Une visite de noces (Alexandre DUMAS Fils)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 10 octobre 1871.

 

Personnages

 

DE CYGNEROI (Gaston)

LEBONNARD

MADAME DE MORANCÉ (Lydie)

MADAME DE CYGNEROI (Fernande)

UNE BONNE

UN VALET DE CHAMBRE

 

De nos jours, à la campagne.

 

Un salon à la campagne.

 

 

PRÉFACE

 

Voici une petite comédie qui a soulevée tout autant de critiques et de discussions que ses plus grandes sœurs. Ce qu’on a le plus reproché à l’auteur, c’est d’y avoir insulté  l’amour. L’auteur se contentera de répondre, à ceux qui l’accusent, qu’ils ont peut-être eu le tort de se servir du mot  amour là où il n’y avait pas lieu de remployer. Il sait bien  que le Dictionnaire de notre grand linguiste et positiviste  Littré donne cette définition assez élastique de l’amour : sentiment d’affection d’un sexe pour l’autre ; d’où il résulterait qu’il suffît que deux personnes d’un sexe différent aient un sentiment d’affection l’une pour l’autre pour qu’elles fussent dans l’amour. Le Dictionnaire ne dit pas, il n’a pas à le dire, si les deux personnes doivent être toujours les mêmes ou si le changement est autorisé ; toute la question est là cependant, et, à étendre le mot ainsi défini jusqu’à ses dernières limites et conséquences, nous arriverions à lui donner pour synonymes la passion, la galanterie, le caprice et le libertinage, le sentiment d’affection pouvant se retrouver à telle ou telle dose dans ces différentes manifestations. Mais le Dictionnaire de la langue française n’indique, pour ainsi dire, que la signification extérieure des mots en usage. Voyons donc si, dans son Dictionnaire de médecine et de physiologie, M. Littré, non plus seulement linguiste, mais physiologiste et philosophe, et de plus en collaboration avec Charles Robin, voyons si M. Littré définit l’amour d’une façon à la fois plus précise et plus étendue :

« L’AMOUR. En physiologie, ensemble des phénomènes cérébraux qui constituent l’instinct sexuel. Ils deviennent eux-mêmes le point de départ d’actes et d’actions nombreuses, variant suivant les individus, les conditions sociales, qui rendent très complexe cet ensemble de phénomènes, et qui, souvent alors, sont la source d’aberrations que l’hygiéniste, le médecin légiste sont appelés à prévenir ou à interpréter, afin de savoir si elles ont été accomplies dans des conditions normales ou d’aliénation mentale. Chez la plupart des mammifères et quelquefois chez l’homme, l’instinct de destruction entre en jeu en même temps que le penchant sexuel. »

C’est de la constatation de tous ces phénomènes physiologiques, allant de l’instinct sexuel jusqu’au meurtre et à la folie que sont sortis, sortent et sortiront tous les drames, toutes les comédies, tous les romans, surtout si vous y ajoutez l’explication de Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique :

« L’AMOUR. Il y a tant de sortes d’amour, qu’on ne sait à qui s’adresser pour le définir. »

Avons-nous aujourd’hui, nous qui écrivons cette préface, la prétention d’être celui qui définira l’amour ? Loin de nous cette pensée ; plus que personne nous sommes convaincu que, si l’on a composé avant nous, et si l’on doit, après nous comme de notre temps, composer des milliers d’ouvrages sur l’amour, c’est qu’on ne sait pas et qu’on ne saura jamais absolument à quoi s’en tenir sur ce sentiment d’affection aussi varié et aussi uniforme, aussi fixe et aussi mobile que l’humanité même, dont il est le principe et l’éternité. Peut-être ferait-on bien de se contenter, pour définition dernière, de cette formule bien simple : « C’est comme ça. » La vérité est que, quand on a exposé tous les raisonnements, donné tous les conseils, créé tous les obstacles possibles à un être qui aime véritablement, il vous répond : « J’aime, » et il n’y a plus rien à lui dire, à moins d’être un imbécile. Il ne reste plus pour le convaincre qu’à le tuer, argument irréfutable dont, malgré la réputation qu’on nous a faite, nous conseillerons toujours d’user modérément.

Mais pour que le mot de Pascal : « Le cœur a des raisons que la raison ignore, » soit juste, pour que tous nos discours restent impuissants devant le seul mot j’aime, il faut que celui qui dit ce mot aime véritablement, et, quoi qu’en dise Voltaire, l’amour, ce qui a le droit d’être appelé l’amour, porte avec lui certains signes qui le séparent de la passion, de la galanterie et des autres degrés physiologiques dont nous parlions plus haut, que le Dictionnaire de médecine prévoit et qui font que les romans, les comédies, les tragédies et les drames sur l’amour pourront être éternellement refaits.

Il y a toujours, je le sais bien, un moment où l’expression physique du sentiment d’affection d’un sexe pour l’autre est invariablement la même et sert uniformément et finalement à tous les différents états de l’amour, mais ce n’est pas une raison pour en conclure qu’il n’y a qu’un amour. Il en est de ces différents états comme des différents locataires d’une même maison qui ne se connaissent pas, qui ne se saluent même pas quand ils se rencontrent ; ils se servent du même escalier, voilà tout.

Évidemment c’est dans le sens général que Sarcey a pris le mot Amour, lorsqu’il a écrit son article sur la Visite de noces, article que j’ai sous les yeux et que je lui demanderai tout à l’heure la permission de citer dans une intention qu’il devine déjà. J’ai le don, et j’en suis très fier, de préoccuper, de charmer, de troubler, d’irriter, bref, de passionner Sarcey, qui est bien certainement un des critiques les plus sincères et les plus loyaux qui aient jamais existé. Il a une autre grande qualité ; il est de première impression, comme le public lui-même. Cette première impression, il la dit immédiatement dans son premier article, sans la peser, sans la discuter autrement. Quelques jours après, si l’œuvre lui paraît en valoir la peine, il retourne l’entendre à nouveau, et, s’il a une impression contraire à la première, il la dit avec la même franchise. Il ne rougit pas de s’être trompé ; il ne se croit pas infaillible, du moins dans ses jugements. Je n’en dirai pas autant de ses idées et de ses théories, qu’il croit être de vérité absolue et qu’il impose ou plutôt qu’il expose quelquefois avec plus de violence que d’autorité. Cette façon d’avoir raison tout de suite ne me déplaît pas ; elle est un peu la mienne. Si elle sent l’obstination, l’orgueil même, elle prouve la conviction, et la critique en prend plus de couleur, de mouvement et d’intérêt. Sarcey est enthousiaste et bourru. Il est aussi prêt à vous proclamer grand homme qu’à vous appeler crétin. Une œuvre lui plaît, c’est un chef-d’œuvre ; elle lui déplaît, c’est une ordure. Il serait aussi amusant qu’impossible et inutile surtout de discuter avec lui. Il vous répond, si l’on s’y aventure : « Vous n’y entendez rien, » et il vous tourne le dos, convaincu que cet argument est irréfutable. Il ne peut pas toujours être juste parce qu’il est passionné, mais il est toujours impartial. Il s’assied dans sa stalle sans prévention d’aucune sorte, quelque soit l’auteur de la pièce, avec le plus vif désir d’être intéressé, amusé surtout. Personne n’est plus facilement que lui désarmé par le rire ou les larmes ; au fond, il aime mieux le rire. – Ce qu’il admet le moins, c’est qu’une œuvre théâtrale le force à la réflexion. Il croit avoir réfléchi une fois pour toutes pendant qu’il était à l’École normale ; il a classé ses réflexions ; il s’en est fait des lois, en politique, en littérature, en religion, et il ne veut pas qu’on l’y dérange. C’est là que je le trouble quelquefois et qu’il m’envole à tous les diables ; je n’y vais pas et nous restons bons amis. Il a certainement écrit plus d’un gros volume sur moi seul. J’ai toujours eu le désir de le remercier publiquement de l’intérêt qu’il m’a si souvent témoigné. Je veux le faire aujourd’hui avec d’autant plus de plaisir, que nous allons peut-être nous trouver plus complètement d’accord que lorsqu’il déclare que la Dame aux camélias et le Demi-Monde sont deux chefs-d’œuvre, ma modestie ne me permettant pas, sur ce point, d’aller aussi loin que lui.

Voici l’article de Sarcey :

 

FEUILLETON DU TEMPS DU 16 OCTOBRE 1871.

 

Chronique théâtrale.

 

Que l’on est donc embarrassé pour dire son avis sur la pièce nouvelle d’Alexandre Dumas fils ! C’est que, pour dire son avis, il faut en avoir un, bien net, bien précis, que l’on puisse formuler et soutenir de preuves. L’impression qu’on emporte de cette œuvre étrange est des plus mêlées ; on a peine, en sortant, à rasseoir ses esprits, à recueillir ses idées, à se reconnaître dans ce pêle-mêle de sentiments contraires par où l’on a passé. J’ai vu la première représentation et je suis retourné au Gymnase écouter la quatrième ; j’ai pu, à cette seconde audition, étudier à mon aise le public, un public qui, cette fois, était le vrai, celui qui paye, celui qui apporte au théâtre les préjugés et le goût du jour. Je ne suis pas encore bien fixé.

Du talent, il y en a, et beaucoup, cela ne fait pas question. Une œuvre ne peut être médiocre, qui excite une curiosité si vive et des discussions si passionnées. De l’esprit ! Cet esprit qui fait tout passer en France, la pièce en est pleine ; c’est un feu pétillant de mots, les uns profonds et amers, les autres plaisants, tous hardis et neufs. Pourquoi donc ne goûte-t-on pas à les entendre un plaisir sans mélange ? Pourquoi nous font-ils éprouver cette sensation singulière d’une lame froide qu’on vous glisserait dans le dos ? Brrr... ! on serre les épaules et l’on frissonne ! Pourquoi sort-on de là accablé, nerveux, mécontent de soi-même et des autres, trouvant que le boulevard est moins gai, les becs de gaz moins brillants et les femmes moins engageantes ? Pourquoi se sent-on tout morose et comme irrité contre le genre humain ? Pourquoi ne saurait-on démêler en soi la cause de cet étonnement chagrin et de cette mauvaise humeur ?

L’effet est certain. Je l’ai éprouvé sur moi-même, et toutes les personnes que j’ai interrogées sont unanimes sur ce point. Elles se sont amusées, parce que, éprouver une sensation forte, ne fût-elle pas agréable, c’est encore un amusement ; parce que tout vaut mieux que la fadeur de la médiocrité, parce qu’il y a comme un piment de volupté secrète dans cette irritation, qui éveille et chatouille les fibres du goût. Mais ce n’est pas là cette satisfaction pleine et douce, cette quiétude de contentement que donnent les œuvres vraiment bonnes, qui sont en même temps belles. Il n’y a pas à dire, si, de tout cet étincellement d’esprit dont j’ai été ébloui une heure durant, il ne me reste, au sortir du théâtre, qu’une sorte d’énervement, qui se traduit au dehors soit par une colère sèche, soit par une effroyable fatigue morale, il faut que ce soit la faute de l’auteur. J’ignore peut-être encore où elle est bien précisément ; mais agacer les gens n’est pas le dernier terme de l’art ; c’est contraire à l’art.

Qu’il cherche à m’instruire, passe encore ; qu’il m’attriste l’âme, j’y consens ; mais je veux que cette tristesse soit ouverte et tendre, je veux qu’il y ait dans cet enseignement un plaisir de sensibilité satisfaite, je veux... Je ne sais pas au juste ce que je veux. Je sais à merveille ce que je ne veux pas. Je ne veux pas qu’on m’agace, là ! Est-ce entendu ? Dumas me fait de la morale tout le temps ; je l’écoute, je la trouve juste et je m’en vais moins bon que je ne suis entré. Corrigé ? il ne s’agit pas de cela ; le théâtre n’a jamais corrigé personne et ce n’est pas un sermon que je vais y chercher. Mais enfin, il pourrait m’élargir l’âme, et voilà que tout mon être se resserre. Il semble qu’un vent âpre et sec, un de ces vents d’est qui tendent les nerfs à les briser, ait passé sur mon visage et ait tiré les coins de mes lèvres. Ah ! que l’on cassera volontiers très une porcelaine ou une chaise !

Je sais bien que ce n’est pas là un jugement que je formule. Ce n’est qu’une sensation que je dépeins. On ne peut pourtant pas proscrire le sentiment de sa critique ? J’en appelle à tous ceux qui ont vu la pièce nouvelle ; j’en appelle à vous tous qui la verrez ; car il est bien probable que vous y passerez tous. Admirateurs ou adversaires, n’est-ce pas là ce que vous avez éprouvé ? Le degré n’y fait rien ; chacun sent comme il peut. Mais avez-vous ri d’un rire franc et sain ? Avez-vous pleuré de bonnes et douces larmes ? Non, n’est-ce pas ? Et si vous avez ri... Je l’écoutais hier, ce rire qu’excitent certains mots de Dumas fils, j’en étudiais la sonorité particulière ; c’est le rire du scandale. Il a quelque rapport avec celui qu’on entend à la Comédie-Française, quand il y a beaucoup de femmes dans la salle, et qu’on joue quelque comédie de Molière où se trouve le mot de lavement, ou quelque autre qui sonne à présent aux oreilles comme une incongruité.

C’est que Dumas parle sur la scène de choses qui, dans l’ordre moral, font sur l’imagination un effet... médicinal. Eh oui ! on prend médecine dans la vie privée, mais, sacrebleu ! on ne réunit pas quinze cents personnes pour leur en conter les suites. On vaque à ces malpropretés dans le silence du cabinet.

Toute la pièce de Dumas se résume dans cette phrase que prononce à la fin un de ses personnages : « Voilà tout ce qui reste de l’adultère : la haine de la femme et le mépris de l’homme. Eh bien ! alors, à quoi bon ? » Et sur ce bel axiome, voilà Dumas enchanté d’avoir fait le moraliste ! Il croit que cette morale-là persuadera jamais personne ! Est-ce qu’on empêche rien avec un : à quoi bon ? Eh mais ! pourrait-on répondre à Dumas fils : à quoi bon ? à être heureux six mois, un an, dix ans, que sais-je ? Tous les hommes ne sont pas tels que celui que vous présentez ; tous les amours ne se comportent pas de si cruelle et ignoble façon ! Il y a, même, dans l’irrégularité, d’honnêtes cœurs qui respectent d’autant mieux la foi jurée, que le serment n’a point reçu de sanction légale. Du moment que je n’ai qu’un à quoi bon ? devant moi, je me risque.

Au fond ; Dumas n’obtiendrait pas plus de résultat contre le vice en s’y prenant d’autre sorte pour le combattre à la scène. J’en reviens toujours là ; le théâtre n’a jamais corrigé et ne corrigera personne. Il ne peut qu’en ouvrant rame à des idées plus hautes, à des sentiments plus nobles, la disposer à prendre de bonnes résolutions et lui en rendre l’exécution plus facile. Mais ce qui m’enrage contre lui, c’est la prétention qu’il affiche à faire de la morale, quand il n’y a rien... ma foi, je vais lâcher le mot, il me brûle les lèvres, de plus démoralisant que ces sortes de spectacles.

Il familiarise les imaginations avec cette idée de l’adultère, qu’on veut leur rendre affreuse. Il leur apprend à la considérer de sang rassis. Car Dumas ne se doute pas de cela ; – ce qui lui manque dans ces analyses, fines et froides comme l’acier, c’est de ne pas aimer les femmes, ou, comme on voudra, la femme. Elle n’est pour lui qu’un sujet de dissection. Il ne compatit point à sa chute, il ne s’en indigne point ; dans cette œuvre de misère, de plaies et de sang, il ne voit qu’un à quoi bon ? Prenez, tordez la comédie nouvelle, vous en exprimerez des idées ingénieuses, des mots brillants, des théories où la vérité revêt l’air du paradoxe, mais je donne ma tête à couper qu’il n’en tombera pas une phrase émue, une pauvre petite larme. Cela est sec comme une corde de pendu.

Je m’emporte et j’ai tort. C’est qu’aussi je m’en veux d’admirer si fort ce qui me semble si détestable. J’ai beau faire, que voulez-vous ? Cela est si personnel, si hasardeux, si brillant ; il y a là dedans une telle sûreté de main, une si puissante autorité d’exécution ; toute cette brutalité se couvre de tant d’esprit, qu’il n’y a pas moyen de résister. On est furieux contre ce diable d’homme, et il séduit, et il dompte, on se laisse prendre quoiqu’on dise.

Vous avez entendu parler de ce prédicateur du vieux temps, le petit père André, qui prêchait la vertu dans une langue et avec des métaphores à faire rougir un lansquenet. On l’applaudissait pourtant et on riait. Il avait de la bonne humeur et du talent. Dumas lui ressemble. Il donne les meilleurs conseils du monde, dans un langage qui relève à la fois des manuels de physiologie et de la Vie parisienne de Marcelin. Tout cela passe à force d’esprit. Mais quand on en a tant, pourquoi ne l’emploie-t-on pas à autre chose. Dumas a encore gagné la gageure qu’il avait faite contre l’impossible ; le voilà bien avancé ! On dit partout, en ce moment, dans Paris : « Il n’y avait que lui au monde pour faire passer cela ! Quelle audace et quel talent ! »

Et moi, je réponds tout bas par le mot de la pièce : quoi bon ? Voilà bien de l’audace en pure perte et du talent mal employé ! Il écrit maintenant ses pièces du même style que ses préfaces. C’est ce même goût d’études physiologiques et morales, ce même art de relever les maximes ordinaires de la vertu par le cynisme hardi des métaphores ; et la curiosité des détails crus exprimés plus crûment encore. Il me semble voir là un libertinage d’imagination blasée qui s’excite : l’Amour, de Michelet sans les effusions de tendresse de Michelet.

Et, au bout de tout cela, je n’ai pas encore dit de quoi il s’agissait dans cette Visite de noces. C’est qu’en vérité ce n’est pas trop la peine. De pièce, il n’y en a pas au sens vrai du mot. La fable est d’une invraisemblance parfaite. Jamais on n’admettra qu’une femme, qui est restée digne en sa faute, se prête à l’horrible comédie qu’elle joue pour démasquer son ancien amant. Ceci est de l’hébreu pour vous ; mais il faudrait entrer dans trop de détails pour m’expliquer plus clairement. Allez voir la pièce. Elle en vaut la peine. Je l’ai vue deux fois et elle m’a passionnément intéressé la seconde fois aussi bien que la première. Vous serez peut-être agacé, furieux ; jamais elle ne vous laissera indifférent. Il n’y a pas une seule minute place pour l’inattention et l’ennui.

Au reste, je me ferais scrupule de vous conter le drame. Dumas, par une manœuvre très hardie et très dangereuse, dont il est coutumier, et qui lui a encore réussi cette fois, a voulu que le public fût mystifié jusqu’à la dernière scène. Les auteurs prennent d’ordinaire le public pour confident et le mettent de moitié dans les intrigues qu’ils nouent ; Dumas a préféré le prendre pour dupe, sûr d’avoir raison de la mauvaise humeur de cette déception. Il ne faut donc point, par une analyse exacte, lui déflorer son sujet...

 

Eh bien, mon cher Sarcey, comme je vous le disais plus haut, nous sommes d’accord. Cette impression que vous avez éprouvée, les artistes, aux répétitions, l’éprouvaient comme vous et avant vous, et, j’en suis très heureux, car cette impression profonde, presque douloureuse, je voulais qu’on l’éprouvât. Je ne faisais pas une idylle, je faisais une satire, plus qu’une satire, une exécution. Il ne faut pas frapper une femme, même avec des roses, dit le proverbe oriental ; mais l’homme, tout est bon pour le frapper quand il mérite qu’on le frappe, et c’était l’homme que je frappais. Je dénonçais, je trahissais mon sexe au profit de la femme, que vous m’accusez de ne pas aimer. Ne prouve-t-on aux gens qu’on les aime qu’en compatissant à leurs chutes, qu’en pleurant de leurs fautes, et le proverbe « qui aime bien châtie bien » n’a-t-il pas sa raison d’être pour qui a charge d’âmes ? Vous me reprochez aussi de traiter l’adultère comme une bagatelle ; le faux, oui. Madame de Morancé parle légèrement des trois derniers amants qu’elle a eus, mais parce qu’elle ne les a pas eus, et l’adultère est pour elle chose si grave, qu’elle se prête, pour en connaître le fond et pour s’en sauver, à ce jeu auquel vous prétendez qu’aucune femme ne se prêterait. Et Hermione, quand elle laisse entendre à Oreste qu’elle l’aime et quand elle lui promet de l’épouser s’il tue Pyrrhus, ne se prête-t-elle pas à une bien autre combinaison que madame de Morancé ? Mais, me direz-vous, Andromaque est une tragédie. La Visite de noces en est une aussi. Elle n’a pas cinq actes, elle n’est pas en vers, elle n’est pas de Racine, malheureusement ; souvent le rire y éclate, parce qu’on rit souvent autour de ceux qui souffrent, mais c’est une tragédie, c’est la plus grande, la plus redoutable tragédie de la femme. Le célibat, le mariage et l’adultère, voilà la trilogie tragique où se débat la vie des femmes, voilà où nous pouvons puiser éternellement, nous, les poètes dramatiques ; mais celle des trois phases où la tragédie est la plus poignante, c’est évidemment la dernière, puisque non-seulement l’idéal mais la pudeur, l’honneur, la réputation, la conscience, la vie de la femme, y sont en jeu ! Et vous ne voulez pas que le théâtre qui, s’il n’a pas le mérite de corriger, a le devoir de prévenir et le droit de constater, vous ne voulez pas que le théâtre puisse dire à la femme : « Prends garde ; au fond de cet amour illégitime où tu risques ton idéal, ta pudeur, ton honneur, ta réputation, ta conscience, ta vie, il pourrait bien ne te rester, avec le déshonneur et le remords, que ta haine pour l’homme aimé et le mépris de l’homme aimé pour toi ? Regarde, ne fût-ce qu’une fois, ne fût-ce que pendant une heure, regarde l’abîme, mesure la chute, respire ces miasmes et sauve-toi s’il en est temps encore ! » Tous les hommes ne sont pas ainsi, me dites-vous, et il y en a pour qui le serment est d’autant plus sacré, qu’il n’a pas été légalement fait : ceux-ci sont rares. Le cas que je vous soumets ne se présente pas quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, mais neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille. J’ai donc le droit de vous le soumettre.

Vous me disiez, à propos d’une autre comédie de moi, que vous aviez plus vivement combattue que celle-ci dans son temps, l’Ami des femmes, vous me disiez que vous connaissiez mieux les femmes que moi et que vous aviez été souvent leur confident. Je n’ai pas besoin de vous rappeler, mon cher Sarcey, que ce n’est pas seulement par ce que les femmes nous disent que nous devons les connaître, mais aussi et surtout par ce qu’elles ne nous disent pas. Si elles se connaissaient assez elles-mêmes pour nous apprendre comment elles sont, elles ne tomberaient pas si souvent dans les pièges que les hommes leur tendent, pièges grossiers, dont je leur ai, dans cette pièce en question, montré le mécanisme et le danger. N’importe. Puisque nombre de femmes vous ont fait leurs confidences, vous avez dû remarquer que ces confidences ont toutes le même point de départ : une première erreur en matière d’amour. Vous n’êtes pas sans avoir rencontré des femmes qui, bien nées, riches, avec de bons parents et de bons instincts, ont failli non pas une, mais plusieurs fois, et qui sont tombées de ce monde, où je laisse madame de Morancé, dans ce Demi-Monde, que vous aimez tant, où j’ai fait tomber madame de Santis, au seuil duquel j’amène madame de Lornan. Demandez à ces femmes déclassées comment elles ont dégringolé du mariage dans là galanterie et du respect dans le mépris ; elles vous raconteront toutes, si elles sont sincères, et les femmes sont toujours sincères quand la sincérité peut leur être une excuse, elles vous raconteront toutes ce que madame de Morancé raconte ; l’idéal dans le premier, le dépit dans le second, la galanterie dans le troisième, le laisser-aller dans le quatrième, la curiosité de la sensation et finalement le libertinage dans les autres.

Cela ne vous paraît pas mériter la peine d’être dit, et d’être dit rudement, avec âpreté, tout en utilisant l’esprit, le rire, et toutes les surprises du théâtre. Vous y voulez des consolations, des miséricordes et des larmes, des contreparties où l’amour adultère serait heureux peut-être, c’est-à-dire que, comme le cardinal du Perron, je crois, après avoir prouvé que Dieu existe, vous voulez que je prouve qu’il n’existe pas, ce qui équivaudrait à soutenir une thèse pour ne rien prouver. Des consolations, des miséricordes et des larmes, vous en trouverez, et plus qu’il n’en faut, dans d’autres pièces de mes confrères. C’est à force de s’apitoyer et de pleurer sur la faute de la femme, qu’on la lui rend excusable et facile. Et cependant, puisque nous étions au théâtre, j’ai voulu que, pour cette fois encore, ma donnée ne fût qu’une fiction. C’est un jeu que madame de Morancé joue sur le conseil qu’un véritable ami des femmes comme vous serait le premier demain à donner à une femme dans le même cas. « Jouez seulement pendant une demi-heure la comédie dont je vais vous donner le plan, lui diriez-vous, et vous saurez à quoi vous en tenir sur cet homme qui vous occupe encore, et que vous devez chasser de votre esprit et de votre cœur, parce qu’il n’est pas digne de vous.

C’est, à peu près, ce que j’ai voulu dire aux femmes dans la Visite de noces : « Tout cela n’est pas arrivé, mesdames, mais cela aurait pu arriver, et alors quelle honte ! » Cela ressemble un peu à l’histoire, que nous nous racontions au collège, de ce provençal qui donne tout à coup une gifle à son fils qui lui dit : « Mais, papa, je n’ai rien fait, » – et qui répond : « Juge un peu ce que ce serait si tu avais fait quelque chose. »

Le théâtre, mon cher Sarcey, n’est pas le théâtre, il n’est que le spectacle si, un sujet étant donné, nous ne le poussons pas jusqu’à sa dernière conséquence. C’st parce qu’il est logique et impitoyable, qu’il use tant du rire et des larmes. Entre ce rire et ces larmes, nous glissons l’enseignement que nous avons mission de donner, et dont le public nous sait gré, au fond, bien qu’il n’en profite pas. Vous, critique, vous n’avez pas à médire : « Vous auriez dû prendre tel autre sujet ; » vous avez à voir si du sujet que j’ai choisi j’ai tiré tout le parti que je pouvais tirer. Vous regrettez que, dans la Visite de noces, il n’y ait pas une larme ; cette larme ne devait pas s y trouver. Le linge sale que je lavais en public ne se lave pas dans des larmes.

Le rire me suffisait donc, le rire âpre, amer, chauffé à blanc, tel qu’il faut l’appliquer dans certains cas. Je connais une jeune mère qui adorait son enfant, lequel adorait un petit chien. Le petit chien, tout adoré qu’il était, devint enragé, et il mordit l’enfant à la joue. Savez-vous ce que fit la mère ? Elle fit rougir une pelle et plongea et promena le fer rouge dans la plaie. L’enfant se débattait et criait, la mère n’écouta rien et l’enfant fut sauvé. Il a une cicatrice, c’est vrai, mais il vit. Auriez-vous mieux aimé que la mère pleurât. Il y a des cas où il faut mettre tout de suite les pelles au feu, et l’adultère est un de ces cas. « Qu’importe, dites-vous, si j’ai pu être heureux un an, six mois, dix ans, que sais-je » ? Et l’autre, la femme qui vous a rendu heureux, qu’est-ce qu’elle devient ? Elle passe à un autre, ou elle se résigne ; cela ne vous regarde pas. Vous avez été heureux, c’est l’important.

Êtes-vous sûr de ne pas être plus cruel avec votre philosophie que moi avec ma pelle rougie au feu ?

Faut-il tout vous dire ? Pourquoi pas, puisque nous causons et que nous sommes de bonne foi tous les deux. Quand M. de Cygneroi, dans sa scène avec Lebonnard, fait une décomposition de l’adultère, c’est moi qui parle. Je suis avec lui ; car ce n’est pas neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, c’est neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur dix mille que je ne crois pas à ce que vous appelez l’amour dans l’adultère. Une fois sur dix mille il peut exister, voilà tout ce que je vous concède. Cette fois-là, ma comédie est inutile, parce que l’homme a dit à la femme : « Tu me donnes ton honneur, je te donne ma vie. » Cet engagement pris et tenu, nous ne sommes plus dans l’adultère, nous sommes dans l’amour et l’amour excuse tout. Mais, comme je vous le disais en commençant, il faut que ce soit l’amour, le vrai amour, et celui-là est rare comme le vrai génie, comme la vraie vertu, comme le vrai bon sens, comme tout ce qui est vrai enfin. Il y a là beaucoup d’appelés, peu d’élus et tous n’y sont pas propres.

Cependant, je reconnaîtrai que la passion peut avoir l’honneur d’être quelquefois confondue avec l’amour. Elle peut tromper les autres, car elle se trompe souvent elle-même, ce que ne font jamais ni la galanterie, ni le caprice, ni le libertinage, qui savent très bien et d’avance ce qu’ils veulent. La passion a des ardeurs, des sincérités, des éloquences souvent irrésistibles. Elle peut même arriver aux mérites et aux triomphes de l’amour, si l’être qui en est l’objet reste son objet unique pendant toute la vie de celui qui l’éprouve exemple : des Grieux. Là, nous sommes en pleine passion, et le jeu, la tricherie, le meurtre, font cortège à notre héros. L’objet de cette passion, Manon, est absolument indigne d’inspirer l’amour. Elle ne se fait plaindre que par un châtiment qu’elle ne peut fuir ; elle ne se fait absoudre que par une mort qu’elle ne peut éviter. Elle ne se rachète pas volontairement et par un effort sur elle-même. Pourquoi des Grieux, au milieu de toutes ses fautes, obtient-il, lui, d’être élevé au rang des amants véritables, des immortels amants ? Pourquoi le sentez-vous l’égal de Paul et de Roméo, bien que Manon ne soit régale ni de Virginie ni de Juliette ? Parce que l’indignité de l’objet ne change pas plus la qualité de l’amour que la grossièreté du verre ne change la qualité du vin. Comme des Grieux n’aime que Manon, comme rien ne nous permet de supposer, comme il ne peut lui-même admettre la pensée qu’une nouvelle femme puisse l’occuper jamais, comme il ne quitte celle qu’il aime que lorsqu’elle est morte, après avoir tout fait pour la sauver, après avoir voulu mourir avec elle, nous décernons à cette passion coupable, mais unique, le même prix qu’à l’amour.

Il n’en est pas moins vrai que, comme disait un de nos amis qui cherchait plus la véritable signification des mots dans les analogies que dans les racines, le moi passion vient du verbe passer. En effet, si la passion a pour excuse qu’elle croit devoir être éternelle, elle a pour caractère ordinaire et fatal de ne l’être pas.

Si grand que soit un incendie, quelques lueurs qu’il jette dans le ciel, quelque étendue qu’il dévore, il finit toujours par s’éteindre, et plus il a brûlé, plus il a brillé, plus il laisse après lui de ruines, de désespoir, de misère et de solitude !

Telle est la passion ; elle se dévore et se consume à son propre feu, tandis que l’amour occupe toute une vie, si longue qu’elle soit, et tellement qu’à l’heure de la mort il en reste encore assez pour emplir l’éternité. Vous n’avez pas aimé si vous n’avez pas cru que, après la vie, vous alliez aimer toujours, éternellement jeune, éternellement beau, l’être que vous avez aimé sur la terre, soit qu’il vous ait devancé, soit qu’il doive vous suivre dans la mort. C’est pour cela, sans doute, que l’idée et presque le désir de la mort s’unissent si facilement dans l’esprit de l’homme aux plus grandes ivresses de l’amour. La vie lui paraît trop courte et trop étroite pour contenir ce qu’il éprouve, et l’éternité que l’amour divin lui promet ne lut paraît ni trop grande ni trop large, pour l’épanouissement de son amour terrestre. L’amour, au contraire de la passion, s’alimente et se renouvelle sans cesse à son propre foyer, sans pouvoir s’épuiser jamais. Ce n’est pas le feu terrestre, c’est le feu divin ; ce n’est pas un hasard, ce n’est pas un choc imprévu qui le fait naître, c’est l’harmonie universelle qui le crée. L’amour, c’est le soleil de l’âme, et c’est pour cela que l’amour est toute chaleur, tout mouvement, toute création, toute lumière. Il n’y a pas deux amours, pas plus qu’il n’y a deux soleils. On peut avoir eu deux passions, on n’a jamais eu deux amours ! Qui a aimé deux fois, n’a pas aimé, voilà l’absolu.

Les poètes, qui sont sinon les seuls, du moins les premiers confidents de Dieu, les poètes, c’est-à-dire ceux qui savent sans avoir appris, ceux qui devinent, les poètes ne s’y trompent pas.

Lorsqu’ils veulent introduire dans l’art un type nouveau de l’amour, ils ne s’écartent jamais de ce principe : un seul amour dans une seule vie. Philémon et Baucis, Héro et Léandre, Orphée et Eurydice, Paolo et Francesca de Rimini, Roméo et Juliette, Paul et Virginie : amour unique et éternel.

Un des deux amante reste-t-il indifférent ou devient-il infidèle ? l’amour de l’autre ne fait que s’accroître de ce que l’être aimé a perdu en lui-même. C’est Didon qui meurt de  l’abandon d’Énée ; c’est Calypso qui ne peut se consoler du départ d’Ulysse, c’est Ménélas qui pardonne à Hélène, tout comme des Grieux pardonnera à Manon.

Nous sommes-nous trompés ? Avons-nous à tort glorifié deux amants ? L’histoire vient-elle, preuves en mains, nous sommer de reconnaître notre erreur ? Reste-t-il évident que Raphaël est mort d’une pleurésie et non de son amour pour la Fornarine ; que la Laure de Pétrarque était une bonne épouse, mère d’une douzaine d’enfants légitimes ; que le Tasse a aimé et chanté deux Éléonore différentes ? l’idéal de l’amour unique est si nécessaire à l’imagination de l’homme, que nous répondons à la vérité : « C’est toi qui te trompes, et notre mémoire et notre sympathie restituent et maintiennent la tradition de Raphaël et de la Fornarine, de Laure et de Pétrarque, d’Éléonore et du Tasse. Ils ne sont plus des faits, soit ; ils deviennent des légendes.

Tel est le caractère distinctif de l’amour : l’unité, l’éternité, et dès lors, mais à cette condition seule, il peut exister dans toutes les conditions, malgré tous les obstacles.

Cet amour-là donne l’éternité à ceux qui réprouvent ; il donne l’immortalité à ceux qui le chantent. Gloire à ceux qui le chantent et l’éprouvent à la fois.

Malheureusement, tous les poètes n’ont pas pour peindre l’amour le génie de Virgile, de Dante et de Shakespeare ; mais tous ont l’âme assez haute pour le voir, assez large pour le comprendre, assez délicate pour le respecter, et qui accusera un poète d’avoir dénigré l’amour, portera toujours une accusation injuste. Les poètes maudissent quelquefois l’amour lorsqu’il les a fait souffrir ou les a dédaignés, jamais ils ne le méprisent ; et quant à la satire qu’ils font des faux amants, elle n’est qu’un hommage de plus rendu aux vrais. Ce n’est pas insulter le lion que de bafouer l’âne qui s’était affublé de sa peau.

Voilà, mon cher Sarcey, à peu près tout ce que j’avais à vous dire, aujourd’hui, sur ce sujet ; et je crois même que je vous aurai tout dit, quand je vous aurai de nouveau assuré de tous mes sentiments de reconnaissance et d’amitié.

 

 

Scène première

 

LYDIE, LEBONNARD, au milieu

 

LEBONNARD.

Voici deux heures qui sonnent.

LYDIE, agitée.

Nos amis sont en retard.

LEBONNARD.

Non, c’est votre pendule qui avance.

LYDIE.

Ah !...

LEBONNARD.

Vous êtes émue ?

LYDIE.

C’est bien naturel, je crois.

LEBONNARD.

Tâchez qu’on ne le voie pas.

LYDIE, allant chercher sa respiration au fond de sa poitrine.

Oh !...

LEBONNARD.

C’est fait ?

LYDIE.

Oui.

LEBONNARD.

Vous êtes prête ?

LYDIE.

Oui.

LEBONNARD.

Tout est bien convenu ? Vous n’avez rien oublié ? Vous ne regretterez rien ?

LYDIE.

Rien ; pourvu que je ne pense plus à cet homme !

LEBONNARD.

Soyez tranquille, vous ne penserez plus à lui.

LE VALET DE CHAMBRE, annonçant.

Monsieur et madame de Cygneroi !

LYDIE, à part.

Ils sont venus bien vite.

 

 

Scène II

 

LYDIE, LEBONNARD, DE CYGNEROI, FERNANDE, UNE BONNE, portant un enfant de trois mois

 

LYDIE, à Fernande, du ton le plus affectueux, mais en l’examinant des pieds à la tête.

Enfin !

DE CYGNEROI, tendant la main à Lydie.

Ma chère comtesse, permettez-moi de vous présenter madame de Cygneroi. J’aurais été heureux de faire cette présentation le jour même de mon mariage, car vous serez, je l’espère, une de nos meilleures amies ; mais vous étiez absente.

LYDIE.

J’avais été forcée de rejoindre mon mari, qui était très malade et qui est mort quelques jours après.

DE CYGNEROI, étonné.

Vous êtes veuve ?

LYDIE.

Depuis plus d’un an.

DE CYGNEROI.

Comment ne m’en avez-vous pas informé ?

LYDIE.

Je ne savais ou vous étiez.

Prenant la main de Fernande.

Nous regagnerons bien vite le temps perdu, madame. M. de Cygneroi et moi sommes de vieux amis, et je crois avoir été la première confidente de son amour pour vous.

DE CYGNEROI.

Je vous devais bien cela, comtesse.

FERNANDE.

Mon mari m’a parlé de vous souvent, madame ; nous sommes revenus il y a seulement deux jours, et ma première visite...

LYDIE.

Vous avez voyagé toute l’année ?

FERNANDE.

Pendant les six premiers mois, puis nous sommes venus nous établir en Bretagne, chez mon père. Je tenais à être auprès de lui pour mes couches. Voulez-vous que je vous présente monsieur mon fils, âgé de trois mois ? Il m’a fallu l’emmener avec moi, sans quoi il m’eût été impossible de vous rendre visite, puisque je suis...

DE CYGNEROI, l’interrompant.

Fernande !

FERNANDE.

Eh bien, oui, je suis nourrice et j’en suis fière. La comtesse a eu des enfants aussi, sans doute ?

LYDIE.

Non, madame.

FERNANDE.

Je vous plains. C’est si amusant !

LYDIE, à Lebonnard.

Elle est bête !

LEBONNARD.

Mais non, mais non.

LYDIE, regardant l’enfant que lui présente la bonne, pendant que Fernande soulève tout doucement le voile qui courre le visage du petit.

Il est magnifique. Il est déjà très fort.

FERNANDE.

Je le crois bien ! Il pesait dix livres en venant au monde. N’est-ce pas, Gaston ? c’est toi qui l’as pesé. Si vous saviez comme j’ai souffert ! J’ai cru que j’en mourrais ! On ne sait pas tout ça quand on se marie. Pauvre cher mignon ! Mais quelle joie aussi au premier cri qu’il pousse ! Et celui-ci n’a pas perdu de temps ! Il a crié tout de suite. C’est même la seule fois qu’il a crié. Il rit toujours. – Faites une belle risette à madame. – Voyez-vous ! Je m’étais confessée la veille ; on ne sait ce qui peut arriver. Ma cousine est accouchée un peu avant moi, le 23 juin, moi le 2 juillet ; son fils est donc plus âgé que Gaston (mon fils a le même nom que son père) : eh bien, il n’y a pas de comparaison, comme taille et comme intelligence. Celui-ci comprend déjà tout. Ce n’est pas parce qu’il est mon fils, mais il est vraiment extraordinaire.

LYDIE.

Comme tous les enfants !

FERNANDE.

Et moi, je suis orgueilleuse comme toutes les mères.

LA BONNE, qui porte l’enfant, à Fernande.

Madame ?...

FERNANDE, regardant sa montre.

C’est son heure ?

LA BONNE.

Oui, madame.

FERNANDE.

Monsieur a faim. Mais c’est que, quand on ne le sert pas tout de suite, il se met en colère. Vous permettez, chère madame ?

Elle prend l’enfant dans ses bras et se dispose à sortir.

LYDIE.

Je veux vous conduire... jusqu’à la salle à manger.

À Lebonnard.

Décidément, elle est bête.

LEBONNARD.

Mais non, mais non.

 

 

Scène III

 

LEBONNARD, DE CYGNEROI

 

LEBONNARD.

Eh bien, ça va comme sur des roulettes ?

DE CYGNEROI.

Oui.

LEBONNARD.

Est-ce que tu es fâché ?

DE CYGNEROI.

Oh ! mon Dieu, non ! mais j’étais un peu inquiet. Je ne puis faire autrement que de présenter ma femme à madame de Morancé, chez qui je venais avant mon mariage : les convenances m’y forcent ; mais j’aurais autant aimé ne pas amener ma femme ici.

LEBONNARD.

Pourquoi ?

DE CYGNEROI.

Tu le demandes ?

LEBONNARD.

Oui, dis-le-moi.

DE CYGNEROI.

Madame de Morancé et ma femme ne doivent pas être liées ensemble.

LEBONNARD.

La raison ? Madame de Morancé est une femme du monde, du meilleur monde. Personne n’a rien à dire sur elle, elle ne s’est jamais compromise, elle n’a jamais eu d’amant !

DE CYGNEROI.

Eh bien, et moi ?

LEBONNARD.

Toi ! tu as été l’amant de madame de Morancé ? C’est toi qui le dis ; mais, si c’était vrai, tu devrais être le dernier à le dire ! Heureusement, ce n’est pas vrai.

DE CYGNEROI.

Comment, ce n’est pas vrai ?

LEBONNARD.

Prouve-le-moi.

DE CYGNEROI.

Tu deviens fou ! Tu étais notre unique confident.

Lebonnard se met à rire.

Qu’est-ce que tu as à rire ?

LEBONNARD.

Tu m’amuse bien.

DE CYGNEROI.

Pourquoi ce petit ton goguenard ?

LEBONNARD.

Qu’est-ce que c’est qu’être l’amant d’une femme ?

DE CYGNEROI.

Ce que c’est ?

LEBONNARD.

Oui.

DE CYGNEROI.

Si tu ne le sais pas à ton âge, tu ne le sauras jamais.

LEBONNARD.

Raison de plus pour me l’expliquer.

DE CYGNEROI.

Ça est, ou ça n’est pas ; ça n’a pas besoin d’être expliqué.

LEBONNARD.

Alors, c’est un fait.

DE CYGNEROI.

Naturellement.

LEBONNARD.

Quel est le caractère d’un fait ?

DE CYGNEROI.

Tu sais que tu es insupportable avec ta dialectique ?

LEBONNARD.

Le caractère d’un fait, c’est de pouvoir être prouvé, soit par les témoins qui l’ont vu, soit par les traces qu’on en retrouve, soit même par la notoriété ou la tradition. Auguste est monté au ciel après sa mort : Numerius Atticus l’a vu et déclaré publiquement ; Charles IX a tiré sur le peuple, et 93 a inauguré la liberté en France, voilà des faits incontestables. Où est le témoin, la notoriété, la tradition qui prouve que tu as été l’amant de madame de Morancé ? Es-tu prêt, comme Numerius Atticus, à en faire en public un serment solennel, à mettre l’aventure en scène comme Marie-Joseph Chénier, à l’imprimer dans l’Ami du peuple, comme Marat ? Est-ce dans l’histoire, dans la légende, sur les lèvres des hommes ? Tu voudrais que cela fût de nouveau, toi qui dis que cela a été ; cela serait-il encore ? Tutoies-tu madame de Morancé devant le monde ? L’embrasses-tu devant ses domestiques ? L’appelles-tu : « Mon gros minet chéri » ? As-tu une seule lettre d’elle ? Et n’a-t-elle pas, elle, le droit de le mettre à la porte si tu fais allusion à un fait qui ne doit exister que dans ton imagination ? Enfin, si, pour sauver ta vie ou ton honneur, il fallait que tu prouvasses ce fait, pourrais-tu le prouver ? Non ! donc, cela n’est pas. Il n’y a de vrai que ce qu’on prouve, et l’on ne peut prouver que ce qui est vrai. Tu as rêvé, mon bon.

DE CYGNEROI.

Et la conclusion de ce discours ?

LEBONNARD.

Est que madame de Morancé est pour toi, comme pour moi, une femme du monde, du même monde que ta mère, ta sœur et ta femme, une femme chez qui tu as dîné quelquefois, lorsque tu étais garçon, et à qui ton devoir est de présenter la femme, quand tu te maries, parce qu’elle est digne de ton respect.

DE CYGNEROI.

De mon respect, soit ; de mon estime, non. L’estime et le respect ne sont pas même chose. On respecte les situations ; on n’estime que les caractères. Tu es célibataire, c’est un état qui a du bon, mais marie-toi demain avec une jeune fille bien pure, bien innocente, bien honnête, et tu verras le cas que tu feras immédiatement de toutes les femmes du monde, de tout le monde et à tout le monde, dont tu auras été l’amant pour occuper et dépenser ta jeunesse. Tu verras dans quelle pitié, pour ne pas dire dans quel mépris, tu les enseveliras à tout jamais, et quelle fosse commune tu creuseras pour y jeter à la hâte et pêle-mêle les marquises et les bourgeoises, les grandes dames et les courtisanes ! et qu’elles se débrouillent là dedans comme elles pourront ; elles se valent ! On a eu tort de les poursuivre, elles ont eu tort de céder, mais on ne les a poursuivies que parce qu’il était évident qu’elles céderaient. Ça de l’amour ? allons donc ! Du plaisir tout au plus, et encore, quel plaisir !

LEBONNARD.

Autrement dit, tu es comme tous les hommes : tu as deux morales selon les circonstances ; tu raisonnais jadis en célibataire, tu raisonnes maintenant en mari. Ça s’appelle égoïsme avant, ingratitude après. Lovelace est mort ! vive Prud’homme !

DE CYGNEROI.

Grands mots !

LEBONNARD.

Donc, si madame de Morancé était devenue veuve, pendant ta première manière, tu ne l’aurais pas épousée ?

DE CYGNEROI.

Elle ne l’est pas devenue, ça arrange tout.

LEBONNARD.

Tu ne l’aurais pas épousée ?

DE CYGNEROI.

Non.

LEBONNARD.

Et quelles raisons lui aurais-tu données de cette lâcheté ?

DE CYGNEROI.

Lebonnard !

LEBONNARD.

Le mot n’a rien de blessant, puisque ce n’est qu’une hypothèse. Alors, ton amour aurait pris fin juste au moment où tu aurais pu l’avouer et le prouver, et tu aurais abandonné cette malheureuse femme à ses regrets et à ses remords, sans regrets, sans remords toi-même.

DE CYGNEROI.

Mais je l’ai abandonnée tout de même à ses regrets et à ses remords, et tu vois avec quelle robe elle porte le deuil de son amour, de sa vertu et de son mari par-dessus le marché. Mais il n’y a pas d’amour, mais il n’y a pas de remords dans toutes ces affaires, mais tout cela n’est pas vrai ! Certes, personne plus que moi n’a cultivé cet amour de contrebande que les moralistes ont flétri du gros nom d’adultère, et, comme je ne suis pas un imbécile, quoi que tu en dises, je me suis donné la peine de soumettre cet amour particulière une analyse physiologico-phylosophico-chimique, et voici le résultat : l’adultère est une de ces mixtures où les éléments s’associent quelquefois, mais ne se combinent jamais. L’élément que la femme apporte se compose d’un idéal renversé, d’une dignité faible, d’une morale élastique, d’une imagination troublée par les mauvaises conversations, les mauvaises lectures et les mauvais exemples, de la curiosité de la sensation, déguisée sous le nom de sentiment, de la soif du danger, du plaisir de la ruse, du besoin de la chute, du vertige d’en bas et de toutes les duplicités que nécessitent les circonstances. L’homme apporte son tailleur, son cheval, la manière dont il met sa cravate, des regards de ténor de province, des serrements de main mécaniques, des phrases qui ont traîné partout et dont les mirlitons ne veulent plus, des protestations avec lesquelles on ne prendrait pas un électeur de Saint-Flour, son désœuvrement, le désir de faire des économies, Clorinde et Paméla ne prêtant que sur gages ; enfin, ce qu’il appelle son honneur, c’est-à-dire, en cas d’explosion, la chance de recevoir des gifles, de les garder ou de tuer un homme qu’on a volé, ou, ce qui est plus triste encore, d’aller vivre, avec la femme déshonorée et chassée, dans une chaumière où il n’y a plus un cœur. Une fois la cornue sur le feu, en avant le fiacre aux stores baissés, la chambre d’hôtel borgne, les verrous prévoyants, et toutes les tapisseries traditionnelles, les amis qu’il faut éviter dans les rues, les valets qu’il faut corrompre, les servitudes de tout genre, les humiliations de toute espèce, les souillures de toute sorte. Combine, triture, alambique, décompose, précipite tous ces éléments, et, si tu y trouves un atome d’estime, un milligramme d’amour, une vapeur de dignité, je vais le dire à Rome sur les mains. Faux ! faux ! faux ! Où prendrions-nous de l’amour pour nos femmes, nos mères et nos filles, si nous en mettions là dedans ! Prostitution pure, c’est moi qui te le dis ! Et tiens, quand je voyais tout à l’heure ma femme, ma femme ! causer si ingénument de son enfant et de son amour avec madame de Morancé, j’avais envie de la pousser à la porte en lui criant : «  Sauve-toi ! j’ai été l’amant de cette malheureuse ! »

LEBONNARD, lui tendant la main.

Tope là ! tu es dans le vrai.

DE CYGNEROI.

Tu plaisantes encore !

LEBONNARD.

Dieu m’en garde ! je pense exactement comme toi.

DE CYGNEROI.

Alors, tes sermons de tout à l’heure ?...

LEBONNARD.

Simple épreuve ! je voulais savoir si tu étais toujours amoureux de madame de Morancé. Je le craignais en te voyant revenir ici.

DE CYGNEROI.

Ah ! que tu me connais peu ! Mais, sur les trois ans qu’a duré cette mixture, je n’ai pas été amoureux six semaines. J’en ai eu tout de suite par-dessus la tête. Et des larmes ! et des reproches ! et des jalousies ! et des surveillances ! et des terreurs !... Sais-tu combien de fois, madame de Morancé et moi, nous nous sommes trouvés seuls, ce qui s’appelle seuls ? Je ne t’ai jamais parlé de cela parce que tu te serais moqué de moi. C’est à ne pas le croire et tu vas trop rire. En trois ans, deux fois, une fois à Lyon, une fois au Havre ; car il fallait voyager pour en arriver là, se trouver dans un hôtel où l’on n’avait pas l’air de se connaître devant les autres voyageurs, et saisir la première occasion ! Tu vois ça d’ici, et, quand je lui écrivais, je signais Adèle, comme si j’étais une ancienne amie de couvent, et elle signait Alfred ! Voilà les lettres que nous nous sommes rendues. Enfin, un jour, j’ai pris mon courage à deux mains, et je lui ai dit tout bonnement : « Je vous respecte trop pour ne pas être franc avec vous ; je ne vous aime pas comme vous méritez que l’on vous aime, je me marie ! »

LEBONNARD.

Comme c’est simple !

DE CYGNEROI.

Après avoir cherché pendant deux ans, c’est ce que j’ai trouvé de mieux.

LEBONNARD.

Qu’est-ce qu’elle a dit ?

DE CYGNEROI.

Elle est tombée roide par terre.

LEBONNARD.

Diable !

DE CYGNEROI.

Un moment j’ai cru que je l’avais tuée. J’ai passé là cinq minutes qui n’ont pas été gaies. Je voulais appeler au secours et je tremblais que l’on n’entrât.

LEBONNARD.

Enfin ?

DE CYGNEROI.

Elle est revenue à elle toute seule.

LEBONNARD.

Et alors ?

DE CYGNEROI.

Et alors, elle m’a dit : « C’est bien, monsieur, mariez-vous ! »

LEBONNARD.

Cela ne manque pas non plus de simplicité. Et depuis ?...

DE CYGNEROI.

J’ai voulu avoir une explication avec elle.

LEBONNARD.

Allons donc ! Je me disais aussi : « L’homme va reparaître ! »

DE CYGNEROI.

Mon cher, je n’ai peut-être qu’un mérite, mais je l’ai ; je suis tout ce qu’il y a de plus sincère ; je n’ai ni orgueil ni parti pris ; ce que je sens, je l’avoue ; ce que j’éprouve, je le dis. Quand je me suis présenté chez madame de Morancé, elle avait quitté sa maison.

LEBONNARD.

Tu lui as écrit ?

DE CYGNEROI.

Parfaitement ! Une lettre d’un bête ! Mais, tu sais, on écrit, on ne sait pas pourquoi.

LEBONNARD.

Et elle t’a répondu ?

DE CYGNEROI.

Elle m’a répondu : « Vous avez eu plus de raison que moi, je vous en remercie. Alfred ! » Quand je me suis marié, je lui ai envoyé une lettre de faire part, comme à toutes les personnes que je connaissais. Nous lui avons fait une visite aujourd’hui, elle nous a très bien reçus, tout est pour le mieux.

LEBONNARD.

Ah ! les femmes ! les femmes !

DE CYGNEROI.

Ce qui veut dire ?...

LEBONNARD.

Alors, voilà toute ton histoire ?

DE CYGNEROI.

Oui.

LEBONNARD.

Tu ne sais pas autre chose ?

DE CYGNEROI.

Non ! quelle autre chose ?

LEBONNARD, faisant signe à de Cygneroi de s’approcher pour qu’il puisse lui parler bas.

Lorsque madame de Morancé était...

Il regarde si personne ne peut l’entendre, et baisse un peu la voix.

la maîtresse de don Alphonse...

DE CYGNEROI.

Qu’est-ce que c’est que ça, don Alphonse ?

LEBONNARD.

C’est le premier amant de madame de Morancé : un Espagnol qui avait les cheveux noirs, les pommettes roses, les joues bleues, les dents blanches, les lèvres rouges, et qui trouvait moyen, comme tous les Espagnols, de mettre un r dans tous les mots qu’il disait... Rrr !

DE CYGNEROI.

Qui est-ce qui t’a fait ce cancan-là ?

LEBONNARD.

Ce n’est pas un cancan, c’est un fait.

DE CYGNEROI.

Il y a des témoins ? Tu l’as vu ? Numerius Atticus.

LEBONNARD.

Numerius Atticus, c’est moi.

DE CYGNEROI, de bonne foi.

C’est absurde.

LEBONNARD.

Quand je te dis que ça est... T’aurais-je laissé quitter cette femme aussi brutalement si je n’avais pas su à quoi m’en tenir sur son compte ? Tu es un conquérant, toi, tu es un amant, on ne peut pas tout te dire : moi, je suis sans conséquence, je suis un confident avec qui on ne se gêne pas. Je suis moins heureux, mais j’en sais plus long. Et puis ce ne sont pas ceux qui sont dans la maison qui voient comment elle brûle, ce sont ceux qui sont dehors. Moi qui suis dehors, je vois bien où le feu prend et comment on l’éteint. C’est toi qui as éteint le feu d’Alphonse ou feu Alphonse, si tu aimes mieux. Tu as cru être une torche, tu as été une pompe !

DE CYGNEROI.

Ah ! conte-moi ça, parce que c’est du haut comique ; c’est du Plaute !

LEBONNARD.

Eh bien, elle a rompu avec don Alphonse en mil huit cent soixante-cinq.

DE CYGNEROI.

Soixante-cinq ?

LEBONNARD.

Octobre soixante-cinq.

DE CYGNEROI.

Mais, moi, je suis de juin soixante-quatre.

LEBONNARD.

Ce qui prouve qu’elle commence avec les cerises et qu’elle finit avec les prunes.

DE CYGNEROI.

Ce n’est pas possible. Elle vivait dans la solitude, et puis enfin elle n’est pas de ces femmes-là.

LEBONNARD.

Très bien. Connais-tu cette écriture ?

Il montre une lettre.

DE CYGNEROI, voulant la prendre.

Si je la connais !

LEBONNARD.

Attends ! la formule d’usage. Tu me jures que tu ne diras jamais à madame de Morancé que je t’ai montré cette lettre ?

DE CYGNEROI.

Je te le jure !

LEBONNARD, à part.

Qui est-ce qui a besoin d’un faux serment ?

DE CYGNEROI, lisant.

« Mon ami... »

LEBONNARD.

Mon ami, c’est moi.

DE CYGNEROI, lisant.

« Mon ami, en l’absence de Gaston... »

LEBONNARD.

Gaston, c’est lui ! Regarde la date.

DE CYGNEROI.

Août soixante-quatre.

LEBONNARD.

Et tu étais de juin.

DE CYGNEROI.

Et j’étais de juin.

LEBONNARD.

C’était donc deux mois après que tu étais...

DE CYGNEROI.

Parfaitement.

LEBONNARD.

Te rappelles-tu l’être absenté ?

DE CYGNEROI.

Oui, je suis allé voir ma mère, qui était malade.

LEBONNARD.

Eh bien, c’est justement pendant cette absence qu’elle a écrit ce billet. Lis.

DE CYGNEROI, lisant.

« Mon ami, en l’absence de Gaston, il faut absolument que je voie A. »

LEBONNARD.

A. ? Alphonse.

DE CYGNEROI.

J’avais bien compris.

LEBONNARD.

Tu avais bien compris.

DE CYGNEROI.

« Donnez-moi donc l’hospitalité aujourd’hui. Éloignez tous les domestiques, et, s’il y avait quelque danger pour moi à entrer chez vous, faites, à votre fenêtre, le signal convenu ! » Ainsi, elle allait chez toi ?

LEBONNARD.

Souvent.

DE CYGNEROI.

Et moi, elle me faisait aller à Lyon ou au Havre.

LEBONNARD.

Il y a des femmes qui aiment mieux dans certaines villes. Moi, j’ai connu « une grande et honneste dame », comme dit Brantôme, qui ne m’aimait qu’à Dombasle, dans la Meuse. Je ne sais pas ce que ce pays-là lui rappelait, mais elle ne voulait pas absolument m’aimer autre part. Je dois à la vérité de déclarer que, une fois là, elle m’aimait bien. Continue.

DE CYGNEROI.

C’est tout ; continue, toi.

LEBONNARD.

Eh bien, elle est venue chez moi, ce jour-là, parce qu’elle voulait rentrer en possession des lettres que don Alphonse ne voulait pas lui rendre, car c’est une femme qui veut toujours qu’on lui rende ses lettres. C’est même depuis cette leçon qu’elle s’est décidée à signer Alfred, quand elle t’écrivait, à toi ou à d’autres.

DE CYGNEROI.

Comment, à d’autres ?

LEBONNARD.

Peut-être. Moi, je ne connais que cette histoire-là. Cependant, je crois que, depuis quelque temps, il y a du nouveau. Il vient ici un grand diable d’Anglais...

DE CYGNEROI.

Et pourquoi, à l’époque où ces choses-là se passaient, ne me les as-tu pas fait connaître ?

LEBONNARD.

Ce n’était pas mon secret ; et puis il n’y avait pas de danger pour toi. Ce n’était ni une jeune fille ni une veuve que tu aurais pu épouser, ce n’était que la femme d’un autre. Au fond, je crois qu’elle t’aimait plus qu’elle n’aimait don Alphonse, mais elle était bien forcée d’en passer par où il voulait pour rentrer dans ses lettres, d’autant plus qu’il connaissait sa nouvelle liaison, et ce n’est que le onze octobre soixante-cinq qu’elle a obtenu son dernier petit morceau de papier.

DE CYGNEROI.

Soixante cinq ?

LEBONNARD.

Soixante-cinq.

DE CYGNEROI.

Alors, sur mes trois ans... ?

LEBONNARD.

Don Alphonse te redoit quinze mois environ.

DE CYGNEROI.

Et c’était chez toi que... ?

LEBONNARD.

Que les comptes se faisaient. En somme, c’était plus convenable pour tout le monde. Et puis madame de Morancé me l’avait demandé avec tant d’instances, comme le prouve cette lettre.

Il passe une lettre à Gaston.

DE CYGNEROI, lisant.

 « Oui, je me souviens de tout et je ne regrette rien... »

LEBONNARD, vivement.

Ce n’est pas ça ! ce n’est pas ça !

DE CYGNEROI.

C’est pourtant son écriture aussi !

LEBONNARD.

Oui, mais c’est pour une autre affaire... Donne ! donne !

DE CYGNEROI, regardant l’enveloppe.

Mais la lettre t’est adressée ?

LEBONNARD.

Oui.

DE CYGNEROI.

Ah çà ! dis donc ! toi aussi ! Tu quoque ?

LEBONNARD.

Non, pas précisément.

DE CYGNEROI.

Je comprends pourquoi tu ne me disais rien.

LEBONNARD.

Écoute-moi, écoute-moi. Moi, tu sais, c’était... On ne peut même pas dire... Enfin, il faudrait un mot particulier pour ces nuances-là.

DE CYGNEROI.

Alors, nous voilà déjà quatre !

LEBONNARD.

Quatre ?

DE CYGNEROI.

Toi, moi, l’Espagnol, Rrr !...

LEBONNARD.

Non, non ! alors, l’Espagnol, toi, moi...

DE CYGNEROI.

Qu’importe ! lord... l’Anglais ? Est-ce un lord, au moins ?

LEBONNARD.

Oui : lord Gamberfiel.

DE CYGNEROI.

Comment, cet affreux Anglais roux qu’elle ne pouvait regarder sans rire, disait-elle ?

LEBONNARD.

Souvent femme varie !

DE CYGNEROI.

Nous voilà quatre ! Faisons un whist. Entre nous, tu sais comment on appelle les femmes de cette espèce-là ?

LEBONNARD.

Parfaitement ; mais ce n’est pas la peine de le dire, d’autant plus que voici ta femme.

 

 

Scène IV

 

LEBONNARD, DE CYGNEROI, FERNANDE, portant l’enfant

 

DE CYGNEROI, courant à Fernande et lui prenant la tête dans ses mains.

Ah ! mon ange adoré, comme je t’aime !

FERNANDE, l’embrassant.

Et moi donc !

Apercevant Lebonnard.

Ah ! nous ne sommes pas seuls !

DE CYGNEROI.

Devant Lebonnard nous pouvons tout dire, c’est un autre moi-même.

LEBONNARD.

Depuis soixante-cinq.

DE CYGNEROI.

Qu’il te répète ce que je lui disais tout à l’heure et ce que je pense de toi quand je te compare aux autres femmes.

FERNANDE.

Je ne vaux pas mieux que les autres, mon ami ; seulement, c’est moi que tu aimes.

DE CYGNEROI, prenant l’enfant dans ses bras et le couvrant de baisers.

Ah ! cher petit !

FERNANDE.

Prends garde ! ne le secoue pas trop, il vient de déjeuner.

DE CYGNEROI.

Nous allons partir.

FERNANDE.

Nous ne pouvons pas : madame de Morancé m’a invitée à dîner.

DE CYGNEROI.

Tu as accepté ?

FERNANDE.

J’ai dit que j’allais te demander si nous le pouvions.

DE CYGNEROI.

Tu diras à madame de Morancé que nous avons affaire à Paris.

FERNANDE.

C’est que nous ne pouvons nous remettre en route avant que l’enfant dorme. En voiture, il ne s’endormira plus. Tu sais qu’il lui faut de la musique pour l’endormir. C’est çà ! porte-le. Je vais lui jouer sa Berceuse.

Elle se met au piano.

LEBONNARD.

Voilà un tableau charmant.

DE CYGNEROI, tout en dodelinant l’enfant. À Lebonnard.

Permets-moi de te dire, mon cher ami, que, si tu n’as pas cru devoir me prévenir autrefois, tu aurais pu me prévenir, il y a deux jours, quand je t’ai écrit que nous viendrions faire cette visite et t’ai prié de l’y trouver.

LEBONNARD.

Ce que je viens de te dire, personne ne le sait. Tu trouveras un prétexte pour ne plus revenir, et tout sera dit.

DE CYGNEROI.

Là-dessus, tu peux être bien tranquille.

Il change l’enfant de bras et le secoue au lieu de le bercer. Pendant ce temps, Fernande joue toujours sur le piano la Berceuse, de Chopin.

LEBONNARD.

Tu vas réveiller cet enfant. Fais donc attention.

DE CYGNEROI, passant l’enfant à Lebonnard.

Eh bien, porte-le, puisque tu fais tout mieux que moi.

LEBONNARD, qui a pris l’enfant et qui le regarde s’endormir.

Ce pauvre papa, il est en colère contre son ami Lebonnard, parce que son ami Lebonnard lui a dit la vérité et que les hommes, ils n’aiment pas ça, comme les enfants n’aiment pas le fouet. Quand on pense que, toi aussi, tu seras un homme et que tu voudras aimer des femmes et que tu voudras qu’elles n’aient jamais aimé que toi, comme si tu étais tout seul sur la terre ; et, quand tu seras bien convaincu quelles t’adorent, tu les planteras là pour courir à d’autres ; et, quand tu apprendras qu’elles ne t’aimaient pas, tout en ne les aimant plus, tu seras furieux et tu deviendras jaloux ré-tro-spec-ti-ve-ment, comme ton petit papa va faire tout à l’heure. Tu seras donc une bête comme nous tous, mon cher mignon, et tu donneras le jour à d’autres hommes qui seront bêtes comme toi, et ils en engendreront d’autres qui seront bêtes comme eux, et ainsi de suite, jusqu’à ce que Dieu n’ait plus besoin de la bêtise humaine, ce qui sera long. Dors, mon chéri, tu ne feras jamais rien de mieux. Ce qui me console un peu, moi, c’est de penser que la bêtise de ma famille se sera arrêtée à ma personne, puisque je mourrai sans héritiers directs.

Il embrasse l’enfant.

FERNANDE.

Dort-il ?

LEBONNARD.

Parfaitement.

FERNANDE, voyant Lebonnard qui berce l’enfant et de Cygneroi qui écrit. À Cygneroi.

Ce pauvre Lebonnard, tu lui fais porter ton fils.

DE CYGNEROI.

C’est lui qui l’a voulu. Il l’adore. Et puis j’avais un mot à écrire.

LEBONNARD.

C’est vrai, j’adore les enfants comme tous les gens qui n’en ont pas.

FERNANDE.

Donnez-le-moi. Du reste, je préfère, par cette chaleur-là, qu’il dorme sous les arbres.

LEBONNARD.

Je vais vous le porter jusque-là.

FERNANDE.

Où est donc sa bonne ?

LEBONNARD.

Elle doit être avec le cocher.

De Cygneroi leur fait un signe amical. Ils sortent. Il se remet à écrire.

 

 

Scène V

 

DE CYGNEROI, puis LYDIE

 

LYDIE, entrant, à Cygneroi qui écrit toujours, mais qui a déchiré plusieurs lettres commencées.

Eh bien, mon cher monsieur de Cygneroi, vous dînez avec nous, n’est-ce pas ?

DE CYGNEROI, se levant.

Ah ! c’est vous, madame ? Non, nous n’aurons pas l’honneur de nous asseoir à votre table. C’était même ce que je vous écrivais là, n’étant pas sûr de vous voir.

LYDIE.

Comment ? vous alliez vous en aller comme ça, sans me dire au moins adieu, tandis que, moi, je serais très heureuse de commencer au plus vite avec madame de Cygneroi, que je trouve charmante, des relations qui deviendront de l’amitié, j’espère !

DE CYGNEROI.

Malheureusement, cette visite est la seule que nous aurons eu l’honneur de vous faire. Nous repartons pour la Bretagne.

LYDIE.

Aujourd’hui même ?

DE CYGNEROI.

Ce soir.

LYDIE.

Et vous y restez ?...

DE CYGNEROI.

Toute l’année.

LYDIE.

Et puis après, toute la vie ?

DE CYGNEROI.

C’est bien possible.

LYDIE.

Autrement dit, vous ne voulez pas que je revoie votre femme.

DE CYGNEROI.

Mon Dieu, madame, il y a des situations...

LYDIE.

Bref, vous ne voulez pas que votre femme devienne l’amie de votre... ancienne amie.

DE CYGNEROI.

Et surtout de l’ancienne amie de don Alphonse.

LYDIE, troublée, changeant de ton.

Qui vous a parlé de don Alphonse ?

DE CYGNEROI.

Que vous importe ! Niez-vous le fait ?

LYDIE.

Il n’y a qu’un homme dans le monde qui ait pu vous dire cela, c’est Lebonnard.

DE CYGNEROI.

Et, si Lebonnard m’a dit cela, il a dû me dire autre chose, n’est-ce pas ?

LYDIE.

On ne peut donc avoir confiance en personne ? Ah ! Lebonnard, c’est indigne !

DE CYGNEROI.

D’autant plus que vous avez payé son silence.

LYDIE, dans un soupir.

Oui ! vous avez raison, monsieur de Cygneroi ; madame de Cygneroi et moi ne devons pas contracter amitié. Ne m’en veuillez pas, adieu.

DE CYGNEROI.

Je n’ai aucunement le droit de vous en vouloir. Vous êtes libre de vos actions. Seulement...

LYDIE.

Seulement ?...

DE CYGNEROI.

Seulement, vous avouerez que ce n’était pas la peine, ayant les souvenirs espagnols que vous aviez, de vous trouver mal lorsque je vous ai annoncé mon mariage, et, si je vous ai annoncé si simplement mon mariage, c’est que quelque chose en vous me disait que vous me trompiez, bien que vous m’eussiez juré cent fois que j’étais votre premier amour.

LYDIE.

C’était vrai.

DE CYGNEROI.

Seulement don Alphonse était votre premier amant ! Je connais ces subtilités féminines. Mais, puisque nous parlons de cela, je voudrais savoir, par curiosité, comment vous, jeune, belle, riche, respectée, bien née, intelligente, et pouvant attendre surtout, vous avez débuté par cet Ibérien au sourire bête.

LYDIE.

Je m’ennuyais, voilà comment ça a commencé ; il m’a ennuyée, voilà comment ça a fini. Telle est en deux mots l’histoire de la première faute des femmes.

DE CYGNEROI.

Et les autres fautes ?

LYDIE.

Viennent tout naturellement à la suite, comme les courants d’air par les portes ouvertes.

DE CYGNEROI.

Est-ce bien vous qui parlez ? vous ?

LYDIE.

Ah ! mon cher, vous me questionnez, je vous réponds dans le langage qui convient à ma position actuelle. Celles qui disent qu’elles se sont arrêtées après une première faute, après une première déception surtout, et que, trompées et rejetées dans la solitude par l’homme qu’elles aimaient, elles sont revenues silencieusement et résolument sur leurs pas au lieu de continuer à descendre, celles-là mentent, c’est moi qui vous le dis.

DE CYGNEROI.

Que vous ayez aimé ou cru aimer don Alphonse avant de me connaître, je puis le regretter pour vous, mais cela ne me regarde pas ; mais que, pendant notre intimité, vous ayez revu don Alphonse sur le même pied qu’autrefois, cela ne se qualifie guère, ou, pour mieux dire, cela se qualifie trop.

LYDIE.

Eh bien, c’était encore une preuve d’amour que je vous donnais, et j’y avais d’autant plus de mérite que je ne pouvais pas m’en vanter.

DE CYGNEROI.

Il n’aurait plus manqué que cela.

LYDIE.

Don Alphonse, jaloux comme tous les Espagnols, et, de plus, exaspéré par mon abandon, me menaça de vous envoyer mes lettres.

DE CYGNEROI.

Le misérable !

LYDIE.

Oh ! oui, le misérable ! si je ne consentais à venir les reprendre aux conditions du passé. Tout ce que je pus obtenir, c’est que la restitution se ferait chez Lebonnard, au lieu de se faire chez lui.

DE CYGNEROI.

Et pourquoi préfériez-vous la maison de Lebonnard ?

LYDIE.

Lebonnard était votre ami, sa maison était presque la vôtre ; cela me consolait un peu.

DE CYGNEROI.

Et combien aviez-vous écrit de lettres à don Alphonse ?

LYDIE.

Deux !

DE CYGNEROI.

Toujours deux.

LYDIE.

Et un petit billet insignifiant qu’il m’a rendu par-dessus le marché.

DE CYGNEROI.

Par-dessus le marché ! Mais, au lieu de consentir à ce honteux trafic, il valait mieux tout me dire.

LYDIE.

J’y ai bien pensé, mais il aurait envoyé mes lettres à mon mari. C’était Othello doublé d’Iago. Il n’y avait pas d’envers, comme vous voyez. Oh ! j’ai bien souffert, allez ! Eh bien, à peine délivrée de cet horrible cauchemar, il n’y a pas d’autre mot, et quand je pouvais enfin me dire toute à vous, certaine que vous ne sauriez rien, au moment où j’allais être heureuse, vous m’abandonnez brusquement. C’était le châtiment que je méritais, je le sais bien ; mais, pour être mérité, un châtiment n’en est pas moins dur ! au contraire. Savez-vous qu’une heure après votre départ je me suis empoisonnée ? Sans Lebonnard, j’étais morte.

DE CYGNEROI.

Et alors, par reconnaissance...

LYDIE.

Pas même, mon ami ! Quand je fus revenue à la santé, tout était détendu en moi et le sens moral était anéanti. J’avais comme la soif du mal. J’en étais arrivée à la curiosité des émotions sans lendemain, des fantaisies sans remords, des rencontres anonymes. L’amour m’avait fait tant souffrir, il m’avait tant humiliée, que je voulais le déshonorer, lui arracher ses ailes, le traîner dans la boue. Ce pauvre Lebonnard ! je vous demande un peu si c’était lui qui pouvait me rendre mon idéal perdu ! Où avais-je la tête ? Non, écoutez, Lebonnard passionné, c’est ce qu’on peut imaginer de plus comique. Je ne l’oublierai jamais et j’en rirai toujours.

DE CYGNEROI.

Malheureuse ! où en êtes-vous arrivée ?

LYDIE.

Vous me demandez de vous dire tout, je vous dis tout. Qu’est-ce que cela vous fait que j’aie été la maîtresse... oh ! le vilain mot ! – mais il faut bien le dire – que j’aie été la maîtresse de celui-ci ou de celui-là, et que le souvenir de l’un me donne envie de pleurer, et que le souvenir de l’autre me donne envie de rire !

DE CYGNEROI.

Cela me fait... cela me fait qu’il y avait une portion de votre vie qui était à moi, pendant laquelle je croyais avoir été aimé de vous et pendant laquelle vous me trompiez ; cela me fait enfin que vous vous êtes moquée de moi, et qu’après avoir été ridicule pour vous, je le suis pour moi-même ; car enfin, si j’allais à Lyon et au Havre, moi, pendant ce temps-là, c’est que je vous aimais.

LYDIE.

Est-ce vrai ?

DE CYGNEROI.

Certainement, c est vrai ; sans ça, pourquoi y serais je allé ?

LYDIE.

Ah ! que vous me rendez heureuse ! Rassurez-vous, vous n’avez pas été ridicule ; je n’ai jamais aimé que vous. Quoi que je fisse, je ne pensais qu’à vous, et votre image était toujours là. Figurez-vous qu’un soir, il n’y a pas longtemps de cela, j’ai voulu revoir cet appartement du Havre où nous avions passé de si douces heures ensemble. Je suis partie ; je suis arrivée toute seule dans cet hôtel, à l’heure où nous y étions arrivés tous les deux, et à la même date, le 30 juin. C’étaient les mêmes lieux, c’étaient les mêmes gens, c’était la même nuit étoilée, transparente, tiède. On eût dit que la nature s’était faite ma complice. Rien n’était changé, excepté que vous n’étiez plus là, que vous ne m’aimiez plus et que vous étiez auprès d’une autre femme, c’est-à-dire que la mort régnait à la place de la vie ! Je me regardais dans ce miroir d’auberge. Était-ce moi ? Je ne me reconnaissais pas ! Qui m’eût vue m’eût prise pour une folle. Je me disais : « Cependant, je ne suis pas laide ! Pourquoi ne m’aime-t-il plus ? » Je me faisais les coiffures que vous aimiez, du temps que vous aimiez quelque chose de moi. Je passai toute la nuit ainsi à me souvenir, à pleurer, à attendre. Puissance du souvenir ! Il me semblait toujours que vous alliez ouvrir la porte. Le jour parut et vous ne vîntes pas. Il y avait des géraniums sur la cheminée : j’en pris une fleur que j’effeuillai dans ce médaillon qui ne m’a plus quittée depuis lors.

Elle baise le médaillon.

C’est si bon de croire à quelque chose, ne fût-ce qu’à une fleur !... Ah ! ne parlons plus de tout cela !

DE CYGNEROI.

Et, de l’autre côté du médaillon, il y a sans doute le portrait de lord Gamberfield ?

LYDIE.

Vrai, vous êtes étonnants, vous autres hommes ! vous ne comprenez pas, quand vous nous avez abandonnées, que nous ne passions pas notre vie dans les larmes. Il faut bien tâcher de vous oublier, et, après tout, nous sommes comme vous de chair et d’os. Pourquoi dans ce monde, où rien n’est éternel, n’y aurait-il d’éternel que la douleur ?

DE CYGNEROI, la regardant dans le blanc des yeux.

Je comprends don Alphonse, qui est beau, à ce qu’il paraît ; je comprends Lebonnard, qui est amusant ; mais je ne comprends pas lord Gamberfield, qui est grotesque.

LYDIE.

Vous comprenez déjà les deux premiers, merci ! Je vais vous faire comprendre l’autre ; il n’est pas aussi grotesque que vous croyez ! Il a coupé ses favoris, il porte des moustaches ; ses cheveux sont moins roux, il est vrai qu’ils sont plus rares ; il a maigri un peu, il parle plus correctement le français. Cette dent qui lui manquait, là, sur le devant, il se l’est fait remettre, on jurerait qu’elle est naturelle, c’est même la plus jolie qu’il ait. C’est un homme comme il faut, de très vieille famille, membre du Parlement, immensément riche, ce qui ne gâte rien ; six cent mille livres de rente. Il va m’épouser, je serai pairesse d’Angleterre. Les goûts changent avec l’âge ; et puis enfin, de même qu’il vous arrive d’aimer passionnément des femmes que nous trouvons stupides et laides, parce que les charmes qu’elles ont ne sont appréciables que pour des hommes, de même il y a des hommes insignifiants, grotesques pour vous, qui ont pour nous des qualités irrésistibles. Pour nous autres femmes, il n’y a pas d’hommes laids, il n’y a pas d’hommes bêtes, il y a deux catégories d’hommes : ceux que nous n’aimons pas, qui se ressemblent tous, et celui que nous aimons, qui ne ressemble à aucun. Cœur humain ! corps humain ! Mystère !

DE CYGNEROI.

Ainsi, vous aimez lord Gamberfield plus que vous ne m’aimiez ?

LYDIE.

Plus, ce n’est pas sûr, mais autrement, c’est certain. La nature humaine a ses évolutions successives, et Dieu a eu la prévoyante bonté, voulant nous amener jusqu’à la mort sans trop de fatigue pour nous, d’échelonner tout le long de la route certains étonnements, certaines surprises qui nous redonnent envie de vivre au moment où nous ne nous croyions plus bons qu’à mourir. C’est ce que les anciens appelaient les métamorphoses.

DE CYGNEROI.

Il est Pygmalion, alors ?

LYDIE.

Et je suis Galathée, sous la protection de Vénus.

DE CYGNEROI.

Et vous vous mariez ?...

LYDIE.

Dans six semaines.

DE CYGNEROI.

Est-ce que Pygmalion a épousé Galathée ?

LYDIE.

Parfaitement, et elle a eu de lui un enfant qui se nommait Paphus et qui, reconnaissant de ce que la déesse avait fait pour sa mère, lui éleva un temple qu’il appela Paphos, et où les amants venaient offrir leurs sacrifices. Il y avait, dit la Fable, un autel merveilleux, en plein air, sur lequel brûlait un feu qu’aucune pluie, aucun vent ne pouvait éteindre.

DE CYGNEROI, un temps, puis tout bas.

Si nous y allions ?

LYDIE.

À Paphos ?

DE CYGNEROI, faisant un signe de la tête.

Oui.

LYDIE, lui donnant la main.

Adieu, mon ami ; rejoignez votre femme, et ne disons plus de sottises. Ne regrettez rien ; vous avez eu ce qu’il y avait de meilleur en moi !

DE CYGNEROI, la retenant.

Qui le saura ?

LYDIE.

Moi d’abord, et puis lui, qui vient ici tous les soirs, et puis votre femme.

DE CYGNEROI.

Fernande ne se doutera de rien ; c’est une innocente.

LYDIE.

Et puis elle nourrit.

Le regardant en face.

Comme vous me méprisez, n’est-ce pas ?

DE CYGNEROI.

Lydie !

LYDIE.

Non ! Me voyez-vous, vous aimant de nouveau et comme je vous aimais autrefois et comme je puis aimer aujourd’hui vous reperdant encore ?

DE CYGNEROI.

Pourquoi me reperdre ?

LYDIE, avec un mouvement de désespoir et de lutte.

Tous êtes marié ! vous ne pouvez pas m’appartenir, vous ne vous appartenez plus à vous-même.

DE CYGNEROI.

Tous étiez bien mariée autrefois, vous ; chacun son tour.

LYDIE.

Adieu !

DE CYGNEROI.

Et puis je n’ai pas d’amour pour Fernande, vous le savez bien.

LYDIE.

Pourquoi vous êtes-vous marié, alors ?

DE CYGNEROI.

Pour faire autre chose. Je crevais trouver là une émotion qui n’y est pas.

LYDIE.

Votre parole ?

DE CYGNEROI.

Ma parole !

LYDIE.

D’honneur ?

DE CYGNEROI.

D’honneur !

LYDIE, à part.

Sont-ils lâches !

Haut.

Alors, qu’importent mes fautes à moi et vos engagements à vous, puisque nous pouvons encore nous aimer ? Quittez Paris sous un prétexte quelconque : partez avec moi, passons un an ensemble au fond d’une solitude ; c’est tout ce que je vous demande. Dans un an, j’aurai trente ans, je serai une vieille femme, je vous rendrai votre liberté, je disparaîtrai, vous n’entendrez plus parler de moi. Mais, au moins, avant d’en arriver là, j’aurai aimé complètement.

DE CYGNEROI.

Et si, dans un an, je ne peux plus te quitter ?

LYDIE.

Oh ! ne me dis pas cela, je serais trop heureuse !

Il va la prendre dans ses bras, elle l’arrête.

Il me semble que j’entends votre femme ! Allez la retrouver, éloignez-la, je ne veux pas la voir. Lebonnard vous remettra un mot de moi. Encore une heure ! et nous serons réunis pour toujours.

DE CYGNEROI.

Pour toujours.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LYDIE, seule, puis LEBONNARD

 

LYDIE, agitant son mouchoir comme pour chasser le mauvais air, s’essuyant la bouche et jetant son mouchoir sur la table.

Pouah !

LEBONNARD, entrant.

Eh bien ?

LYDIE.

Eh bien, vous aviez raison, mon ami, c’est écœurant. Il a cru que j’avais été la maîtresse de ce don Alphonse que vous avez inventé, de ce lord Gamberfield à qui je n’ai jamais adressé la parole, et de vous qui êtes un ami loyal et dévoué. J’aurais pu vous adjoindre un Chinois et un Touareg, il y aurait cru comme aux autres. Et quand il a été bien convaincu de mon infamie, quand il a pensé que, grâce à toutes ces expériences, à tous ces désordres, à toutes ces débauches, j’étais devenue une femme de plaisir, quelque chose comme mademoiselle Castagnette, il s’est mis à m’aimer, si l’on peut se servir de ce mot sacré pour exprimer la passion la plus brutale et le désir le plus bas. Ah ! si nous savions avant ce que je viens de savoir après ! Pouah !... Débarrassez-moi de ce monsieur, n’est-ce pas ? Que je n’entende jamais parler de lui, que je le croie mort, que j’ignore qu’il a vécu ! Je vais prendre l’air, j’en ai besoin, je serai ici pour dîner. Je n’aurais jamais cru qu’on pût tant mépriser ce qu’on a tant aimé.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

LEBONNARD, seul, puis DE CYGNEROI

 

LEBONNARD.

Elle sera ici pour dîner ! on dîne dans trois quarts d’heure. J’ai de trop.

À de Cygneroi qui entre.

Arrive. Je t’attendais avec impatience.

DE CYGNEROI.

Tu as vu Lydie ?

LEBONNARD.

Elle sort d’ici. Elle fait sa petite malle. Et foi, tu as fait du bel ouvrage ! Enfin !.... Et ta femme ?

DE CYGNEROI.

Ma femme ? tu vas la reconduire à Paris.

LEBONNARD, à part.

« Débarrassez-moi de ce monsieur. – Débarrasse-moi de ma femme ! » Ils sont parfaits !

Haut.

Et quelle raison lui donnerai-je à ta femme ?

DE CYGNEROI.

Je lui ai dit que je viens de recevoir une dépêche qui me force de partir tout de suite.

LEBONNARD.

Tu ne lui as pas dit pour où ?

DE CYGNEROI.

Je ne lui ai pas dit pour où.

LEBONNARD.

Une dépêche ici, pendant que vous êtes en visite. Elle l’a cru ?

DE CYGNEROI.

Elle en croirait bien d’autres.

LEBONNARD.

Elle est candide.

DE CYGNEROI, un temps.

Oui.

LEBONNARD.

Alors te voilà amoureux de madame de Morancé ?

DE CYGNEROI.

Amoureux ! amoureux ! Le mot est... candide. Je ne sais pas si je suis amoureux ; tout ce que je sais, c’est qu’il y a là une sensation, et qu’il n’y eu a pas tant, dans ce monde, d’agréables surtout, pour qu’on les laisse échapper. Je t’ai dit que j’étais toujours franc et sincère, eh bien, la vérité, c’est que je ne m’amuse pas tous les jours entre une femme qui berce et un enfant qui tête. «  Lolo, Bébé, dodo, tata. » Ça n’est pas toujours drôle, et j’en ai encore au moins comme ça pour une dizaine de mois, et puis il faudra recommencer. C’est long !

LEBONNARD.

Et tes tirades de ce matin ?

DE CYGNEROI.

C’était ce matin. Elles restent vraies, théoriquement, comme beaucoup d’autres tirades, et elles serviront une autre fois.

LEBONNARD.

Voyons, réfléchis un peu ! Une femme que tu trouvais assommante.

DE CYGNEROI.

Eh ! mon cher, ce n’est plus la même femme ! Si tu l’avais vue tout à l’heure, si tu avais vu ses yeux humides, si tu avais senti son souffle brûlant, si tu savais ce que ce Gamberfield a fait d’elle. En voilà un, s’il me tombe jamais sous la main... et il ne manquera pas de venir s’y mettre pour savoir ce qu’est devenue sa fiancée... en voilà un qui est sûr de recevoir sur ses joues gelée de groseille et sur ses favoris chiendent la plus belle paire de calottes.

LEBONNARD.

Moi, je ne puis pas savoir ce que Gamberfield a fait de Lydie, je suis d’avant, je le regrette.

DE CYGNEROI.

Lebonnard, tu feras mieux de ne pas me rappeler ça. Je t’étranglerais, vois-tu, en attendant l’autre.

LEBONNARD.

Alors, tu vas partir ?

DE CYGNEROI.

Dans dix minutes.

LEBONNARD.

Tu écriras à ta femme ?

DE CYGNEROI.

Oui, oui. Je ferai tout ce qu’il faudra, sois tranquille.

LEBONNARD.

Mais si elfe apprend la vérité ?

DE CYGNEROI.

Elle ne la croira pas.

LEBONNARD.

Si on la lui prouve ?

DE CYGNEROI.

Tu lui prouveras le contraire.

LEBONNARD.

Et si elle s’ennuie et se venge ?

DE CYGNEROI.

Elle ? jamais ! Elle n’y pensera même pas. Heureusement, elle a de la religion, et puis les femmes comme elle n’ont pas d’amant, mon cher. C’est bon pour...

LEBONNARD, à part.

C’est admirable ! Les hommes croient qu’ils sont jaloux de certaines femmes parce qu’ils en sont amoureux ; ce n’est pas vrai, ils en sont amoureux parce qu’ils en sont jaloux, ce qui est bien différent. Prouvez-leur qu’il n’y a pas de raison pour qu’ils soient jaloux, ils s’aperçoivent immédiatement qu’ils ne sont pas amoureux.

DE CYGNEROI.

Qu’est-ce que tu racontes-là tout bas ?

LEBONNARD.

Pardon, mon cher. Assez plaisanter comme ça. Tu es bien décidé à partir avec Lydie ?

DE CYGNEROI.

Oui.

LEBONNARD.

Ça durera ?

DE CYGNEROI.

Tant que ça pourra, peut-être six mois, peut-être toujours, jusqu’à ce qu’elle m’aime moi seul, comme elle a aimé tous les autres.

LEBONNARD.

Alors, il faut que tu saches toute la vérité. Rien de tout ce que je t’ai raconté n’est vrai. Madame de Morancé...

DE CYGNEROI, l’interrompant.

Merci, Lebonnard, merci, mon excellent ami. Malheureusement, je connais çà. On dit à son ami, dans un moment d’expansion, ce qu’on sait de la femme qu’il aimait, parce qu’on croit qu’il ne l’aime plus, et puis, quand on voit qu’il l’aime toujours, on essaye de rattraper ce qu’on a dit et de raccommoder les choses. Connu, mon bon, connu !

LEBONNARD.

Tu ne me crois pas ?

DE CYGNEROI.

Non, mon bon, non.

LEBONNARD.

Je t’affirme que don Alphonse n’a jamais existé. Je suis facile de te retirer cette illusion, mais il n’a jamais existé.

DE CYGNEROI, regardant sa montre.

Alors, c’était don autre chose, mais c’était don quelqu’un. Mon cher, une femme qui dit, du ton dont elle l’a dite, cette phrase : « Je m’ennuyais, voilà comment ça a commencé ; il m’a ennuyée, voilà comment ça a fini ! » une femme qui exprime ainsi une impression a passé par cette impression, c’est moi qui te le dis; que l’homme s’appelle Alphonse ou Galaor, peu importe, il y a eu homme.

LEBONNARD.

Sur tout ce qu’il y a au monde de plus sacré, ce premier amant est une pure invention. C’est toi le premier.

DE CYGNEROI, un peu ébranlé.

Soit ; mais lord Gamberfield a existé, celui-là. Je l’ai vu. Et puis, qu’il y en ait trois, qu’il y en ait deux, qu’il n’y en ait qu’un, du moment qu’il y en a eu, ça suffit.

LEBONNARD.

Il n’y en a pas trois, il n’y en a pas deux, il n’y en a pas un, il n’y a personne.

DE CYGNEROI.

Voudrais-tu me dire alors quel intérêt madame de Morancé pouvait avoir à me faire tous ces mensonges ?

LEBONNARD.

Le plaisir de te reprendre par la jalousie.

DE CYGNEROI.

Mais elle savait bien, au contraire, que je la mépriserais après de pareils aveux et que je ne la reverrais de ma vie !

LEBONNARD.

Comme les hommes se connaissent ! Ça fait plaisir à voir.

DE CYGNEROI.

Et puis tu n’étais pas toujours là. Il y a eu quelque chose et quelque chose de positif, ça se sent. Dis-moi qu’il y a eu quelque chose. Ce serait si naturel ! Une femme seule, abandonnée !

LEBONNARD.

Madame de Morancé a été une fois au Havre, une fois à Lyon avec toi. Tout le reste, c’est moi qui l’ai invente, ma parole d’honneur ! et Dieu sait quelle peine j’ai eue à lui faire accepter, à lui faire comprendre, à lui faire répéter ça rôle qu’elle a joué tout à l’heure, très bien, à ce qu’il paraît. Prends-en ton parti, mon pauvre ami, elle est irréprochable, et ce n’est pas avec le lièvre que j’ai levé que tu feras le civet que tu rêves !

DE CYGNEROI.

Rien ? rien ? rien ?

LEBONNARD.

Rien.

DE CYGNEROI.

Pas le plus petit morceau...

LEBONNARD.

De mouche ou de vermisseau.

DE CYGNEROI.

Ainsi ce qu’elle était tout à l’heure ?

LEBONNARD.

Elle avait seulement l’air de l’être pour te reprendre. Mais, maintenant qu’elle voit que tu l’aimes toujours, elle veut bien que tu saches, c’est ce que je suis chargé de te dire, que tu vas la retrouver chaste, calme, modeste, dans une petite maison qu’elle va louer à quelques lieues de Paris, où elle vivra toute seule, où tu viendras la voir quand tu pourras, car elle ne veut ni d’une fuite ni d’un scandale. Vous passerez la journée comme autrefois à faire de la musique, à causer, à lire. Quand tu ne pourras pas venir, elle t’écrira, par mon entremise.

DE CYGNEROI.

En signant : Alfred ?

LEBONNARD.

Alfred ! Quelle douce vie !

DE CYGNEROI.

Attends un peu ! attends un peu !

LEBONNARD.

Qu’est-ce qui t’arrive ?

DE CYGNEROI.

Je ne sais pas ; il se passe quelque chose en moi. L’émotion sans doute ! le bonheur d’être toujours aimé.

Appelant.

Fernande ! Fernande !

LEBONNARD, à part.

Allons donc !

 

 

Scène VIII

 

LEBONNARD, DE CYGNEROI, FERNANDE, LA BONNE

 

FERNANDE, entrant.

Me voici, mon ami, qu’est-ce qu’il y a ?

DE CYGNEROI.

Où est ton chapeau ?

FERNANDE.

Là.

DE CYGNEROI, allant prendre le chapeau et le lui mettant sur la tête tout de travers.

Et le petit ?

FERNANDE.

Le voici.

DE CYGNEROI.

Partons, alors !

FERNANDE.

Et la dépêche ?

DE CYGNEROI.

J’en ai reçu une autre. Contre-ordre ! Nous retournons à Paris.

FERNANDE.

Ah ! tu ne me quittes pas. Quelle joie !

Elle saute.

Il faut dire adieu à madame de Morancé.

DE CYGNEROI.

Inutile.

FERNANDE.

Ah ! la drôle de maison !

LEBONNARD.

M’expliqueras-tu ?...

DE CYGNEROI.

Comment ! tu ne comprends pas ? Es-tu bête ! Mais, malheureux, si c’est pour vivre avec une honnête femme, je n’ai pas besoin de madame de Morancé, j’ai la mienne.

LEBONNARD, jouant la surprise.

Oh !

À part.

Ayons l’air étonné, sans quoi, il recommencerait.

À de Cygneroi.

Elle en mourra, cette fois.

DE CYGNEROI.

Non, tu arrangeras ça.

Il se sauve avec sa femme, la bonne et l’enfant.

 

 

Scène IX

 

LEBONNARD, puis LYDIE

 

LEBONNARD.

Ainsi, ça unit par la haine de la femme et par le mépris de l’homme. À quoi bon, alors ?

LYDIE, entrant.

Ils sont partis ?

LEBONNARD.

Oui.

LYDIE.

Pour toujours ?

LEBONNARD.

Pour toujours.

LYDIE, après un silence, sonne. Au domestique.

Servez.

LEBONNARD, au domestique.

Et ne remuez pas le vin.

À Lydie, en lui serrant la main.

Le fond de la bouteille est trop amer. 

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