Du vin dans son eau (Tristan BERNARD) ou l’impôt sur le revenu

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie des Champs-Élysées, le 5 mars 1914.

 

Personnages

 

BRISSET, député

FABREGANT, son secrétaire

RABLOT, chef du parti modéré

GASTON, neveu de Rablot

PINSAC, député

CAMUS, reporter

MADAME BRISSET

LUCIENNE, dactylographe

UN DOMESTIQUE

 

La scène est à Paris, de nos jours, dans le cabinet de travail de Brisset.

 

Mobilier très riche. Fabregant, au bout d’un assez grand bureau placé sur la gauche, dicte des lettres à une dactylographe assise à l’autre bout.

 

 

Scène première

 

FABREGANT, LUCIENNE, puis PINSAC

 

FABREGANT.

Allons ! la douzième lettre à l’électeur... Douzième lettre... Nous gâtons le métier... Et le patron ne m’en aura aucune reconnaissance !

LUCIENNE.

Il avait l’air préoccupé, le patron...

FABREGANT.

Il est déjà levé ?

LUCIENNE.

Oui, il était ici ce matin, quand je suis arrivée.

FABREGANT.

Il n’a rien dit que je n’étais pas là ?

LUCIENNE.

Non, il ne m’a parlé de rien.

FABREGANT.

Alors, il n’était pas en colère de me voir en retard ? Oh ! si je vous demande ça, ce n’est pas parce que ça me trouble, c’est pour lui. J’aime autant qu’il ne se donne pas d’émotions inutiles... La douzième lettre de l’électeur :

Lisant.

« Monsieur le député... » Charmante écriture de femme... « Veuve Pirandal »... Je la connais, c’est la veuve du percepteur de Saint-Urbain.

LUCIENNE.

Une femme, ce n’est pas une voix.

FABREGANT.

Non, ce n’est pas une voix ; mais quand elle est jeune et jolie, c’est plusieurs voix... La veuve Pirandal représente à elle toute seule quatre électeurs... Écrivons aux Finances, à notre ami du cabinet...

LUCIENNE.

Mais le ministre est démissionnaire.

FABREGANT.

Le nouveau ministère sera constitué demain, et je crois que le nouveau ministre gardera le même cabinet.

LUCIENNE.

On pourrait écrire demain... Parce que si votre ami n’y reste pas...

FABREGANT.

Je sais que tous les prétextes vous sont bons pour ne pas travailler. Écrivez-lui la formule des bureaux de tabac.

LUCIENNE.

Chaleureuse ?

FABREGANT.

Oui. Première chaleur... Quel travail stupide, vraiment... Si je n’étais pas poussé par le lucre... un lucre modeste...

LUCIENNE, tout en écrivant.

Hé ! hé ! lucre modeste, mais convenable : quatre cents francs par mois...

FABREGANT.

Qu’est-ce que c’est que ça, pour un ancien candidat à la députation ! Car j’ai été candidat, oui, candidat contre le patron...

LUCIENNE, d’un air intéressé.

Ah ?

FABREGANT.

Vous le savez, je vous l’ai déjà dit... et c’est inutile de feindre l’étonnement pour vous arrêter d’écrire.

LUCIENNE.

Non, je ne savais pas, je vous assure.

FABREGANT.

J’étais candidat en 1902 contre le patron que je ne connaissais pas. C’est comme ça que nous sommes entrés en relations. Après son élection, nous sommes devenus tout à fait amis. Et alors je l’ai combattu une seconde fois, en 1906, dans une campagne loyale, c’est-à-dire à la gomme, pour empêcher un autre candidat de se présenter contre lui. C’est donc le patron qui a payé les frais de mon élection. Et ce qu’il y a de mieux, c’est que, cette fois-là, j’ai failli passer, et que j’ai eu quinze cents voix de plus qu’à la précédente élection... Vous comprenez, je n’avais pas regardé aux affiches. J’étais en excellents termes avec l’imprimeur. Seulement, maintenant, monsieur Brisset préfère avoir contre lui des adversaires véritables, qui marchent à leurs frais. Il m’a pris comme secrétaire... Vous avez fini ? Écrivez maintenant à la dame Pirandal.

LUCIENNE, avec un geste de lassitude.

C’est peut-être une de ces personnes à qui il vaut mieux ne pas écrire à la machine. Quelques lignes de votre écriture...

FABREGANT.

Je vous vois venir avec vos petits souliers fins... Vous pouvez écrire à la machine à écrire à madame Pirandal, c’est une personne très moderne... Allez, écrivez, belle Lucienne. Je dicte ; et si cela peut vous consoler, je vous dirai que ça m’embête autant de dicter que vous d’écrire...

Dictant.

« Madame, depuis le triste deuil qui vous a frappée, et auquel j’ai pris une très grande part... »

Chantant.

Depuis le triste deuil
Qui vous a frappée,
Et auquel j’ai pris
Une très grande part...

Il faut bien égayer par des fredons cette besogne monotone.

Dictant.

« ...et bien avant d’avoir reçu votre lettre... »

Chantant d’un air grave.

Et bien avant d’avoir reçu votre lettre...
Pom, pom, pom, pom !

LUCIENNE.

Pom, pom, pom, pom !

FABREGANT.

N’écrivez pas ça.

Dictant.

« ... j’avais déjà songé à faire allouer à la veuve d’un dévoué serviteur de la République... »

LUCIENNE.

Bon ! Il faut que je recommence ! J’ai trop espacé cet interligne !

FABREGANT.

Vous me coupez mon inspiration. Quand nous reprendrons, je n’aurai plus aucun élan de pitié pour la veuve Pirandal.

LUCIENNE, tout en changeant sa feuille.

Dites donc, est-ce que le patron ne va pas passer ministre, cette fois-ci ?

FABREGANT.

Ça m’étonnerait. On forme un ministère très à gauche et Brisset est trop notoirement modéré.

LUCIENNE.

Mais il n’est donc pas capable de changer un peu d’opinion ?

FABREGANT.

Il en change tout le temps, seulement, il ne faut pas qu’il s’en aperçoive... Savez-vous pourquoi, moi, j’ai toujours été un raté en politique ? Je me rendais compte de mes changements d’opinions... Cela m’impressionnait, et je n’exécutais plus ces mouvements gracieux avec la même désinvolture. C’est pour cette raison que les étiquettes sont bien dangereuses, qu’un modéré avéré ne peut pas devenir d’une heure à l’autre un radical-socialiste. Aussi le mot d’indépendant devient-il très en faveur. Il n’engage à rien. Indépendant, ça veut dire : à la disposition. Aujourd’hui, jour de crise, la plupart des indépendants restent chez eux. Malheureusement, les indépendants ne représentent pas une force numérique, puisqu’ils n’appartiennent à aucun groupe... Aussi déjà quelques-uns d’entre eux ont formé un petit groupe secret et qu’on appelle les « Camembert », parce qu’ils sont dirigés par un facteur des Halles, marchand de fromages, qui n’est pas député, et à qui ces indépendants obéissent au doigt et même, parait-il, à l’œil.

LUCIENNE.

Alors le patron ne risque rien de sortir ! On ne viendra pas lui offrir le portefeuille...

FABREGANT.

Il restera chez lui tout de même, car on ne sa jamais. C’est-à-dire qu’il ne restera pas à proprement parler chez lui, mais il s’organisera pour ne pas sortir.

LUCIENNE.

Il ne ferait pas un plus mauvais ministre qu’un autre. C’est un homme intelligent.

FABREGANT.

Il est riche. Toutes les fois qu’un homme très riche n’est pas une brute légendaire, son entourage ne demande pas mieux que de le trouver intelligent. On dit de lui : « Mais, vous savez, c’est un garçon de valeur ! » À son arrivée à la Chambre, notre patron, gros manufacturier – deux mille ouvriers – s’est vu entouré d’un certain nombre d’honorables. Ils ne voulaient pas s’avouer à eux-mêmes qu’ils s’approchaient de lui parce qu’il était riche. Alors ils lui ont trouvé toutes sortes de qualités. Puisqu’on les lui a trouvées, n’est-ce pas ? c’est qu’il les avait... Mais vous me faites parler, vous me faites parler, et vous vous fichez de ce que je vous raconte. Seulement, pendant ce temps-là, je ne dicte rien... Écrivez à madame Pirandal... ou plutôt ne lui écrivez pas. Nous avons fait nos douze lettres, c’est suffisant. Pas de précédents fâcheux.

PINSAC, entrant.

Bonjour Fabregant.

FABREGANT.

Monsieur le député !

PINSAC.

Mademoiselle !

LUCIENNE.

Monsieur le député !

PINSAC.

Le patron n’est pas sorti ?

FABREGANT.

Non. Il est là.

PINSAC.

Alors je reviens. Je trimballe un conseiller d’arrondissement de chez moi. Je vais l’envoyer tout seul visiter les catacombes. À tout de suite...

Il sort.

FABREGANT.

Encore un employé du patron, ce député-là. Une de ses créatures.

LUCIENNE.

C’est une espèce de forban.

FABREGANT.

Je ne crois pas.

LUCIENNE.

C’est un honnête homme ?

FABREGANT.

Je ne crois pas.

LUCIENNE.

C’est un homme sans scrupules.

FABREGANT.

Il ne sait pas.

LUCIENNE.

Je crois que voilà le patron.

FABREGANT.

Eh bien, entamons quelque chose. Il faut qu’il nous trouve toujours à la besogne.

 

 

Scène II

 

FABREGANT, LUCIENNE, BRISSET, MADAME BRISSET

 

BRISSET, entrant.

Ah ! vous voilà ? Vous êtes en train de travailler ?

FABREGANT.

Nous avons écrit onze lettres. J’achève la douzième, mais elle n’est pas pressée.

Il va jusqu’à la table où se trouve Lucienne, et tous deux classent des papiers.

MADAME BRISSET.

Tu n’as pas Chambre, aujourd’hui ?

BRISSET.

Puisque nous sommes en pleine crise.

MADAME BRISSET.

C’est vrai, suis-je bête !... Eh bien, c’est Lourien qui fait le ministère ?

BRISSET.

C’est Lourien. Ce sera un ministère radical... Programme avancé... Ils n’insistent pas trop sur la question des syndicats. Mais ils remettent l’impôt sur le revenu sur le tapis.

FABREGANT.

Pour donner satisfaction aux partisans de la marche en avant...

MADAME BRISSET.

Tu sors tout à l’heure ?

BRISSET, après une hésitation.

Non, je suis enrhumé.

MADAME BRISSET, d’un air fin.

Je parie que je devine pourquoi tu ne sors pas... Parce que tu veux qu’on te trouve ici si on vient te chercher pour le ministère.

FABREGANT, bas à Lucienne.

La bonne femme ! Je savais bien qu’elle ne le raterait pas !

BRISSET, très irrité.

C’est incroyable ! Vous entendez, Fabregant ?... Comment voulez-vous que je sois épargné par mes ennemis, si les miens eux-mêmes se livrent à de telles imputations... Moi, modéré, je ne sors pas parce que j’attends chez moi la visite d’un radical !... Eh bien, si c’est comme ça, je sors... Je sors avec mon rhume...

MADAME BRISSET.

Écoute, je t’en prie ! ne fais pas attention à ce que je t’ai dit. Reste ici, comme tu en avais l’intention. Ce n’est pas parce que tu es enrhumé, tu n’as presque plus rien. Il fait très beau temps, en somme...

BRISSET.

Je ne suis pas enrhumé, maintenant ! J’ai toussé toute la nuit comme un malheureux ! Mais je suis obligé de sortir, s’il ne m’est plus permis de rester chez moi sans que ça ait une signification...

Un domestique est entré, à ce moment, et a apporté un paquet de journaux qu’il dépose sur la table, à côté de Fabregant.

Ça va m’obliger à donner des ordres, et à dire que je n’y suis pas.

Le domestique sort. À madame Brisset.

Allons, fais-moi apporter mon pardessus et mon chapeau, je vais sortir. J’irai n’importe où, dans un square, mais il faut que je sois en dehors de chez moi.

MADAME BRISSET, timide.

Je ne dirai plus rien...

BRISSET.

Mon parti est pris. Je sors.

MADAME BRISSET.

Mais mon bon ami, je ne veux pas t’empêcher de sortir... Tu as bien le droit de faire ce qu’il te plaît.

BRISSET.

Et même, ce qui me déplaît... Je n’avais pas l’idée de sortir, mais je sors maintenant.

MADAME BRISSET.

Je vais t’envoyer ton chapeau et ton pardessus.

Exit madame Brisset.

 

 

Scène III

 

FABREGANT, LUCIENNE, BRISSET, moins MADAME BRISSET, qui rentre quelques instants après

 

FABREGANT, bas à Lucienne.

Il est très embêté. C’est le moment de lui tendre une perche de salut...

À Brisset.

Patron, je ne comprends pas que vous vous laissiez influencer et que vous sortiez contre votre gré, sous prétexte que le fait de rester chez vous donne lieu à des insinuations injustes... Vous n’en avez pas fini si vous ne prenez pas le parti d’agir à votre idée sans vous soucier de ce qu’on dira.

BRISSET, vite convaincu.

Vous avez raison.

FABREGANT.

On dira que vous attendez votre collègue Lourien ? À quoi ça rimera-t-il, puisqu’on sait bien que vous n’êtes pas disposé à entrer en pourparlers... à moins de certaines concessions...

BRISSET.

Il n’y a pas de concessions qui tiennent. Je n’entrerai pas dans un ministère avec des radicaux-socialistes... C’est contraire à la discipline de mon parti. D’ailleurs, ils n’oseront jamais venir me voir.

Tirant sa montre.

S’ils avaient osé, ils seraient déjà venus...

Le domestique entre.

LE DOMESTIQUE.

Voilà le pardessus de monsieur et son chapeau.

FABREGANT.

Monsieur ne sort pas.

MADAME BRISSET, entrant.

Je t’ai fait donner ton pardessus et ton chapeau.

BRISSET.

Je vois, mais j’ai changé d’avis... Je ne sors pas.

LE DOMESTIQUE.

Ah ! bon !

BRISSET.

Pourquoi : ah ! bon ?

LE DOMESTIQUE.

Je viens de dire à quelqu’un que monsieur n’y était pas.

BRISSET.

Qui est-ce qui vous a permis de dire cela ?

LE DOMESTIQUE.

C’est monsieur qui a dit comme ça que vous alliez donner des ordres.

BRISSET.

Eh bien, vous allez quitter la maison tout de suite. Cela vous apprendra à attendre des ordres précis.

MADAME BRISSET.

Tu lui as reproché l’autre jour de manquer d’initiative. Il a cru bien faire, ce garçon !

BRISSET.

Comment était-il, ce monsieur ?

LE DOMESTIQUE, troublé.

Un monsieur d’une cinquantaine d’années, avec une barbe grise.

BRISSET, à Fabregant.

C’est Lourien.

Au domestique.

Vous allez vous en aller tout de suite... On vous règlera vos huit jours...

MADAME BRISSET, à mi-voix.

Il ne pouvait pas savoir que tu tenais à voir ce monsieur...

BRISSET, éclatant.

Mais je ne tenais pas à voir ce monsieur ! Qu’est-ce que tu me fais dire ? Je suis enchanté de ne pas l’avoir vu ! Mais, pour le principe, je flanque ce garçon à la porte.

LE DOMESTIQUE.

J’avais cru bien faire... D’autant que monsieur, l’autre jour, m’avait disputé pour l’avoir laissé entrer...

BRISSET, sursautant.

Il n’est jamais venu avant aujourd’hui.

LE DOMESTIQUE.

C’est ce vieux monsieur qui place du vin...

BRISSET.

Ah ! bon ! ce n’était pas Lourien !

À Fabregant.

Ce n’était pas Lourien...

MADAME BRISSET.

Alors il faut que je fasse le compte de ce pauvre garçon ?

BRISSET.

Eh bien, c’est bon. Je verrai... La chose a moins d’importance que je ne croyais...

MADAME BRISSET.

Tu disais que c’était pour le principe...

FABREGANT, bas à Lucienne.

Cette femme est vraiment terrible à lui rappeler ainsi tout ce qu’il dit !

LE DOMESTIQUE.

Je crois qu’on a sonné... Cette fois-là, je fais entrer tout le monde.

BRISSET.

Mais non, demandez le nom, et venez voir si j’y suis...

Il va pour sortir.

Je ne crois pas que ce soit lui...

FABREGANT.

Qui ça peut-il être ?

BRISSET.

Nous allons voir.

 

 

Scène IV

 

FABREGANT, LUCIENNE, BRISSET, MADAME BRISSET, PINSAC, entrant suivi du DOMESTIQUE qui veut le retenir

 

PINSAC, fort accent du Midi.

Allons ! allons ! son collègue Pinsac... il y est toujours pour moi... Bonjour, ami, comment vas-tu ? Quelles formalités pour entrer chez toi !...

BRISSET.

J’avais donné des ordres au domestique. On ne sait pas ce qui peut arriver un jour de crise ministérielle.

PINSAC.

Lourien, peut-être ? Oh ! sois tranquille ! il ne viendra pas.

BRISSET.

Comment le sais-tu ?

PINSAC.

Il connait trop ce qui l’attend. Rappelle-toi ce que tu nous as dit hier, à la Chambre, la façon dont tu l’éconduirais s’il avait le front de venir te demander ton concours... Eh bien, j’ai rapporté tes propos à un ami de Lourien, et à l’heure actuelle, il doit être fixé... Il ne viendra pas ici chercher son paquet.

FABREGANT, bas à Lucienne.

Autre gaffeur...

PINSAC.

N’ai-je pas bien fait ?

BRISSET.

Si fait, tu as bien fait, tu as certainement bienfait... Quoique... je ne sais pas si tu as bien fait... Je n’aurais pas été fâché qu’il vienne le chercher ici, son paquet. Il aurait mieux valu lui laisser faire cette fausse démarche... Tu as peut-être eu tort. D’autant plus que, je ne t’en fais pas un reproche, mais je ne t’avais chargé de rien... Mais c’est un peu extraordinaire, ces façons-là !... On parle librement devant ses amis politiques, on s’abandonne... Ils colportent vos paroles à droite et à gauche, si bien qu’elles prennent une autre signification.

PINSAC.

Je suis toujours d’accord avec toi et je m’incline devant ton avis, mais je ne vois pas l’utilité qu’il y a à ce que tu aies un entretien avec Lourien. Il y a eu, il n’y a pas longtemps, entre Lourien et Rablot une entrevue qui montre que nous sommes irréconciliables, et Rablot est en ce moment le chef de notre parti.

BRISSET.

Le chef ! le chef !... Mais nous ne sommes pas un troupeau !

PINSAC.

La discipline...

BRISSET.

La discipline n’est pas la servitude.

PINSAC.

Ce n’est pas sûr que Lourien ne vienne pas. On ne lui a peut-être pas répété encore tes paroles, ou peut-être feindra-t-il de ne pas les connaître...

On entend sonner. Silence.

BRISSET, négligemment.

On a sonné.

PINSAC.

C’est peut-être lui ?

BRISSET.

Fabregant, et vous, mademoiselle, laissez-nous.

FABREGANT, à Lucienne.

Il nous renvoie, ce n’est pas gentil. Pour une fois qu’il est amusant à voir.

Ils sortent.

BRISSET.

Pourvu que mon animal de domestique ne fasse pas encore une fois une bêtise !

Le domestique entre, remet une carte à Brisset.

BRISSET, sursautant.

Tiens ! c’est Rablot.

PINSAC.

Qu’est-ce qu’il veut ?

BRISSET.

Nous allons voir.

Au domestique.

Faites entrer ce monsieur et dites-lui d’attendre quelques instants.

À lui-même.

Qu’est-ce qu’il me veut ?

Il sort précédé de Pinsac. Un instant après, Rablot et Gaston entrent par le fond.

 

 

Scène V

 

RABLOT, GASTON

 

GASTON.

Alors, mon oncle, j’écoute avec impatience. Tu m’as promis de me dire ce que nous venons faire ici.

RABLOT.

Nous venons faire l’ange gardien, empêcher Brisset de succomber à la tentation, au cas où on lui proposerait de faire partie d’une combinaison Lourien.

GASTON.

Je ne croyais pas que Brisset fût ministrable.

RABLOT.

Moi, je n’aurais pas l’idée de lui confier un portefeuille. Ce n’est pas un modéré pour ministère modéré. C’est ce qu’on appelle un modéré transfuge pour ministère avancé. Seulement, il faut l’empêcher à toutes forces d’entrer dans un ministère d’extrême-gauche. Il dispose d’une douzaine de voix, et cela ferait une majorité au cabinet Lourien. Oui, il a bien douze ou quinze voix. Les députés de son département, de quelques régions voisines, et trois ou quatre autres qui voyagent sur sa ligne et avec qui il fait des parties de bridge en chemin de fer. Le bridge crée des liens plus solides que n’importe quelles idées. On veut bien se séparer d’un ami politique : on ne veut pas perdre un partenaire. Ajoute à cela que sa situation de fortune lui a créé au Parlement quelques bonnes relations.

GASTON.

Il est riche ?

RABLOT.

Très.

GASTON.

Une fortune de bon aloi ?

RABLOT.

Elle remonte à son grand-père.

GASTON.

Alors il n’y a plus rien à dire...

 

 

Scène VI

 

RABLOT, GASTON, BRISSET

 

BRISSET, entrant.

Bonjour, mon cher Rablot.

RABLOT.

Bonjour, mon ami. Vous connaissez mon neveu qui me sert de secrétaire ?

BRISSET.

Un futur chef de cabinet.

RABLOT.

Dieu sait quand ! Enfin, pas pour le moment, toujours !... Mon cher Brisset, j’arrive tout de suite au fait... Vous savez les dernières nouvelles ?

BRISSET.

De la crise ? Non. Je vous dirai que j’ai travaillé toute la matinée à mon rapport des chemins de fer.

Négligemment.

Où ça en est-il.

RABLOT.

Lourien se démène. D’après sa dernière entrevue avec le président, il sent le besoin de « panacher » un peu le ministère, et d’y appeler un ou deux modérés. On m’a dit que votre nom avait été prononcé. Vous n’en saviez rien ?

BRISSET.

Pas du tout, et j’avoue que j’étais loin d’y penser.

RABLOT.

Je ne viens pas vous dire de ne pas accepter ; je ne me permettrais pas de vous faire une recommandation si injurieuse... Mais ne trouvez-vous pas qu’il serait bon que ceux qui peuvent être pressentis s’entendissent pour arrêter ensemble une formule de refus.

BRISSET.

Oui ! une formule de refus !

RABLOT.

Qui serait communiquée à la presse !

BRISSET.

Ah ! oui ! vous en voyez la nécessité ?

RABLOT.

Ce serait l’occasion de faire un manifeste...

BRISSET.

Oui. Est-ce bien utile ? D’une façon générale, ne vaut-il pas mieux laisser à chacun de nous sa liberté d’action ?

RABLOT.

Vous auriez raison, Brisset, si nous n’avions avec nous que des partisans absolument sûrs comme vous, par exemple. Mais nous pouvons le dire entre nous, il y a certains de nos collègues qui ne seraient pas insensibles à l’appât d’un portefeuille...

BRISSET.

Oui, oui. Comment peut-on être tenté par cela ? Je ne sais pas si je serai jamais ministre, mais j’irai là comme un patient, la corde au cou, et il faudra bien qu’on m’affirme que c’est pour le bien...

RABLOT.

Pour le bien du parti.

BRISSET.

...Oui, pour le bien de la République...

RABLOT.

On vous le dira, Brisset, on vous le dira.

BRISSET.

On n’aura peut-être pas tort. On ne doit pas songer qu’à soi. On peut se dire qu’une fois au pouvoir, on ne sera pas mal placé pour aider au succès de ses idées, ou pour empêcher le triomphe des idées adverses. Le rôle d’un modéré, au sein d’un ministère avancé, ne serait peut-être pas négligeable.

RABLOT.

Comment, Brisset ! C’est vous qui tenez ce langage ? Vous qui nous avez toujours prêché la solidarité !

BRISSET.

La solidarité, la solidarité doit être un soutien, elle ne doit pas être une entrave. Je ne sais plus qui a dit cela ?

RABLOT.

Quelqu’un qui avait envie de lâcher son parti. Non, Brisset, notre rôle est tout tracé. Laisser les radicaux former à eux tout seuls un ministère qui n’a aucune chance de durer. Leur majorité est fragile, ne la renforçons pas. Et puis, il y a la question de l’impôt sur le revenu, qui est au programme de Lourien. Un modéré ne peut accepter ça. Mais ce n’est pas à vous qu’il faut dire ces choses, à vous qui, maintes fois avec une compétence financière si remarquable, nous avez montré, en des expressions saisissantes, les dangers de l’impôt sur le revenu...

BRISSET.

Oui, oui ! Mais n’ai-je pas trop insisté sur ces dangers ?

RABLOT.

Vous le regrettez sans doute aujourd’hui ?

BRISSET.

Mon cher Rablot, vous saurez que je ne regrette jamais rien de ce que j’ai pu prononcer, même si par la suite j’ai l’air de me contredire. Mais le jour où je vous ai montré les arguments contre l’impôt, peut-être n’ai-je pas envisagé suffisamment l’autre face de la question. Peut-être ne me suis-je pas suffisamment placé, moi, l’élu de la démocratie, au point de vue démocratique, et ne me suis-je pas penché, comme il convenait sur les petites gens.

RABLOT.

Le vent qui souffle à gauche vous penche brusquement sur eux.

BRISSET.

Que voulez-vous dire par là, Rablot ?

RABLOT.

Que vous voulez tâter du pouvoir, Brisset !

BRISSET.

Moi ? Moi ?

RABLOT.

Oui, vous, vous !

BRISSET.

Pour un homme qui passe pour connaître ses semblables, votre psychologie est bien en défaut. Il n’y a pas d’ailleurs que votre psychologie qui fasse fausse route. Permettez-moi de vous le dire, depuis quelque temps, nous stationnons, nous faisons frein. Et à force de freiner, nous faisons machine arrière.

RABLOT.

Et vous voulez que l’on vous laisse aller de l’avant !

BRISSET.

Je ne veux et ne souhaite qu’une chose, un peu de liberté de mouvements.

RABLOT.

Alors quoi ? Si on vous offre un portefeuille, vous l’accepterez ?

BRISSET.

Je refuserai certainement... C’est infiniment probable...

RABLOT.

Vous accepterez !

BRISSET.

Il n’est pas question d’accepter ou de refuser. Il ne s’agit pour moi que d’être libre. L’heure est très grave.

RABLOT.

C’est le moment d’abandonner son chef !

BRISSET.

C’est le moment de se déployer en tirailleurs pour le salut du parti.

RABLOT.

Alors plus de mot d’ordre ?

BRISSET.

Du moment que je discute le mot d’ordre, ma conscience m’interdit de l’accepter.

RABLOT.

Vous rompez donc avec nous ?

BRISSET.

Je n’ai pas prononcé le mot de rupture. Je ne romps aucunement avec mes collègues du parti. S’ils comprennent comme moi qu’ils sont dirigés d’une façon imprudente, ils me suivront. Et l’avenir nous dira bien...

RABLOT.

Quand le présent nous donne tort, on ne risque rien de faire appel à l’avenir !

BRISSET.

Moi, je l’attends avec confiance !

Il s’en va fièrement du côté de son bureau. Il s’y appuie, les bras croisés, non sans un certain souci de l’attitude.

GASTON, bas, à Rablot.

Tu l’as bien démasqué.

RABLOT, bas.

C’est peut-être maladroit ce que j’ai fait là, mais c’est mon défaut en politique... Je m’emballe, je m’emballe et j’ai tort... Enfin, tant pis ! Adieu, Brisset.

BRISSET.

Adieu, Rablot.

Sortent Rablot et Gaston. Brisset va à la porte de gauche.

 

 

Scène VII

 

BRISSET, PINSAC, FABREGANT

 

BRISSET, à Pinsac et à Fabregant.

Arrivez un peu !

Ils entrent.

Mes chers amis, il vient de se passer quelque chose qui m’a fait rudement plaisir : j’ai rompu avec Rablot...

PINSAC.

Rompu ?

FABREGANT

Rompu avec Rablot ?

BRISSET.

Et je me sens heureux et vraiment satisfait dans ma conscience. Je me suis séparé d’un homme qui est un homme néfaste... vous entendez, néfaste... Le parti modéré, avec lui, court à sa ruine... Sous prétexte d’attachement à nos idées, nous restions avec des gens qui nous entraînaient en arrière, qui nous entraînaient sans que nous nous en doutions... Ce ne sont pas des modérés, ce sont des réactionnaires. Il fallait s’émanciper. Je m’émancipe !... Tu es content, mon vieux Pinsac ?

PINSAC.

Attends, je ne comprends pas encore. Tu sais que je te suis toujours dans tes évolutions... Mais je te suis à une certaine distance.

BRISSET.

Ce n’est pas une évolution... Moi, je n’ai pas évolué... C’est plutôt eux, c’est Rablot et son entourage qui ont évolué, et en arrière !

PINSAC.

Mais enfin, tu te maintiens toujours dans ton programme ? Toujours pas d’impôt sur le revenu ? Tu sais qu’ils n’en veulent pas chez nous ?

BRISSET.

Certainement, voyons ! Seulement, il faut étudier la question. Une algarade comme celle-là, ça déchire pour moi bien des voiles... On a tort de ne parler de ces choses-là qu’avec des gens de son parti.

FABREGANT.

On s’approuve trop entre soi ; on ne voit pas le pour ou le contre...

BRISSET.

Je n’ai jamais causé de ça amicalement avec des radicaux... C’est pour cela que je n’aurais pas été fâché d’avoir une entrevue avec Lourien... Il avait vraiment songé à venir me voir, tu sais ? C’est Rablot qui me l’a dit tout à l’heure... Mais ce qui m’effraye, ce sont ces ragots qu’on lui a faits, par ta faute, et qui vont l’empêcher de venir ici.

PINSAC.

Ah ! ça, c’est embêtant, par exemple...

FABREGANT.

Qui pourrait-on charger de rétablir les faits là-dessus ?

BRISSET.

Je ne sais pas. La personne même à qui Pinsac a fait ces potins...

PINSAC.

Je ne sais pas où la trouver...

FABREGANT.

Eh bien, monsieur Pinsac qui est si dévoué pourrait très bien parler à Lourien... sans dire, naturellement, que le patron l’envoie... Une idée qui lui aura passé... Lourien en croira ce qu’il voudra...

PINSAC.

Moi je veux bien. Mais c’est bien entendu : on incline à gauche ?

BRISSET.

Qui est-ce qui te parle de cela ? On laisse venir à nous tous les gens de gauche.

FABREGANT, à lui-même.

En allant les chercher.

PINSAC.

Mais ce n’est pas tout ça. Où vais-je trouver Lourien ? Il court Paris en ce moment pour trouver sa combinaison !

On sonne.

C’est certainement lui.

BRISSET.

Mais non, mais non !

LE DOMESTIQUE.

Monsieur, c’est un tout jeune monsieur journaliste qui voudrait parler à monsieur.

BRISSET.

Faites entrer.

 

 

Scène VIII

 

BRISSET, PINSAC, FABREGANT, CAMUS

 

PINSAC.

Tiens ! Camus ! Il va nous dire où est Lourien.

CAMUS.

Lourien ? Oh bien ! il doit être rentré chez lui, pour jouir d’un repos bien gagné.

BRISSET.

Il a terminé ses négociations ?

CAMUS.

Comment ? Vous n’êtes pas au courant ? Il les a rompues, au contraire...

PINSAC.

Rompues ?

CAMUS.

Ce n’est plus lui qui est chargé de former le cabinet. Le groupe des Indépendants a flanché. Le Président de la République est d’avis maintenant que le vote ne donne pas une orientation à l’extrême-gauche.

PINSAC.

Ah ! ah !

CAMUS.

Il a fait appeler Rablot il y a dix minutes.

PINSAC.

Rablot ?

CAMUS.

Et Rablot accepte.

PINSAC.

Rablot accepte ?

CAMUS.

Le groupe des Indépendants marche avec lui... comme un seul indépendant. Rablot va constituer un ministère purement modéré... Hé bien, je vous quitte ! Je venais chercher des tuyaux et c’est moi qui vous en donne ! Au revoir, monsieur Brisset, au revoir, messieurs !

Il sort. Un silence.

 

 

Scène IX

 

BRISSET, PINSAC, FABREGANT, puis MADAME BRISSET

 

BRISSET, avec effort.

Eh bien, tant mieux, mes amis. Ce sont les modérés qui triomphent. Réjouissons-nous.

MADAME BRISSET, entrant.

Qu’est-ce que vous avez tous, là ? Comme vous êtes silencieux ! Quelles nouvelles ? Est-ce que le ministère Lourien est constitué ?

BRISSET, bas.

Non, Lourien a renoncé.

MADAME BRISSET.

Et qui est chargé maintenant de constituer le cabinet ?

Un silence.

FABREGANT, d’un ton éteint.

Rablot.

MADAME BRISSET, joyeusement.

Rablot ?

À Brisset.

Hé ! mais dites donc ! Hé ! mais dites donc ! Tu vas peut-être...

À Pinsac.

Il va peut-être ?...

PINSAC.

Non.

MADAME BRISSET.

Comment non ? Ton ami Rablot ? Vous qui êtes si d’accord ?

BRISSET.

Nous ne sommes pas tout à fait d’accord.

MADAME BRISSET.

Mais tu es content qu’il soit au ministère ?

BRISSET.

Oui... On ne sait jamais... On ne sait jamais si c’est un bien ou si c’est un mal... Ah ! je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui... J’ai mal à la tête... Ça ne va pas.

On sonne.

Et voilà qu’on sonne. Un journaliste encore ?... Venez par là. Si c’est un journaliste, je lui ferai dire que je n’y suis pas.

Avec explosion.

Ces histoires de politique ! Ces tripotages, ces intrigues ! Ces marchandages louches. Ah ! quelles illusions on se fait ! On arrive de sa province plein de zèle et de chaleur, prêt à s’immoler pour la République, et personne n’en parle et personne ne vous parle du pays !... Je suis las, écœuré, à bout ! Allons, venez par là...

Ils sortent à gauche.

 

 

Scène X

 

RABLOT, GASTON

 

RABLOT, entrant avec Gaston, au domestique.

Dites que je suis là. Annoncez monsieur Rablot. Je voudrais voir monsieur Brisset, tout de suite.

Le domestique sort à gauche.

GASTON.

Mon oncle, je ne te comprends plus. Tu disais cet après-midi que tu n’avais jamais songé à offrir un portefeuille à Brisset, et maintenant...

RABLOT.

Quand je t’ai dit cela, Brisset était un ami. Maintenant c’est un adversaire. Il faut en faire un allié. J’ai un besoin absolu de ses quinze voix.

 

 

Scène XI

 

RABLOT, GASTON, FABREGANT, BRISSET, PINSAC

 

RABLOT, à Brisset.

Brisset, nous nous sommes quittés en mauvais termes... Je me suis emballé, selon ma mauvaise habitude... Je viens vous dire simplement que je compte sur vous pour les Travaux publics... Je ne vous demande pas si vous acceptez : nous avons besoin de vous... Un refus serait une désertion... C’est l’avis de Pinsac ?

PINSAC.

Absolument.

RABLOT.

J’ai donné rendez-vous à nos amis ici. Toute ma combinaison est faite. Nous allons rédiger ensemble notre déclaration... Veuillez me faire mettre au net ce petit projet que j’ai préparé.

FABREGANT.

La dactylographe est par là... Lucienne !

À lui-même.

Elle écrira tout ce qu’on voudra avec sa machine à écrire...

Il sort.

 

 

Scène XII

 

RABLOT, GASTON, FABREGANT, BRISSET, PINSAC, MADAME BRISSET

 

MADAME BRISSET, entr’ouvrant la porte.

Bonjour, monsieur Rablot...

RABLOT, s’inclinant.

Madame !

BRISSET, à sa femme.

Si tu savais ce qui m’arrive... Ma pauvre femme, me voilà ministre des Travaux publics...

RABLOT.

Maintenant, Brisset, nous avons à parler ensemble de l’impôt sur le revenu. Nous pourrions... sous forme d’allusion... en rédigeant le programme...

BRISSET.

À aucun prix, mon cher ! Nous sommes un ministère modéré.

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