cela est.

TERESINA.

Demande.

PAQUITA.

Qui est là ?

HUSSEIN, en dehors.

L’esclave du comte don Juan.

TERESINA.

Paquita !

PAQUITA.

Silence !... Et que veut le comte don Juan ?

HUSSEIN.

Présenter ses hommages à la maîtresse de ce château.

PAQUITA, se retournant vers sa maîtresse.

Ses hommages !... c’est bien respectueux.

TERESINA.

N’importe, je ne puis le recevoir.

HUSSEIN.

Eh bien ?

PAQUITA.

Eh bien, allez dire an comte don Juan que, ce soir, il est trop tard... Demain, nous verrons.

TERESINA.

Que dis-tu donc ?

PAQUITA.

Je répète vos paroles mot pour mot.

HUSSEIN.

Mais, comme mon maître part demain, il désirerait parler ce soir à la camérière.

PAQUITA, se retournant vers sa maîtresse.

À la camérière, je n’y vois pas d’inconvénient... D’ailleurs, il faut que je lui redemande votre éventail... Vous ne pouvez le laisser entre les mains de ce jeune homme, ce serait lui donner des espérances.

TERESINA, vivement.

Tu as raison.

PAQUITA, à Hussein.

Allez dire au comte don Juan que la camérière de doña Teresina consent à lui accorder l’entrevue qu’il sollicite.

TERESINA.

Paquita, je me retire dans ma chambre... Tu lui diras qu’il m’était impossible de le recevoir, que je suis fiancée à don José, et qu’il sait qu’en pareille circonstance, les jeunes filles espagnoles ne paraissent devant aucun autre cavalier que leur mari.

PAQUITA, la poussant dans sa chambre.

C’est bien, c’est bien, c’est bien !

En se retournant, elle aperçoit don Juan sur le seuil de la porte.

 

 

Scène II

 

DON JUAN, PAQUITA

 

DON JUAN, de la porte du fond.

Seule.

PAQUITA, de l’autre porte.

Seule.

DON JUAN, s’approchant.

Tant mieux !

PAQUITA.

Seigneur cavalier, ma maîtresse...

DON JUAN.

Écoute derrière quelque tapisserie, n’est-ce pas ?... Sois tranquille, je parlerai bas... Ton nom ?

PAQUITA.

Paquita.

DON JUAN, allant à elle et la regardant.

Eh bien, Paquita... si je connais bien mes Espagnes, tu es Andalouse ; si je n’ai point oublié ma science des âges, tu as vingt-cinq ans, et, si je sais toujours lire dans les yeux, tu as déjà trahi un mari, trompé deux amants, et perdu trois maîtresses.

PAQUITA.

Vous êtes sorcier, monseigneur !

DON JUAN.

Quant à moi, je suis le comte don Juan de Marana.

PAQUITA.

Noble ?

DON JUAN.

Je t’ai dit mon nom.

PAQUITA.

Riche ?

DON JUAN.

Comme une mine d’or.

PAQUITA.

Et magnifique ?

DON JUAN.

Comme le roi.

PAQUITA.

Vous croirai-je sur parole ?

DON JUAN, lui donnant sa bourse.

Non, sur actions.

PAQUITA.

Je vous crois, monseigneur.

DON JUAN.

Maintenant, parlons de ta maîtresse.

PAQUITA.

Elle a...

DON JUAN.

Dix-sept ans, je le sais.

PAQUITA.

Elle s’appelle...

DON JUAN.

Doña Teresina, je le sais.

PAQUITA.

Elle est fiancée...

DON JUAN.

À don José, je le sais encore.

PAQUITA.

Qu’elle...

DON JUAN.

N’aime pas.

PAQUITA.

Qu’elle aime.

DON JUAN, lui passant sa chaîne au cou.

Ou plutôt qu’elle...

PAQUITA.

Croit aimer.

DON JUAN.

Ses défauts ?

PAQUITA.

Je ne lui en connais aucun.

DON JUAN, lui passant une bague au doigt.

Elle doit en avoir.

PAQUITA.

Elle est un peu curieuse, un peu coquette, un peu vaine.

DON JUAN.

J’ai deux chances de plus que le serpent... Ève n’était que curieuse.

PAQUITA.

Et elle n’avait pas de femme de chambre.

DON JUAN.

C’est juste, cela m’en fait au moins une de plus... Adieu, Paquita.

PAQUITA.

Vous vous en allez ?

DON JUAN.

Je sais ce que je voulais savoir.

PAQUITA.

Reviendrez-vous ?

DON JUAN.

Peut-être.

PAQUITA.

Au revoir, monseigneur.

DON JUAN.

Ne me reconduis-tu pas ?

PAQUITA, prenant un flambeau.

Oh ! pardon.

Elle sort derrière don Juan.

 

 

Scène III

 

TERESINA, puis PAQUITA

 

TERESINA, entrant doucement.

Il est parti !

PAQUITA, jetant un cri dans le corridor.

Ah !

TERESINA.

Qu’y a-t-il ?

PAQUITA, rentrant sans flambeau.

Rien ; j’ai laissé tomber mon flambeau.

TERESINA.

Eh bien, ce cavalier ?

PAQUITA.

C’est un noble seigneur.

TERESINA.

Ses manières ?

PAQUITA.

D’un prince !... et avec cela...

TERESINA.

Quoi ?

PAQUITA.

Timide !... oh ! mais timide comme un écolier...

TERESINA.

Vraiment ?... Et t’a-t-il parlé de moi ?

PAQUITA.

De qui vouliez-vous qu’il me parlât ?

TERESINA.

Que t’a-t-il dit ?

PAQUITA.

Que vous étiez belle comme une madone.

TERESINA.

Après ?...

PAQUITA.

Qu’il vous aimait comme un fou.

TERESINA.

C’est tout ?

PAQUITA.

Et qu’il mourrait si vous ne lui ordonniez pas de vivre.

TERESINA.

Tu lui as dit que j’étais fiancée à don José ?

PAQUITA.

Oh ! mon Dieu, oui... Mais je m’en suis bien repentie, allez !...

TERESINA.

Pourquoi ?

PAQUITA.

Parce que cela a paru lui faire une peine !...

TERESINA.

C’est bien... Aidez-moi à me déshabiller, Paquita.

PAQUITA, portant la main sur sa maîtresse et s’arrêtant.

Chut !...

TERESINA.

Quoi ?

PAQUITA.

Des pas !...

TERESINA.

Où ?

PAQUITA, indiquant le corridor.

Là !

TERESINA, écoutant.

Ils s’approchent.

PAQUITA.

On place quelque chose à la porte.

TERESINA.

On s’éloigne.

PAQUITA.

Il faut voir ce que c’est.

TERESINA.

Attends encore.

Pause.

PAQUITA.

Maintenant ?

TERESINA.

Oui, je crois...

PAQUITA, ouvrant la porte.

Une cassette !

TERESINA.

Avec un papier ?

PAQUITA, lisant.

« À doña Teresina, fiancée de don José. »

TERESINA, prenant la cassette.

C’est vrai.

PAQUITA.

Elle est pour vous !

TERESINA, la lui rendant.

Remets cette cassette où tu l’as prise.

PAQUITA.

Oh ! mon Dieu !

TERESINA.

Quoi ?...

PAQUITA.

Elle s’est ouverte toute seule...

Tout en marchant vers la porte.

Des perles, des diamants !

TERESINA.

Attends, que je voie.

PAQUITA.

Voyez...

TERESINA.

C’est un écrin royal.

PAQUITA.

« À doña Teresina, fiancée de don José. »

TERESINA.

Reporte-le !

PAQUITA.

Ce soir ?

TERESINA.

À l’instant !

PAQUITA.

Mais je ne sais où est logé le comte, moi, et il me semble qu’il sera temps demain matin.

TERESINA.

Quel magnifique collier !

PAQUITA.

Comme ces perles iraient à votre cou !

TERESINA.

Et ces bracelets ! regarde.

PAQUITA.

C’est le fils de quelque empereur.

TERESINA.

Et ces pendants d’oreilles, ce bandeau, cette ceinture.

PAQUITA.

Nous avons trouvé notre génie.

TERESINA, soupirant.

Malheureusement, nous ne pouvons pas accepter ce qu’il nous donne.

PAQUITA.

Pourquoi pas ? Ces bijoux sont offerts à la fiancée de don José, et l’on accepte un cadeau de noces.

TERESINA.

Oui ; mais tu sais que don José aime la vie retirée, et ce sont des bijoux, à porter à la cour.

PAQUITA.

N’y allez pas : la reine en tomberait malade de jalousie, et l’infant en mourrait d’amour.

TERESINA.

Flatteuse !

PAQUITA.

La señora veut-elle que je lui essaye ces bijoux ?

TERESINA.

Non.

PAQUITA.

Madame veut-elle que je la déshabille ?

TERESINA.

Non.

PAQUITA.

Madame me permet-elle de me retirer ?

TERESINA.

Oui.

PAQUITA, allant jusqu’à la porte et revenant.

À propos, ces bijoux ?

TERESINA, étendant la main dessus.

Tu les viendras chercher demain matin.

PAQUITA.

Comme madame voudra.

TERESINA.

Demain matin, entends-tu ? n’y manque pas.

PAQUITA, de la porte.

C’est chose dite.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

TERESINA, puis LE MAUVAIS ANGE

 

TERESINA.

Je puis du moins les garder cette nuit, les essayer même ; car je suis seule, et personne ne peut me voir : ce sera comme un songe doré dans ma vie, et une fois je me serai vue riche et parée à l’égal d’une reine !

Elle s’assied devant la toilette.

« Une fleur dans tes cheveux, » me dit don José.

Mettant le bandeau.

Quelle différence !

Pendant qu’elle met les uns après les autres les différents bijoux que renferme l’écrin, le mauvais Ange passe la tête par un panneau, et lui parle à travers sa glace.

LE MAUVAIS ANGE.

Dans ce miroir, jeune fille,
Regarde ton œil qui brille,
Plus radieux et plus pur
Que, dans une nuit sans voile,
Ne brille l’or d’une étoile
Au milieu d’un ciel d’azur.

Vois ta bouche parfumée
Que la pudeur tient fermée
Aux plus timides aveux ;
Vois tomber sur ton épaule,
Comme les rameaux d’un saule,
Le trésor de tes cheveux.

Lorsqu’on est aussi parfaite,
Jeune fille, on n’est pas faite
Pour aller mourir d’ennui
Dans quelque ville appauvrie,
Où de la coquetterie
Jamais le soleil n’a lui.

Il faut le luxe qu’étale
Une grande capitale,
Avec ses plaisirs, ses arts,
Ses palais pleins de lumière,
Et Golconde tout entière,
Ruisselant dans ses bazars.

Il faut des valets, des pages,
Des chevaux, des équipages,
Que l’on change tour à tour,
Et des jours pleins de paresse
Qui mènent avec mollesse
À des nuits pleines d’amour.

Le mauvais Ange disparaît.

TERESINA.

Oh ! que c’est étrange !

Se levant.

Jamais je n’avais eu de pareilles pensées... C’est le feu de ces diamants qui m’éblouit ; c’est ce bandeau qui brûle mon front ; c’est ce collier qui embrase ma poitrine... Oh ! l’air que je respire est de flamme... Ma vue se trouble. J’étouffe.

Retombant.

Don Juan !... don Juan !...

 

 

Scène V

 

TERESINA, DON JUAN

 

DON JUAN, entrant doucement et allant mettre un genou en terre près de Teresina.

Me voilà.

TERESINA, avec effroi.

Grand Dieu !

DON JUAN, toujours un genou en terre.

Vous êtes ma souveraine, et je suis votre esclave ; vous m’avez appelé, je suis venu... Qu’avez-vous à m’ordonner ?

TERESINA.

Oh ! rien.

S’apercevant qu’elle est parée des bijoux de don Juan.

Et ces bijoux ! oh ! n’allez pas croire que je voulais les garder...  Demain matin, Paquita devait vous les rendre, et, puisque vous voilà...

Elle ôte le collier.

DON JUAN.

Il est trop tard, Teresina ; ces bijoux ont une vertu magique : vous les avez touchés, cela suffit, et, s’ils ne vous appartiennent plus, vous leur appartenez encore, vous !...

TERESINA.

Vous les remporterez, n’est-ce pas ? Oh ! je vous supplie...

DON JUAN.

Et, quand je les aurai remportés, croyez-vous qu’ils seront moins dangereux absents que présents ? Non, vous les chercherez des yeux ; non, vous porterez la main à votre front et à votre cou, croyant les y trouver ; non, vous les reverrez dans tous vos rêves. Vous vous êtes assise sous l’arbre de l’orgueil, Teresina, vous vous êtes endormie sous son ombre : c’est celle du mancenillier.

TERESINA, mettant ses mains sur ses oreilles.

Taisez-vous, taisez-vous ! vos paroles vibrent dans ma poitrine, comme si elles étaient celles du mauvais esprit...

DON JUAN, jouant avec le collier et le faisant étinceler à ses yeux.

Vous ne les avez portés qu’un instant : eh bien, avouez, n’est-ce pas, qu’ils ont bouleversé tout votre être ? n’est-ce pas qu’ils vous ont, comme une parole magique, ouvert la porte de ces jardins enchantés, aux fleurs d’émeraudes et aux fruits d’or ?... n’est-ce pas que vous avec entrevu Madrid, la ville royale, avec ses sérénades, ses fêtes, ses bals, ses spectacles, ses courses au Prado ?

TERESINA.

Oh ! ce fut un instant de folie enivrante, monseigneur, laissez-moi l’oublier : silence ! silence !

DON JUAN.

Vous étiez la plus belle de ces femmes, et toutes les femmes étaient jalouses.

TERESINA.

Songe ! songe que tout cela !

DON JUAN.

Réalité, réalité... Aime-moi seulement, Teresina, et je te bâtis sur le mot je t’aime, un palais à rendre une fée jalouse.

TERESINA.

Don Juan, je vous demande grâce !... Laissez-moi, laissez-moi...

DON JUAN.

Teresina, je vous aime ! je vous aime, comme jamais je n’aimai aucune femme, comme jamais vous ne fûtes aimée d’aucun homme. Teresina, je suis riche et puissant ; je peux faire de vous quelque chose de pareil à une reine ; Teresina, vous aurez, chaque jour de la semaine, une parure différente de celle-ci ; vous aurez des valets, des pages, des vassaux, des carrosses armoriés... Teresina, le bonheur est là, le repousseras-tu ?

TERESINA, tombant à genoux.

Mon Dieu, ayez pitié de moi ; envoyez à mon secours quelqu’un de vos anges, ou, sans cela, oh ! mon Dieu ! je le sens, je ne pourrai pas supporter cette lutte.

Don Juan la relève et la tient renversée dans ses bras, fixant ses yeux sur les siens, approchant peu à peu sa bouche du front de Teresina, et enfin y posant ses lèvres. Teresina presque évanouie.

Ah !

PAQUITA, entrant et sortant aussitôt.

Señora, señora, monseigneur don José arrive... Je vais l’arrêter un instant.

TERESINA, s’arrachant des bras de don Juan.

Don José ! oh ! je suis sauvée !...

 

 

Scène VI

 

DON JUAN, puis LE BON ANGE et LE MAUVAIS ANGE

 

DON JUAN.

Allons, don Juan, voici l’heure ; il s’agit de céder la place ou de la garder ; car, Dieu me pardonne ! elle était à peu près prise... Tu as cinq minutes pour te décider.

Il s’assied à gauche du spectateur et réfléchit.

LE BON ANGE, écartant le rideau de la Madone, à gauche du spectateur.

J’ai tant prié pour toi, le front dans la poussière,
J’ai tant mouillé de pleurs mon ardente prière,
Que le Seigneur m’a dit en se voilant les yeux :
« Descends ; que ta parole en son cœur retentisse,
Et, jusqu’à ton retour, j’enchaîne ma justice,
Car je suis le Seigneur miséricordieux. »

Et me voilà, mêlant ma lumière à ton ombre,
Descendue une fois encor dans ta nuit sombre.
Veux-tu revoir le jour, suis mes pas, prends ma main,
Laisse-moi le guider par des routes nouvelles,
Et je te prêterai mes ailes
Si tes pieds sont las du chemin.

Car je ne sais encor par quel pouvoir étrange
L’homme à son sort mortel peut enchaîner un ange ;
Mais je sais que des cieux le séjour enchanté,
S’il est fermé pour toi, pour moi n’a plus de charmes,
Et que mon cœur divin contient assez de larmes
Pour pleurer un mortel pendant l’éternité.

Il disparaît.

DON JUAN, se levant.

Oui, oui, je sais bien que la chose est scabreuse, et que peut-être il vaudrait mieux pour mon salut éternel...

Il s’assied de l’autre côté du théâtre.

LE MAUVAIS ANGE, apparaissant derrière lui.

N’écoute pas, don Juan, cette voix insensée ;
Es-tu d’âge à tourner ta joyeuse pensée
Vers ce ciel dont toujours les portes s’ouvriront ?
Ta vie en est encore à ses heures frivoles.
Tu te rappelleras ces austères paroles,
Quand sur ton front ridé tes cheveux blanchiront.

Marche, marche plutôt dans ta puissante voie,
Enivre-toi d’amour, de bonheur et de joie.
Qu’est-ce que ce bonheur que l’on dit éternel,
Près de ces voluptés dont tu sais le mystère ?
Crois-moi, les heureux de la terre,
Don Juan, sont les élus du ciel !

Il est vrai que les saints riraient de leur conquête
S’ils te voyaient, jetant ta couronne de fête,
Quitter la table avant qu’arrive le dessert ;
Et, la lèvre de vin et de baisers rougie,
Te lever au milieu de ta royale orgie,
Pour aller adorer le Seigneur au désert.

Il disparaît.

 

 

Scène VII

 

DON JUAN, PAQUITA

 

PAQUITA, rentrant.

Encore ici, monseigneur !...

DON JUAN.

Oui, je t’attendais pour te dire une chose.

PAQUITA.

Laquelle ?

DON JUAN.

Que jamais fiancé n’est venu plus à temps...

PAQUITA.

Pour reprendre sa maîtresse ?

DON JUAN.

Non, pour se voir enlever sa femme.

Il sort en riant.

PAQUITA, le suivant des yeux.

Si cet homme n’est pas le démon, c’est au moins la créature humaine qui lui ressemble le plus.

 

 

Scène VIII

 

TERESINA, DON JOSÉ, PAQUITA, au fond

 

TERESINA, appuyée au bras de don José.

Oh ! José, José, vous voilà donc ! Dieu soit béni ! car je suis bienheureuse de votre retour !

DON JOSÉ.

Vous faites un amant bien joyeux d’un fils bien triste, Teresina ! Oui, je suis revenu en toute hâte ; je ne sais quel pressentiment me poussait vers Villa-Mayor. À peine eus-je scellé la porte du tombeau sur le corps de mon noble père, qu’une voix surhumaine murmura votre nom à mon oreille avec des sons d’une tristesse étrange ; je crus que le bon ange de notre famille venait m’avertir que vous couriez quelque danger... J’accourus.

TERESINA.

Merci, vous ne vous êtes pas trompé, don José ; la voix vous disait vrai, et votre retour m’a sauvée !

DON JOSÉ, souriant.

Et quel péril si grand poursuivait donc ma belle Teresina ? Les antiques châtelaines de Villa-Mayor étaient-elles jalouses de voir leur palais habité par une si jeune et si belle héritière ?

TERESINA.

Non, mon ami, elles m’eussent plutôt protégée, je crois, en faveur de mon amour pour vous. Ce ne sont point les morts, ce sont les vivants qui sont à craindre.

DON JOSÉ.

Comment cela ?

TERESINA.

Hier, un voyageur est venu demander l’hospitalité à la porte de ton château.

DON JOSÉ.

On la lui a accordée, je l’espère ?

TERESINA.

Oui ; mais il a désiré me remercier.

DON JOSÉ.

À sa place, j’eusse eu le même désir, surtout si j’avais seulement vu l’ombre de la châtelaine... Tu as reçu sa visite ?

TERESINA.

Non, je l’ai refusée ; alors il m’a envoyé un écrin plein de bijoux, adressé à la fiancée de don José.

DON JOSÉ.

C’est d’un seigneur magnifique et d’un hôte reconnaissant. Et ces bijoux ?

TERESINA.

Les voici. J’avais donné ordre à Paquita de les lui reporter ce matin. Mais je suis femme, don José, vous me pardonnerez, n’est-ce pas ? et, faible devant une pareille séduction... voyez comme ces diamants sont beaux !... avant de les lui renvoyer, j’ai voulu essayer comment une telle parure m’irait... Eh bien... oh ! il faut que ces bijoux soient enchantés, car à peine ont-ils été sur mon front, sur mon cou, qu’un nuage a passé sur mes yeux, que toutes mes idées ont été perdues, qu’une voix est venue bruire à mon oreille, me parlant de titres, de richesses, de triomphes. Quand je suis revenue de ce délire, cet homme, cet étranger, ce démon tentateur, était là, à mes genoux, à mes pieds... J’ai résisté, don José ; mais il y avait un accent infernal, une magie enivrante, un entraînement fascinateur dans tout ce qu’il disait... J’ai résisté ; mais, si je l’avais vu une seconde fois...

Se jetant à son cou.

Mais vous voilà, don José !... et je suis forte, car vous ne m’exposerez plus par votre absence, n’est-ce pas ?

DON JOSÉ, les yeux fixes.

Il n’y a qu’un homme dans toutes les Espagnes à qui Satan ait accordé ce pouvoir, Teresina... Comment appelez-vous cet étranger ?

TERESINA.

Don Juan.

DON JOSÉ.

C’est lui !... Voilà donc pourquoi il a quitté le lit mortuaire de mon père ! voilà pourquoi il m’a laissé descendre seul le noble et bon vieillard dans la tombe ! voilà pourquoi il n’a pas même demandé quel était l’assassin de cette courtisane dont il allait chercher l’amour et dont il n’a trouvé que le cadavre... Ô don Juan ! don Juan !

TERESINA.

Tu le connais donc ?

DON JOSÉ.

Oui, je le connais ! pour mon malheur dans ce monde et peut-être dans l’autre... Tu avais raison de craindre, Teresina ! pauvre fleur ! tu avais deviné l’orage...

TERESINA.

Eh bien, je suis ta fiancée, n’est-ce pas ? Je devrais à cette heure être la femme, si la lettre qui te rappelait au lit de mort de ton père n’était venue nous séparer presque au pied de l’autel ; sans cette lettre, je t’appartiendrais maintenant... Eh bien, don José, appelle le chapelain, qu’à l’instant même il nous unisse... Une fois ta femme, oh ! je serai forte, sois tranquille.

DON JOSÉ.

Teresina, vous êtes un ange... Paquita, vous avez entendu ce qu’a dit votre maîtresse ; allez avertir le prêtre que nous nous rendons à la chapelle... Dans une demi-heure, nous y serons...

PAQUITA.

J’y vais, monseigneur

Elle sort.

DON JOSÉ, continuant.

Et tu auras tout ce que tu rêvais, ma Teresina ! tu auras des bijoux, des châteaux, des armoiries ; car, moi aussi, je suis riche ; moi aussi, j’ai des domaines ; moi aussi, je suis noble ! Savais-je, moi, que toutes ces vanités humaines pouvaient ajoutera ton bonheur ? Cela est... Eh bien, ma belle Teresina, allez mettre votre voile blanc, et nous le troquerons contre un manteau de cour ; allez parer votre front virginal d’une branche d’oranger, et nous l’échangerons contre une couronne de comtesse. Allez, mon ange ! allez !...

TERESINA.

Vous êtes bon, monseigneur ! Oh ! je ne reverrai plus cet homme, n’est-ce pas ?

DON JOSÉ.

Soyez tranquille !

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

DON JOSÉ, puis DON JUAN

 

DON JOSÉ.

Oh ! don Juan ! don Juan ! mauvais génie de la famille, je t’avais reconnu avant qu’elle prononçât ton nom ; rien n’a pu t’arrêter dans ta route fatale, rien n’a pu te distraire de ta mauvaise pensée, ni ton père mort, ni ta maîtresse assassinée ! Tu as enjambé deux cadavres, et tu es venu pour séduire la fiancée de ton frère !...

DON JUAN, de la porte.

Salut à don José !

DON JOSÉ, tristement.

Bonjour, frère !

DON JUAN.

Tu as oublié de m’inviter à tes fiançailles, don José...

DON JOSÉ.

Je comptais le faire aux funérailles de mon père ; mais je ne t’y ai point vu.

DON JUAN.

Je ne me suis pas senti le courage d’y assister ; et, comme depuis longtemps je comptais visiter les domaines de mes aïeux, je me suis mis en route, et j’ai commencé par mon château de Villa-Mayor.

DON JOSÉ.

Est-ce le château seulement que tu es venu visiter ?

DON JUAN.

J’étais curieux aussi de connaître la châtelaine.

DON JOSÉ.

Oui, je sais que tu l’as vue.

DON JUAN.

Deux fois.

DON JOSÉ.

Et tu l’as trouvée ?...

DON JUAN.

Charmante la première, adorable la seconde.

DON JOSÉ.

Tu en parles comme un enthousiaste...

DON JUAN.

J’en parle comme un amant.

DON JOSÉ.

Mais tu sais qu’elle est ma fiancée, don Juan ?

DON JUAN.

Eh bien, j’aime ta fiancée, don José.

DON JOSÉ, lui tendant la main.

Tais-toi, frère, tu es fou.

Il va pour entrer chez Teresina.

DON JUAN.

N’as-tu pas entendu que je t’ai dit que j’aimais cette jeune fille ?

DON JOSÉ, riant.

Si fait, j’ai entendu...

DON JUAN.

Tu as entendu et tu as ri... Tu ne connais donc pas l’amour de don Juan ?

DON JOSÉ.

C’est le masque de la volupté sur le visage de la mort, je le sais... Mais je sais aussi que tu m’aimes, frère ; je sais qu’il y a des liens de nature que tu ne voudrais pas rompre.

DON JUAN.

C’est cela ! et, pour cet amour fraternel, à cause de ces liens de nature, il faut que je dise à mon sang de cesser de battre ; et, si mon sang est indocile, si mon cœur est rebelle, s’ils refusent d’obéir à ma volonté humaine, j’irai implorer l’assistance divine, je demanderai aux macérations du cloître d’éteindre mes passions, je revêtirai le cilice pour que les douleurs du corps me fassent oublier les tortures de l’âme... j’userai mes genoux à prier Dieu de m’ôter du cœur cet amour qu’il m’y aura mis ?... Don Juan pénitent, don Juan moine, don Juan canonisé, peut-être !... ce serait un miracle à mettre toutes les Espagnes en joie ! Et, pendant que je gagnerais le ciel, je m’en rapporterais à don José du soin de perpétuer mon nom, et de soutenir la splendeur de notre famille ?

DON JOSÉ.

Laisse-moi croire que tu railles, don Juan ; laisse-moi douter encore, frère !...

DON JUAN.

J’aime Teresina, te dis-je, et, sur ma foi de gentilhomme, elle sera à moi !

DON JOSÉ.

Alors, c’est une lutte que tu me proposes ?...

DON JUAN.

Non, tu ne lutteras pas... Je suis un fou et tu es un sage... Tu songeras aux dangers qu’entraînerait une pareille guerre, et le sage fera place à l’insensé.

DON JOSÉ.

Mais je l’aime plus que tu ne peux l’aimer... toi...

DON JUAN.

José, José ! ne compare pas les tempêtes des fleuves à celles de l’Océan !

DON JOSÉ.

Mes droits sont sacrés.

DON JUAN.

Parce qu’ils sont antérieurs aux miens, n’est-ce pas ? Tu veux me prendre ma place dans le cœur de Teresina, comme tu l’avais prise dans la maison de mon père... Prends garde, don José !... tu n’es pas heureux en usurpations !

DON JOSÉ.

Que dis-tu ?

DON JUAN.

Je dis qu’un aventurier peut bien se glisser dans le sein d’une famille, ou dans le cœur d’une femme, escroquer un titre ou voler un amour... Mais je dis aussi que, lorsque le véritable maître arrive, on chasse l’étranger. Me voilà !... arrière, don José, arrière !

DON JOSÉ.

Don Juan, don Juan, tu te rappelles trop que je suis ton frère, et pas assez que je suis gentilhomme.

DON JUAN.

Tu en as menti, don José, tu n’es ni l’un ni l’autre.

DON JOSÉ.

Oh ! c’en est trop !

 

 

Scène X

 

DON JOSÉ, DON JUAN, TERESINA

 

DON JUAN, se croisant les bras.

Toi, gentilhomme ? toi, mon frère ? Et où est ta lettre d’affranchissement, esclave ? où est ton acte de reconnaissance, bâtard ? Ah ! tu croyais sans doute que le révérend don Mortès les avait arrachés à la main mourante de mon père ? Eh bien, tu te trompais.

Tirant le parchemin de sa poitrine, et le lui jetant à la figure.

Tiens, lis !...

TERESINA.

Don José ! don Juan ! Qu’y a-t-il ?

DON JOSÉ, ramassant le parchemin.

Se pourrait-il ? Oh ! mon Dieu !...

TERESINA.

Mais qu’y a-t-il ?...

DON JUAN, la prenant par le bras et lui montrant don José.

Il y a... que cet homme vous avait dit qu’il était noble, n’est-ce pas ? qu’il avait des châteaux et des titres, n’est-ce pas ? qu’il vous donnerait un manteau de cour et une couronne de duchesse, n’est-ce pas ? Eh bien, cet homme, c’était un vassal et un serf, et voilà tout. Holà, messieurs ! entrez !

Plusieurs hommes armés entrent.

TERESINA.

Est-ce vrai, don José ?

DON JOSÉ, écrasé.

Mon Dieu ! mon Dieu !...

DON JUAN.

Maintenant, pâlis et tremble devant ton seigneur, esclave !... Chapeau bas devant ton maître, vassal !

Il lui fait sauter son chapeau.

Dépouille ces vêtements, qui sont ceux d’un gentilhomme,

Il lui arrache son manteau.

et revêts la livrée d’un valet ; et, à l’avenir, n’approche plus de cette femme ; sois aveugle quand elle paraît, sourd quand elle parle, muet quand elle questionne ;

Jetant le bras autour de Teresina.

car cette femme est à moi !...

DON JOSÉ, tirant son épée.

Malheur sur celui de nous deux qui est le véritable fratricide !

Don Juan lui arrache l’épée des mains et la brise.

TERESINA.

Ah !

Elle tombe dans les bras de Paquita.

DON JUAN, se tournant vers ses hommes d’armes.

Vous voyez que cet homme est fou, mes maîtres ; emmenez-le !

Les hommes d’armes saisissent don José et l’emmènent sans qu’il prononce une parole.

LE SÉNÉCHAL.

Monseigneur, quelle punition a-t-il méritée ?

DON JUAN.

Celle qu’on inflige aux serfs rebelles. Allez.

 

 

Scène XI

 

DON JUAN, TERESINA, PAQUITA

 

PAQUITA, montrant Teresina évanouie.

Monseigneur !

DON JUAN, la soutenant.

Des flacons, des sels ! allons, cours !

Paquita sort.

Esclave !

HUSSEIN.

Monseigneur ?

DON JUAN.

Mes hommes d’armes ?

HUSSEIN.

Sont prêts.

DON JUAN.

Mon cheval ?

HUSSEIN.

Est sellé.

DON JUAN.

Ma bannière ?

HUSSEIN.

Au vent.

DON JUAN, emportant Teresina.

Allons, alors !

HUSSEIN.

Vous n’attendez pas des secours ?

DON JUAN.

Le grand air la fera revenir...

Entrant dans le corridor.

Ferme cette porte derrière nous !

Hussein sort le dernier et ferme la porte.

 

 

Scène XII

 

PAQUITA, rentrant, puis DON JOSÉ

 

PAQUITA.

Voilà, monseigneur, voilà ! Personne ! Où sont-ils ?

DON JOSÉ, au bas de l’escalier.

Teresina !

PAQUITA.

C’est la voix de don José.

DON JOSÉ, se rapprochant.

Teresina !

PAQUITA.

Il vient ! s’il apprenait... Mon Dieu !

DON JOSÉ, se précipitant dans l’appartement par la porte de la chambre de Teresina, pâle et sans pourpoint.

Teresina !

PAQUITA, fuyant par la même porte qu’il a laissée ouverte.

Notre-Dame de la Garde, ayez pitié de moi !

Elle ferme la porte.

 

 

Scène XIII

 

DON JOSÉ, seul, secouant la porte par laquelle est sorti don Juan

 

Fermée !... C’est par cette porte qu’il est sorti.

Se retournant vers l’autre.

Mais, par celle-ci, on peut le rejoindre.

Secouant la porte.

Fermée aussi ! Cette fenêtre, du moins...

Il l’ouvre.

Fermée encore !... des barreaux de fer !

Il les secoue et les mord, puis vient rouler sur la scène avec des cris inarticulés. Se relevant.

Abandonné de Dieu !... abandonné des hommes !... abandonné de tout !... À moi, Je démon !... à moi, Satan !... On dit que notre famille a un mauvais ange ; s’il en est ainsi, il doit apparaître quand on l’appelle. À moi, le mauvais ange des Marana !... à moi !...

 

 

Scène XIV

 

DON JOSÉ, LE MAUVAIS ANGE

 

LE MAUVAIS ANGE.

Me voilà, maître... J’étais en train d’escorter en enfer l’âme de doña Vittoria ; c’est de la besogne que m’avait donnée votre frère.

DON JOSÉ.

À mon tour, maintenant !

LE MAUVAIS ANGE.

Ordonnez.

DON JOSÉ.

Démon, il faut que je me venge !

LE MAUVAIS ANGE.

De don Juan ?

DON JUAN.

Oui !

LE MAUVAIS ANGE.

Qui vous a insulté, n’est-ce pas ?

DON JOSÉ.

Oui !

LE MAUVAIS ANGE.

Qui vous a enlevé votre maîtresse ?

DON JOSÉ.

Oui !

LE MAUVAIS ANGE.

Et qui vous a fait battre de verges ?

DON JOSÉ.

Tais-toi !...

LE MAUVAIS ANGE.

Ah ! ah ! ah !...

DON JOSÉ.

M’as-tu entendu, maudit ?

LE MAUVAIS ANGE.

À quoi puis-je vous être bon ?

DON JOSÉ.

Ouvre-moi ces portes ; donne-moi une épée, un poignard, une arme quelconque, et mène-moi sur le chemin où il doit passer.

LE MAUVAIS ANGE.

Pour qu’il vous fasse arrêter de nouveau par ses hommes d’armes, et conduire au gibet ? Battu et pendu dans le même jour ? Allons donc !...

DON JOSÉ.

Mais tu ne peux donc m’aider en rien ?

LE MAUVAIS ANGE.

Si fait ; y aura-t-il du sang versé ?

DON JOSÉ.

Tout ce que le corps d’un homme en contient, jusqu’à la dernière goutte.

LE MAUVAIS ANGE.

Y aura-t-il une âme perdue ?

DON JOSÉ.

Deux, je l’espère.

LE MAUVAIS ANGE.

Allons, je vois que je puis me mêler de la chose.

DON JOSÉ.

Hâte-toi !

LE MAUVAIS ANGE.

Vous avez du courage ?

DON JOSÉ.

Je t’ai appelé.

LE MAUVAIS ANGE.

C’est bien.

DON JOSÉ.

Que faut-il faire ?

LE MAUVAIS ANGE.

Il faut d’abord que vous soyez reconnu par votre père pour son fils, afin que vous soyez reconnu par votre frère pour gentilhomme.

DON JOSÉ.

Mais mon père est mort.

LE MAUVAIS ANGE.

Il y a quelque part un acte écrit de sa main, n’est-ce pas ? scellé de son sceau, n’est-ce pas ?

DON JOSÉ, ramassant le parchemin.

Le voilà... Oui, voilà l’écriture de mon père, le sceau de mon père, mais la signature manque.

LE MAUVAIS ANGE.

Eh bien, il faut que votre père le signe.

DON JOSÉ.

Mais je te dis que mon père est mort.

LE MAUVAIS ANGE.

Vous descendrez dans sa tombe.

DON JOSÉ.

Mon Dieu ! mon Dieu !...

LE MAUVAIS ANGE.

Le corps meurt, mais l’âme survit ; or, l’âme, ce sont les passions, et chaque homme a eu une passion dont il a fait son âme : l’ambitieux, le trône ; l’avare, son trésor ; l’envieux, sa haine. En conjurant une âme au nom de la passion qui l’a animée, l’âme vous entend et remonte de l’enfer, ou redescend du ciel pour animer le corps ; or, l’âme du vieux comte, c’était son amour paternel pour toi ; conjure donc l’âme de ton père au nom de cet amour, et ton père sera forcé de te répondre.

DON JOSÉ.

Jamais, jamais je ne ferai un tel sacrilège !...

LE MAUVAIS ANGE.

Alors, il faut renoncer à te venger de ton frère.

DON JOSÉ, d’une voix sombre.

Je descendrai dans la tombe de mon père ; après ?

LE MAUVAIS ANGE.

Eh bien, après, ton père signera, mort, ce qu’il aurait dû signer vivant ; et alors, monseigneur, vous serez le fils légitime du comte de Marana, l’ami de votre frère, le maître de ses biens et de ses vassaux. Après, eh bien, vous serez ce qu’il est, et vous lui ferez ce qu’il vous a fait, ou autre chose.

DON JOSÉ.

C’est infernal !... mais n’importe : ordonne à ces portes de s’ouvrir, et marche devant, je te suis.

LE MAUVAIS ANGE.

Voulez-vous passer par le chemin le plus court ?

DON JOSÉ.

Oui.

LE MAUVAIS ANGE.

Donnez-moi la main.

DON JOSÉ.

La voilà.

LE MAUVAIS ANGE, s’enfonçant en terre avec lui.

Allons !

Ils disparaissent. 

 

 

Troisième Tableau

 

Au ciel. Le théâtre représente l’espace ; des nuages flottent. La Vierge est assise, éclairée par une lumière ardente. À trois ou quatre pieds au-dessous d’elle, le bon Ange est à genoux.

 

 

Scène unique

 

LE BON ANGE, LA VIERGE

 

LE BON ANGE.

Vierge, à qui le calice à la liqueur amère
Fut si souvent offert ;
Mère, que l’on nomma la douloureuse mère,
Tant vous avez souffert ;

Vous dont les yeux divins, sur la terre des hommes,
Ont versé plus de pleurs
Que vos pieds n’ont depuis, dans le ciel où nous sommes,
Fait éclore de fleurs ;

Vase d’élection, étoile matinale,
Miroir de pureté,
Vous qui priez pour nous, d’une voix virginale,
La suprême bonté ;

À mon tour, aujourd’hui, bienheureuse Marie,
Je tombe à vos genoux ;
Daignez donc m’écouter, car c’est vous que je prie,
Vous qui priez pour nous.

LA VIERGE.

Parlez ; car mes regards, parmi ces blondes têtes
Dont Dieu s’environna,
Vous cherchèrent souvent. Je vous connais : vous êtes
L’ange de Marana.

Pour calmer au plus tôt votre douleur amère,
Dites, que pouvons-nous ?
Parlez ; mon Fils n’a pas de refus pour sa mère,
Ni sa mère pour vous.

LE BON ANGE.

Ô Vierge ! vous savez quel céleste mystère
M’enchaînait au bas lieu,
Et pourquoi je restai si longtemps sur la terre,
Loin de vous et de Dieu.

Je veillais sur don Juan ; mais l’esprit de l’abîme
Plus que moi fut puissant,
Et don Juan, à sa voix, fil un pas vers le crime
Par un chemin de sang.

Alors, je remontai vers la céleste voûte,
Pleurant sur le maudit,
Et criant au Seigneur : « Il changera de route ! »
Le Seigneur répondit :

« Sois encore une fois son ange tutélaire.
Et, jusqu’à ton retour,
Je laisserai dormir le fer de ma colère
Aux mains de mon amour. »

J’allai donc, lui portant la parole céleste
Comme un divin trésor ;
Mais voilà que don Juan, dans la route funeste,
A fait un pas encor.

Et je n’ose apporter ces nouvelles du monde
Au divin tribunal ;
Car, malgré moi, j’éprouve une pitié profonde
Pour cet enfant du mal.

Or, le Seigneur ayant dit, en son indulgence,
Que, jusqu’à mon retour,
Il laisserait dormir le fer de sa vengeance
Aux mains de son amour.

Je voudrais demeurer loin de sa face austère ;
Car, pendant mon exil.
Peut-être dans la voie étroite et salutaire
Don Juan rentrera-t-il ?

Mais, comme vous savez qu’aux voûtes éternelles,
Malgré moi, tond mon vol,
Soufflez sur mon étoile et détachez mes ailes,
Pour m’enchaîner au sol.

En un être mortel changez mon divin être,
Et je vous bénirai ;
Car Dieu ne me verra devant lui reparaître
Qu’à l’heure où je mourrai.

LA VIERGE.

Ô pauvre ange immortel ! qui, comme un don, réclame
La faveur de mourir !
Ô pauvre cœur divin qui veut un corps de femme
Afin de mieux souffrir !

Mon fils a, tu le sais, fait le môme voyage ;
C’était un cœur puissant,
Et pourtant il mouilla mes mains et mon visage
D’une sueur de sang.

Le monde assemblera son tribunal sévère ;
On ne meurt qu’une fois ;
Mais la mort peut l’attendre au sommet d’un calvaire ?

LE BON ANGE.

J’y porterai ma croix.

LA VIERGE.

Mais alors qu’il faudra que la loi s’accomplisse,
Si, brisés par leurs coups.
Tes pieds ne peuvent plus te porter au supplice ?

LE BON ANGE.

J’irai sur mes genoux.

LA VIERGE.

Voici venir au ciel une âme que la terre
Rend à l’éternité...

On voit passer, sous la forme d’une flamme, une âme qui monte an ciel.

LE BON ANGE.

Laissez-moi ranimer, sur son lit solitaire,
Le corps qu’elle a quitté.

Nulle ne sait encore, au couvent du Rosaire,
Que sœur Marthe a vécu.
Vierge ! accordez-moi l’avenir de misère
Qu’elle-même aurait eu.

Contre cet avenir permettez que j’échange
Mon céleste avenir ;
C’est mon désir ardent...

LA VIERGE.

  Qu’il soit fait, ô bel ange.
  Selon votre désir.

Allez, vous n’êtes plus rien qu’une pauvre femme,
Sans aucun souvenir du céleste séjour,
Ayant, pour tout soutien et tout trésor, dans l’âme :
L’espérance, la foi, la prière et l’amour.

Les ailes de l’Ange tombent toutes seules, et l’Ange redescend lentement vers la terre.

 

 

ACTE III

 

 

Quatrième Tableau

 

Une posada élégante, à Madrid. À gauche du spectateur, une Madone peinte sur le mur, et éclairée par une lampe.

 

 

Scène première

 

DON FABRIQUE, DON HENRIQUEZ, puis DON PEDRO entrant

 

DON FABRIQUE.

Décidément, depuis le Cid, il n’y a eu qu’un homme dans toutes les Espagnes, et cet homme est don Luis de Sandoval d’Ojedo.

DON HENRIQUEZ.

Je suis de ton avis ; seulement, cet homme ne se nomme pas don Luis de Sandoval d’Ojedo, il s’appelle don Juan de Marana.

DON FABRIQUE.

Je connais don Luis, et je ne connais pas don Juan ; je m’en tiens donc à ce que j’ai dit.

DON HENRIQUEZ.

Je ne connais pas plus don Juan que tu ne le connais toi-même ; mais on m’a raconté de lui des entreprises merveilleusement hardies.

DON FABRIQUE.

Tout ce que l’on t’a raconté de don Juan de Marana, je l’ai vu faire à don Luis de Sandoval.

DON PEDRO, entrant.

Qui parle de don Luis de Sandoval ?... On vient de me dire une étrange histoire sur son compte.

DON HENRIQUEZ.

Laquelle ?

DON PEDRO.

Savez-vous de qui il est fils ?

DON FABRIQUE.

Mais, jusqu’à présent, je ne lui ai pas connu d’autre père que le mari de sa mère, don Carlos d’Ojedo.

DON PEDRO.

Certes ; mais vous oubliez de dire de qui il est fils... Or, savez-vous par quel moyen don Carlos obtint ce fils ?

DON HENRIQUEZ.

Par les moyens ordinaires, je suppose.

DON PEDRO.

Voilà l’erreur... Don Carlos était marié depuis dix ans sans avoir pu, malgré ses prières, obtenir d’héritier. Or, un soir qu’il rentrait dans son château, après avoir fait une tournée dans ses domaines, désolé plus que jamais de ne savoir à qui léguer une fortune considérable et un nom noble, il passa dans une sombre galerie où se trouvait un vieux tableau représentant saint Michel terrassant le démon, lorsqu’à son grand étonnement, il s’aperçut que les personnages n’étaient plus sur la toile, et que leur place était vide... Au même instant, il sentit qu’on lui frappait sur l’épaule ; il se retourna : c’était le démon... Don Carlos, qui était un vieil Espagnol, fut choqué de cette familiarité, et il demanda au maudit ce qu’était devenu saint Michel, et qui lui avait permis de se promener ainsi, au lieu de demeurer honnêtement sur la toile où le peintre l’avait cloué... À cette question, le démon répondit que, tous les cent ans, Dieu rappelait à lui saint Michel pour lui donner des instructions nouvelles, et que, pendant que son gardien montait au ciel, lui jouissait de quelques heures de liberté, et d’un pouvoir assez grand pour accorder quelquefois aux hommes ce qu’ils ne pouvaient obtenir ni de Dieu ni des saints...

Sandoval entre.

Alors...

Parlant plus bas.

on assure que don Carlos lui demanda si ce pouvoir allait jusqu’à lui faire avoir un fils, et que le démon lui répondit que rien n’était plus facile... Si bien...

 

 

Scène II

 

DON FABRIQUE, DON HENRIQUEZ, DON PEDRO, SANDOVAL

 

SANDOVAL.

Si bien que j’ai deux pères, n’est-ce pas, Pedrillo : l’un qui s’appelle don Carlos d’Ojedo, et qui prie au ciel, et l’autre qui se nomme monseigneur Satan, et qui rôtit en enfer ?... Merci de la généalogie !...

Il hausse les épaules, marche vers une table, et désigne sa place en renversant une chaise.

Voici ma place, messieurs... Je vais donner une sérénade à doña Inès, comtesse d’Almeida ; s’il y a quelqu’un à Madrid à qui cela déplaise, il me trouvera sous ses fenêtres.

Il sort.

 

 

Scène III

 

DON FABRIQUE, DON HENRIQUEZ, DON PEDRO, puis DON JUAN

 

DON HENRIQUEZ.

Eh bien, Pedro, que dis-tu maintenant de cette histoire ?

DON PEDRO.

Je dis que tout à l’heure j’en doutais encore.

DON FABRIQUE.

Et que maintenant ?

DON PEDRO.

Je n’en doute plus.

DON HENRIQUEZ.

Eh bien, cette histoire n’est rien près de l’aventure qui vient d’arriver à don Juan.

Don Juan entre.

DON FABRIQUE.

Qu’est-ce que cette aventure ?

DON HENRIQUEZ.

D’abord, il faut que vous sachiez que le vin favori de don Juan est le porto.

DON JUAN, entrant.

Vous vous trompez, señor : il préfère le val-de-peñas.

DON HENRIQUEZ.

Soit !... Hier donc, don Juan après avoir vidé deux bouteilles de val-de-peñas...

DON JUAN.

Vous êtes dans l’erreur, mon maître : il en avait vidé quatre.

DON HENRIQUEZ.

Peu importe... Il se promenait sur la rive gauche du Mançanarès...

DON JUAN.

On vous a mal rapporté la chose, mon cavalier : c’était sur la rive droite.

DON HENRIQUEZ.

Si vous savez l’histoire mieux que je ne la sais, il faut la raconter.

DON JUAN.

Volontiers, mes gentilshommes... Or, don Juan, se promenant sur la rive droite du Mançanarès, comme j’ai dit, était fort embarrassé pour allumer son cigare, lorsqu’il aperçut sur la rive gauche un homme qui fumait ; il lui ordonna aussitôt de passer le fleuve, et de lui apporter du feu... Mais le fumeur préféra allonger le bras, et l’allongea si bien, que le bras traversa le Mançanarès, et vint présenter son cigare à don Juan[1].

DON FABRIQUE.

Et que fit don Juan ?

DON JUAN.

Don Juan y alluma le sien, et dit : « Merci. »

Il va s’asseoir à la place réservée par Sandoval.

DON PEDRO, lui frappant sur l’épaule.

Seigneur cavalier !

DON JUAN.

Voulez-vous dire que ce n’est point ainsi que la chose s’est passée ?

DON PEDRO.

En aucune manière.

DON JUAN.

Qu’est-ce alors ?

DON PEDRO.

Je vous préviens que cette place est retenue.

DON JUAN.

Que m’importe !

DON PEDRO.

Mais retenue par don Luis de Sandoval !

DON JUAN.

Après ?

DON PEDRO.

Vous êtes étranger, sans doute ?

DON JUAN.

Autant qu’un vieux Castillan peut l’être à Madrid.

DON PEDRO.

Alors, vous ne connaissez pas don Luis de Sandoval ?

DON JUAN.

Si fait, de réputation.

DON PEDRO.

Et vous vous exposez ?...

DON JUAN.

Cela me regarde...

Don Pedro va rejoindre à la table ses deux amis.

Gomez ! une bouteille de malaga et deux verres !

Gomez les apporte. Moment de silence et d’étonnement de la part des cavaliers, et d’insouciance de la part de don Juan.

 

 

Scène IV

 

DON FABRIQUE, DON HENRIQUEZ, DON PEDRO DON JUAN, SANDOVAL

 

SANDOVAL, entrant et allant à don Juan.

Señor !

DON JUAN, avec hauteur.

Qu’y a-t-il ?

SANDOVAL.

Vous êtes assis à cette place...

DON JUAN.

Vous le voyez.

SANDOVAL.

Et votre intention est d’y rester ?

DON JUAN.

Sans doute.

SANDOVAL.

Il n’y a qu’une difficulté, c’est que cette place est à moi.

DON JUAN.

C’est justement pour cela que je l’ai prise.

SANDOVAL.

Peut-être ne savez-vous pas qui je suis ?...

DON JUAN.

Si fait !... un de ces messieurs a pris la peine de me le dire.

SANDOVAL.

Et vous vous êtes assis à la place de don Luis de Sandoval, sachant qu’elle était à don Luis de Sandoval ?... Alors, vous êtes don Juan de Marana.

DON JUAN, lui tendant la main.

Touchez là, mon cavalier, vous avez trouvé votre homme.

SANDOVAL.

Tant mieux ! car il y a longtemps que je désire vous rencontrer.

DON JUAN.

Et moi aussi.

SANDOVAL.

Je suis las d’entendre répéter qu’il y a dans les Espagnes une réputation qui balance la mienne.

DON JUAN.

Et moi aussi !

SANDOVAL.

De sorte que je vous hais.

DON JUAN.

Et moi aussi.

SANDOVAL.

Alors, nous allons nous entendre... Asseyons-nous, et causons.

DON JUAN.

Volontiers.

SANDOVAL, s’asseyant.

On vous dit brave cavalier ?

DON JUAN.

Voici mon épée.

SANDOVAL.

Beau joueur.

DON JUAN.

Voici ma bourse.

SANDOVAL.

Et bon compagnon auprès des femmes ?

DON JUAN.

Voici ma liste.

SANDOVAL.

La liste d’abord ; puis chaque chose aura son tour.

DON JUAN.

Et aucune ne se fera attendre.

SANDOVAL.

Cette liste est divisée en deux colonnes ?

DON JUAN.

Pour plus de clarté.

SANDOVAL.

D’un côté, les femmes séduites ?

DON JUAN.

De l’autre, les maris trompés.

SANDOVAL.

Elle commence par doña Fausta, femme d’un pêcheur.

DON JUAN.

Et finit par la signora Luisa, maîtresse d’un pape... Vous voyez que l’échelle sociale est parcourue, et que chaque classe m’a fourni son contingent.

SANDOVAL.

Erreur !...

DON JUAN.

Comment cela ?

SANDOVAL.

Le loup est entré dans le bercail, c’est vrai ; mais il a laissé échapper la plus belle et la plus tendre de toutes les brebis.

DON JUAN.

Laquelle.

SANDOVAL.

Celle du Seigneur.

DON JUAN.

C’est par Dieu vrai ! il n’y a pas de religieuses... Messieurs, j’engage devant vous ma foi de gentilhomme qu’avant huit jours cette lacune sera remplie.

SANDOVAL.

Maintenant, jouons !

DON JUAN.

À vos ordres.

SANDOVAL.

Gomez, des cartes !

DON JUAN.

Gomez, des dés !

SANDOVAL.

Vous préférez ?...

DON JUAN.

Cela va plus vite.

SANDOVAL.

Parfaitement.

DON JUAN.

Votre enjeu ?

SANDOVAL, jetant sa bourse.

Ce que j’ai sur moi.

DON JUAN, jetant la sienne.

Va !

SANDOVAL.

Votre bourse paraît mieux garnie que la mienne.

DON JUAN.

Oh ! entre gentilshommes, on n’y regarde pas de si près.

SANDOVAL, secouant les dés.

En trois coups ?

DON JUAN.

En un seul, s’il plaît à Votre Honneur ?

SANDOVAL, amenant.

Cinq !

DON JUAN.

Sept !

SANDOVAL.

Ma revanche ?

DON JUAN.

Volontiers... Que jouons-nous, cette fois ?

SANDOVAL.

J’ai perdu tout ce que j’avais d’argent comptant.

DON JUAN.

Votre parole est bonne...

SANDOVAL.

Cette agrafe vaut encore mieux.

DON JUAN.

Cette chaîne !...

SANDOVAL.

Très bien... Neuf !

DON JUAN.

Onze !...

SANDOVAL.

J’ai dans les Algarves un vieux manoir de famille.

DON JUAN.

J’en possède trois dans les deux Castilles.

SANDOVAL.

Château contre château.

DON JUAN.

Le vôtre se nomme ?

SANDOVAL.

Almonacil.

DON JUAN.

Choissez, de Villa-Mayor, d’Aranda ou d’Olmedo.

SANDOVAL, jetant les dés sur la table.

Onze ! pour Villa-Mayor.

DON JUAN, les jetant à son tour.

Douze ! pour Almonacil.

SANDOVAL, se levant.

Voyons si vous aurez le même bonheur à un autre jeu.

DON JUAN.

Êtes-vous déjà las de celui-ci ?

SANDOVAL.

Je n’ai plus rien au monde, que ma maîtresse.

DON JUAN.

Son nom ?

SANDOVAL.

Doña Inès, comtesse d’Almeida.

DON JUAN.

Cette bourse, cette agrafe et Almonacil, contre doña Inès d’Almeida.

SANDOVAL.

Vous êtes fou, don Juan !

DON JUAN.

Prenez garde, seigneur cavalier !... car je dirai partout que j’ai proposé à don Luis de Sandoval un enjeu, et que don Luis de Sandoval n’a pas osé le tenir.

SANDOVAL, s’asseyant.

Vous ne le direz pas.

DON JUAN.

Gomez, des cartes !

SANDOVAL, montrant les dés.

Vous avez assez de ces joujoux ?

DON JUAN.

Ils vous portent malheur.

SANDOVAL.

Celui qui a dit le premier que vous étiez beau joueur a dit vrai, et je suis fâché de ne pas vous avoir rencontré hier.

DON JUAN.

Pourquoi cela ?

SANDOVAL.

Hier, j’aurais ajouté à mon enjeu dix mille piastres que j’ai perdues cette nuit et que j’ai payées ce matin.

DON JUAN.

Hier, j’aurais ajouté au mien une jeune fille d’Andalousie, que j’avais enlevée il y a trois jours à mon frère.

SANDOVAL.

Et qu’est-elle devenue ?

DON JUAN.

Satan le sait ! je l’avais enfermée chez moi pour suivre avec plus de liberté une duègne qui avait eu l’imprudence de me remettre une lettre devant elle ; jugez de ma surprise, lorsqu’en rentrant, j’ai trouvé...

SANDOVAL.

La porte ouverte ?

DON JUAN.

Non, la fenêtre.

SANDOVAL.

Et elle donnait ?

DON JUAN.

Sur le Mançanarès.

GOMEZ, entrant.

Voici les cartes.

SANDOVAL.

Au premier as.

DON JUAN.

Va pour la bourse, l’agrafe et Almonacil.

SANDOVAL.

Na pour doña Inès d’Almeida.

LES SPECTATEURS.

Bravo ! c’est largement engagé.

SANDOVAL.

Henriquez, donnez les cartes !

Henriquez donne les cartes.

DON JUAN, montrant l’as qui lui est échu.

Votre maîtresse est à moi, don Luis.

SANDOVAL.

Gomez, du papier, de l’encre, des plumes !

GOMEZ.

Voilà, Votre Honneur.

SANDOVAL écrit, plie et cachette.

Faites porter cette lettre à doña Inès, comtesse d’Almeida, place Mayor.

DON JUAN.

Que lui dites-vous ?

SANDOVAL.

Qu’un accident m’empêche d’aller chez elle et que je l’attends ici ; les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures.

DON JUAN.

Et ce second billet ?

SANDOVAL.

Vous le lui remettrez vous-même.

DON JUAN.

Il dit ?

SANDOVAL.

Lisez !

DON JUAN, lisant.

« Madame, je vous ai jouée et je vous ai perdue ; vous appartenez maintenant au seigneur don Juan de Marana, à qui je cède tous mes droits sur vous ; j’espère que vous ferez honneur à ma signature.

« Don Luis de Sandoval d’Ojedo. »

SANDOVAL.

Maintenant, seigneur don Juan, écoutez un avis qu’il est de mon honneur de vous donner : doña Inès, comtesse d’Almeida, est une véritable Espagnole, hautaine et jalouse, portant toujours un poignard de Tolède à sa jarretière, et une fiole de poison à sa ceinture ; gardez-vous de l’un et de l’autre.

DON JUAN.

Merci ; mais, à mon tour, un mot, seigneur don Luis : votre dernier enjeu valait mieux que tout ce que j’aurais pu mettre contre lui ; reprenez donc, je vous prie, cette bourse et cette agrafe ; quant au manoir de vos pères, je suis un fils trop pieux pour vous en déshériter.

SANDOVAL, donnant la bourse et l’agrafe à ses amis.

Tenez, Pedro ; tenez, Henriquez, prenez ceci en mémoire de moi. Mon château d’Almonacil est à vous, don Fabrique. Messieurs, vous attesterez que je le lui ai vendu.

DON FABRIQUE.

Vous êtes un magnifique seigneur, don Luis.

DON PEDRO.

Un véritable hidalgo.

DON HENRIQUEZ.

Un Espagnol du temps de Rodrigue.

SANDOVAL.

Remerciez le seigneur don Juan, messieurs, et non pas moi.

DON FABRIQUE.

Mais votre château ?

SANDOVAL.

Je m’y réserve six pieds de terre dans le caveau de mes ancêtres ; le reste est à vous.

DON JUAN.

Don Luis !...

SANDOVAL.

Don Juan, je commence à croire que vous serez aussi heureux à l’épée que vous l’avez été aux cartes et aux dés.

DON JUAN.

C’est vrai, j’avais oublié qu’il nous restait une dernière partie à faire.

SANDOVAL.

Je m’en souviens, moi : don Juan, vous me trouverez toute la nuit au Prado ; ce n’est qu’à deux pas d’ici, comme vous savez. Allons, messieurs, suivez-moi.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

DON JUAN, seul

 

Ah ! c’est une véritable Espagnole, jalouse et hautaine, portant poignard à la jarretière et poison à la ceinture. Merci, don Luis ! vous êtes vraiment un noble cavalier, et nous surveillerons doña Inès.

 

 

Scène VI

 

DON JUAN, INÈS, introduite par GOMEZ

 

GOMEZ.

C’est ici, señora.

INÈS.

Merci.

Entrant vivement.

Que vous est-il arrivé ? qu’avez-vous, don Luis ? seriez-vous blessé ?

Reculant à la vue de don Juan.

Un étranger ! un inconnu ! Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ?

DON JUAN.

Je suis un gentilhomme de Castille, fort jaloux de connaître votre beauté avant de l’avoir vue, et fort amoureux d’elle depuis que je la vois...

INÈS.

Laissons cela, señor. Où est don Luis de Sandoval ? que fait-il ?

DON JUAN.

Mais, s’il ne m’a pas menti, il est à cette heure au Prado, avec ses amis, don Fabrique et don Henriquez... Ne fait-il pas, dites-moi, un magnifique temps de promenade ?

INÈS.

Mais pourquoi lui au Prado, et vous ici ?

DON JUAN, lui présentant le billet de Sandoval.

Tout vous sera expliqué par cette lettre, madame.

INÈS.

Mais donnez donc ! ne voyez-vous pas que je meurs d’impatience ?

Elle lit et regarde don Juan.

Cette lettre n’est pas de Sandoval.

DON JUAN.

Ne reconnaissez-vous point son écriture ?

INÈS.

Si fait, par Notre-Dame, c’est bien la sienne ! mais, écoutez, je ne comprends pas bien encore ; expliquez-moi tout cela.

DON JUAN.

Sandoval possédait un trésor dont il ne connaissait pas tout le prix ; il l’a joué, il l’a perdu, voilà tout !

INÈS.

Mais je ne vous aime pas, moi.

DON JUAN.

Si vous haïssez Sandoval, cela revient au même.

INÈS.

Oh ! si j’étais sûre qu’il eût commis cette infamie...

DON JUAN.

Vous avez d’autres lettres de lui, comparez.

INÈS.

Oui, oui.

Comparant.

Voilà bien sa signature, la même qu’il osa mettre au bas de la première lettre où il me dit : « Doña Inès, vous êtes belle ; doña Inès, je vous aime. Don Luis de Sandoval d’Ojedo. » Un nom de noble que je croyais un noble nom ; Sandoval, c’est-à-dire l’homme que je préférais à tout dans ce monde, à ma sœur, à ma mère, à Dieu ! et c’est celui-là, le même, le seul pour qui j’eusse dû demeurer sacrée, qui me joue, qui me perd, qui me livre, et c’est bien vrai tout cela, vrai sur l’honneur d’un Espagnol, vrai sur la foi d’un gentilhomme ?

DON JUAN.

Sur la foi d’un gentilhomme et sur l’honneur d’un Espagnol, c’est vrai.

INÈS.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

DON JUAN.

Maintenant, le haïssez-vous, madame ?

INÈS.

Maintenant, je le méprise.

DON JUAN.

Et moi ?...

INÈS.

Vous êtes noble ?

DON JUAN.

Comme l’infant.

INÈS.

Vous êtes brave ?

DON JUAN.

Comme le Cid.

INÈS.

Et vous vous nommez ?

DON JUAN.

Don Juan.

INÈS.

Don Juan, je t’aime !

DON JUAN.

Bien, ma Chimène.

INÈS.

Écoutez, cependant.

DON JUAN.

J’écoute.

INÈS.

Il m’a vendue, il en avait le droit, puisque je m’étais donnée... c’est bien ; mais vous qui m’avez achetée, vous ne saviez sans doute pas que j’avais fait un serment ?

DON JUAN.

Lequel ?

INÈS.

De ne point appartenir à un autre tant qu’il serait vivant... Vous voyez donc bien qu’il faut qu’il meure pour que je puisse être à vous.

DON JUAN, prenant son manteau.

C’est juste ; il mourra.

INÈS, allant à lui avec un dernier doute.

C’est bien vrai, au moins, ce que vous m’avez dit ?

DON JUAN.

Aussi vrai qu’il est au Prado, où je vais le chercher...

INÈS.

Allez donc ! et amenez-le là... là, devant cette fenêtre, pour que je sois sûre qu’il m’a trahie... et, quand il sera là, frappez, et que je le voie tomber, afin que je sois sûre qu’il est mort.

DON JUAN.

Et vous m’attendrez ici ?

INÈS, sonnant.

Maître !

Gomez entre, Inès dépose son voile.

Des glaces, des sorbets... Je soupe chez vous avec ce gentilhomme...

Gomez sort.

Ou, si mieux vous aimez, prenez la clef et enfermez-moi !...

DON JUAN.

Merci, ma lionne... J’ai confiance en votre parole.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

INÈS, seule

 

Ô Sandoval ! Sandoval !... c’est bien infâme de me traiter ainsi, comme on fait d’une courtisane que l’on donne quand on n’en veut plus... Moi qui habite un palais, me faire venir dans une taverne !

Gomez entre, suivi de deux Valets portant une table toute servie.

Bien, notre hôte, merci !

Gomez sort.

Je t’avais fait maître de ma personne, Sandoval, je t’avais confié mon honneur, et voilà ce que tu as fait de ce trésor !... N’importe, ta dernière volonté me sera sacrée, j’acquitterai ta dette, mais pas un de nous trois ne se lèvera demain pour raconter à Madrid le secret de notre triple mort.

Elle tire le voile devant la Madone.

Fermez les yeux, sainte mère du Christ, vous qui n’êtes qu’indulgence et charité, car une œuvre de vengeance va s’accomplir.

Se retournant.

Fermez les yeux et priez, priez pour moi.

Elle verse le poison dans la bouteille.

Ces cavaliers orgueilleux, ils croient, parce qu’ils portent une épée au côté, qu’il n’y a qu’eux qui puissent se venger, et que le fer seul donne la mort !... et, dans cette croyance, ils rient de nous, de nous autres, pauvres femmes, sans défense et sans courage... Et maintenant, don Juan, viens me prendre, je t’attends. Des pas...

Allant à la fenêtre.

Deux hommes !... ils viennent de ce côté, ils s’arrêtent sous cette fenêtre.

Elle l’ouvre.

Ce sont eux La nuit est si noire, que je ne puis distinguer lequel est don Luis et lequel est don Juan... Ils tirent leurs épées !... ils se battent.

On entend le cliquetis du fer.

Un cri !... l’un des deux tombe !... lequel ?... Si c’était don Juan !... malheur ! qui me vengerait de Sandoval ?... On vient... on monte... Don Juan !...

 

 

Scène VIII

 

DON JUAN, INÈS

 

DON JUAN.

Vous êtes libre, Inès !...

INÈS, immobile.

Oui, je l’ai vu tomber.

DON JUAN.

Alors, madame, vous avez vu choir un noble gentilhomme.

INÈS, prenant un flambeau.

C’est bon, je reviens.

DON JUAN, l’arrêtant.

Où allez-vous ?

INÈS.

M’assurer que c’est lui et non pas un autre.

 

 

Scène IX

 

DON JUAN, seul

 

Va donc, Inès, va... car c’est bien lui !

Passant la main sur son front.

Allons, don Juan... qu’est-ce donc ? Ce n’était qu’un homme, après tout... Oui, mais un de ces hommes de bronze comme la nature en coule un sur mille... Eh bien, tant mieux ! cet homme eût été pour ma renommée un rival trop dangereux... Fatalité, qui l’a jeté sur ma route ! Allons, allons... c’est un rival de moins et une maîtresse de plus.

À Inès, qui rentre.

Venez, ma charmante !

 

 

Scène X

 

DON JUAN, INÈS

 

DON JUAN.

Eh bien, Sandoval ?...

INÈS, pâle et posant son flambeau sur la table.

Sommes-nous ici pour parler de lui ?

DON JUAN.

Vous avez raison, sur mon âme !... et vous êtes une noble Espagnole, et vous êtes belle, et je vous aime ! je vous aime ! Vous avez raison, la vie est si étrangement courte, qu’il faut mettre à profit ses heures, ses minutes, ses secondes... Vous avez raison, nous ne sommes point ici pour nous souvenir du passé, nous y sommes pour jouir du présent...

S’asseyant et tendant son verre à Inès, qui verse.

À nos amours, Inès !

INÈS.

À nos amours, don Juan !

DON JUAN, le verre à la main.

Asseyez-vous... C’est une chose sainte que l’amour quand deux cœurs nés l’un pour l’autre fleurissent ensemble comme deux boutons sur une même tige... Mais c’est chose rare que ces amours juvéniles et transparentes, et nul ne peut dire, en voyant sourire une femme, que cet amour est exempt de perfidie...

Regardant son verre.

C’est une bonne chose que le vin !... mais dans le meilleur, la main d’un ennemi peut traîtreusement verser du poison.

Avec nonchalance.

« Don Juan, me disait Sandoval en expirant, ne buvez jamais le vin versé par une maîtresse qui ne vous aime plus, ou qui ne vous aime pas encore, si cette maîtresse ne goûte pas le vin la première. » C’était un homme d’un grand sens que Sandoval ; qu’en dites-vous, madame ?

Inès, sans répondre, boit le vin empoisonné ; don Juan la suit des yeux ; puis, quand elle a fini, il appelle.

Gomez !

Gomez entre, portant une bouteille ; don Juan lui montrant le vin versé par Inès.

Quel est ce vin ?

GOMEZ.

Du montilla.

DON JUAN.

Et celui que tu apportes dans cette bouteille ?

GOMEZ.

Du val-de-peñas.

DON JUAN, posant sur la table le verre empoisonné et en prenant un autre.

Verse du val-de-peñas, je le préfère.

Gomez verse.

Merci !

Gomez sort.

Allons !

Il va pour choquer son verre contre celui d’Inès, qui laisse tomber le sien.

Eh bien, qu’y a-t-il, mon amour ?

Il boit.

INÈS, se soutenant au dossier d’un fauteuil.

Rien ! rien !

DON JUAN, se levant.

Rien, n’est-ce pas ? si ce n’est que doña Inès a pris, jusqu’à cette heure, don Juan de Marana pour un écolier de Salamanque ou un étudiant de Murviedro, et qu’elle s’est dit à elle-même : « J’aurai bon marché de cet homme ; je vais lui faire tuer d’abord mon amant, qui m’a trahie, puis ensuite je m’empoisonnerai avec lui... » Il y a, du reste, grandeur et courage dans cette résolution... Mais je suis jeune, riche, noble : j’aime la vie et je ne veux pas mourir, moi...

Jetant son manteau sur ses épaules.

Avez-vous des commissions pour ce monde, madame ?

INÈS.

Oui, dites à ma sœur, qui est une sainte fille du couvent de Notre-Dame du Rosaire, qu’elle ait à prier pour l’âme d’une pécheresse.

DON JUAN.

La chose sera faite en conscience ! j’étais embarrassé de trouver un prétexte pour entrer dans une de ces saintes maisons, et vous me le donnez...

Il achève son verre.

Merci, doña Inès, merci !

Il sort.

INÈS, allant tomber près de la Madone.

Sainte mère de Dieu, ayez pitié de moi !

 

 

Cinquième Tableau

 

L’intérieur du tombeau du comte de Marana. D’un côté du théâtre, des entassements de roches de diverse nature se perdant dans les frises, et dont les anfractuosités forment un escalier naturel qui descend jusqu’au pied des murs du tombeau.

 

 

Scène première

 

DON JOSÉ, LE MAUVAIS ANGE

 

LE MAUVAIS ANGE, à don José, qui est assis sur une des roches supérieures.

Pardon, maître, si je vous ai quitté un instant, mais j’étais impérieusement rappelé à Madrid pour souffler un mauvais conseil à votre frère.

DON JOSÉ, se levant.

C’est bien.

LE MAUVAIS ANGE.

À la manière dont il les suit, ce serait péché que de l’en laisser manquer ; il y a à cette heure deux âmes de plus qui voyagent sur la route de l’enfer avec des passeports signés don Juan.

DON JOSÉ.

Tant mieux, et que la colère de Dieu s’amasse sur sa tête !

LE MAUVAIS ANGE, s’arrêtant.

Vraiment, si Votre Seigneurie n’était si pressée, je lui ferais observer que nous traversons en ce moment une mine d’argent qui n’appartient à personne, et qui attend un pauvre pour en faire un riche.

DON JOSÉ.

Tu sais que ce n’est point cela que je cherche... Marche !

LE MAUVAIS ANGE, descendant quelques escaliers et s’arrêtant de nouveau.

Maître, voilà sur mon honneur un filon de l’or le plus pur. Il fallait que le roi Ferdinand fût bien fou pour envoyer chercher au Mexique ce qu’il pouvait trouver en grattant cette noble terre d’Espagne. De l’or, maître, de l’or ! va dénoncer cette mine à Charles-Quint, et il te fera ministre ; et il te permettra de garder ton chapeau devant lui, et il te pendra au cou un mouton au bout d’une chaîne.

DON JOSÉ.

Je n’ai pas le temps d’être ambitieux... Marche !

LE MAUVAIS ANGE.

Pardon ! mais, si presse que vous soyez, permettez que je vous offre ce diamant : regardez son eau, pesez sa lourdeur, et, lorsque vous serez de retour sur la terre, brisez-le en trois morceaux, et, avec chacun deux, vous achèterez, si vous voulez, la sultane de Soliman, la maîtresse de François Ier, et la femme de Henri VIII.

DON JOSÉ.

Il n’y avait en ce monde qu’une femme que je désirasse posséder ; elle est morte ou déshonorée, et il faut que je la venge... Marche !

LE MAUVAIS ANGE.

Nous sommes arrivés ; voici les murs du caveau où est enfermé le tombeau de votre père...

DON JOSÉ.

Mais la porte ?

LE MAUVAIS ANGE.

Ah ! la porte, vous m’avez demandé le chemin le plus court ; elle est de l’autre côté.

DON JOSÉ.

Et comment entrerai-je ?

LE MAUVAIS ANGE.

N’est-ce que cela qui vous inquiète ?

Il souffle, le mur s’écroule.

Passez, monseigneur ; quant à moi, je vous attends ici, j’aime autant ne pas me hasarder en terre sainte.

 

 

Scène II

 

DON JOSÉ, LE COMTE DE MARANA, couché sur sa tombe, LE MAUVAIS ANGE, assis en dehors

 

DON JOSÉ, s’avançant avec respect.

Pardon, mon père, si je descends dans votre tombeau avec d’autres mots à la bouche que des mots de prière, avec un autre sentiment dans le cœur que celui de l’amour filial. Mais vous savez ce qui est arrivé, mon père ; eh bien, s’il est vrai que vous ayez aimé ma mère d’un amour conjugal ; s’il est vrai qu’elle fut toujours pure et que je suis votre fils aîné ; s’il est vrai qu’au moment de mourir vous vouliez me reconnaître pour l’héritier de votre nom ; si ce parchemin que je vous apporte est l’expression de votre volonté ; s’il est écrit de votre main, s’il est scellé de votre sceau, s’il n’y manque que votre signature, si la mort seule a fait tomber la plume de vos doigts, par l’amour de l’amant, par l’honneur du chevalier, par le cœur du père, je vous adjure, entendez-vous ? votre fils bien-aimé, sur le sein duquel vous avez rendu le dernier soupir ; votre fils au désespoir vous adjure de demandera Dieu, comme unique récompense de votre noble vie, qu’il délie les chaînes glacées qui vous attachent au cercueil, afin que vous vous souleviez sur votre tombe, et mettiez votre signature au bas de cet acte.

L’effigie du Comte se soulève lentement sur le tombeau, prend la plume et le parchemin des mains de don José, signe, laisse tomber le parchemin, et se recouche sans pousser un soupir, sans prononcer une parole.

DON JOSÉ, les bras étendus et les yeux fixes.

Père ! père !... Mais non, le voilà redevenu immobile.

Lui prenant la main.

Froid ! c’était une illusion... Et ce parchemin ?

Il ramasse le parchemin et regarde.

Il a signé ! Ah ! je ne suis donc plus un vassal ! je ne suis donc plus un bâtard ! je suis don José de Marana. Merci, père, merci !

L’embrassant au front.

Tu m’as donné le droit de porter l’épée !... Malheur à toi, don Juan, malheur !

Il s’élance hors du tombeau et monte vivement l’escalier de roches.

LE MAUVAIS ANGE.

Eh bien, vous ne m’attendez pas, monseigneur ?

DON JOSÉ.

Je n’ai plus besoin de toi.

LE MAUVAIS ANGE.

Mais, moi, j’ai encore besoin de vous, maître !

Il s’élance sur ses pas.

 

 

ACTE IV

 

 

Sixième Tableau

 

Une église avec des tombeaux.

 

 

Scène première

 

DON JUAN, entrant, DON SANCHEZ, MARTHE, agenouillée et priant, RELIGIEUSES

 

Les vêpres finissent.

DON JUAN, s’adressant à don Sanchez, qui va sortir.

Mon révérend, pourriez-vous me dire laquelle de ces jeunes filles est sœur Marthe ?

DON SANCHEZ.

Celle qui prie encore quand les autres ne prient déjà plus.

DON JUAN.

Merci, mon père.

Don Sanchez sort ; toutes les Religieuses se sont éloignées ; il ne reste plus dans l’église que Marthe, qui prie, et don Juan, qui la regarde, appuyé contre un bénitier.

 

 

Scène II

 

DON JUAN, MARTHE

 

Après un moment de silence, Marthe se lève et s’avance vers le bénitier.

DON JUAN, lui présentant de l’eau bénite.

Dieu soit avec vous, sœur Marthe !

MARTHE, le regardant.

Merci, mon frère ; mais d’où savez-vous mon nom ?

DON JUAN.

Je l’ai appris d’une personne qui vous était bien chère ; et, comme sa voix mourante n’aurait pu le répéter une seconde fois, je l’ai retenu à la première.

MARTHE.

Vous connaissiez ma sœur Inès ?

DON JUAN.

J’étais près d’elle lorsqu’elle rendit à Dieu une des plus nobles âmes que Dieu ait envoyées sur la terre.

MARTHE.

Oui ; j’ai vu entrer hier dans cette église des gens qui portaient un cadavre et qui pleuraient ; je leur ai demandé la cause de leurs larmes, et ils m’ont dit qu’ils pleuraient parce que doña Inès d’Almeida était morte, et que doña Inès était la mère des pauvres. Alors je suis tombée à genoux, et je leur ai dit : « Pleurons ensemble, mes frères, car c’était ma sœur. »

DON JUAN.

Doña Inès est ensevelie dans cette église ? Tant mieux ! elle verra si je suis un messager fidèle.

MARTHE.

Elle avait une vénération si profonde pour Notre-Dame du Rosaire qui la protège, que, vivante encore, elle y avait fait élever son tombeau ! Hélas ! la mort a été bien vite jalouse de la vie ; et la tombe s’est lassée d’attendre !... Soyez béni, vous qui avez connu ma sœur !

Elle fait un mouvement pour s’éloigner.

DON JUAN.

Mais ne voulez-vous pas entendre ses dernières paroles ? Ce sont des paroles d’amour.

MARTHE, se rapprochant.

Oh ! si, répétez-les-moi sans en oublier une seule et sans y changer un syllabe.

DON JUAN.

« Don Juan, m’a-t-elle dit, allez trouver ma sœur au couvent de Notre-Dame du Rosaire ; dites-lui qu’un cavalier m’avait insultée, et que vous m’avez vengée ; mais ajoutez que je n’ai pas voulu survivre à cette insulte, et annoncez-lui qu’elle est maintenant la seule héritière de mon bien et de mon titre. »

MARTHE.

Je vais donc avoir un sacrifice méritoire à faire à Dieu ; car, lorsque j’entrai dans ce couvent, j’étais la sœur cadette d’Inès, et notre père y paya ma dot, et voilà tout !

DON JUAN.

Et comptez-vous pour rien le sacrifice de vos quinze ans, d’un cœur qui n’avait pas encore battu, et d’une beauté qui rendrait le roi jaloux de Dieu ?

MARTHE, voulant s’éloigner.

Mon frère, il nous est défendu d’écouter des paroles mondaines.

DON JUAN.

Non pas lorsqu’elles sortent de la bouche mourante d’une sœur, et j’atteste son âme, qui nous écoute, que je répète ici ses dernières volontés. Elle me dit donc : « Don Juan, vous êtes un cavalier loyal, un ami sincère, un homme pieux, incapable d’égarer une jeune âme comme celle de ma sœur ; dites-lui donc en mon nom que, si elle se sent une vocation réelle pour la vie monastique...

Marthe regarde don Juan ; pause d’un instant ; don Juan continue

que, si jamais dans ses rêves elle n’a regretté le monde ; que, si jamais elle n’a soupiré en enfermant un corps si merveilleux sous une robe de bure ; que, si jamais elle n’a pleuré l’heure solennelle où ses blonds cheveux sont tombés sous le ciseau du prêtre ; alors, dites-lui qu’elle lègue ses biens au couvent, et qu’elle y reste à prier pour mon âme. »

MARTHE.

Hélas ! hélas !

DON JUAN.

« Mais que, si, au contraire, le monde qu’elle a quitté lui est resté présent avec toutes ses promesses, tous ses enchantements, tous ses délices ; que, si son cloître lui paraît désert, sa cellule étroite, sa vie désenchantée, elle vous confie, à vous, mon ami, qui êtes instruit en matière de religion, ses ennuis, ses doutes, son espoir ; alors vous la conseillerez, n’est-ce pas ? » Je le lui ai promis. Eh bien, Marthe, au nom de votre sœur, votre frère vous interroge ; voyons.

MARTHE.

Oh ! mon Dieu ! ce sont des sentiments si inconnus que ceux que j’éprouve, des paroles si étranges que celles que j’entends, des visions si bizarres que celles qui m’apparaissent, que je n’ai point encore osé les avouer à notre directeur lui-même.

DON JUAN.

Pourquoi craindre ? Ces sentiments inconnus sont sans doute ceux de votre âge ? C’est le besoin d’aimer et d’être aimée ; ce sont les battements d’un cœur de dix-huit ans plein de sang espagnol ; c’est la perception encore vague de ces émotions délicieuses que l’amour éveillera plus tard dans votre âme ; ce sont des pressentiments d’un bonheur à venir qui vous semblent des souvenirs perdus d’un bonheur passé.

MARTHE.

Oh ! oui, oui, c’est cela.

DON JUAN.

Ces paroles étranges, c’est la voix du monde qui vous appelle ; elle vous dit : « Marthe, on m’a calomnié à tes yeux ; je ne suis point tel que l’on m’a peint à toi, plein de séductions trompeuses et infernales ; je ne suis point le chemin de perdition qui conduit au royaume de Satan : je suis un jardin de délices où la beauté est reine et commande. Viens, Marthe ! tes yeux se sont illuminés du feu de ton âme ; tes longs cheveux ont repoussé sous ta coiffe de religieuse ; ta taille d’enfant s’est développée sous la robe sainte ; à défaut de miroir, l’eau de la fontaine t’a dit que tu étais belle. Viens, Marthe, viens, un trône t’attend ! »

MARTHE.

Oh ! oui, oui, et ces paroles, quand je les entends, c’est un délire.

DON JUAN.

Et, parmi ces visions bizarres, ne passe-t-il point parfois un jeune cavalier qui s’approche de vous et qui vous dit : « Marthe, ma bien-aimée, je t’ai vue depuis que ma jeunesse a des songes d’amour... Je te cherche dans le monde et je ne t’y rencontre pas !... Pourquoi te caches-tu dans l’ombre du cloître au lieu de briller au soleil de nos cités ?... Fleur de beauté, tu dois éclore dans un jardin, et non sur une tombe... Viens, Marthe ! franchis la porte de ton couvent ; elle donne sur le monde, c’est-à-dire sur le bonheur... sur la vie... sur l’amour. »

MARTHE.

Oh ! mais c’est bien cela ! Par quelle magie devinez-vous ainsi mes plus secrètes pensées ?... Ce jeune homme surtout, cet habitant inconnu de mes nuits de fièvre et d’insomnie... qui vous a dit qu’il venait les visiter ?...

DON JUAN.

Qui me l’a dit, Marthe ? qui me l’a dit ?... Oh ! si vous ne me devinez pas, je suis bien malheureux.

MARTHE, le regardant.

Mon Dieu !

DON JUAN.

Je vous ai reconnue, moi... À l’instant où je vous vis, je me suis dit : « Celle que je cherche, la voilà !... la bien-aimée de mon cœur, la voilà !... la fiancée de mes rêves, la voilà ! c’est elle ! » Car vous avez passé dans mes nuits comme j’ai passé dans les vôtres, et, si j’ai éclairé votre sommeil, vous avez brûlé le mien.

MARTHE.

Eh bien, écoutez, écoutez à votre tour, et que Dieu me pardonne ; si je fais mal, je l’ignore... mais c’est étrange, ce que je vais vous dire. Je ne vous avais jamais rencontré avant aujourd’hui, non, j’en suis sûre ; eh bien, cependant je vous ai reconnu ; il m’a semblé vous avoir vu déjà dans un autre monde, sinon dans celui-ci... Vous avez parlé, le son de votre voix m’a fait tressaillir et m’a inondée d’une mélodie familière à mon oreille ! Vous avez dit votre nom, don Juan, ce nom... certes, je ne connaissais aucun homme de ce nom !... eh bien, il m’a semblé que c’était un nom familier à mon cœur, il m’a semblé que je l’avais prononcé déjà... où, je ne sais... à quelle occasion, je l’ignore... car il y a un voile entre mon corps et mon âme, car il me semble que j’obéis, en ce moment même, malgré moi, à un pouvoir surhumain qui me pousse vers vous, qui fait renaître d’anciennes pensées dans mon esprit, qui arrache du plus profond de mon cœur des paroles qui y dormaient oubliées... Don Juan, j’aime votre nom !... don Juan, j’aime voire voix !... don Juan...

Se précipitant le front contre terre.

Pardonnez-moi, mon Dieu ! Prenez pitié ! ici, dans votre église, dans votre maison sainte, j’allais lui dire : « Don Juan, je vous aime ! »

DON JUAN.

Marthe, n’est-ce pas dans une église que ceux qui s’aiment font serment de s’aimer toujours ?

MARTHE.

Oui, lorsque leur amour n’est pas un crime.

DON JUAN.

Et quel amour, si nous le voulons, peut être plus pur et plus selon Dieu que le nôtre ?

MARTHE.

Oubliez-vous que je suis liée par des vœux éternels ?

DON JUAN.

Oubliez-vous qu’il y a un bomme qui peut vous relever de ces vœux ?

MARTHE.

Le saint-père !...

DON JUAN.

Nous irons le trouver, Marthe.

MARTHE.

Ensemble ?

DON JUAN.

Ensemble.

MARTHE.

Et comment ?

DON JUAN.

Vous fuirez.

MARTHE.

Avec mon amant ?

DON JUAN, lui passant un anneau au doigt.

Avec votre fiancé.

MARTHE, respirant.

Ah !

DON JUAN.

Nous lui dirons que, depuis longtemps, nous nous aimons, et c’est vrai ! car nous nous aimons depuis le jour où nous avons rêvé l’un de l’autre. Nous nous jetterons à ses pieds, et il nous pardonnera et nous bénira, et nous aurons une vie de délices et d’amour, au lieu de cette vie triste et solitaire que nous avons eue jusqu’aujourd’hui.

MARTHE.

Et, à compter de ce jour, je suis votre fiancée.

DON JUAN.

Marthe, conduisez-moi devant la tombe de votre sœur.

MARTHE.

Non, don Juan, non, ne melons pas le néant de la mort aux espérances de la vie... Vous m’avez engagé votre foi devant Dieu, Dieu a entendu votre serment, et cela suffit.

La cloche sonne.

Voici la cloche qui nous appelle à la prière du soir ; si je ne m’y rendais pas, on s’apercevrait de mon absence...

DON JUAN.

Mais, aussitôt la prière finie ?...

MARTHE.

Je reviendrai... Mais vous, vous retrouverai-je ?

DON JUAN.

Oh ! oui.

MARTHE.

Tant mieux ! car, si je ne vous retrouve pas, je mourrai !...

Marthe sort.

 

 

Scène III

 

DON JUAN, puis HUSSEIN

 

DON JUAN.

Au revoir... Ah ! ah ! ah ! parlez-moi de ces blanches colombes, dont aucun souffle humain n’a terni le plumage. Voilà qui est confiant et crédule ! Une femme du monde m’aurait pris huit jours ; il est vrai que celles-là sont si souvent trompées !

Appelant.

Hussein ! Hussein !

L’esclave paraît.

Va m’attendre dans la petite ruelle qui longe cette église, derrière les murs du couvent ; prends mes meilleurs chevaux et munis-toi d’une échelle de cordes. Lorsque tu entendras frapper trois fois dans les mains, tu jetteras l’échelle par-dessus le mur.

HUSSEIN.

Cela sera fait, maître.

DON JUAN.

Va !

 

 

Scène IV

 

DON JUAN, puis LA STATUE D’INÈS, puis les Ombres de DON MORTÈS, de CAROLINA, de VITTORIA, de DON LUIS DE SANDOVAL, puis L’ANGE DU JUGEMENT et l’Ombre du COMTE DE MARANA

 

DON JUAN.

Maintenant, dona Inès, pardon de n’avoir pas suivi ponctuellement vos instructions ; mais pourquoi votre sœur est-elle si belle, que je n’ai pu lui parler que d’amour ?... D’ailleurs, vous avez contracté certain engagement avec moi, et vous êtes morte sans l’acquitter... Marthe ne fera que payer une dette de famille... Vous m’avez aidé en bonne chrétienne, je ne l’oublierai pas, et maintenant je vous dois, non-seulement des prières, mais encore des remerciements, et, si je savais laquelle parmi toutes ces tombes est la vôtre...

LA STATUE, agenouillée sur le tombeau d’Inès.

Celle-ci.

DON JUAN, reculant d’un pas.

Qu’est-ce à dire ?... Je crois que la statue a parlé ! Est-ce une erreur ou bien ai-je réellement entendu ? Écoute, femme ou statue, ange ou démon, voix du ciel ou de l’enfer, parle une seconde fois, et je jure Dieu que j’irai lever ton voile de marbre, afin de savoir de quelle bouche sont sorties tes paroles.

LA STATUE D’INÈS.

Viens.

DON JUAN.

Me voilà.

Il monte sur la première marche ; mais, au moment où il porte la main à son voile, la statue le saisit par les cheveux, se lève lentement debout, et lui tourne la tête vers le chœur.

LA STATUE D’INÈS.

Regarde !

Un cercueil recouvert d’un drap noir, et sur lequel sont les armes de Marana, sort de terre au milieu du chœur, avec quatre cierges aux quatre coins, et un à la tête ; en même temps, une dalle se lève devant l’autel. Le Moine tué par don Juan paraît, et la lampe du tabernacle s’allume toute seule. Alors, à la gauche du tombeau, une deuxième dalle se lève : Carolina paraît, et le cierge qui est près d’elle s’allume tout seul. À droite, et sans interruption, une troisième pierre se lève : Vittoria paraît, et un troisième cierge s’allume tout seul. Même jeu de machine pour Teresina et pour Sandoval, qui paraît le dernier. Toutes ces apparitions se font lentement et solennellement, au bruit de l’orgue qui fait entendre le De profundis.

DON MORTÈS, après que le dernier soupir de l’orgue s’est éteint.

Je suis don Mortès, révérend prieur des dominicains. Sans pitié, sans religion pour mon ministère, don Juan a levé le poignard sur moi et m’a frappé... Vengeance contre le meurtrier ! vengeance !...

La lampe du tabernacle s’éteint.

CAROLINA.

Je suis doña Carolina de Valence. Comme j’allais au rendez-vous que don Juan m’avait donné, j’ai rencontré une rivale sur mon chemin ; elle m’a poignardée en me disant : « Carolina, c’est don Juan qui te tue !... » Vengeance contre le meurtrier ! vengeance !

Le cierge qui est auprès d’elle s’éteint.

VITTORIA.

Je suis doña Vittoria de Séville. Don Juan me quitta pour une autre femme ; j’attendis sa nouvelle maîtresse et je la frappai. L’inquisition me condamna au bûcher. Mon crime et ma mort sont à don Juan... Vengeance contre le meurtrier ! vengeance !

Le cierge qui est auprès d’elle s’éteint.

TERESINA.

Je suis doña Teresina, fiancée de don José. Don Juan m’enleva évanouie ; lorsque je revins à moi, j’étais déshonorée ; je n’ai pu survivre à ma honte, je me suis précipitée dans le Mançanarès... Vengeance contre le meurtrier ! vengeance !

Le cierge s’éteint.

SANDOVAL.

Je suis don Luis de Sandoval d’Ojedo. J’ai joué contre don Juan ma fortune, le tombeau de mes pères, le cœur de ma maîtresse ; j’ai tout perdu... J’ai joué contre lui ma vie, et je l’ai perdue encore... Vengeance contre le meurtrier ! vengeance !...

Le cierge s’éteint.

L’ANGE DU JUGEMENT, une épée flamboyante à la main, descend du ciel et s’arrête à une quinzaine de pieds au-dessus du cercueil.

N’y a-t-il aucune voix qui s’élève en faveur de don Juan ?

LE COMTE DE MARANA.

Je suis le vieux comte de Marana. Seigneur ! Seigneur ! ayez pitié de mon fils !

L’ANGE DU JUGEMENT.

Dieu donne à don Juan une heure pour se repentir !

L’Ange remonte au ciel et les Fantômes rentrent en terre. La Statue lâche don Juan, qui tombe sur le pavé de l’église.

 

 

Scène V

 

DON JUAN, évanoui, MARTHE

 

MARTHE.

Don Juan, me voilà ; je suis prête à vous suivre... Don Juan, où êtes-vous ?

L’apercevant à terre et le prenant dans ses bras.

Don Juan, mon fiancé, mon époux !

DON JUAN, revenant à lui.

Je ne suis plus don Juan ton fiancé, je ne suis plus don Juan ton époux ! je suis frère Juan le trappiste... Sœur Marthe, souvenez-vous qu’il faut mourir !...

Marthe jette un cri et tombe aux pieds de don Juan.

 

 

Septième Tableau

 

Le cloître d’un couvent de trappistes ; au milieu, une grande croix de pierre entre quatre cyprès. Çà et là des tombes. Aux deux côtés, deux brèches qui permettent à la vue de plonger dans la campagne.

 

 

Scène première

 

DON SANCHEZ, DON JUAN, couché sur une tombe

 

DON SANCHEZ.

Frère Juan.

DON JUAN, relevant son capuchon.

Me voilà.

DON SANCHEZ.

Que faites-vous ici ?

DON JUAN.

Vous le voyez, mon père, j’accomplis une des règles de notre ordre saint, je creuse ma propre tombe.

DON SANCHEZ.

Je vous ai cherché dans votre cellule.

DON JUAN.

Je n’ai pas pu y rester, j’étouffais entre ces murs étroits comme un tombeau ! La nuit a été terrible, ô mon père !

DON SANCHEZ.

Je n’ai rien entendu.

DON JUAN.

Vous dormiez.

DON SANCHEZ.

Je priais.

DON JUAN.

J’ai voulu prier aussi, moi ; puis, quand j’ai vu que je ne pouvais pas prier, j’ai voulu dormir ; est-ce donc le même Dieu qui fait les nuits si calmes pour les uns et si terribles pour les autres ? À peine ai-je eu les yeux fermés, qu’il m’a semblé que les murs de ma cellule s’ouvraient ! Oh ! le monde ! le monde ! pourquoi me poursuit-il quand je le fuis, mon père ? Le froissement du bal, les chants du festin, les rires de l’orgie, tout cela bruissait autour de moi ; j’avais beau fermer les yeux, boucher mes oreilles, je voyais, j’entendais. Je sautai à bas de mon lit ; je me précipitai dans le cimetière ; le ciel s’ouvrait, des éclairs sillonnaient la nuit comme l’épée flamboyante de l’Archange ; oh ! du moins, le bouleversement de mon être était en harmonie avec celui des éléments ; pâle, échevelé, ruisselant de sueur et d’eau, je me crus un instant le génie de la tempête, et je mêlai l’orage de mon cœur à celui de la nature ! Oh ! tous les deux ont été terribles ; et autour de moi, au dedans de moi, tout n’est que ruine !...

DON SANCHEZ.

Ce sont les nuits d’orage qui font les jours tranquilles ; voyez, mon fils, comme le soleil est brillant, comme le jour qui a commencé si sombre va finir pur ! Il en est ainsi de la vie ; les orages du cœur ressemblent à ceux de la nature ; et les uns et les autres se calment au souffle de Dieu !

DON JUAN, s’asseyant.

Qu’il souffle donc sur mon front, s’il ne veut pas qu’il se brise à l’angle de quelque tombe.

DON SANCHEZ.

Je prierai le Seigneur de ramener le calme dans ton cœur, comme il l’a ramené dans la nature. Je prierai le Seigneur de poser le sceau de sa grâce sur ton front brûlant. En attendant, crois, espère et prie ; c’est avec ces trois mots qu’on ouvre les portes du ciel.

Il sort.

 

 

Scène II

 

DON JUAN, seul

 

Oui, oui, mon père, c’est la sagesse divine qui me parle par votre bouche ; et, tant que j’entends votre voix, je crois, j’espère, et je prie ; mais, dès que je suis seul, l’amour et l’orgueil, ces deux grands adversaires de l’âme, viennent me tenter. Mon Dieu, Seigneur, donnez-moi la force de leur résister.

Il s’accoude sur un tombeau et reste les yeux fixés au ciel.

 

 

Scène III

 

DON JUAN, MARTHE

 

MARTHE, vêtue d’une robe blanche déchirée et verdie par l’herbe, les cheveux épars, passe par une brèche, et entre en scène.

Oh ! le beau jardin, et comme les marguerites y poussent ! j’en aurai bientôt assez pour me faire une couronne, s’ils ne me rattrapent pas.

Elle se cache derrière un cyprès.

Don Juan ! don Juan !

DON JUAN, l’apercevant.

Grand Dieu, est-ce Marthe. ? Oh ! mon Dieu, donnez-moi des forces contre l’amour !

Il reste immobile.

MARTHE.

D’ailleurs, s’ils courent après moi, je me cacherai comme cette nuit dans les buissons avec les oiseaux... Il fait froid, la nuit !

DON JUAN, les bras étendus vers elle.

Marthe ! Marthe !

MARTHE.

Et pourtant ils chantent en se réveillant ! je sais ce qu’ils chantent, moi ; je suis leur sœur ; ce matin, il y en avait un qui disait :

Lorsque la nuit était sans voiles,
Lorsque le jour était sans pleurs,
Quand je planais sur des étoiles,
Au lieu de marcher sur des fleurs...

Apercevant don Juan.

Tiens, une statue... Elle s’est endormie au soleil... Il fait bon au soleil !

Elle s’accroupit aux pieds de don Juan.

Le soleil vient de Dieu.

Elle rit comme un enfant.

DON JUAN.

Pauvre enfant, elle est folle !

MARTHE, appelant.

Don Juan ! don Juan ! me voilà, mon fiancé ; vois comme je suis jolie, comme je suis parée, comme j’ai une belle couronne !

DON JUAN.

Prenez pitié de moi, mon Dieu ! prenez pitié de moi !

MARTHE.

Et puis je suis riche, maintenant ; j’ai hérité des châteaux et des bijoux de ma sœur Inès, qui est morte empoisonnée.

DON JUAN.

Qui t’a dit cela ?

MARTHE, levant la tête.

Inès, Elle revient toutes les nuits ; car, quoique son corps ait été déposé en terre sainte, son âme est errante ; elle aussi, elle chante comme les oiseaux qui s’éveillent, mais tristement, tristement, tristement.

Mes os blanchissent sur la terre ;
Je n’ai ni bière, ni linceul...

Tiens, tiens... la vois-tu qui passe ?... Oui, sœur, oui, je sortirai ton corps de cette église, pour que ton âme perdue puisse revenir le visiter... Je le couvrirai de terre ; puis, sur cette terre, je planterai des fleurs... Les fleurs poussent bien sur les tombes... Ils voulaient m’empêcher d’aller te rejoindre... Ah ! ah ! ah ! ils ne savaient pas que j’ai des ailes... Ils ont voulu me retenir, mais je me suis envolée, et j’ai ri alors.

Commençant par rire et finissant par sangloter.

Ah ! ah ! ah ! oh ! oh ! que je souffre, mon Dieu !

DON JUAN.

Marthe ! reviens à toi, mon enfant, ma sœur.

MARTHE.

Laissez-moi, je sais de belles prières.

S’agenouillant.

Je vais prier.

Ô Vierge sainte... étoile... matinale.
Miroir... de pureté, vous qui priez pour nous.

Oh ! je ne me rappelle plus... Si je me rappelais... il me semble que je serais guérie.

Elle porte la main à son front, cherchant à rappeler ses souvenirs, puis sa physionomie indique qu’elle passe à d’autres idées.

Allons, voilà que j’ai perdu mes fleurs ;

Se relevant.

il faut que j’en cherche d’autres, maintenant ; j’ai cueilli toutes celles qui sont ici.

Elle s’éloigne en appelant.

Don Juan ! don Juan !

Sortons promptement de la ville ;
Nous trouverons, beau chevalier,
Près de la porte de Séville,
Un page tenant l’étrier
D’une mule sans cavalier.
Nous voyagerons côte à côte,
Tant que terre nous portera...

La voix se perd dans le lointain.

DON JUAN, marchant derrière elle jusqu’aux cyprès.

Ô mon Dieu ! je suis un être bien fatal aux autres et à moi-même ; tout ce que je touche se brise ou se flétrit, et ceux à qui je n’ôte pas la vie perdent la raison.

 

 

Scène IV

 

DON JUAN, appuyé contre le cyprès, DON JOSÉ, LE MAUVAIS ANGE

 

Don José et le mauvais Ange paraissent à la brèche du fond ; la nuit commence à venir.

LE MAUVAIS ANGE.

Par ici, seigneur don José, par ici !

DON JOSÉ, étonné.

Dans un cloître ?

LE MAUVAIS ANGE.

Votre Seigneurie n’a-t-elle jamais entendu parler d’un certain loup qui s’était fait berger ?... Voilà votre homme.

DON JOSÉ.

Sous ce costume ?

LE MAUVAIS ANGE.

Votre Seigneurie n’a pas oublié le proverbe : « L’habit ?... »

DON JOSÉ.

Mais es-tu sûr ?

LE MAUVAIS ANGE.

Regardez.

DON JOSÉ, s’élançant par-dessus le mur.

Oui, je le reconnais.

Il s’approche de don Juan, et, arrivé près de lui, il laisse tomber son manteau et plante deux épées en terre.

Je te trouve enfin, don Juan.

DON JUAN, se retournant.

C’est toi, frère ? Sois le bienvenu !

DON JOSÉ.

Je te saluai des mêmes paroles lorsque tu m’apparus au château de Villa-Mayor ; il pavait que, si j’avais oublié de t’inviter à mes fiançailles, tu avais oublié, toi, de m’inviter à ta prise d’habit... Connais-tu ce parchemin ?

DON JUAN.

C’est celui que j’arrachai aux mains mourantes de don Mortès... Le Seigneur me pardonne !

DON JOSÉ.

Connais-tu cette signature ?

DON JUAN.

C’est celle de notre digne père... Le Seigneur a fait un miracle, sans doute, et je l’en remercie.

DON JOSÉ.

Et sais-tu ce que contient cet écrit ?

DON JUAN.

C’est la reconnaissance de don José, comme fils aîné du comte et comme seigneur de Marana.

DON JOSÉ.

Tu avoues donc que je suis gentilhomme ?

DON JUAN.

Oui, frère.

DON JOSÉ.

Que tu n’es que le second fils, toi ?

DON JUAN.

Oui, frère.

DON JOSÉ.

Et que tu me dois hommage, comme ton aîné ?

DON JUAN.

Je suis prêt à vous le rendre, monseigneur.

DON JOSÉ.

Ce n’est point cela que je veux !

DON JUAN.

Que voulez-vous ?

DON JOSÉ.

Voici deux épées... Choisis.

DON JUAN.

Et pour quoi faire ?

DON JOSÉ.

Je te montre deux épées, et tu me demandes pourquoi faire ces deux épées ?... Je vais te le dire alors : Parce que je te hais d’une haine de frère !... parce que la terre est trop étroite pour nous porter plus longtemps tous les deux ! parce que tu dois avoir soif de mon sang comme j’ai soif du tien, et qu’il faut que l’un de nous deux boive celui de l’autre ! Voilà deux épées te dis-je ! voilà une tombe prête...

DON JUAN.

Je l’ai creusée pour moi, frère, et, si ce n’est que ma vie qu’il te faut, elle est à toi... Frappe...

DON JOSÉ, prenant une des deux épées.

Si j’avais voulu te tuer comme une bête fauve, c’est une arquebuse que j’aurais prise, et non deux épées... En garde ! don Juan, en garde !

DON JUAN.

Frère, je te demande pardon à genoux, les yeux en larmes, le front dans la poudre...

DON JOSÉ, le prenant sous le bras.

Debout ! hypocrite, debout !

DON JUAN.

Je t’obéis !

DON JOSÉ.

Prends une de ces épées.

DON JUAN.

Adieu, frère.

DON JOSÉ.

Où vas-tu ?

DON JUAN.

Laisse-moi aller.

DON JOSÉ.

Te laisser aller, toi !... mais tu oublies donc ?

DON JUAN.

Si j’avais oublié, je ne serais point ici.

DON JOSÉ.

C’est cela !... et parce que, lassé de vices, repu de débauches, gorgé de sang, il te plaît de venir demander asile à un cloître, tu crois fuir le châtiment ?... Et qui me vengera de toi, si je ne me venge pas ?

DON JUAN.

Mon repentir.

DON JOSÉ.

Ton repentir, rendra-t-il l’honneur et la vie à ma fiancée ?... rendra-t-il la vie à mon épouse ?... Que m’importe ton repentir, à moi ! me rendra-t-il mon bonheur brisé entre tes mains ?... Pourquoi ne m’as-tu pas tué comme Teresina, don Juan ? Tu le pouvais, il fallait le faire ; mais non, tu n’as voulu que m’avilir... Allons donc ! du courage, don Juan ! tu vois bien que je suis venu pour me battre avec toi et qu’il faut que nous battions...

DON JUAN.

Jamais, frère...

DON JOSÉ.

Je saurai bien t’y forcer... Prends garde !... ce que tu as fait, je le ferai !... Tu m’as jeté ce parchemin au visage.

Il le lui jette.

Tiens !...

DON JUAN.

Seigneur, donnez-moi l’humilité.

DON JOSÉ.

Tu m’as déchiré mes habits de gentilhomme...

Il lui déchire sa robe.

Tiens !...

DON JUAN.

Seigneur, donnez-moi la patience.

DON JOSÉ.

Tu m’as fait battre de verges par tes valets.

DON JUAN.

Don José, tu feras plus que tout cela : tu me feras perdre mon âme.

DON JOSÉ, le frappant du plat de son épée.

Tiens !

DON JUAN, s’élançant sur l’épée.

Ah !

DON JOSÉ.

Enfin !

Combat de quelques secondes ; don Juan touche don José.

DON JUAN.

Frappé ?

DON JOSÉ, chancelant.

Oui, frappé !... le frère frappé de la main du frère !...

Il tombe. Se relevant.

Le frère, maudissant le frère !... le sang du frère sur la tête du frère...

Il expire.

DON JUAN le regarde un instant, puis prenant son manteau et son chapeau.

Don José dans la tombe de don Juan ! Allons, décidément, il paraît que le diable ne veut pas que je me fasse ermite.

Il s’éloigne par la même brèche que Marthe a franchie.

LE MAUVAIS ANGE, riant.

Démon de l’orgueil, j’avais compté sur toi... Tu ne m’as pas trompé... Merci !

Il disparaît.

 

 

ACTE V

 

 

Huitième Tableau

 

Une cellule au couvent de Notre-Dame du Rosaire.

 

 

Scène première

 

MARTHE, URSULE

 

Marthe est couchée sur un lit à rideaux blancs, et paraît endormie. Ursule se tient à genoux devant une sainte image peinte à fresque.

UN ANGE, entr’ouvrant les rideaux du lit.

Pauvre créature brisée,
Qui, pour briller un jour en ce monde mortel,
Comme une goutte de rosée,
Une aurore, tombas du ciel,
La mère de toute clémence,
Qui ne peut oublier que tu fus notre sœur,
Voyant ton esprit en démence
Perdu dans la nuit de l’erreur,
Pour toi craint un trépas funeste,
Et m’envoie à ton lit, messager consolant,
Afin que mon souffle céleste
Rafraîchisse ton front brûlant ;
Et, dans cette heure pour délivre,
Son pouvoir, impuissant à te mieux secourir,
À défaut de force pour vivre,
Te rend la raison pour mourir.
Afin que ton âme choisisse,
Libre, comme l’esprit doit l’être au dernier jour,
Ou des rigueurs de la justice,
Ou bien des trésors de l’amour.

L’Ange referme les rideaux, et disparaît par derrière.

MARTHE, se réveillant.

Merci, bel ange, merci ! Oh ! ton souffle m’a enlevé du front un cercle de feu... Où es-tu, que je t’adore ?... Rien, rien... Allons, c’était une dernière vision de ma folie, un dernier fantôme de ma fièvre.

URSULE.

Eh bien, ma sœur ?

MARTHE.

C’est vous, Ursule...

URSULE.

Nous me reconnaissez ?

MARTHE.

Oui ; j’ai eu le délire, n’est-ce pas ?

URSULE.

Et vous vous êtes sauvée ; vous avez quitté le couvent, vous avez erré par les plaines et par les montagnes, exposée à la chaleur du jour, auvent de la nuit... Vous ne nous donnerez plus de semblables inquiétudes, n’est-ce pas ?

MARTHE.

Non, car je ne suis plus folle...

URSULE.

Quel bonheur pour notre sainte communauté, à qui je vais annoncer cette bonne nouvelle !

MARTHE.

Ne vous pressez pas trop, ma sœur ; car Dieu m’a rendue à la raison et non à la vie, il m’a repris ma folie et non mon amour... Courez, je vous prie, chercher notre saint directeur, et dites-lui qu’une mourante réclame son ministère.

URSULE, sortant.

J’y vais, ma sœur...

 

 

Scène II

 

MARTHE, puis LE MAUVAIS ANGE

 

MARTHE.

Oh ! jamais il n’arrivera à temps ; oh mon Dieu !... oh ! je sens que je meurs. Mourir sans revoir don Juan ! mourir sans lui entendre dire une fois encore qu’il m’aime ! mourir en le laissant au milieu du monde où il m’oubliera, où il en aimera une autre ! Oh ! mille ans de mon éternité pour un jour passé près de don Juan !

LE MAUVAIS ANGE, soulevant le rideau.

C’est un marché qui peut se faire.

MARTHE, épouvantée.

Qui me parle ?

LE MAUVAIS ANGE.

Celui que tu as appelé.

MARTHE.

Que viens-tu faire ?

LE MAUVAIS ANGE.

N’as-tu pas offert mille ans de ton éternité pour un jour passé près de don Juan ?

MARTHE.

Oui.

LE MAUVAIS ANGE.

Eh bien, j’accepte.

MARTHE.

Mais il n’y a qu’avec Dieu, ou avec Satan, qu’on puisse faire un pareil pacte ?

LE MAUVAIS ANGE.

Je viens au nom de l’un deux : que t’importe lequel pourvu que la chose se fasse ?

MARTHE, frissonnant.

Tu es le mauvais esprit... Oh ! oh !

LE MAUVAIS ANGE.

Marthe, tu as encore cinq minutes à vivre.

MARTHE.

Tu as raison, je ne vois plus, et j’entends à peine.

LE MAUVAIS ANGE.

Marthe, tu ne reverras jamais don Juan.

MARTHE.

Je veux le revoir !... oui... oui, je le veux à tout prix !

LE MAUVAIS ANGE.

Rien de plus facile.

MARTHE.

Que faut-il faire ?

LE MAUVAIS ANGE.

Signer ce papier.

MARTHE.

Que contient-il ?

LE MAUVAIS ANGE.

Le pacte proposé.

MARTHE.

Mille ans pour un jour !

LE MAUVAIS ANGE.

Pas une minute de plus, pas une seconde de moins, il serait nul s’il n’était exact ; nous sommes gens d’honneur, en enfer !

MARTHE.

Et quand le reverrai-je ?

On entend frapper.

LE MAUVAIS ANGE.

Le voilà qui frappe à la porte du couvent.

MARTHE.

Oh ! je serai morte avant qu’il entre dans cette chambre !

LE MAUVAIS ANGE.

Qu’importe, si tu ressuscites quand il y sera entré ?

MARTHE.

Donne-moi la plume.

LE MAUVAIS ANGE.

Attends.

Il lui pique le bras avec la plume de fer, le sang coule.

MARTHE.

Ah !

LE MAUVAIS ANGE.

Ce n’est rien... Signe.

MARTHE.

En aurai-je la force ? Ah !

Signant.

Ah ! je me meurs.

Elle laisse tomber la plume.

LE MAUVAIS ANGE.

Il est, ma foi, bien heureux que son nom n’ait eu que deux syllabes. Ah ! ah ! ah ! chacun son tour, mon bon ange.

Il disparaît.

MARTHE.

Ah ! don Juan ! don Juan !

En faisant un dernier effort, elle cache sa figure avec ses cheveux.

À toi mon dernier soupir ! à toi ma dernière pensée !

Elle meurt.

 

 

Scène III

 

MARTHE, URSULE, DON JUAN, sous l’habit d’un trappiste

 

URSULE, ouvrant la porte.

Don Sanchez n’était point au couvent, ma sœur ; mais un saint homme que j’ai rencontré, et qui se charge de le remplacer...

DON JUAN.

En m’offrant pour remplir cette sainte tâche, j’ai plus compté sur mon zèle que sur mes mérites ; Dieu m’aidera. Ma sœur, laissez-nous.

 

 

Scène VI

 

DON JUAN, MARTHE

 

DON JUAN.

Allons, la chose est en bon train, me voilà dans le bercail... et Hussein m’attend au bas de cette fenêtre...

S’approchant du lit.

Diable ! il me semble que la pénitente de don Sanchez n’est point malade de vieillesse... Ma sœur... Elle ne me répond pas. Ma sœur... Évanouie, sans doute...

Lui touchant la main.

Glacée, morte !... Pauvre enfant, si jeune, morte dans un cloître, sans avoir goûté la vie, sans avoir connu l’amour !... Trésor enfoui, diamant perdu !... pourquoi ne t’ai-je pas rencontrée joyeuse et florissante au milieu du monde, au lieu de te trouver pâle et froide sur ton lit mortuaire ?... Je t’aurais aimée, car tu devais être jolie : de si beaux cheveux ne peuvent cacher qu’un beau visage...

Écartant les cheveux.

Mon Dieu !... oh ! non... ce n’est pas possible... ce sont ses traits, c’est elle !... c’est Marthe !... Marthe, froide... inanimée, morte !... Ah ! don Juan !... quel mauvais esprit as-tu irrité, que, depuis quelques jours, rien ne te réussisse et que tout aille au pis ? À qui l’adresser, maintenant que tes péchés t’ont brouillé avec Dieu, et tes remords avec Satan ?... Oh ! il y a cependant eu pour moi un temps de bonheur où mes désirs s’accomplissaient avant d’être formés, où un palais enchanté se fût élevé sur ma route pour me donner l’hospitalité pendant une nuit !... Ai-je donc perdu quelque amulette précieuse, quelque talisman souverain ?... Ou plutôt n’est-ce pas que, depuis que mon père a reconnu don José, il y a une malédiction sur moi ?... Autrefois, t’eussé-je retrouvée morte, prête pour la tombe, je crois que je n’aurais eu qu’à dire : « Je veux qu’elle vive, » et l’âme, à moitié chemin du ciel, serait redescendue sur la terre... Marthe ! Marthe !... ma bien-aimée !...

Il se penche sur elle et reculant tout à coup.

Ah ! il m’a semblé sentir un mouvement... Elle se lève...

La regardant se lever et s asseoir sur son lit.

Marthe !...

Lui saisissant vivement la main.

Toujours froide, toujours morte... Marthe, parle-moi, je t’en supplie, ou je ne pourrai pas croire que tu vis ! Oh ! un mot, une parole !...

Marthe porte lentement un doigt à sa bouche.

Oui, je comprends... Ah ! ma fortune ne m’a donc pas abandonné ! je suis toujours moi, je suis toujours l’heureux et le puissant ! Marthe ! cette fois, tu es à moi, et ni l’enfer ni le ciel ne t’arracheront plus de mes mains.

Courant à la fenêtre et l’ouvrant.

Hussein ! Hussein !

HUSSEIN.

Monseigneur ?

DON JUAN.

Les chevaux sont-ils prêts ?

HUSSEIN.

Oui, monseigneur.

DON JUAN.

L’échelle de cordes ?

HUSSEIN.

La voilà.

Don Juan assujettit l’échelle de cordes à la fenêtre ; puis il se retourne et trouve Marthe debout.

DON JUAN.

Allons, ma bien-aimée, l’amour, le bonheur, l’avenir, tout est à nous !... Es-tu prête ? Veux-tu venir ?

L’heure sonne. Marthe compte froidement les coups du timbre sur ses doigts.

Minuit !... Eh bien ?

Marthe fait signe qu’elle est prête.

Allons !...

Don Juan la conduit lentement vers la fenêtre.

 

 

Neuvième Tableau

 

Un vieux château en ruine donnant sur un lac derrière lequel s’élèvent de hautes montagnes. Il fait nuit ; le théâtre n’est éclairé que par la lueur de la lune.

 

 

Scène première

 

DON JUAN, MARTHE, pénétrant au milieu des ruines

 

DON JUAN.

Vive-Dieu ! voilà une manière de voyager dont je n’avais pas idée : cent cinquante lieues en vingt heures !... Il paraît que le diable avait quelque course pressée à faire, et que, pour ménager ses jambes, il est entré dans le ventre de mon cheval.

Regardant autour de lui.

En tout cas, s’il a fait preuve de vitesse dans la route, il me semble avoir manqué de jugement pour le choix de l’auberge...

À Marthe.

Tu dois être écrasée de fatigue et mourir de faim, pauvre enfant !... Puis il faut que nous changions de costume : nous ne passerons pas toujours par des montagnes nues et des landes désertes, et, si nous ne voulons pas être reconnus et arrêtés, il faut troquer ces habits religieux contre d’autres, quels qu’ils soient... Holà ! quelqu’un !... Il y a un très bel écho, ici, mais voilà tout... Écuyers !... Camérières !... Personne ?... Je crois que le mieux est de remonter sur le dos d’Ali et de chercher un autre gîte.

Marthe, sans répondre, étend lentement la main. Des Femmes entrent par la porte de droite ; des Valets par la porte de gauche.

Allons, il paraît que vous avez tout pouvoir en ces lieux, ma belle châtelaine ?...

Marthe fait signe que oui.

Alors, je dois suivre ces... ces messieurs ?...

Marthe fait signe que oui.

Et nous nous retrouverons ici ?...

Marthe fait signe que oui.

Vous jurez de venir m’y rejoindre, Marthe ?

Marthe étend la main en manière de serment ; puis elle s’éloigne par la droite.

Pas un mot depuis notre départ de Madrid... Voilà, par ma foi, une étrange chose !

Il sort par la gauche. Le mauvais Ange surgit au milieu da théâtre.

 

 

Scène II

 

LE MAUVAIS ANGE, seul

 

Regardant vers la gauche.

  Va vêtir tes habits de fête !

Se tournant vers la droite.

Et toi, ton funèbre linceul !
Mais à votre hymen qui s’apprête,
Je ne dois pas assister seul.
Il vous faut de joyeux convives,
Il vous faut dos lumières vives...
Allumez-vous donc, feux d’enfer !

Des flammes s’allument, bleuâtres et courant à ras de terre.

Et vous, morts, reprenez la vie
Qui vous fut lâchement ravie
Par l’eau, le poison ou le fer !

Mais laissez dans vos tombes vides
Vos suaires aux plis mouvants
Et couvrez vos membres livides
De la parure des vivants ;
Faites luire à votre front pâle
Depuis la couronne d’opale
Jusqu’à la couronne de fleurs ;
Et, noble dame ou bachelette,
Couvrez vos faces de squelette
De masques joyeux ou menteurs.

Satan permet que, pour une heure,
Vos fantômes peuplent la nuit,
Et que cette sombre demeure
S’emplisse de joie et de bruit.
Sa voix vous parle par ma bouche :
Levez-vous de la froide couche
Où le ver du cercueil vous mord ;
Et, le cœur éteint, l’œil atone,
Venez, pâles feuilles d’automne,
Que roule le vent de la mort !

À ce dernier vers, les Fantômes apparaissent et commencent un ballet dans le genre de celui des Nonnes de Robert le Diable. Tout à coup, don Juan apparaît, magnifiquement vêtu. Peu à peu, et au fur et à mesure que se développent les figures du ballet, don Juan, de riant qu’il était, devient rêveur, puis inquiet, puis effrayé. Il pâlit, chancelle, car il se sent au milieu de spectres et de fantômes.

 

 

Scène III

 

DON JUAN, LES FANTÔMES

 

DON JUAN.

Suis-je donc dans l’île des illusions ?... Est-il possible qu’un homme voie de pareilles choses autrement qu’en rêve ? suis-je bien éveillé, voyons, et ce qui m’entoure a-t-il un corps ou n’est-ce qu’une ombre ? Ceci est-il une coupe ?

UN SERVITEUR, voyant don Juan la coupe à la main.

Que faut-il que je vous serve, monseigneur ?

DON JUAN.

Du vin !...

Portant la coupe à sa bouche, et l’écartant aussitôt.

Qu’est-ce que ce vin ?

UN HOMME ENVELOPPÉ D’UN MANTEAU.

Le sang que tu as fait couler.

DON JUAN, jetant le vin, et tendant la coupe.

De l’eau !...

Après avoir porté la coupe à sa bouche.

Qu’est-ce que cette eau ?

L’HOMME AU MANTEAU.

Les larmes que tu as fait répandre !

DON JUAN, se retournant furieux.

Et toi, qui es-tu ?

L’HOMME, écartant son manteau, et montrant sa poitrine ensanglantée.

Don Luis de Sandoval d’Ojedo.

DON JUAN.

Je croyais t’avoir mieux tué... Qu’as-tu fait de ton épée ?

SANDOVAL.

Je l’ai laissée tomber au moment où la tienne me traversait la poitrine.

DON JUAN.

Eh bien, va la chercher, et reviens.

SANDOVAL.

Es-tu donc las d’attendre la justice divine ?

DON JUAN.

Oui ; car j’en entends éternellement parler, et je ne la vois jamais venir... Écoute : Dieu m’a donné une heure pour me repentir ; je lui donne un quart d’heure pour me foudroyer !...

À peine don Juan a-t-il prononcé ces paroles, qu’au fond s’allume une horloge de flamme, avec des heures de flamme, des aiguilles de flamme. Le balancier glisse entre ces deux mots : Jamais ! Toujours ! L’heure marquée est minuit moins cinq minutes.

 

 

Scène IV

 

DON JUAN, LES FANTÔMES, SANDOVAL, une épée à la main, puis, successivement, CAROLINA, VITTORIA, TERESINA, INÈS, MARTHE

 

SANDOVAL.

Es-tu prêt, don Juan ?

DON JUAN.

Je t’attends...

Ils croisent le fer ; en touchant l’épée de don Juan, celle de Sandoval s’enflamme. Don Juan, touché, jette un cri.

Ah !... Enfer ! disparu !... et moi, blessé !...

Il se tient encore debout. Voyant une Ombre qui sort de terre.

Qu’est cela ?

C’est Carolina ; elle monte les degrés qui conduisent à l’horloge, et avance l’aiguille d’une minute. Don Juan, s’affaiblissant.

Ah !...

Vittoria apparaît à son tour, monte les degrés, et avance l’aiguille d’une minute. Don Juan, s’affaiblissant encore.

Ah !...

Teresina monte les degrés, et avance l’aiguille d’une minute. Don Juan, de plus en plus faible.

Ah !...

Inès monte les degrés, et avance l’aiguille d’une minute. Don Juan, tombant sur un genou.

Ah !...

Marthe apparaît avec ses ailes d’ange et son étoile au front, plus belle, plus brillante, plus lumineuse que jamais.

Marthe !...

MARTHE.

Don Juan, je t’ai aimé... Ange, je t’ai aimé ! je t’ai aimé, folle ! je t’ai aimé, morte !... Au nom de mon amour, qui a survécu à ma raison ; au nom de mon amour, qui a survécu à ma vie, repens-toi !

DON JUAN.

Marthe !...

MARTHE.

Don Juan, une larme de repentir qui tombe des yeux du coupable suffit à éteindre un lac de feu... Repens-toi, don Juan, repens-toi !

DON JUAN.

Marthe !...

MARTHE.

Don Juan, je suis l’ange du pardon, parce que je suis l’ange de l’amour... Je viens de la part du Seigneur... Repens-toi ! repens-toi !

DON JUAN.

Il est trop tard ! minuit va sonner...

MARTHE, arrêtant l’aiguille.

Les autres ont avancé l’aiguille pour te perdre : je l’arrête pour te sauver. Il te reste une seconde... Repens-toi, don Juan, repens-toi !

DON JUAN.

Ange de l’amour, ange de la miséricorde, tu triomphes !... Pardonnez-moi, mon Dieu ! je me repens !...

Il se relève dans un dernier effort, et va tomber aux pieds de Marthe.

MARTHE.

Seigneur, Seigneur, vous l’avez entendu !

On entend le chant des Anges. Le fond s’ouvre et montre toutes les splendeurs du ciel.

DON JUAN.

Mes yeux se ferment... Je meurs !...

MARTHE.

Tu n’es qu’ébloui, don Juan : tes yeux vont se rouvrir pour l’éternité !


[1] Nous savons parfaitement que le tabac n’a été apporté en Europe que depuis deux siècles, à peu près ; mais une tradition espagnole attribue à don Juan la vaillantise qu’il raconte ici, et nous n’avons pas voulu lui faire tort d’un seul trait de son caractère.

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