Le Comte Hermann (Alexandre DUMAS Père)

Drame en cinq actes et un épilogue.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Historique, le 22 novembre 1849.

 

Personnages

 

LE COMTE HERMANN DE SCHAWEMBOURG

LE BARON KARL DE FLORSHEIM

LE DOCTEUR FRITZ STURLER

LE BARON FRANTZ DE STAUFFENBACH

LE PRINCE ÉLIM DEMBINSKI, jeune Russe

LE VICOMTE AMÉDÉE D’HORNOY, jeune Français

WALTHER DE THORKILL

DE FALK, conseiller du grand-duc de Bade

STURLER PÈRE, directeur des Bains

WILDMANN, garde-chasse

GEORGES, domestique

HUBERT, domestique

UN CROUPIER

UN GARÇON D’HÔTEL

MARIE DE STAUFFENBACH

MARTHE, sa nourrice

 

 

PRÉFACE

 

Cette préface, contre toutes les habitudes reçues, est faite la veille de la représentation de la pièce, au lieu d’être faite le lendemain.

Elle offrira, par conséquent, cet avantage de renfermer la pensée de l’auteur tout entière et pure de ces modifications qu’introduit de force dans son esprit la chute ou le succès de son œuvre.

Cette œuvre est donc encore, pour lui comme pour le public, la vierge à la robe blanche et à la couronne de lis qu’aucun contact humain n’a souillée, l’ange chaste descendu du ciel sur les ailes de sa pensée, et qui va, demain, ou rester ici-bas dans la fange de la chute, ou remonter là-haut avec l’auréole du succès.

Hélas ! depuis le mois de février 1829, époque où l’auteur du Comte Hermann a fait représenter son premier drame, bien des événements ont passé, emportant les hommes et les choses ; et celui qui écrit ces lignes, appuyé sur les deux croyances qui ne l’ont jamais quitté un seul instant, – sa foi en Dieu et sa foi dans l’art, – a déjà vu tomber trois trônes que ce que l’on appelle les hommes d’État croyaient aussi enracinés dans la terre, aussi inébranlables, aussi éternels que ces sombres et mystérieux monuments que bâtissaient, entre Memphis et Alexandrie, les pharaons égyptiens et les courtisanes du Nil.

Ainsi, Napoléon mourant à Sainte-Hélène, Charles X mourant à Gratz, Louis-Philippe vivant à Claremont, ont passé tour à tour devant l’enfant rêveur, devant le jeune homme ivre d’espérance, devant l’homme plein de réalités, pour lui dire : « Aucune puissance n’est éternelle ici-bas que la puissance de l’art. »

L’art, qui, pareil à l’oiseau de l’Éthiopie, se fait, s’il se sent vieillir, un bûcher de ses propres œuvres, et, des flammes de ce bûcher, sort plus jeune et plus resplendissant que jamais.

L’auteur du Comte Hermann est un de ceux qui ont tout essayé au théâtre. Quarante drames joués en vingt ans lui ont permis – il le croit du moins – de sonder cet abîme dont si peu ont touché le fond, et que l’on appelle le caprice du public. Il sait que ce caprice n’est point un effet du hasard ; il sait que cette foule, comme les moissons, comme les forêts, comme les flots, comme tout ce qui se courbe enfin, se courbe sous une chose invisible, plus puissante qu’elle. Pour les moissons, pour les forêts, pour les flots, cette chose invisible, c’est l’haleine du vent ; pour la foule, cette chose invisible, c’est le souffle de Dieu.

Il y a des époques où un peuple est calme comme un lac. Il y a des époques où un peuple est tempétueux comme un océan. – La voix qui parlera à ce peuple sera-t-elle toujours la même ? – Non, elle aura un accent pour le calme, un accent pour la tempête.

Voilà pourquoi l’auteur du Comte Hermann, quand on lui a dit : « Faites-nous, en 1849, un drame comme vous en faisiez en 1832, un drame simple, intime et passionné, comme Angèle et Antony, » a répondu :

– Oui, je vous ferai un drame simple, intime et passionné, comme Antony et comme Angèle ; seulement, les passions ne seront plus les mêmes, parce que l’époque où nous vivons est différente, parce que l’âge où j’écris est différent, parce que j’ai passé à travers ces passions que j’ai décrites, parce que j’en ai mesuré le vide, parce que j’en ai sondé la folie, parce qu’à cette heure enfin, je revois la vie de l’autre côté de l’horizon.

Il y a des temps où la société, pleine d’agitation et de doute, devine qu’elle va au gouffre, sent qu’on la pousse à l’abîme. Alors, comme dans un bâtiment qui sombre et où toute manœuvre devient inutile, chacun suit la pente de son instinct. Les uns descendent vers la bête, les autres essayent de remonter à Dieu. Ceux-ci se gorgent d’eau-de-vie, de rhum, de gin, et font de l’heure suprême une orgie ; ceux-là s’agenouillent, espèrent et prient ; puis, au milieu de ces grandes divisions que le péril opère dans l’espèce humaine, il y a quelques esprits étranges qui rêvent l’impossible, une apparition, un miracle, une alliance avec l’inconnu !

Ainsi, c’était un temps pareil à celui-là que le temps où apparurent Cagliostro et Mesmer. On sentait trembler sous soi le vaisseau de l’État ; on sentait qu’un courant fatal poussait le vieux monde à sa perdition ; on voyait, debout et sombre à l’horizon, le rocher contre lequel il allait se briser. Et les uns chantaient comme Dorat, Parny et Demoustier ; les autres priaient comme Chateaubriand, et quelques-uns, enfin, désireurs de l’impossible, aspiraient à la vie matérielle, comme Cagliostro, à la vie spirituelle, comme Mesmer.

Tous attendaient la tempête.

Ainsi, c’était encore une époque analogue à celle que nous venons de décrire, que cette période de 1830 à 1834, pendant laquelle furent écrits les drames d’Antony et d’Angèle. Il y avait quelque chose qui flottait en l’air, – le dernier soupir de Byron, peut-être, – et qui jetait une incertitude profonde dans les esprits, un doute mortel dans le cœur. Cette fois encore, on sentait frémir le pont du bâtiment sous les pieds des passagers ; c’était à notre tour de faire orgie. Lamennais n’était point encore l’abbé Rouge : il priait. – Saint-Simon et Fourier, ces Cagliostro et ces Mesmer du XIXe siècle, rêvaient leur monde impossible et inconnu.

Comme 1780 allait à 1793, – 1830 allait à 1848 ; c’est-à-dire au but proposé par le Seigneur à tout grand peuple : à l’unité, à la liberté, à la fraternité.

Et que l’on nous comprenne bien : par le mot fraternité, nous n’entendons pas ici cette fraternité de corps de garde que des badigeonneurs, aux gages de tribuns ivres, écrivent avec de la boue rougie sur les murailles criblées de balles d’une ville encore chaude de l’émeute. Non ; – nous entendons cette grande fraternité des peuples qui ne connaît pas ces limites idéales qu’en langage politique on appelle frontières, qui traverse les fleuves en flottant sur les eaux comme l’esprit du Seigneur, qui s’élève au-dessus des montagnes comme l’aigle, qui n’a d’autre horizon que les horizons, – périple infini du monde que les rois retardent parfois dans sa course, mais ne sont pas assez puissants pour distraire de son but.

Nous sommes arrivés à ce temps, ou, du moins, celui qui écrit ces lignes, prenant le relais pour le terme du chemin, croit y être arrivé. Il avait donc raison de dire, à son point de vue, qu’il ferait un drame simple, intime et passionné, comme Antony, et comme Angèle,– mais mouvementé par d’autres passions.

En effet, Angèle, c’est le rêve du matérialiste : d’Alvimar s’enivre, chante et meurt.

En effet, Antony, c’est le rêve du fou : Antony rêve, croit à l’impossible et meurt.

Tous deux meurent maudits, tous deux meurent damnés.

Dans le Comte Hermann, au contraire, au lieu de l’amour physique, au lieu de la brutalité matérielle, la chasteté d’une femme et le dévouement d’un homme sont appelés à produire ces effets d’émotions et de larmes que, quinze ans auparavant, l’auteur a demandés à d’autres passions. L’effet sera-t-il aussi puissant ? Il l’espère.

Antony et d’Alvimar, avons-nous dit, meurent maudits et damnés.

Vous verrez demain comment meurt le comte Hermann.

 

Alex. DUMAS.

21 novembre 1849.

 

 

ACTE I

 

Le salon de conversation à Baden-Baden.

 

 

Scène première

 

STURLER, GEORGES

 

STURLER, à Georges, qui dresse une table à droite.

Encore un couvert. Ces messieurs sont quatre : le prince Élim, M. le conseiller de Falk, M. Walther de Thorkill, et M. le vicomte Amédée d’Hornoy. Bien ! Maintenant, dites au chef de faire servir à onze heures précises.

 

 

Scène II

 

STURLER, KARL DE FLORSHEM

 

KARL, sur le seuil de la porte ; costume de voyage, des bottes poudreuses aux pieds, un fouet à la main. Il parle dans la coulisse a quelqu’un qu’on ne voit pas.

À merveille !... Je vous ai insulté, n’est-ce pas, monsieur ? C’est dit, c’est convenu : vous avez le choix des armes. Voici ma carte ; je me tiens à la disposition de vos témoins. Je ne puis pas mieux dire, j’espère !

Se retournant.

Bonjour, papa Sturler.

STURLER.

Qu’y a-t-il donc, monsieur, s’il vous plaît ?

KARL.

Rien, absolument rien.

STURLER.

C’est qu’il me semblait avoir entendu...

KARL.

Oh ! vous avez mal entendu, mon cher monsieur.

STURLER, étonné.

Pardon, mais vous me faites l’honneur de me parler...

KARL.

Comme à un vieil ami, n’est-ce pas ?... Voyons, regardez-moi en face.

STURLER.

Monsieur, je vous regarde, et, en effet, il me semble...

KARL.

Vous ne me reconnaissez pas ?

STURLER.

Si fait !... attendez... Mais vous êtes...

KARL.

Allons donc !

STURLER.

Vous êtes... vous êtes... Dieu me pardonne, vous êtes le baron Karl de Florsheim !

KARL.

Dieu n’a rien à vous pardonner, mon cher ami ; car vous avez dit la vérité... Un peu bruni, n’est-ce pas ?... Dame, que voulez vous, mon cher Sturler ! il faut vous en prendre au soleil de Montevideo et de Buenos-Aires.

STURLER.

Oh ! alors, si vous êtes le baron Karl de Florsheim, vous pouvez me donner des nouvelles de votre oncle, le comte Hermann.

KARL.

Et des plus fraîches, même, mon bon Sturler... Je l’ai quitté il y a une heure, et, dans dix minutes, il sera ici.

STURLER.

Mais, en ce cas, Fritz, mon enfant... ?

KARL.

Eh bien, Fritz, votre enfant, vous allez le revoir... Soyez heureux, pauvre père !

STURLER.

Comment !... là ?... ici ?... dans un instant ?... Ah ! c’est à ne pas croire !

KARL.

Croyez !... c’est si bon de croire au bonheur !

STURLER.

Merci, merci, monsieur Karl... Mais, avant toute chose, M. le comte est-il content de Fritz ?

KARL.

Oh ! comme médecin, enchanté... Il lui a rendu d’énormes services, et, malheureusement, il est appelé à lui en rendre encore.

STURLER.

Comment ! la santé de M. le comte... ?

KARL.

Déplorable, mon cher Sturler... Depuis une blessure qu’il a reçue en duel à Montevideo, il a, de temps en temps, et à chaque émotion un peu forte qu’il éprouve, des crachements de sang qui le tuent... Cela fait notre désespoir à tous. Nous le ramenons en Europe. Fritz prétend que l’air natal lui fera du bien.

STURLER.

Pardon, monsieur Karl, mais vous disiez que le comte Hermann était content de Fritz comme médecin. Serait-il mécontent de lui comme homme ?

KARL.

Non. C’est un charmant compagnon, au contraire, que votre fils. Dame, un peu sceptique, un peu matérialiste, un peu athée. Mais, que voulez-vous ! on ne fait pas de l’anatomie pendant trois ans sans laisser le meilleur de sa croyance au bout de son scalpel.

STURLER.

Oh ! le malheureux !... Je le disais encore aujourd’hui à sa fiancée : « Ce qui lui manque, ce n’est pas la volonté, ce n’est pas l’élude, ce n’est pas la science, c’est la foi ! »

KARL.

Cependant, mon cher Sturler, il faut bien qu’il ait foi en quelque chose, puisqu’il se marie.

STURLER.

Eh bien, croyez-moi si vous voulez, monsieur Karl... mon Dieu, c’est peut-être mal à moi de dire cela de mon fils, de mon unique enfant... mais ce mariage... si noble, si belle, si pure que soit sa fiancée, j’ai peur que ce ne soit qu’un calcul d’ambition, une combinaison de fortune... Cette amitié, voyez-vous, d’un simple étudiant, du fils d’un pauvre maître d’auberge comme moi avec un jeune seigneur comme M. Frantz de Stauffenbach, cache quelque pacte connu d’eux seuls. M. de Stauffenbach est joueur, il mange son patrimoine, il a d’impérieux besoins d’argent.

KARL.

Eh bien, votre fils est-il assez riche pour fournir à ses besoins ?... Non ; il ne peut y avoir entre eux d’autre pacte qu’une liaison d’Université... Je ne crois pas à tous ces calculs dans les hommes de notre âge, mon cher Sturler. La jeunesse a ses défauts, des passions plutôt que des vices ; mais elle a aussi ses qualités.

STURLER.

Fritz n’a jamais été jeune !

KARL.

Ah çà ! mais, mon cher Sturler, c’est vous qui accusez votre fils, et c’est moi qui le défends... En vérité, nous intervertissons les rôles.

STURLER.

C’est vrai ; excusez-moi, monsieur Karl.

KARL.

Vous êtes tout excusé... Revenons à mon oncle. Vous avez un logement pour lui, n’est-ce pas ?

STURLER.

Un logement pour le comte Hermann ?... Toute la maison, s’il la désire.

KARL.

Oh ! vous comprenez Lien que nous ne voulons déranger personne ; néanmoins, je désire que le comte soit logé à son goût et selon ses habitudes. Voilà pourquoi j’ai pris les devants.

STURLER, à demi-voix.

Cette idée ne lui est pas venue, à lui, de me revoir un quart d’heure plus tôt.

KARL, continuant.

Donnez-moi donc un de vos garçons pour me conduire dans l’hôtel, et je choisirai ce que je croirai convenable.

STURLER.

Oh ! par exemple ! je vais moi-même...

KARL.

Non pas, c’est chose inutile. Tenez, ces messieurs ont affaire à vous, je crois.

Il montre Walther et Amédée d’Hornoy, qui sont entrés pendant la conversation.

Puis vous oubliez que votre fils va venir, et qu’en montant avec moi, vous ne serez pas là pour le recevoir.

STURLER.

Bon monsieur Karl, il pense à tout, lui !

À un Domestique.

Georges, accompagnez M. le baron, montrez-lui ce qu’il y a de logements vacants dans cet hôtel.

Karl s’éloigne, salue les étrangers et sort.

 

 

Scène III

 

STURLER, WALTHER DE THORKILL, AMÉDÉE D’HORNOY, puis ALBERT DE FALK et LE PRINCE ÉLIM, puis GEORGES

 

WALTHER.

Pardon, mon cher Sturler, mais je viens d’entendre nommer le comte Hermann...

STURLER.

Oui, par son neveu, qui m’annonce son retour.

AMÉDÉE.

Qu’est-ce que c’est que ça, le comte Hermann, Walther ?

WALTHER.

On voit bien que c’est la première fois que vous venez en Allemagne, vicomte.

AMÉDÉE.

Pourquoi cela ?

WALTHER.

C’est comme si je vous demandais, à vous, Français, ce que c’est qu’un Armagnac ou un Guise, s’il vous restait des Guises ou des Armagnacs.

AMÉDÉE.

Vieille noblesse, alors que cet Hermann ?

WALTHER.

Qui remonte à Arminius, voilà tout.

DE FALK, entrant.

De qui parlez-vous ? Ce n’est pas d’Hermann de Schawembourg ?

WALTHER.

Si fait, c’est de lui en personne.

DE FALK.

Est-il donc ici ?

WALTHER.

Non ; mais ii va y être dans un instant.

AMÉDÉE.

Est-il de vos amis, monsieur de Falk ?

DE FALK.

Eh ! nous sommes des compagnons d’Université... Nous avons étudie ensemble à Heidelberg. Et vous, Thorkill, le connaissez-vous ?

WALTHER.

Non ; mais nos aïeux se sont connus en 1337, heureusement pour votre serviteur, qui ne serait pas venu au monde sans cette circonstance.

ÉLIM, entrant à son tour.

Ces diables d’Allemands ! ils vous parlent du XIVe siècle comme s’ils étaient encore au temps de l’empereur Maximilien.

WALTHER.

Cela vous étonne, vous autres Russes, qui êtes nés d’hier ; aussi êtes-vous tous princes... tandis que, nous autres, nous sommes tout simplement gentilshommes... Il est vrai que c’est depuis six cents ans que nous le sommes.

AMÉDÉE.

En réalité, quel homme est-ce que votre comte Hermann ?

DE FALK.

Quel homme ? Je vais vous le dire, vicomte : c’est la chevalerie du XVe siècle unie à la courtoisie du XVIIIe ; c’est l’accomplissement de toutes les qualités qui font, de l’homme, le roi de la création : courage, loyauté, poésie... Grâce à son immense fortune, fortune transmise par des fidéicommis, conservée par des majorats, il a visité le monde entier, tout vu, tout tenté, tout osé, tout usé... Maintenant, il use sa vie.

WALTHER.

Comment cela ?

DE FALK.

Oui, il s’en va mourant... de je ne sais quelle maladie de poitrine... d’une blessure, dit-on ; mais mourant comme un homme qui n’a rien à regretter ici-bas et rien à craindre là-haut. Son neveu, le baron Karl, sera l’héritier d’une douzaine de millions éparpillés sur la surface du globe, en Allemagne, en Amérique, dans l’Inde... Si le comte fût né au moyen âge, à l’époque des grandes aventures, c’eût été un héros à la manière de Gœtz de Berlichingen ou de Jean des Bandes-Noires... Partout où l’on a tiré un coup de fusil depuis qu’il est homme, il y a été attiré par l’odeur de la poudre : en Espagne, en 1823 ; en Grèce, en 1826 ; en Afrique, en 1832... Partout il a risqué sa vie avec cette insouciance qui impose au fer et au feu... Eh ! pardieu ! si vous doutez, demandez plutôt à Sturler, qui, à chaque parole que je prononce, approuve de la tête. N’est-ce pas, Sturler, que tout ce que je dis sur le comte est vrai ?

STURLER.

Oui, bien certainement, monsieur le conseiller, que j’approuve tout ce que vous dites ; car vous ne dites pas le quart de ce que le comte Hermann mérite qu’on dise de lui.

Au Domestique, qui rentre.

Eh bien, M. Karl a-t-il trouvé ce qu’il désirait ?

GEORGES.

Il prend le pavillon tout entier.

STURLER.

Et cela suffit ?

GEORGES.

À ce qu’il paraît... Seulement, il a oublié de vous recommander le déjeuner du comte ; mais il espère en votre diligence pour réparer cet oubli.

ÉLIM, s’approchant.

Un déjeuner ! Mais en voilà un tout préparé, mon cher Sturler.

STURLER.

Oui ; seulement, c’est le vôtre, messieurs.

ÉLIM.

Nous pouvons proposer au comte de le partager avec nous... Il a dû parfois, dans ses voyages, manger en plus mauvaise compagnie.

DE FALK.

J’appuie la proposition.

WALTHER.

Et moi, je me charge de la présenter.

AMÉDÉE.

Bravo !

STURLER.

Cela tombe à merveille, car je crois que le voilà.

WALTHER.

Allons, vite, maître Georges ! deux couverts de plus : un pour l’oncle, l’autre pour le neveu.

STURLER.

Tu entends ? Moi, je cours au-devant de mon fils.

 

 

Scène IV

 

WALTHER, AMÉDÉE, DE FALK, LE PRINCE ÉLIM, LE COMTE HERMANN, FRITZ, STURLER, TOUTE UNE SUITE PRINCIÈRE

 

HERMANN.

Eh ! tenez, voilà votre fils, on vous le rend sain et sauf, mon cher Sturler.

STURLER, ouvrant les bras.

Vous permettez, monsieur le comte ?

HERMANN.

Si je permets qu’un fils embrasse son père, qu’il n’a pas vu depuis trois ans ?... En vérité, ce serait fâcher Dieu que de dire non. Allons donc, Fritz,

Il pousse le jeune homme.

moins de respect et plus de cœur !

STURLER.

Mon enfant, mon cher Fritz ! mon fils bien-aimé !...

FRITZ.

Mon père, croyez que je suis heureux de vous revoir.

HERMANN.

Voilà une belle phrase, et il n’y a rien à y redire... Eh bien, Fritz, les anges aimeraient mieux une pauvre larme, si petite qu’elle fût... Enfin, chacun ne peut donner que ce qu’il a... Moi, Sturler, je te donne ton fils. À moins de quelque chose d’extraordinaire, mon cher Fritz, je vous rends votre liberté pour toute la journée.

STURLER, baisant la main d’Hermann.

Merci, monsieur le comte... Oh ! viens, mon cher Fritz, viens me conter tout ce qui t’est arrivé depuis trois ans... Sais-tu que je n’ai reçu que deux lettres de toi, une du Havre et l’autre de Rio-de-Janeiro.

Il sort.

 

 

Scène V

 

WALTHER, AMÉDÉE, DE FALK, LE PRINCE ÉLIM, LE COMTE HERMANN

 

HERMANN, les suivant des yeux.

C’est juste, il faut que les choses soient ainsi : la nature regarde en avant. Après tout, peut-être sera-t-il à son tour un bon père.

Il se retourne et aperçoit les trois convives tenant chacun à la main un verre de vin du Rhin. Thorkill, le plus proche du Comte, en tient deux.

Pardon, messieurs, j’étais tout entier à la joie de notre hôte... Veuillez agréer mes excuses.

WALTHER, présentant son verre à Hermann.

Monsieur le comte, refuserez-vous de faire raison au toast que nous allons porter ?

HERMANN.

Quel est ce toast, messieurs, je vous prie ?

WALTHER.

Le voici : À l’heureux retour du comte Hermann dans son pays natal !... Aux beaux et longs jours que doit promettre la patrie à l’un de ses plus nobles enfants !

HERMANN.

Ce serait par trop discourtois de ma part si je n’accueillais ce toast avec la plus cordiale reconnaissance... Merci donc, messieurs, et Dieu vous rende en félicités répandues sur vous et sur les vôtres le souhait de bonheur que vous venez de faire ! Maintenant, puis-je savoir ce qui me mérite de votre part une si gracieuse réception ?

WALTHER.

Comte, nous ne nous sommes jamais vus ; mais, pour peu que vous soyez familier avec l’histoire de vos ancêtres, si glorieusement mêlée à celle de la vieille Allemagne, mon nom ne doit pas vous être tout à fait inconnu... Je m’appelle Walther de Thorkill.

HERMANN.

Vous avez raison, monsieur, et notre connaissance est d’autant plus respectable, qu’elle date de 1337.

ÉLIM.

Vous avez déjà dit cela, Thorkill ; mais vous ne nous avez pas raconté dans quelles conditions cette connaissance s’était faite.

HERMANN.

Voici l’histoire en deux mots, messieurs : Un de mes ancêtres, Hermann Théoderic de Schawembourg, conspira contre l’empereur Charles IV, et entraîna dans sa conspiration trois aventureux compagnons comme lui. Tous quatre furent pris et condamnés à être décapités... C’était leur droit : ils étaient non-seulement gens d’épée, mais encore de vieille noblesse. L’empereur voulut assister au supplice... Était-ce pour leur faire honneur ? était-ce pour être certain qu’ils fussent bien exécutés ? La chronique ne le dit pas... Mais tant il y a, messieurs, que cette présence amena un résultat inattendu... Hermann de Schawembourg était déjà agenouillé et attendait le coup mortel, lorsqu’il aperçut l’empereur et fit signe de la tête qu’il avait quelque chose à demander. « Parle, dit l’empereur. – César, daigne m’accorder une grâce, fit Hermann. – Oui, pourvu que ce ne soit pas la tienne. – Permets que je sois décapité le premier. – Je le permets, répondit l’empereur. – Permets que mes compagnons soient rangés en ligne à trois pas l’un de l’autre : le premier à trois pas de moi, le second à six, le troisième à neuf. – Je le permets. – Permets enfin que ni mes pieds ni mes mains ne soient liés pétulant l’exécution. – Je le permets encore ; mais où veux-tu en venir ? – Voici, magnifique césar, dit Hermann : si, la tête tranchée, je me relève et vais toucher du doigt le premier de mes complices, lui fais-tu grâce ? – Oui. – Si, du premier, je vais au second et le touche du doigt, lui fais-tu grâce encore ? – Oui. – Enfin, si, du second, je vais au troisième et le touche aussi du doigt, lui fais-tu grâce toujours ? – Oui. – J’ai la parole impériale ? – Foi de césar ! – C’est bien. » Alors, sur un signe de l’empereur, le bourreau délia les pieds et les mains du condamné. Hermann aussitôt s’agenouilla ; puis, après une courte prière : « Dieu soit avec moi ! dit-il, frappe !... » À peine avait-il prononcé ce mot, que l’épée de l’exécuteur flamboie et que la tête saute. Mais, aussitôt, le comte Hermann se relève, et, corps sans tête, va toucher du doigt l’un après l’autre ses trois compagnons ; puis il demeura debout, comme s’il attendait que l’empereur tînt sa parole. « C’est bien, comte Hermann, dit l’empereur, ils ont leur grâce. » Et, alors seulement, le comte Hermann tomba... De là l’homme à la tête tranchée que nous portons dans nos armes... « Traditions, chroniques, fables ! » direz-vous... N’importe, messieurs ! c’étaient des hommes géants que ceux sur lesquels on faisait de pareils récits, tandis que nous... oh ! nous ! j’ai bien peur qu’aux yeux de la postérité nous ne soyons de misérables nains... Votre main, baron de Thorkill.

DE FALK.

Ne ferez-vous pas le même honneur à un homme dont les relations avec vous datent simplement de 1817 ?

HERMANN, le regardant.

Ah ! en vérité, c’est vous, mon cher de Falk ?

Embrassant le Conseiller.

Permettez, messieurs, nous sommes deux vieux compagnons d’Université, deux étudiants de Heidelberg. Nous avons plus d’une fois manié la rapière l’un contre l’autre... Voilà une cicatrice qui lui vient de moi, et j’ai là une écorchure qui me vient de lui... Enchanté de vous avoir rencontré, mon cher de Falk. Je ne vous demanderai pas de me présenter à ces messieurs, qui me connaissent déjà ; mais faites-moi la grâce de me présenter ces messieurs, que je ne connais pas encore.

DE FALK.

Le prince Élim... M. le vicomte d’Hornoy...

HERMANN.

Prince, je crois avoir eu l’honneur de connaître votre père à Varsovie. Il commandait un régiment de la garde.

ÉLIM.

C’est vrai, monsieur.

HERMANN.

Vicomte, je vous demanderai votre amitié pour mon neveu, qui est, non pas un étudiant de Heidelberg, mais un élève du collège Henri IV.

AMÉDÉE.

Mais nous avons déjà fait sa connaissance, ou à peu près, monsieur le comte ; nous étions là quand il est arrivé, et c’est de sa bouche que nous avons appris votre retour.

DE FALK.

Et cette connaissance sera complète, mon cher comte, si vous acceptez pour vous et pour lui place à notre table et part à notre déjeuner.

HERMANN.

Soit, et avec le plus grand plaisir, mon cher de Falk ; qui sait si nous ne serons pas encore vingt ans sans nous revoir ?... La dernière fois que nous nous vîmes, vous vous le rappelez, mon cher conseiller... le souvenir est triste... c’était dans une verte prairie, au pied d’un échafaud sanglant.

AMÉDÉE.

Au pied d’un échafaud ?

HERMANN.

C’était le 24 mai 1820. On exécutait Sand, le pauvre Sand ! il avait vu Kotzebue plus grand qu’il n’était, et il l’avait tué... Nous étions là tous : vous, de Falk, Grudner, Hammerstein, deux mille autres encore... Quand la tête tomba, nous nous écriâmes au martyre, puis nous nous précipitâmes pour tremper nos mouchoirs dans le sang fraternel, tout cela en hurlant : « Mort aux tyrans de l’Allemagne ! Vive la liberté du monde !... » C’était guerre déclarée à tous les princes, à tous les rois, à tous les empereurs ? Qu’êtes-vous devenu, mon cher de Falk ? Vous êtes, je crois, conseiller du grand-duc de Bade... Qu’est devenu Grudner ? Je l’ai rencontré à Paris, ambassadeur du roi de Prusse, il me semble... Qu’est devenu Hammerstein ? J’ai lu je ne sais où qu’il était ministre de l’empereur... Que suis-je moi-même, et qu’est-ce que ce ruban que je porte à ma boutonnière ?... Pauvre Sand ! pauvre martyr ! pauvre fou ! Mourez donc pour un peuple, ou sacrifiez-vous donc à une idée ! Vingt ans après votre mort, il ne reste pas un des deux mille mouchoirs qu’on a trempés dans votre sang... ou, s’il en reste, ils servent, redevenus blancs comme la neige, à épousseter sur les souliers des courtisans la poussière des antichambres. Mais, par exemple, il reste des conseillers auliques, des ambassadeurs, des ministres... Les ministres, les ambassadeurs et les conseillers auliques sont éternels.

Au Garçon.

Mon ami, prévenez M. Karl de Florsheim qu’il est attendu ici pour déjeuner.

GEORGES.

Justement, monsieur le comte, je le cherchais.

HERMANN.

Vous le cherchiez ?

GEORGES.

Deux officiers bavarois désirent lui parler... Voici leurs cartes.

HERMANN.

Donnez.

Il regarde les cartes.

Priez le baron de descendre à l’instant même ; il doit être dans son appartement.

Le Domestique sort.

Excusez-nous, messieurs ; nous arrivons à l’instant et nous sommes dans les embarras d’un retour.

 

 

Scène VI

 

WALTHER, AMÉDÉE, DE FALK, LE PRINCE ÉLIM, LE COMTE HERMANN, KARL

 

KARL.

Vous me demandez, mon oncle ?

HERMANN.

Oui, d’abord pour te présenter à ces messieurs, qui veulent bien partager leur déjeuner avec nous.

KARL, saluant.

Messieurs...

HERMANN.

Ensuite, pour te remettre ces deux cartes.

Il le regarde.

Ce sont celles de deux officiers bavarois.

KARL.

Ils sont là ?

HERMANN, le regardant toujours.

Oui, ils t’attendent.

KARL.

Bien, merci ; je me doute pour quel motif ils sont venus.

HERMANN, l’arrêtant.

Rien de sérieux ?

KARL.

C’est selon ; je vous dirai cela tout à l’heure. Seulement je ne puis ni ne dois les faire attendre... Messieurs, je reviens.

Il sort.

AMÉDÉE.

Faites comme si nous étions de vieux amis, baron.

 

 

Scène VII

 

WALTHER, AMÉDÉE, DE FALK, LE PRINCE ÉLIM, LE COMTE HERMANN

 

DE FALK.

Maintenant, mon cher comte, nos craintes sont-elles fondées ? On assure que, depuis certaine blessure que vous avez reçue, votre santé est devenue mauvaise.

HERMANN.

Oui, en effet, on assure cela.

DE FALK.

Comment, on assure ?...

HERMANN.

Sans doute ; c’est fort ennuyeux d’avoir à s’occuper de sa santé. Moi, j’ai donné ma démission de malade. Cela ne me regarde plus.

AMÉDÉE.

Et qui cela regarde-t-il ?

HERMANN.

Cela regarde mon médecin, le docteur Fritz Sturler, le fils de notre hôte. On me l’a recommandé comme un praticien très savant ; seulement, le praticien n’avait pas de pratiques. Je l’ai fait surintendant de ma santé avec douze mille livres de rente tant que je vis, et six mille après ma mort. Il a donc tout intérêt à ce que je vive ; aussi me soigne-t-il à merveille. Oh ! ce n’est pas une sinécure que sa place, je vous en réponds.

WALTHER.

En effet, monsieur le comte, de Falk nous disait que vous étiez d’un caractère fort aventureux... courant après le danger comme un autre court après la fortune ou après le plaisir.

HERMANN.

Je vous répondrai, mon cher monsieur Walther, ce que Shakespeare fait répondre à César : « Le danger et moi sommes deux lions nés le même jour ; seulement, je suis l’aîné. » Ah ! mon Dieu, croyez-moi, messieurs, il n’y a pas grand mérite à être brave, quand on est à peu près seul sur la terre ; quand on a épuisé les honneurs que donne un grand nom, les plaisirs que donne une grande fortune ; quand on a laissé de la société ce qu’elle a de mauvais ; quand on a pris ce qu’elle a de bon ; quand, en faisant le tour du monde, ou à peu près, on s’est trouvé dix fois face à face avec la mort dans le combat, avec Dieu dans la tempête. Je ne sais ni où, ni quand, ni dans quelle condition je mourrai ; mais, je vous le dis, si à l’heure de ma mort, Karl, mon seul parent et ma seule affection, est là pour me serrer la main, je passerai de ce monde à l’autre sans une larme, sans un regret, sans un soupir, sans demander, à ce Dieu qui m’appellera un jour, une heure, une seconde au delà du temps fixé.

ÉLIM.

Mais vous êtes jeune encore, comte.

DE FALK.

Trente-huit ans à peine.

HERMANN.

C’est vrai ; mais, vous le savez, l’existence se mesure, non par les jours révolus, mais parles émotions éprouvées. Raphaël et Byron, morts à trente-huit ans, ont plus vécu que tel vieillard qui s’est couché dans une tombe centenaire ; à la dernière heure, ce sont les souvenirs qui mesurent le temps ; or, bons ou mauvais, j’ai amassé grand nombre de souvenirs.

WALTHER.

Et cette blessure dont vous souffrez est sans doute un de ces souvenirs-là ?

HERMANN.

Oui, et même un des plus terribles... C’était à Montevideo... J’avais pris pour maîtresse une de ces belles créatures de sang mêlé, une de ces descendantes des Portugais et des anciens maîtres de la côte, une fille de la terre, comme on dit là-bas... On l’appelait Juana... Un soir, je la vis pâle et tremblante ; elle me dit qu’un chef de chasseurs des pampas, son ancien amant, était revenu à Montevideo, et qu’elle craignait pour elle et pour moi. Je souris, et j’essayai, mais inutilement, de la rassurer... Elle avait de longs cheveux noirs, d’un noir de jais, près desquels tous les autres cheveux paraissaient blonds ; des cheveux qui tombaient jusqu’à terre... Elle insista pour que je les coupasse et que je les prisse avec moi. Je refusai... À minuit, je la quittai. Un homme était embusqué à l’angle de la maison voisine de la sienne et me suivit jusque chez moi, mais silencieusement, sans insultes, sans attaque... Le lendemain, on m’éveilla en me disant qu’un chef de chasseurs passait et repassait à cheval devant le seuil de ma porte, et qu’une partie de la population de Montevideo était rassemblée sous mes fenêtres. Je me levai et jetai les yeux dans la rue. Le chef, dans son plus beau costume de guerre, monté sur un cheval sauvage dressé par lui, passait et repassait effectivement devant ma maison ; mais, au lieu des crins ondoyants de sa queue, le cheval traînait dans la poussière de la rue une magnifique chevelure de femme, avec cette inscription : « Ces cheveux sont les cheveux de la Juana. » Pour toute arme, il n’avait que son couteau de boucanier passé à sa ceinture. Je pris un couteau pareil et un pistolet... Je sortis, je marchai droit à lui ; avec le pistolet, je cassai la tête du cheval ; puis, jetant loin de moi l’arme déchargée, je tirai mon couteau en disant : « Et maintenant, au maître !... » Le maître se débarrassa des étriers, vint à moi, appuya son pied gauche contre mon pied gauche... et alors... alors, je vous le dis, commença un combat à la vue duquel, excepté les combattants peut-être, tout le monde pâlit et trembla. Les deux lames, qui brillaient au soleil, disparurent en même temps ; seulement, la lame de son couteau ne m’avait traversé que le poumon, tandis que la lame du mien lui avait traversé le cœur ; aussi tomba-t-il mort à l’instant même, tandis que, moi, je ne mourrai que dans un temps donné... Fritz vous dira cela... c’est une affaire de chronologie... Ce récit vous paraît étrange, n’est-ce pas ? De pareilles aventures sont un peu en dehors de nos mœurs, a nous autres, hommes du Nord... Mais, que voulez-vous, messieurs ! il faut bien hurler avec les loups et rugir avec les lions.

À Karl, qui entre et qui lui touche l’épaule.

Que veux-tu, mon cher Karl ?

 

 

Scène VIII

 

WALTHER, AMÉDÉE, DE FALK, LE PRINCE ÉLIM, LE COMTE HERMANN, KARL

 

KARL.

Deux mots, mon oncle.

HERMANN, se levant.

Vous m’excuserez, n’est-ce pas ?

DE FALK.

D’autant mieux, mon cher comte, que le prince Élim et moi sommes forcés de vous quitter, ayant audience du grand-duc à une heure précise.

HERMANN.

Allez, cher. – Prince, à l’honneur de vous revoir.

Les deux personnages qui doivent sortir s’éloignent un instant, accompagnés des deux autres, causent à la porte, et finissent par sortir.

Qu’y a-t-il, Karl ?

KARL.

Une chose dont, avant tout, il ne faut pas vous inquiéter.

HERMANN.

Tu as ramassé quelque méchante affaire ?

KARL.

Oui ; en prenant les devants pour venir préparer les logis, j’ai traversé la promenade, juste au moment où deux femmes, l’une jeune, l’autre âgée, gagnaient leur voiture, qui les attendait au bout de l’allée. Une espèce d’étudiant à moitié ivre, à ce qu’il m’a semblé, suivait les deux femmes en insistant pour que la plus jeune acceptât son bras. Je ne sais si je me trompe, mais il me sembla que celle qui était en butte à cette persécution levait les yeux sur moi et implorait mon secours. Appelé ou non, je poussai mon cheval vers l’insulteur, et, pour attirer son attention, je le touchai du bout de mon fouet à l’épaule.

HERMANN.

Tu as eu tort, Karl... Qui touche, frappe.

KARL.

Aussi s’est-il prétendu offensé ; je ne lui ai pas dénié cette qualité... Je lui ai donné ma carte, pour qu’il sût qui j’étais et m’envoyât ses témoins. Ses témoins sont venus, et ce sont eux qui me faisaient demander.

HERMANN.

Et qu’ont-ils décidé ?

KARL.

Que l’on se battrait à vingt pas, chacun avec ses armes, ou que je ferais des excuses... D’excuses, vous comprenez qu’il ne pouvait en être question ; j’ai accepté les conditions proposées.

HERMANN, d’une voix qui s’altère au fur et à mesure qu’il parle.

Quand le combat doit-il avoir lieu ?

KARL.

Le plus tôt possible, vous comprenez : la discussion a eu lieu sur la promenade ; le duel est sévèrement défendu dans les États du grand-duc.

HERMANN.

Ces messieurs attendent à la porte ?

KARL.

Non pas, mais derrière les murs du parc, où je dois les rejoindre.

HERMANN.

C’est bien ! Fais-toi donner par mon valet de chambre les pistolets à crosse d’ivoire ; ce sont les meilleurs. Tu tirais juste avec eux, n’est-ce pas ?

KARL.

Mais oui.

HERMANN.

Y a-t-il longtemps que tu ne t’es exercé ?

KARL.

Pendant la traversée, j’ai tiré quelques oiseaux fatigués qui venaient se poser sur nos vergues.

HERMANN.

Et tu es content de toi ?

KARL.

J’avais la main bonne.

HERMANN.

Des témoins ?

KARL.

Dame, je n’en ai pas.

HERMANN.

Je m’offrirais bien ; mais, étant trop proche parent avec toi, ton adversaire pourrait me récuser.

KARL, indiquant Walther et Amédée.

Si ces messieurs voulaient me rendre ce service...

HERMANN.

Il faut le leur demander. Va, j’ai deux mots à dire à Fritz.

 

 

Scène IX

 

WALTHER, AMÉDÉE, DE FALK, LE PRINCE ÉLIM, LE COMTE HERMANN, KARL, FRITZ

 

Karl, Walther et Amédée au fond, Hermann et Fritz sur le devant.

HERMANN.

Viens, Fritz, viens.

FRITZ.

Que me dit-on, monsieur le comte ? une discussion, une querelle...

HERMANN.

Chut ! que cela reste entre nous... J’allais vous appeler ; merci d’être venu. Oui, une querelle dans laquelle, Dieu merci, les torts sont du côté de l’adversaire de Karl... Une jeune fille insultée dont il a pris la défense : il vous contera cela. Vous allez l’accompagner sur le terrain, Fritz ; vous ne le quitterez pas d’une seconde... Karl est mon seul parent, vous savez comme je l’aime... C’est plus qu’un neveu pour moi, c’est un fils.

KARL.

Ces messieurs acceptent, comte.

HERMANN.

Merci, messieurs, merci, au nom de mon neveu et au mien.

WALTHER.

Comment donc !

KARL.

Je vais chercher les armes. Je ne fais que monter et descendre ; attendez-moi.

HERMANN.

Vous me le ramènerez sain et sauf, Fritz ?

FRITZ.

Nul ne peut répondre de la direction que prend une balle, monsieur le comte.

HERMANN.

C’est juste ! Logique comme un médecin !

FRITZ.

Mais ce dont je puis vous répondre, c’est qu’en cas de malheur, tout ce que peut faire la science, je le ferai.

HERMANN.

C’est beaucoup ; c’est même tout ce que je puis te demander, Fritz ; mais, tu comprends, dans l’un ou l’autre cas, je veux être averti à l’instant même... Pas de ménagements, pas de détours : la vérité !

FRITZ.

Soyez tranquille... Mais qu’avez-vous ?

HERMANN.

Moi ?... Rien !

FRITZ.

Vous le savez, monsieur le comte, ces émotions vous sont fatales.

HERMANN.

Moi ?... Je ne suis pas ému.

FRITZ.

En attendant, si vous crachiez le sang, pressez un citron dans un verre d’eau, et buvez.

HERMANN.

Merci, Fritz... Ne dis rien à ton père de tout cela, et envoie-le-moi, je veux causer avec lui.

Fritz sort.

Viens ici, Karl. Tu ferais bien d’armer et désarmer plusieurs fois les pistolets pour accoutumer ton doigt à la gâchette. Boutonne ta redingote, qu’on ne voie pas ton gilet blanc ; rentre le col de ta chemise dans ta cravate ; efface tous les points sur lesquels pourrait se fixer l’œil de ton adversaire. Bien, c’est cela...Maintenant, sois brave et calme comme un homme qui a pour lui son bon droit... Embrasse-moi, Karl, et que Dieu te garde !... Messieurs, je vous le recommande ; partage égal pour lui et pour son adversaire des avantages du terrain et des désavantages du soleil... Rien de plus, rien de moins... Allez, messieurs, allez !

Ils sortent.

 

 

Scène X

 

HERMANN, puis LE CROUPIER DES JEUX, JOUEURS, au fond

 

HERMANN.

Pauvre destinée humaine, sur quoi reposes-tu ! Voilà un homme : il a fallu vingt-cinq ans à la nature pour faire le côté matériel, quinze ans à l’éducation pour faire le côté intelligent... Nature et éducation viennent d’arriver enfin à compléter leur œuvre ; cet homme va prendre sa place parmi les autres hommes, il va être époux, il va être père, il va transmettre à des descendants le nom, la vie, la fortune qu’il a reçus d’une longue suite d’aïeux... Cet homme passe sur une place publique, rencontre un étudiant ivre qui insulte une femme ; il prend le parti de cette femme, et voilà l’existence de cet homme qui dépend... de quoi ?... non plus de son intelligence, non plus de sa vertu, non plus de son courage... mais du plus ou moins de fermeté de la main, du plus ou moins de justesse de l’œil de son adversaire... Mon Dieu ! pardonnez à celui qui dirait que votre providence est parfois la sœur du hasard !

On ouvre la porte du fond.

Qu’est-ce que cela ?... Ah ! l’heure du jeu qui arrive.

LE CROUPIER, dans la pièce du fond.

Faites votre jeu, messieurs.

On entend le bruit de l’or.

HERMANN.

La vie, jeu éternel, roulette sans fin, autour de laquelle se succèdent les générations... où les uns jouent leur honneur, les autres leur or, d’autres leur existence !... C’est incroyable comme la crainte rend superstitieux... Quelle idée étrange, et pourquoi se présente-t-elle à mon esprit ?... Voyons...

Il tire un billet de mille francs de son portefeuille et le tord.

Mille francs sur la rouge !

UNE VOIX.

Sur la rouge ?

HERMANN.

Oui... J’ai chance égale.

Apercevant Sturler.

Ah !

 

 

Scène XI

 

HERMANN, LE CROUPIER, JOUEURS, STURLER

 

STURLER.

Comment, vous jouez, monsieur le comte, vous qui ne jouiez jamais ?

HERMANN, agité.

C’est vrai ; mais, depuis quelque temps... que voulez-vous ! je suis devenu joueur.

LE CROUPIER.

Rien ne va plus.

HERMANN.

Eh bien, mon cher Sturler, êtes-vous content ? êtes-vous heureux ?

STURLER.

Oh ! oui, bien heureux ! monsieur le comte. Fritz m’a dit que vous étiez si bon pour lui !

HERMANN.

C’est un savant médecin, et il fera sa fortune... La boule tourne.

LE CROUPIER.

Vingt-neuf, rouge, impair et passe.

HERMANN.

J’ai gagné... C’est bien ! laissez les deux mille francs.

LE CROUPIER.

Sur la rouge ?

HERMANN.

Sur la rouge, oui...

À Sturler.

Mais, voyons, il y a autre chose que la fortune en ce monde... N’était-il pas amoureux, ton fils, Sturler... amoureux d’une jeune personne ?

LE CROUPIER.

Faites votre jeu, messieurs.

HERMANN.

J’ai entendu parler d’une jeune fille qu’il devait épouser à son retour.

LE CROUPIER.

Rien ne va plus.

STURLER.

Oui, justement, monsieur le comte : un ange de bonté et de douceur !... mademoiselle Marie de Stauffenbach.

HERMANN.

Stauffenbach ?... Marie ?... tu dis Marie de Stauffenbach ? Mais c’est un vieux nom, cela !

LE CROUPIER.

Vingt-cinq, rouge, impair et passe.

UNE VOIX.

Rouge gagne.

HERMANN.

Encore ! encore ! Allons, courage, pauvre cœur ; Dieu t’envoie l’espérance... Laissez sur la rouge.

STURLER.

Comme vous êtes agité, comte !

HERMANN.

C’est le jeu ! c’est le jeu ! Tel que vous me voyez, cher Sturler, je suis horriblement joueur.

LE CROUPIER.

Rien ne va plus.

HERMANN.

Ah ! si j’allais gagner trois fois de suite...

Revenant à Sturler.

Un vieux nom, ma foi !... N’y a-t-il pas un frère ?

STURLER.

Oui, un baron Frantz de Stauffenbach... C’est lui qui fait le mariage ; c’est un camarade de Fritz.

HERMANN.

Une alliance très honorable, Sturler, une grande alliance ; je vous en félicite, mon cher Sturler.

STURLER.

Honorable, honorable... Il y a bien des choses à dire... Un jeune homme sans conduite, plein de vices, qui se ruine au jeu, et qui, en ce moment-ci, joue ses derniers louis peut-être...

HERMANN.

Il est là ?

STURLER.

Oui, tenez, ce jeune homme en habit de chasse.

LE CROUPIER.

Trente et un, rouge, impair et passe.

HERMANN.

Rouge gagne ! rouge gagne !... Comprenez-vous, Sturler ? trois fois de suite. Laissez toujours sur la rouge.

Passant à une autre idée.

Non, ce serait tenter Dieu ! N’importe... sur le zéro : j’aurai trente-cinq chances contre moi. Si je perds, cela ne signifiera rien, tandis que, si je gagne...

Haut.

Sur le zéro...

LE CROUPIER.

Les huit mille francs ?

HERMANN.

Les huit mille francs.

LE CROUPIER.

Rien ne va plus.

HERMANN, à Sturler.

Et la fiancée de Fritz, où est-elle ? où habite-t-elle ?

STURLER.

Imaginez-vous qu’elle était ici, monsieur le comte, dix minutes avant l’arrivée de Fritz... Elle était venue à la ville avec son frère et sa nourrice. Un quart d’heure plus tôt, Fritz la trouvait. C’eût été de bon augure, n’est-ce pas ?

HERMANN.

Vous croyez donc aux augures, vous, Sturler ? N’est-ce pas, n’est-ce pas que vous y croyez ?... Oh ! la roulette tourne, elle tourne... mon Dieu ! mon Dieu !

LE CROUPIER.

Zéro !

HERMANN.

Zéro gagne !

STURLER.

Ah çà ! mais vous allez faire sauter la banque : trente-six fois huit mille francs !

HERMANN.

Assez ! assez !... Donnez-moi cet argent ou apportez un plateau plein d’or et de billets... Sturler, Sturler, mon ami, allez porter cet or et ces billets au pasteur voisin. Or et billets, tout est pour les pauvres... Quant au pasteur, dites-lui de prier pour un homme qui court un grand danger dans ce moment-ci. Allez, mon bon Sturler, allez !

 

 

Scène XII

 

HERMANN, LE CROUPIER, JOUEURS, STURLER, FRANTZ

 

FRANTZ, entrant pâle et agité.

Pardon, monsieur... Attendez, Sturler...

Au Comte. 

Je vous ai entendu dire que cette somme était destinée à une bonne œuvre ?

HERMANN.

Oui, monsieur.

FRANTZ.

Pouvez-vous en distraire dix mille francs ?

HERMANN.

Dans quel but ?

FRANTZ.

Je jouais sur la noire, tandis que vous jouiez sur la rouge ; j’ai donc perdu à mesure que vous gagniez. Je suis gentilhomme, monsieur ; je suis le baron de Stauffenbach... Je vous demande dix mille francs sur votre gain ; j’engage mon château comme garantie.

HERMANN.

Monsieur Frantz de Stauffenbach, cet argent appartient aux pauvres ; il m’est donc impossible d’en distraire la moindre partie ; mais ce portefeuille est à moi... Au lieu de dix mille francs que vous me demandez, il en contient vingt mille, pour lesquels j’accepte hypothèque sur votre château de Stauffenbach.

FRANTZ.

Merci, monsieur, merci ! On m’avait bien dit que vous étiez un vrai gentilhomme.

 

 

Scène XIII

 

HERMANN, LE CROUPIER, JOUEURS, STURLER, FRANTZ, KARL

 

KARL, ouvrant la porte.

Mon oncle !

HERMANN.

Karl ! Oh ! l’intention me porte bonheur. Dieu juge les intentions des hommes et les récompense... Porte cet or où j’ai dit, Sturler, porte... Eh bien, mon enfant, comment cela s’est-il passé ?

KARL.

Ma foi, mon oncle, nous avons tiré l’un sur l’autre en même temps... Lui, il m’a manqué ; moi, je l’ai touché je ne sais pas trop où... Je l’ai vu chanceler... Mais j’ai pensé à vous, mon oncle ; je l’ai recommandé à Fritz et je suis accouru.

HERMANN.

Merci, mon cher Karl ! merci, mon enfant !... Maintenant, il faut songer à fuir, il faut...

KARL.

Mon Dieu, qu’avez-vous ? Vous pâlissez !...

HERMANN.

Rien, Karl !... Donne-moi un verre d’eau et la moitié de ce citron.

Il appuie son mouchoir sur sa bouche et reste un instant faible.

KARL.

Ah ! malheureux que je suis !... Voilà !... Bois, bois, bon et cher oncle !

HERMANN.

Ce n’est rien... Bah ! la joie ne fait pas de mal.

Il boit.

Merci, tout va bien... Je disais, mon ami, qu’il n’y avait pas un instant à perdre... Le duel est sévèrement défendu dans les États du grand-duc ; ne t’expose pas à être arrêté ; pars pour mon château de Schawembourg. Dans une heure, tu auras traversé la frontière, et, ce soir, tu seras arrivé...

KARL.

Merci ! merci !

HERMANN.

À propos, où sont tes témoins ?...

KARL.

À la poste, où ils commandent des chevaux... Je les rejoins, c’est convenu, sur la route de Wildbad.

HERMANN.

Invite-les à t’accompagner au château... C’est bien le moins que tu leur offres l’hospitalité.

KARL.

Et vous, mon oncle ?...

HERMANN.

Oh ! sois tranquille, je ne tarderai pas à te rejoindre... Va, prends de l’argent... N’oublie pas ton passeport... Fais-toi accompagner par Blum, je te le donne.

KARL.

Mais vous ?...

HERMANN.

Moi, j’attends Sturler ; je veux savoir si la blessure de ton adversaire est grave. Va, mon ami, va.

KARL.

Au revoir, mon oncle, au revoir.

HERMANN.

Au revoir.

 

 

Scène XIV

 

HERMANN, puis FRANTZ

 

HERMANN, tombant.

Ah ! pauvre machine humaine, à laquelle la joie fait autant de mal que la douleur... Ah ! mon pauvre Karl, à qui donc pourrais-je rendre service pour remercier Dieu ?

FRANTZ.

Monsieur le comte, vous avez déjà une hypothèque de vingt mille livres sur mon château : vous plairait-il de l’acheter tout à fait ? Ce serait une belle dot à donner à Fritz, votre médecin et mon futur beau-frère !

HERMANN.

Combien désirez-vous vendre Stauffenbach, monsieur ?

FRANTZ.

Cent mille livres.

HERMANN.

Mettez-vous là, monsieur et faites-moi votre reçu.

Hermann se met a une table, Frantz à l’autre.

FRITZ, au fond.

Le comte et Frantz chacun à une table... Que font-ils ?

Hermann et Frantz se lèvent et vont l’un à l’autre.

HERMANN.

« M. Heckeren, mon banquier à Baden-Baden, est prié de payer à vue à M. Frantz de Stauffenbach la somme de quatre-vingt mille francs. Comte Hermann. »

FRANTZ.

« Reçu de M. le comte Hermann de Schawembourg la somme de cent mille francs, pour prix de mon château de Stauffenbach, qui, à partir de ce moment, lui appartient avec contenances et dépendances. Frantz de Stauffenbach. » Merci, comte.

HERMANN.

Merci, monsieur. Ah ! c’est toi, Fritz ! Eh bien, notre adversaire ?...

FRITZ.

Blessé légèrement à l’épaule.

HERMANN.

Ah ! tant mieux !... Fritz, nous partons.

FRITZ.

Nous partons, comte ? et où allons-nous ?

HERMANN.

Ma foi, nous allons visiter mon château de Stauffenbach.

FRITZ, joyeux.

Ah !

HERMANN.

Venez-vous avec nous, baron ?

FRANTZ.

Ma foi, non ; j’aime mieux jouer. La fortune me doit une revanche.

HERMANN.

À votre fantaisie.

FRANTZ.

Bon voyage, comte !

HERMANN.

Bonne chance, baron !... Viens, Fritz.

FRANTZ, à Fritz.

N’oublie pas que ce n’est qu’en échange de trois cent mille livres comptant que je donne mon consentement au mariage de ma sœur.

FRITZ.

Sois tranquille, Frantz, on tâchera de faire encore mieux qu’on ne t’a promis.

HERMANN.

Eh bien, Fritz ?

FRITZ.

Voilà, monsieur le comte, voilà.

 

 

ACTE II

 

Une salle du château de Stauffenbach.

 

 

Scène première

 

MARTHE, au fond, filant un rouet, KARL et MARIE, sur le devant

 

KARL.

M’en voulez-vous d’avoir cru que, malgré notre courte connaissance, faite d’une si singulière façon, vous désiriez être rassurée sur les suites de cette affaire ?

MARIE.

Non, monsieur, et je vous sais gré d’avoir pris en personne la peine de me tranquilliser. Mais ce billet que vous avez reçu, et que vous prétendez vous avoir servi de guide, ne portait ni mon nom ni ma signature cependant.

KARL.

C’est vrai ; il faisait foi seulement d’un intérêt dont je suis fier, et qui me sert d’excuse pour me présenter devant vous.

MARIE.

Il était bien naturel, ce me semble, que mon intérêt fût pour mon défenseur. Mais comment mon défenseur a-t-il su mon nom et ma demeure, voilà ce que je désire savoir.

KARL.

Et voilà ce qu’il se gardera bien de vous dire, lui.

MARIE.

Pourquoi cela ?

KARL.

Quand il est donné à Un homme d’apparaître dans la vie d’une femme pour lui rendre un léger service ; quand cette femme est jeune, pure et belle, comme est Marie de Stauffenbach, la récompense de cet homme est de laisser dans cette existence qu’il effleure un sillon de lumière pareil à celui que trace une étoile glissant au ciel dans une sombre et sereine nuit d’été. Le souvenir de celui qui passe est d’autant plus durable qu’il a été plus mystérieux, et sera plus rapide. Il n’y a pas de gens qu’on oublie plus vite que ceux que l’on connaît trop ; il n’y a pas d’homme qui devienne plus indifférent que celui que l’on rencontre tous les jours.

MARIE, se levant sans bouger de place.

Voilà, vous me permettrez de le dire, monsieur, une étrange et inexplicable théorie.

KARL.

Étrange, peut-être ; inexplicable, non. – Tenez, j’arrive de l’autre côté de la mer.

Marie se rassied.

Dix fois, sur les vastes solitudes de l’Océan, nous rencontrâmes de riches bâtiments de commerce ou de puissants vaisseaux de guerre. Nous marchâmes de conserve avec eux deux jours, quatre jours, une semaine. Pendant ces marches plus ou moins longues, nous passâmes, pour nous distraire, d’un bord à l’autre. Les officiers de ces bâtiments nous reçurent à leur table ; nous les invitâmes à dîner à notre tour ; puis, un beau jour, après nous être juré une amitié éternelle, nous nous séparâmes. Ne me demandez pas le nom de ces officiers, la coupe de leur bâtiment, le lieu où ils allaient : j’ai tout oublié. Mais, une fois, par une de ces belles nuits du tropique, plus lumineuse que nos jours d’hiver, une fois je vis poindre, entre l’azur du ciel et l’azur de la mer, une voile blanche qui s’avançait grandissante, et faisant route opposée à celle que nous suivions. Au moment où elle nous croisa, je pris un porte-voix, et, m’adressant à la gracieuse apparition : « D’où viens-tu ? comment te nommes-tu ? où vas-tu ? lui criai-je. – Je viens du passé, je me nomme l’Espérance, je vais vers l’avenir, » me répondit-elle. Puis elle disparut à l’horizon opposé, pareille à un songe qui, sorti des ténèbres, rentre dans la nuit... Comprenez-vous maintenant, que, de tous ces vaisseaux, de tous ces bâtiments, de tous ces navires que nous rencontrâmes, le seul dont je me souvienne, le seul que mon imagination suive sur les océans infinis, ce soit cette voile éphémère parue et disparue pendant le temps qu’a mis mon cœur à compter soixante secondes ? Il en est de même de vous, Marie.

Elle se lève.

Vous venez du passé, vous vous nommez l’Espérance, vous allez vers l’avenir. Or, cet avenir, je le sais, il est arrêté d’avance dans les desseins du Seigneur... Vous êtes fiancée. Marie n’appartient plus à Marie, elle appartient à Fritz Sturler. Adieu, Marie ! Celui qui a pris votre défense sans savoir qui vous étiez, celui qui a risqué sa vie pour venger la rougeur qui un instant a monté jusqu’à votre front virginal, celui qui n’a pas voulu prendre la route fie l’exil sans vous dire : « Je passe près de vous ; » celui-là s’appelle Karl de Florsheim. Voilà probablement tout ce que vous saurez jamais de lui. Adieu, Marie ! Marie, adieu !...

 

 

Scène II

 

MARIE, MARTHE

 

Scène presque muette. Marthe s’est levée aux derniers mots de Karl. Comme celui-ci s’éloigne, elle s’approche de Marie, immobile.

MARIE porte la main à son front, pousse un soupir, va lentement à une fenêtre, dont elle soulève le rideau ; puis, après avoir regardé s’éloigner Karl, elle monte l’escalier qui conduit chez elle en répétant.

Karl de Florsheim !...

Elle sort.

 

 

Scène III

 

MARTHE, seule

 

Qu’a donc cette chère enfant ?... Je ne l’ai jamais vue ainsi.

Allant à la fenêtre, et soulevant le rideau déjà soulevé par Marie.

Ah ! oui !... Voilà le jeune homme qui s’éloigne avec deux compagnons, voilà qu’il salue en agitant son mouchoir... Qui salue-t-il donc ?... Ah ! sans doute Marie est au balcon de sa chambre. Brave jeune homme, qui a risqué sa vie pour nous... comme cela... sans nous connaître ! Ma foi, il mérite bien qu’on le suive un peu des yeux, quand il s’en va pour ne plus revenir peut-être. J’aurais bien voulu entendre ce qu’il disait à Marie ; car cela me paraissait bien beau ; malheureusement, j’ai l’oreille qui se fait un peu dure.

 

 

Scène IV

 

MARTHE, WILDMANN

 

WILDMANN, entrant ; costume de garde chasse, carnier à l’épaule, fusil à un coup en bandoulière.

Cela va mal, cela va mal, cela va mal !

MARTHE.

Ah ! c’est toi, Wildmann ! Et en quoi cela va-t-il mal, mon pauvre ami ?

WILDMANN.

Cela va mal, la mère, en ce que, tous les ans, à la même époque, la saison des eaux revient ; en ce que, dès que la saison des eaux revient, M. Frantz part pour Bade ; en ce qu’une fois arrivé à Bade, M. Frantz joue ; en ce que, quand M. Frantz joue, M. Frantz perd, et, quand M. Frantz perd...

MARTHE.

Eh bien ?

WILDMANN.

Eh bien, il ne se connaît plus alors, et il vend le domaine jour par jour, pièce par pièce, morceau par morceau. Hier, c’était le bois, avant-hier la plaine, l’autre avant-hier, les étangs. Un si beau domaine ! où mon père est né, où mon père est mort, où je suis né, et où j’espérais mourir !... le voir ainsi s’en aller lambeau par lambeau, comme un pauvre cerf dont on découpe les membres, et dont il ne reste plus que la carcasse ! et encore, le château, qui est la carcasse du domaine, peut-être suivra-t-il le reste, peut-être demain sera-t-il vendu à son tour.

Fritz entre et écoute.

MARTHE.

Wildmann !

WILDMANN.

Pardieu ! il a bien vendu sa sœur, qui est une créature de chair et d’os, faite par le bon Dieu en personne ; il peut bien vendre un vieux château, bâti de pierre et de ciment, dont on ne connaît même plus l’architecte.

MARTHE.

Hélas ! il y a malheureusement du vrai dans ce que tu dis là, pauvre Wildmann !

WILDMANN.

Est-ce que c’est un mari pour une Stauffenbach, dont les ancêtres ont été en croisade, dont l’aïeul était vicaire de l’Empire, et dont le père était major général, qu’un petit étudiant, que le fils d’un directeur des Bains, qu’un Fritz Sturler, enfin...

 

 

Scène V

 

MARTHE, WILDMANN, FRITZ, puis LE COMTE HERMANN

 

FRITZ.

Tu as raison, Wildmann ; seulement, quand tu dis ces choses-là, tu devrais fermer les portes, non pas pour toi, mais pour ceux dont tu parles, qui peuvent entrer et entendre ce que tu penses d’eux. Heureusement, je l’espère du moins, que ta maîtresse a de moi une autre opinion que la tienne, mon bon Wildmann.

Se retournant.

Venez, monsieur le comte ; je voulais vous annoncer à la châtelaine de Stauffenbach ; mais il paraît qu’elle n’y est pas. Entrez, entrez, monsieur le comte.

MARTHE, à Wildmann.

Malheureux !

WILDMANN.

Tant pis, ma foi ! Il m’eût demandé ce que je pense de sa personne, que je le lui eusse dit. Il l’a entendu, cela revient au même.

HERMANN, entrant.

Mademoiselle Marie de Stauffenbach n’est-elle point au château, mes amis ?

MARTHE.

Si fait, monsieur, elle est à sa chambre.

FRITZ.

Asseyez-vous, comte.

Il approche un fauteuil.

MARTHE.

Monsieur souffre-t-il ?

HERMANN.

Le château est sur une hauteur, et, en montant, la respiration m’a manqué. Ce n’est rien, braves gens. Annoncez à mademoiselle Marie de Stauffenbach que son fiancé, Fritz Sturler, vient d’arriver, lui amenant un de ses amis.

MARTHE.

J’y vais.

Elle sort.

FRITZ.

Et toi, mon cher Wildmann, cours puiser à la source une ou deux carafes d’eau ferrugineuse. Cette eau est bonne pour M. le comte.

WILDMANN.

À l’instant.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE HERMANN, FRITZ

 

FRITZ.

Eh bien, monsieur le comte ?

HERMANN.

Cela va à merveille, mon cher Fritz.

FRITZ.

Oh ! je vous l’ai dit là-bas, je vous l’ai redit pendant la route, je vous le répète ici, si vous vous laissez aller aux moindres émotions, ces émotions vous tueront.

HERMANN.

Tu ranges au nombre des moindres émotions, philosophe Fritz, celles qu’éprouve un père quand son fils est en danger de mort. Eh ! tu sais bien que Karl, le fils de ma sœur bien-aimée, n’est pas mon neveu, mais mon enfant.

FRITZ.

N’importe, monsieur le comte. Je vous le dis, si vous ne vous abandonnez pas à moi, si vous ne devenez pas ma propriété entière, si je ne fais pas de vous, enfin, tout ce que je veux, je ne réponds plus de rien.

HERMANN.

Et qui te dit de répondre de quelque chose ? Quand je commets de ces erreurs-là, Fritz, c’est pour les autres, jamais pour moi.

FRITZ.

Oh ! je sais bien que vous êtes bon, monsieur le comte. Je sais que, si vous pouviez faire, des jours qui vous restent à vivre, un bouquet de roses, vous l’effeuilleriez sur le chemin de l’humanité. Voilà pourquoi je veux vous conserver aux hommes, monsieur le comte.

HERMANN.

Cela te regarde, Fritz.

FRITZ.

Ce qu’il vous faudrait, voyez-vous, à cette heure où vous êtes arrivé au sommet qui sépare les deux horizons de la vie ; ce qu’il vous faudrait, ce n’est plus cette existence de voyages et d’aventures qui vous a conduit où vous êtes. Non, ce serait, au lieu de la grande route, de la nier, des savanes, ce serait un château calme comme celui-ci.

Ouvrant la fenêtre.

Voyez, quel admirable paysage ! voyez cette charmante rivière, qui semble un ruban de moire argenté au milieu de la prairie : voilà le miroir où vous devriez voir passer votre vie, limpide, tranquille, marbrée d’ombre et de soleil comme le cours de cette eau.

HERMANN.

Cela tombe bien, mon cher Fritz ; me retirer du monde, c’est justement ce que je compte faire. Mon château de Schawembourg est calme et solitaire comme celui-ci ; il domine une rivière limpide et tranquille comme celle-ci, et, si c’est là que tu vois pour moi la santé et le bonheur, je puis encore espérer l’un et l’autre, Fritz.

FRITZ.

Oh ! vous demandez trop, monsieur le comte, santé et bonheur à la fois. Oui, le calme, la tranquillité, l’air pur vous donneront la santé, sans doute ; mais le bonheur, le bonheur vient d’en haut, et ce sont les anges qui l’apportent sur la terre. Demandez plutôt à celui qui descend...N’est-ce pas, Marie, que le bonheur est une fleur du ciel ?

 

 

Scène VII

 

LE COMTE HERMANN, FRITZ, MARIE

 

MARIE.

Fritz, mon ami, mon frère, vous voilà donc de retour !

Elle lui donne son front à baiser ; puis, désignant le comte.

M. le comte Hermann, sans doute ?

FRITZ.

Oui, Marie, M. le comte, notre protecteur, notre ami.

MARIE.

M. le comte sait que je suis votre fiancée ?

HERMANN.

Je sais tout, Marie, et, depuis trois ans, je vous connais. Bien souvent nous avons parlé de vous. Je vous le ramène, ou plutôt c’est lui qui me ramène ; car, vous le savez, je lui appartiens, et il a le droit de faire de moi ce qu’il veut.

FRITZ.

Je vous ai dit dans mes lettres, Marie, combien M. le comte était bon pour moi. Remerciez-le donc, pour vous et pour moi, comme vous savez remercier, Marie, avec le cœur.

Marie va au Comte et lui donne son front à baiser.

HERMANN, lui saisissant les deux mains.

Oh ! chère enfant !

MARIE.

Et M. le comte demeure avec nous... quelque temps du moins ?

FRITZ.

Un jour ou deux, peut-être davantage, cela vous regarde, Marie. Faites-lui aimer Stauffenbach, et il restera.

Il prend son chapeau.

MARIE.

Vous sortez ?

FRITZ.

Je vais prévenir Marthe et Wildmann que nous sommes leurs hôtes aujourd’hui et demain. Restez, Marie. Je vous laisse seuls, vous le voyez, monsieur le comte ; n’en profilez pas pour lui dire de moi tout le mal que vous en pensez.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

MARIE, LE COMTE HERMANN

 

MARIE.

Que faut il faire pour que vous aimiez Stauffenbach, monsieur le comte ? Dites vite.

HERMANN.

Ce qu’il faut faire, chère Marie ? Oh ! laissez-moi vous appeler ainsi. J’ai le double de votre âge, et, à défaut du nom, j’ai le droit d’avoir pour vous le cœur d’un père. Ce qu’il faut pour que j’aime Stauffenbach, puisqu’il est convenu que je vous parle ainsi, n’est-ce pas ?...

MARIE.

J’écoute.

HERMANN.

Ce qu’il faut, c’est d’abord que Stauffenbach soit à Marie, et qu’en me recevant, Marie me reçoive chez elle.

MARIE.

Ah ! voilà que, du premier coup, afin de se réserver un moyen de nous quitter, voilà que le comte Hermann demande l’impossible. Stauffenbach est un fief de famille qui ne tombe pas en quenouille, monsieur le comte ; Stauffenbach est à mon frère Frantz, et je regrette qu’il ne soit pas ici pour vous en faire les honneurs.

HERMANN.

Stauffenbach n’est plus à votre frère, Marie ; Stauffenbach est à moi.

MARIE.

Comment ?

HERMANN.

Votre frère Frantz m’a vendu Stauffenbach il y a deux heures.

MARIE.

Vendu ! Frantz a vendu le château de nos pères ?

HERMANN.

Sans doute, et il a bien fait, car il devinait ceci, Marie : c’est qu’en passant entre mes mains, Stauffenbach n’était qu’un dépôt, et devenait naturellement la dot de sa sœur.

MARIE.

Monsieur le comte !

HERMANN.

C’est une façon devons payer ma bienvenue, Marie, et vous me rendrez cela en prières.

MARIE.

Monsieur le comte !

HERMANN.

Et, quand Marie aura accepté, je resterai à Stauffenbach tant qu’elle voudra ; car Marie sera chez elle, et elle aura le droit d’ordonner.

MARIE.

Merci, monsieur le comte, j’accepte.

Elle va à un prie-Dieu, ouvre une Bible, prend une plume et écrit quelques lignes à la marge.

HERMANN, s’approchant.

Que faites-vous ?

MARIE.

Monsieur le comte, cette Bible est celle où mon père, de son vivant, où ma mère, après lui, consignaient, au moment même de l’événement, tout ce que le Seigneur leur envoyait d’heureux. C’est un grand bonheur pour moi que le château où mon père naquit et où mourut ma mère ne sorte pas de la famille.

Marie s’éloigne un peu, le Comte lit.

HERMANN, lisant.

« Aujourd’hui, 7 juin 1839, le château de Stauffenbach, qui était sorti de la famille, y est rentré par le don généreux qu’en a fait le comte Hermann de Schawembourg à sa bien reconnaissante Marie... Dieu donne de longs jours au comte Hermann !... » Vous êtes une adorable enfant, Marie ; mais vous oubliez de consigner, à la même date, un événement que vous devez tenir pour plus heureux encore.

MARIE.

Lequel ?

HERMANN.

Le retour de votre fiancé.

MARIE.

Vous avez raison.

Elle écrit.

« Le même jour, j’ai revu Fritz Sturler, et Fritz Sturler m’a présenté le comte Hermann. »

HERMANN.

C’est bien. Donnez-moi votre bras, Marie, et causons.

MARIE.

Volontiers.

HERMANN.

Ainsi, vous êtes heureuse de revoir Fritz ?

MARIE.

Heureuse, oui : c’est un ami d’enfance. Mon père l’aimait et l’a fait élever avec mon frère.

HERMANN.

Et vous, l’aimez-vous ?

MARIE.

D’une amitié bien réelle et bien vraie, oui, monsieur le comte.

HERMANN.

Faites attention, Marie, que vous ne parlez que d’amitié. Croyez-vous l’amitié un sentiment assez vif pour le lien qui va vous unir ?

MARIE.

Sans doute, si ce sentiment suffit à Fritz.

HERMANN.

Fritz sait que vous n’avez pour lui que de l’amitié ?

MARIE.

Je le lui ai dit à son départ. Je suis prête à le lui redire à son retour.

HERMANN.

Et, malgré cet aveu, il vous épouse sans crainte ?

MARIE.

Quelle crainte voulez-vous qu’éprouve Fritz ? Ne ferai-je pas, sur l’autel et devant Dieu, serment d’être épouse chaste, amie fidèle ?

HERMANN.

Ce serment fait sans amour, vous êtes sûre de le tenir ?

MARIE.

Je serai toujours sûre de remplir un devoir, monsieur le comte.

HERMANN.

Même aux dépens de votre bonheur ?

MARIE.

Où serait la vertu sans cela, monsieur le comte ?

HERMANN.

Comment ! jamais vous n’avez désiré que ce mariage se rompît ? jamais la vue d’un autre homme ne vous a fait regretter l’engagement pris avec Fritz ?

MARIE.

Cet engagement a été pris, de mon aveu, entre mon frère et M. Sturler. Je l’ai ratifié. Mon frère et M. Sturler peuvent seuls délier ce qui a été lié.

HERMANN.

Ainsi, quelque chose qui arrive, à moins que votre fiancé et votre frère ne vous rendent la parole donnée, vous serez la femme de Fritz ?

MARIE.

Quelque chose qui arrive, oui, monsieur le comte. Mais il n’arrivera rien, je l’espère.

HERMANN.

Marie, vous êtes un ange, et, si vous avez une sœur sur la terre, dites-moi où elle est. Fût-elle au bout du monde, j’irai l’y chercher.

 

 

Scène IX

 

MARIE, LE COMTE HERMANN, FRITZ

 

FRITZ.

Marie, Marthe vous appelle ; elle a besoin de vous.

MARIE.

J’y vais. Excusez-moi, monsieur le comte ; c’est un grand événement pour deux solitaires que votre présence et celle de Fritz au château de Stauffenbach, et il n’est pas étonnant qu’il fasse perdre un peu la tête à la pauvre Marthe.

HERMANN.

Allez.

Marie sort.

 

 

Scène X

 

LE COMTE HERMANN, FRITZ, WILDMANN

 

Hermann suit des yeux Marie jusqu’à ce qu’elle ait disparu, puis va lentement s’asseoir sur un fauteuil.

WILDMANN, rentrant.

Voilà l’eau que vous avez demandée, monsieur Fritz.

FRITZ.

Donne, Wildmann, et va porter à la cuisine ta chasse de la matinée ; on l’attend avec impatience.

WILDMANN, prenant son carnier.

J’y vais, monsieur Fritz.

Il sort.

FRITZ, regardant avec beaucoup d’attention Hermann plongé dans une profonde rêverie ; il emplit un verre d’eau et le porte au Comte.

Comte, je vous offre votre santé future.

HERMANN.

Fritz, ma santé future boit à ton bonheur présent.

Il boit.

FRITZ.

Merci !

HERMANN.

Il faut avouer que tu es un heureux coquin, Fritz.

FRITZ.

Trouvez-vous, monsieur le comte ?

HERMANN.

Il n’y a rien de tel que ces hommes qui ne croient à rien pour trouver la plus rare des réalités. Mets la main sur ton cœur, Fritz, et dis-le franchement : mérites-tu une semblable fiancée ?

FRITZ.

Je n’ose dire que oui ; mais ce que je dirai hardiment, car c’est la vérité, c’est qu’à l’homme auquel je dois tout, c’est-à-dire à vous, monsieur le comte, dans les plus profonds élans de ma reconnaissance, je n’ai rien trouvé de mieux que d’en souhaiter une pareille.

HERMANN, se levant.

Et voilà encore une preuve des influences secrètes et inconnues sur la destinée humaine. Si à ton âge, Fritz, j’eusse rencontré une Marie, moi le voyageur infatigable, moi pour qui le foyer paternel n’a été qu’une halte, séparant le retour du départ ; moi qui, selon l’expression du poète, ai mêlé la poussière des trois mondes aux cendres de mon foyer, – je n’eusse jamais quitté le château de Schawembourg ; le comte Hermann se serait passé de l’univers, et l’univers du comte Hermann. Je ne sais ce que l’univers y eût perdu ; mais le comte Hermann, à coup sur, y eût gagné le bonheur.

FRITZ.

Que cherchait donc M. le comté en parcourant l’univers ?

HERMANN.

Le sais-je ? Demande à l’hirondelle ce qu’elle cherche quand elle franchit l’espace : un autre climat, d’autres horizons. J’aspirais à l’inconnu, espérant, sans avoir un but marqué à mon espoir. Sais-tu une chose étrange, Fritz ? c’est que je n’ai jamais aimé.

FRITZ.

Sans doute votre cœur s’était créé un idéal impossible à rencontrer.

HERMANN.

Oui ; j’avais rêvé une femme comme Marie.

FRITZ.

Une femme comme Marie eût donc fait votre honneur, monsieur le comte ?

HERMANN.

Pourquoi me demander cela, Fritz ?

FRITZ.

Je vous le demande.

HERMANN.

Je ne sais dans quel poète arabe j’ai lu que le bonheur était mort le jour où le premier homme était né. Ce que l’on prend pour lui, Fritz, c’est son ombre. Si bien que, depuis ce jour-là, l’humanité court après un fantôme.

FRITZ, s’approchant du Comte.

Comte, vous m’avez dit souvent que j’étais un sophiste, un matérialiste, un athée. – Savez-vous ce que je demandais à Dieu tandis que vous m’accusiez de ne pas croire en lui ? Je lui demandais de me donner un jour l’occasion, dit-il m’en coûter la vie, de vous prouver que j’étais capable d’une reconnaissance profonde, d’un dévouement infini. Dieu m’a exaucé, monsieur le comte. Pour vous, la vie est dans un avenir de calme et de bonheur. Marie, – vous l’avez dit, – c’est la perle merveilleuse, c’est le diamant introuvable qui peut vous donner cet avenir. Je renonce à elle, monsieur le comte... Faites-vous aimer de Marie, et Marie est à vous !

HERMANN, qui a écouté jusque-là sans comprendre, se lève vivement.

Fritz, vous êtes fou !

FRITZ.

Vous m’avez dit : « Mets ta main sur ton cœur, Fritz, et avoue franchement que tu ne mérites pas une pareille fiancée ! » J’ai mis ma main sur mon cœur, et j’avoue, – je suis indigne !

HERMANN.

Fritz ! ou tu plaisantes, ou tu te proposes, en me parlant ainsi, un but mystérieux visible pour toi seul. – Oh ! j’aime mieux croire cela, car, si les paroles que tu viens de dire sortaient de ton cœur sans restriction, sans réticence, sans arrière-pensée, je tomberais à tes genoux et je crierais grâce, tant je serais épouvanté de mon néant comparé à ta grandeur !

Il sort vivement.

Au revoir, Fritz !

 

 

Scène XI

 

FRITZ, seul

 

Il l’aime ! ou, s’il ne l’aime pas encore, avant la fin du jour, il l’aimera... Allons, allons, les choses ont marché plus vile encore que je ne l’eusse cru.

 

 

Scène XII

 

FRITZ, FRANTZ

 

FRANTZ, entrant.

Fritz ! Fritz ! eh bien, où es-tu donc ?

FRITZ.

Ah ! te voilà, toi. Le jeu est donc fermé là-bas ?

FRANTZ.

Jusqu’à neuf heures du soir, tu le sais bien.

FRITZ.

Et nous avons profité du répit que nous donne le croupier pour venir faire une dernière visite à notre château ?

FRANTZ.

Ma foi, oui. C’est incroyable comme on aime les choses au moment de s’en séparer ! Pauvre Stauffenbach ! J’aurais dû en demander cent cinquante mille livres : le comte me les eût données tout aussi bien que cent mille.

FRITZ.

Et deux cent mille aussi bien que cent cinquante.

FRANTZ.

Tu crois ?

FRITZ.

Ah ! je t’en réponds.

FRANTZ.

Décidément, je suis un niais.

FRITZ.

Écoute, Frantz : tu aimes Marie ?

FRANTZ.

Belle question ! si j’aime ma sœur ? Parbleu !

FRITZ.

Oui, comme ton château, pour la vendre.

FRANTZ.

Avec cette différence, cependant, que j’y mets un prix assez élevé pour que celui qui veut l’acheter n’y puisse atteindre.

FRITZ.

Tu dis cela pour moi, Frantz ?

FRANTZ.

Je dis cela pour le fiancé de Marie.

FRITZ.

Et tu crois que trois cent mille livres... ?

FRANTZ.

Je crois que trois cent mille livres, c’est une grosse somme pour tout le monde, et surtout pour le docteur Fritz Sturler. Voilà ce que je crois ; et, comme ma parole n’est engagée avec le docteur Fritz Sturler que pour trois ans, que le terme de l’engagement expire dans un mois, je dis que, si, d’ici à un mois, les trois cent mille livres ne me sont pas comptées...

FRITZ.

Je puis te faire compter les trois cent mille livres dans une heure, Frantz.

FRANTZ.

Alors, Marie est à toi. Un baron de Stauffenbach n’a que sa parole.

FRITZ.

Oui ; mais, moi aussi, je suis comme Frantz : j’aime Marie ; seulement, je l’aime d’une autre manière ; j’aime Marie pour Marie, pour son avenir, pour son bonheur. Marie n’a point les préjugés de sa caste, je le sais, et elle serait devenue, sans regrets, la femme du docteur Fritz Sturler ; mais je veux faire mieux que cela d’elle. Je veux faire de Marie la plus riche, la plus noble, la plus grande dame de toute l’Allemagne ; je veux faire de Marie la comtesse Hermann de Schawembourg.

FRANTZ.

Tiens ! mais c’est une idée, cela.

FRITZ.

Oui ; et une idée que je nourris depuis longtemps. C’est dans ce but, Frantz, que j’ai fait renoncer le comte à ses voyages ; c’est dans ce but que je l’ai ramené en Allemagne ; c’est dans ce but que je l’ai conduit ici.

FRANTZ.

Eh bien ?

FRITZ.

Eh bien, il a vu Marie.

FRANTZ.

Et... ?

FRITZ.

Et... il l’aime.

FRANTZ.

Mordieu ! Fritz, tu es un grand homme.

FRITZ.

Je puis donc compter sur toi pour me seconder ?

FRANTZ.

Je le crois bien !

FRITZ.

Tu feras près de ta sœur tout ce que tu pourras pour la décider ?

FRANTZ.

Tout.

FRITZ.

Et, si tu y réussis, Frantz, je te promets trois cent mille livres aujourd’hui et un million dans un an.

FRANTZ.

Qui me donnera les trois cent mille livres ?

FRITZ.

Le comte, pardieu !

FRANTZ.

Et le million ?

FRITZ, lui mettant la main sur l’épaule.

Moi... Adieu, Frantz.

 

 

Scène XIII

 

FRANTZ, seul

 

Lui ?... Allons, soit, je le veux bien. Il aura trouvé la pierre philosophale dans ses voyages, et il désire m’en faire part.

Il s’assied.

Trois cent mille livres, c’est trois fois ce qu’il me faut pour essayer ma martingale ; et, pour perdre, il faudrait qu’elle manquât trois fois, ce qui est impossible.

Il se lève.

D’abord, j’ai remarqué une chose, c’est que le jeu ne ruine que les pauvres ; il respecte et caresse les riches. Ce comte Hermann, qui a des millions, il jette au hasard un billet de mille francs sur la rouge ou la noire, et en un quart d’heure il gagne Dieu sait combien. Oh ! quand j’aurai mes trois cent mille livres, gare à la banque !

 

 

Scène XIV

 

FRANTZ, MARIE

 

MARIE.

Qu’as-tu donc de si intéressant à te raconter, Frantz, que tu parles ainsi tout seul ?... Encore quelque combinaison de jeu ?

FRANTZ.

Oui ; mais, cette fois-ci, je joue en grand et te mets de moitié dans ma partie.

MARIE.

Moi, Frantz, je ne joue pas ; compter sur le hasard, c’est offenser Dieu.

FRANTZ.

Et si, cette fois, au lieu d’être le mandataire du hasard, je me présente au nom de la Providence ?

MARIE.

Est-ce la Providence qui t’a donné le conseil de vendre le château de nos pères, Frantz ?

FRANTZ.

Peut-être ; car je l’ai vendu au comte Hermann... Que dis- tu du comte Hermann, Marie ?

MARIE.

C’est, je crois, un noble esprit et un noble cœur, un homme tel, que toute fille serait heureuse de l’avoir pour père.

FRANTZ.

Et toute femme heureuse de l’avoir pour époux, n’est-ce pas ?

MARIE.

Que voulez-vous dire, Frantz ?

FRANTZ.

Moi ? Rien. Je pensais seulement que parfois ce hasard que tu dédaignais tout à l’heure, chère Marie, fait des choses si merveilleuses, que la Providence pourrait les prendre pour son compte.

MARIE.

Je ne vous comprends pas, mon frère.

Elle va s’asseoir.

FRANTZ.

Voyons, n’est-ce pas une chose merveilleuse que le comte Hermann emmène avec lui de l’autre côté des mers Fritz Sturler, ton fiancé ; que le comte Hermann reçoive là-bas un coup de couteau dont il serait déjà mort cent fois pour une, s’il n’avait eu pour le panser Esculape en personne ; qu’il revienne chercher la santé en Europe, et descende à la maison des bains juste au moment où je suis en train de perdre ; qu’il me vienne à l’idée de lui vendre le château de Stauffenbach, à lui celle de me l’acheter ; qu’il s’empresse, le jour même de cette acquisition, de visiter cette propriété avec Fritz Sturler ; que, dans cette propriété, il trouve Marie ; qu’en voyant Marie, il s’aperçoive d’une chose, c’est qu’il n’a jamais aimé, mais qu’il est assez jeune pour aimer encore ? Enfin, n’est-ce pas une chose merveilleuse, bien autrement merveilleuse que toutes les autres, que Fritz Sturler, à qui, jusqu’à cette heure, j’avais accordé, je l’avoue, beaucoup plus de science que de dévouement, se trouve avoir tout à coup encore plus de dévouement que de science, et se dévoue en abandonnant la main de Marie de Stauffenbach au comte Hermann, si le comte Hermann parvient à se faire aimer de Marie de Stauffenbach ?

MARIE.

Frantz, je vous ai écouté pour savoir jusqu’où la folie peut aller. Frantz, vous êtes insensé !

FRANTZ.

Tu te trompes, chère sœur : jamais, au contraire, je n’ai été plus calme, et n’ai dit de choses plus raisonnables.

MARIE.

J’ai vu le comte pour la première fois il y a deux heures ; pour la première fois en même temps, le comte m’a vue. Comment voulez-vous, Frantz, qu’il ait eu le temps d’éprouver pour moi un autre sentiment que celui de la bienveillance ?

FRANTZ.

Tu as bien eu le temps, toi, de juger que c’était un noble esprit et un noble cœur.

MARIE.

Assez, Frantz, assez !

Elle s’assied.

FRANTZ.

Non pas, non pas ; car ce que je te propose là, c’est non-seulement une bonne affaire, comme dirait noire notaire, mais encore une belle action, comme dirait notre pasteur.

MARIE.

Comment, une belle action ? Que veux-tu dire ?

FRANTZ.

Sans doute... Ne vois-tu pas que ce pauvre comte, avec toute sa noblesse, avec tous ses trésors, est atteint mortellement ? Eh bien, Fritz prétend que, pour le sauver, il lui faudrait la vie tranquille du foyer, la douce paix du ménage. Selon Fritz, la blanche main d’une femme peut seule fermer sa blessure profonde ; l’aile céleste d’un ange peut seule rafraîchir son front brûlant. Eh bien, pour toi, Marie, la vierge des montagnes, la fée des bois et des eaux, pour toi, la poétique châtelaine de Stauffenbach, n’est-ce pas une sainte mission que de ramener ce noble esprit vers la lumière, ce noble cœur vers la vie ? Crois-tu que le Seigneur ne te saura point gré d’avoir pensé à celui qu’il oubliait ? Je t’ai vue pleurer, enfant, quand on racontait devant toi l’histoire d’Alceste. Eh bien, l’histoire de l’épouse d’Admète sera la tienne. Tu auras, comme elle, lutté avec la mort, et, comme elle, tu l’auras vaincue.

MARIE.

Vous avez raison, Frantz, et, si ce que vous dites là n’était point une froide raillerie, ce serait un conseil miséricordieux. Si, en effet, une femme peut conserver cette noble existence, heureuse sera celle-là qui, à son heure dernière, tendra ses deux mains vers Dieu en disant : « Seigneur ! Seigneur ! c’est moi qui ai sauvé le comte Hermann ! »

FRANTZ.

Eh bien, à la bonne heure ! te voilà dans les dispositions où je désirais te voir. Adieu, Marie ! je t’envoie le comte.

 

 

Scène XV

 

MARIE, seule

 

Frantz ! Frantz ! que faites-vous ? Au nom du ciel, Frantz !

Elle se trouve à la porte avec le Comte.

Ah ! mon Dieu !

 

 

Scène XVI

 

MARIE, LE COMTE HERMANN

 

HERMANN.

Qu’avez-vous, Marie ?

MARIE.

J’appelais mon frère : je ne m’attendais pas à vous trouver à cette porte, et...

HERMANN.

Et je vous ai effrayée ?

MARIE.

Non... Mais comme vous êtes pâle !

HERMANN.

Vous trouvez, Marie ?

MARIE.

Oui.

HERMANN.

Plus pâle que tout à l’heure ?

MARIE.

Oh ! oui !

HERMANN.

C’est que j’ai vécu une heure de plus.

MARIE.

Oh ! mon Dieu ! souffrez-vous donc à ce point qu’une heure puisse produire en vous un pareil changement ?

HERMANN.

Pourquoi pas ? Si, dans une heure, je vis toute une année, par le désir ou par l’espérance ! Croyez-vous la chose impossible, Marie ?

Marie se tait. Après un silence.

Vous quittiez votre frère, me disiez-vous ?

MARIE.

Oui.

HERMANN.

De quoi vous a-t-il parlé, Marie ? Dites-le-moi franchement.

MARIE.

Mon frère est d’un caractère railleur, monsieur le comte, et j’ai pour habitude de ne pas attacher une grande importance aux paroles de mon frère.

HERMANN.

Même quand il choisit pour sujet de conversation la vie ou la mort de vos amis ?

MARIE.

La vie et la mort sont entre les mains de Dieu : et je prierai Dieu bien ardemment, je vous le jure, pour que votre vie soit longue et heureuse.

HERMANN.

C’est tout ce que vous consentirez à faire pour moi, Marie ?

MARIE.

Puis-je d’avantage ?

HERMANN.

Fritz est-il aussi d’un caractère railleur, et dois-je oublier les paroles de Fritz, comme vous avez oublié celles de votre frère ?

MARIE.

Monsieur le comte, vous êtes noble de nom, noble de cœur ; vous parlez à une jeune fille, noble de nom, noble de cœur comme vous. Au lieu de lui parler ainsi, regardez-la en face comme elle vous regarde, et dites-lui ce que vous désirez d’elle. Si votre désir est de ceux que puisse exaucer une sainte et profonde amitié, Marie de Stauffenbach tient le comte Hermann en trop haute considération pour lui refuser sa demande.

HERMANN.

Marie, ce que je demande de vous, ce n’est pas votre cœur, c’est votre âme ; ce que j’espère, ce n’est pas votre amour, c’est votre dévouement.

MARIE.

Fritz vous a-t il rendu sa parole, comme mon frère vient le me rendre la sienne ?

HERMANN.

Sur mon honneur, Marie ; et trois fois je lui ai fait me renouveler l’offre d’un sacrifice auquel je refusais de croire.

MARIE.

Voici ma main, monsieur le comte : Dieu sait que je vous la donne pure et vous la garderai pure.

Hermann prend la main de Marie, la baise et va à la Bible.

Que faites-vous ?

HERMANN.

N’avez-vous pas dit que vous inscriviez sur cette Bible tout ce qui vous arrivait d’heureux ?

MARIE.

Oui.

HERMANN.

Permettez-moi donc de suivre votre exemple et celui de vos parents, à moi qui vais être de la famille.

Il écrit au-dessus des lignes tracées par Marie.

« Aujourd’hui, 7 juin 1839, Marie de Stauffenbach a consenti à prendre pour époux le comte Hermann de Schawembourg ; et, sur ce livre saint, le comte Hermann de Schawembourg a juré de consacrer son existence au bonheur de Marie de Stauffenbach, et de tout sacrifier à ce bonheur, même sa vie... Dieu soit avec l’époux, comme il est avec l’épouse ! »

Pendant ce temps, Marie s’est laissée glisser à genoux.

Prenez cet anneau, Marie ; c’est celui de ma mère. J’ai vécu trente-huit ans sans croire qu’il pût exister autre part qu’aux cieux une créature digne de le porter après elle ! Cet anneau, il est à vous, Marie !

 

 

Scène XVII

 

MARIE, LE COMTE HERMANN, FRANTZ et FRITZ, qui sont entrés pendant la fin de la scène précédente

 

HERMANN, les apercevant.

Sturler ! Frantz ! mon ami ! mon frère ! Oh ! réjouissez-vous, car vous avez fait de moi un homme bien heureux.

Pensant tout à coup à son neveu.

Et lui, lui, mon enfant, moi qui l’oubliais !

MARIE.

Qui, lui ?

HERMANN.

Qu’un de mes coureurs monte à cheval à l’instant et ramène du château de Schawembourg mon neveu Karl de Florsheim.

MARIE, à part.

Karl de Florsheim ! c’était son neveu !

HERMANN.

Marie, chère Marie, c’est le seul parent que j’aie au monde. Tu l’aimeras, un peu, n’est-ce pas ?

MARIE.

Hélas !...

FRANTZ, bas, à Fritz.

Et mes trois cent mille livres ?

FRITZ.

Oh ! tu attendras bien jusqu’à demain, que diable ! maintenant que le comte est mon endosseur.

 

 

ACTE III

 

Une chambre du château de Schawembourg.

 

 

Scène première

 

FRITZ, seul

 

Il est assis devant une table et tient un volume de Schiller ouvert devant lui ; il lit tout haut.

« François Moor, seul. Il tarde bien à mourir !... et cependant le docteur prétend que cela ne peut aller longtemps ainsi. C’est incroyable quelle éternité peut durer une agonie ! Et quand je pense que ma route est libre dès qu’a disparu ce triste assemblage de muscles, de chair et d’os qui, pareil au dragon magique des contes de fées, m’empêche d’arriver à la caverne où sont enfouis mes trésors !... Mes plans, si bien combinés, doivent-ils se laisser retarder en assujettissant leur marche à la marche lente de cette matière que le néant appelle, et qui se débat pour ne pas rentrer dans le néant ? Une lampe près de s’éteindre et qui n’a plus qu’une goutte d’huile. Voilà tout... Soufflerai-je dessus par impatience, et l’éteindrai-je avant l’heure ? Non ! pour tous les biens de la terre, non ! Mais je puis agir dans le sens inverse du médecin habile. Au lieu de barrer le chemin à la nature, je puis l’abandonner à sa propre pente... Ainsi, je ne tue pas. Je laisse mourir, voilà tout. »

Posant le livre.

C’est écrit.

 

 

Scène II

 

KARL, FRITZ

 

KARL.

Que faisais-tu là ?

FRITZ.

Je lisais une scène des Bandits de Schiller. Savez-vous, monsieur Karl, que c’est non-seulement un grand poète, mais encore un grand philosophe que Schiller ?

KARL.

Oui, certes. – Je le cherchais, Fritz.

FRITZ.

Moi ?

KARL.

Oui.

FRITZ, se levant.

Que désirez-vous de moi ? Je suis à vos ordres, monsieur le baron.

KARL.

Fritz, je voudrais que tu me ménageasses une entrevue avec mon oncle.

FRITZ.

Avec votre oncle ? Vous, le neveu bien-aimé, vous avez besoin que je vous ménage une entrevue avec M. le comte ! Vous plaisantez, n’est-ce pas ?

KARL.

Non, pas le moins du monde. Mon oncle a toujours maintenant quelqu’un près de lui, – sa femme, – elle ne le quitte pas un instant.

FRITZ.

Oh ! quant à cela, c’est vrai. La comtesse est un modèle de vertus conjugales ; et certes, si les soins les plus assidus, si l’amour le plus réel pouvaient quelque chose sur les décisions du destin, la comtesse obtiendrait de lui ce que nul autre n’eût obtenu.

KARL.

En attendant, Fritz, je désire parlera mon oncle, lui parler aujourd’hui même ; et cette présence éternelle de la comtesse m’ôte toute chance de voir mon désir se réaliser, si tu ne viens à mon aide.

FRITZ.

Ainsi, vous dites que vous voulez parler à votre oncle ?

KARL.

Oui.

FRITZ.

Et quand cela ?

KARL.

Aujourd’hui.

FRITZ.

À quelle heure ?

KARL.

Tout de suite, s’il est possible.

FRITZ.

C’est bien.

KARL.

Merci, Fritz.

FRITZ, revenant.

Pardonnez-moi, monsieur le baron.

KARL.

Moi ? que veux-tu que je te pardonne ?

FRITZ.

Le tort que j’ai eu envers vous... Vous comprendrez, cela, vous chez qui le cœur est tout. Dans ma reconnaissance profonde pour votre oncle, croyant voir dans les soins assidus d’une épouse une chance de succès, j’ai, sans consulter vos intérêts, introduit une étrangère au foyer de la maison. Je le regrette d’autant plus maintenant que j’ai peur que le secours que j’en attendais ne soit bien peu efficace.

KARL.

Tu as bien fait, Fritz. Qui songe à te faire un reproche de tout cela ? Mais tu ne peux empêcher, n’est-ce pas, un neveu d’être jaloux de l’affection de son oncle, un fils de regretter l’amour de son père ? Je sais qu’il serait mieux que cela fût autrement ; mais, que veux-tu ! je n’ai pas le courage de supporter la position que m’a faite, comme tu dis, l’introduction d’une étrangère dans la maison ; c’est pour cela que je veux partir.

FRITZ.

Partir ! vous voulez partir ?

KARL.

Fritz, mon ami, je t’en prie, rends-moi le service que je te demande : que je voie mon oncle, que je puisse lui parler sans témoins.

FRITZ.

Attendez ici.

Il remonte la scène, se retourne et dit.

Attendez.

 

 

Scène III

 

KARL, seul

 

Ils croient tous que je la hais ; ils croient qu’une basse cupidité me la rend odieuse ; ils croient que je suis jaloux de cet ange du ciel qui veille sur lui, qui ne le quitte pas, qui verse sa jeunesse et son amour, goutte à goutte, comme un baume sur ses douleurs. Oh ! qu’ils croient cela : que le terrible secret à qui je donne mon cœur à dévorer ne jaillisse jamais de mes yeux dans un regard, ne s’échappe jamais de ma poitrine dans un soupir... Oh ! qu’elle... elle surtout si pure, si chaste, qu’elle ignore à quel point j’ai pu m’oublier et surtout à quel point je m’oublierais, si je ne me hâtais d’employer le seul remède qui me reste... l’éloignement... la séparation... la distance... Ah ! voici le comte, avec elle encore !... avec elle toujours !...

 

 

Scène IV

 

KARL, LE COMTE HERMANN, MARIE, FRITZ

 

HERMANN, très affaibli et très pâle.

Il est là, dis-tu, Fritz ?

FRITZ.

Le voici.

HERMANN.

Ah ! te voilà, mon cher Karl... La chasse te laisse donc quelques instants à me donner ?... Merci.

KARL.

Mon oncle...

HERMANN.

Tu deviens bien rare !... tu as tort, Karl... Tu sais que, lorsque tu n’es pas là, il manque un pendant à ce que j’aime, et que mon cœur prend le deuil du côté où tu n’es pas.

KARL.

Cher oncle, vous êtes bon.

FRITZ, à Marie.

Laissez-les seuls : il veut lui parler.

MARIE.

Lui parler ! et savez-vous pourquoi ?

FRITZ.

Je crois qu’il désire lui demander son agrément pour un voyage.

MARIE.

Il part ?... Oh ! tant mieux !

KARL.

On vous a dit que je désirais vous parler, mon oncle ?

HERMANN.

Oui, et je suis venu.

À Marie.

Prends un instant le bras de Fritz, Marie, et va me choisir une place à ce beau soleil d’automne.

MARIE, lui donnant son front à baiser.

Vous allez venir me rejoindre, n’est-ce pas ?

HERMANN.

Fais mieux : viens me reprendre ici.

MARIE, saluant.

Monsieur...

KARL.

Madame...

Marie sort, au bras de Fritz.

 

 

Scène V

 

LE COMTE HERMANN, KARL

 

HERMANN.

Regarde-moi donc, Karl. Comme tu es pâle et comme tu semblés fatigué ! Serais-tu malade aussi ? Tu aurais tort. C’est un vilain métier, va !

KARL.

Mon oncle, vous vous trompez. Je me porte très bien, au contraire ; et la preuve de ma bonne santé est justement dans la demande que je vais vous faire.

HERMANN.

Parle.

KARL.

Votre état de malaise presque continuel fait que vous ne pouvez guère vous occuper de vos affaires, et... vos intérêts en souffrent.

HERMANN.

C’est pour me parler de rues affaires, c’est pour soigner mes intérêts que tu me fais demander un entretien particulier, mon cher Karl ? Bien ! c’est non-seulement d’un bon neveu, cela, mais encore d’un excellent économe.

KARL.

Vous riez ?

HERMANN.

Sans doute. Je ris de trouver tant de sagesse et de prévoyance dans une tête de vingt-cinq ans. Eh bien, voyons, mon cher Karl, en quoi tes soins peuvent-ils améliorer mes affaires ? Parle, je l’écoute.

KARL.

Tenez, par exemple, vous avez à Madras une immense factorerie, n’est-ce pas ?

HERMANN.

Oui, je crois.

KARL.

Un établissement qui vaut au moins deux millions.

HERMANN.

Eh bien ?

KARL.

Vous savez que la Compagnie anglaise désire acheter cet établissement ?

HERMANN.

N’avons-nous pas reçu une lettre de Londres à ce sujet ?

KARL.

Le désir de la Compagnie est si grand, que je suis sûr qu’un mandataire habile tirerait d’elle quatre millions.

HERMANN.

Je le crois aussi.

KARL.

Eh bien, mon oncle, chargez-moi de cette négociation.

HERMANN.

Volontiers. Je te donne tout pouvoir. Écris.

KARL.

Écrire ? On ne fait rien de bon par correspondance.

HERMANN.

Eh bien, mais que faire à cela ?

KARL.

Autorisez-moi à partir.

HERMANN.

Pour Londres ?

KARL.

Pour Madras.

HERMANN.

Tu veux partir pour l’Inde, Karl ? mettre quatre mille lieues entre nous ? Songes-tu à ce que tu dis, mon enfant ?

KARL.

Je vous suis inutile ici, mon oncle, et je veux essayer de vous rendre ailleurs les services qu’il est en mon pouvoir de vous rendre.

HERMANN.

Les services qu’il est en ton pouvoir de me rendre ? Eh ! qui te demande, bon Dieu ! de me rendre des services ? Tu veux soigner mes intérêts au détriment de mes affections, faire fructifier mon argent aux dépens de mon cœur. Songe donc dans quel moment tu me quittes, dans quel état tu m’abandonnes ! Regarde-moi, mon cher Karl : est-ce que tu penses que je m’abuse sur ma situation, que je crois aux promesses de Fritz, aux sourires de Marie, aux fausses espérances de mes amis ? Non, Karl, je n’ai pas de ces illusions-là ; je sens, chaque jour, le progrès du mal dans ma poitrine. Chaque jour, je suis sa marche sur mon visage. Je combats, c’est vrai ; mais, d’avance, je suis vaincu, et, si je prolonge la lutte, c’est moins, crois-moi, pour ce qui vit de moi en moi-même, que pour ce qui vit de moi dans les cœurs où j’ai mis une portion de mon cœur. N’as-tu pas senti, lorsque mourait près de toi une personne aimée, qu’il mourait en même temps quelque chose d’elle en toi ? Tu m’es inutile, dis-tu, toi qui, en restant, m’aideras à mourir ? Karl, Karl, crois-tu donc que ce soit trop des deux bras sur lesquels je m’appuie pour me soutenir dans ce terrible voyage qu’on appelle l’agonie ? Non, Karl, ne pars pas ; reste, mon ami, je ne te l’ordonne pas, je t’en prie...

KARL.

Mon oncle !... mon père !...

HERMANN.

Eh bien, oui, ton père... Crois-tu donc que ce soit une action pieuse à l’enfant que d’abandonner le père au moment de sa mort ? De deux choses l’une, Karl : au delà de la tombe, ou l’aurore d’un autre avenir avec les gens que nous aimons, ou le néant triste, solitaire, glacé. Si Dieu, dans sa miséricorde, nous a donné l’autre vie, conduisez-moi tous deux, vous les seuls êtres que j’aime, jusqu’au seuil resplendissant de cette existence éternelle. Si Dieu, dans sa colère, nous a voués au néant, plus encore j’ai besoin de vous voir, Marie et toi, jusqu’à ma dernière heure ; plus encore j’ai besoin de vous serrer sur mon cœur jusqu’au moment suprême, puisque le moment suprême nous séparera pour jamais. Reste, mon Karl, reste !

KARL.

Oh ! cependant... cependant, si vous saviez !

HERMANN.

Je ne sais rien, je ne veux rien savoir. On devient avare quand, d’un trésor immense, on s’aperçoit qu’il ne reste plus que quelques pauvres pièces d’argent. Moi, du trésor de mes années, il ne me reste plus que quelques jours. Il dépend de vous de me faire ces jours tristes ou joyeux... Faites-les-moi joyeux. Tu resteras, n’est-ce pas, Karl ?

KARL.

Je vous obéirai, mon oncle.

HERMANN.

J’ai ta parole ?

KARL.

Vous l’avez.

HERMANN.

Tu ne reviendras pas sur cette résolution ? tu ne t’éloigneras pas sans me le dire ?

KARL.

J’attendrai vos ordres, mon oncle, pour rester ou partir.

Il s’éloigne.

HERMANN.

Où vas-tu ?

KARL.

Voici la comtesse qui vient vous chercher. Je vous laisse.

HERMANN.

Va, mon enfant, va.

À part, tandis que Karl sort.

Il l’aime !

 

 

Scène VI

 

LE COMTE HERMANN, MARIE

 

MARIE.

Suis-je venue trop tôt, mon ami ?

HERMANN.

Trop tôt ? Jamais, Marie !

MARIE.

Vous étiez avec votre neveu ; il avait quelque chose d’important à vous dire, et je craignais de ne point lui avoir laissé tout le temps de vous faire ses confidences.

HERMANN.

Ses confidences, Marie, veux-tu que je te les dise ?

MARIE.

À moi, Hermann ? Les secrets du baron de Florsheim ne sont pas les miens.

HERMANN.

Oh ! il y a des secrets qui, par leur peu d’importance, appartiennent à tout le monde. Karl me demandait ma permission pour entreprendre un voyage.

MARIE, vivement.

Il veut partir ?

HERMANN.

Oui.

MARIE.

Et quelle est la raison qu’il donne à son départ ? Excusez-moi si je vous interroge, mon ami, mais vous me dites qu’il n’y a pas de secret.

HERMANN.

Comment ! la raison de ce départ ? Des intérêts très graves que j’ai à régler dans un pays où se trouve occupée une partie de ma fortune.

MARIE.

Et ce pays est-il bien éloigné ?

HERMANN.

Ce pays, c’est l’Inde... Que me conseilles-tu, Marie ?

MARIE.

Vous avez là-bas de graves intérêts, dites-vous ?

HERMANN.

Oui.

MARIE.

Eh bien, il faut le laisser partir.

HERMANN.

C’est ton avis ?

MARIE.

Mon Dieu, ai-je donné mon avis sans que vous me le demandiez ? Pardonnez-moi, alors.

HERMANN.

Oh ! à toi, au contraire, de me pardonner, Marie.

MARIE.

Et pourquoi cela ?

HERMANN.

Parce que j’ai été d’une opinion contraire à la tienne.

MARIE.

Vous gardez le baron ?

HERMANN.

Oui.

MARIE.

Ici ?

HERMANN.

Ici.

MARIE.

Ah !

HERMANN.

Écoute, Marie. Je sais tout ce qu’il y a en toi de dévouement et de volonté ; mais, crois-moi, bientôt les forces te manqueront...

MARIE.

Oh ! non, jamais ! Soyez tranquille.

HERMANN.

Près du malade, tu suffis encore, Marie ; mais, près du mourant, il faudra quelqu’un qui te supplée.

MARIE.

Oh ! quelque chose que Dieu ait ordonné de vous, et j’espère que ce n’est pas votre mort, je ne veux pas vous quitter une heure.

HERMANN.

Qui te soutiendra, alors ?

MARIE.

Seule... seule près de vous, mon ami. Je veux être seule.

HERMANN, se levant.

Regarde comme je suis ingrat, comme je suis égoïste : j’ai besoin de vous deux, Marie. Karl restera.

MARIE, à part.

Mon Dieu ! vous voyez que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’éloigner... Il reste, ayez pitié de moi !

 

 

Scène VII

 

LE COMTE HERMANN, MARIE, HUBERT

 

HUBERT.

M. le baron Frantz vient d’arriver au château.

HERMANN.

Bon ! le baron Frantz sait que, chez moi, il est chez lui. S’il veut nous rejoindre, nous sommes au jardin.

À lui-même.

Elle l’aime !...

Haut.

Viens, Marie... J’ai besoin d’air et de soleil.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

HUBERT, FRANTZ, entrant

 

FRANTZ.

Eh ! non, non ! ne dérange personne, Hubert ; je viens voir ma sœur, je viens voir le comte ; mais j’ai le temps de les voir, que diable ! Je viens surtout voir Fritz.

HUBERT.

M. Sturler est dans son cabinet. Je vais le prévenir.

 

 

Scène IX

 

HUBERT, FRANTZ, FRITZ

 

FRITZ.

Inutile, Hubert ; j’ai vu le baron descendre de cheval, j’ai deviné qu’il avait affaire à moi, et me voici. Va, mon ami, va !

Hubert sort.

 

 

Scène X

 

FRITZ, FRANTZ

 

FRANTZ.

Eh bien, où en sommes-nous ici, Sturler ?

FRITZ, lui montrant le Comte par la fenêtre.

Regarde.

FRANTZ.

Pauvre comte !

FRITZ.

Il a fait son testament.

FRANTZ.

Et... ?

FRITZ.

Il partage ses biens entre son neveu et sa femme... Cela fait sept à huit millions, à peu près, qu’il laisse à chacun d’eux.

FRANTZ.

Et à toi, que te laisse-t-il ?

FRITZ.

À moi ?... Il me laissait cinq cent mille francs ; mais j’ai fait rayer l’article.

FRANTZ.

Tant pis !

FRITZ.

Pourquoi ?

FRANTZ.

Parce que c’était déjà la moitié du million que tu m’avais promis.

FRITZ.

Et l’autre moitié, où l’eussé-je prise ?

FRANTZ.

Et où prendras-tu le tout ?

FRITZ.

Comprends-tu les apologues, Frantz ?

FRANTZ.

Mais oui, quand ils ne sont pas trop inintelligibles.

FRITZ.

Eh bien, écoute... Cela commence comme un conte de fée : Il y avait une fois... un médecin très savant qui était amoureux à la fois de la femme et de la fortune de son ami...

FRANTZ.

Je comprends.

FRITZ.

Pendant que cet ami causait... un matin ou un soir, peu importe, avec lui, dans un endroit écarté du jardin, où nul lie savait qu’ils fussent ensemble, cet ami tomba tout à coup frappé d’une apoplexie foudroyante. Dix minutes après cet accident, le docteur sonnait à la porte du château, disant qu’il avait une nouvelle très importante à annoncer à son ami. On se mit aussitôt à la recherche du maître de la maison, que l’on trouva expirant... Le docteur tira sa lancette et le saigna ; mais il était trop tard : le sang ne vint point. « Quelle fatalité ! s’écria le docteur ; si j’eusse été là quand l’accident est arrivé, je le sauvais... » L’ami mourut. Le docteur, un an après, épousa la veuve et ses huit millions... Mariage qui le mit à même d’acquitter une dette qu’il avait contractée avec le frère de cette veuve, lequel, de son côté, dans l’espoir de ce million, aida au mariage de tout son pouvoir.

FRANTZ, reculant.

Fritz, Fritz, sur mon honneur, on a pendu des gens qui le méritaient moins que toi.

FRITZ.

Tu le trompes, Frantz : ce sont les assassins et les meurtriers que l’on pend, les niais qui tuent ; mais dans aucun code il n’y a de peine pour le médecin qui laisse mourir.

FRANTZ.

Et... et, la main sur la conscience, en supposant que tu aies une conscience, tu le guérirais si tu voulais ?

FRITZ.

Pardieu !

FRANTZ.

Adieu, Sturler. Sur mon honneur, si je restais ici...

FRITZ.

Eh bien, qu’arriverait-il ?

FRANTZ.

Il arriverait que je lui conterais tout.

FRITZ.

Et ce serait une grande sottise que tu ferais ; car il ne te croirait pas, et tu y perdrais un million. Mais tu étais venu ici pour quelque chose ?

FRANTZ.

Oui.

FRITZ.

Pour me dire qu’il ne te restait pas un sou de tes trois cent mille livres ?

FRANTZ.

Justement.

FRITZ, se levant et prenant une clef dans sa poche.

Voici la clef de la caisse du comte... Prends dix mille francs et pars... Je me charge de justifier de l’emploi de cette somme.

FRANTZ.

N’importe, Sturler, tu n’es pas moins un infâme brigand.

FRITZ.

Le jour où je te compterai ton million, tu me tiendras pour le plus honnête homme de la terre. Va !

Frantz sort.

 

 

Scène XI

 

FRITZ, seul

 

J’ai peut-être eu tort. Le drôle n’aurait qu’à avoir un remords de conscience. Mais j’ai besoin de lui près de sa sœur, et je suis plus sûr d’un complice que d’un ami.

 

 

Scène XII

 

FRITZ, LE COMTE HERMANN

 

HERMANN.

Fritz !

FRITZ, tressaillant.

Plaît-il ? Ah ! c’est vous, comte ?

HERMANN.

Tu es seul ?

FRITZ.

Vous voyez.

HERMANN.

Je croyais M. de Stauffenbach avec toi ?

FRITZ.

Il venait pour emprunter dix mille francs à M. le comte ; j’ai pensé que M. le comte ne les lui refuserait pas : je les lui ai donnés, et il est parti en me chargeant de tous ses remerciements pour son beau-frère et de toutes ses tendresses pour sa sœur.

HERMANN.

Tant mieux ! Je suis bien aise que nous soyons seuls... Fritz je veux te parler.

FRITZ.

À moi, monsieur le comte ? Me voici.

HERMANN.

Veille à ce que personne ne nous dérange.

FRITZ.

Personne ne nous dérangera.

À lui-même.

Que veut-il me dire ?

HERMANN.

Fritz, réponds-moi à la fois en ami et en médecin. La maladie dont je suis atteint est mortelle, n’est-ce pas ?

FRITZ.

Monsieur le comte...

HERMANN.

Je suis homme... Au nom du ciel, Fritz, parle-moi donc, non pas comme tu parlerais à une femme ou à un enfant, mais comme tu parlerais à un homme.

FRITZ.

Ainsi, vous voulez la vérité ?

HERMANN.

Toute la vérité. Je suis condamné, n’est-ce pas ?

FRITZ.

Par la science humaine, oui j mais pas encore peut-être par la toute-puissance de Dieu.

HERMANN.

C’est-à-dire qu’il ne faudrait pas moins qu’un miracle pour me sauver. Maintenant, Fritz, si Dieu ne fait le miracle, et il est probable qu’il ne le fera pas, combien crois-tu qu’il me reste de mois à vivre ?... Tu te tais. Allons ! je suis trop exigeant, je le vois bien. De semaines ?...

Fritz ne répond pas.

De jours ?...

FRITZ.

Donnez-moi votre main, comte.

Il lui tâte le pouls.

Vous voulez la vérité ?

HERMANN.

Je la veux.

FRITZ.

Vous savez que nul ne peut fixer un terme positif à la vie humaine ?

HERMANN.

Positif, non... mais approximatif, oui.

FRITZ.

Eh bien, comte, si les accidents vont toujours se rapprochant, comme ils font depuis un mois, vous pouvez compter sur huit ou dix jours encore... quoique, d’un moment à l’autre, une crise plus forte...

HERMANN.

Puisse m’emporter, n’est-ce pas ? Eh bien, tu vois qu’il était temps que je te fisse cette question, mon cher Fritz.

FRITZ.

Avec des ménagements, néanmoins...

HERMANN.

Merci, Fritz... Fais appeler Karl et Marie... Je veux leur parler à l’instant même.

FRITZ.

Vous voulez... ?

HERMANN.

Fais ce que je désire, Fritz.

FRITZ.

Hubert, prévenez la comtesse et le baron que M. le comte les attend ici.

Revenant.

Je me retire, monsieur le comte.

HERMANN.

Non, non, mon cher Fritz. Tes soins et ton dévouement t’ont fait de la famille. Reste, mon ami, reste.

FRITZ, à part.

Oh ! que va-t-il donc se passer ?

 

 

Scène XIII

 

FRITZ, LE COMTE HERMANN, MARIE

 

MARIE.

Vous m’avez fait demander, mon ami. J’étais là. Je ne vous avais quitté que pour un moment. J’attendais.

HERMANN.

Viens, la bien-aimée de mon âme !... viens !

 

 

Scène XIV

 

FRITZ, LE COMTE HERMANN, MARIE, KARL

 

KARL.

Mon oncle, vous m’avez appelé ? Oh ! pardon...

MARIE, à elle-même.

Karl !

KARL, de même.

Marie !

Il veut se retirer.

HERMANN.

Non, non ; viens ici... C’est moi qui t’ai fait demander. Approche-toi... Toi aussi, Marie, approche... Je veux vous parler à tous deux.

KARL et MARIE.

À tous deux ?...

FRITZ, au fond.

Oh !

Ils se regardent.

HERMANN.

À tous deux, oui. Il y a un instant, mes enfants, j’étais dans le jardin ; la tête appuyée sur l’épaule de Marie, je regardais se coucher le soleil ; il semblait attirer tout à lui, pour emporter tout avec lui, vapeur des montagnes, chants des oiseaux, parfums des fleurs. Je suivis des yeux sa lente et splendide agonie, et, lorsqu’il mourut, avec lui toute la création sembla mourir. Alors, je me dis que lui qui renaissait le lendemain, plus jeune et plus brillant ; que lui qui, en renaissant, rapportait chaque matin à la nature sa robe de fiancée ; que lui, il avait le droit d’accepter ce deuil a un instant, cette nuit momentanée, ce trépas éphémère ; mais qu’un homme qui ferait ainsi quand sa mort à lui est éternelle, que cet homme ressemblerait à ces rois d’Orient qui font égorger sur leur bûcher leurs plus proches parents et leurs plus chers esclaves. Je n’ai donc pas voulu qu’il en fût ainsi de moi et de vous. Après moi, je ne veux pas laisser le deuil, je veux laisser la joie ; je ne veux pas laisser la nuit, je veux laisser la lumière ; je ne veux pas laisser le trépas, je veux laisser la vie. Marie, tu aim.es Karl ! Karl, tu aimes Marie !

MARIE.

Grand Dieu !

KARL.

Que dites-vous ?

FRITZ.

Oh !

HERMANN.

Ne rougissez pas, fronts chastes ! ne vous détournez pas, regards loyaux !

MARIE.

Je vous jure...

HERMANN.

Ne jurez pas. Ce serait un saint et pieux parjure, je le sais ; mais n’importe, ne jurez pas. Oh ! je sais bien que non-seulement vous vous êtes caché cet amour l’un à l’autre, mais encore que vous eussiez voulu vous le cacher à vous-mêmes, que vous eussiez voulu le cacher à Dieu ; mais, moi, moi, avec cet œil avide et jaloux d’un mourant, j’ai tout vu : vos luttes, vos combats, vos angoisses.

KARL.

Mon Dieu ! mon Dieu !

HERMANN, à Karl.

C’est parce que tu l’aimes, mon enfant, que tu voulais partir aujourd’hui, t’exiler, me quitter.

À Marie.

C’est parce que tu l’aimes, ma fille, que tu voulais, toi, qu’il partît.

KARL.

Mais je n’ai rien dit, je n’ai rien fait... Comment avez-vous pu savoir que je l’aimais ?

HERMANN.

Tes absences, ta pâleur, ton inquiétude l’ont dit pour toi.

MARIE.

Mais moi ! moi !

HERMANN.

Toi, ma fille ? Avant-hier, accablée de fatigue, tu t’es endormie près de moi. Alors, un rêve est venu visiter ton front brûlant, soulever ta poitrine haletante. Ta chasteté d’ange, pauvre enfant, n’était plus là pour veiller sur ton cœur. Tes lèvres alors se sont ouvertes, et, dans ton sommeil, le secret de ton amour s’est échappé.

MARIE, tombant à genoux.

Oh ! pardon, mon père ; mais nous sommes moins coupables que vous ne le croyez. Oh ! nous avons besoin d’excuse tous deux. Écoutez-nous, écoutez-moi. Avant de vous voir, je l’avais vu ; avant de vous connaître, je le connaissais.

HERMANN.

C’est vrai, cela ?

KARL.

Oui, oui.

MARIE.

Cette inconnue dont il avait pris la défense, cette jeune fille pour laquelle il s’est battu, c’était moi. Un quart d’heure avant que vous arrivassiez au château avec Fritz, il y était venu, lui. Oh ! si vous aviez vu ma pâleur, quand vous avez nommé Karl de Florsheim devant moi, alors vous eussiez tout deviné, tout compris, mon père. Sans le savoir, je l’aimais déjà.

FRITZ.

Oh !

HERMANN.

Tu vois bien, Marie, que Dieu lui-même est dans tout ceci. Dieu vous a conduits l’un vers l’autre. Et moi qui devais vous réunir, je vous ai séparés. J’étais un obstacle au bonheur que Dieu vous réservait. Dieu m’appelle à lui. Ce que Dieu fait est bien fait.

KARL et MARIE, sanglotant.

Oh ! oh ! oh !

HERMANN.

Karl, tu avais raison. Tu vas partir, tu vas quitter l’Allemagne. Il faut qu’entre vous tout soit pur et chaste comme vos cœurs ; va où tu voulais aller ; veille sur cette fortune qui maintenant est la vôtre. Pars, Karl ! Mais, avant de partir, attends. Marie ! Marie ! donne-moi ta main.

Il tire l’alliance de son doigt.

MARIE.

Que faites-vous ?

HERMANN.

Prends cet anneau, Karl. Je le tire du doigt de la veuve du comte Hermann ; dans un an, tu le rapporteras à ta femme.

KARL.

Jamais ! jamais !

HERMANN.

Ta main, Karl !

KARL, sanglotant.

Oh !

Hermann joint la main de Karl à celle de Marie.

MARIE.

Oh !

HERMANN.

Mon Dieu, puis-je faire davantage ? Dites-le-moi, et je le ferai.

Les deux jeunes gens se jettent dans les bras d’Hermann.

Mes enfants, mes enfants ! oh ! c’est trop, vous me tuerez... Laissez-moi, laissez-moi. Allez, allez. Au nom du ciel, allez !

Karl et Marie fuient chacun par une porte.

Mon Dieu ! Seigneur !

 

 

Scène XV

 

LE COMTE HERMANN, FRITZ

 

HERMANN, retombant évanoui sur son fauteuil.

Oh !

FRITZ, venant lentement du fond et lui posant le bout du doigt sur le front.

C’est bien ! tu vivras !

 

 

ACTE IV

 

Même décoration qu’au deuxième acte.

 

 

Scène première

 

MARIE, WILDMANN, FRITZ

 

MARIE.

Courez, Fritz !... courez, mon ami ! il paraît que M. de Falk, le conseiller aulique, est blessé.

WILDMANN.

Rien !... Eh ! je vous dis que ce n’est rien... Le sanglier lui a décousu son pantalon, et, en le décousant, il a pris un peu de doublure avec, voilà tout.

MARIE.

N’importe, courez !

FRITZ.

Où les trouverai-je ?

WILDMANN.

À cent pas d’ici, aux trois chemins : près du Regard.

FRITZ.

J’y vais.

 

 

Scène II

 

MARIE, WILDMANN

 

MARIE.

Mais enfin, mon bon Wildmann, comment cela est-il arrivé ?

WILDMANN.

Ça est arrivé, voyez-vous, madame la comtesse, parce que les sangliers et les conseillers auliques, ça ne se connaît pas. Heureusement qu’il tire bien, M. le comte... Ah ! mais je ne savais pas qu’il tirât comme cela, moi... je ne voulais pas lui donner mon fusil... Je lui disais : « Non, non !... laissez-moi donc faire... » Il lui a, ma foi, mis la balle là... juste au défaut de l’épaule.

MARIE.

Ah ! mon Dieu !... à M. de Falk ?

WILDMANN.

Non, au sanglier.

MARIE.

Enfin, mon ami, voyons, dis-moi...

WILDMANN.

Je vous le dis, il tenait aux chiens... Il était... comme cela, appuyé contre une cépée, un vieux solitaire... quinze ans au moins !... un gaillard qui pèse plus de trois cent cinquante... Vous verrez, des défenses longues comme cela ! pires que les dents du maître d’école... Ravageot le tenait par une oreille... Oh ! mais, c’est que, quand il lient, Ravageot, il tient bien... Louchonneau le tenait par l’autre. Voyez-vous, madame la comtesse, je l’appelle Louchonneau parce qu’il a comme ça du poil qui lui tire l’œil... De sorte qu’il était coiffé à la chinoise... Il avait éventré Hariadan et Carmagnole... Oh ! c’est fini... eux, ils sont morts, morts au champ d’honneur... Il faut que M. le comte en fasse son deuil... Il en avait vingt-cinq autres autour de lui... toute la meute... qui a chassé, voyez-vous, madame la comtesse... on les aurait tous couverts avec une nappe ! Tout ça piaillait... À toi, à moi ! ouah ! ouah !... Le conseiller, il était là sur son cheval... arrivé le premier comme un lion. Seulement, ce n’était pas lui qui avait conduit son cheval, c’était son cheval qui l’avait conduit... Moi, je sonnais l’hallali tant que j’avais de poumons... Nous n’étions que nous deux... Le conseiller disait, à chaque chien que le sanglier faisait sauter en l’air : « Ah ! c’est étonnant ! ah ! c’est extraordinaire !... » Il paraît que c’était la première fois qu’il voyait cela. Il s’en souviendra, je vous en réponds... De sorte que, pour mieux voir, voilà qu’il pousse son cheval... Dame, quand le sanglier l’aperçoit avec son lorgnon, vous comprenez, cet animal, qui était déjà enragé de ce que Ravageot lui dévorait l’oreille, ça l’offusque... Il ne fait ni une ni deux... Vlan ! il s’élance, passe entre les jambes du cheval... Le cheval se cabre et envoie mon conseiller aulique à dix pas... Le sanglier dit : « Bon ! c’est cela que je demandais, moi. » Il revient sur lui, et... zing ! zing ! zing ! voilà qu’il commence à découdre le pantalon de Son Excellence... ! Je crie : « Ne bougez pas !... » J’empoigne mon fusil... Tout à coup, je sens qu’on me le tire des mains... C’était M. le comte. Je ne voulais pas le lui donner ; mais il me le prend de force... Il vous ajuste mon solitaire, comme s’il n’avait pas eu un conseiller sous la dent... et, paf ! un véritable manchon... brrrou !... Ah ! c’est un joli coup, celui-là !

Il aperçoit le Comte.

Ah ! oui, monsieur le comte, je le disais en arrière de vous, je le dis devant vous... Ah ! l’on m’avait raconté que vous tiriez bien ; mais, non, non, non... je ne savais pas que vous tiriez comme cela.

 

 

Scène III

 

MARIE, WILDMANN, LE COMTE HERMANN

 

MARIE.

Oh ! cher Hermann, vous êtes donc aussi adroit que brave ?

HERMANN, très gaiement.

Vous voyez Méléagre en personne, chère amie, et le sanglier de Calydon n’était qu’un marcassin, à côté de celui que nous venons de mettre à mort.

MARIE.

Et M. de Falk ?

HERMANN.

Beaucoup plus de peur que de mal, heureusement... Maintenant, vous qui êtes restée à la maison, ma belle ménagère, vous êtes-vous occupée... ?

MARIE.

De tout... Chacun de ces messieurs a sa chambre, son feu, son bain, et, en sortant de sa chambre, le dîner prêt au pavillon.

HERMANN.

Bravo !... voilà de l’hospitalité arabe !... Maintenant, voulez-vous permettre que je sonne la curée pour rappeler tout notre monde ?

MARIE.

Vous ne craignez pas... ?

HERMANN.

Quoi ?

MARIE.

De vous fatiguer la poitrine.

HERMANN.

Allons donc ! je suis de fer maintenant, et il faudra me tuer pour que je meure.

MARIE.

Faites, mon ami.

Hermann passe sar le balcon et sonne la curée.

 

 

Scène IV

 

MARIE, MARTHE, LE COMTE HERMANN, sur le balcon

 

MARTHE.

Es-tu seule ?

MARIE.

Oui.

MARTHE.

Une lettre.

MARIE.

Une lettre ?

MARTHE.

Pour toi seule... pressée... et qui, depuis deux jours, attendait au château de Schawembourg. Quand il a vu que vous ne reveniez pas, Blum l’a apportée.

MARIE.

Oh ! mon Dieu !...

MARTHE.

Quoi ?

MARIE.

Il me semble...

MARTHE.

Que c’est son écriture, n’est-ce pas ?

Marie fait un mouvement vers le balcon.

Que fais-tu ?

MARIE.

Je vais remettre cette lettre à Hermann.

MARTHE.

Vois d’abord ce qu’elle dit, puisqu’elle est adressée à toi.

MARIE.

Oui, tu as raison, Marthe... D’ailleurs, le moment serait mal choisi.

Elle met la lettre dans sa poitrine.

Je la lirai.

HERMANN.

Allons, messieurs, à la curée !... à la curée !...

Il rentre.

Viens-tu, Marie ?

MARIE.

Merci, mon ami ; vous savez que je suis peu curieuse de ces sortes de spectacles ; mais vous reverrai-je un peu seul avant le dîner ?

HERMANN.

Sans doute ! tant que tu voudras, chère enfant... As-tu quelque chose à me dire ?

MARIE.

Peut-être.

HERMANN, sortant, à Marthe.

Qu’a-t-elle donc ?

MARTHE.

Je ne sais pas.

 

 

Scène V

 

MARIE, seule

 

Oh ! c’est bien de lui ! et je ne m’étais pas trompée... Datée de Toulon... Est-il donc en France, malgré les deux lettres qu’Hermann lui a écrites ?

Elle lit.

« L’année d’épreuve est écoulée ou va l’être... J’ai rigoureusement accompli les volontés dernières de notre bien-aimé Hermann : j’ai augmenté votre fortune de deux millions... Je suis revenu par Aden, Suez et Alexandrie, pour abréger le chemin... En trente-deux jours, j’ai franchi la distance qui existe entre Madras et Toulon, et, dans sept ou huit jours, en traversant le Dauphiné et la Suisse, j’espère être près de vous... C’est merveilleux, n’est-ce pas ?... Mais aussi, la science et l’industrie se sont faites les serviteurs de mes désirs... Marie ! Marie ! m’aimes-tu toujours comme je l’aime ?... Marie, songe qu’après cette année d’amour et d’espérance, je deviendrais fou s’il me fallait renoncer à toi ! Marie, je te rapporte notre bague, bague précieuse, que je presse sur mon cœur, que j’appuie contre mes lèvres !... J’arrive ! j’arrive ! j’arrive !... Ton Karl. » Oh ! le malheureux !... le malheureux !... il n’a pas reçu les lettres que son oncle lui a écrites, et il revient, croyant que je suis libre.

MARTHE.

Le comte !

MARIE.

Oh ! un verre d’eau, Marthe.

Elle boit ; Marthe sort sur un signe.

 

 

Scène VI

 

MARIE, LE COMTE HERMANN

 

HERMANN.

Me voilà, Marie... Tous nos hôtes sont à leur toilette, et moi, avant de me mettre à la mienne, je suis venu, comme tu le désirais... Tu as quelque chose à me dire, mon enfant ?...

Appelant.

De la lumière !

MARIE, vivement.

Non, c’est inutile.

HERMANN.

Parle.

MARIE.

Je n’ai rien de beaucoup plus important à vous dire aujourd’hui qu’hier ; cependant...

HERMANN.

Cependant ?...

MARIE.

Excusez-moi, mon ami, mais j’éprouve toujours quelque embarras à vous parler du passé.

HERMANN.

J’écoute.

MARIE.

Il y a un an bientôt, cher Hermann, que l’heureuse audace de Fritz vous a sauvé la vie par une heureuse opération qui, sous la main de tout autre, eût peut-être été mortelle... La veille de cette opération, votre neveu Karl était parti pour Madras... croyant... comme nous tous... comme vous-même... à votre mort prochaine.

HERMANN, souriant.

Allez-vous m’en vouloir de ne pas avoir tenu ma parole, Marie ?

MARIE.

Oh ! Hermann !... seulement, je veux vous rappeler que vous ne songez peut-être pas assez à celui qui est là-bas.

HERMANN.

Je ne vous comprends pas, Marie... J’ai écrit deux fois à Karl ; je lui ai raconté le miracle que Dieu avait fait en ma faveur... Par la seconde de ces lettres, je lui donnais en toute propriété cette factorerie de Madras qu’il était allé vendre ; puis je l’invitais, m’en rapportant pour cela à son honneur, à ne revenir en France que lorsqu’il pourrait vous voir sans danger... Karl est un cœur loyal et sur lequel je puis compter, du moins je l’espère... et... pourquoi voulez-vous que je pense plus souvent à lui, Marie... puisque, vous... vous y pensez pour nous deux ?

MARIE.

Hermann !...

HERMANN.

Oh ! ne prends pas cela pour un reproche, ma douce enfant ; ton amitié de femme et ton dévouement d’ange ne se sont pas démentis un seul instant... Ni ta veille, ni ton sommeil... et je te demande pardon d’avoir plus d’une fois interrogé l’un et l’autre : ils n’ont pas exprimé un seul regret... Crois donc, que je te suis reconnaissant de cette force sur toi-même... Merci, Marie.

MARIE.

Mon ami, il y a de ces hasards étranges qui ressemblent à une fatalité. Supposons... vous me permettez cette supposition, n’est-ce pas ?... supposons que ces lettres que vous avez chargé Fritz de faire passer dans l’Inde...

HERMANN.

Eh bien ?

MARIE.

Supposons que ces lettres ne soient pas parvenues.

HERMANN.

Qui peut vous faire croire cela ?

MARIE.

Mon Dieu !... je vous ai dit de me permettre de supposer, Hermann.

HERMANN.

C’est vrai ; supposez donc, chère amie.

MARIE.

Eh bien, si ces lettres, par hasard, n’étaient pas parvenues.

HERMANN.

Après ?

MARIE.

Ces lettres interceptées ou perdues... Karl n’est point prévenu, et, alors...

HERMANN.

Alors ?

MARIE.

Sans avoir l’intention de vous désobéir, Karl...

HERMANN.

Peut revenir en Allemagne... C’est ce que vous voulez dire, n’est-ce pas, Marie ?

MARIE.

Dans la crainte que quelque chose ne trouble votre tranquillité... Vous comprenez, je suppose tout, mon ami.

HERMANN.

Et pourquoi ma tranquillité serait-elle troublée par le retour de Karl ? Dites.

MARIE.

Mais parce que...

HERMANN.

Oh ! j’ai meilleure opinion de vous que vous-même, Marie ; vous m’avez dit à cette même place, ici, près de cette Bible... et côte à côte comme nous sommes... vous m’avez dit : « Voici ma main, monsieur le comte ; Dieu sait que je vous la donne pure et que je vous la garderai pure. » Cette promesse me suffit... Que Karl revienne ou ne revienne pas, dés que j’ai cette promesse, ma tranquillité ne peut être troublée... Soyez donc aussi calme que moi, Marie, et attendez les événements avec toute confiance en nous-mêmes et en Dieu... Allons, allons, chassons ces folles idées, mon enfant, et n’oublions pas que, dans un instant ; nos convives seront prêts.

Il embrasse Marie et sort. À peine est-il sorti, que Marie s’affaisse sur une chaise.

 

 

Scène VII

 

MARIE, MARTHE

 

MARIE.

Marthe ! Marthe !

MARTHE.

Me voici.

MARIE.

Blum est toujours là ?

MARTHE.

Oui.

MARIE.

Le comte ne l’a pas vu ?

MARTHE.

Non.

MARIE.

Il faut qu’il parte, il faut qu’il aille attendre Karl... Karl arrive... Comprends-tu, Marthe ?... il n’a pas reçu les lettres que le comte lui a écrites, il ne sait rien... Il faut que Blum attende Karl à Schawembourg... Heureusement, c’est là qu’il va d’abord, croyant que j’y suis... Il lui remettra une lettre que je vais écrire... Tu donneras cette bourse à Blum... Il ne faut pas que Karl me revoie.

MARTHE.

Mais il m’a semblé cependant que le comte...

MARIE.

Marthe, le comte est jaloux.

MARTHE.

Jaloux ! tu es sûre ?

MARIE.

Je te dis qu’il l’est... J’entendais sa respiration oppressée tandis qu’il faisait un effort pour me parler tranquillement, et, quand il m’a appuyée contre sa poitrine, j’ai senti bondir son cœur !

MARTHE.

Oh ! je suis bien sûre que, malgré sa jalousie... quand il reverra son neveu qu’il aime tant...

MARIE.

Oui ; mais, moi, Marthe, puis-je répondre de moi ?... Rien qu’à cette idée de revoir Karl, je sens ma vie qui s’en va. Si, après une pareille absence, il m’apparaissait tout à coup, oh ! je crois que je mourrais ! Une plume, de l’encre, du papier, Marthe, il faut que j’écrive.

MARTHE.

Mais ne vaudrait-il pas mieux tout dire à ton mari ?

MARIE.

Que lui dirai-je ? Voyons, veux-tu que je lui dise que je l’aime ! th ! mon Dieu, il ne le sait déjà que trop, puisqu’il a lu ce secret dans le fond de mon cœur, quand j’essayais de le cacher encore à moi-même... Veux-tu que je lui remette cette lettre que je viens de recevoir, cette lettre dans laquelle le pauvre insensé ne parle que de son retour, de son bonheur ?... Veux-tu que je lui dise que cette année qui s’est écoulée, loin de l’éteindre, a soufflé sur le feu de notre cœur : chez moi par la bouche du désespoir, chez lui par celle de l’espérance ?... Veux-tu que je lui dise qu’il revient, m’aimant plus que lorsqu’il est parti... et moi, que je l’attends, l’aimant davantage encore que lorsque je l’ai quitté ?... Non, non, Marthe, crois-moi, mieux vaut que le comte ignore tout, mieux vaut que Karl apprenne tout... Je vais lui écrire, je vais le supplier, je vais le conjurer, au nom du ciel... Je lui dirai que me revoir, c’est me tuer !... Une plume, de l’encre, du papier, Marthe.

MARTHE.

Tiens, voilà, pauvre enfant.

MARIE.

Bien !... mets-toi là sur le chemin du comte ; veille à ce qu’il ne me surprenne pas... Moi, pendant ce temps, je... je... mon Dieu ! mon Dieu !

MARTHE.

Marie, un peu de force.

MARIE.

Oui, oui ; tant qu’il ne sera pas là, j’en aurai... Va, va, laisse-moi.

 

 

Scène VIII

 

MARIE, seule, écrivant

 

« Karl, au nom du ciel... en recevant cette lettre, quittez l’Allemagne, quittez l’Europe, retournez d’où vous venez... ! Dieu a conservé l’homme... le meilleur qui soit au monde... »

S’arrêtant.

Je n’y vois plus... « Le meilleur qui soit au monde. Votre oncle vit : un miracle l’a sauvé... Je l’aime... je  suis... heureuse... »

Jetant un cri.

Ah !

 

 

Scène IX

 

MARIE, KARL, puis MARTHE

 

KARL, entrant.

Marie !

MARIE.

Ah !

Elle tombe évanouie.

KARL.

Marie, Marie !... J’allais droit à Schawembourg, quand cette inspiration m’est venue de me détourner pour revoir Stauffenbach, où je vous avais vue pour la première fois... De loin, j’ai aperçu cette lumière tremblante... et je me suis dit que peut-être elle vous éclairait ; j’ai repris pas à pas cette route que j’avais déjà suivie... et me voilà... Marie, Marie... mon Dieu ! évanouie ! évanouie !... Du secours !

À Marthe, qui entre.

Du Secours !

MARTHE.

Mon Dieu, mon enfant !

KARL.

Un flacon ! des sels !... Courez !... Marie ! Marie ! Marier... Mais c’est moi, entends donc ma voix... Marie, c’est Karl... ton Karl bien-aimé... qui va mourir... si tu ne lui réponds pas... Oh ! oh !

Il laisse tomber sa tête sur les genoux de Marie et sanglote.

 

 

Scène X

 

MARIE, KARL, LE COMTE HERMANN

 

Hermann descend lentement l’escalier, et vient poser sa main sur l’épaule de Karl.

KARL, levant la tête.

Mon oncle !...

Il recule épouvanté.

Oh !

Il reste un instant immobile, se tâte pour savoir s’il rêve ou s’il veille, puis prenant à son doigt l’anneau.

Tenez, mon oncle, je vous rends ce qui est à vous... Vous vivez, vous vivez ! peu importe le reste.

Il se jette dans les bras d’Hermann, où il reste presque évanoui, tandis que Marie revient à elle. Elle trouve le regard du Comte fixé sur elle, saisit la lettre de Karl, celle qu’elle écrivait, et les présente toutes deux au Comte.

MARIE.

Oh ! lisez ! lisez...

HERMANN, prenant les lettres et les froissant.

Oui, je sais qu’il n’y a de votre faute ni à l’un ni à l’autre ; je sais que c’est la fatalité qui a tout fait... Eh bien, nous verrons

Regardant Karl.

si la loyauté d’un homme

Regardant Marie.

et si la vertu d’une femme peuvent lutter contre la fatalité.

 

 

Scène XI

 

MARIE, KARL, LE COMTE HERMANN, WILDMANN

 

WILDMANN, entrant.

Les convives de M. le comte attendent M. le comte au pavillon... Tiens, M. Karl !

HERMANN.

Oui, mon cher Wildmann, Dieu vient de nous le renvoyer à l’instant même... et la fête sera complète. Annonce à ces messieurs cette bonne nouvelle, et préviens-les qu’il faudra doubler les toasts ; que, par conséquent, il en coûtera la raison à quelques-uns...

Wildmann sort.

Karl, tu as entendu, nous sommes des hommes, c’est-à-dire que nous devons avoir toute puissance sur nous-mêmes... Viens donc... Vous, Marie, c’est autre chose... vous êtes une femme, restez ; j’excuserai votre absence. Viens, Karl, viens.

Ils sortent.

 

 

Scène XII

 

MARIE, MARTHE

 

MARIE.

Je te le disais bien, qu’il était jaloux.

MARTHE.

Que faire ?

MARIE.

Rien. Attendre... attendre ce qu’il plaira à Dieu d’ordonner de nous. Il y a certaines situations dans la vie, vois-tu, Marthe, où l’on ne dépend plus de soi-même ; on est dans la main de la destinée, et l’on respire ou l’on étouffe, selon qu’elle ouvre ou serre la main... Nous sommes tous perdus, Marthe ! je sens cela !...

Elle met la main sur son cœur.

Là, là, tiens !

Puis lentement elle gagne les premières marches de l’escalier en disant.

Karl de Florsheim !

 

 

Scène XIII

 

MARIE, MARTHE, FRITZ

 

MARTHE, allant à Fritz.

Oh ! monsieur Fritz, ma pauvre Marie souffre bien...

FRITZ, appelant.

Marie !

MARIE.

C’est vous, Fritz ?

FRITZ, à Marthe.

Laissez-nous.

MARTHE.

Vous êtes bien savant, monsieur Fritz ; mais il y a des maladies dont on ne guérit pas.

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

FRITZ, MARIE

 

FRITZ.

Venez, Marie, venez un instant.

MARIE.

Vous savez qu’il est revenu, n’est-ce pas ?

FRITZ.

Oui.

MARIE.

Eh bien, que pouvez-vous me dire, vous qui étiez là quand il nous a forcés de tout avouer ?

FRITZ.

Je ne devais cependant pas laisser mourir mon bienfaiteur, n’est-ce pas, Marie, puisque la science m’offrait une dernière ressource ?

MARIE.

Oh ! qui vous dit cela ?... Soyez béni pour l’avoir sauvé, Fritz !... C’est le meilleur de nous tous, et il est bien juste que ce soit celui-là qui vive.

FRITZ.

Voulez-vous voir Karl avant son départ ?

MARIE.

Il part donc ?

FRITZ.

Oui, ce soir pour Schawembourg... Il m’a dit de l’attendre ici ; il veut me parler avant de quitter Stauffenbach.

MARIE.

Merci, Fritz... mieux vaut que je ne le voie pas... Je ne l’ai déjà que trop vu, mon Dieu ! pour notre tranquillité à tous.

FRITZ.

Alors...

MARIE, écoutant un bruit de pas.

C’est lui qui vient !...

FRITZ.

Oui.

MARIE.

Comment a-t-il quitté la table ?

FRITZ.

Il devait prétexter la fatigue de la route, et, au lieu de se retirer dans sa chambre, partir pour Schawembourg. Le comte a, devant moi, donné l’ordre de seller un cheval... Que lui dirai-je de votre part ?

MARIE.

Rien, hélas !... Nous n’avons pas besoin de paroles, nous, pour savoir ce que nous pensons... Au revoir, Fritz... Moi aussi, peut-être, aurai-je à causer avec vous.

Elle sort.

 

 

Scène XV

 

FRITZ, KARL

 

KARL, regardant la tapisserie qui tremble encore.

C’est elle qui était là avec toi, n’est-ce pas ?

FRITZ.

Oui.

KARL.

Et elle est partie, sachant que je venais ?

FRITZ.

Oui.

KARL.

Elle a raison... Et cependant, une fois encore, il faudra que je la revoie, Fritz.

FRITZ.

Vous avez désiré me parler, baron ?

KARL.

Tu n’es pas un homme comme les autres, Sturler : tu es un philosophe, toi... un penseur, un stoïque... Tu ne dois pas comprendre tes devoirs de médecin à la façon du vulgaire... Si un homme était condamné à une mort douloureuse ou infamante, et qu’on te le donnât mourant, ce n’est pas toi qui aurais la cruauté de le rendre à la vie pour que la justice des hommes eût la satisfaction de le tuer.

FRITZ.

Où voulez-vous en venir ?

KARL.

Oh ! je te dis cela comme je te dirais autre chose... D’ailleurs, c’est de moi que je veux te parler.

FRITZ.

Eh bien, je vous écoute... Voyons, plaignez-vous ; cela fait du bien, de se plaindre.

KARL.

Oui, Fritz, tu as raison... Écoute donc mes plaintes, comme tu dis, et, après, tu jugeras toi-même... Depuis un an, vois-tu, depuis un an que j’ai quitté l’Allemagne, depuis un an que j’habite l’Inde et qu’aucune lettre, aucune nouvelle n’est venue détruire l’espoir que j’y emportais... depuis un an, cet espoir est devenu ma vie... Une seule pensée a circulé dans mes veines, avec mon sang, et a fait battre mon cœur !... Cette pensée, c’est que Marie était destinée à devenir ma femme, et que rien au monde ne pouvait empêcher que cela ne fût... Au commencement de mon séjour dans l’Inde, j’ai compté par mois, puis par semaines, puis par jours... Alors, je suis parti, et j’ai compté par heures, et, au fur et à mesure que j’approchais, ce n’était plus par heures, c’était par minutes, par secondes... Enfin, je suis arrivé, je l’ai revue, j’ai cru toucher au bonheur... Un spectre, un spectre bien-aimé ! est venu se dresser entre elle et moi et m’a dit : « Karl, tout cela était un rêve ! il faut renoncer au bonheur vers lequel tu tendais les bras, que tu touchais de la main... Il faut... il faut... » Moi, j’ai cessé d’écouter, et je me suis dit : « Il faut mourir. »

FRITZ.

Mourir !

KARL.

Et que veux-tu que je fasse ?... Voyons, dis... L’oublier ?... Je repartirais pour l’Inde, j’irais jusqu’au bout du monde, que je ne l’oublierais pas... Ce qui aurait fait ma vie fera ma mort, voilà tout... Non, je ne veux pas m’en aller, je veux rester, rester et mourir près d’elle... C’est bien le moins qu’on m’accorde ce bonheur... ou, si on ne me l’accorde pas, que je me le donne. J’ai compté sur toi, Fritz, comme on compte sur un frère et sur un ami dans le malheur, comme on compte sur un témoin dans un duel.

FRITZ.

Mais un témoin, dans un duel, a pour mission, au contraire, d’empêcher la mort, au lieu de la donner.

KARL.

Oui, dans les conditions ordinaires du combat, quand on joue sa vie sur une frivolité... Mais, si celui qui va combattre, au contraire, veut mourir ; s’il regarde la mort comme un bienfait, si sa mort... si sa mort peut seule assurer la tranquillité de deux êtres qu’il respecte et qu’il aime... si, en mourant, il meurt pur, honorable, regretté... si, en vivant, au contraire, il risque de devenir traître, parjure, infâme... s’il prend ce témoin, cet ami, ce frère entre ses bras, comme je te prends, Fritz... s’il lui dit la main sur le cœur : « Au nom de ce que l’amitié a de plus saint, laisse-moi mourir !... » est-ce que ce ne serait pas une cruauté, une impiété, un sacrilège, que de le forcer de vivre ?... Dis, sur ton âme et conscience, Fritz, dis !

FRITZ.

Karl, je te comprends... Seulement, ce n’est pas à l’ami, ce n’est pas au frère, ce n’est pas au témoin que tu t’adresses à cette heure ; c’est au médecin, au chimiste, n’est-ce pas ?

KARL.

C’est à tous ceux que tu viens de nommer... Écoute : quand je saurai que j’ai la mort là, sous ma main, quand je saurai que je n’ai qu’à vouloir pour mourir, eh bien, peut-être redeviendrai-je fort, peut-être alors guérirai-je à la fois et de la douleur et de l’amour ! Tu sais, dans nos excursions en Amérique, au milieu des dangers de toute espèce que nous avons courus, et que, toi surtout, tu affrontais sans pâlir, tu sais que tu me disais : « Je n’ai pas de mérite à n’avoir pas peur, Karl... J’ai là, – et tu tirais de ta poitrine un flacon contenant une liqueur rouge comme du sang, – j’ai là une mort douce, rapide, presque instantanée ; pourquoi veux-tu que j’aie peur ?... » C’était du poison, n’est-ce pas ?... et plus d’une fois tu m’as dit qu’au besoin la moitié de ce poison m’appartiendrait... Alors, moi aussi, j’ai cessé de craindre, j’ai dit : « Fritz est là, c’est un ami qui ne me laissera pas souffrir... » Je suis tranquille ; au jour venu, je lui tendrai la main et je lui dirai : « Fritz, rappelle-toi ta promesse... » Le jour est venu, Fritz... Fritz, par tout ce que tu as de plus cher au monde, ne me refuse pas... Fritz, donne-moi ce poison, ou, si tu ne veux pas me le donner, laisse-le-moi prendre.

FRITZ.

Karl, c’est bien sincèrement, bien profondément que tu me dis cela ?

KARL.

Oh ! du plus sincère et du plus profond de mon cœur.

FRITZ.

Karl, ce n’est pas le désespoir d’un instant qui te pousse me faire cette fatale demande ?

KARL.

C’est le désespoir de toute ma vie.

FRITZ.

Prends garde, Karl ! ce poison est rapide, il n’a pas d’antidote... Quelques gouttes suffisent pour donner la mort.

KARL.

Il est tel que je le désire... Donne, donne !

FRITZ.

Karl, crains l’exaltation du premier moment, crains le repentir impossible, qui se change en imprécations et en blasphèmes !

KARL.

Donne ! et fixe un terme avant lequel je n’en pourrai pas faire usage... Demain... après-demain...

FRITZ.

Huit jours.

KARL.

Huit jours, soit... Sur l’honneur, je ne ferai rien avant huit jours... Donne, donne !

FRITZ.

Tu le veux ?

KARL.

Fritz, mon ami, je te supplie...

FRITZ.

Tiens donc !

KARL.

Embrasse-moi, Fritz... À huit jours, à huit jours !

Il s’élance hors de la chambre.

 

 

Scène XVI

 

FRITZ, MARIE

 

MARIE, sortant de derrière la tapisserie où elle a tout entendu, et tombant à genoux les mains étendues vers Fritz.

Fritz ! Fritz ! n’est-ce pas que tu m’en donneras aussi, à moi ?

FRITZ, à lui-même.

L’un et l’autre !... l’un par l’autre !... Décidément, j’ai bien fait de supprimer les lettres !

 

 

ACTE V

 

Même décoration.

 

 

Scène première

 

LE COMTE HERMANN, GEORGES

 

HERMANN, entrant, trouve Georges en scène.

Ah ! c’est toi, mon brave Georges... On me dit que tu as une lettre à me remettre de la part de M. Sturler ?

GEORGES.

Oui, monsieur le comte.

HERMANN.

Donne.

GEORGES.

La voici.

HERMANN, décachetant la lettre.

Tout le monde se porte bien, là-bas ?

GEORGES.

Grâce au ciel, oui, monsieur le comte.

HERMANN, lisant.

« Excellence, je crois de mon devoir de vous prévenir qu’aujourd’hui, au jeu, M. le baron de Stauffenbach, sur un coup qui lui a paru douteux, s’est pris de querelle avec un officier étranger ; des provocations ont été échangées, et une rencontre doit avoir lieu demain, près de Wilbad. En votre qualité de beau-frère du baron de Stauffenbach, j’ai cru devoir vous prévenir de l’incident survenu, et j’ajoute que votre présence à Baden-Baden empêcherait peut-être cet incident d’avoir des suites. Si vous désirez d’autres détails, Georges vous les donnera de vive voix. J’ai l’honneur d’être, avec respect, etc., etc. » Et la querelle a eu lieu aujourd’hui ?

GEORGES.

Vers deux heures, oui, monsieur le comte.

HERMANN.

Au jeu public, ou dans un jeu particulier ?

GEORGES.

À une bouillotte.

HERMANN.

Tu n’as pas entendu les propos échangés entre ces messieurs ?

GEORGES.

Je crois que M. de Stauffenbach a reproché à l’officier d’avoir trop de bonheur les cartes à la main... J’ai même entendu dire qu’il avait ajouté qu’il ne serait pas si sûr de son coup d’épée ou de pistolet qu’il l’était au brelan.

HERMANN.

Alors, comme dit Sturler, c’est grave !... Descends à l’office, mon brave Georges, dis à Marthe de ne te laisser manquer de rien, et ordonne à Hubert, de ma part, de seller deux chevaux.

 

 

Scène II

 

LE COMTE HERMANN, GEORGES, MARIE

 

MARIE, qui entre sur les derniers mots, au Comte.

Vous quittez Stauffenbach, Hermann ?

HERMANN.

Ah ! vous avez entendu... ?

MARIE.

Sans le vouloir ; j’entrais... Oui, j’ai entendu que vous donniez l’ordre de seller deux chevaux.

HERMANN.

Une affaire pressée m’appelle à Baden... Je ne reviendrai probablement que fort avant dans la nuit, si toutefois je reviens dans la nuit.

Marie fait un mouvement. Hermann, bas, à Georges.

N’oublie pas que le baron de Stauffenbach est le frère de la comtesse... Tu comprends, pas un mot qui puisse l’inquiéter.

GEORGES.

Oh ! soyez tranquille, monsieur le comte.

HERMANN.

Va.

 

 

Scène III

 

LE COMTE HERMANN, MARIE

 

HERMANN.

Savez-vous où est Fritz, Marie ?

MARIE.

Je crois l’avoir vu sortir à cheval, mon ami.

HERMANN.

Avez-vous quelque idée de l’endroit où il est allé ?

MARIE.

Non.

HERMANN sonne ; un Domestique entre.

M. Fritz est-il rentré ?

LE DOMESTIQUE.

Il rentre à l’instant même, et le voilà qui monte.

Hermann fait signe au Domestique de sortir.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE HERMANN, MARIE, FRITZ

 

HERMANN.

Vous étiez sorti, Fritz ?

FRITZ.

Oui ; quelqu’un qui avait à me parler m’avait donné rendez-vous aux Étangs.

Bas, à Marie.

J’ai une lettre pour vous.

Marie tressaille.

HERMANN.

Aux Étangs ?... Très bien !... Marie, vous m’excuserez, n’est-ce pas ?... j’ai quelques mots à dire à Fritz à l’occasion de ce petit voyage.

MARIE.

Je vous laisse, Hermann.

À part.

Une lettre !... En effet, c’est le huitième jour.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

LE COMTE HERMANN, FRITZ

 

HERMANN, agité.

C’est Karl qui t’attendait aux Étangs, n’est-ce pas ?

FRITZ.

Oui.

HERMANN.

Que faisait-il donc là ?... Ne peut-il se tenir à Schawembourg ?

FRITZ.

Il eût désiré vous voir.

HERMANN.

Est-ce bien moi qu’il désire voir ?

FRITZ.

Oui.

HERMANN.

Et quand désire-t-il me voir ?

FRITZ.

Aujourd’hui, si c’est possible.

HERMANN, riant.

Ici, sans doute ?

FRITZ.

Ici... ou ailleurs.

HERMANN.

Et tu ignores pour quoi il désire me voir ?

FRITZ.

Je le crois sur le point de prendre une grande résolution.

HERMANN.

Et cette grande résolution, ne peut-il la prendre d’abord et m’en faire part après ?

FRITZ, regardant le Comte.

Comte, le médecin a fait près de vous une belle étude sur la blessure du corps ; mais, en vérité, le philosophe a encore une belle étude à faire sur celle de l’âme.

HERMANN.

Je ne comprends pas ce que tu veux dire, Fritz.

FRITZ.

Je veux dire que vous êtes injuste, comte.

HERMANN.

Injuste ! moi ?

FRITZ.

Oui.

HERMANN.

Et envers qui, je te prie ?

FRITZ.

Vous êtes un de ces grands esprits faits pour entendre toutes les vérités... Vous êtes injuste envers Karl et envers Marie, comte.

HERMANN.

Et toi aussi, Fritz !

FRITZ.

Qui donc est coupable, d’eux ou de vous ? Dites !... Oui donc, pauvres jeunes gens, quand ils renfermaient leur secret fatal au plus profond de leur cœur, qui donc les a forcés, ici, dans cette chambre même, d’avouer l’un à l’autre ce secret ? quand, vis-à-vis d’eux-mêmes, ils ne voulaient pas convenir qu’ils s’aimaient, qui donc leur a dit : « Vous vous aimez ?... » quand tout espoir était éteint dans leur cœur, qui leur a dit : « Espérez, je le veux ? »

HERMANN.

Oui, tu as raison, tu as raison pour cette fois-là... Mais pourquoi est-il revenu ?

FRITZ.

Parce que vous lui aviez dit de revenir.

HERMANN.

Ne lui avais-je pas écrit de rester ?

FRITZ.

S’il n’a pas reçu vos lettres, comment vouliez-vous qu’il obéît aux ordres qu’elles contenaient ?

HERMANN.

Oui, s’il ne les a pas reçues.

FRITZ.

Il y a un an, comte, vous n’eussiez pas doute de la parole votre neveu.

HERMANN.

Tu as raison, Fritz ; oui, cette fois encore, tu as raison, je suis injuste... Oh ! mais que veux-tu ! avec les forces sont revenues les passions, et, avec les passions, les mauvaises pensées... À mesure que mes pieds ont repris racine à la terre, je suis redevenu homme, et toutes les misères de l’humanité sont rentrées dans mon pauvre cœur, un instant épuré par le chemin qu’il avait déjà fait vers Dieu... Oh ! plains-moi, Fritz, plains-moi, mais ne m’accuse pas.

Pause d’un instant.

FRITZ.

Vous avez renvoyé madame la comtesse en disant que vous aviez affaire à moi, comte.

HERMANN.

Oui, c’est vrai, j’avais oublié... Son frère Frantz a pris une querelle au jeu et se bat demain... Ton père m’écrit que la chose est grave, et qu’il croit ma présence nécessaire à Baden-Baden.

FRITZ.

Et vous allez partir ?

HERMANN.

C’est-à-dire que nous allons partir : moi pour arranger l’affaire si elle est arrangeable ; toi, pour le suivre sur le terrain s’il se bat.

FRITZ, à part.

Bien ! ils auront le temps de faire ici, pendant notre absence, tout ce qu’ils ont à faire.

HERMANN.

Nous irons à cheval, si tu n’es pas trop fatigué... J’ai besoin de mouvement, de grand air... La fraîcheur de la nuit me fera du bien.

FRITZ.

Nous irons comme il vous plaira, comte.

HERMANN.

Alors, descends et vois si l’on s’occupe des chevaux.

FRITZ.

Je descends.

Bas.

Décidément, si je n’ai pas Satan contre moi, demain je suis le seul héritier du comte.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LE COMITE HERMANN, seul

 

Oui, il a raison, je suis injuste ; oui, j’en suis arrivé à douter de tout : de l’honneur, de la loyauté, du serment !... et, comme il le disait, le terrible anatomiste, le pis de tout cela, c’est que je suis le seul coupable et que je ne puis accuser que moi... Allons, allons, Hermann, reprends ta raison... Parce que tu es changé, toi, pourquoi supposer que ceux qui t’entourent ont subi le même changement ? Parce que tu es devenu soupçonneux, inquiet, défiant, pourquoi vouloir que les autres soient devenus traîtres, parjures et déloyaux ?... Non, non, Hermann, Karl est toujours ton dévoué Karl... Marie est toujours ta chaste Marie... Il m’a semblé que, lorsqu’il a dit qu’il venait des Étangs, elle a tressailli... Il m’a semblé qu’avant qu’il partît, il lui a parlé bas... Il venait de voir Karl... Peut-être avait-il quelque lettre à lui remettre de la part de Karl... J’aurais dû le suivre.

Il va vers l’escalier.

Je devrais...

Il va vers la fenêtre.

Oh !...

Il prend sa tête entre ses mains.

En vérité, je m’épouvante... Je suis donc coupable de soupçonner mon neveu ! de suivre ma femme ! d’épier mon ami !... Me voilà donc descendu à la jalousie vulgaire, à la basse suspicion... Non, non, je ne m’épouvante pas, je me fais honte !...

Il tombe dans un fauteuil.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE HERMANN, WILDMANN

 

Wildmann entre mystérieusement par la porte de côté, regarde si le Comte est bien seul, puis s’approche de lui sans être vu.

WILDMANN.

Pardon, monsieur le comte ; mais, voyez-vous, c’est que je me suis dit : « C’est à M. le comte qu’il faut que je parle de cela, attendu que c’est M. le comte que cela regarde. »

HERMANN, relevant la tête.

Ah ! c’est toi, Wildmann !

WILDMANN.

Dans un endroit ouvert ou même entouré de fossés, ça passe encore, parce qu’on est libre... et même entouré de fossés, on est déjà répréhensible... Mais, dans un parc clos de murs, c’est un délit.

HERMANN.

Que dis-tu là, mon ami ?

WILDMANN.

Je dis, monsieur le comte, que j’ai reconnu des passées.

HERMANN.

Où cela ?

WILDMANN.

Dans le parc, du côté du Regard.

HERMANN.

C’est bien, mon cher Wildmann ; mais je ne suis pas en train de chasser... Plus tard... un autre jour... nous verrons.

WILDMANN.

Ce ne sont pas des passées de bête fauve, monsieur le comte ; ce sont des passées d’homme.

HERMANN.

Hein ! que dis-tu là ?... Tu as reconnu des traces d’homme dans le parc ?

WILDMANN.

Depuis cinq ou six jours, quand je me levais le matin pour faire ma tournée, je me disais : « Voilà des pas ! voilà des pas ! Hum ! »

HERMANN.

Oh ! des pas de braconnier, sans doute.

WILDMANN.

Des braconniers avec des bottes vernies ! des braconniers avec des pieds comme cela !

Tirant deux pailles de son carnier.

Tenez, voilà la longueur des pieds, et puis voilà leur largeur.

HERMANN.

Ah ! ah !

WILDMANN.

Seulement, il y avait un moment où je les perdais, ces satanés pas... c’est sur la grande pelouse... parce que, vous comprenez, la rosée du matin, ça redresse l’herbe... Alors, je me suis dit : « Attention, Wildmann ! tu es garde du parc, et tout ce qui se passe dans le parc, le jour comme la nuit, tu en réponds au comte. »

HERMANN.

Eh bien ?

WILDMANN.

Eh bien, j’ai pris Louchonneau, je lui ai mis une bonne laisse au cou, et je l’ai lâché sur la piste... Oh ! lui, il n’a fait ni une ni deux, il est allé tout droit au massif.

HERMANN.

Au massif ! sous les fenêtres de la comtesse ?

WILDMANN.

Tiens, oui, justement, c’est sous les fenêtres de madame la comtesse ! Je n’y avais pas fait attention... C’est, ma foi, sous les fenêtres de madame la comtesse... Là, j’en ai revu ; il y avait même des brisées... Tenez,

Il fouille dans son carnier.

voilà une branche d’acacia de la nuit dernière... Voyez-vous, voilà ce qui passe... Il attache son cheval derrière le mur, à vingt pas, du chêne de l’empereur Maximilien. Là, on peut voir... la terre est toute piétinée. Un vrai marché aux chevaux ! Puis il franchit le mur... Voilà un petit morceau de plâtre de l’avant dernière nuit... il vient droit jusqu’au Regard... Arrivé là, il suit l’allée de tilleuls... Au troisième tilleul, il prend la pelouse et pique droit au massif... C’est là son repaire... Maintenant, que faut-il faire, monsieur le comte ? Il y a trois moyens...

HERMANN.

Lesquels ?

WILDMANN.

On peut planter des verres cassés sur la crête du mur, et il s’éventrera. On peut tendre un piège au pied du mur, et il se prendra. On peut se mettre à l’affût, et...

HERMANN.

Rien de tout cela, Wildmann.

WILDMANN.

Ah !

HERMANN.

Non.

À lui-même.

Oh ! c’est lui !... c’est lui qui franchit le mur du parc comme un voleur, qui vient jusque sous les fenêtres de la comtesse... et peut-être jusque...

Haut.

Wildmann, pas un mot de cela à qui que soit au monde.

WILDMANN.

Pardieu ! c’est M. le comte seul que cela regarde : c’est à lui le parc... Du temps que le parc était à M. Frantz, c’est à M. Frantz que j’aurais fait mon rapport, et c’est M. Frantz que ça aurait regardé... Je ne connais que mon devoir, moi.

HERMANN.

Oui, c’est vrai, tu es un fidèle serviteur... Tu m’attendras chez toi, Wildmann... Ne sors pas cette nuit, entends-tu ? ne mets pas le pied dans le parc, et enchaîne les chiens.

WILDMANN.

Bon ! alors, j’attendrai M. le comte ?

HERMANN.

Oui, va, et, en descendant, dis à Fritz de partir devant avec Hubert... Je les rejoindrai sur la route de Baden.

WILDMANN.

Bon ! M. le comte les rejoindra ?

HERMANN.

Oui.

WILDMANN.

Alors, il ne faut pas que je bouge ?

HERMANN.

Non, va, va.

WILDMANN.

Je ne bougerai pas.

Apercevant Frantz.

Tiens, voilà M. Frantz.

HERMANN.

Frantz !

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE HERMANN, WILDMANN, FRANTZ

 

FRANTZ.

Oui, c’est moi, comte... J’ai à vous parler.

HERMANN.

Et moi, baron j’étais sur le point de partir pour vous aller trouver à Baden.

FRANTZ.

Vous ?

HERMANN.

Oui. Sturler m’a écrit ce qui vous était arrivé aujourd’hui, et j’allais vous offrir mes services.

FRANTZ.

Eh ! c’est justement à propos de cela que je viens...

HERMANN.

J’allais envoyer Fritz devant... Vous voilà, il est inutile qu’il parte.

FRANTZ.

Vous alliez envoyer Fritz à Baden ?

HERMANN.

Oui.

FRANTZ, après un silence.

Laissez-le partir.

HERMANN.

Que je laisse partir Fritz ?...

FRANTZ.

Oui, demain, vous le rappellerez... si vous désirez encore le revoir.

HERMANN.

Vous me dites cela d’un singulier ton, Frantz.

FRANTZ.

Laissez-le partir.

HERMANN.

C’est bien ! Descends, Wildmann...

À Frantz.

Il est inutile qu’il dise à Fritz qu’il vous a vu, n’est-ce pas ?

FRANTZ.

Inutile ! il resterait... et, je vous l’ai dit, il ne faut pas qu’il reste.

HERMANN.

Vous n’avez pas vu M. le baron Frantz, Wildmann.

WILDMANN.

C’est dit, je ne l’ai pas vu...

À demi-voix.

Et j’attendrai toujours M. le comte cette nuit ?

HERMANN.

Toujours. Va.

 

 

Scène IX

 

FRANTZ, LE COMTE HERMANN

 

HERMANN.

Nous voilà seuls, baron. Vous avez quelque chose à me dire ; parlez.

FRANTZ.

Oui... Ainsi, vous savez ce qui s’est passé là-bas ?

HERMANN.

Je le sais.

FRANTZ.

Une querelle de jeu... Bref, je me bats demain.

HERMANN.

C’est chose arrêtée ?

FRANTZ.

Oui ; mais comprenez-vous, comte, ce que c’est qu’une mauvaise disposition... Voilà dix affaires que j’ai peut-être ; les autres fois, je n’y songeais pas, tandis qu’aujourd’hui...

HERMANN.

Eh bien, aujourd’hui ?...

FRANTZ.

J’ai là quelque chose qui me tracasse, quelque chose comme un pressentiment.

HERMANN.

Un pressentiment ?

FRANTZ.

Oui, qu’il m’arrivera malheur...

HERMANN.

Ah bah !

FRANTZ.

Je ne sais pas si c’est parce que je crois que j’ai insulté légèrement un galant homme ; mais enfin, tant il y a, que je n’ai pas voulu aller demain sur le terrain sans vous voir... J’ai des torts envers vous, comte, des torts graves.

HERMANN.

Vous, baron ?

FRANTZ.

Oui... De compte à demi avec un autre, c’est vrai... Mais, pour ma part, ces torts...

HERMANN.

Ces torts ?

FRANTZ.

Ces torts me pèsent... Si, par hasard, j’étais tué demain, ce qui peut parfaitement arriver, je ne veux pas mourir la conscience chargée d’un crime. Je suis dissipé, joueur ; je suis tout ce qu’on voudra ; mais je ne suis pas un brigand comme Fritz.

HERMANN.

Comme Fritz ?

FRANTZ.

Oui, comme Fritz.

HERMANN.

Faites attention à ce que vous dites, baron ; vous parlez de mon meilleur ami.

FRANTZ.

Comte, je parle de votre plus cruel ennemi.

HERMANN.

Frantz !

FRANTZ.

Tenez, voici une petite enveloppe ; elle renferme ma confession tout entière... J’ai mieux aimé écrire que de raconter ; c’est moins embarrassant... Puis, en cas de besoin, un écrit signé fait foi... Demain, de deux choses l’une, ou je serai mort, ou je serai vivant... Si je suis tué, on ne dément pas les morts, car les morts n’ont pas d’intérêt à mentir... Si je suis vivant, je me fais fort de répéter tout haut, et en face de qui voudra l’entendre, ce qui est écrit là... Où est ma sœur, comte ?

HERMANN.

Votre sœur ?...

FRANTZ.

Oui ; je ne serais pas fâché, à elle aussi, de lui dire adieu... Si j’étais tué, comte, vous causeriez de tout cela avec elle, n’est-ce pas ?... vous la prieriez de me pardonner ; vous lui diriez qu’au fond il en est d’elle comme de ma pauvre mère, que j’aimais tant et à qui j’ai fait tant de peine... Vous reverrai-je avant que je parte, comte ?

HERMANN.

Non ; je quitte moi-même Stauffenbach ce soir pour toute la nuit.

FRANTZ.

Eh bien, comte, bon voyage, quelque part que vous alliez... et au revoir, demain ou après-demain, s’il plaît à Dieu !

HERMANN.

Au revoir, baron.

FRANTZ.

Vous ne voulez pas me donner la main ?

HERMANN.

Si fait, et de grand cœur, au contraire.

FRANTZ.

Ah ! par ma foi ! je respire plus à mon aise, maintenant que j’ai la conscience libre... Au revoir, comte, au revoir !

Il entre chez Marie.

 

 

Scène X

 

LE COMTE HERMANN, seul

 

Que se passe-t-il donc ce soir, mon Dieu ?... Il y a des jours où les événements qui suffiraient à toute une vie s’entassent et se précipitent pour venir tomber sur nous en quelques heures... Fritz, mon ennemi ! Fritz, un brigand !... Qu’est-ce encore qui me menace de nouveau ?... et n’ai-je point assez de mes anciennes douleurs ?... En vérité, il me semble que je tiens là, dans cette main, quelque chose d’infâme, quelque chose d’odieux, quelque chose de mortel... Oh ! livre fatal de la vie, dont chaque crépuscule tourne un feuillet, je croyais cependant bien en être à la plus terrible page.

Il ouvre la lettre et lit, puis relève lentement la tête.

Horreur !... horreur !... horreur !... il ne me tuait pas, il me laissait mourir... Il voulait épousera la fois ma veuve et ma fortune... Ma guérison elle-même est une vengeance... Oh ! si c’était de moi que tu voulais te venger, Fritz... oh ! oh ! comme tu as réussi !... Pourquoi Dieu égare-t-il donc la science humaine aux mains d’un pareil démon ?...

Lisant.

C’est lui qui a supprimé les lettres... C’est lui qui est cause que Karl est revenu... C’est lui qui les a ramenés en face l’un de l’autre, eux que je croyais séparés pour toujours... C’est lui enfin qui me fait la torture que je souffre en ce moment... Oh ! le misérable, le misérable !... moins misérable pourtant que ceux qui me trompant... Lui, lui n’a jamais fait semblant de m’aimer ; lui n’attiédissait pas pour moi sa main glacée ; lui n’a jamais adouci pour moi son œil d’hyène ; lui n’a jamais donné une bouche humaine à son baiser de serpent !... Oh ! ce n’est pas sur lui que tombera ma vengeance... Pourquoi le punirais-je ?... Je ne l’aime pas !... Qu’il apprenne que je sais tout, que je lui pardonne tout, et que ce soit sa seule punition.

Il prend une plume et écrit au-dessous de la confession de Frantz.

« J’ai lu, je crois et je pardonne... » Maintenant, comme je dois une récompense à ses soins ; comme, après tout, il m’a sauvé la vie ; comme il refuserait probablement une pareille bagatelle, après l’espoir qu’il a eu de tout posséder, eh bien, ce que je voulais lui laisser, à lui, je le laisserai à son père.

Il écrit.

« Bon pour deux cent mille florins. que je prie M. Heckeren de payer à M. Sturler père, à titre de rémunération des soins que m’a donnés son fils, soins pour lesquels Fritz a eu la délicatesse de ne rien vouloir accepter. »

Il met les papiers dans deux enveloppes et écrit les deux adresses.

Sturler père... Sturler fils... On monte... Ah ! c’est lui... J’espérais ne pas le revoir... De la force, mon Dieu !... Je suis le comte Hermann, et lui est un misérable.

 

 

Scène XI

 

FRITZ, LE COMTE HERMANN

 

FRITZ.

On me dit que je dois partir sans vous attendre, comte, et que vous me rejoindrez.

HERMANN, sans le regarder.

Oui... Rendez-moi un service, Fritz.

FRITZ.

Lequel, monsieur le comte ?

HERMANN.

Cette lettre est pour votre père ; remettez-la-lui vous- même.

FRITZ.

Je la lui remettrai... Est-ce tout ce que M. le comte avait à me dire ?

HERMANN.

Tout.

Il sonne.

FRITZ.

Que désirez-vous ?

HERMANN.

Dire un dernier mot à Georges, le messager de votre père.

FRITZ, par l’escalier.

Montez, Georges... M. le comte n’a rien autre chose à me recommander avant que je parte ?

Georges entre.

HERMANN.

Rien.

FRITZ, à lui-même.

Oh ! oh ! resterait-il au lieu de me rejoindre ?... Voilà qui pourrait bien changer le dénouement que j’attendais.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

LE COMTE HERMANN, GEORGES

 

HERMANN, suivant des yeux Fritz, puis quand il a disparu.

Bien !... Tiens, Georges, prends cette lettre et porte-la à M. Sturler père... Il la donnera à son fils en échange de celle que son fils va lui remettre.

GEORGES.

M. le comte remarquera que la lettre est à l’adresse de M. Fritz.

HERMANN.

Oui, Georges ; mais je désire que M. Fritz la reçoive des mains de son père... et pas avant, tu comprends bien, Georges, pas avant qu’il ait remis lui-même à son père la lettre dont il est porteur... C’est la réponse.

GEORGES.

C’est bien, monsieur le comte !

HERMANN, lui donnant sa bourse.

Tiens, mon bon Georges, voilà pour toi... pour la peine que tu as prise et pour celle que je te donne.

GEORGES.

Oh ! monsieur le comte !...

HERMANN.

Prends et va.

Il lui serre la main.

GEORGES.

M. le comte me fait l’honneur...

HERMANN.

La main d’un honnête homme est si rare, mon pauvre Georges, qu’il est bon de la serrer partout où on la rencontre... Va, va, va !...

 

 

Scène XIII

 

LE COMTE HERMANN, seul

 

Et maintenant, il ne reste plus ici que Frantz... et, quand Frantz va être parti, tout se dénouera entre nous trois... Ah ! voilà les chiens de Wildmann qui hurlent ; sans doute, il franchit le mur du parc... Oh ! quelque signal lui aura bien appris que je ne serais pas au château cette nuit et qu’il pouvait venir en toute liberté...Oh ! s’ils me trompent... s’ils ont menti... s’ils sont parjures... malheur à eux !... Bon ! voilà Frantz qui s’en va... Il est temps que je parte.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

FRANTZ, MARIE

 

FRANTZ.

Regarde un peu comme cela tombe, pauvre sœur, moi qui venais chercher un peu de gaieté auprès de toi, voilà que tu me renvoies plus triste que je n’étais venu.

MARIE.

Que veux-tu, Frantz ! il y a des jours marqués d’avance d’une raie sombre... Nous sommes tous dans un de ces jours-là.

FRANTZ.

Est-ce que notre beau-frère, le comte Hermann, n’est plus le même, par hasard ?

MARIE.

Chut ! Frantz, ne parlons du comte qu’avec vénération et respect.

FRANTZ.

À la bonne heure ! cela me tranquillise pour toi, du moins. C’est que, vois-tu, comme il avait l’air fort triste de son côté... comme tu es fort triste du tien... comme il est parti sans te dire adieu, à ce qu’il m’a paru...

MARIE, tressaillant.

C’est vrai, il est parti sans me dire adieu.

FRANTZ.

Moi, je n’en ferai pas autant ; j’aurais peur que cela ne me portât malheur... Au revoir, Marie, au revoir, ma petite sœur !... et si tu trouves une place dans tes prières pour y fourrer le nom de Frantz, ne l’oublie pas, hein, ce pauvre Frantz !... on ne sait pas ce qui peut arriver.

MARIE.

Oui, Frantz, sois tranquille, je prierai ce soir pour toi... pour moi... pour tout le monde.

Appelant.

Marthe ! ma bonne Marthe !... Éclaire Frantz, et reste en bas... Je désire être seule... tu entends, seule... Adieu, Frantz !

FRANTZ.

Dis donc, Marie, il ne t’est pas égal de dire au revoir ?

MARIE.

Adieu !

FRANTZ.

Diable ! mauvais augure... Enfin !...

MARIE.

Bonsoir, Marthe !

MARTHE.

N’as-tu pas besoin de moi, que tu me dis bonsoir ?

MARIE.

Non... Embrasse-moi... Bonsoir.

D’une voix étouffée.

Éclaire Frantz.

MARTHE.

Venez, baron.

Elle sort avec Frantz.

 

 

Scène XV

 

MARIE, seule

 

Le comte est parti sans me dire adieu... Cela vaut peut-être mieux ainsi... Qui sait si j’eusse été maîtresse de moi, si, en quittant cet homme si bon, si, grand, avec cette idée que c’est pour toujours... peut-être... qui sait si le terrible secret ne se fût pas échappé de mon cœur ?...

Elle tire de sa poitrine le billet de Karl.

« Marie... ma résolution est prise, je pars ; seulement, avant de partir, je veux vous voir une fois une fois encore... C’est un voyage de séparation que celui que je vais faire... long, certainement... éternel peut-être... »

Parlant.

Éternel, oui !

Lisant.

« Venez, je vous en supplie, ô ma sœur, me rejoindre dans le petit pavillon de chasse dont j’ai la clef... Si vous êtes libre, si le comte est absent, si vous voulez me recevoir au château, ouvrez la fenêtre, paraissez sur le balcon et faites flotter une écharpe... Je saurai ce que cela veut dire. Demandez au Seigneur, qui est avec vous, Marie, sa puissante miséricorde pour moi. – Karl. »

Marie se lève lentement, va à la fenêtre, l’ouvre, s’avance sur le balcon et fait flotter son écharpe.

 

 

Scène XVI

 

MARIE, au balcon, LE COMTE HERMANN, au haut de l’escalier

 

HERMANN.

Je ne m’étais pas trompé ; elle l’attend.

Il passe dans la chambre du fond.

MARIE.

Il était là... comme les autres nuits... seulement, les autres nuits, il ne savait pas que je le voyais.

Elle s’assied près de la table, laisse pendre sa main droite et appuie sa tête sur sa main gauche.

 

 

Scène XVII

 

MARIE, KARL

 

Karl ouvre la porte placée près de la fenêtre, regarde, voit que Marie est seule, s’approche lentement d’elle, et, sans la toucher, met un genou en terre.

KARL.

Marie !

MARIE.

Vous avez voulu me dire adieu, Karl ; je ne pouvais vous refuser cette dernière demande.

KARL.

Merci ; vous comprenez cela, n’est-ce pas, vous ?... Je ne pouvais pas partir, quitter la terre qui vous porte, l’air que vous respirez... je ne pouvais pas mettre le temps et la distance entre nous... sans vous dire une dernière fois que je vous aimais, sans vous entendre dire que, si ce n’est cette destinée fatale, vous aussi, vous m’eussiez aimé.

MARIE.

Hélas ! non-seulement je vous eusse aimé, Karl, mais je vous aime... Seulement, laissez-moi vous faire un reproche... Pourquoi me demander une dernière entrevue ?... et, quand je vous l’accorde, pourquoi essayer de me tromper ?

KARL.

Moi, essayer de vous tromper ?

MARIE.

Oui, Karl ; ce n’est pas le temps et la distance que vous allez mettre entre nous : c’est l’éternité.

KARL.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que dites-vous là ?

MARIE, montrant la porte de sa chambre.

Karl, j’étais là il y a huit jours... là, derrière cette tapisserie, quand vous avez demandé du poison à Fritz, et quand Fritz vous en a donné.

KARL, tombant à genoux.

Oh ! pardonnez-moi, pardonnez-moi !... mais je ne puis me faire à cette idée de vous perdre à tout jamais en réalité, après vous avoir possédée si longtemps en espérance... Marie, Marie, mourir pendant de longues années, ce ne serait point vivre... Marie, Marie, laissez-moi mourir.

MARIE, tirant un flacon de sa poitrine.

Regardez, Karl.

KARL, se retirant vivement.

Du poison !

MARIE.

Pareil au vôtre... Est-ce que, sans cela, j’eusse consenti à vous revoir !

KARL.

Marie ! Marie ! que dites-vous là ? que faites-vous là ?... Mais je ne veux pas que vous mouriez, moi !

MARIE.

Et pourquoi cela ? Vous mourez bien, vous !

KARL.

Mais lui, Marie, lui !... vous allez donc l’abandonner ? vous allez donc le laisser seul au monde ?... Ah ! mon Dieu ! je m’épouvantais déjà à l’idée du mal que j’allais lui faire... Marie, pour lui, qui me maudirait, par grâce, ne mourez pas !...

MARIE.

Le comte est un noble cœur qui sait aimer les gens comme il convient à leur bonheur... Il m’aimera mieux morte que désespérée.

KARL.

Marie, ne mourez pas ! oh ! je vous le demande en son nom à genoux !... à genoux !

MARIE.

Et si, à force de vous regretter, vous... oh ! le cœur est injuste parfois !... si, à force de vous regretter, j'allais arriver à le haïr ?

KARL.

Oh ! alors, oui... vous avez raison... oui, Marie, mieux vaut que vous mouriez l’aimant, le bénissant, comme je l’aime et comme je le bénis... Nous serons deux là-haut, deux êtres purs, deux créatures chastes, n’ayant jamais eu une mauvaise pensée... nous serons deux qui prierons Dieu pour lui... Tu as raison, Marie, mourons ensemble !... mourons... ma main dans ta main !... mourons en nous disant que nous nous aimons, en nous le répétant encore des yeux... quand nous ne pourrons plus le dire avec les lèvres !... mourons... ta poitrine contre la mienne... afin que Dieu n’envoie qu’un ange pour toi et pour moi, afin que cet ange puisse prendre nos deux âmes dans sa main et les déposer comme deux blanches colombes aux pieds du Seigneur !...

MARIE.

Non, non, Karl, ne nous donnons pas cette joie... car, mourant ensemble... mourant l’un près de l’autre... on calomnierait notre mort... Il faut que le comte, quand il mettra son épouse dans le tombeau de ses pères, soit encore fier de son épouse, sachant qu’il l’y mot chaste comme elle lui a promis d’y descendre... Non, Karl, vous allez me quitter, vous allez regagner ce pavillon... puis, dans cinq minutes, quand l’heure sonnera... vous disant : « Marie, je t’aime !... » moi disant : « Karl, je t’aime !... » nous dirons adieu à ce monde que nous quittons si jeunes et si malheureux !

KARL.

Marie ! vous le voulez ?...

MARIE.

Oui, il faut que cela soit ainsi.

KARL.

Mais, si d’ici là quelque obstacle imprévu... si... la force vous manquait... oh ! rappelez-moi, Marie... je vous en prie, je vous en supplie !

MARIE.

Si quelque obstacle survenait, s’il me manquait la force, je prendrais cette lumière, et je relèverais ainsi.

Elle prend la bougie et l’élève.

Maintenant, partez, Karl... Adieu ! adieu !

KARL.

Oh ! vous quitter ainsi, sans un baiser, sans une caresse !

MARIE.

Karl, c’est justement cela qui nous réunira au ciel.

KARL.

Vous êtes un ange... Adieu, Marie, adieu !

MARIE.

Adieu, Karl !

Karl sort.

 

 

Scène XVIII

 

MARIE, seule, puis LE COMTE HERMANN

 

Elle verse le poison dans le verre d’eau, le regarde un instant, puis va tomber à genoux devant le prie-Dieu en disant.

N’est-ce pas, mon Dieu, que vous me pardonnez ?

Hermann ouvre les rideaux du fond, apparaît très pâle ; puis, sans dire une parole, d’un pas ferme, s’approche de la table, prend le verre, le vide d’un trait, et, prenant la lumière, l’élève au ciel. Marie se retournant.

Ah !...

 

 

Scène XIX

 

MARIE, LE COMTE HERMANN, KARL

 

KARL, se précipitant.

Marie ! Marie ! qu’y a-t-il ?... Le comte !

MARIE.

Karl... Karl... il était là !

HERMANN, allant à la Bible, et l’ouvrant.

« Aujourd’hui, 7 juin 1839, Marie de Stauffenbach a consenti à prendre pour époux le comte Hermann, et, sur ce livre saint, le comte Hermann a juré de consacrer son existence au bonheur de Marie de Stauffenbach... et de tout sacrifier à ce bonheur, même sa vie. » Ai-je tenu parole, Marie ?

Il tombe mort.

KARL et MARIE, tombant à genoux.

Oh !...

 

 

ÉPILOGUE

 

Une chambre de docteur et de chimiste.

 

 

Scène unique

 

FRITZ, seul

 

Il a devant lui une table. Sur cette table sont deux verres : l’un contient une liqueur d’un rouge épais, l’autre une liqueur brune.

Quand un homme comme moi a vu s’évanouir une espérance nourrie trois ans, et, avec cette espérance évanouie, échouer un projet qui eût changé la face de sa vie, cet homme ne fait pas un second essai, ne tente pas une seconde expérience, – cet homme meurt...

D’ailleurs, à quoi bon vivre, et qu’est-ce que le temps que l’homme vit ? Un éclair dans l’éternité. – Supposons que l’éclair qui représente ma vie a commencé de luire il y a soixante ans et s’est éteint aujourd’hui, ne sera-ce pas exactement la même chose que si, ayant commencé de luire aujourd’hui, cet éclair s’éteignait dans soixante ans ? Il eût éclairé d’autres événements et d’autres hommes, voilà tout. Ces événements eussent-ils été plus curieux que ceux que j’ai vus s’accomplir ? Ces hommes eussent-ils été meilleurs ou pires que ceux que j’ai connus ? C’est ce dont je doute. Depuis trois mille ans que nous lisons au livre du passé, la somme du bon et du mauvais, en augmentant ou en diminuant, a-t-elle changé l’équilibre du bien et du mal ? Non : depuis le jour où Socrate est mort par la ciguë jusqu’au jour où Lavoisier est mort par la guillotine ; d’Annibal s’empoisonnant chez Prusias, à Napoléon mourant d’un cancer à Sainte-Hélène, je ne vois d’autre progrès dans l’ordre moral que la substitution d’un Dieu à des dieux, d’un Ciel à un Olympe ?

Le ciel est-il autre chose que l’éther insaisissable, transparent, infini ? Dieu est-il autre chose que le mot qui me sert à nommer cet être inconnu que je cherche et que je ne trouverai pas... pas plus que ne l’ont trouvé ces milliards de générations qui ont précédé la nôtre et qui la suivront ?

« Je crois en Dieu, » dit la foi. « Je crois au néant, » dit la science.

Il se promène.

Au néant, d’où je suis sorti, – au néant, où je vais rentrer. – Pourquoi, puisque rien n’existait avant moi, pourquoi quelque chose de moi existerait-il après moi ?

Mon âme est ou n’est pas. Si elle est, elle est de toute éternité... et sera de toute éternité.

Comment, alors, n’ai-je pas même un souvenir vague, une perception confuse du passé ? L’âme de Pythagore se souvenait des corps qu’elle avait animés, des siècles pendant lesquels elle avait vécu.

Pythagore mentait comme tout chef de secte. Étrange chose ! qui veut être cru doit mentir.

Au reste, dans un quart d’heure, ce mystère, si je le veux, n’en sera plus un pour moi. Pourquoi ne voudrais-je pas ? Cela vaut bien la peine de vouloir, ce me semble.

Mais aussi, dans un quart d’heure, j’aurai cessé d’exister...

Qu’importe si, en cessant d’exister, je lègue à la science un nom plus éclatant que mon nom ne le deviendra jamais en continuant de vivre ?

Rien de plus facile. Au lieu de mourir à mon profit, mourons au profit de la science.

D’ailleurs, s’il me plaît de ne pas mourir, je dirai à la mort, mon esclave : « Assez ! » Et la mort rentrera dans l’abîme.

Montrant la liqueur rouge.

Voici dans ce verre le poison.

Montrant la liqueur brune.

Voici le contrepoison.

Ô homme, créature orgueilleuse, vante donc ton admirable machine, animée, éclairée, mue par ton âme immortelle !

Trente grains d’opium dans une once de vin, voilà qui peut te donner la mort !

Trente gouttes de citron dans une once de café, voilà qui peu ? te rendre à la vie !

À un moment donné, si je me repens de ce que j’ai fait, je puis détruire ce que j’ai fait. Ne suis-je pas Dieu comme Dieu, – plus Dieu que Dieu, – puisque je puis reprendre et redonner la vie, faire naître la mort et tuer la mort ?

Il tire sa montre et la pose sur la table.

À la cent trentième pulsation, nous verrons ce que nous aurons à faire.

Il s’assied, prend une plume et écrit.

« Ce 10 octobre 1840, – moi, Fritz Sturler, docteur de l’université d’Heidelberg, désireux de laisser au monde une grande étude, ambitieux de faire pour la science ce que personne n’a fait encore, je me suis décidé à me donner la mort avec le laudanum de Sydenham, et à écrire, les unes après les autres, toutes les sensations qui seraient le résultat de ce poison... depuis le moment où ma main aura reposé sur la table le verre vide jusqu’à celui où elle laissera échapper la plume impuissante.

« J’ai choisi le laudanum de Sydenham, parce qu’il contient deux principes opposés, encore mal définis dans les effets qu’ils produisent : la narcotine qui excite, la morphine qui stupéfie.

« Quels sont les coups que la mort frappe avec la première, quels sont les coups que la mort frappe avec la seconde de ces deux substances ?

« Quels sont les effets primitifs ? quels sont les effets secondaires ?

« C’est ce qu’il s’agit de constater. »

Il relit ce qu’il vient d’écrire.

C’est cela. Ainsi, au moment où je prends cette résolution de mourir, ma pensée et mon corps sont calmes.

Ma pensée a dicté sans trouble ; ma main a écrit sans tremblement.

Je suis donc entièrement maître de moi... Je n’éprouve ni orgueil ni faiblesse. Je prends le verre d’une main ferme, je le porte à ma bouche d’une main ferme,

Il vide le verre d’un seul trait, puis le pose sur la table.

et je le repose d’une main ferme.

Il regarde la montre, reprend la plume et continue d’écrire.

« À onze heures dix minutes, j’ai tenté l’expérience en buvant sans hésitation une once de vin de Malaga dans laquelle j’ai fait dissoudre trente grains d’opium.

Moment de silence.

« Onze heures douze minutes. – Rien encore.

« Onze heures un quart. – Rien.

« Onze heures vingt minutes. – Rien. Je suis fâché de  n’avoir pas mis quarante grains au lieu de trente.

« Onze heures et demie. – J’éprouve les premières atteintes du poison.

« Le pouls monte de soixante-huit à soixante-douze pulsations, et je sens battre mon cœur, que je ne sentais pas tout à l’heure.

« C’est donc la narcotine, c’est-à-dire le principe excitant, qui agit le premier.

« Midi moins un quart. – Le pouls a monté de soixante-douze à quatre-vingt-dix pulsations. Je ressens de légers vertiges, comme ceux qui précèdent l’ivresse. J’éprouve des étourdissements, des pesanteurs et des embarras dans la tête, un certain besoin de me coucher auquel je résiste en marchant...

« De temps en temps, les idées affluent ; elles sont tantôt gaies, et alors touchent à la folie ; tantôt profondes, et alors pourraient devenir sublimes.

« Jusqu’à présent, tout ce que je ressens me semble appartenir au premier principe, au principe excitant, c’est-à-dire à la narcotine.

« Je ne me repens pas, et ne trouve dans mon esprit ni dans mon cœur l’apparence de la moindre idée religieuse.

« Midi. – Le pouls s’accélère de plus en plus ; je compte cent vingt pulsations à la minute ; mon imagination semble bondir comme un cheval qui a désarçonné son cavalier ; mon sang se précipite vers le cerveau. Le pouls s’accélère de plus en plus. À midi cinq minutes, il bat cent trente fois ; à midi huit minutes, cent quarante.

« J’ai ma connaissance pleine et entière, mais avec une sensation de chaleur dans les yeux et avec un besoin presque irrésistible de les fermer.

« La narcotine a accompli son œuvre ; sans doute la morphine va commencer la sienne.

« Si je veux vivre, je n’ai pas un instant à perdre ; le contrepoison peut encore agir, le café peut encore neutraliser l’opium ; mais, dans cinq minutes, il ne sera plus temps. »

Il porte la main au verre qui contient le contrepoison. Moment de silence pendant lequel la figure de Fritz reste impassible. Toute sa vie est passée dans son regard fixe et brillant. On dirait que, par la force de sa volonté, il suspend l’effet du poison. Enfin il pose le verre sur la table et se remet à écrire.

« J’ai tenu le contrepoison dans ma main pendant quatre minutes. Deux fois, j’ai été tenté de m’en servir. Une fois je l’ai porté jusqu’à mes lèvres ; mais le dédain de la vie l’a emporté...

« Si je croyais à quelque chose au delà de ce monde, J’eusse bu et j’étais sauvé... Je ne crois à rien et me décide à mourir !...

« À midi un quart, le pouls diminue ; les yeux sont convulsés, à demi ouverts, hagards ; la vue s’obscurcit ; les paupières retombent ; les pupilles sont dilatées et immobiles... Le principe stupéfiant se substitue au principe excitant.

« Dans quelques instants, je ne verrai plus les heures sur le cadran de ma montre.

« Je ne puis mesurer le temps, mais je puis encore décrire mes sensations ; il y a à peu près une heure et demie que je suis empoisonné.

« Dans cette avant-dernière période, voici ce qu’on éprouve :

« Symptômes de sommeil ; commencement de torpeur ; froid aux extrémités ; doutes.

« On a le teint pâle, terreux, le visage hâve, qui, par moments, devient rouge et brûlant ; on ressent une grande laxité dans tous les muscles de la face, des tressaillements dans les coins de la bouche.

« On a la respiration brûlante, on éprouve une grande sécheresse de langue et de gorge, une soif ardente vous brûle, le pouls devient misérable, la face bleue ; on fait de violents efforts pour tousser, la peau se crispe et pâlit, la plume échappe à la main... »

La plume s’échappe, en effet, de la main de Fritz ; mais il continue de parler.

On tressaille par secousse, on se sent défaillir ; c’est la troisième, la dernière période : on comprend que, dans dix minutes, le corps sera cadavre... On sent la mort s’approcher, on la voit venir ; alors, on recule, on craint, on s’épouvante ; et, comme on comprend que tout est fini en ce monde, qu’on n’a plus que quelques paroles à dire, après lesquelles la parole sera éteinte pour jamais, on rassemble toutes ses forces, on tend ses bras vers le ciel, et on crie à Dieu :

« Mon Dieu ! Seigneur ! pardonnez-moi !... »

Il tombe, se roule et meurt.

 

 

UN DERNIER MOT À MES LECTEURS

 

Ce dernier mot est adressé à mes lecteurs, car mes lecteurs ont compris que c’était pour eux seuls que l’épilogue – ce monologue philosophico-toxicologique – était écrit.

En effet, au point de vue dramatique, le drame est complet à la mort du comte Hermann ; mais, au point de vue philosophique, il n’en est point ainsi.

Que devient Fritz, – cet assassin pardonné par la justice humaine, mais non point pardonné par la justice divine ; ce matérialiste qui, n’ayant jamais disséqué que des cadavres, a cherché inutilement l’âme dans les muscles inertes, dans les nerfs distendus, dans les viscères glacés ?

Fritz pouvait-il, voyant tous ses projets anéantis, toutes ses espérances éteintes, Fritz pouvait-il vivre de la vie des autres hommes ? pouvait-il, quoique le comte Hermann eût emporté son secret dans la tombe, Fritz pouvait-il être encore – citoyen, – époux, – père ?

Non ; Fritz est une de ces exceptions monstrueuses comme en produit parfois la nature. La société, dans laquelle Dieu ne leur a pas fait de place, les détruit presque toujours, et, quand la société ne les détruit pas, elles se détruisent elles-mêmes, comme ces scorpions qui, enfermés dans un cercle de feu, se tuent avec leur propre dard, s’empoisonnent avec leur propre venin.

Un critique, qui ignorait ce que devait contenir l’épilogue, a attaqué le caractère de Fritz.

« Il n’y a point d’athée, » a-t-il dit.

Il se trompe. Il aurait dû dire : « Il n’y a pas d’athée absolu. »

Supposez qu’au lieu de mourir seul, dans une chambre où personne ne le voit ; supposez qu’au lieu de mourir face à face avec Dieu, Fritz meure sur l’échafaud, face à face avec le peuple, Fritz verra se dresser son orgueil entre lui et le repentir, Fritz mourra matérialiste et athée ; car, aux yeux de la foule ignorante, le retour de Fritz vers Dieu ne sera point le repentir, ce sera la faiblesse.

Mais, nous qui avons écrit à la fois cet ouvrage, et comme une œuvre d’art et comme un enseignement social, nous n’avons pas voulu qu’il en fût ainsi. Nous avons mis l’orgueil aux prises avec l’agonie, nous avons isolé les combattants, et, quand l’orgueil a plié enfin sous l’étreinte de ce rude lutteur qu’on appelle la mort, nous avons laissé s’échapper de la poitrine haletante de Fritz ce dernier cri de terreur auquel Dieu, sous le nom de contrition parfaite, a promis sa miséricorde infinie.

Voilà pour la pièce, voilà pour l’œuvre, voilà pour le théâtre enfin.

Mais après cet épilogue, qui ramène dans le silence et l’isolement une âme rebelle à Dieu, les législateurs ne verront-ils pas pénétrer un rayon de lumière jusqu’au fond de cet abîme légal qu’on appelle la peine de mort ?

La peine de mort, telle qu’elle est appliquée aujourd’hui, a déjà subi une grande modification, non pas dans son résultat, mais dans les détails qui précèdent le dernier moment du condamné.

Il y a vingt ans, la peine de mort s’appliquait encore au centre de Paris, à l’heure la plus vivante de la journée, devant le plus grand nombre de spectateurs possible.

Ainsi, on donnait au condamné des forces contre sa propre faiblesse : on ne faisait pas du patient un coupable repentant, on en faisait une espèce de triomphateur, qui, au lieu de confesser Dieu sur l’échafaud, attestait l’insuffisance de la justice humaine, laquelle pouvait bien tuer le criminel, mais était impuissante à tuer le crime.

Aujourd’hui, il n’en est déjà plus ainsi : on a fait un pas vers l’abolition de la peine de mort, en transportant l’instrument du supplice jusque hors de l’enceinte de la ville, en choisissant l’heure qui, pour la majorité des habitants, de Paris, est encore l’heure du sommeil, en donnant aux derniers moments du coupable les rares témoins que le hasard ou une excessive curiosité attire autour de l’échafaud.

Ce serait aux prêtres qui se vouent au salut des condamnés de nous dire s’ils trouvent autant de cœurs endurcis dans le trajet qui conduit de la Conciergerie à la barrière Saint-Jacques, qu’ils en ont trouvé dans celui qui menait de la Conciergerie à la place de Grève ; et s’il y a plus de larmes répandues sur les pieds du crucifix, aujourd’hui à quatre heures du matin, qu’il n’y en avait autrefois à quatre heures du soir.

Nous le croyons fermement : oui, il y aura plus de repentirs dans le silence et l’isolement, qu’il n’y en a jamais eu dans le tumulte et dans la foule.

Et supposons que l’exécution, soustraite aux regards avides du peuple, qu’elle ne corrige pas, qu’elle n’instruit pas, qu’elle endurcit à la mort, voilà tout ; supposons que l’exécution ait lieu dans la prison, ayant pour seuls témoins le prêtre et le bourreau ; pour tout agent, au lieu de la guillotine, qui, au dire du docteur Guillotin, n’occasionne qu’une légère fraîcheur sur le cou, mais qui, au dire du docteur Sue, cause une douleur terrible ; supposons, dis-je, que l’exécution ait pour tout agent, ou l’électricité qui tue comme la foudre, ou bien un de ces poisons stupéfiants qui agissent comme le sommeil ; croit-on que le cœur du condamné ne s’amollira pas plus encore dans cette nuit, dans ce silence, dans cette solitude, qu’il ne le fera en plein air, fût-ce à quatre heures du matin, fût-ce en présence des rares témoins qui assisteront au supplice, mais qui, si rares qu’ils soient, n’en iront pas moins dire à ses compagnons de crime, à ses amis de bagne : Un tel est bien mort, c’est-à-dire un tel est mort sans se repentir et en repoussant le crucifix ?

Voilà donc notre réponse au critique qui nous a dit : « Il n’y a plus d’athées. »

Il est vrai que nous eussions pu nous contenter de prononcer le nom de Lacenaire, et que tout était dit.

Mais ce n’était pas assez pour nous que d’avoir raison par le fait, nous voulons encore avoir raison par le raisonnement.

Maintenant, deux autres critiques ont dit, l’un, que la pièce était traduite, l’autre, que la pièce était imitée d’un drame allemand.

Nous les défions, non-seulement de nommer ce drame, mais encore de trouver la moindre analogie entre une pièce allemande, quelle qu’elle soit, et le Comte Hermann.

 

Alex. DUMAS.

1er décembre 1849. 

PDF