Caligula (Alexandre DUMAS Père)

Tragédie en cinq actes, en vers, et précédée d’un prologue.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 26 décembre 1837.

 

Personnages

 

CALIGULA

CLAUDIUS

AFRANIUS

CHEREA

CAIUS LEPIDUS

ANNIUS MINUCIANUS

CORNELIUS SABINUS

PROTOGÈNE

AQUILA

BIBULUS

APELLE

LE PRÊTEUR URBAIN

UN LICTEUR

UN SOLDAT

UN PORTIER

UN AFFRANCHI

UN GARÇON DE BAINS

CHEF DES PRÉTORIENS

UN SOLDAT           

UN MENDIANT

UN ESCLAVE                     

MESSALINE

STELLA

JUNIA

PHŒBÉ

HEURE DU JOUR

HEURE DE LA NUIT

SÉNATEURS           

FLAMINES

CLIENTS

LICTEURS

SOLDATS                                        

ESCLAVES

AFFRANCHIS, etc.

 

Le prologue, à Rome ; le premier acte, à Baïa ; les deuxième, troisième, quatrième et cinquième actes, à Rome. An du Christ 41.

 

 

Il y avait, pendant la soirée du 26 décembre 1837, dans la salle du Théâtre-Français, un homme à qui je dédie ce drame : il ignore qu’il doive lui être offert : mais peut-être devinera-t-il, en lisant ces lignes, que c’est à lui qu’il est adressé. S’il en est ainsi, c’est tout ce que je veux ; car alors il n’aura pas plus douté de ma reconnaissance que, dans l’occasion, je n’ai douté de son appui.

 

Alex. Dumas.

30 décembre 1837.

 

 

PRÉFACE

 

Il y a cinq ans que l’idée de cette tragédie m’est venue, et, depuis cinq ans, il ne s’est point passé un jour sans que je m’en occupasse.

C’est que ce n’était plus, comme Antony, une œuvre de sentiment ; comme la Tour de Nesle, un drame d’improvisation ; ni comme Angèle, un tableau de mœurs.

C’était toute une époque inconnue, ou, qui pis est, mal connue ; une époque que, arrivés à un certain âge, nous ne revoyons plus qu’à travers les souvenirs fastidieux du collège, et qu’il fallait reconstruire sur le terrain mouvant du théâtre, dans les limites étroites de la scène et d’après l’architecture sévère des unités.

Ajoutez à cela que l’antiquité, telle que nous l’avait montrée dans ses tragédies l’école voltairienne, était tombée dans un si merveilleux discrédit, que l’ennui qu’elle traînait à sa suite était devenu proverbial ; c’était donc plus qu’une innovation que je tentais : c’était une réhabilitation.

Aussi, une fois déterminé à entreprendre mon œuvre, rien ne me coûta pour l’accomplir ; les souvenirs imparfaits du collège étaient effacés ; la lecture des auteurs latins me parut insuffisante ; et je partis pour l’Italie, afin de voir Rome ; car, ne pouvant étudier le cadavre, je voulais au moins visiter le tombeau.

Je restai deux mois dans la ville aux sept collines, visitant le jour le Vatican, et la nuit le Colisée ; mais, après avoir tout rebâti dans ma pensée, depuis les prisons Mamertines jusqu’aux bains de Titus, je m’aperçus que je n’avais vu qu’une face du Janus antique ; face grave et sévère qui était apparue à Corneille et à Racine, et qui, de sa bouche de bronze, avait dicté à l’un les Horaces, et à l’autre Britannicus.

C’était Naples, la belle esclave grecque, qui devait m’offrir ce second visage, voilé, pour nos grands maîtres, sous la lave d’Herculanum et la cendre de Pompéi ; visage gracieux comme une élégie de Tibulle, riant comme une ode d’Horace, moqueur comme une satire de Pétrone. Je descendis dans les souterrains de Résina ; je m’établis dans la maison du Faune ; pendant huit jours, je vécus m’éveillant et m’endormant dans une habitation romaine, touchant du doigt l’antiquité, non plus l’antiquité élevée, poétique et divinisée, telle que nous l’ont transmise Tite-Live, Tacite et Virgile, mais l’antiquité familière, matérielle et confortable, comme nous l’ont révélée Properce, Martial et Suétone. Alors la nation togée commença pour moi à descendre de son piédestal, à revêtir une forme palpable, à prendre une allure vivante : je peuplai ces maisons vides de leurs habitants disparus, depuis le palais du patricien jusqu’à la boutique du marchand d’huile ; et tous les degrés de l’échelle immense, qui commençait à l’empereur pour ne s’arrêter qu’a l’esclave, m’apparurent dans un rêve pareil à celui de Jacob, distinctement remplis d’êtres semblables à nous, qui montaient et qui descendaient. Ce n’était point assez encore : j’allai à eux, j’ouvris leur tunique, je soulevai leur manteau, j’écartai leur toge, et partout je trouvai l’homme d’Homère et de Diogène, de Dante et de Swift, avec sa taille de pygmée et ses désirs de géant.

Alors, de la connaissance des hommes, j’essayai de passer à la science des choses ; je tentai de me rendre compte de ces époques qui nous ont été transmises, mais non pas expliquées ; je vis des empereurs insensés et un peuple esclave, cent soixante millions d’hommes victimes de l’astuce d’un tigre ou de la férocité d’un lion. Je cherchai un motif à ces crimes inouïs et à cette patience sans terme ; et voici ce que je crus deviner, en abandonnant la philosophie pour la foi, et en regardant le monde païen au point de vue providentiel :

À cette époque, Rome était non-seulement la capitale de l’empire, mais encore le centre du monde ; elle faisait un si grand bruit à la surface de la terre, que l’on n’entendait pas même le murmure des autres villes ; elle couvrait de ses maisons tout l’espace qui s’étend de Tivoli à Ostia, et de Pontemolle à Albano. Dans cette immense ruche bourdonnaient, comme des abeilles, cinq millions d’habitants, c’est-à-dire six fois la population de Paris et quatre fois celle de Londres. Elle avait un superbe jardin qui s’étendait du Vésuve au mont Genèvre, un voluptueux gynécée qu’on appelait Baïa, une splendide maison de campagne que l’on nommait Naples, et deux immenses greniers toujours pleins de blé et de maïs, la Sicile et l’Égypte. De plus, soit par captation, soit par force, elle avait hérité des trésors de Babylone et de Tyr, ses aïeules, du commerce de Carthage et d’Alexandrie, ses rivales, et de la science d’Athènes, son institutrice.

Aussi, de cette centralisation d’hommes, d’or et de science, était-il résulté des mœurs étranges, un luxe insensé, une corruption gomorrhéenne : le colosse romain, tout puissant qu’il était en apparence, éprouvait parfois de subites commotions, de souterraines secousses et de mystérieux tremblements. C’est que la terre était alors pareille à une femme dont la grossesse touche à son terme ; elle sentait tressaillir son fruit dans ses entrailles ; fruit inconnu, prédit par la Salutation angélique et attendu par la Foi. Le monde antique craquait de vétusté ; l’Olympe païen se lézardait de l’orient à l’occident ; l’univers était dans la torpeur d’un serpent qui change de peau. Un frissonnement mortel courait par cette société, qui essayait de combattre le pressentiment de l’orgie, et qui, d’une main chaude de luxure, tentait d’effacer avec du vin et du sang les mots fatals écrits par le doigt de l’ange sur les murs suants du festin. Enfin Rome n’osait plus se fier ni à la terre ni au ciel : elle était entre un volcan et un orage ; elle avait sous ses pieds des catacombes pleines, et sur sa tête un Olympe vide !

C’est qu’elle venait d’être choisie pour les desseins du Seigneur ; c’est que, cité prédestinée, d’écueil, elle allait devenir phare ; c’est que, creuset immense où le genre humain se transformait en bouillonnant, elle était en même temps le moule gigantesque duquel devait sortir un nouveau monde.

Or, comme les révolutions humaines, quoique conduites par la main du Seigneur, ne peuvent s’accomplir que par des moyens humains. Dieu voulut saper à la fois cette forteresse d’iniquités par la tête et par la base : il envoya la folie aux empereurs et la foi aux esclaves.

Aussi voyez-les tour à tour, ces Césars, comme, à peine montés à ce faîte qu’on appelle l’empire, ils sont pris d’un vertige soudain, d’une folie incroyable, d’un aveuglement inouï, qui commence à Tibère et qui finit à Julien ! Voyez comme cette démence sanglante anéantit imprudemment tout ce qui peut lui servir d’appui, en frappant sur la chevalerie et le patriciat, ces soutiens naturels de toute monarchie. Voyez comme cette noblesse éperdue se détruit elle-même, et, sur un mot, sur un geste, sur une parole de son tyran, tend la gorge, s’ouvre les veines, ou se laisse mourir de faim ! c’est une soif de mort, une monomanie de néant ; et Rome n’a pas un palais d’où ne sortent des cris, des râles et des soupirs.

Maintenant, jetez les yeux sur l’extrémité opposée de la société : au lieu du désespoir, la consolation ; en place des bourreaux armés de la hache, des vieillards portant la croix et l’Évangile ; au contraire d’une main qui creuse la terre, un doigt qui montre le ciel.

Ainsi la colère de Dieu descendait sur les grands, et sa clémence s’étendait sur les petits ; ces deux envoyées du Seigneur marchaient au-devant l’une de l’autre ; l’une descendant de l’empereur au peuple, l’autre montant du peuple à l’empereur ; elles se rencontrèrent dans le milieu de la société, chacune ayant fait son œuvre. Dès lors, il y eut un pape au lieu d’un César, des martyrs en place des gladiateurs, des chrétiens et plus d’esclaves. Une seconde Genèse était accomplie ; à la lumière des yeux succédait la lumière de l’âme. Dieu avait refait un nouveau monde avec les débris de l’ancien !

Une fois arrivé à ce point de vue, on doit comprendre tout ce qu’offrait de poétique et d’élevé à mon esprit cette lutte du paganisme mourant et de la foi naissante. Je ne m’occupai donc plus qu’à choisir dans ces trois siècles de transformation une époque avantageuse au développement de mon sujet. La fin du règne du successeur de Tibère me parut la plus appropriée à mes théories providentielles ; sur trois types dont j’avais besoin, l’histoire m’en offrait deux, et, depuis longtemps, mon imagination avait enfanté le troisième : ces trois types étaient Messaline, Caligula, Stella.

Or, je vous le demande : ouvrez Tacite, Suétone et Juvénal, et dites-moi si, pour s’incarner dans une femme, le luxe, la débauche et le crime eussent choisi quelque autre que Messaline ? N’était-elle pas belle, voluptueuse et souillée comme la société qu’elle représente, cette courtisane impériale qui, après douze ans de débauches infinies et de puissance absolue, abandonnée un jour de ses amants, de ses sujets et de ses esclaves, ne trouva, pour aller au-devant de la mort, d’autre guide qu’un boueur, et d’autre char que le tombereau qui servait à voiturer les immondices ?

Dites-moi, Caïus César, que les soldats appelaient Caligula, n’était-il pas bien le fou qu’il me fallait pour faire ressortir les vues mystérieuses de la Providence ? Pouvais-je trouver mieux que le maître d’Incitatus, le mari de la Pleine-Lune, le rival de Jupiter, pour porter le premier coup au vieux Panthéon, devenu trop étroit à six mille dieux ? et devais-je croire aveuglément, avec ceux qu’il faisait mourir, que la cause de sa démence n’était autre que l’hippomane versé dans sa coupe par l’amoureuse Césone ?

Quant à Stella, cette étoile chrétienne qui remonte d’occident en orient, je n’ai point, ce me semble, besoin d’expliquer autre chose que son apparition prématurée sur l’horizon romain. Ce n’est que l’an 59 ou 60 de l’ère moderne, je le sais, qu’il fut question de martyre, et Suétone est, je crois, le premier des auteurs latins qui constate vers cette époque des rixes arrivées à propos d’un certain Christ. Aussi ai-je été au-devant de l’objection, quelque infime qu’elle fût, en encadrant dans ma tragédie la tradition provençale de la Madeleine, si vivante et si respectée encore aujourd’hui sur la côte de la Camargue et dans la vallée que domine la Sainte-Beaume : or, selon cette tradition, ce fut l’an 40 du Christ que les saints exilés touchèrent les champs de Marins ; il n’y a donc rien d’étonnant qu’un an après, cette tradition soit racontée à Rome par la jeune convertie qui avait assisté à leur débarquement.

Une fois ma tragédie établie et tournant aux yeux des spectateurs sur ce triple pivot, on conçoit combien facilement j’abandonne le reste à la critique. Que ceux qui font un mérite à Racine d’avoir vieilli Junie me fassent un crime d’avoir rajeuni Cherea, dont ils ne savent pas même écrire le nom ; que ceux qui admirent la mort de Mercutio au second acte de Romeo et Juliette s’étonnent que j’aie fait ouvrir les veines à Lepidus avant la fin du prologue de Caligula ; que ceux enfin qui ont crié à l’immoralité d’Antony et de Marguerite de Bourgogne, me reprochent la chasteté de Messaline, peu m’importe : ceux-là n’ont vu de mon œuvre que la forme ; ils ont tourné autour de la tente, sans voir l’arche qu’elle abritait, ils ont examiné les vases et les chandeliers de l’autel, mais ils n’ont point ouvert le tabernacle.

Seul, le public a compris instinctivement qu’il y avait sous cette enveloppe visible une chose mystérieuse et sainte ; il a suivi l’action dans tous ses replis de serpent ; il a écouté pendant quatre heures, avec recueillement et religion, le bruit de ce fleuve roulant des pensées qui lui ont paru nouvelles et hasardées peut-être, mais chastes et graves : puis il s’est retiré la tête inclinée, et pareil à un homme qui vient d’entrevoir eu rêve la solution d’un problème qu’il avait souvent et vainement cherché pendant ses veilles.

Et, maintenant que le nouveau navire que je viens de lancer sur l’océan de la critique a arboré son véritable pavillon, vienne le calme ou la tempête, il est prêt pour l’un comme pour l’autre.

 

Alex. DUMAS.

 

 

PROLOGUE

 

Une rue donnant sur le Forum. Au premier plan, à gauche, une boutique de barbier, avec ces mots écrits au-dessus de la porte : Bibulus, tonsor. Au deuxième plan, du même côté, la maison du consul Afranius, avec les deux haches pendues à la porte. Au deuxième plan, à droite, l’entrée d’un bain public, surmontée du Balnea. Au premier plan, une petite maison appartenant à Messaline. Au milieu du théâtre, la voie Sacrée, remontant la scène et passant au septième plan, derrière les temples de la Fortune et de Jupiter Tonnant. Au fond, la roche Tarpéienne.

 

 

Scène première

 

PROTOGÈNE, DEUX GARDES et DEUX ESCLAVES, entrant par le troisième plan de droite, traversant la scène, et allant frapper à la porte du Barbier

 

PROTOGÈNE.

Holà ! barbier, holà ! lève-toi.

UN DES GARDES.

Le pauvre homme

En est sans doute encor, maître, à son premier somme,

Et rêve en ce moment que Jupiter Stator

Pour enseigne lui fait don de sa barbe d’or.

PROTOGÈNE.

Raison de plus, s’il fait un rêve sacrilège,

Pour l’éveiller ! Holà ! la porte.

UN DES GARDES, s’apprêtant à frapper du pommeau de son épée.

Enfoncerai-je ?

Bibulus ouvre sa fenêtre.

PROTOGÈNE.

C’est heureux, à la fin ! Eh !

BIBULUS.

Que me voulez-vous ?

PROTOGÈNE.

Au nom de l’empereur, à l’instant ouvrez-nous.

BIBULUS.

Pardon, maître, on y va.

Il referme sa fenêtre. Au même moment, la porte de Messaline s’ouvre, et une Esclave nubienne y passe la tête et examine ceux qui sont dans la rue.

PROTOGÈNE.

N’attendez pas qu’il sorte,

Et, dès qu’il paraîtra sur le seuil de sa porte,

Saisissez-le chacun par un bras.

LES DEUX GARDES, exécutant l’ordre.

Viens ici.

BIBULUS.

Maîtres ! au nom des dieux, que veut dire ceci ?

Pauvre, obscur, inconnu, de race populaire,

Je n’ai point de César encouru la colère ;

Maître, songez-y bien, cela ne se peut pas.

PROTOGÈNE.

Le regard de César ne descend point si bas ;

Il porte au ciel un front radieux et superbe,

Et c’est à d’autres yeux à regarder sous l’herbe

Si quelque insecte impur, vainement épié,

Ne rampe pas vers lui pour le piquer au pié.

BIBULUS, vivement.

Oui, César est un dieu ! Jupiter est son père,

Diane est son épouse, et chacun sait, j’espère,

Que jamais par un mot ma folle impiété

N’osa porter atteinte à sa divinité.

Je jure par César et par sa sœur Drusille

Que l’empereur n’a pas d’esclave plus docile

Que le pauvre barbier qui, courbé devant vous,

De sa bouche tremblante embrasse vos genoux.

PROTOGÈNE.

Aussi n’est-ce pas toi qui dois craindre à cette heure.

BIBULUS, se relevant.

Oh !

PROTOGÈNE.

Non ; mais on m’a dit, barbier, que ta demeure,

Toujours pleine de beaux qu’attirent tes talents,

Était le rendez-vous de jeunes insolents

Dont la langue imprudente, en ses discours frivoles,

Critique de César les faits ou les paroles.

BIBULUS.

Et qui donc oserait à Rome, sans terreur,

Parler imprudemment du divin empereur ?

PROTOGÈNE.

Je ne sais ; mais malheur à qui prend tant d’audace !

Je vais dans ta maison m’établir à ta place ;

Je suis à mon souhait servi par le hasard :

N’est-ce pas aujourd’hui que triomphe César ?

En cette occasion, la foule, ce me semble,

Avide de spectacle, au Forum se rassemble.

Autour du mille d’or, centre de l’univers,

Il se presse en ce cas tant de peuples divers,

Que, peut-être, en planant sur ce confus mélange,

Au vol j’arrêterai quelque parole étrange,

Telle, m’assure-t-on, que l’écho quelquefois

Autour de ta maison en dit à demi-voix.

BIBULUS.

Fais à ta volonté, car César est le maître.

César, comme les dieux, a droit de tout connaître ;

César distinguera le crime de l’erreur.

Vive César ! César est un grand empereur.

PROTOGÈNE, entrant chez Bibulus.

Allez !

Les Gardes emmènent Bibulus ; Protogène referme la porte.

 

 

Scène II

 

L’ESCLAVE, CHEREA, MESSALINE

 

L’ESCLAVE, qui a suivi des yeux les Gardes, revenant à la porte de Messaline.

Ils sont partis, la rue est solitaire ;

Seigneur, tu peux sortir.

CHEREA, descendant le premier et s’arrêtant au bas du seuil de la porte.

Ah ! quand donc, sans mystère ;

Quand donc, ô ma beauté, pourrai-je, jusqu’au jour,

Entre tes bras chéris endormir mon amour,

Sans craindre que l’esclave, assise à notre porte

Pour compter les moments que le plaisir emporte,

Ne vienne tout à coup dire, quand je me croi

Depuis une heure à peine au ciel ou près de toi :

« Allons, jeune homme, allons, debout, le temps te presse ;

Il faut te séparer de ta belle maîtresse,

Car voici que déjà vers l’orient lointain

Scintille Lucifer, l’étoile du matin. »

Oh ! quand serai-je donc, en mon amour tranquille,

Pareil au laboureur qui, sous sa faux agile,

Voit tomber les épis l’un sur l’autre couchés

Et ne quitte ses champs qu’entièrement fauchés ?

Le ciel me fera-t-il ce bonheur sans mélange

Qu’il donne au vigneron ardent à sa vendange,

Qui, du matin au soir dans sa treille perdu,

Cueille le raisin mûr sur son front suspendu ?

Et n’aurai-je jamais cette joie où j’aspire

Du pécheur qui reçut sa barque pour empire,

Mais qui, tant qu’il lui plaît, fouille le flot amer

Et rejette vingt fois ses filets à la mer ?

Oh ! ce plaisir si doux que l’homme aux dieux envie

Et que j’achèterais de dix ans de ma vie,

Déesse de mon cœur, oh ! dis-moi, quand le sort

Me l’accordera-t-il ?

MESSALINE.

Quand César sera mort.

CHEREA.

Eh quoi ! toujours mêler des paroles sanglantes

Aux baisers suspendus à nos lèvres brûlantes,

Et faire à chaque instant briller à mon regard

En ton œil la vengeance, en ma main le poignard

Oh ! que tu devrais mieux, délices de mon âme,

Tout entière à l’amour par qui règne la femme,

De même qu’à l’instant je le ferais pour toi,

Oh ! que tu devrais mieux oublier tout pour moi,

Pour moi qui, sur un mot de ta bouche chérie,

Quitterais aussitôt amis, parents, patrie,

Mon aigle consulaire et mes vieux vétérans,

Frères qui m’ont vu naître et grandir dans leurs rangs !

Veux-tu changer, fuyant cette Rome funeste,

En un trésor d’amour l’avenir qui nous reste ?

Quitte ton vieil époux et ton royal amant.

Pour nous soustraire à tous, nous pourrons aisément

Trouver quelque retraite éloignée et profonde.

MESSALINE.

César étend son bras et touche au bout du monde.

CHEREA.

César, toujours César ! Il revient aujourd’hui,

Et je m’en vais afin que tu sois mieux à lui ;

Voilà de ces pensers qui brisent, qui torturent,

Et rendent insensés ceux-là qui les endurent.

Oh ! tu ne m’aimes pas, cruelle, loi qui peux

Partager sans mourir un seul cœur entre deux.

MESSALINE.

Crois-moi, César n’a point consulté mon envie ;

César m’a demandé mon amour ou ma vie.

Il n’obtint l’un ni l’autre en son désir brutal,

Mais en place il reçut un présent plus fatal ;

Et, depuis ce moment, sa luxure, abusée,

A caressé ma haine en plaisir déguisée.

Tu te plains quand tu peux te venger... insensé !

Oh ! que si seulement mon bras mieux exercé,

Tribun, savait par où la pointe d’une lame

Peut ouvrir dans le corps un passage pour l’âme,

Que, seule accomplissant mes projets résolus,

L’Olympe compterait bientôt un dieu de plus !

Alors, plus de terreurs, alors plus de mystère ;

César au ciel, plus rien à craindre sur la terre,

Plus rien entre nous deux pour troubler nos plaisirs,

Qu’un fantôme d’époux sans droits et sans désirs,

Qui, pourvu qu’on le laisse, en une basse orgie,

S’endormir chaque soir sur la table rougie,

Ne songera jamais, ivre jusqu’au matin,

À chercher d’autre lit que celui du festin.

Alors, mon Cherea, plus d’esclave importune

Qui trouble ces instants donnés par la Fortune,

Et qui prenne, avant l’heure effrayant notre amour,

La lueur de Phœbé pour les rayons du jour.

Alors au moissonneur la moisson sans pareille,

Alors au vigneron les trésors de sa treille,

Alors au beau pécheur qui vers moi voguera

Un océan d’amour...

CHEREA.

C’est bien, César mourra.

L’ESCLAVE, accourant.

On vient de ce côté ; rentre vite, maîtresse.

MESSALINE, entraînée par l’Esclave.

Adieu, mon Cherea, je t’aime.

Elle rentre.

CHEREA.

Enchanteresse,

Te tromper en amour est, dit-on, malaisé ;

J’accepte le défi : c’est bien, au plus rusé !

 

 

Scène III

 

CHEREA, caché contre la porte, ANNIUS MINUCIANUS, CORNELIUS SABINUS, CAIUS LEPIDUS

 

Les trois nouveaux arrivants entrent couronnés de fleurs, les vêtements en désordre et riant aux éclats.

CHEREA.

Quels sont ces jeunes fous ?

ANNIUS.

Que Cerbère m’emporte,

Si je ne vois là-bas, debout contre une porte,

Quelque chose qui prend forme de corps humain !

SABINUS.

Holà ! qui va de nuit sur le pavé romain ?

LEPIDUS.

Es-tu coupeur de bourse ou quêteur de caresses,

Et viens-tu nous voler notre or ou nos maîtresses ?

SABINUS.

Ton nom, vite, ton nom, car nous sommes pressés.

CHEREA.

Patience, seigneurs ; je ne sais point assez,

Pour vous répondre encor, qui vous êtes, vous autres ;

Je vous dirai mes noms quand je saurai les vôtres.

LEPIDUS.

C’est trop juste, et Minerve a parlé par ta voix.

Écoute : celui-là qu’à ma droite tu vois,

Ou que tu ne vois pas, tant cette nuit avare

Est notre à défier la gueule du Tartare,

C’est Annius ; son père et le mien autrefois

Furent amis ; déplus, républicains, je crois.

Attends !... oui, c’est cela... D’être exact je me pique.

Sais-tu ce que c’était, toi, que la République ?

Dis-le, s’il t’en souvient encore par hasard.

Du reste, vieux Romain, plus noble que César,

Et qui descend tout droit de la première pierre

Qui par Deucalion fut jetée en arrière.

Cet autre maintenant qu’à ma gauche voici...

Où donc es-tu ? Voyons, arrive par ici...

Cet autre dont la main cherche à toucher la mienne,

C’est Sabinus, tribun dans la prétorienne.

Il me faut l’avouer, c’est un homme nouveau ;

Mais c’est un élégant, ce qu’on appelle un beau.

Il grasseye en parlant, met des mouches, du rouge ;

Ce qui n’empêche pas qu’en quelque ignoble bouge

Avec des libertins il n’aille, chaque nuit,

Jouer à la tessère et boire du vin cuit.

Au reste, plein d’esprit, mais de propos infâmes ;

Ce qui fait que le drôle est adoré des femmes,

Et que quiconque est père, époux ou même amant,

Ne doit pas le quitter des yeux un seul moment.

Quant à moi, qui te fais leur portrait de la sorte,

À moi, ton serviteur, qui, quoique Romain, porte

Le costume persan, par la raison, mon cher,

Qu’il est plus élégant et tient plus chaud l’hiver,

Mon nom est Lepidus ; mon père pour Athènes,

Avec un pédagogue appelé Callisthènes,

Depuis bientôt trois ans, m’a fait partir, et, là,

J’ai fort étudié la sagesse... Voilà !

Mais la sagesse écrite en toute la nature,

Et qu’en ce livre immense enseignait Épicure.

Donc, j’ai philosophé si longtemps et si bien,

Que je doute de tout et ne crois plus à rien,

Si ce n’est au plaisir, divin rayon de flamme,

Que Jupiter a mis dans le vin et la femme.

Battu d’un ouragan par les dieux envoyé,

Et la preuve est que mon professeur s’est noyé,

Avant-hier, j’ai touché le rivage d’Ostie ;

Pour fêter mon retour, nous avons fait partie

D’aller souper ensemble à la taverne, hier soir ;

Ce qui s’est accompli, comme tu peux le voir.

Là, nous avons passé de nos nuits la plus belle,

Avec... devine qui ? des prêtres de Cybèle,

Des faiseurs de cercueils, des juifs, des bateleurs,

Enfin, tout ce que Rome a de mieux en voleurs :

De façon qu’au sortir du bouge, tout hilares,

Nous n’avons pas voulu rentrer chez nos dieux lares

Sans rosser quelque peu les cohortes des nuits.

Cette occupation ici nous a conduits ;

Si bien que, nous trouvant auprès de la boutique

Du barbier Bibulus, sur le Forum antique,

Nous avons résolu de voir passer César,

Qui, ce malin, mon cher, triomphe par hasard.

Ah ! ah ! ah ! que la vie est amusante, et comme

Jupiter a dû rire alors qu’il créa l’homme !

Et maintenant, mon cher, n’ayant plus de raisons

De refuser encor de nous dire tes noms,

Parle, ainsi que j’ai fait, sans crainte et sans mystère.

CHEREA.

Vous vous trompez, amis, je dois toujours les taire ;

Car vous ne m’étiez pas assez connus tantôt,

Et voilà maintenant que je vous connais trop.

Ainsi donc trouvez bon qu’incognito je passe.

SABINUS.

Oh ! la plaisanterie alors change de face ;

Elle a, comme Janus, deux visages ; c’est bien,

L’un rit et l’autre mord : face d’homme et de chien.

CHEREA.

Me laissez-vous passer ?

ANNIUS.

La chose est impossible.

CHEREA.

Prenez garde !

SABINUS, riant.

Ah ! ah ! ah ! sa colère est risible.

CHEREA, tirant son épée.

Arrière !

LEPIDUS, à Annius.

Que dis-tu de ce ton menaçant ?

CHEREA, se couvrant le visage de son manteau.

Je vous dis que l’on passe et le prouve en passant.

Il sort en passant entre Annius et Lepidus.

 

 

Scène IV

 

ANNIUS, SABINUS, LEPIDUS

 

LEPIDUS, se débattant dans les bras d’Annius, qui le retient.

Que fais-tu ?

ANNIUS, lui montrant Cherea, qu’il a reconnu.

Cherea, l’amant de Messaline.

LEPIDUS.

C’est autre chose alors... Devant toi je m’incline,

Toi qui presses, trois fois et quatre fois heureux,

Un si riche trésor dans tes bras amoureux.

Je veux, pour mériter des faveurs aussi grandes,

À cette porte aussi suspendre des guirlandes,

Et verser, dès demain, sur son seuil embaumé

Et la myrrhe odorante et le nard parfumé ;

Oui, dès ce soir.

SABINUS.

Permets ! du moment que l’orgie

Dégénère en idylle et tourne à l’élégie,

Je n’en suis plus ; bonjour... Près d’ici, je connais

Une honnête maison où l’on joue... et j’y vais.

LEPIDUS.

Aurais-tu de l’argent ?

SABINUS.

Quelques mille sesterces

Résultant de mes trocs, produit de mes commerces

Avec un usurier, qui, sur gage, mon cher,

Me prête à vingt pour cent ; hein ! ce n’est pas trop cher,

Pour qui connaît le taux où l’argent est à Rome ?

Je veux te présenter un jour à ce brave homme.

Où te retrouverai-je ?

LEPIDUS.

Ici, chez le tondeur,

En face de l’objet de ma nouvelle ardeur.

 

 

Scène V

 

LEPIDUS, ANNIUS

 

ANNIUS.

Écoute, Lepidus. De nous trois, le moins ivre,

Sans contestation, c’est moi.

LEPIDUS.

Soit !

ANNIUS.

Veux-tu vivre ?

Veux-tu mourir ? Choisis.

LEPIDUS.

Moi ?

ANNIUS.

Toi !

LEPIDUS.

Mauvais plaisant !

ANNIUS.

Réponds.

LEPIDUS.

J’aime mieux vivre.

ANNIUS.

Alors, allons-nous-en.

LEPIDUS.

Moi, m’en aller sans voir cette femme divine ?

ANNIUS.

Insensé ! qui demande à voir la Messaline !

Ô trois fois insensé !

LEPIDUS.

Voyez comme en tous lieux

Le mérite après lui traîne des envieux !

ANNIUS.

Mais tu ne sais donc pas ce qu’elle est, cette femme ?

LEPIDUS.

Je sais que son beau corps enferme un cœur de flamme.

Et que l’Amour, à qui tous destins sont connus,

La donna pour prêtresse à sa mère Vénus.

ANNIUS.

Eh bien donc, c’est à moi de te dire le reste ;

Écoute : mieux pour toi vaudrait, ainsi qu’Oreste,

Avoir, par un forfait exécrable, odieux,

Amassé sur ton front la colère des dieux,

Qu’avoir guidé sur toi, par quelque vœu profane,

Le regard dévorant de cette courtisane.

Crois-moi, n’arrête pas, en étendant la main,

Le Malheur qui suivait l’autre bord du chemin ;

Crains cette femme aux yeux sombres, aux lèvres pâles,

Et qui naquit, dit-on, dans les ides fatales ;

Car ne va pas penser, enfant, que son amour

Soit un amour joyeux et qui chante au grand jour,

Un amour que, le soir, au feu de la résine,

Reconduise à ton seuil la flûte tibicine,

Et qui, las de bonheur, s’éveille le matin,

Sur un lit tout jonché des roses du festin.

Non pas, ami ! ce sont des amours taciturnes,

Cherchant des voluptés étranges et nocturnes,

Qui veulent des plaisirs d’autres plaisirs suivis,

Qui, lassés quelquefois, mais jamais assouvis,

Vont dans l’ombre, laissant sur leur passage infâme

Quelque corps inconnu d’enfant, d’homme ou de femme,

Car le Tibre déjà, complice aux flots prudents,

Roule à la mer la tête, un bâillon dans les dents.

Crois-moi, ne tentons pas les desseins qu’elle couve,

Nous avons bien assez du tigre sans la louve.

LEPIDUS.

Que dis-tu ?

ANNIUS.

Je te dis ce que chacun tout bas

Te dirait... ou plutôt, non, ne te dirait pas ;

Car nul de nous ne sait, alors qu’à la lumière

Il ouvre, le matin, sa joyeuse paupière,

Dans quel cachot maudit ou quel tombeau pieux,

Le soir, captif ou mort, il fermera les yeux.

Aussi celui qui sait le péril, s’il le brave,

Affranchissant bientôt son plus fidèle esclave,

Lui met sous sa tunique un fer court et discret,

Afin d’avoir sans cesse un assassin tout prêt,

Qui, dans l’occasion, d’une main prompte et sûre

Bourreau reconnaissant, lui sauve la torture.

Oui, c’est qu’incessamment nous sommes épiés,

Épiés par le flot qui vient braver nos pieds,

Épiés par l’oiseau qui sur nos têtes passe,

Par le serpent qui fuit et qui n’a point de trace,

Par l’herbe de la plaine et par l’arbre des bois,

Qui tous trouvent un son, un langage, une voix,

Pour redire aussitôt à des maîtres farouches

Le complot qu’en un rêve ont murmuré nos bouches.

Tu doutes ?

LEPIDUS.

Oui.

ANNIUS.

C’est bien, tu verras.

LEPIDUS.

La terreur

T’a rendu fou, mon cher ! Je crois bien l’empereur

Disposé quelquefois à faire trembler Rome,

Mais, à tout prendre enfin, l’empereur est un homme

Né du sein d’une femme, et qui fut, en naissant,

Comme un autre nourri de lait et non de sang.

Si c’est un tigre, alors qu’on le mette à la chaîne.

ANNIUS.

On voit bien, pauvre fou ! que tu reviens d’Athène,

Et que tu n’as pas vu comme nous de tes yeux

Sa colère monter des hommes jusqu’aux dieux.

Oui, c’était un enfant comme un autre ; son âme

S’ouvrait aux sentiments humains ; mais cette femme

Pour quelque noir dessein, dans sa coupe a versé

Un breuvage d’amour qui l’a fait insensé,

Si bien que ce n’est plus César, mais Messaline

Qui règne au Palatin, la royale colline !

C’est pourquoi doublement il faut fuir son regard,

Miroir incestueux, si brûlant, que César

Ne voit pas, ébloui du feu de sa prunelle,

Parmi tous ces amants qui tombent derrière elle,

Cherea, seul debout, qu’elle tient attaché,

Et laisse vivre encor dans quelque but caché.

LEPIDUS.

Eh bien, soit ! de conseils ma prudence pourvue.

Renonce à son amour, mais non pas à sa vue.

La porte de Messaline s’ouvre.

ANNIUS.

Tiens, ton désir fatal est exaucé ; voilà

Messaline qui va passer, regarde-la.

J’ai fait ce que j’ai pu ; libre à toi de la suivre.

 

 

Scène VI

 

LEPIDUS, ANNIUS, MESSALINE, couchée dans une litière de pourpre à fleurs d’or, éclairée intérieurement par une lanterne avec des dessins dorés, portée par quatre Esclaves, dont les deux premiers ont des colliers et des rênes d’or, et précédée de son Esclave nubienne

 

MESSALINE, traversant la scène.

Que cette nuit est douce et qu’il fait bon de vivre !

Elle sort par le troisième plan de gauche.

ANNIUS.

Au palais la voilà qui rentre impunément ;

C’est bien : le soleil peut paraître au firmament.

 

 

Scène VII

 

LEPIDUS, ANNIUS, PROTOGÈNE en barbier, puis LE CONCIERGE de la maison d’Afranius, UN MENDIANT, LE CONSUL AFRANIUS, CLIENTS, PEUPLE, venant demander la sportule, JEUNES ROMAINS, venant se faire raser, coiffer et épiler

 

LEPIDUS.

Maintenant, Annius que j’ai fini mon rêve,

Si nous faisions lever Bibulus ?

ANNIUS.

Il se lève.

PROTOGÈNE sort de la boutique et fait enlever par les deux Esclaves les contrevents fermés par une chaîne de fer. Il s’avance vers les deux jeunes gens.

Salut, mes chevaliers.

LEPIDUS.

Bonjour, maître.

À Annius.

Allons-nous

Nous faire coiffer ?

ANNIUS.

Soit.

PROTOGÈNE.

Maîtres, je suis à vous ;

Un instant seulement pour ranger ma boutique.

En riant.

Mettons les fers au feu, voilà de la pratique.

LEPIDUS.

Veux-tu me dire un peu ce que vient faire ici,

Avec le jour naissant, la foule que voici ?

ANNIUS.

Tu le vois, elle vient demander la sportule

Au noble Afranius, son consul.

LEPIDUS.

Par Hercule !

Encore un dont en vain je cherche les exploits,

Et que j’entends nommer pour la première fois.

Quel est cet homme ? est-il More, Gaulois ou Scythe ?

Est-il tombé du ciel ou monté du Cocyte ?

A-t-il une famille, un père, des aïeux ?

ANNIUS.

S’il en a, je crois bien ! ses parents sont des dieux,

Des dieux comme il en faut pour les honneurs qu’il brigue,

Son père a nom l’Orgueil, et sa mère l’Intrigue.

Le Portier du Consul ouvre la porte et chasse la foule ; il est enchaîné par le milieu du corps et tient a la main une baguette.

LE PORTIER.

Holà ! drôles, holà ! vous êtes bien pressés.

Plus loin, seigneur poète !... arrière ! Vous, passez.

Passe, noble Caïus ; tu trouveras mon maître.

Quant à vous, attendez qu’il lui plaise paraître.

LEPIDUS, continuant.

Et comment a-t-il donc gagné le consulat ?

Est-ce par la débauche ou par le péculat ?

A-t-il vendu sa sœur, prostitué sa fille,

Ou prêté de l’argent au frère de Drusille ?

ANNIUS.

Non, mieux que tout cela : le noble Afranius

S’est offert en victime ainsi que Curtius.

LEPIDUS.

En victime ?

ANNIUS.

Oui, mon cher ; oh ! c’est toute une histoire

Si plaisante, ma foi, qu’on a peine d’y croire.

LEPIDUS.

Est-elle longue ?

ANNIUS.

Non.

LEPIDUS.

Alors, raconte-la.

ANNIUS.

Le divin empereur César Caligula,

Atteint d’un mal dont nul ne connaissait la cause,

S’acheminait tout droit vers son apothéose,

Et, malgré les honneurs qui l’attendaient là-haut,

Paraissait peu flatté de passer dieu sitôt.

De sorte que, pareil à la nymphe Pyrène,

Chaque œil de courtisan se changeait en fontaine,

Et, parmi tous ces yeux, ceux qui pleuraient le plus

Étaient ceux du futur consul Afranius.

Si bien que, se voyant près de fondre en rivière :

« Jupiter, cria t-il, exauce ma prière,

Prends mes jours, et pour eux rends-nous ceux de César. »

Soit que l’offrande plût au ciel, soit par hasard,

Ou que le médecin, maître en son art sublime,

Ait d’avance d’un mieux prévenu la victime,

Dès ce moment. César, qui marchait au trépas,

Suspendit le voyage et revint sur ses pas ;

Si ravi de revoir la céleste lumière,

Qu’il fit Afranius consul pour sa prière.

Entrée des Licteurs.

LEPIDUS.

Ne va-t-il pas sortir ? J’aperçois les licteurs.

ANNIUS.

Oui ; sans doute qu’au temple avec les sénateurs,

Il va pour l’empereur consulter les auspices.

AFRANIUS.

Romains n’en doutez pas, les dieux seront propices.

Vers les temples courez ; que de joyeux festons

Rampent à la colonne et pendent aux frontons ;

De leurs armures d’or revêtez les statues,

Répandez les parfums et les fleurs par les rues ;

Dans nos murs aujourd’hui César rentre en vainqueur.

Vive César ! César est un grand empereur !

Il sort, suivi des Licteurs et des Clients.

LE PEUPLE.

Vive César !

PROTOGÈNE.

Seigneurs, êtes-vous prêts ?

LEPIDUS.

Sans doute.

PROTOGÈNE.

Maître, veux-tu t’asseoir ?

LEPIDUS.

Très volontiers.

Écartant la main de l’Esclave, qui veut lui mettre du linge autour du cou.

Écoute

Bibulus, donne-moi la pince et le miroir,

Et je m’épilerai moi-même.

PROTOGÈNE.

Sans rasoir ?

LEPIDUS.

Sans rasoir.

Protogène les lui donne.

C’est très bien.

PROTOGÈNE.

Quel mode de coiffure

Veux-tu faire donner, maître, à ta chevelure ?

LEPIDUS.

Je veux que sur l’épaule elle tombe en anneaux.

PROTOGÈNE, à l’Esclave coiffeur.

Tu comprends ?

ANNIUS.

N’as-tu pas les Actes diurnaux ?

PROTOGÈNE, les lui donnant.

Oui, seigneur.

LEPIDUS, s’épilant.

C’est très bien, fais-nous-en la lecture

Cela nous distraira.

UN MENDIANT, tenant à la main une écuelle. Il a la tête rasée, il s’appuie sur un bâton entouré de bandelettes ; il porte au cou, pendu à une ficelle, un petit tableau représentant un naufrage.

Maître, je te conjure

D’avoir quelque pitié d’un pauvre naufragé,

Qui vit, voilà six mois, tout son bien submergé,

Près du cap Pachynum, par un affreux orage,

Auquel il n’échappa lui-même qu’à la nage,

Et qui porte à son cou, peinte fidèlement,

La reproduction de cet événement.

LE GARÇON DE BAINS, criant.

Au bain, seigneur, au bain.

LE MENDIANT, criant.

Ah ! mon maître, ah !

LEPIDUS, lui donnant un philippus.

Tiens, drôle.

LE MENDIANT.

De l’or !

Il baise la pièce.

ANNIUS, lisant la date des Actes diurnaux.

Le quinze de janvier... Ils ont déjà cinq jours !

PROTOGÈNE.

Ce sont les plus nouveaux.

LEPIDUS.

Allons donc, lis toujours.

ANNIUS, lisant.

« Deux jumeaux étaient hier exposés au Vélabre ;

Un riche commerçant, venant de la Calabre,

Et n’ayant point d’enfant, tous les deux les a pris

Et reconnus pour siens. »

LEPIDUS.

L’honnête homme !

ANNIUS, continuant.

« Surpris,

Au moment qu’il gagnait de nuit la grande route,

Le banquier Posthumus, qui faisait banqueroute,

Fut conduit aussitôt chez le préteur urbain,

Puis écroué. »

LEPIDUS.

Voleur !

LE GARÇON DE BAINS.

Au bain, seigneur, au bain.

ANNIUS, continuant.

« Le vingt et un janvier prochain, jour de comices,

Quand les prêtres auront offert les sacrifices,

César imperator et maître tout-puissant,

Dans Rome rentrera... »

LEPIDUS.

Voilà l’intéressant.

ANNIUS.

« Vainqueur de la Bretagne et de la Germanie... »

LEPIDUS, se regardant dans le miroir.

Voilà, par Jupiter, une étrange manie,

Parce qu’on est le fils d’un soldat, d’un guerrier,

De vouloir, à son tour, se coiffer de laurier.

C’était bon pour César, chauve jusqu’à la nuque,

Mais non pas pour Caïus, qui porte une perruque.

ANNIUS, effrayé.

Lepidus !

PROTOGÈNE, l’arrêtant.

Pas un mot.

LEPIDUS, se mettant à arracher sa barbe.

Hein ?

ANNIUS.

Rien.

LEPIDUS.

Tu lis tout bas ?

ANNIUS.

Non, j’ai fini...

LEPIDUS.

Pourquoi ?

ANNIUS.

Parce que je suis las.

LEPIDUS.

Las ?

ANNIUS.

Oui, las ! que veux-tu de plus que je te dise ?

PROTOGÈNE, prenant le manuscrit.

Mon maître, te plaît-il qu’à sa place je lise ?

LEPIDUS.

Certes, je veux la fin de mon commencement.

À Sabinus, qui entre.

Par Hercule, mon cher, tu viens au bon moment :

Nous en étions restés à la cérémonie.

PROTOGÈNE, reprenant.

« Vainqueur de la Bretagne et de la Germanie,

Ramenant, pour parer les temples de nos dieux,

Vingt chariots chargés des objets précieux

Dont il a dépouille les plus lointains rivages... »

LEPIDUS.

Quatre sacs de cailloux et deux de coquillages.

PROTOGÈNE.

« Et traînant après lui, comme Germanicus,

Les fiers enfants du Nord enchaînés et vaincus. »

LEPIDUS.

Oui, nous savons cela ; c’est en sortant de table

Que César a livré ce combat redoutable

Où soixante Gaulois, déguisés en Germains,

Sont tombés tout vivants dans ses vaillantes mains.

Est-ce tout ?

PROTOGÈNE, rentrant chez lui.

Oui, c’est tout.

LE MENDIANT, se levant et passant près de Lepidus.

Prends garde à toi, jeune homme !

Il est plus d’espions que de pavés dans Rome.

ANNIUS.

Fuis, Lepidus, sans perdre un seul instant de plus.

LEPIDUS.

Et pourquoi ?

SABINUS.

Ce barbier, ce n’est pas Bibulus ;

C’est quelque délateur qui, pour notre disgrâce,

Aura pris aujourd’hui ses habits et sa place.

ANNIUS.

Vois, tous ont déserté la maison du maudit.

LEPIDUS.

Mais tu prends peur à tort, mon cher ; je n’ai rien dit.

ANNIUS.

Rien dit !... Tu viens d’en dire, en ce temps où nous sommes,

Autant qu’il en faudrait pour la mort de trois hommes.

LEPIDUS.

Je vous ai compromis ?

SABINUS.

Non, pas nous, mais bien toi.

LEPIDUS.

Par Castor ! n’avons-nous à craindre que pour moi ?

ANNIUS.

Pour toi seul !

LEPIDUS.

En ce cas...

SABINUS.

Fuis donc !

LEPIDUS.

Non pas, je reste.

ANNIUS.

Oh ! quel aveuglement misérable et funeste !

SABINUS.

Songes-y, ce n’est pas seulement le trépas,

C’est la torture !

LEPIDUS.

Aussi ne l’attendrai-je pas !

ANNIUS.

Alors tu vas donc fuir ?

LEPIDUS.

Que Jupiter m’en garde !

SABINUS.

Je ne te comprends plus.

LEPIDUS.

Moi ! que je me hasarde

À courir à travers les plaines et les bois,

Chassé par des soldats comme un cerf aux abois,

Ou, comme Marius en mes terreurs nocturnes,

À m’enterrer vivant aux marais de Minturnes ?

Moi ! que j’aille, d’un jour pour retarder ma fin,

Subir le froid, le chaud, et la soif et la faim ?

Oh ! non pas !

ANNIUS.

Cependant la torture ou la fuite...

LEPIDUS.

N’est-il pas un moyen de tromper leur poursuite ?

Dis !

SABINUS.

Je n’en connais pas.

LEPIDUS.

Sabinus, sur mon sort

Ton amitié t’aveugle ; il en est un.

ANNIUS.

La mort,

N’est-ce pas ?

LEPIDUS.

Allons donc !

SABINUS.

Toi, mourir à ton âge ?

Impossible.

LEPIDUS.

Et pourquoi vivrais-je davantage ?

L’homme ne compte pas par les temps accomplis,

Frères, mais par les jours lumineux et remplis.

J’ai vu dans les plaisirs ma jeunesse ravie,

Si bien que j’ai vécu toute une longue vie.

Laissez-moi donc mourir, mes frères, il est temps ;

C’est un bienfait des dieux de mourir à vingt ans,

Et de ne pas sentir de nos jeunes années

Se sécher à nos fronts les couronnes fanées.

Aujourd’hui pour jamais si je ferme les yeux,

Je meurs candide et pur, croyant encore aux dieux,

Au bonheur du foyer, à la douce patrie,

À l’amour consolant, à l’amitié chérie ;

Tandis qu’en attendant, dépouillé de tout bien,

Peut-être je mourrais ne croyant plus à rien.

Puis, fidèle auditeur des paroles du maître,

D’avance, à ce moment, j’avais dû me soumettre,

Et c’est bien ! car plus tôt que je ne l’espérai

La mort, qui vient à moi, me trouve préparé.

D’ailleurs, qu’est cette mort tant crainte par les hommes ?

Un voile entre Phœbus et la terre où nous sommes

Si le mal et le bien naissent du sentiment,

Le sentiment éteint, l’homme, au même moment,

Cesse de distinguer le plaisir et la peine ;

Il est libre, que d’or ou de fer fût sa chaîne ;

La mort n’a point de prise aux esprits résolus.

Je suis, elle n’est pas ; elle est, je ne suis plus.

ANNIUS.

Lepidus !

SABINUS.

Frère !

LEPIDUS.

Assez.

Faisant signe à l’Esclave des bains.

Esclave !

L’ESCLAVE.

Maître ?

LEPIDUS.

Avance,

Dans une chambre, enfant, prépare-moi d’avance

Un bain voluptueux, et tiède et parfumé,

Où l’on puisse dormir d’un sommeil embaumé.

Va.

L’Esclave rentre.

SABINUS.

Tu veux donc toujours ?

LEPIDUS, lui passant au cou son collier d’or.

Cette chaîne est la tienne ;

C’est le don d’une jeune et belle Athénienne.

À Annius.

Ce poignard est à toi ; quand tout te manquera,

C’est un ami fidèle et qui te secourra.

Maintenant, quittons-nous, car mon destin s’achève.

Le maître a dit : « La mort est un sommeil sans rêve ; »

Adieu, je vais mourir !

ANNIUS.

Ô Lepidus ! un dieu

Bientôt te vengera.

LEPIDUS, sur le seuil des bains.

J’en ai l’espoir... Adieu !

Il entre. Les deux amis se confondent dans la foule.

LE PEUPLE.

Un courrier ! un courrier !

AFRANIUS, regardant du côté d’où vient le courrier.

L’oncle de César... Place !

 

 

Scène VIII

 

AFRANIUS, LES LICTEURS, LE PEUPLE, CLAUDIUS, entrant vêtu d’une tunique, sans toge ni manteau, et portant à la main une lettre entourée de lauriers

 

AFRANIUS.

Le noble Claudius ?

CLAUDIUS.

Lui-même ; mais, par grâce,

Mets tes licteurs en cercle et défends ces clameurs.

AFRANIUS, à ses Licteurs.

Entourez-nous.

À Claudius.

Qu’as-tu ?

CLAUDIUS.

De fatigue je meurs.

César (que la faveur ne me soit pas fatale !)

M’a choisi pour porter la lettre triomphale :

Un autre eût désigné quelqu’un qui put courir ;

Mais moi qui marche à peine... Ah ! c’est pour en mourir !

AFRANIUS, avec mystère.

N’importe ! Claudius, c’est le ciel qui t’envoie.

CLAUDIUS.

C’est l’enfer, bien plutôt... Cette maudite voie,

Elle est d’une longueur...

AFRANIUS, à demi-voix.

Les augures sont pris.

CLAUDIUS.

Quels sont-ils ?

AFRANIUS.

Malheureux !

CLAUDIUS.

Je n’en suis pas surpris,

Ils présagent ma mort.

AFRANIUS.

Crains que le coup ne porte

Plus haut que toi.

CLAUDIUS.

Plus haut ? En ce cas, peu m’importe ;

Mais enfin quels sont-ils ?

AFRANIUS.

Dans le ciel, cette nuit,

On a vu des soldats se heurter avec bruit ;

Une louve a mis bas son fruit, informe ébauche ;

Le tonnerre a brillé venant de droite à gauche ;

En marchant à l’autel, la génisse a mugi ;

Et, quand le victimaire eut, de son bras rougi,

Avec le fer sacré creusé les deux entailles,

En vain il a cherché le cœur dans les entrailles :

Même chose arriva, soit présage ou hasard,

Quand, frappé par Brutus, tomba le grand César.

CLAUDIUS.

Eh bien, que penses-tu de tout cela ?

AFRANIUS.

Qu’Octave

N’eût jamais oublié, ne fût-il qu’un esclave,

L’homme qui, le premier sur son chemin placé,

L’eût instruit du péril dont était menacé

Celui-là qui, tombant sur les degrés du trône,

Devait faire à ses pieds rouler une couronne !

Si terrible qu’il soit, un présage irrité

Se peut envisager sous un heureux côté ;

Car, fatal au soleil dont la course s’achève,

Il devient favorable à l’astre qui se lève.

Qu’en dis-tu, Claudius ?

CLAUDIUS.

Silence, parlons bas.

Ces présages, consul...

AFRANIUS.

Eh bien ?

CLAUDIUS.

Je n’y crois pas.

Et maintenant, adieu ; j’ai repris quelque force.

Il continue sa course vers le Capitole.

AFRANIUS, le regardant s’éloigner.

Le vieux renard a vu le piège sous l’amorce.

Tout insensé qu’il est ou qu’on le dit, je croi

Que cet homme est encor plus prévoyant que moi.

 

 

Scène IX

 

AFRANIUS, AQUILA, STELLA, puis PROTOGÈNE

 

UN DÉCURION, entrant et rangeant ses Prétoriens de l’autre côté du théâtre.

César ! Vive César !

LES LICTEURS, repoussant le Peuple.

C’est l’empereur ! arrière !

UN LICTEUR, dans la coulisse.

Descends de ton cheval, et toi de ta litière ;

À terre tous les deux !

AQUILA, dans la coulisse.

Malheur à toi, licteur !

Si ta main...

Entrant et apercevant Afranius.

N’es-tu pas consul ou sénateur ?

AFRANIUS.

Je suis consul.

AQUILA.

Eh bien, près de toi je réclame.

AFRANIUS.

Que veux-tu ?

AQUILA.

Tes licteurs insultent une femme,

Consul ; ordonne-leur de nous laisser passer.

AFRANIUS.

Impossible, jeune homme, on ne peut traverser.

Voilà César qui vient.

AQUILA, à part.

C’est vrai, sur ma parole.

AFRANIUS.

Vois-tu le messager qui monte au Capitole ?

LE PEUPLE.

Vive César !

AFRANIUS.

Vois-tu l’empereur sur son char,

Là-bas ?

AQUILA.

Oui, je le vois.

Faisant un mouvement pour entrer dans la coulisse.

Stella, viens voir César.

AFRANIUS, l’arrêtant.

À tes longs cheveux blonds tombant sur tes épaules...

AQUILA, vivement.

Je me nomme Aquila, je suis né dans les Gaules,

J’ai droit de citoyen.

Prenant Stella par le bras.

Viens, ma Stella.

STELLA, voilée.

J’ai peur.

AQUILA.

Viens donc.

AFRANIUS.

Et cette enfant ?

AQUILA.

De César est la sœur,

Si l’on peut nommer sœur celle qui fut nourrie

Du même lait que nous.

AFRANIUS.

Et Rome est ta patrie,

Jeune fille ?

STELLA.

Oui, seigneur ; mais ma mère à Baïa

Demeure... Connais-tu ma mère Junia ?

AFRANIUS.

Sans doute... et sur César elle a toute puissance.

STELLA, levant son voile.

Je viens la retrouver après cinq ans d’absence.

AFRANIUS.

Approche donc... Licteurs, protégez cette enfant.

STELLA.

Merci !

LE PEUPLE.

Vive César, vainqueur et triomphant !

PROTOGÈNE, entrant avec ses premiers habits.

Consul !

AFRANIUS.

Hein ?... Ah ! c’est toi !

PROTOGÈNE.

Pour un ordre suprême.

Donne-moi deux licteurs.

AFRANIUS.

Prends-les.

Aux Licteurs.

Comme à moi-même,

À l’ami de César que vous reconnaissez,

Sans hésitation, licteurs, obéissez.

Protogène prend les deux Licteurs et entre avec eux aux bains. Le cortège commence à défiler. Les Soldats, portant les trophées, entrent les premiers ; puis Incitatus, le cheval de guerre de César, conduit par deux Sénateurs ; puis des Enfants couronnés de roses, qui jettent des fleurs ; puis enfin César, sur un char d’ivoire et d’or, attelé de quatre chevaux blancs conduite par les Heures du jour et de la nuit. Derrière le char, les Prisonniers vaincus ; derrière les Prisonniers, les Soldats.

LES HEURES DU JOUR, tenant des palmes d’or à la main.

Nous sommes les Heures guerrières
Qui présidons aux durs travaux.
Quand Bellone ouvre les barrières,
Quand César marche à ses rivaux,
Notre cohorte échevelée
Pousse dans l’ardente mêlée
La ruse fertile en détours ;
Et sur la plaine, vaste tombe
Où la moisson sanglante tombe,
Souriant à cette hécatombe,
Nous planons avec les vautours.

LES HEURES DE LA NUIT.

Nous sommes des Heures heureuses
Par qui le Plaisir est conduit ;
Quand les étoiles amoureuses
Percent le voile de la nuit,
Près de la beauté qui repose,
Œil entr’ouvert, bouche mi-close,
Vers un lit parfumé de rose,
Nous guidons César et l’Amour.
Et, là, nous demeurons sans trêve
Jusqu’au moment où, comme un rêve,
L’Aube naissante nous enlève
Sur le premier rayon du jour.

Un nuage descend et s’abaisse près du char ; Messaline paraît en Victoire, une couronne d’or à la main.

MESSALINE.

Et moi, Romains, je suis la Victoire fidèle,

Dont la puissante main enchaîne le hasard,

Qui tresse au conquérant la couronne immortelle

Et qui descend du ciel pour couronner César.

CALIGULA.

Et maintenant, ô fils et de Mars et de Rhée,

Peuple nourri du lait de la louve sacrée,

Vous pouvez contre tous combattre impunément...

Il enlève Messaline de son nuage et la met près de lui sur son char.

Car la Victoire a pris César pour son amant.

En ce moment, Protogène sort, précédant une litière sur laquelle est Lepidus, étendu, recouvert d’un manteau. On ne voit que ses longs cheveux, qui pendent mouillés, et un de ses bras, dont l’artère saigne encore.

SABINUS, montrant le cadavre à Annius.

Lepidus !

ANNIUS.

C’est le temps des courtes agonies.

CALIGULA, au Peuple.

Au Capitole, enfants !

PROTOGÈNE.

Licteurs, aux gémonies.

LE PEUPLE.

Vive César !

STELLA, effrayée, à Aquila.

Regarde !

ANNIUS et SABINUS.

Ô vengeance !

STELLA.

Ô terreur !

LE PEUPLE.

Vive César ! César est un grand empereur !

Les deux cortèges se croisent ; les chants recommencent.

 

 

ACTE I

 

Une chambre élégante, sur le modèle de la maison du Faune, a Pompéi. À gauche, au premier plan, dans un enfoncement voûté, les dieux lares ; devant les dieux, un petit autel ; un lit de repos en bronze, plusieurs meubles de forme antique. Une porte s’ouvrant au fond sur l’impluvium ; deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

JUNIA, priant à l’autel de ses dieux

 

Pénates familiers, divinités rustiques,

Qui veillez au bonheur des foyers domestiques,

Qui, protecteurs du champ, gardiens de la maison,

Les défendez du vol et de la trahison,

Si j’ai, chaque matin, pour couronner vos têtes,

Tressé fidèlement l’ache et les violettes,

Et si j’ai, chaque automne, offert sur vos autels

Les plus beaux de mes fruits, ô mes dieux paternels !

Daignez vous souvenir de ma piété sainte

Et redoubler de soins autour de cette enceinte ;

Car, d’une longue absence interrompant le deuil,

Aujourd’hui ma Stella doit en franchir le seuil.

Vous vous souvenez bien de cette enfant rebelle ?

N’est-ce pas que déjà vous la trouviez bien belle,

Avec son doux sourire, avec son front si pur,

Et ses yeux qui du ciel réfléchissaient l’azur,

Et ses cheveux noyant son épaule adorée,

Et soulevés au vent comme une onde dorée ?

Eh bien, c’est cette enfant, grande et plus belle encor,

Cet espoir de mon cœur, ce précieux trésor,

Qu’agitée aujourd’hui d’une vague chimère,

Vous confie en tremblant la terreur d’une mère.

Phœbé paraît à la porte, conduisant Stella et Aquila ; elle veut s’avancer vers Junia ; mais Stella la retient et descend doucement la scène avec Aquila, de manière à se trouver derrière sa mère.

Si vous la gardez bien, votre culte en ces lieux

Égalera pour moi le culte des grands dieux !

Alors à votre autel, outre les donatiques,

Outre l’orge et le miel, ô mes dieux domestiques,

Je verserai le vin le plus pur du cellier,

Je vous immolerai tous les mois un bélier ;

Et, lorsque, accomplissant le cercle de l’année,

Avril ramènera la joyeuse journée

Où Lucine permit qu’ouvrît son œil au jour

Cette fille, doux fruit d’un chaste et tendre amour,

Pour fêter sa naissance, une blanche génisse,

Ô mes dieux ! vous sera conduite en sacrifice !

Mais bien vite d’abord ramenez ma Stella,

Car j’ai soif de la voir...

 

 

Scène II

 

JUNIA, STELLA, AQUILA

 

STELLA.

Ma mère !... me voilà !

JUNIA, se jetant dans ses bras.

Ma Stella, mon enfant, ma fille... Oh ! oui, c’est elle !

Lui prenant les mains et la regardant.

Oh ! laisse-moi te voir... Comme elle est grande et belle !

STELLA.

Ma mère !

JUNIA.

Laisse-moi toucher tes longs cheveux.

Veux-tu que je t’embrasse encor ?

STELLA.

Si je le veux !

Toujours, toujours...

JUNIA.

Enfant !... oh ! que je suis heureuse !

STELLA.

Et moi donc !... N’est-ce pas que l’absence est affreuse ?

Dis !

JUNIA.

Ne m’en parle plus, j’ai retrouvé mon bien.

STELLA, montrant Aquila à sa mère.

Et lui, ma mère, et lui, ne lui dis-tu donc rien ?

JUNIA, tendant la main au jeune homme.

Si !... sois le bienvenu, fils aîné de mon frère.

AQUILA, s’inclinant.

Ô noble Junia !

JUNIA.

Nomme-moi donc ta mère !

AQUILA.

Ma mère, que ce nom m’est doux à prononcer !

JUNIA.

Mon fils ne vient-il pas à son tour m’embrasser ?

À demi-voix en le retenant dans ses bras et lui montrant sa fille.

Aquila, suis-je donc aveugle en ma tendresse,

Et n’est-elle point belle ?

AQUILA.

Oh ! comme une déesse !

JUNIA.

Ma fille, un bon génie a protégé tes jours.

STELLA, lui montrant Aquila.

Ce bon génie est là, les protégeant toujours.

Oh ! si tu l’avais vu, pendant ce long voyage,

Conduisant ma litière, écartant du passage

L’obstacle, quel qu’il fût, sur mon chemin placé !

JUNIA.

Il faisait son devoir de tendre fiancé,

Et sa crainte veillait, prévoyante et jalouse,

Un peu sur mon enfant, beaucoup sur son épouse.

Ah ! voilà que ce mot te fait rougir... Allons,

C’est bien, n’en parlons plus ; asseyons-nous, parlons

D’autrefois.

STELLA, s’asseyant.

C’est ma place...

JUNIA.

Oui, ta place chérie...

Attends.

Lui montrant un ouvrage d’aiguille commencé.

Reconnais-tu ?

STELLA.

Quoi ?

JUNIA.

Cette broderie ?

STELLA.

Ce voile que pour toi...

JUNIA.

Vois, il a demeuré

Cinq ans interrompu.

STELLA.

Je te le finirai.

JUNIA.

As-tu bien reconnu toute notre famille ?

Notre vieille Geta, qui t’appelait sa fille,

Cette bonne Phœbé, que tu nommais ta sœur,

Et le chien peint au mur qui te faisait tant peur ?

Mais je parle toujours, vois-tu, c’est du délire...

À toi !... Tu dois avoir cent choses à me dire...

Je t’écoute, voyons.

STELLA.

Oui, ma mère, j’ai là

Un grand secret.

JUNIA.

Vraiment !... un secret, ma Stella !

Parle donc.

STELLA.

Et d’abord, ô ma mère chérie,

Mon nom n’est plus Stella, je m’appelle Marie.

JUNIA.

Que dis-tu là, ma fille, et d’où vient que le nom

Que je t’avais choisi n’est plus le tien ?

STELLA, joignant les mains.

Pardon !

JUNIA.

Marie !

STELLA, avec religion.

Oh ! c’est le nom d’une vierge sacrée.

JUNIA.

Mais l’autre était celui...

STELLA, l’interrompant.

Qu’une mère adorée

Me donna, je le sais ; à ce titre, je veux

Le conserver aussi ; laisse-les-moi tous deux.

JUNIA.

Mais d’où vient ?

STELLA.

Le voici : cette tante si bonne,

La mère d’Aquila, possédait à Narbonne

Une maison d’hiver ; mais elle avait, de plus,

Dans ces champs appelés les champs de Marius,

Une villa d’été s’élevant sur la plage :

De grands pins la couvraient de fraîcheur et d’ombrage,

Silencieux le jour, mais qui, le soir venu,

Parlaient avec la mer un langage inconnu ;

Et moi, je me plaisais, quand de sa fraîche haleine

La nuit assombrissait au loin l’humide plaine,

À venir lentement au rivage m’asseoir,

Et, me penchant alors sur l’immense miroir,

J’écoutais cette voix solennelle et sauvage

Dont j’espérais toujours comprendre le langage ;

Puis, quand j’avais cherché longtemps, mon cœur, jaloux,

Rappelant mon esprit à des pensers plus doux,

J’interrogeais tout bas cette onde intelligente

Qui roule de Sagonte au golfe d’Agrigente,

Et je lui demandais si, passant à Baïa,

Ses flots n’avaient point vu ma mère Junia !...

JUNIA.

Chère enfant !

STELLA.

Une nuit qu’en cette solitude

J’étais restée encor plus tard que d’habitude...

JUNIA.

Comment t’exposais-tu seule ainsi, ma Stella ?

AQUILA, souriant.

Ô ma mère, jamais je n’étais loin !

STELLA, continuant.

Voilà

Que je vois s’avancer, sans pilote et sans rames,

Une barque portant deux hommes et deux femmes,

Et, spectacle inouï qui me ravit encor,

Tous quatre avaient au front une auréole d’or

D’où partaient des rayons de si vive lumière,

Que je fus obligée à baisser la paupière ;

Et, lorsque je rouvris les yeux avec effroi

Les voyageurs divins étaient auprès de moi.

Un jour, de chacun d’eux, et dans toute sa gloire,

Je te raconterai la merveilleuse histoire,

Et tu l’adoreras, j’espère ; en ce moment,

Ma mère, il te suffit de savoir seulement

Que tous quatre venaient du fond de la Syrie :

Un édit les avait bannis de leur patrie,

Et, se faisant bourreaux, des hommes irrités,

Sans avirons, sans eau, sans pain et garrottés,

Sur une frêle barque échouée au rivage,

Les avaient à la mer poussés dans un orage.

Mais à peine l’esquif eut-il touché les flots,

Qu’au cantique chanté par les saints matelots,

L’ouragan replia ses ailes frémissantes,

Que la mer aplanit ses vagues mugissantes,

Et qu’un soleil plus pur, reparaissant aux cieux,

Enveloppa l’esquif d’un cercle radieux !...

JUNIA.

Mais c’était un prodige.

STELLA.

Un miracle, ma mère !

Leurs fers tombèrent seuls, l’eau cessa d’être amère,

Et deux fois chaque jour le bateau fut couvert

D’une manne pareille à celle du désert.

C’est ainsi que, poussés par une main céleste

Je les vis aborder.

JUNIA.

Oh ! dis vite le reste !

STELLA.

À l’aube, trois d’entre eux quittèrent la maison :

Marthe prit le chemin qui mène à Tarascon,

Lazare et Maximin celui de Massilie ;

Et celle qui resta, c’était la plus jolie,

Nous faisant appeler vers le milieu du jour,

Demanda si les monts ou les bois d’alentour

Cachaient quelque retraite inconnue et profonde

Qui la pût séparer à tout jamais du monde.

Aquila se souvint qu’il avait pénétré

Dans un antre sauvage et de tous ignoré,

Grotte creusée aux flancs de ces Alpes sublimes

Où l’aigle fait son aire au-dessus des abîmes.

Il offrit cet asile, et, dès le lendemain.

Tous deux, pour l’y guider, nous étions en chemin.

Le soir du second jour, nous touchâmes la base.

Là, tombant à genoux dans une sainte extase,

Elle pria longtemps ; puis vers l’antre inconnu,

Dénouant sa chaussure, elle marcha pied nu,

Nos prières, nos cris restèrent sans réponses :

Au milieu des cailloux, des épines, des ronces,

Nous la vîmes monter, un bâton à la main,

Et ce n’est qu’arrivée au terme du chemin,

Qu’enfin elle tomba sans force et sans haleine...

JUNIA.

Comment la nommait-on, ma fille ?

STELLA.

Madeleine,

Ma mère ! Cette femme, insensible aux douleurs,

Avait pourtant, parmi les parfums et les fleurs,

Au sein des voluptés par le ciel condamnées,

Dissipé le trésor de ses jeunes années.

Mais dans ses faux plaisirs le malheur apparut ;

Son frère bien-aimé, malgré ses soins, mourut.

Pour la première fois, la prière à la bouche,

Elle veillait auprès de la funèbre couche,

Pleurant et gémissant, lorsqu’elle apprit soudain,

D’un homme nommé Jean, qui venait du Jourdain,

Qu’allait bientôt passer, allant à Samarie,

Celui qu’on appelait Jésus, fils de Marie,

Prophète vénéré, que le peuple, en tout lieu,

Suivait avec amour, en criant : « Gloire à Dieu ! »

Car cet homme, puissant à briser les obstacles,

Comptait depuis longtemps ses jours par des miracles.

Madeleine était faible : elle alla vers le port.

Et, tombante genoux, cria : « Mon frère est mort !...

Mort !... et, si cependant vous vouliez, sa paupière,

Quoique close à jamais, reverrait la lumière ;

Car votre voix commande aux mers, aux aquilons,

À la vie, à la mort !... » Jésus lui dit : « Allons, »

Ils vinrent ; ô douleur ! déjà des mains fidèles

Avaient-enseveli les dépouilles mortelles.

Madeleine, en pleurant, tendit au ciel les bras !

Mais le Sauveur lui dit : « Femme, ne pleure pas. »

Et, marchant aussitôt vers le sépulcre avare

Où pour l’éternité s’était couché Lazare,

Jésus, devant le peuple immobile d’effroi,

Dit, étendant la main : « Lazare, lève-toi !... »

À peine eut retenti cette voix tutélaire,

Que, brisant de son front le marbre tumulaire,

Lazare, obéissant au cri qui l’appela,

Se dressa dans sa tombe, en disant : « Me voilà. »

Alors, à ce spectacle, éperdue, hors d’haleine

Joyeuse et repentante à la fois, Madeleine

Courut vers sa maison, et, prenant au hasard

Un vase précieux plein de baume et de nard,

Elle le versa tout aux genoux du prophète ;

Puis, jusque dans la poudre humiliant sa tête,

En murmurant tout bas de pénibles aveux,

Elle essuya ses pieds avec ses beaux cheveux...

Mais, prenant en pitié cette grande détresse,

Le Sauveur releva la sainte pécheresse,

Disant : « Il te sera par un Dieu désarmé

Beaucoup remis, ô femme, ayant beaucoup aimé... »

JUNIA.

Sans doute on éleva des autels à cet homme ?

STELLA.

Ma mère, il fut traîné chez le préteur de Rome ;

Car il disait tout haut que le faible et le fort

Sont égaux devant Dieu comme devant la mort ;

Et, lorsqu’il ne pouvait, par d’ouvertes paroles,

Exprimer sa pensée, alors ses paraboles

Poursuivaient les puissants... Les puissants eurent peur !

Ils dirent que c’était un prophète trompeur !

Sa mort fut résolue, et, sur leur insistance,

Un juge se trouva qui rendit la sentence.

Mais aux regards des Juifs, au Calvaire assemblés,

Tandis que les bourreaux, par la haine aveuglés,

Croyaient clouer ses bras contre une croix immonde,

Ma mère ! ils étendaient ses deux mains sur le monde...

Voilà l’homme divin dont j’ai reçu la loi.

Se mettant à genoux.

Si j’ai failli, ma mère, alors pardonne-moi.

JUNIA.

Sa loi ne défend pas que l’on aime sa mère ?

STELLA.

Elle en fait un devoir et pieux et sévère.

JUNIA.

Toute loi qui prescrit le respect et l’amour

Pour ceux à qui l’on doit la lumière du jour,

Ô ma fille, crois-moi, c’est une loi de l’âme.

Ton culte n’a donc rien que je redoute ou blâme,

Et notre Panthéon est assez spacieux

Pour recevoir un dieu de plus parmi nos dieux !

Sans doute que mon fils a la même croyance ?

AQUILA.

Non, ma mère.

JUNIA.

Et pourquoi ?

STELLA, souriant.

C’est que, dans ma science

Étant mal assurée encor, je n’ose point,

Ô ma mère, presser Aquila sur ce point ;

Car ce n’est qu’en partant que j’ai senti moi-même

Couler sur mes cheveux l’eau sainte du baptême.

Son tour viendra sans doute ; en ma foi je l’attends ;

Et Dieu m’inspirera quand il en sera temps.

Phœbé entre.

JUNIA.

Que nous veux-tu, Phœbé ?

PHŒBÉ.

Maîtresse, à notre porte

D’hommes et de chevaux s’arrête une cohorte.

JUNIA, se levant.

Quelque noble romain, qui nous vient par hasard

Saluer en passant.

AQUILA, qui a regardé.

Ma mère, c’est César !...

STELLA.

Oh ! je sors !

JUNIA.

Et pourquoi, Stella ? C’est presque un frère.

STELLA.

Mais on le dit méchant ?

JUNIA.

Non.

STELLA.

N’importe, ma mère.

JUNIA.

Pour moi, je ne puis croire à cette cruauté.

AQUILA.

Vous l’avez nourri, vous.

STELLA.

Il vient de ce côté.

JUNIA.

Allez donc, mes enfants.

Aquila et Stella sortent.

 

 

Scène III

 

JUNIA, CALIGULA, AFRANIUS

 

JUNIA, de la porte du fond.

Jupiter m’est propice :

César dans ma maison !

CALIGULA.

Oui, moi-même, nourrice.

Je venais à Pouzzole, et, si près de Baïa,

J’ai voulu saluer ma mère Junia ;

Depuis plus de six mois, je ne l’avais pas vue.

JUNIA.

C’est un dieu qui me fait cette joie imprévue.

Mais oserai-je encor appeler mon enfant

Celui que je revois vainqueur et triomphant ?

CALIGULA, s’appuyant sur le lit de repos.

Tu sais donc mes combats chez ces peuples farouches ?

JUNIA.

César, la Renommée a-t-elle pas cent bouches ?

CALIGULA.

Tu me flattes aussi !

JUNIA.

Je dis la vérité.

CALIGULA, s’étendant sur le lit.

Tiens, nourrice, tais-toi, tu m’as toujours gâté.

JUNIA.

Nous avons eu grand’peur : le maître du tonnerre,

Jaloux, dit-on, du dieu qui règne sur la terre,

La voulu détrôner... Juge de nos transports.

CALIGULA.

Oui, comme Thésée, oui, j’ai vu les sombres bords,

Et déjà le rocher de l’Achéron avide

M’appelait à grand cris... Mais voilà mon Alcide :

Aux portes du Ténare il m’est venu chercher !

Tu sais son vœu ?

JUNIA.

Je sais qu’il est un nom bien cher,

Que Rome, avec un cri de piété profonde,

A dit à la province, et la province au monde ;

Un nom qui fait pâlir celui de Curtius ;

Et ce nom, c’est celui du noble Afranius.

Du salut de son fils la mère te rend grâce.

AFRANIUS.

J’ai fait ce que tout autre aurait fait à ma place.

Je n’avais pas, d’ailleurs, un grand risque à courir,

César est dieu ! César ne pouvait pas mourir !

CALIGULA.

N’importe, tant de dieux ont visité Cerbère,

Du divin Romulus jusqu’au divin Tibère,

Qu’avant de prononcer un vœu si hasardé,

Tout autre eût à deux fois peut-être regardé !

JUNIA, montrant à Caligula Phœbé, qui apporte sur un plateau du vin et des fruits.

César me fera-t-il cette faveur insigne

De boire de ce vin récolté dans ma vigne,

De manger de ces fruits cueillis dans mon jardin ?

CALIGULA.

Oui ; mais il me semblait qu’une plus noble main

D’échanson près de moi devait remplir l’office.

JUNIA, prenant l’amphore.

C’est juste !

CALIGULA, l’arrêtant.

Que fais-tu ?

JUNIA.

Je te sers.

CALIGULA.

Toi, nourrice !

JUNIA.

Mon fils me voudrait-il ravir cette douceur ?

CALIGULA.

J’aurais cru que c’était un devoir pour ma sœur

De verser, quand je viens visiter notre mère,

Le vin hospitalier dans la coupe d’un frère...

JUNIA.

Ah ! tu sais donc qu’elle est de retour en ce lieu ?

AFRANIUS.

César sait-il pas tout ?... César n’est-il pas dieu ?

JUNIA.

Phœbé va nous chercher Stella.

Phœbé sort.

Depuis une heure

À peine elle a touché le seuil de ma demeure,

Et ce jour, mes enfants, qui vois vos deux retours,

Est un jour bien heureux parmi mes heureux jours.

Tiens, la voilà qui vient ; regarde, qu’elle est belle !

CALIGULA.

Et quel est celui-là qui s’approche avec elle ?

JUNIA.

C’est notre fiancé.

 

 

Scène IV

 

JUNIA, CALIGULA, AFRANIUS, AQUILA, STELLA

 

STELLA, s’agenouillant.

Te protègent les dieux,

Divin César !

AQUILA, s’inclinant.

Salut, empereur radieux !

AFRANIUS, bas, à Caligula.

Eh bien, t’ai-je trompé ?

CALIGULA.

Non, par ma sœur Drusille !

À Junia.

Comment as-tu donc pu d’une pareille fille

Te séparer cinq ans ? Sans doute il t’a fallu,

À toi, si tendre mère, un motif absolu.

Raconte-moi cela, ma sœur ?

STELLA.

Jamais ma mère

Ne m’a dit la raison de cette absence amère ;

Un jour, je l’ai quittée, et, depuis ce jour-là,

J’ai bien pleuré ; c’est tout ce que je sais...

JUNIA, appelant sa fille.

Stella !

CALIGULA, souriant.

Voilà, par Jupiter ! des mystères étranges.

JUNIA.

Stella, va nous cueillir les plus belles oranges

Que tu pourras trouver.

CALIGULA.

Tu pars ?

JUNIA.

Pour un moment.

Va, ma fille.

Stella sort.

César, tu veux savoir comment

J’ai pu me séparer de cette fleur chérie ?

C’était de crainte, hélas ! qu’elle ne fût flétrie ;

Souviens-toi de Tibère et de ses derniers jours,

Lorsque, pour réchauffer ses débiles amours,

Le vieux bouc de Caprée, au sein de nos familles,

Par de vils affranchis faisait voler nos filles :

Pouvais-je, dans ces temps de misère et d’effroi,

Garder imprudemment ta sœur auprès de moi,

Afin que, quelque soir, une barque furtive

M’enlevât mon enfant errante sur la rive,

Et qu’un flot me rendît son cadavre plus tard

Tout meurtri des baisers de l’infâme vieillard ?...

Mais, de pareils soupçons n’étant plus alarmée,

J’ai rappelé vers moi mon enfant bien-aimée ;

Car, en cas de danger, maintenant elle aurait

Un frère tout-puissant qui la protégerait...

N’est-ce pas ?

AQUILA.

Un Gaulois s’en remet à lui-même

Du soin de protéger la maîtresse qu’il aime ;

Et, sans l’aide d’aucun, j’espère parvenir

À garder le trésor qui doit m’appartenir.

JUNIA, effrayée.

César pardonnera ces paroles altières.

CALIGULA.

Oh ! de mes vieux Gaulois je connais les manières ;

J’aime leur parler rude : ainsi rassure-toi.

Puis ton gendre, d’ailleurs, est un frère pour moi,

Ô femme ! laisse donc, toute à tes soins vulgaires,

Les hommes discourir de chasses et de guerres !

Junia sort. Caligula, se retournant vers Aquila.

Eh bien, mon jeune brenn, quand l’orage en courroux,

Avec sa forte voix gronde au-dessus de nous,

À courber notre front pouvons-nous nous résoudre,

Ou croisons-nous toujours nos traits avec la foudre ?

AQUILA.

Toujours.

CALIGULA.

Et, quand la mer, gigantesque lion,

Terrible et rugissante en sa rébellion,

Franchit de nos rochers la barrière sauvage

Et de flots insensés couvre notre rivage,

Pour punir ses clameurs et repousser ses flots,

Lui lançons-nous toujours nos hardis javelots ?

AQUILA.

Toujours.

CALIGULA.

Et, si jamais un second Alexandre,

Phénix macédonien renaissant de sa cendre,

Vous demandait encor quel danger pour vos jours

Peut vous faire trembler, lui diriez-vous toujours

Que vous ne craignez rien, impassibles athlètes,

Si ce n’est que le ciel ne tombe sur vos têtes ?

AQUILA.

Toujours.

CALIGULA.

Et voilà l’arc à nos mains familier.

Les traits dont nous perçons l’ours et le sanglier,

Alors que nous chassons parmi nos bois antiques ?

AQUILA.

Hélas ! nous n’avons plus nos forêts druidiques !...

J’étais encore enfant, quand un jour sont venus

D’un pays ignoré des faucheurs inconnus,

Dont les profanes mains, changeant nos bois en plaines,

Ont comme des épis moissonné nos vieux chênes

Ils venaient, envoyés par un maître odieux,

Renverser nos autels et proscrire nos dieux ;

Et leur haine, fertile en funestes exemples,

Abattit les forêts qui leur servaient de temples !

Depuis ce moment-là, non. César, hélas ! non,

Il n’est plus de chasseur qui mérite ce nom ;

Car ce n’est point chasser qu’à quelque daim timide,

De loin, traîtreusement, lancer un trait perfide,

Où que frapper d’en bas l’aigle dont l’œil vermeil

Ne pouvait pas nous voir, regardant le soleil.

CALIGULA.

Pourtant de cette chasse, aujourd’hui méprisée,

Ton adresse parfois s’est sans doute amusée,

Et ton habile main sûrement enverrait

La flèche droit au but où l’œil la guiderait ?

AQUILA.

Je crois assez souvent en avoir fait l’épreuve

Pour en être certain.

CALIGULA.

Donne-m’en donc la preuve.

AQUILA, allant à la porte.

César, ne vois-tu pas là-haut, comme un point blanc,

Ce cygne épouvanté que poursuit un milan ?

Lequel des deux veux-tu qu’en sa course j’empêche ?

CALIGULA.

De si loin ?

AQUILA.

Hâte-toi.

CALIGULA.

Le milan.

AQUILA, visant et tirant.

Suis la flèche.

CALIGULA.

Par Castor ! le voilà qui tombe en tournoyant.

Un tel coup ne se peut croire qu’en le voyant.

Va le chercher.

AQUILA.

J’y vais.

Il sort.

 

 

Scène V

 

CALIGULA, AFRANIUS

 

CALIGULA, redescendant vivement la scène.

Nous voilà seuls ! Écoute.

Dès demain, entends-tu, dès demain, quoi qu’il coûte

Il me faut cette enfant.

AFRANIUS.

Bien, César, tu l’auras.

Et le Gaulois ?

CALIGULA.

Fais-en mi m que voudras.

 

 

Scène VI

 

CALIGULA, AFRANIUS, STELLA, JUNIA, puis AQUILA

 

STELLA, apportant une corbeille de fruits.

César, en ce moment, nos vergers sont arides.

CALIGULA, montrant les oranges.

Mais voilà les fruits d’or du champ des Hespérides.

JUNIA.

Ce champ par le dragon, hélas ! est mal gardé.

AQUILA, entrant et jetant aux pieds de César le milan percé d’une flèche.

Tiens, voilà le milan que tu m’as demandé.

CALIGULA.

C’est bien.

Prenant la coupe.

Verse, ma mère. À tes amours, jeune homme !

Il boit une partie du vin, et passe la coupe à Aquila.

AQUILA.

Merci, César.

Il boit.

STELLA, offrant la corbeille.

Un fruit ?

CALIGULA.

Oui, je prends cette pomme ;

Mais, pareil au berger dont Vénus fit un dieu,

Ce n’est que pour la rendre à la plus belle... Adieu !

JUNIA.

Adieu, consul ! Adieu, mon noble fils ! j’espère

Que nous te reverrons à Baïa.

CALIGULA.

Oui, ma mère.

AQUILA.

Salut, César.

STELLA.

Salut.

Il commence à faire nuit.

 

 

Scène VII

 

STELLA, JUNIA, AQUILA

 

JUNIA.

Eh bien, pour l’empereur,

Enfant, conserves-tu toujours même terreur ?

STELLA.

Non, ma mère ; César paraît bon. César t’aime,

Comment pourrais-je donc ne pas l’aimer moi-même ?

JUNIA.

Et toi, mon fils ?

AQUILA.

César a respecté nos lois,

César n’a jamais fait aucun mal aux Gaulois ;

Les dieux gardent César de douleur et de peine !...

JUNIA.

Bien !... Mon fils a, je crois, droit de cité romaine ?

AQUILA.

Je suis né sous le droit latin ; mais, dès longtemps,

Ayant rempli là-bas des emplois importants,

J’ai rang de citoyen.

JUNIA.

Tu sais qu’il est d’usage,

En ce cas, toute fois qu’on achève un voyage,

Chez le préteur urbain d’aller, le même jour,

Pour faire constater arrivée ou retour :

Le préteur Lentulus non loin d’ici demeure...

Pour cette course, à peine il faut le quart d’une heure,

Allez donc, mes enfants... Revenez aussitôt.

AQUILA.

Sois tranquille, ma mère.

JUNIA, embrassant sa fille.

Au revoir.

STELLA.

À bientôt.

 

 

Scène VIII

 

JUNIA, PHŒBÉ, entrant et allumant un grand candélabre de bronze

 

JUNIA.

Phœbé !

PHŒBÉ.

Maîtresse ?

JUNIA.

Viens. As-tu, selon mon ordre,

De ce premier moment réparé le désordre ?

PHŒBÉ.

Je l’ai fait.

JUNIA.

Les parfums ?

PHŒBÉ.

Attendent préparés.

JUNIA.

L’officine des bains ?

PHŒBÉ.

Chauffe, et, quand vous voudrez,

Sans crainte de retard, vous pourrez vous y rendre.

JUNIA, frissonnant.

Phœbé !...

PHŒBÉ.

Quoi ?

JUNIA.

N’as-tu pas ?...

Écoutant.

Rien !... Je croyais entendre

Comme des cris... Dis-moi, la chambre de Stella...

Est-elle ?... Écoute donc !

PHŒBÉ.

De quel côté ?

JUNIA, étendant la main du côté où sont sortis ses enfants.

Par là.

PHŒBÉ.

Rien.

JUNIA.

Non... As-tu choisi sa chambre bien-aimée,

Et dans les lampes d’or versé l’huile embaumée ?

PHŒBÉ.

Oui, moi-même.

AQUILA, dans le lointain.

Ma mère !

JUNIA.

Ah ! cette fois, j’y cours !

Une plaintive voix appelle du secours ;

Tu vois, ce n’était pas une vaine chimère.

AQUILA, plus rapproché.

Ma mère !

JUNIA, se précipitant vers la porte.

C’est la voix d’Aquila ! Viens !

 

 

Scène IX

 

JUNIA, PHŒBÉ, AQUILA, puis LE PRÉTEUR URBAIN, PROTOGÈNE, DEUX TÉMOINS, DEUX LICTEURS

 

AQUILA, l’épée à la main, les habits en désordre et pleins de sang, s’élançant en scène et rencontrant Junia à la porte.

Ma mère !

JUNIA, reculant épouvantée.

Qu’as-tu fait de Stella ?

AQUILA, étouffant.

Des brigands...

JUNIA.

Honte à toi !

Tu l’as mal défendue.

AQUILA, lui montrant ses blessures.

Oh ! mais regarde-moi !

JUNIA.

Du sang !

AQUILA, vivement.

Le mien.

JUNIA.

Blessé ?

AQUILA.

Qu’importe !

JUNIA.

Mais ma fille ?

AQUILA.

Ils étaient dix !... Écoute, assemble la famille ;

Armons tout et courons... Oh ! je les rejoindrai,

Ma mère, et, par le ciel ! oui, je te la rendrai.

JUNIA, égarée.

Oui, tu l’as dit ; c’est bien, qu’on s’arme et qu’on s’apprête,

Esclaves, serviteurs, et courons tous...

Le Préteur urbain, Protogène et les deux Témoins paraissent à la porte. Ils sont suivis de Licteurs.

LE PRÉTEUR.

Arrête !

JUNIA.

Que veux-tu ?

AQUILA.

C’est encor quelque autre trahison.

JUNIA.

À moi, mes serviteurs !

LE PRÉTEUR.

Silence ! En ta maison

Tu viens de recevoir, aujourd’hui même, femme,

Un esclave gaulois que son maître réclame.

JUNIA.

Tu te trompes.

LE PRÉTEUR.

Assez.

JUNIA.

Nul fugitif...

LE PRÉTEUR, appelant.

Holà !

JUNIA.

N’est venu, je te dis.

PROTOGÈNE, s’avançant et montrant Aquila.

Tu mens, car le voilà.

AQUILA.

Esclave, moi ?

PROTOGÈNE.

Toi !

AQUILA.

Moi ?

PROTOGÈNE.

M’oses-tu méconnaître...

Moi, ton maître ?

AQUILA.

Toi ? toi ?

PROTOGÈNE.

Moi-même !

AQUILA.

Toi, mon maître ?

Préteur, cet homme est fou !

PROTOGÈNE.

Préteur, j’ai mes témoins.

JUNIA.

Mais c’est mon fils.

LE PRÉTEUR.

Silence !

JUNIA.

Entendez-moi du moins !

LE PRÉTEUR, aux Témoins.

Avancez.

AQUILA, les amenant violemment.

C’est cela, regardons-nous en face !

Me reconnaissez-vous ?

PREMIER TÉMOIN.

Oui.

AQUILA.

Vous dites ?

JUNIA.

De grâce,

On te trompe, préteur, écoute... un seul moment.

AQUILA.

Vous me reconnaissez, moi... moi ?

PREMIER TÉMOIN.

Parfaitement.

LE PRÉTEUR, présentant aux Témoins deux pierres qu’il a ramassées dans la cour.

Jurez.

PREMIER TÉMOIN.

Par Jupiter, par le divin Auguste

Je jure dans tes mains que la demande est juste,

Montrant Aquila.

Et que je reconnais cet homme que voilà

Montrant Protogène.

Pour l’esclave acheté, payé par celui-là.

Si je mens, Jupiter loin de lui me rejette,

Ainsi que ce caillou que loin de moi je jette.

Il jette la pierre derrière lui.

LE PRÉTEUR, au deuxième Témoin.

Fais-tu même serment ?

DEUXIÈME TÉMOIN.

Je le fais.

AQUILA, anéanti et laissant tomber son épée.

Imposteurs !

LE PRÉTEUR.

Tout est dit ; emmenez cet esclave, licteurs.

Les Licteurs s’emparent d’Aquila, et tous sortent, excepté Junia.

 

 

Scène X

 

JUNIA, seule

 

Seule !... Aquila... Stella !... Seule ! oh ! le sort avide

À tout pris... La maison comme mon cœur est vide !

Et cela devant moi ! cela devant mes yeux !...

Au foyer domestique, à l’autel de mes dieux,

Encor tout couronnés des fleurs que j’ai tressées,

Quand je priais pour eux ! prières insensées !

Marchant vers les dieux.

Qui vous ôta la force ou qui vous aveugla,

Que vous n’avez pas vu ce qui s’est passé là ?

Ou bien que, l’ayant vu, pour les réduire en poudre,

Vous n’ayez pas sur eux fait descendre la foudre ?

En quels jours vivons-nous ? et nos temps odieux,

Changés pour les mortels, le sont-ils pour les dieux ?

Ô simulacres vains ! quand vous étiez d’argile,

Une mère pouvait vous confier sa fille ;

Dans sa virginité vous gardiez ce trésor.

Portant la main sur eux.

Mais, depuis qu’on vous fait d’airain, de marbre ou d’or,

Stériles défenseurs, égoïstes emblèmes,

Vous n’avez plus de soin qu’à vous garder vous-mêmes ;

Quand vient la trahison, vous détournez les yeux !

Les brisant et les foulant aux pieds.

Soyez anéantis ! vous êtes de faux dieux !

 

 

ACTE II

 

Une terrasse du palais de César au mont Palatin. Elle est entourée d’une galerie régnant en dehors d’une colonnade ; elle est toute tendue d’étoffe attalique, et à la manière du vélarium d’un théâtre. Deux portes latérales. Une porte au fond sortant du plancher et figurant le haut d’un escalier tournant. À droite du spectateur, un lit de bronze. À gauche, une table avec un coffre en bois de cèdre. Au lever du rideau, un orage terrible gronde.

 

 

Scène première

 

CALIGULA, PLUSIEURS ESCLAVES

 

CALIGULA, se cramponnant à deux Esclaves.

Demeurez tout le temps qu’au-dessus de ma tête,

Esclaves, grondera cette horrible tempête ;

Tant qu’un dernier éclair sillonnera les cieux,

Esclaves, sur vos jours, ne quittez pas ces lieux.

C’est le maître du ciel dont la jalouse rage

Dirige contre moi cet effroyable orage.

Jupiter Tonnant, apaise ton courroux !

Je ne suis pas dieu ! non. Un éclair ! à genoux !...

Allons, encore un coup qui passe sans m’atteindre.

UN ESCLAVE.

Maître, l’orage fuit, et tu n’as rien à craindre.

CALIGULA.

Dis-tu vrai ? Par les dieux protecteurs des serments,

Je jure d’affranchir toi, ta femme...

Un coup de tonnerre.

Tu mens.

L’ESCLAVE.

César voit que le bruit s’éloigne.

CALIGULA.

Ah ! oui, c’est juste.

Écoute, Jupiter ! je te veux, comme Auguste,

Fonder un temple...

Éclair.

Attends !... que soutiendront...

Tonnerre.

Encor !...

Des colonnes de bronze et des chapiteaux d’or.

L’ouragan diminue enfin, et je respire.

Je suis toujours César, l’arbitre de l’empire,

Le maître souverain... tout-puissant en tout lieu,

Devant qui Rome tremble et qu’elle appelle dieu.

Ah ! la foudre, effrayée, a fui devant ma gloire,

Et Jupiter, vaincu, me cède la victoire.

Allez ! et que pas un ne reste en cette erreur

Que Caïus est un homme et que César eut peur.

 

 

Scène II

 

PROTOGÈNE, CALIGULA

 

PROTOGÈNE.

Sois tranquille, César, ni torture ni gène

Ne tireraient rien d’eux.

CALIGULA.

Ah ! c’est toi, Protogène ?

Crois-tu que l’ouragan soit tout à fait passé ?

PROTOGÈNE.

Oui, le dernier éclair au ciel est effacé ;

De tout danger présent Jupiter nous délivre.

CALIGULA.

N’y pensons plus alors, et laissons-nous revivre.

Eh bien, dans l’entreprise avons-nous réussi ?

PROTOGÈNE.

Oui.

CALIGULA.

La blanche colombe... ?

PROTOGÈNE.

Elle doit être ici.

CALIGULA.

À notre ardent Gaulois a-t-on mis les entraves ?

PROTOGÈNE.

Ce soir, on le conduit au marché des esclaves.

CALIGULA.

Allons ! je suis encore le maître du destin.

PROTOGÈNE.

César en doutait-il ? En effet, ce matin,

César est pâle.

CALIGULA.

Un rêve, ensuite cet orage.

PROTOGÈNE.

César n’ignore pas que tout rêve est présage.

CALIGULA.

Celui-là qui saurait trouver un sens au mien,

Par Drusille ! serait un grand magicien.

PROTOGÈNE.

César a quelquefois éprouvé ma science ;

En veut-il de nouveau faire l’expérience ?

CALIGULA.

Soit ! écoute-moi donc... Serein et radieux,

J’étais assis au ciel près du maître des dieux,

Quand vers moi tout à coup il tourne un front austère,

Et, me poussant du pied, me lance sur la terre.

Je crus soudain passer de l’Olympe au néant ;

Enfin j’allai rouler au bord de l’Océan.

Le reflux emportait les flots loin de leur rive ;

Mais voilà qu’aussitôt l’heure du flux arrive,

Et, changeant de couleur, que l’onde, s’avançant,

De verte qu’elle était, prit la teinte du sang.

Je voulus fuir ; mais, faible ainsi qu’en une orgie,

Je fus rejoint bientôt par cette mer rougie,

Qui, passant la limite assignée à ses eaux,

Enveloppa mes pieds de ses mille réseaux,

Et, sûre que j’étais enchaîné sur la plage,

Alors continua d’envahir son rivage !

Cependant, par le flot me voyant submerger,

J’appelais du secours, ne sachant pas nager,

Lorsqu’une voix sans corps, effroyable mystère,

Répondant à mes cris, m’ordonna de me taire.

J’obéis, et tout fut au silence réduit,

Car cette onde en roulant ne faisait aucun bruit,

Et se gonflait pourtant, si bien que ma poitrine

Commençait d’étouffer sous la vague marine.

J’espérais que la mer cesserait de monter,

Quand, prodige nouveau, terrible à raconter,

Chaque flot élevé sur la sanglante plaine

À son rouge sommet prit une tête humaine,

Et ces têtes étaient à tous ceux dont les jours

Furent tranchés par moi... La mer montait toujours !

Je vis passer ainsi devant moi sur l’abîme

Depuis Antonia, ma première victime,

Jusqu’à ce Cassius Longenus, mort d’hier,

Dont l’oracle m’avait dit de me défier :

Chaque tête jetant, avec sa bouche blême,

Un nom que je savais aussi bien qu’elle-même.

Cela dura longtemps, car nos morts sont nombreux !

Enfin, me réveillant de ce sommeil affreux,

Haletant, l’œil hagard, sur mon lit je me lève,

Et trouve l’ouragan continuant mon rêve.

De ce double présage alors épouvanté,

J’ai fui, mêlant ensemble et rêve et vérité,

Jusqu’à ce que le jour, ennemi du mensonge,

Ensemble eût emporté la tempête et le songe.

PROTOGÈNE.

César ! il ne faut pas, de soi-même oublieux,

Négliger les avis envoyés par les dieux.

À Rome, en ce moment, quelque chose s’apprête

Qui ressemble à ton songe, ainsi qu’à ta tempête.

CALIGULA.

Et quoi donc ?

PROTOGÈNE.

Le blé manque à nos greniers.

CALIGULA.

Le blé ?

PROTOGÈNE.

Oui, César, et, hier soir, le peuple, rassemblé,

A, dès qu’il a connu la nouvelle funeste,

Forcé les magasins pour en piller le reste.

CALIGULA.

Et comment donc le blé peut-il manquer ?

PROTOGÈNE.

Comment ?

Parce que l’Italie entière, en ce moment,

Où poussaient autrefois de nourrissantes gerbes,

A semé des palais et des maisons superbes ;

De sorte qu’un jour vint où palais et maisons

Ont sous leurs pieds de marbre écrasé les moissons,

Et qu’il fallut chercher de plus grasses contrées

Pour nourrir deux fois l’an nos famines dorées ;

Ce qui fait qu’aussitôt que, défendant l’abord,

Un vent capricieux qui s’élève du port

Repousse quelque temps vers la mer en furie

La flotte de Sicile ou bien d’Alexandrie,

Alors, de ses greniers voyant bientôt la fin,

Le Latium entier comme un seul homme a faim,

Et, comme un mendiant, vient demander l’aumône

À César, empereur, et préfet de l’annone.

CALIGULA.

Bien ! comme un mendiant insensible à l’affront,

Qu’il vienne ! et sous mon pied je courberai son front ;

Car je suis las de voir ce peuple insatiable

Incessamment nourri des miettes de ma table ;

Et, puisqu’il est trop fier pour récolter son pain,

Et qu’il manque de blé... tant mieux ! il aura faim.

N’est-il pas un devin qui lise dans les astres,

Et me vienne annoncer pour lui d’autres désastres ?

Car je le hais si fort, que j’offrirais beaucoup

Pour qu’il n’eût qu’une tête et la couper d’un coup.

PROTOGÈNE.

César ne veut-il pas qu’on arrête la course

De la rébellion, faible encore à sa source ?

CALIGULA.

Non, laisse-la sortir de son obscur séjour,

Et, quand viendra son flot déborder au grand jour,

Sans relâche pressant sa retraite craintive,

Nous le forcerons hier, de regagner sa rive ;

Puis non ? le châtrions avec nos fouets hardis,

Ainsi qu’à L’Hellespont Xerxès a fait jadis !

Ce danger-la n’est point de ceux que je redoute.

PROTOGÈNE.

César veut-il savoir le nom des chefs ?

CALIGULA.

Sans doute !

Mais, pour conduire à fin ce projet hasardeux,

Sont-ils beaucoup au moins ?

PROTOGÈNE.

Non, ils ne sont que deux.

CALIGULA, souriant avec mépris.

Voyons.

PROTOGÈNE.

C’est Annius que le premier se nomme ;

Sa noblesse remonte aux premiers jours de Rome ;

Le second, Sabinus, un tribun, que je croi ;

Homme sans race, au reste.

CALIGULA.

À merveille ! ouvre-moi

Ce coffre, et tires-en les livres qu’il renferme :

Tous les deux de leurs jours demain sauront le terme,

Et ce terme, fixé, n’aura point de retard.

PROTOGÈNE, tirant du coffre deux livres sur lesquels les titres sont écrits en lettres de bronze doré.

César veut-il le glaive, ou veut-il le poignard ?

CALIGULA.

Le glaive !...

Prenant un roseau, le trempant dans l’encre et écrivant.

Réservons le poignard qui doit feindre

Pour ceux à qui je fais cet honneur de les craindre ;

Car c’est un luxe vain que, pour de tels héros,

Payer des assassins quand on a des bourreaux.

PROTOGÈNE.

César connaît le fond de la vertu romaine.

CALIGULA.

Prends les prétoriens et la garde germaine,

Et par les souterrains amène et conduis-les

Dans les caveaux voûtés qui sont sous ce palais ;

Surtout garde-toi bien que personne les voie.

Maintenant, Claudius.

PROTOGÈNE.

Tu veux ?...

CALIGULA.

Qu’on me l’envoie.

J’ai, pour me conseiller, besoin d’un grand penseur,

Puis il me plaît assez d’avoir mon successeur,

Quand je suis à régler des affaires pareilles,

Pas trop loin de mes yeux et près de mes oreilles.

PROTOGÈNE.

Et Messaline ?

CALIGULA.

Après ?

PROTOGÈNE.

Veux-tu la voir aussi ?

CALIGULA.

Sois tranquille, elle sait quel chemin mène ici,

Et peut-être déjà que, ce matin, m’arrive

Avec Afranius notre belle captive.

PROTOGÈNE.

À propos, j’oubliais... Ton médecin Cneius

A fait chez le préteur citer Afranius.

CALIGULA.

Dans quel but ?

PROTOGÈNE.

Dans le but très juste qu’il lui paye

Trente talents en bonne et valable monnaie,

Qu’il promit pour savoir l’instant où, sans hasard,

Il pouvait dévouer sa tête pour César.

CALIGULA.

C’est bien, merci.

La porte s’ouvre ; Afranius paraît.

 

 

Scène III

 

PROTOGÈNE, CALIGULA, AFRANIUS

 

AFRANIUS.

César !

CALIGULA.

Justement, c’est notre homme !

Salut, consul.

AFRANIUS.

César tient-il prête la pomme ?

CALIGULA.

La déesse Vénus est-elle déjà là ?

AFRANIUS.

Oui, César, elle attend.

CALIGULA.

Bien ; qu’elle vienne.

AFRANIUS, appelant un Esclave.

Holà !

Il lui donne des ordres tout bas.

CALIGULA, à Protogène.

Passe chez Claudius au retour des casernes.

PROTOGÈNE.

Et s’il manque au palais ?

CALIGULA.

Qu’on le cherche aux tavernes.

Il fait sortir Protogène par la porte à droite.

AFRANIUS, s’approchant.

César n’oubliera pas que c’est moi...

CALIGULA.

Non vraiment ;

Et César sait le prix que vaut un dévouement.

AFRANIUS.

Par où César veut-il maintenant que je sorte,

Pour ne pas rencontrer Stella ?

CALIGULA, le conduisant à la porte de gauche.

Par cette porte.

Adieu, consul.

AFRANIUS.

César ne commande plus rien ?

D’ailleurs, je reviendrai.

CALIGULA.

César l’espère bien.

Afranius sort.

 

 

Scène IV

 

CALIGULA, seul

 

Allons, et maintenant viens, ô ma beauté blonde,

Viens, car César t’attend ; César, maître du monde,

César, que tout un peuple implore pour ses jours,

Et qui répond : « Plus tard !... je suis à mes amours. »

Oui, j’aime, de mon lit, à voir ce peuple esclave

Gronder comme un volcan et répandre sa lave ;

Par ses tressaillements mes plaisirs sont bercés,

Et, si je veux dormir, alors je dis : « Assez. »

Oui, j’aime à deviner que, dans sa frénésie,

Rôde à l’entour de moi l’ardente jalousie

De cette Messaline à l’œil sombre et perçant,

À la bouche de feu qui mord en embrassant ;

Que je veux torturer un jour, pour savoir d’elle

D’où me vient cet amour étrangement fidèle,

Qui me laisse parfois chercher d’autres amours,

Mais qui dans ses liens me ressaisit toujours.

Oui, voilà ce qu’il faut à mes ardeurs blasées.

Tombez donc sur mon cœur, orageuses rosées,

Grondez, transports jaloux ! rugis, rébellion,

Et servez de concert aux plaisirs du lion !

 

 

Scène V

 

CALIGULA, assis, STELLA, conduite par deux hommes

 

STELLA.

Où suis-je, et pourquoi donc m’avez-vous enlevée ?

Quel est ce palais ?

Apercevant Caligula.

Ah ! César !

Courant à lui et tombant à genoux.

Je suis sauvée !

Ceux qui l’ont amenée sortent.

César, tu ne sais point que les gens que voilà

À ma mère m’ont prise en frappant Aquila,

Et qu’ils n’ont pas voulu retourner en arrière,

Malgré ma douloureuse et constante prière.

Ah ! ce sont des méchants qui ne respectent rien,

Et tu les puniras.

CALIGULA.

Je m’en garderai bien.

STELLA.

Quoi ! tu peux tolérer un semblable désordre ?

César, ce qu’ils ont fait...

CALIGULA.

Ils l’ont fait par mon ordre

Ils avaient mission de te conduire ici,

Et je les punirais s’ils n’avaient réussi.

Je t’aime, et te voulais revoir morte ou vivante.

Cela t’étonne, enfant ?...

STELLA.

Oh ! cela m’épouvante !

CALIGULA.

C’est ainsi que j’en use avec mes bons Romains.

Ignorais-tu cela ?... Pourquoi donc dans mes mains

Jupiter eût-il mis sa puissance suprême,

Sinon pour que je fisse ainsi qu’il fait lui-même ?

Seule veux-tu nier les dons qu’il m’accorda ?

Allons, adoucis-toi ; viens, ma belle Léda.

Je sais que des vertus tu suis la route austère,

Mais un dieu t’affranchit des devoirs de la terre ;

Ne repousse donc plus ton divin ravisseur.

STELLA.

César, n’oubliez pas que je suis votre sœur.

CALIGULA.

Eh ! mais je m’en souviens, ce me semble, au contraire,

Et je fus de tout temps un bien excellent frère.

Mes trois sœurs ont été mes femmes tour à tour

Et pour Drusille on sait que tel fut mon amour,

Que, lorsqu’elle mourut, poussé d’un noir génie,

J’ai couru comme un fou toute la Campanie,

Et que, depuis ce jour, quand je fais un serment,

Par sa divinité je jure constamment.

Eh bien, je t’aimerai comme j’aimais Drusille ;

Mais les dieux complaisants et le destin docile

Nous feront, je l’espère, une plus longue ardeur.

L’entourant de son bras.

Viens donc, ma bien-aimée !

STELLA, abaissant son voile et croisant ses deux mains sur sa poitrine.

À moi, sainte pudeur !

Sur mon front rougissant viens épaissir mon voile.

CALIGULA.

C’est un tissu trop fin pour cacher une étoile.

Et puis tu me parais mal comprendre en ce jour

Que l’amour de César, ainsi qu’un autre amour,

N’a pas l’heureux loisir d’attendre qu’on lui cède,

Et que le sort lui mit, pour lui venir en aide,

Au cas où d’un refus il essuierait l’affront,

Le glaive dans la main et la couronne au front.

Enfant, ne fais donc pas de plus longues méprises,

Et songe, il en est temps ! qu’où tu vas, tu te brises,

Que ton bras est débile et que le mien est fort,

Et que, si je le veux, à l’instant, sans effort,

Lui arrachant son voile.

Comme cette rica que de ton front j’arrache

Pour voir en liberté les traits qu’elle me cache,

Chaldéen renommé par mes enchantements,

Je puis faire tomber ces vains ajustements,

Et, si dans ma vengeance un doux mot ne m’arrête,

Après eux et comme eux faire tomber ta tête.

STELLA, tombant à genoux.

Ô mon Dieu, donne-moi la force de souffrir,

Et pardonne ma mort à qui me fait mourir !

CALIGULA, la relevant.

Eh bien donc...

JUNIA, derrière la porte du fond.

Je vous dis qu’à César je suis chère,

Et que j’entre à toute heure.

STELLA, voulant s’élancer vers la porte.

Ô ma mère !

Caligula l’arrête et lui met la main sur la bouche. D’une voix étouffée.

Ma mère !

CALIGULA, l’entraînant vers la porte à droite, ouvrant cette porte et remettant Stella à des Esclaves.

Emmenez cette enfant et sur elle veillez ;

Vous m’en répondez tous sur votre tête. Allez !...

On entraine Stella.

 

 

Scène VI

 

CALIGULA, JUNIA

 

CALIGULA, courant à la porte du fond, où frappe Junia, et ouvrant cette porte lui-même.

Pourquoi n’ouvre-t-on pas ? Pardonne-moi, nourrice,

J’ai reconnu ta voix ; que me veux-tu ?

JUNIA.

Justice !

On m’a pris mon enfant, on m’a volé ta sœur,

César !

CALIGULA.

Et connais-tu l’infâme ravisseur ?

JUNIA.

Non ; mais je viens à toi, le front couvert de pondre,

À toi, le tout-puissant, à toi qui tiens la foudre,

À toi, mon fils, à toi qui sais tout comme un dieu,

Redemander ma fille ; à toute heure, en tout lieu,

Ton bras impérial peut librement s’étendre,

Et chez les plus puissants aller me la reprendre.

César, rends-moi Stella, ma fille, mon enfant,

Et vraiment tu seras l’empereur triomphant,

Qui, d’une main frappant l’ennemi comme un homme,

De l’autre, comme un dieu, sèche les pleurs de Rome.

CALIGULA.

Mais sais-je où la trouver, ma mère ?

JUNIA.

Écoute-moi.

Ne perdons pas de temps... Viens !... j’irai devant toi ;

L’instinct me guidera, noble fils d’Agrippine,

Comme il guida Cérès poursuivant Proserpine ;

Et, comme elle allumant deux flambeaux tour à tour,

Pour chercher ma Stella la nuit comme le jour,

J’irai sans m’arrêter, dans mes douleurs amères,

Sur ma route, à grands cris, interrogeant les mères,

Et suivant tous chemins qui me seront offerts,

Dût celui qu’elle a pris me conduire aux enfers.

CALIGULA.

Mais Aquila nous peut aider dans cette tâche.

JUNIA.

Ah ! qu’un amour de mère est égoïste et lâche !

Je ne t’avais pas dit... je l’avais oublié...

Qu’ils l’ont, comme un esclave, abattu, pris, lié,

Conduit je ne sais où ! Tu vois bien qu’il est juste

À toi, César, à toi, le petit-fils d’Auguste,

De punir sans retard deux crimes odieux

Qui se sont accomplis près de toi, sous tes yeux ;

Et qu’il ne se peut pas que ta sœur outragée

Ait rougi d’un affront et ne soit pas vengée.

CALIGULA.

Enfin accuses-tu quelque noble Romain ?

JUNIA.

Non, j’ai senti le fer et n’ai pas vu la main.

Mais d’avance on connaît ceux-là que sans injure

On devra soupçonner d’un rapt ou d’un parjure.

Plus d’un, autour de toi, du fait est coutumier ;

Ton oncle...

CALIGULA.

Claudius ?

JUNIA.

Oui, lui tout le premier.

CALIGULA, avec mépris.

Tu lui fais trop d’honneur lorsque tu le condamnes ;

Il faut à Claudius de basses courtisanes,

Voilà tout.

JUNIA.

Cherea peut être soupçonné...

CALIGULA, avec l’air du doute.

Le crime est bien pesant pour un efféminé

Qui, couché sur des fleurs, à Vénus boit sans trêve

Dans une coupe d’or plus lourde que son glaive.

JUNIA.

Sabinus...

CALIGULA, souriant.

Celui-là, nourrice, pour l’instant,

S’occupe avec succès d’un soin plus important :

Il conspire.

JUNIA.

Malheur !

CALIGULA.

Et maintenant, écoute.

Le coupable est un noble, homme puissant, sans doute,

Qui peut, craignant devoir ses crimes avérés,

Étendre jusqu’à toi ses coups désespérés.

JUNIA.

Soit !... il m’a fait la vie et non la mort amère.

CALIGULA.

Mais, moi, je dois veiller sur les jours de manière ;

Tu ne sortiras plus ; je veux, dès ce moment,

Te loger au palais, dans un appartement

Où, de peur que te suive une trame imprévue,

Mes soldats les plus sûrs te garderont à vue.

Quant à ma sœur, c’est moi qui la retrouverai.

JUNIA.

Oh ! je t’aimais, mon fils, mais je t’adorerai

Comme un dieu ! Ne perds pas une journée, une heure.

CALIGULA.

Si je perds un instant, ma mère, que je meure !

César ne promet pas vainement : de ma main

Ta fille te sera remise.

JUNIA.

Quand ?

CALIGULA.

Demain.

JUNIA.

Ô mon fils, mon César, mon empereur, mon maître !

Avec ce mot, demain, tu viens de me soumettre ?

Où me faut-il aller ? Conduis-moi, me voilà.

Oh ! demain, m’as-tu dit ? demain ?

CALIGULA.

Oui.

JUNIA, tressaillant au bruit du Peuple qui commence à s’amasser au pied du palais.

Qu’est cela ?

CALIGULA.

Rien ! la réalité seulement suit le rêve.

JUNIA.

Ce bruit ?

CALIGULA.

C’est l’Océan qui monte sur la grève

Mais nous pouvons d’ici déjouer ses complots,

Frappant du pied.

Et ce roc est, ma mère, à l’épreuve des flots.

Ils sortent par la porte du fond ; au même moment, Messaline lève la tapisserie de la porte à gauche et les suit des yeux.

 

 

Scène VII

 

MESSALINE, seule

 

Bien ! écarte avec soin la fille de la mère,

Commande à chaque porte une garde sévère ;

Malgré l’éloignement, et les soldats et toi,

Je les rapprocherai, s’il me convient, à moi.

Par Vénus ! contre lui César même conspire,

Et le peuple est tout prêt pour un autre. Oh ! l’empire,

L’empire à qui le monde apporte ses tributs,

Avec un empereur pareil à Claudius,

C’est-à-dire un manteau pour voiler notre épaule,

C’est-à-dire un acteur chargé d’un mauvais rôle,

Qui nous laisse fouiller, selon notre vouloir,

Dans cette mine d’or qu’on nomme le pouvoir !

Oh ! malheur au dragon qui de mes mains avides

Défend seul ce nouveau jardin des Hespérides,

Qui du seuil me permet d’entrevoir ses fruits d’or,

Et qui veut m’empêcher d’atteindre à mon trésor !

Vainement par instinct contre moi tu te dresses,

Serpent des voluptés ! un jour, de mes caresses

Je n’aurai qu’à serrer les liens assouplis,

Et je t’étoufferai dans mes mille replis !

 

 

Scène VIII

 

CALIGULA, MESSALINE

 

CALIGULA.

Je m’étonnais déjà de ne t’avoir point vue !

MESSALINE.

Je savais à César une tendre entrevue.

Et je ne voulais pas, dans un si doux moment,

Distraire l’empereur par mon empressement.

CALIGULA.

Nous sommes, ce matin, d’humeur bien complaisante ;

Prends garde à toi, César !

MESSALINE.

Mon Jupiter plaisante ;

Il imite le dieu dont il a pris le nom,

Et je ne serai pas plus fière que Junon.

CALIGULA.

Ô femme être mobile et changeant comme l’onde !

MESSALINE.

Eh bien, que dit César de cette beauté blonde ?

Ses yeux bleus auraient-ils les funestes pouvoirs

De lui faire oublier à jamais les yeux noirs ?

Ces femmes ont, dit-on, des grâces langoureuses

Dont le charme est puissant aux âmes amoureuses ;

César est-il séduit par ces molles ardeurs ?

CALIGULA.

Si César est séduit, ce n’est que par des pleurs.

MESSALINE.

Quoi ! déjà l’innocente a répandu des larmes ?

Oh ! que nous savons bien toutes quels sont nos charmes,

Et combien est plus doux que le doux Orient

Un visage à la fois pleurant et souriant !

CALIGULA.

C’était, je m’y connais, une douleur amère,

Et des refus réels, j’en suis bien sûr.

MESSALINE.

Chimère !

Si César eût subi l’affront de ses refus,

L’audacieuse enfant déjà ne vivrait plus.

CALIGULA.

Ah ! voilà que Junon dans sa colère oublie

Quel empire nous tient et quelle loi nous lie,

Et que tout front échappe au coup qu’il mérita,

Tant qu’il peut se parer du bandeau de Vesta.

MESSALINE.

Les filles de Séjan, dans un cachot jetées,

S’étaient sous cette égide en effet abritées :

Tibère leur choisit un geôlier de sa main,

Et toutes deux pouvaient mourir le lendemain.

CALIGULA.

Merci, l’avis est bon en ce qui me regarde,

Surtout !

MESSALINE.

Que dit César ?

CALIGULA.

Que c’est moi qui la garde,

Et que, ne sachant point d’homme à qui me fier,

Je ne lui compte pas donner d’autre geôlier.

Mais on vient : c’est assez ; sur ce point bouche close ;

Car nous allons avoir à parler d’autre chose.

 

 

Scène IX

 

CALIGULA, MESSALINE, PROTOGÈNE, puis CHEREA, puis CLAUDIUS, puis AFRANIUS

 

PROTOGÈNE.

Les ordres de César sont remplis.

CALIGULA.

Je le sais.

PROTOGÈNE.

Que veut encor César ?

CALIGULA.

Six licteurs !

PROTOGÈNE.

Est-ce assez ?

CALIGULA.

Oui.

PROTOGÈNE.

Claudius est là.

CALIGULA.

Qu’il vienne.

PROTOGÈNE.

Seul ?

CALIGULA.

N’importe.

Que tous puissent entrer, mais que pas un ne sorte.

MESSALINE.

Que veut dire ce bruit au pied du Palatin ?

CALIGULA.

Ouvre donc ces rideaux à l’air pur du matin ;

Le ciel est radieux, et son dernier nuage

A disparu, chassé par l’aile de l’orage.

MESSALINE.

Écoute donc, César ! César, n’entends-tu pas ?

CLAUDIUS.

Salut, César ; sais-tu ce qui se passe en bas ?

CALIGULA.

Ah ! c’est toi, Claudius ? Le ciel te soit propice ;

Je t’ai fait appeler pour me rendre un service.

CLAUDIUS.

Parle.

CALIGULA.

Je te sais maître en l’art des orateurs.

CLAUDIUS.

César me flatte.

CALIGULA.

Non... Voilà : les sénateurs,

Sachant de mon cheval le merveilleux mérite,

Sont venus, l’autre jour, lui faire une visite.

Le président alors à ce noble animal

A dit un long discours, et qui n’était pas mal,

Mais auquel, à défaut d’avoir appris le nôtre,

Nous n’avons pu, ma foi, répondre l’un ni l’autre.

Comme le cas se peut présenter de nouveau,

D’avance, Claudius, tire de ton cerveau

Quelque chose de bien. Je pensais à Sénèque ;

Mais c’est un vrai pédant, rat de bibliothèque,

Qui croit qu’à l’éloquence il dresse un monument

En entassant des mots, poussière sans ciment.

LE PEUPLE, d’en bas.

Du blé !

CHEREA.

Salut, César ; j’accours prendre tes ordres

Après avoir commis d’effroyables désordres,

Le peuple est en tumulte au Forum assemblé.

Tiens ! l’entends-tu crier ?

LE PEUPLE.

Du blé ! César, du blé !

CALIGULA.

Par Drusille ! à ta vue, ami, je me rappelle

Qu’entre Muester le Mince et l’histrion Apelle

Un important débat s’est ouvert l’autre soir.

Écoute : il s’agissait simplement de savoir

Si l’on doit au théâtre, avec ou sans la lyre,

Chanter le vers tragique ou seulement le dire...

Ah ! te voilà, consul !

AFRANIUS, entrant tout troublé.

Oui, César, oui, c’est moi.

CALIGULA.

Qu’as-tu donc à trembler ainsi ?

AFRANIUS.

Je crains pour toi.

CALIGULA.

Vraiment !

AFRANIUS.

Ne vois-tu pas ces hordes insensées

Au pied du Palatin grondantes et pressées ?

N’entends-tu pas leurs voix qui menacent d’en bas ?

LE PEUPLE.

Du pain ! César, du pain !

AFRANIUS.

Ne les entends-tu pas ?

CALIGULA.

Tu te trompes, consul : ce sont des cris de fête.

AFRANIUS.

Ne raille pas. César, il y va de ta tête.

En sortant du palais, ces furieux m’ont pris ;

Sans gardes, sans licteurs et sans armes surpris,

Je n’ai pu résister.

CALIGULA.

Mais, enfin éclairée,

La foule a reconnu ta majesté sacrée,

Puisque te voilà libre ?

AFRANIUS.

Oui ; mais il m’a fallu

Prêter entre leurs mains un serment absolu

Que je t’apporterais leur parole rebelle.

CALIGULA.

Ah ! tu viens en héraut ? Ta mission est belle :

Parle !...

AFRANIUS.

Que j’aille, moi, redire insolemment

Au divin empereur... ?

CALIGULA.

N’as-tu pas fait serment ?

Au livre du destin tout serment fait demeure,

Et se doit accomplir lorsque arrive son heure.

AFRANIUS.

Je ne transmettrai pas de si coupables vœux,

Que César ne l’ordonne.

CALIGULA.

Eh bien donc, je le veux.

AFRANIUS.

César, depuis un mois, une brise indocile

Repousse loin du port la flotte de Sicile,

Et, du rivage, on voit pilote et matelots

Essayant de lutter en vain contre les flots ;

Si bien que, dans un vent si constamment contraire,

Le peuple a cru du ciel remarquer la colère,

Et pense que César aura fait... oh ! pardon !

Quelque offense... c’est lui qui parle.

CALIGULA.

Achève donc !

AFRANIUS.

Quelque offense secrète à nos dieux, et que Rome

Porte dans ce moment la peine d’un seul homme

De sorte que le peuple, en sa prévention,

Exige de César une expiation !

CALIGULA.

Oui, le peuple a raison, et sa sagesse est haute ;

Oui, César a commis une effroyable faute,

Et Jupiter enfin se sera souvenu

Qu’un serment lui fut fait qui ne fut pas tenu.

Mais réparer le crime est chose encor possible,

Et l’expiation sera prompte et terrible.

Consul, rappelle-toi que l’Aulide en son port

Vit les Grecs enchaînés par un calme de mort :

Le cas était pareil, pareille fut la peine ;

Leur chef avait fait vœu d’une victime humaine,

Et puis il avait cru pouvoir impunément

Se jouer de Diane et trahir son serment !

Eh bien, d’Agamemnon, moi, j’ai commis le crime :

Un homme aux dieux pour moi s’est offert en victime.

Et je n’ai pas voulu, faible et compatissant,

De cet homme non plus, moi, répandre le sang ;

Mais voilà que des dieux l’implacable colère

Me réclame ce sang par la voix populaire ;

Sans doute, en y cédant, mon cœur se brisera,

Mais Jupiter le veut ; c’est bien, il coulera !

AFRANIUS.

Que dis-tu ?

CALIGULA.

Que César se dévoue, et que Rome

Ne doit pas expier la faute d’un seul homme.

AFRANIUS.

Grâce !

LE PEUPLE.

Du pain, César !

CALIGULA.

Oui, peuple, je t’entends ;

Patience !

AFRANIUS.

César !

CALIGULA.

Oui, dans quelques instants,

De même que les Grecs, après le sacrifice,

Virent soudain le vent redevenir propice,

De même tu verras, sitôt cet homme mort,

Notre flotte rentrer à pleine voile au port.

AFRANIUS.

Je porte de héraut le titre inviolable ;

Songes-y bien. César, songes-y !

CALIGULA.

Misérable !

AFRANIUS.

Peuple, à moi !

LE PEUPLE.

Le consul ! mort à Caligula !

Le consul ! le consul !

CALIGULA.

Tu le veux ?

Précipitant Afranius du haut de la galerie.

Le voilà.

Reçois, ô Jupiter, ta tardive hécatombe !

CHEREA, à Messaline.

Si nous profitions...

MESSALINE, l’arrêtant.

Vois, le peuple à genoux tombe.

LE PEUPLE.

Gloire à Caligula, l’empereur sans rival !

Qui nous donneras-tu pour consul ?

CALIGULA, avec mépris.

Mon cheval.

 

 

ACTE III

 

L’atrium de la maison de Cherea ; tout autour les portraits de ses aïeux ; à gauche du spectateur, l’autel des dieux lares. Une porte au fond, deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

CHEREA, SON AFFRANCHI

 

CHEREA.

Personne n’est venu ?

L’AFFRANCHI.

Personne.

Il s’incline et veut sortir.

CHEREA.

Bien, demeure.

Il est... ?

L’AFFRANCHI.

Nous achevons, maître, la troisième heure.

CHEREA.

C’est bien.

L’AFFRANCHI.

Mon maître encore a-t-ii besoin de moi ?

CHEREA.

Oui ; car je crois pouvoir me confier à toi :

Je vais donc te charger d’une mission grave.

Attelle un chariot et va prendre un esclave

Qu’en passant au Forum j’ai ce soir acheté,

Et qu’on a dû me mettre à part, seul, de côté.

Afin qu’il ne conserve aucun espoir de fuite,

Fais-lui lier les mains, bander les yeux ; ensuite,

Pour qu’il ne sache point où tu le conduiras.

Perds-le par des détours ; puis tu l’amèneras.

L’AFFRANCHI.

Faut-il le faire entrer ici même ?

CHEREA.

Sans doute.

L’AFFRANCHI.

Tu seras content, maître.

CHEREA.

Écoute encore, écoute...

Non, rien... Va sans retard, et fais ce que j’ai dit.

 

 

Scène II

 

CHEREA, s’accoudant sur l’autel de ses dieux et se voilant la tête de son manteau

 

Pardon, mes dieux, pardon, si, muet, interdit,

Chaque fois qu’à vos pieds j’apporte mon hommage,

Du pan de mon manteau je voile mon visage !

C’est que je n’ose point lever sur vous les yeux,

Ô lares, qui savez ce qu’étaient mes aïeux !

Car, en vous regardant, patriotique emblème,

J’ai honte au fond du cœur de Rome et de moi-même !

De moi qui, jeune d’âge et pourtant vieux soldat,

De nos derniers beaux jours vis le dernier éclat,

Et que Germanicus, j’en ai gardé mémoire,

A fait centurion après une victoire ;

J’espère toutefois que vos regards perçants

De ma feinte mollesse ont pénétré le sens,

Et, dans tous les détours où ma ruse s’applique

Suivi l’amant pieux de la gloire, publique.

Oh ! si de mes ennuis seulement la moitié

Vous est connue... alors vous aurez eu pitié :

Pitié quand vous m’avez, d’une voix ridicule,

Vu parler le jargon d’Ovide et de Tibulle ;

Pitié quand vous m’avez vu porter mes amours

À cette Messaline, opprobre de nos jours,

Et pitié quand enfin aux insultes du maître

Vous avez vu mon cœur lâchement se soumettre.

Eh bien, vous le savez, tout cela n’est qu’afin

De mener mon projet à sa sanglante fin,

Et vous n’ignorez pas que, pour qu’il réussisse,

Je ne l’ai pas voilé d’un trop long artifice.

Oh ! sans doute qu’au temps des antiques vertus,

Ce n’était point ainsi que conspirait Brutus,

Et c’était au grand jour que son poignard stoïque

Vengeait en plein sénat la sainte République !

Mais dans un tel projet était-il affermi,

Alors l’ami pouvait dans le sein d’un ami

Le déposer sans peur, car le secret sublime

Y tombait englouti comme dans un abîme.

Mais, aujourd’hui, soldats, citoyens, sénateurs,

Pour un ami discret offrent cent délateurs ;

Si bien que, lorsqu’on veut un cœur loyal et brave,

Il faut l’aller chercher dans le sein d’un esclave.

Ô mes dieux ! faites donc qu’en ce jeune Gaulois

Je trouve ce qu’en vain j’ai demandé cent fois

À ces Romains bâtards, race aveugle et flétrie,

Qui répond par des chants aux pleurs de la patrie.

On entre... Protogène... Et que vient faire ici

Cet espion bourreau ?

 

 

Scène III

 

CHEREA, PROTOGÈNE, ANNIUS, SABINUS, entre deux Licteurs

 

PROTOGÈNE, s’avançant seul.

Salut, maître. Voici

Deux enfants que César, pour le temps où nous sommes,

Trouve trop disposés à devenir des hommes.

Tous deux ont été pris les armes à la main,

Croyant parler encore au vieux peuple romain,

Et voulant faire croire à notre plébicule

Un mensonge inouï tant il est ridicule :

C’est que, quand le blé manque, elle manque de pain,

Et que, le pain manquant, elle mourra de faim...

Heureusement, la foule a compris l’artifice,

Et nous les a remis pour en faire justice.

Or, le divin César, avant de les juger,

Te charge, Cherea, de les interroger,

Pour que tu saches d’eux si de telles idées

D’autres têtes encor ne sont point possédées.

Il sait ton dévouement, il compte sur ta foi,

Et veut te le prouver.

CHEREA, à part.

Douterait-il de moi ?

PROTOGÈNE, aux deux jeunes gens.

Avancez.

À Cherea.

Aussi loin que ton zèle t’emporte,

Ne crains rien ; des soldats veillent à cette porte,

Et, moi-même, en ce lieu je reste pour savoir

Si je n’ai pas de toi quelque ordre à recevoir.

Il sort avec les Licteurs.

CHEREA, à part.

Oui, je comprends, c’est bien, que ton zèle funeste

Espionne à loisir ma parole et mon geste :

Tous deux ont dès longtemps étudié, crois-moi,

La langue qu’il convient de parler devant toi.

Se retournant vers les jeunes gens et les reconnaissant.

Annius ! Sabinus !

ANNIUS.

Nous connaissions naguère

Un certain Cherea renommé dans la guerre ;

Mais nous ne savions pas qu’infatigable acteur,

Il remplît dans la paix l’emploi de quésiteur.

Soit.

CHEREA.

Parmi les emplois que l’empereur dispense

À titre de faveur ou bien de récompense,

J’engage mon honneur que, quel que soit le mien,

Le soldat n’aura pas honte du citoyen.

ANNIUS.

Que devons-nous penser et de l’un et de l’autre ?

CHEREA.

Nos rôles sont tracés, gardons chacun le nôtre,

Et, tant qu’il ne plaît pas au sort de les changer,

Souvenez-vous que c’est à moi d’interroger.

SABINUS.

C’est vrai, par Jupiter ! aussi te répondrai-je

Quand tu m’auras offert de m’asseoir.

CHEREA.

Prends un siège.

Et d’abord, Annius, quel génie insensé

À la rébellion aujourd’hui t’a poussé,

Toi, l’héritier d’un nom jusqu’ici plein de gloire ?

ANNIUS.

C’est qu’il m’est tour à coup venu dans la mémoire

Que l’un de mes aïeux, fameux par ses vertus,

Était mort à Philippe à côté de Brutus.

CHEREA.

Et toi, Sabinus ?

SABINUS, jouant avec sa chaîne d’or.

Moi ?

CHEREA.

Réponds.

ANNIUS.

Oui, réponds, frère.

SABINUS.

Ma foi, j’ai conspiré, tribun, pour me distraire.

Je suis, depuis huit jours, harcelé par le sort ;

Lepidus, le meilleur de mes amis est mort.

J’ai contre le chagrin au jeu cherché ressource ;

Le jeu m’a dévoré jusqu’au cuir de ma bourse.

Pour me faire oublier la perte de mon or,

Ma maîtresse restait comme un dernier trésor,

Je cours chez elle... Une heure avant mon arrivée,

L’athlète Sergius me l’avait enlevée !

Le peuple justement, quand m’advint cet ennui,

En tumulte courait ; je courus après lui ;

Il criait : avec lui, je criai quelque chose.

Comme « Mort à César ! » à ce que je suppose,

Et ce fut au moment où je criais plus fort

Qu’on m’a pris ; je me suis laissé prendre, et j’eus tort !

CHEREA.

À ce jeu, vous savez, insensés que vous êtes !

Que contre l’empereur vous jouez vos deux têtes ?

ANNIUS.

Chacun de nous attend en joueur résigné ;

César les prenne donc, c’est juste, il a gagné.

CHEREA.

Maintenant, faudra-t-il recourir aux supplices

Pour vous faire avouer le nom de vos complices ?

SABINUS.

Fais comme tu voudras.

ANNIUS.

Des complices, tribun ?

Quant à moi, j’eus longtemps l’espoir d’en trouver un ;

Mais l’espoir aujourd’hui n’est qu’un éclair dans l’ombre,

Qui brille et disparaît, laissant la nuit plus sombre ;

Cet homme, presque enfant, chez les Marses vaincus,

Simple décurion, suivit Germanicus ;

Puis, du septentrion remontant à l’aurore,

Jusqu’à Nicopolis il le suivit encore ;

Et, revenant enfin, en le suivant toujours,

Vers les champs désastreux, domaines des vautours,

Où blanchirent six ans les os de notre armée,

Il creusa de sa main, à vaincre accoutumée,

Un de ces grands tombeaux où dorment, disparus,

Les soldats que César demandait à Varus.

Mais, depuis, on m’a dit qu’oublieux de sa gloire,

Il avait de ce temps perdu toute mémoire,

Et que, traître à lui-même, il dépensait ses jours

Près d’une courtisane aux banales amours,

Dont il ne s’éloignait quelquefois à grand’peine

Que pour lécher la main qui nous met à la chaîne ;

Ce nom jadis si haut et maintenant si bas,

Le connais-tu, tribun ?

CHEREA.

Je ne le connais pas.

ANNIUS.

C’est bien !... Peut-on savoir quel sort tu nous destines ?

CHEREA.

Vous serez reconduits aux prisons Mamertines,

Et, là, vous attendrez, déplorant votre erreur,

Ce que décidera le clément empereur.

SABINUS.

Tribun, si sa clémence était pour la torture,

Obtiens que des bourreaux nous sauvions la figure,

Afin qu’en descendant demain au sombre lieu,

Nous ne fassions pas peur à Proserpine... Adieu.

 

 

Scène IV

 

CHEREA, seul

 

Adieu, pauvres enfants aux âmes fraternelles,

Du feu républicain dernières étincelles,

Qui, vers un noble but trop ardents à courir,

N’ayant pas su l’atteindre, au moins saurez mourir !

Hélas ! quoique mon cœur de vos deux cœurs soit frère,

Au sort qui vous attend je ne puis vous soustraire.

Oh ! si j’avais pensé qu’à Rome fût encor

Perdue en notre boue une parcelle d’or,

J’aurais si bien cherché, qu’à cette heure au supplice,

Enfants, je marcherais comme votre complice,

Et qu’au même péril trop prompt à m’engager,

Je mourrais avec vous au lieu de vous venger !

 

 

Scène V

 

CHEREA, L’AFFRANCHI, AQUILA, les mains liées, les yeux bandés

 

L’AFFRANCHI.

Maître, nous sommes là.

CHEREA.

Bien, tu m’as su comprendre,

Et, maintenant, que nul ne vienne nous surprendre !

L’AFFRANCHI.

Sois tranquille.

Il sort.

AQUILA, arrachant le bandeau qui lui couvre les yeux, aussitôt que Cherea lui a délié les mains.

Qu’est-tu ?

CHEREA.

Ton maître ou ton ami.

AQUILA.

Ne nous expliquons point, en ce cas, à demi,

Et parlons l’un à l’autre avec pleine franchise.

CHEREA.

Parle.

AQUILA.

Jouet d’un crime ou bien d’une méprise,

Malgré les droits sacrés des citoyens romains,

On m’a pris, insulté, mis ces cordes aux mains,

Il les jette.

Et sous l’œil du préteur, à Rome, aux bords du Tibre,

Vendu comme un esclave ; et pourtant j’étais libre

Oui, libre !... j’en appelle aux dieux de ta maison,

Libre comme l’oiseau dont je porte le nom ;

Mais ces affronts auxquels il fallut me soumettre

Ne te regardent point : tu m’as acheté, maître.

On t’a vendu ma chair, et je ne suis plus rien,

Plus rien qu’un homme à toi, ton esclave, ton chien !

CHEREA.

Après ?

AQUILA.

Je sais tes droits ; tu peux, à ton caprice,

Me frapper, m’enchaîner, ordonner mon supplice ;

Tu peux me promener au Forum, aux marches,

Avec les bras en croix sur la fourche attachés ;

Tu peux, me condamnant aux tortures infâmes,

Labourer ma poitrine avec d’ardentes lames,

Ou, plus cruel encor, par un stigmate au front,

En moi de l’esclavage éterniser l’affront :

Voilà tes droits, tu vois que j’en connais le compte,

Et que j’ai mesuré ton pouvoir et ma honte.

Moi, je n’en ai qu’un seul en échange à t’offrir :

Lorsque je le voudrai, j’ai le droit de mourir ;

Celui-là, quoique seul, rétablit, l’équilibre,

Si bien que, tu le vois, comme toi je suis libre.

Donc, parlons maintenant, seigneur, si tu veux bien,

Ainsi qu’un citoyen avec un citoyen.

CHEREA.

Soit !

AQUILA.

Fixe ma rançon en prisonnier de guerre ;

Crois-moi, je ne suis point un esclave vulgaire,

Et peux, selon la clause arrêtée entre nous,

Me racheter en or, en chevaux, en bijoux.

Voyons, est-ce de l’or que de moi tu réclames ?

J’en ai pour satisfaire aux plus cupides âmes !

Hélas ! plus que le fer, l’or est chez nous commun.

Donc, si pour ma rançon tu veux de l’or, tribun,

Calcule par talent et non point par sesterce,

Estime-moi le prix d’un satrape de Perse...

Et, si le temps te manque à le compter... c’est bien,

Nous le mesurerons dans ton casque et le mien.

CHEREA.

Merci.

AQUILA.

Je te comprends. Aux armes exercées

C’est vers un autre but que tendent tes pensées ;

Et, pour payer le prix que tu crois que je vaux,

Il m’en coûtera dix de mes plus beaux chevaux !

Sur le sable leur pied ne laisse point de trace ;

Car le vent d’Arabie a fécondé leur race,

Dont, traversant la Gaule, à l’un de mes aïeux

Annibal a jadis fait le don précieux.

CHEREA.

Non, ce n’est point cela.

AQUILA.

Je vois que la tendresse

Destine ma rançon à parer ta maîtresse ;

Soit ; j’ai, pour compléter son brillant attirail,

Des filons de grenat et des bancs de corail,

Des mineurs dont la vie, à l’ombre accoutumée,

Creuse le sol, cherchant l’escarboucle enflammée,

Et des plongeurs hardis, qui, sous les flots amers,

Vont me cueillir la perle éclose au fond des mers.

CHEREA.

Ce n’est point encor là ma volonté suprême.

AQUILA.

Eh bien donc, je t’attends, exprime-la toi-même.

CHEREA.

Je sais que tout Gaulois, soumis mais indompté,

Regrette au fond du cœur sa vieille liberté,

Et, pareil au coursier d’origine sauvage,

Ronge impatiemment le frein de l’esclavage.

Eh bien, il est aussi, crois-moi, quelques Romains

Qui pensent que des fers sont trop lourds pour leurs mains,

Et que, pour s’entr’aider dans leurs destins contraires,

Quel que soit leur pays, les opprimés sont frères.

Or, à l’un de ceux-là cet espoir est venu

Qu’achetant au hasard un esclave inconnu,

Pourvu qu’il fût Gaulois, ce qui veut dire brave,

Il ne pouvait manquer d’avoir en cet esclave

Un confident loyal, un complice discret,

De qui le bras hardi puissamment l’aiderait,

S’il voulait partager avec lui ce saint rôle

De délivrer du joug l’Italie et la Gaule ;

Et, dans ce noble espoir affermi par les dieux,

Il s’était, ce Romain, inspiré d’autant mieux,

Que celui qu’il voulait choisir pour son complice,

Esclave, et ne pouvant déposer en justice,

Certes calculerait bientôt avec raison

Qu’il ne gagnerait rien par une trahison,

Tandis qu’en persistant dans son œuvre assidue,

Outre sa liberté, qu’il avait cru perdue,

Il pouvait conquérir celle de son pays,

Ou mourir en héros, voyant ses vœux trahis !...

AQUILA.

Et sais-tu les moyens que ce Romain propose ?

CHEREA.

Ceux dont un conjuré bien résolu dispose.

AQUILA.

Mais enfin quels sont-ils ?

CHEREA.

L’épée et le poignard.

AQUILA.

Et qui faut-il frapper ?

CHEREA.

Qui, si ce n’est César ?

AQUILA.

Tu vois que, sans trembler ni changer de visage,

J’écoute le complot formé par ton courage ;

C’est que, plus d’une fois, rêvant la liberté,

Un semblable projet à moi s’est présenté ;

Et, lorsque j’arrivai, voilà cinq jours à Rome,

Si, comme tu le fais en ce moment, un homme

S’était, dans un tel but, offert sur mon chemin,

Je n’eusse répondu qu’en lui tendant la main ;

Mais, depuis, détruisant ce projet éphémère,

Le hasard amena l’empereur chez ma mère,

Lequel m’a dans sa coupe, après lui, présenté

Ce qui restait du vin de l’hospitalité.

Je ne suis point séduit d’une faveur si haute ;

Mais, de ce jour. César est devenu mon hôte.

Or, lorsqu’il est conduit même par le hasard,

L’hôte est sacré... Jamais je ne tuerai César.

CHEREA.

Gaulois ! et si pourtant de rompre ton entrave

C’est l’unique moyen ?

AQUILA.

Je mourrai ton esclave.

CHEREA.

Ce sort contre lequel tu semblés aguerri

Ne t’a donc séparé d’aucun objet chéri ?

Et tu n’as donc laissé, Gaulois, dans ta détresse,

Loin de toi ni pays, ni mère, ni maîtresse ?

AQUILA.

Tu te trompes, tribun : à l’heure où me voilà,

Avec ma liberté j’ai perdu tout cela ;

Le sol de mes aïeux, ma province chérie,

Que j’aime de l’amour brûlant de la patrie !

Ma mère, qui, de loin attachée à mon sort,

Souffrira mes douleurs et mourra de ma mort !...

Enfin ma fiancée, enfant douce et modeste,

Qui me fut arrachée à cette heure funeste

Où moi-même... Oh ! si fait, j’eus trois nobles amours,

Et tous trois, j’en ai peur, sont perdus pour toujours.

Voilà pourquoi j’offrais la moitié de ma vie

À qui m’aurait rendu ma liberté ravie.

CHEREA.

Eh bien, ta liberté, que tu regrettes tant,

Ta maîtresse enlevée à ton amour constant,

Ta mère qui t’appelle en son double veuvage,

Ton pays par ta main sauvé de l’esclavage,

Tout, je te rendrai tout si tu prends ce poignard,

Et si tu veux m’aider.

AQUILA.

Les dieux gardent César !

CHEREA.

Gaulois, ne crains-tu pas qu’à présent ma prudence

Ne s’alarme à raison de cette confidence,

Que je n’ai hasardé de verser dans ton sein

Que parce qu’affermi déjà dans mon dessein,

Je puis, pour le mener plus sûrement à terme,

Briser impunément le vase qui l’enferme ?

Pour les jours de César tu priais ! pense aux tiens.

AQUILA.

Frappe quand tu voudras, maître, je t’appartiens.

 

 

Scène VI

 

CHEREA, AQUILA, L’AFFRANCHI, puis MESSALINE

 

L’AFFRANCHI.

Celle qui suit toujours l’esclave nubienne

Désire te parler à l’instant.

CHEREA.

Qu’elle vienne.

L’Affranchi sort.

Toi, dans ce cabinet entre pour un instant,

Et tu sauras bientôt le destin qui t’attend.

Allant au-devant de Messaline, qui est voilée.

Salut à la beauté solitaire et voilée

Qui, pareille à Phœbé, sur sa route étoilée

Se levant radieuse à mon humble horizon,

De sa douce lumière éclaire ma maison.

Soulevant son voile.

Permet-elle un instant que de son beau visage

Le souffle de l’amour écarte ce nuage,

Et que ses traits chéris, éblouissant mes yeux,

Du bonheur d’un mortel rendent jaloux les dieux ?

MESSALINE.

Oui ; mais, hélas ! ce soir, ta déesse fidèle,

Ami, ne conduit pas les plaisirs avec elle ;

Toute nuit n’est point calme et sereine en son cours,

Et la terreur parfois en chasse les amours !

CHEREA.

Cette sédition n’est-elle point calmée,

Et ma reine pour elle en est-elle alarmée ?

MESSALINE.

Oh ! non... La liberté n’a pas de si longs cris ;

La révolte est muette, et ses deux chefs sont pris,

Et, comme elle, des dieux la colère amortie

A permis aux vaisseaux d’entrer au port d’Ostie ;

Mais ces dangers passés d’un autre sont suivis,

Et j’accours, Cherea, pour t’en donner avis !

À l’heure où tout était prêt pour notre vengeance,

Où tout avec nos cœurs semblait d’intelligence,

Où le complot pouvait, au résultat conduit,

Après tant de retards, éclater cette nuit...

Par une circonstance imprévue et soudaine,

Il se peut que César échappe à notre haine.

CHEREA.

César nous échapper !... Soupçonnerait-il... ?

MESSALINE.

Non.

César, j’en suis certaine, est encor sans soupçon !

CHEREA.

Eh bien, s’il est ainsi, qu’avons-nous donc à craindre ?

Cet amour que tu dis si fatigant à feindre

N’ouvre-t-il pas toujours à nos desseins secrets

Un facile chemin pour entrer au palais ?

Et, lorsque Messaline aux gardes s’est nommée,

Son nom n’ouvre-t-il pas toute porte fermée !

MESSALINE.

Oui, hier encor, ce nom était un talisman ;

Mais, depuis ce matin, il en est autrement,

Et c’est un autre nom que, dès ce soir peut-être,

Les gardes du palais apprendront à connaître.

CHEREA.

Que dis-tu ?

MESSALINE.

Que César, changé dans un seul jour,

S’est tourné tout entier vers un nouvel amour,

Et que ce sentiment a déjà sur son âme

Un pouvoir absolu.

CHEREA.

Quelle est donc cette femme

Qui mêle à nos projets son amour ravisseur ?

MESSALINE.

Une enfant de seize ans, qu’il appelle sa sœur,

Depuis deux ou trois jours à Baïa revenue,

De moi comme de tous jusqu’alors inconnue,

Qui restait à Narbonne, en Gaule, et que, de là,

A ramenée à Rome un certain Aquila...

Vois-tu, c’est contre nous quelque complot infâme

Qu’il nous faut déjouer.

AQUILA, à la porte du cabinet.

Que dit donc cette femme ?

MESSALINE.

Enlevée à sa mère, elle fut, ce matin,

Malgré ses cris, ses pleurs, conduite au Palatin,

Où César près de lui l’a cachée, et peut-être

Dès ce soir...

AQUILA, s’élançant en scène.

Par le Styx ! un homme, as-tu dit, maître,

Pour frapper l’empereur te manquait aujourd’hui ?

Cet homme, le voilà ; veux-tu toujours de lui ?

MESSALINE.

On nous écoutait ?

AQUILA.

Oui.

CHEREA.

Tu consens donc ?

AQUILA.

Sur l’heure,

Frappé... mais par moi seul ! que César tombe et meure !

Tribun, donne-moi donc, à l’instant, sans retard,

Voyons, une arme, un fer, une épée, un poignard.

CHEREA.

Mais enfin d’où te vient cette haine empressée ?

AQUILA.

Tu ne comprends donc pas ? C’était ma fiancée,

Cette sœur de César, cette jeune Stella,

Et moi ! c’est moi qui suis son amant, Aquila !...

Moi dont l’aveuglement l’a ramenée à Rome,

Pour la livrer en proie aux désirs de cet homme ;

Moi qui, pour la sauver, n’ai que quelques instants ;

Vite donc... un poignard ! Dépêche-toi... j’attends !

MESSALINE.

Non pas, Gaulois... Crois-tu ta maîtresse fidèle ?

AQUILA.

Oh ! si je le crois !...

MESSALINE.

Bien ! alors veux-tu près d’elle,

Moi, que je t’introduise, et, comblant tous tes vœux,

La remette en tes bras ?

AQUILA.

Le peux-tu ?

MESSALINE.

Je le peux.

AQUILA, tombant à genoux.

Oh ! fais ce que tu dis... et moi, moi qui dans l’âme

N’ai ni culte ni dieu, je t’adorerai, femme !

MESSALINE.

Viens donc alors.

AQUILA.

Allons !

CHEREA.

Que fais-tu ? quand je tiens

Un complice aussi sûr...

MESSALINE.

Je t’en rendrai deux.

À Aquila en l’entraînant.

Viens !

 

 

ACTE IV

 

Une chambre à coucher. Un lit au fond, deux portes latérales ; à droite, une fenêtre ; à la tête du lit, un grand candélabre à un seul pied ; au pied du lit, une coupe avec de l’eau lustrale. La chambre est soutenue par des colonnes d’ordre dorique.

 

 

Scène première

 

STELLA, seule, à genoux au pied du lit et enveloppée d’un grand manteau rouge

 

Elle écoute avec anxiété.

N’ai-je point entendu du bruit vers cette porte ?...

Quelqu’un ne vient-il pas ?... Ô mon Dieu, pure ou morte !

Non, pas encor !... Seigneur miséricordieux,

Seigneur, ferez-vous moins que n’ont fait de faux dieux ?

Quand, fuyant d’Apollon la poursuite profane,

Daphné tomba mourante en invoquant Diane,

Diane l’entendit, et d’un laurier soudain

L’écorce, chaste armure, enveloppa son sein ;

De même, lorsque Pan d’une course hardie

Allait joindre Syrinx, la nymphe d’Arcadie,

Syrinx, pour échapper aux désirs ravisseurs,

À son aide appela les naïades ses sœurs ;

Et l’on dit qu’aussitôt la nymphe fugitive

Sentit ses pieds lassés s’attacher à la rive,

Et, selon son désir, transformée en roseaux,

Mêla son dernier souffle au murmure des eaux.

En vous donc, Dieu puissant, je me fie et j’espère,

Car les faibles en vous trouvent un second père.

De Moïse au berceau sur le Nil écumant

Vous avez entendu le sourd vagissement ;

Votre souffle sauva de la flamme grondante

Les trois enfants jetés dans la fournaise ardente,

Et votre esprit divin est descendu du ciel

Pour garder des lions le jeune Daniel :

Plus qu’eux à mon secours ma terreur vous convie,

Car ceux-là ne tremblaient, Seigneur, que pour leur vie,

Tandis... Oh ! cette fois, je ne me trompe pas,

J’‘entends du bruit...

Se relevant.

On vient.

Se tordant les bras, et courant à la fenêtre.

Hélas ! Seigneur, hélas !

J’échapperai du moins à son amour infâme,

Adieu, ma mère, adieu. Seigneur, sauvez mon âme !

 

 

Scène II

 

AQUILA, STELLA

 

AQUILA, ouvrant la porte et soulevant la tapisserie.

Stella !

STELLA, se précipitant vers lui.

Mon Aquila !

AQUILA.

Ma Stella !

STELLA, tombant à genoux.

Dieu puissant !...

AQUILA.

Ma Stella ! mon amour ! ma lumière ! mon sang !

STELLA.

Vous m’avez exaucée en ma douleur amère,

Soyez béni, Seigneur !...

Se relevant.

Et ma mère, ma mère ?

AQUILA.

Ta mère, ma Stella, nous la retrouverons ;

Mais d’abord il faut fuir...

STELLA.

Crois-tu que nous pourrons ?

AQUILA.

Je l’espère : une femme, ou plutôt un génie,

Ayant pris en pitié mon ardente agonie,

À travers cent détours, par un obscur chemin,

M’a jusqu’à cette porte amené par la main,

Cette femme pourra, sans doute, inaperçue,

Nous reconduire encor par cette même issue,

Et nous fuirons alors...

STELLA.

Où ?

AQUILA.

N’importe !... au hasard,

Pourvu que nous mettions entre nous et César

Quelque chaîne élevée ou quelque mer profonde,

Les Alpes, l’Océan, et, s’il le faut, un monde.

STELLA.

Alors, pas un instant à perdre.

AQUILA.

Non, suis-moi.

Essayant d’ouvrir.

Par le Styx ! cette porte...

STELLA.

Est refermée ?...

AQUILA.

Oui... Voi !

STELLA.

Peut-être seulement est-elle difficile,

Et va-t-elle céder ?...

AQUILA.

Inutile ! inutile !

Ô malheur ! oh ! voilà de tes coups imprévus !

STELLA.

Mais comment se peut-il ?

AQUILA.

Nous aurons été vus,

Et César...

STELLA.

Oh ! tais-toi, tu doubles mes alarmes.

AQUILA.

Nous tient tous deux...

STELLA.

Tous deux !

AQUILA.

Et sans armes, sans armes !

STELLA.

Mon frère, mon ami, ne désespérons pas.

AQUILA, apercevant la seconde porte.

Oui, cette porte, vois...

Essayant d’ouvrir.

Fermée encore.

STELLA.

Hélas !

AQUILA.

N’est-il donc nulle issue ? Attends, cette fenêtre...

Par elle nous pourrons nous échapper peut-être.

STELLA.

Impossible !

AQUILA.

Et pourquoi, puisqu’elle est sans barreaux ?

STELLA.

Des soldats sont placés dans la cour.

AQUILA.

Des bourreaux !

Ah ! nous sommes maudits !...

STELLA.

Frère !

AQUILA.

Plus d’espérance.

STELLA.

Frère, écoute-moi donc.

AQUILA.

Infernale souffrance !

STELLA.

Aquila, pour mourir je te croyais plus fort.

AQUILA.

Stella, si je n’avais à craindre que la mort !

Mais sous mes yeux, peut-être, aux bras de cet infâme

Te voir...

STELLA.

Écoute-moi, pauvre et débile femme

Qui voudra me tuer n’a pas besoin de fer,

Et me peut de ses mains aisément étouffer.

AQUILA.

Que dis-tu ?

STELLA.

Jure-moi...

AQUILA.

Stella !

STELLA.

Qu’à l’instant même

Où cette porte...

AQUILA.

Assez...

STELLA.

Si mon Aquila m’aime,

Doit-ii pas préférer ma mort au déshonneur ?

AQUILA.

Oh !

STELLA.

Mourir de ta main, ce serait un bonheur !

AQUILA.

Tais-toi.

STELLA.

Mon Aquila, songe...

AQUILA.

C’est un vertige !

STELLA.

Que c’est le seul moyen, le seul...

AQUILA.

Tais-toi, te dis-je,

Tais-toi.

STELLA.

Donne-lui donc, ô puissant Jéhovah,

Ta force... car je sens que la mienne s’en va.

Sanglotant.

Mon Dieu, mon Dieu, mourir !...

AQUILA, lui relevant la tête.

Oui, nous mourrons sans doute ;

Mais, avant de mourir...

STELLA.

Tu me fais peur.

AQUILA.

Écoute :

Que le dernier instant de notre dernier jour,

Stella, soit tout entier réservé pour l’amour.

Il la prend dans ses bras.

STELLA, se retirant.

Que dis-tu ? que fais-tu ?

AQUILA.

Dans cette heure suprême,

Si tu m’aimes...

STELLA.

Eh bien, achève... Si je t’aime ?

AQUILA.

Et si, jusqu’à ce jour, pur et religieux.

Ton amour virginal fut béni par les dieux,

Eh bien, que cet amour, bravant la mort jalouse,

À cette heure se change en un amour d’épouse ;

Et, puisqu’il faut mourir, Stella, plus de regrets,

Plus rien que le bonheur, et le néant après !...

STELLA, se dégageant de ses bras.

Malheureux ! cette nuit de lumière suivie,

Que tu crois le néant, c’est la seconde vie ;

C’est le jour éternel qui n’a point de couchant,

L’espérance du juste et l’effroi du méchant !

AQUILA.

C’est le royaume obscur des déités funèbres.

STELLA.

Ô pauvre âme aveuglée et pleine de ténèbres !

La tombe est la barrière où Dieu séparera

De qui le méconnut celui qui l’adora ?

AQUILA.

Eh bien, puisque ton Dieu, par une loi barbare,

Change en crime l’erreur... puisque ton Dieu sépare

Ce que la terre en vain tenta de rapprocher,

Que ton Dieu de mes bras vienne donc t’arracher !...

STELLA, inspirée.

Que plutôt pour toujours sa bonté nous rassemble,

Et qu’au pied de son trône il nous emporte ensemble.

AQUILA.

Ensemble pour toujours, au ciel, au sombre lieu,

Partout où tu voudras, mais ensemble !...

STELLA.

Ô mon Dieu,

Vous le voyez, l’aveugle entr’ouvre la paupière,

Et, dans l’ombre perdu, marche à votre lumière.

AQUILA.

Mais ne m’as-tu pas dit... ?

STELLA.

Qu’à l’heure du trépas

Mon Dieu punissait ceux qui ne l’adoraient pas ;

Mais pour nous sa justice, égale et tutélaire,

A des trésors d’amour ainsi que de colère,

Et, toujours équitable, il fit l’éternité,

Comme de son courroux, fille de sa bonté !

Mon Aquila, mon frère, écoute : à l’instant même,

Tu m’as, pauvre insensé, demandé si je t’aime ?

Eh bien, dans ce moment terrible et solennel,

Oui, je t’aime, Aquila, d’un amour éternel !

Éternel, car je veux que l’heure du supplice,

Loin de nous séparer, pour toujours nous unisse.

Oh ! le Seigneur m’inspire et seconde mes vœux ;

Il me donne sa force... Écoute-moi : je veux

Que mon Dieu soit le tien, ma croyance la tienne,

Afin qu’au ciel encor ta Stella t’appartienne.

AQUILA.

Se peut-il ?

STELLA.

Qu’eût été ce bonheur d’un instant

Près du bonheur sans fin qui là-haut nous attend ?

Qu’eût été cette ardeur éphémère et coupable

Auprès de cet amour immense, inépuisable,

Dont Dieu, pour remplacer l’autre amour qui n’est plus...

AQUILA.

Mais je suis païen, moi !

STELLA.

Qu’importe, si ton âme

Est prête à s’allumer à la céleste flamme ?

Qu’importe, si tu veux te sauver aujourd’hui ?

AQUILA.

Mais, pour être sauvé, que faut-il ?

STELLA.

Croire en lui.

AQUILA.

Écoute, je ne sais si ce Dieu qui t’inspire

Jamais des autres dieux renversera l’empire.

Si cette éternité promise à notre amour

Fut de tout temps, ou bien doit exister un jour,

Et si de mon ardeur l’inextinguible flamme,

Quand mon cœur sera mort, doit revivre en mon âme.

Mais je sais, en échange, ô Stella, que je crois

À tout ce que tu dis avec ta douce voix ;

Que je veux sur nous deux que le même coup tombe,

Afin de partager l’avenir de ta tombe,

Et que c’est ou ta nuit ou ton jour qu’il me faut

Pour dormir ici-bas ou m’éveiller là-haut.

STELLA.

Eh bien donc, puisqu’il plaît au Seigneur, qui m’envoie,

De te conduire au ciel, ami, par cette voie,

Et que la pauvre femme à qui son jour a lui,

Néophyte d’hier, est apôtre aujourd’hui ;

Puisque, pour enseigner la sublime croyance,

L’intention suffit où manque la science ;

Puisqu’il daigne abaisser son œil divin sur nous,

Je vais l’interroger.

AQUILA.

Je t’écoute.

STELLA.

À genoux.

Crois-tu que de mon Dieu la puissance féconde

Ait par sa volonté du néant fait le monde ?

AQUILA.

Oui.

STELLA.

Crois-tu que le Christ, Sauveur prédestiné,

Conçu de l’Esprit saint, d’une Vierge soit né ?

AQUILA.

Oui.

STELLA.

Crois-tu que, versé par sa mort volontaire,

Son sang ait racheté les crimes de la terre ?

Et crois-tu que, pour nous étendu sur la croix,

Il souffrit et mourut ?... Le crois-tu ?

AQUILA.

Je le crois.

STELLA.

C’est bien. Fils exilé de la céleste enceinte,

Je te baptise au nom de la Trinité sainte.

Fermé par l’ignorance et rouvert par la foi,

Chrétien, le ciel t’attend...

Voyant la porte s’ouvrir et César qui paraît.

Martyr, relève-toi !

 

 

Scène III

 

AQUILA, STELLA, CALIGULA, LES FLAMINES, LES LICTEURS

 

AQUILA.

L’empereur !

STELLA.

Ô mon Dieu, voilà l’heure venue !

CALIGULA.

Ah ! de tant de vertu la cause est donc connue ?

Notre pudeur, le jour, s’effarouche aisément,

Mais, la nuit, s’apprivoise aux bras d’un autre amant.

J’en suis aise.

AQUILA.

César, pas de soupçon infâme :

Ce n’est pas ma maîtresse.

CALIGULA.

Et qu’est-elle ?

AQUILA.

Ma femme !

CALIGULA.

Alors en vain Vesta voudrait la secourir.

C’est ta femme ?

AQUILA.

Oui.

CALIGULA.

Tant mieux ! elle pourra mourir.

AQUILA.

Mourir ?

STELLA, sur la poitrine d’Aquila.

Hélas ! mon Dieu !

AQUILA.

Mourir, et pour quel crime ?

Parce que, respectant une ardeur légitime,

Elle a, par ses soupirs, ses larmes, sa pudeur,

Repoussé de César l’incestueuse ardeur !

Auguste, ton aïeul, ce grand maître en justice,

Eût mis l’apothéose où tu mets le supplice !

Car il se souvenait qu’aux jours républicains

Le poignard de Lucrèce a tue les Tarquins !

CALIGULA.

Tu te trompes, Gaulois, César n’a point de haine ;

César sait trop comment réduire une inhumaine !...

Il réserve le fer pour les Brutus !... d’accord !...

Mais, pour les Danaés, il fait pleuvoir de l’or !

Si, prenant en dédain une faveur si haute,

Cette enfant aujourd’hui n’eût commis d’autre faute

Que celle que tu dis, par moi-même honorés,

Et son nom et ses jours m’eussent été sacrés ;

Mais un plus grand forfait l’a faite criminelle,

Et c’est l’impiété que je poursuis en elle.

STELLA.

En moi l’impiété ?

CALIGULA.

De la Gaule en ce lieu

N’as-tu pas rapporté le culte d’un faux dieu ?

STELLA.

Tu blasphèmes, César... C’est le Dieu véritable !

CALIGULA.

Prêtres, vous l’entendez... Emmenez la coupable.

AQUILA.

Punis-moi donc aussi ; car ce Dieu, c’est le mien,

Et, depuis un instant, César, je suis chrétien.

STELLA.

Ne t’avais-je pas dit que notre Dieu rassemble ?

AQUILA.

Que béni soit le Dieu pour qui l’on meurt ensemble !

CALIGULA.

Ensemble ? Oh ! que non pas, et César s’entend mieux,

Enfant, que tu ne crois, à bien venger les dieux !

AQUILA.

Que dis-tu ?

CALIGULA.

Qu’à ton gré quelque autre eût fait peut-être,

Mais qu’en torture, moi, je suis un plus grand maître.

AQUILA.

Infâme !

STELLA.

Au nom du ciel, mon Aquila, tais-toi !

CALIGULA.

Oh ! de l’art des bourreaux j’ai fait étude, moi !

Et ne commettrai pas cette faute infinie

De vous faire à tous deux une seule agonie :

Je sais ce qu’au vivant le mourant fait souffrir,

Et qu’on meurt mille fois en regardant mourir !

STELLA, à Aquila.

Je ne suis qu’une femme... exauce ma prière.

AQUILA.

Que veux-tu ?

STELLA.

Permets-moi de mourir la première.

CALIGULA.

Enfant, César est bon, il t’accorde ton vœu ;

Rends-lui grâce !

AQUILA.

Stella !... mais où donc est ton Dieu ?

STELLA.

Silence !

AQUILA.

De nos bras ose rompre la chaîne,

Viens...

CALIGULA.

Licteurs, séparez le lierre du chêne !

Un Licteur lève sa hache entre les deux jeunes gens. Stella recule précipitamment. Aquila reste les bras étendus vers elle.

STELLA.

Ah !

Les Flamines s’emparent d’elle et les Licteurs d’Aquila.

AQUILA.

Démons de l’enfer !

STELLA.

Ma mère, ma mère !... Ah !...

Ma mère, au nom du ciel, secourez-nous !...

AQUILA, se débattant.

Stella !

CALIGULA.

Attachez cet esclave, emmenez cette femme.

AQUILA.

Infâme !

CALIGULA.

Obéissez.

AQUILA.

Infâme !

CALIGULA.

Allez.

AQUILA.

Infâme !

STELLA.

Adieu donc, mon époux !... Adieu, ma mère, adieu !

Nous nous retrouverons à la droite de Dieu !

Les Prêtres entrainent Stella par la porte qui est près de la fenêtre.

 

 

Scène IV

 

CALIGULA, AQUILA, LICTEURS

 

AQUILA, qu’on attache à une colonne.

De plaintes et de pleurs si ton âme est avide,

César, va voir mourir une femme timide ;

Car tu n’as plus ici. César, à torturer

Qu’un homme qui ne sait se plaindre ni pleurer.

CALIGULA.

Peut-être, en cherchant bien, trouvera-t-on des armes

Qui de ce roc brisé feront jaillir des larmes !

AQUILA.

Eh bien, éprouve donc alors, tigre insensé,

Qui, des bourreaux ou moi, sera plus tôt lassé !

CALIGULA.

Jamais dans un défi César ne se hasarde

Qu’il ne soit sûr de vaincre...

AQUILA.

Eh bien, j’attends.

CALIGULA, ouvrant la fenêtre.

Regarde !

AQUILA.

Stella ! Stella marchant au supplice... Stella...

Devant moi... sous mes yeux... Grâce, Caligula !

Grâce !... ordonne plutôt qu’à sa place je meure !

Oh ! vois, comme un enfant, je supplie et je pleure !

Pour ces tortures-là j’étais mal résigné.

Oh !

CALIGULA, riant.

Qu’en dis-tu, Gaulois ? Je crois que j’ai gagné !

Il sort ; les Licteurs le suivent.

 

 

Scène V

 

AQUILA, puis JUNIA, puis MESSALINE

 

AQUILA.

Et lié... garrotté, sans pouvoir la défendre !

La voir... Oh ! c’est affreux ! Mon Dieu, daignez m’entendre !

Mon Dieu, secourez-nous ! Elle approche !... voilà

Que le licteur... À moi !... Prends sa hache... Stella !...

Quelqu’un... Oh ! par pitié, que je meure avec elle !

À moi !... César... Phœbé... Junia...

JUNIA, dans la coulisse.

Qui m’appelle ?

AQUILA.

Ô ma mère, est-ce toi ? Viens !... accours !...

JUNIA, à la porte à droite.

Me voici.

AQUILA.

Ma mère...

JUNIA.

Où donc es-tu ?

AQUILA.

Par ici, par ici !

Prends ton poignard et coupe à l’instant cette corde ;

Coupe !

S’élançant vers la fenêtre.

Stella !

JUNIA, reconnaissant sa fille au milieu des Licteurs.

Stella !

AQUILA.

Trop tard !

JUNIA.

Miséricorde !

Aquila referme vivement la fenêtre ; Junia et lui restent un instant immobiles, sans parler ; puis Aquila ramasse les cordes qui l’ont attaché, Junia le poignard qu’elle a laissé tomber.

AQUILA.

Malheur à toi, César !

JUNIA.

César, malheur à toi !

AQUILA, cherchant autour de lui.

Où nous cacherons-nous pour le tuer ?

MESSALINE, soulevant la tapisserie de la porte.

Chez moi !

 

 

ACTE V

 

Le triclinium de César. À gauche du spectateur, une table et trois lits sur lesquels sont couchés, couronnés de fleurs, César, ayant à sa gauche Claudius, et à sa droite le comédien Apelle ; autour des Convives, de jeunes Esclaves vêtus de blanc avec des ceintures d’or, et tenant à la main des serviettes de pourpre : des Nymphes de Cérès pour apporter le pain ; des Bachantes pour verser à boire ; an fond, des Esclaves circulant, précédés par des torches. La chambre où la scène se passe est entourée d’arcades cintrées s’étendant circulairement jusqu’au quatrième plan ; chaque arcade, ouverte au lever du rideau et laissant apercevoir les immenses appartements du Palatin, peut se refermer, quand on en fait retomber les tapisseries, de manière à ramener la scène aux proportions d’une chambre ordinaire. Au fond, sur une estrade de trois marches, un lit de repos ; aux deux côtés, deux portes. À gauche de l’acteur, un trépied où brûlent des parfums.

 

 

Scène première

 

CALIGULA, CLAUDIUS, APELLE, UN CORYPHÉE, une lyre à la main

 

Le Coryphée est monté sur une estrade.

LE CORYPHÉE.

L’hiver s’enfuit, le printemps embaumé
Revient suivi des Amours et de Flore ;
Aime demain qui n’a jamais aimé.
Qui fut amant demain le soit encore !

L’hiver était le seul maître des temps
Lorsque Vénus sortit du sein de l’onde ;
Son premier souffle enfanta le printemps,
Et le printemps fit éclore le monde.

L’été brûlant a ses grasses moissons,
Le riche automne a ses treilles encloses,
L’hiver frileux son manteau de glaçons ;
Mais le printemps a l’amour et les roses.

L’hiver s’enfuit, le printemps embaumé
Revient suivi des Amours et de Flore ;
Aime demain qui n’a jamais aimé,
Qui fut amant demain le soit encore.

 

 

Scène II

 

CALIGULA, CLAUDIUS, APELLE, LE CORYPHÉE, MESSALINE, en Bacchante

 

MESSALINE.

Salut à Claudius, le prince du festin !

Salut, César ! je viens, ce falerne à la main,

Plaider auprès de toi la cause de l’automne.

CALIGULA.

Dès que de sa défense elle charge Érigone,

Nous ne la voulons pas condamner au hasard.

Pour elle, que dis-tu ?

MESSALINE.

Tends ta coupe, César.

CALIGULA, après avoir bu.

Un si bon plaidoyer mérite récompense.

MESSALINE.

Que pense donc César, maintenant ?

CALIGULA.

César pense

Qu’entre les deux saisons on veut choisir en vain

Le printemps a l’amour, mais l’automne a le vin ;

Toutes deux ont reçu des faveurs sans pareilles,

Si bien, pour dépouiller les lauriers et les treilles,

Que d’une égale ardeur on attend le retour,

Car l’automne a le vin, mais le printemps l’amour !

MESSALINE.

Par Thémis ! de Minos ce jugement est digne :

Couronnez donc César de roses et de vigne,

Car Bacchus et l’Amour l’ont fait victorieux

Et maître sur la terre, ainsi qu’ils sont aux cieux !...

CALIGULA.

Maintenant, Claudius, toi qui de tout dispose

Comme roi du festin, invente quelque chose ;

Tu nous trouveras prêts à seconder tes vœux.

Voyons, amuse-nous, Claudius, je le veux !

CLAUDIUS, une coupe à la main.

C’est à tort que César à ma verve en appelle

Quand il a près de lui son histrion Apelle.

T’amuser est son art, ordonne, et tu pourras

Le punir à bon droit, s’il ne t’amuse pas !...

APELLE.

César n’a qu’à vouloir, je suis prêt, à voix haute,

À lui dire des vers d’Ennius ou de Plaute ;

Ou, si César préfère en sa tragique ardeur

La triste Melpomène à sa joyeuse sœur,

Qu’il choisisse à son gré de Sophocle ou d’Eschyle.

CALIGULA.

Par Castor ! quelque jour, de Pindare à Virgile,

Je jure de brûler tous ces plats écrivains,

Jusque dans leur tombeau de leurs succès si vains !

Qu’ont-ils donc fait, que d’eux le monde s’entretienne,

Et qu’ils pensent leur gloire être égale à la mienne ?

Ils parlaient ; moi, j’agis !... Leur pouvoir avorté

N’eut que la fiction, j’ai la réalité !

Parfois aux spectateurs, par de feintes alarmes,

Ils ont péniblement fait verser quelques larmes,

Tandis que, moi, d’un mot je commande aux douleurs

De me faire couler ce que je veux de pleurs !

Leur talent à grand’peine emplissait un théâtre,

Tandis que sur mes pas une foule idolâtre

Se presse dans le cirque immense, où pour acteurs

J’amène des lions et des gladiateurs !

Ils ont d’un faux trépas effrayé le coupable,

Tandis que, quand j’ai soif d’un trépas véritable,

À mon festin, muette et le front menaçant,

Je fais asseoir la Mort, convive obéissant,

Qui, lorsqu’arrive l’heure, impassible se lève

Pour verser le poison ou pour tirer le glaive !...

Où vas-lu, Claudius ?...

CLAUDIUS.

César, il m’a semblé

Qu’en la chambre voisine on m’avait appelé.

CALIGULA.

Eh ! non, tu te trompais, personne ne t’appelle.

Eh bien, que fais-tu donc ? tu ne bois pas, Apelle ?

Et cependant pour vin nous avons du nectar

Pour échanson Hébé !

MESSALINE.

Tends ta coupe, César !

CALIGULA, à Apelle.

Écoute : de ton art, malgré ton habitude,

Je veux te faire faire une nouvelle étude !

Que l’on m’aille chercher ces deux républicains

Que l’on a pris hier criant : « Mort aux Tarquins !... »

Un Esclave sort.

Et, demain, dans Médée ou dans Iphigénie,

Tu pourras sur la leur régler ton agonie.

 

 

Scène III

 

CALIGULA, CLAUDIUS, APELLE, LE CORYPHÉE, MESSALINE, CHEREA

 

CALIGULA.

Ah ! te voilà, tribun ?

CHEREA.

Oui, César, c’est mon tour,

Cette nuit, au palais de voilier jusqu’au jour,

Et je viens demander à mon auguste maître

Le mot d’ordre.

CALIGULA.

Bacchus et Cupidon.

CHEREA.

Peut-être

Le divin empereur a-t-il encor pour moi

D’autres commandements ?

CALIGULA.

Oui, prends ce verre et boi.

Et vous qui, le front ceint de pampres et d’acanthes,

Nous versez ce doux vin, ô mes belles bacchantes,

Vous, nymphes de Cérès, dont les corbeilles d’or

Nous offrent de vos champs le nourrissant trésor ;

Vous enfin, compagnons de Flore et de Zéphire,

Qui du printemps pour nous avez pillé l’empire,

Tandis que nous buvons, effeuillez sous vos doigts

Les roses de Pœstum qui fleurissent deux fois,

Et bercez notre ivresse à la molle harmonie

De vos chants cadencés au mode d’Ionie.

MESSALINE, à demi-voix, à Cherea.

Le sort, mon Cherea, par la main nous conduit.

CHEREA.

Que dis-tu ?

MESSALINE.

Tout est prêt.

CHEREA.

Pour quand ?

MESSALINE.

Pour cette nuit.

CHEREA.

Ton espérance, alors, n’a point été trompée ?

MESSALINE.

Non. Et tout maintenant dépend de ton épée.

CHEREA.

Mais ces deux compagnons qui, secondant mon bras,

M’avaient été promis ?

MESSALINE.

Attends, tu les auras.

LE CORYPHÉE.

De roses vermeilles
Nos champs sont fleuris,
Et le bras des treilles
Tend à nos corbeilles
Ses raisins mûris.

Puisque chaque année,
Jetant aux hivers
Sa robe fanée,
Renaît couronnée
De feuillages verts ;

Puisque toute chose
S’offre à notre main,
Pour qu’elle en dispose,
Effeuillons la rose,
Foulons le raisin.

Car le temps nous presse
D’un constant effort !
Hier, la jeunesse,
Ce soir, la vieillesse,
Et, demain, la mort.

Étrange mystère !
Chaque homme à son tour
Passe solitaire
Un jour sur la terre ;
Mais pendant ce jour...

De roses vermeilles
Nos champs sont fleuris,
Et le bras des treilles
Tend à nos corbeilles
Ses raisins mûris.

 

 

Scène IV

 

CALIGULA, CLAUDIUS, APELLE, LE CORYPHÉE, MESSALINE, CHEREA, ANNIUS, SABINUS, vêtus d’une tunique noire, le corps ceint d’une corde, et couronnés de verveine

 

CALIGULA, les voyant entrer.

Changez vos chants de joie en hymnes funéraires.

Voici venir, trahis par les destins contraires,

Deux Gracques, deux Brutus, frères infortunés,

Qui cinquante ans trop tard par malheur étaient nés,

Et pour qui, dans nos temps, tout n’eût été que doute

S’ils ne m’eussent, hier, rencontré sur leur route

Pour réparer l’erreur commise par le sort,

En faisant avancer de cinquante ans leur mort !

ANNIUS.

Et pourquoi faire trêve à vos chansons joyeuses ?...

Nos âmes de la mort sont plus ambitieuses

Que les vôtres, à vous, jamais ne le seront

De ces jours où chaque heure amène son affront !

Quand notre liberté, par le sang reconquise,

Vous laisse au pied l’anneau des chaînes qu’elle brise,

Gardez, sur notre sort loin de vous attendrir,

Vos chants les plus joyeux pour ceux qui vont mourir.

CALIGULA.

Sur mon âme, j’éprouve une joie infinie

De voir en nos désirs une telle harmonie ;

Et la chose est si vraie, amis, que je vous veux

Accorder à chacun le dernier de vos vœux.

Demandez.

SABINUS.

Quant à moi, mon âme est satisfaite.

Par curiosité, je m’étais mis en tête

De voir, avant ma mort, au reste indifférent

Quelle bête féroce était-ce qu’un tyran.

Je l’ai vue à loisir, et c’est, chose certaine,

Un animal qui tient du tigre et de l’hyène.

CHEREA.

Malheureux !

CALIGULA.

Laisse-les, le moment n’est pas loin

Où... de ce que je dis tu seras le témoin,

Ils voudront racheter chaque parole amère

Par les jours de leurs fils et le sang de leur mère !

Mais il sera trop tard, car mon courroux sur eux

Terrible et sans pitié descendra.

CHEREA.

Malheureux !

CALIGULA, à Annius.

Maintenant, que veux-tu, toi, pour faveur dernière ?

ANNIUS.

Une coupe et du vin.

CALIGULA.

J’exauce ta prière.

Bois à qui tu voudras, et c’est moi, sans retard,

Qui le ferai raison.

MESSALINE.

Tends ta coupe. César.

ANNIUS, prenant la coupe, et l’élevant au-dessus du trépied.

Pâles divinités, vous à qui chaque tombe

Rend, ainsi qu’un tribut, toute chose qui tombe,

Contre Caïus César, à cette heure écoutez

Mes imprécations, pâles divinités !

Au moment de mourir, libre, je me dévoue

Aux tourments d’Ixion lié sur une roue,

De Tantale explorant l’eau qu’il ne peut toucher,

De Sisyphe roulant son éternel rocher,

Pourvu que même sort tous les deux, nous rassemble,

Et qu’au gouffre profond nous descendions ensemble.

Pour rendre sans retour ma résolution,

Ô mânes, recevez cette libation

Où je mêle, à ce vin versé dans une fête,

La verveine funèbre arrachée à ma tête,

En signe que j’unis, par un dernier effort,

La joie à la douleur, et la vie à la mort !...

Pause.

Malheur à toi, César !... à mes désirs propice,

L’enfer, qui nous attend, reçoit mon sacrifice ;

La preuve en est ce feu qui reprend son ardeur ;

Malheur à toi, César ! malheur à toi, malheur !...

CALIGULA, prenant un couteau, et s’apprêtant à franchir le lit.

Puisque les dieux, vers qui tu fais vœu de descendre,

T’attendent, Annius, ne les fais pas attendre,

Et dis-leur aujourd’hui que, frappé de ma main,

Tu viens leur annoncer qu’ils me verront demain.

MESSALINE, l’arrêtant.

Que fais-tu ? Ce trépas pour une telle injure

Est trop doux !... À qui donc gardes-tu la torture,

Lorsqu’un homme à ce point t’insulte et peut mourir

Comme un autre mourrait, d’un coup et sans souffrir ?

CALIGULA, s’arrêtant.

Ô démon de l’enfer, oh ! que pour la vengeance

Ton cœur avec le mien est bien d’intelligence !

Mais quel autre de nous sera digne, et par qui

Leur ferons-nous donner la torture ?

MESSALINE, montrant Cherea.

Par lui.

CHEREA.

Par moi, César ?

CALIGULA.

Par toi !

CHEREA.

Mais...

CALIGULA.

Fais ce que j’ordonne.

MESSALINE, bas, à Cherea.

Prends-les donc, insensé, quand César te les donne,

Prends, ou bien à nos yeux César les frappe ; prends,

Et venge-nous tous deux... Comprends-tu ?

CHEREA, bas, à Messaline.

Je comprends !

Haut.

Pour moi, ta volonté. César, est absolue !

ANNIUS.

Celui qui va mourir, Auguste, te salue.

CALIGULA.

Nous verrons si toujours tu conserves ce ton.

ANNIUS.

Je tâcherai, César... Au revoir, chez Pluton !

 

 

Scène V

 

CALIGULA, CLAUDIUS, APELLE, LE CORYPHÉE, MESSALINE

 

Claudius a disparu à la fin de l’imprécation.

CALIGULA, debout et chancelant.

Messaline !

MESSALINE.

Que veut mon empereur auguste ?

CALIGULA.

Messaline, leur mort était-elle pas juste ?

Dis-moi...

MESSALINE.

Jamais trépas ne fut mieux mérité.

CALIGULA.

N’importe, de leur vœu je suis épouvanté !

On dit, quand nous poursuit une telle menace,

Qu’il faut sacrifier sur l’heure à notre place,

Celui de nos parents qui nous touche le plus.

Si j’essayais...

MESSALINE.

Comment ?

CALIGULA.

Où donc est Claudius ?...

MESSALINE.

Que bien plutôt César efface dans l’ivresse

Ce souvenir fatal dont la crainte le presse.

CALIGULA.

Non, je veux Claudius... Le vin est impuissant

À me désaltérer... Qu’on me verse du sang !

MESSALINE.

Claudius n’est plus là !

CALIGULA.

Qu’on le trouve et qu’il meure.

MESSALINE.

Eh bien, soit, il mourra, plus tard... Mais voici l’heur

Où, les cheveux trempés des larmes de la Nuit,

Le Sommeil, fils des dieux, sur la terre conduit

Ces mensonges si doux auxquels on aime à croire,

Et qui sortent pour toi par la porte d’ivoire.

Cesse de te soustraire à son charme puissant,

Dors, mon noble empereur.

CALIGULA, tombant sur le lit.

Du sang ! du sang ! du sang !

LE CORYPHÉE, à la tête du lit.

César a fermé la paupière,
Au jour doit succéder la nuit ;
Que s’éteigne toute lumière,
Que s’évanouisse tout bruit !...

À travers ces arcades sombres,
Enfants aux folles passions,
Disparaissez comme des ombres,
Fuyez comme des visions.

Allez, que le caprice emporte
Chaque âme selon son désir,
Et que, close après vous, la porte

Ne se rouvre plus qu’au plaisir.

Tous disparaissent. Les rideaux retombent.

 

 

Scène VI

 

CALIGULA, couché, MESSALINE, au pied du lit

 

MESSALINE.

C’est bien ! va dans la nuit traîner, foule servile,

Les lambeaux de l’orgie au travers de la ville ;

Quand paraîtra le jour à l’orient vermeil,

César aura dormi de son dernier sommeil !

Car la garde imprudente à la porte placée,

Distraite par le bruit de ta joie insensée,

Sans s’en apercevoir, a vers César qui dort,

En ouvrant au Plaisir, laissé passer la Mort !

Allons, te voilà donc enfin pris dans le piège !

Voilà qu’un double rang de meurtriers t’assiège,

Et voilà que ma main, se refermant sur vous,

Victime et meurtriers, va vous étouffer tous !

 

 

Scène VII

 

CALIGULA, couché, CLAUDIUS, soulevant la tapisserie, puis AQUILA et JUNIA

 

CLAUDIUS.

Que va-t-il se passer, et quelle fête infâme

Aux démons de la unit prépare cette femme ?

Elle a, je crois, tout bas, parlé dans sa fureur,

D’assassins menaçant les jours de l’empereur !

En le frappant, quel est leur but, leur espérance ?

Est-ce un autre esclavage ? est-ce la délivrance ?

Oh ! si je pouvais fuir avant que leur regard

Arrivât jusqu’à moi... Malheur ! il est trop tard !

De l’alcôve, sans bruit, le rideau se soulève...

Ne suis-je point en proie à quelque horrible rêve ?

Aquila et Junia paraissent pendant ces derniers vers, l’un à la tête, l’autre au pied du lit.

Non... non... tout est réel !

AQUILA, reposant sur son piédestal la lampe, qu’il a prise pour regarder César.

C’est lui.

Étendant la main vers Junia, qui fait un mouvement pour frapper.

Femme, attends-moi.

Il passe la corde autour du cou de Caligula. Junia, lui appuie le poignard sur le cœur.

JUNIA.

Réveille-toi, César !

AQUILA.

César, réveille-toi !

CALIGULA, se dressant tout debout.

Qui m’appelle ?

JUNIA.

Moi.

AQUILA.

Moi.

CALIGULA.

D’où vous vient cette audace

D’entrer ici ?

AQUILA.

César, regarde-nous en face.

JUNIA.

Moi, je suis Junia.

AQUILA.

Moi, je suis Aquila ;

Moi, le fiancé...

JUNIA.

Moi, la mère de Stella.

CALIGULA.

Que voulez-vous tous deux à de semblables heures ?

AQUILA.

Ne t’en doutes-tu pas ? Nous voulons que tu meures.

CALIGULA.

À moi !

AQUILA.

Comme nos cœurs, César, les murs sont sourds.

CALIGULA, saisissant le bras de Junia.

Tu te trompes : on vient... Au secours, au secours !

JUNIA, essayant de dégager son bras.

Malheur !

CALIGULA.

Non, Jupiter ne veut pas que je meure.

Ils viennent.

AQUILA.

De ta mort ils avanceront l’heure,

Voilà tout.

CALIGULA.

Au secours !

JUNIA.

Tes cris sont superflus.

CALIGULA.

Je suis votre empereur.

AQUILA, l’étranglant.

Tu mens, tu ne l’es plus.

Caligula tombe et entraîne Aquila, qui lui met le genou sur la poitrine.

CALIGULA, expirant.

Ah !

AQUILA.

Qui que vous soyez, maintenant je vous brave.

 

 

Scène VIII

 

CALIGULA, CLAUDIUS, AQUILA, JUNIA, CHEREA, ANNIUS, SABINUS, l’épée à la main

 

AQUILA.

Cherea, le tribun !

CHEREA.

Aquila, mon esclave !

ANNIUS.

L’empereur !

SABINUS.

L’empereur !

AQUILA.

Vous cherchez... ?

CHEREA.

Oui, César.

AQUILA, lui montrant le cadavre sur lequel il a le pied.

Je viens de le tuer, vous arrivez trop tard !

SABINUS.

Mort ! et ce n’est pas nous !

CHEREA.

Amis, pensons à Rome,

Notre but est atteint. Honneur à toi, jeune homme !

Honneur à qui nous rend la vieille liberté !

AQUILA, s’éloignant.

De Rome ni de vous je n’ai rien mérité,

Laissez-moi.

CHEREA.

Mes amis, avant que le jour brille,

Soyons maîtres de tout.

JUNIA.

Ô ma fille ! ma fille !

CHEREA.

Toi, cours au Capitole, et toi, cours au sénat ;

Moi, je répands le bruit de cet assassinat.

Dans un but arrêté que chacun de nous sorte.

 

 

Scène IX

 

CALIGULA, CLAUDIUS, AQUILA, JUNIA, CHEREA, ANNIUS, SABINUS, PROTOGÈNE, paraissant sur le seuil de la porte à droite

 

PROTOGÈNE.

Pas un ne franchira le seuil de cette porte.

CHEREA.

Qui nous empêchera ?

Tous les rideaux se relèvent ; les Meurtriers de César se trouvent entourés par la Garde germaine.

PROTOGÈNE.

Voyez.

ANNIUS.

Par Jupiter !

Nous sommes entourés par un cercle de fer.

CHEREA.

Messaline !

PROTOGÈNE.

Soldats, emmenez les coupables,

Et précipitez-les des remparts.

CHEREA.

Misérables !

On les emmène.

LES SOLDATS.

Claudius ! Claudius ! oui, vive Claudius !

Claudius est le seul successeur de Caïus !

La couronne est à lui ! Ce soir, pendant la fête,

Il nous a fait compter deux cents deniers par tête.

Qu’il soit nommé César après Caligula

Où donc est Claudius ? Claudius !...

MESSALINE, entrant et tirant le rideau qui le cache.

Le voilà.

CLAUDIUS, entraîné par les Soldats.

Oh ! ne me tuez pas...

PROTOGÈNE, le faisant monter sur le bouclier d’or, et s’inclinant le premier devant lui.

Sur nous que César règne,

Que chacun comme un dieu le respecte et le craigne,

Qu’il soit de l’univers la gloire et la terreur !

CLAUDIUS.

À moi l’empire !

MESSALINE.

À moi l’empire et l’empereur ! 

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