Don Juan (Jean-François Alfred BAYARD)

Sous-titre : un orphelin

Comédie historique en deux actes, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 5 octobre 1832.

 

Personnages

 

PHILIPPE II, roi d’Espagne, 30 ans

DON JUAN

QUIXADA, vieux seigneur espagnol

ALEXANDRE DE MÉDINA, jeune seigneur

DON JOSEPH

ELVIRE, fille de Quixada

MARIE, nièce de Quixada

CHEVALIERS

SEIGNEURS

GUERRIERS

PAGES de la suite du roi

 

La scène est dans le château de Villa-Gracia, près de Valladolid.

 

 

ACTE I

 

Une grande salle du château de Villa-Garcia.

 

 

Scène première

 

ELVIRE, ALEXANDRE, MARIE, DON JUAN

 

Elvire est assise sur le devant, à droite ; Marie et Alexandre debout auprès d’elle sont occupés à déchiffrer de la musique, tandis que don Juan, au milieu de la scène, tient une arquebuse qu’il essaie.

DON JUAN, riant.

Bravo ! c’est charmant ! foi de Castillan, voilà un concert qui est digne des oreilles d’un archevêque.

ELVIRE.

Mon Dieu, mon frère, vous feriez beaucoup mieux de venir chanter avec nous, que de vous occuper là-bas de ces vilaines armes qui me font toujours peur.

DON JUAN.

Que veux-tu, ma jolie petite sœur ? vous aimez la musique, vous en faites, c’est bien ; et quand je veux m’en mêler, je ne m’en tire pas mal non plus,

Chantant.

Ah ! ah ! ah ! mais l’instrument que je préfère, c’est celui-ci : il n’y a pas de musique plus douce à mon oreille que la détonation de mon arquebuse.

Air : Vaudeville de la Somnambule.

Ah ! quel bonheur ! si tu savais, ma chère,
Quand le coup part auprès d’un bois,
Sur le gibier qui s’élève de terre !

MARIE.

Et que vous manquez quelquefois.

DON JUAN.

Oui, j’en conviens : à vous, Marie,
Lorsque l’on rêve, on devient maladroit ;
Et si je lui laisse la vie,
C’est à vous seule qu’il la doit.

ALEXANDRE,  venant sur le devant de la scène auprès de don Juan.

Ah ! don Juan, voilà qui est galant.

DON JUAN.

N’est-ce pas, seigneur Alexandre ? parce qu’on n’a pas été élevé comme vous, à Madrid, parce qu’on a passé sa jeunesse dans ce vieux château de Villa-Garcia, vous croyez peut-être qu’on ne sait que chasser et jouer de la guitare ; mais grâce à notre excellent père, le seigneur Quixada, nous pourrions prendre

Montrant Elvire.

tous deux le langage, les manières de la vieille cour, car il y parut autrefois ; Charles-Quint, d’illustre mémoire,

Il se découvre.

aimait à le voir à ses côtés.

ALEXANDRE.

C’est pour cela sans doute que notre jeune roi, Philippe II, qui n’aime pas les amis de son père, vous a relégués dans ce château.

DON JUAN.

Non ; le seigneur Quixada s’y est volontairement retiré, bien des années avant que son royal protecteur se fût enseveli dans l’abbaye de Saint-Just, où l’on dit qu’il regretta plus d’une fois la couronne. C’est ici, c’est sous ces vieilles tourelles que nous reçûmes le jour, ma sœur et moi. Jamais je n’ai vu ni Madrid, ni la cour. Ah ! si fait, une fois, de loin. Il y a un an, le roi chassait à une lieue d’ici, près de Valladolid, car il vient y passer quelques jours, tous les ans, à cette époque. Dieu ! quel éclat ! quelle foule ! je voulais pousser jusque-là, pour voir le prince. Un roi ! je n’en ai pas encore vu, ce doit être beau.

ALEXANDRE.

Absolument comme vous.

DON JUAN.

Mais on me retint, et du reste, jamais je n’ai dépassé les frontières de cet antique domaine, seul bien de mon père, qui ne rapporta de ce monde, où les courtisans s’engraissent de la fortune publique, qu’une conscience pure, des souvenirs de gloire, et une noble pauvreté, ce qui ne l’empêche pas d’être toujours bon, toujours généreux pour ceux qui viennent à lui.

Montrant Marie.

Demandez à sa nièce, mademoiselle Marie de Mendozza, qu’il recueillit comme orpheline, qu’il éleva comme sa fille ; et vous-même, seigneur Alexandre, vous que des chagrins semblent retenir parmi nous, restez à Villa-Garcia, vous y serez le bienvenu ; si vous êtes malheureux, on ne vous demandera pas d’autre titre.

ALEXANDRE, regardant Elvire qui vient de se lever.

J’en aurai d’autres, peut-être ; et quand votre père sera de retour de Madrid, car... il est à Madrid ?

DON JUAN.

Mais nous le croyons ; un envoyé du roi est venu le chercher, l’enlever parmi nous.

Air : Un homme pour faire un tableau.

C’était un page qui, pour moi,
Ne disait mot ; ces demoiselles,
Sans doute, inspiraient moins d’effroi ;
Il causait beaucoup avec elles.
J’ai même forcé l’indiscret,
Car je restais là pour l’entendre,
À remporter plus d’un secret
Qu’il aurait voulu leur apprendre.

ALEXANDRE.

Mais enfin il vous a dit...

ELVIRE.

Que notre roi Philippe, après la mort de son père, avait donné des ordres pour que le seigneur Quixada lui fût amené sur-le-champ.

ALEXANDRE.

Et pourquoi ?

MARIE.

Voilà ce que nous ignorons ; mon oncle nous a quittes en pleurant.

DON JUAN.

Il ne pouvait s’arracher de mes bras.

ALEXANDRE.

Peut-être quelque malheur...

DON JUAN.

Un malheur ! Eh ! non ; il était préparé à ce voyage, il en paraissait heureux et fier ; mais il espérait m’emmener avec lui, et je ne sais pourquoi je n’ai pu l’accompagner ; mais nous le rejoindrons bientôt sans doute à la cour. Quel bonheur !

ALEXANDRE.

Vous le désirez beaucoup ?

ELVIRE.

Oh ! mon frère est ambitieux !

DON JUAN.

Très ambitieux... Il me semble que ma place n’est pas ici... Mon obscurité est un supplice pour moi... à peine sait-on si j’existe... Ah ! qu’il me tarde de compter pour un homme, au milieu de cette jeunesse aventureuse qui s’élève pour les conseils du prince, ou qui va gagner ses éperons sur le champ d’honneur ! Quand mon père nous raconte cette bataille de Pavie... et les combats où il reçut ses blessures, je ne sais quelle chaleur soudaine fait battre mon cœur, allume mon regard, dévore mon sang ; mais alors, je m’élance et je m’écrie : Et moi aussi je suis Espagnol ! donnez-moi des armes... montrez-moi l’ennemi... et marchons !

ELVIRE, avec une vive émotion.

Ah ! que mon frère est bien ainsi !

ALEXANDRE.

Mademoiselle Marie ne pense pas comme vous ; et ses larmes...

DON JUAN, courant à elle.

Marie !

Bas.

des larmes ! tu vas te trahir !

MARIE.

Moi... non ; rien, un peu d’émotion.

ALEXANDRE.

Mademoiselle pense sans doute que rien au monde ne vous rendrait le bonheur que vous trouvez en ces lieux... Croyez-moi, je connais cette cour dont l’éclat vous séduit... je l’ai quittée.

TOUS.

Vous ?

ALEXANDRE.

Ah ! pardon.

DON JUAN.

Votre secret vous est échappé... Comment ! ces lieux que vous fuyez, c’est la cour ! Parlez-nous de ce séjour enchanté... de cet éclat qui environne le roi... On dit que là on ne voit que des fêtes, des plaisirs, et surtout des femmes charmantes !

MARIE, lui prenant la main.

Don Juan !

DON JUAN, bas, en souriant.

Ah ! Marie !...

ALEXANDRE, regardant Elvire.

Ces femmes charmantes... je les ai oubliées ici... et maintenant je ne demande qu’à tromper les limiers qu’on a mis sans doute à ma poursuite, pour vivre près de vous, heureux, ignoré... pour vous appeler mon ami, mon frère !

DON JUAN.

Votre frère !... je vous comprends... Et je vois à la rougeur d’Elvire que je ne suis pas le seul... Mais, patience... au retour de mon père, vous lui confierez vos secrets...

Le regardant.

Tous vos secrets.

ALEXANDRE.

C’est qu’avant de m’adresser à lui... je voudrais bien qu’un mot de mademoiselle... un seul mot...

DON JUAN, gaiement.

Un seul ! oh ! ma sœur ne parle pas pour si peu.

À Elvire.

Eh bien ! répondras-tu ?... Oh ! comme elle baisse ses grands yeux !... Ce silence...

ALEXANDRE.

Si j’osais l’interpréter...

MARIE.

Osez toujours.

ELVIRE.

Non... oh ! non... je ne sais... jamais je n’avais pensé... Ah ! mon frère !

DON JUAN, la prenant dans ses bras.

Allons, allons, du courage... Un époux qui ferait ton bonheur...

ELVIRE.

Un époux !... Oui, s’il est bon comme toi, mon frère... s’il a ta grâce... tes yeux si doux... ta gaieté !

DON JUAN, riant.

Diable ! tu es difficile !... Mais remets-toi de ton émotion... Le seigneur Alexandre est mon ami le plus intime et le plus cher... pour une bonne raison... Dans cette solitude où nous vivons, je n’ai que celui-là, et j’y tiens... songes-y... Il viendra te demander ta réponse... plus tard...

À Alexandre.

En attendant, mon camarade, laissez là votre air mélancolique... Prenez votre arquebuse et partons pour la chasse.

ALEXANDRE.

Air du Siège de Corinthe.

Ici je resterais sans cesse ;
Mais il faut bien se résigner.

ELVIRE.

À mon tour, adieu, je vous laisse,
J’ai quelques ordres à donner.

ALEXANDRE.

Ah ! ce matin, il semble que j’espère ;
Je suis déjà plus heureux.

DON JUAN.

En effet ;

À Elvire.

Parle, il espère ;
Voyons, ma chère,
Qu’en penses-tu ?

ELVIRE.

Monsieur, c’est mon secret.

Ensemble.

MARIE.

Ici seule avec ma tristesse
Va-t-il encor m’abandonner ?
Lorsque mes soins et ma tendresse
Près de moi devraient l’enchaîner.

ELVIRE.

À mon tour, adieu, je vous laisse,
J’ai quelques ordres à donner ;
Car bientôt, mieux que la tendresse,
L’appétit doit vous ramener.

DON JUAN, à Alexandre.

Faites trêve à votre tendresse,
Elle a des ordres à donner ;
Et dans ces lieux où je la laisse
L’appétit doit nous ramener.

ALEXANDRE.

À regret, adieu, je vous laisse ;
Mais il faut bien se résigner.
Quand le bonheur et la tendresse
Ici viendront-ils m’enchaîner ?

 

 

Scène II

 

MARIE, DON JUAN

 

DON JUAN, posant son arquebuse.

Enfin, ils sont partis.

MARIE.

Silence.

DON JUAN.

Que crains-tu, ma chère Marie ? nous sommes seuls... on ne peut nous entendre, et je puis te gronder tout à mon aise.

MARIE.

Me gronder, et pourquoi ?

DON JUAN.

Comment pourquoi ? mais parce que tu es toujours triste, préoccupée... que tes yeux toujours sont humides de larmes, ou rouges d’avoir pleuré... Vous, Marie, ma bien-aimée ! vous la plus heureuse des femmes... car vous l’êtes, si l’amour donne le bonheur.

MARIE.

Ah ! don Juan, quand je songe que, confiée aux soins du seigneur Quixada... élevée comme sa fille... j’ai oublié que vous deviez être mon frère.

DON JUAN.

Oh ! ne tremble pas ainsi... mon père est bon ; il comprendra que tous les jours près de toi, épiant tes secrets dans tes jolis yeux, j’y ai pu lire une tendresse que les miens enhardissaient... Il est sévère, je le sais... mais nos caresses le fléchiront... Sera-t-il donc inflexible, lorsqu’il saura qu’après avoir remis à son retour pour obtenir son aveu, mon amour n’a pas eu le courage de l’attendre.

MARIE.

C’est mal, don Juan... Oh ! c’est bien mal !

DON JUAN.

Tu m’en veux encore ?

MARIE.

Tu sais bien que je t’ai pardonné ; mais comment lui dire ?

DON JUAN.

C’est difficile, et pourtant jamais alliance fut-elle mieux assortie ?... Tu es d’une grande famille, mais sans fortune ; moi je n’ai rien que la noblesse de mon père... seule chose que les juifs n’escomptent pas.

MARIE.

Et voilà ce qui me rassure un peu, car si tu étais riche, puissant...

DON JUAN.

En tiendrais-je moins mes promesses ?

MARIE.

Non pas toi, mais les autres.

DON JUAN.

Heureusement nous n’en sommes pas là, nous ne devrons rien qu’à nous, un rang, une fortune, du bonheur... dussé-je conquérir tout cela.

MARIE.

Toujours de l’ambition !

DON JUAN.

Toujours... mais pour toi, Marie... pour mon fils ! car j’aurai un fils, tu me l’as...

MARIE, lui couvrant la bouche de sa main.

Oh ! tais-toi, tais-toi... mais ambitieux ! je ne le veux pas.

Air : Le choix que fait tout le village.

Je t’aime ainsi bien davantage
Sans nom, sans titres, sans grandeurs.

DON JUAN.

Je veux poursuivre avec courage
Et la fortune et ses faveurs.

MARIE.

Mais naguère il n’en était qu’une
Que Ion cœur voulait demander ;
Et je croyais que la fortune
N’avait plus rien à l’accorder.

Crois-moi, don Juan, la gloire coûte si cher... et puis à Madrid, à la cour où les femmes sont si belles...

DON JUAN.

Je te comprends : vous êtes jalouse, madame... ce n’est pas bien... et voilà comme je me venge.

Il l’embrasse.

MARIE, s’éloignant avec effroi.

Don Juan !

 

 

Scène III

 

MARIE, DON JUAN, ELVIRE

 

ELVIRE, accourant.

Mon frère ! mon frère !

MARIE.

Elvire !

ELVIRE.

Une bonne nouvelle que je vous apporte ; comme je sortais d’ici, mon père passait le pont-levis, entouré de plusieurs étrangers que je ne connais pas ; j’ai surtout remarqué un seigneur, grand, sec et noir, dont la figure m’a fait peur.

DON JUAN.

Mon père ! ah ! courons.

MARIE.

Le voici.

ELVIRE et DON JUAN, courant dans ses bras.

Mon père !

 

 

Scène IV

 

MARIE, DON JUAN, QUIXADA, ELVIRE

 

QUIXADA.

Mes enfants ! que je suis heureux de vous revoir, de vous presser dans mes bras ! Qu’il me tardait de me retrouver en ces lieux, où j’avais laissé tant d’amitié, tant de bonheur !

Tendant la main à Marie, qui est restée sur le devant de la scène.

Marie, ma nièce mon autre fille ; mais qu’as-lu donc ? d’où vient cet air d’inquiétude ?

DON JUAN, vivement, se replaçant entre eux.

C’est la joie, le saisissement. Et dites-moi, mon père, êtes-vous content de notre jeune roi... de la cour ?...

QUIXADA.

Air du Vaudeville de l’Actrice.

Cette cour où j’étais naguère,
Où tant de bonté m’accueillit !
Qu’elle est changée !

ELVIRE.

Eh bien, mon père ?

QUIXADA.

Tous les courtisans me l’ont dit.

DON JUAN.

Mais les peuples, heureux sans doute,
Ont pour prince un homme de bien
Qui les aime, qui les écoute.

QUIXADA.

Ah ! les peuples n’en disent rien.

Il faut que le monde ait diablement marché depuis que je n’y suis plus : de soldat qu’il était, il s’est fait moine... après tout, mon grand roi, Charles-Quint, a passé par là ; le vainqueur de Pavie est mort sous un cilice, dans une abbaye ! mais parbleu ! il est mort bien promptement ; et je crois que c’est un regret, un remords peut-être qui lui a brisé le cœur.

DON JUAN.

Mais à votre arrivée à Madrid on devait le pleurer, lui dresser des statues ; on l’avait déjà oublié... par ordre supérieur.

ELVIRE.

Comment ! le nouveau roi...

QUIXADA.

Oh ! voyez-vous, mes enfants, dans une jeune cour on proscrit le souvenir et l’espérance ; tout est au présent ; le jour de mon arrivée, le roi faisait effacer le chiffre de son père, et donner le fouet à son fils, pour l’exemple ! Du reste, un excellent prince, bien pieux, bien prudent... trop prudent... Mais vous le verrez, mes enfants.

DON JUAN, ELVIRE et MARIE.

Nous ?

DON JUAN.

J’irai à la cour ?

QUIXADA.

À la cour ?... oui, don Juan, oui, vous irez.

DON QUIXADA.

Ah ! quel bonheur ! et sera-ce bientôt ?

QUIXADA.

Trop tôt pour nous tous, qui vous aimons.

DON JUAN.

Grand Dieu ! vous êtes ému ! et des pleurs... Mon père...

QUIXADA.

Votre père, don Juan... oui, votre père. Ah ! ce titre, vous vous en souviendrez ; j’ai fait ici, pour vous rendre heureux, tout ce qu’on peut espérer du père le plus tendre ; ne l’oubliez pas.

DON JUAN.

Ah ! jamais.

QUIXADA, lui serrant la main.

Mon fils !

ELVIRE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

MARIE.

Ainsi le seigneur don Juan va nous quitter ?

Quixada baisse les yeux.

ELVIRE.

Pour aller loin de nous, briller, se marier peut-être... se marier ! Ah ! voilà de quoi nous donner du chagrin pour longtemps.

QUIXADA.

Et voilà ce que je ne veux pas ; j’ai besoin de votre gaieté aujourd’hui... il me la faut, et la mienne aussi.

Essuyant ses larmes.

Que diable ! imitez-moi... ma fille, et vous, Marie, voyez, j’ai donné des ordres sur ma route et en arrivant... C’est ici un rendez-vous de chasse pour toute la noblesse de la province ; vous y paraîtrez, don Juan ; vous y prendrez un rang.

DON JUAN.

Comment ?

QUIXADA, vivement.

Enfin, que tout le monde se prépare à recevoir l’hôte que j’attends aujourd’hui.

ELVIRE.

Qui donc, mon père ?

DON JUAN.

Un seigneur de Madrid, peut-être ?

QUIXADA.

Oui, oui, un seigneur.

Aux jeunes filles.

Allez, mes enfants, allez, que rien ne soit épargné ; j’ai de l’or maintenant.

ELVIRE et MARIE.

De l’or !

DON JUAN.

De l’or !... c’est à la cour...

QUIXADA.

À la cour.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

L’or qu’un ministre peut verser,
Les faveurs que ses mains répandent
N’arrivent qu’à ceux qui demandent ;
Je suis trop vieux pour commencer.

DON JUAN.

Mais les rois, j’ai dû le penser,
Pour l’honneur, les talents, la gloire,
Leur justice doit éclater.

QUIXADA.

Leur justice ! loin d’en douter,
Mon fils, il faut toujours y croire,
Mais il ne faut pas y compter.
Il ne faut jamais y compter.

À part.

Mais il y a des juifs à Madrid ; on ne les brûle pas tous, heureusement.

Haut.

Tenez, et que mes nobles voisins portent envie à ce vieux château de Villa-Garcia qu’ils regardaient avec tant de dédain.

DON JUAN.

Mais c’est donc une fête ?

QUIXADA.

Oui, ce doit en être une pour vous, mon ami ; quant à moi, ce jour m’en rappelle un autre : oui, je m’en souviens ; à pareil jour, un grand seigneur... oh ! plus grand encore que celui que j’attends, vint me visiter, à l’improviste aussi, dans ce vieux château, seul héritage de ma noble famille ; il m’amenait une femme, belle encore, malgré les chagrins et la souffrance : « C’est mon épouse, s’écria-t-il, oui, en dépit des lois et de l’Église, c’est mon épouse ; elle porte dans son sein le fruit d’un amour infortuné. » Et la jeune femme cachait ses

larmes.

Marie fait un mouvement, don Juan lui serre la main.

Air : Je n’ai point vu ces bosquets de lauriers.

Mon vieil ami, dit-il, à ton honneur
Le mien confie une épouse, une mère ;
Entoure-la de soins et de bonheur :
À mon enfant tu serviras de père.
S’il naît obscur, qu’il s’illustre sous toi ;
Que ses vertus lui donnent la noblesse.
Je le promis : toi qui reçus ma foi,
Du haut des cieux, juge-nous, et dis-moi
Si j’ai bien tenu ma promesse.

ELVIRE et DON JUAN.

Mon père !

MARIE.

Ce secret...

 

 

Scène V

 

MARIE, DON JUAN, QUIXADA, DON JOSEPH, ELVIRE, SUITE, dans le fond

 

DON JOSEPH.

Venez, messieurs, venez.

ELVIRE.

Ah ! les personnes qui sont arrivées avec vous...

QUIXADA.

Don Joseph, approchez.

ELVIRE, à part.

Qu’il est laid, don Joseph !

DON JOSEPH, après avoir salué.

Seigneur Quixada, c’est sans doute le seigneur don Juan que je salue très profondément ?

QUIXADA.

Lui-même... Don Juan, voici votre précepteur, votre guide ; celui dont vous écouterez, dont vous suivrez les conseils.

DON JUAN, étonné.

Après les vôtres, mon père.

DON JOSEPH.

Permettez, seigneur, que je vous présente les personnes qui désormais seront trop heureuses de vous appartenir.

Les personnes qui le suivent s’avancent et saluent respectueusement don Juan.

DON JUAN, étonné.

À moi !

QUIXADA.

Oui ; rentrez chez vous, mon fils, ils vous suivront ; ils ont reçu des ordres auxquels vous devez obéir tout le premier.

DON JUAN.

Ce sont donc les vôtres, mon père ?

Il passe à la gauche de Quixada.

DON JOSEPH, aux personnes de la suite.

Suivez le seigneur don Juan.

DON JUAN.

En vérité, je ne puis comprendre...

QUIXADA, à demi-voix.

Tenez, mon enfant, prenez cette bourse, et soyez généreux, comme il convient à...

Il s’arrête.

DON JUAN, le regardant avec surprise.

Mon père !

QUIXADA, en souriant.

Allez, je vous rejoins.

Don Juan sort lentement ; les personnes amenées par don Joseph le suivent.

ELVIRE, se rapprochant de Marie.

Dis-moi donc, je suis toute tremblante.

MARIE.

Et moi !...

DON JOSEPH.

Seigneur Quixada, je vous en fais mon compliment.

QUIXADA, lui imposant silence.

Pardon...

Il regarde les jeunes filles ; elles paraissent déconcertées et sortent.

 

 

Scène VI

 

QUIXADA, DON JOSEPH

 

DON JOSEPH.

Votre élève est fort bien : un air de modestie... Vous l’avez formé...

QUIXADA.

Comme un digne gentilhomme.

DON JOSEPH.

Tant mieux ; excellente acquisition pour l’Église.

QUIXADA.

Vous croyez qu’il doit entrer dans les ordres ?

DON JOSEPH.

C’est décidé, pour son bonheur. Il y sera sensible, n’est-ce pas ? Vous lui avez donné des habitudes...

QUIXADA.

Les miennes, quand j’avais son âge.

DON JOSEPH.

Air : Prenons d’abord l’air bien méchant.

Quand on lui parle d’un état,
Du ciel a-t-il l’âme occupée ?

QUIXADA.

Son âme au récit d’un combat...

DON JOSEPH.

Craint le bruit ?

QUIXADA.

Demande une épée.

DON JOSEPH.

Au couvent peut-il être admis ?

QUIXADA.

La gloire à lui se fait entendre.

DON JOSEPH.

Enfin, à nos projets soumis,
Veut-il prier pour son pays ?

QUIXADA.

Il veut mourir pour le défendre.

DON JOSEPH.

Ce n’est pas cela. Voyons, il est souple, adroit ; il a reçu des principes ?

QUIXADA.

D’honneur et de loyauté.

DON JOSEPH.

Voilà tout ?

QUIXADA.

Quoi donc ? de mon temps, c’était assez : loyal chevalier, franc Espagnol.

DON JOSEPH.

Allons, c’est une éducation à refaire tout à fait.

 

 

Scène VII

 

MARIE, QUIXADA, DON JOSEPH

 

MARIE, toute troublée.

Mon oncle ! mon oncle !

QUIXADA.

Qu’est-ce donc ?

MARIE.

Le pays se couvre de soldats ; les cloches de Valladolid annoncent un grand événement ; et je ne sais ce qui se prépare ici même, dans ce château, où de nobles cavaliers arrivent en foule.

QUIXADA.

Ah ! je savais bien que mon message leur parviendrait ; j’irai les recevoir ; mais d’abord je veux revoir don Juan, mon fils.

À don Joseph.

Venez, don Joseph, je tremble toujours de laisser échapper une confidence que plus grand que moi doit achever. Venez, vous me donnerez du courage.

MARIE, se rapprochant.

Mon oncle... ah ! de grâce, ayez pitié de moi ; ce mystère, car je le vois...

QUIXADA.

Hein ! qu’as-tu ? comme tu trembles !

MARIE.

Oh ! dites-moi, que se passe-t-il ? don Juan...

QUIXADA, très attendri.

Eh bien ! ma pauvre Marie, c’en est fait ; le roi...

DON JOSEPH, à demi-voix.

Seigneur Quixada...

QUIXADA, revenant à lui.

C’est juste.

À Marie.

Ça ne te regarde pas. Adieu.

Il sort par le fond avec don Joseph ; Alexandre entre en même temps par la gauche, et s’arrête comme frappé de stupeur.

MARIE, s’appuyant contre un meuble.

Ah ! j’ai le cœur serré !

 

 

Scène VIII

 

MARIE, ALEXANDRE

 

ALEXANDRE.

Grand Dieu ! je ne me trompe pas ; c’est lui.

MARIE.

Lui ! qui donc, seigneur Alexandre ?

ALEXANDRE.

Don Joseph.

MARIE.

Vous le connaissez ?

ALEXANDRE.

C’est à lui que je dois tous mes chagrins.

MARIE.

À lui ?

ALEXANDRE.

Oui, voilà tout mon secret : le jeune roi lui avait confié le soin de nous élever, moi et trois autres jeunes seigneurs de la cour ; mais moitié abbé, moitié laïque, voué à l’inquisition qui le fait agir, Philippe voulait qu’il m’élevât pour le cloître ; trop fier pour m’y soumettre, j’échappai à son vil espionnage.

MARIE.

Mais c’est le guide, le gouverneur que l’on donne à don Juan.

ALEXANDRE.

Son gouverneur ! on veut donc en faire un moine ?

MARIE.

Ô ciel !

ALEXANDRE.

Ou plutôt don Joseph aura été disgracié, et avec son esprit tortueux il aura gagné la confiance du seigneur Quixada.

MARIE.

Vous croyez ?

ALEXANDRE.

Mais si je me trompais je ne veux pas qu’il me voie Elvire, votre cousine, que je lui parle un instant, un seul instant ; je vais quitter cet asile où je tremble d’être découvert.

 

 

Scène IX

 

MARIE, ELVIRE, ALEXANDRE

 

ELVIRE.

Ah ! Marie, ma chère Marie ! si tu savais...

Apercevant Alexandre.

Ciel !

ALEXANDRE.

Au moment de m’éloigner de vous, mademoiselle, je suis heureux de vous revoir, car votre père est de retour, et vous me devez une réponse.

ELVIRE.

Une réponse ?...

MARIE.

C’est juste.

ALEXANDRE.

M’est-il permis d’espérer qu’un jour j’obtiendrai de vous un aveu ?... vous détournez les yeux ; ah ! dites-moi si le seigneur Quixada peut être instruit ?...

ELVIRE, vivement.

Oh ! non.

MARIE.

Que dis-tu ? ce matin encore, pourtant...

ELVIRE.

Pardon, c’est que je ne sais... ce soir, il me semble que tout est changé pour moi... que je ne puis être à vous.

ALEXANDRE.

Mademoiselle, ah ! je perds ma dernière espérance ; il ne me reste que mes chagrins, auxquels vous venez d’en ajouter un, le plus grand de tous, quand seule vous pouviez les effacer.

MARIE, allant à lui.

Seigneur Alexandre...

ALEXANDRE.

Adieu, mademoiselle, adieu.

Il sort.

 

 

Scène X

 

ELVIRE, MARIE

 

ELVIRE, le regardant aller.

Pauvre jeune homme ! il me fait de la peine.

MARIE.

Il est bien temps ; mais je le croyais aimé ?

ELVIRE.

Et moi aussi ; je me trompais sans doute, ou plutôt je ne me connaissais pas ; non, je ne pouvais pas lire dans mon cœur ; si tu savais, Marie, ce que je viens d’apprendre... don Juan...

Elle regarde autour d’elle.

MARIE, vivement.

Eh bien ! achève donc.

ELVIRE.

On le pressait, on l’entourait d’hommages, et lui les recevait d’un air de dignité qui me faisait plaisir à voir... Mon père est arrivé, pâle, tremblant... de grosses larmes lui roulaient dans les yeux... Il l’a serré dans ses bras avec un mouvement convulsif.

MARIE.

Ton frère !...

ELVIRE.

Mon frère !... non, Marie, non, il ne l’est pas.

MARIE.

Grand Dieu !

ELVIRE.

Non, mon père n’a pu se taire plus longtemps, il avait le cœur trop plein ; son secret a débordé malgré lui... Cet enfant dont on lui confia la mère, qu’il éleva comme son fils... tu ne devines pas ?...

MARIE.

C’est don Juan... et qui donc... qui donc est-il ? sa famille... son nom ?

ELVIRE.

Voilà ce que nous n’avons pu savoir ; mon père, hors de lui, s’est échappé de nos bras comme pour conserver le reste d’un secret qu’un autre doit nous révéler. Il nous a laissés tous les deux muets de surprise et de douleur ! c’est-à-dire, moi, je ne sais ce que j’ai éprouvé en ce moment, ce que j’éprouve encore... J’étais triste d’abord de perdre un frère que j’aimais tant ; mais ensuite, quand il m’a pressée contre son cœur, le mien a battu avec violence ; je le regardais en extase. Oui, cet air de fierté, ce mystère qui l’environne, jusqu’à cette ambition que tu lui reprochais, tout me plaisait en lui ; mais ce n’était pas comme hier, comme ce matin...

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Je ne sais pas quel trouble m’a saisie
Quand alors il m’a dit : Ma sœur.
Ce qui faisait le bonheur de ma vie,
Ce nom si doux m’a donné de l’humeur.
Oui, j’en rougis ; et cependant je l’aime :
Oh ! cent fois plus... mais soudain j’ai tremblé ;
Et dans ses bras il m’a semblé
Que je ne l’aimais plus de même.

MARIE.

Ô ciel !

ELVIRE.

Écoute donc, je ne sais pas quel sort l’attend... il sera malheureux peut-être... sans famille... je ne le quitterai plus.

MARIE, qui l’observe en tremblant.

Eh quoi ! ce jeune homme, le seigneur Alexandre, qui attendait de toi son bonheur...

ELVIRE.

Je l’aurais fait hier, je crois.

MARIE.

Et tout à l’heure, quand tu as repoussé son amour ?...

ELVIRE.

C’est que je pensais à l’autre.

MARIE.

Que dis-tu ?... tais-toi, tais-toi.

Apercevant don Juan.

Ah ! don Juan.

Elle court à lui.

ELVIRE, timidement.

C’est lui.

 

 

Scène XI

 

ELVIRE, MARIE, QUIXADA et DON JUAN, qui entrent par la gauche

 

QUIXADA, vivement à don Juan.

Non, laissez-moi, laissez-moi, ce secret n’est pas le mien.

DON JUAN.

Oh ! je vous en supplie... Elvire, Marie, je vous revois... ah ! j’en avais besoin.

QUIXADA.

Allons, point de larmes ; je ne le veux pas.

MARIE.

Non, mon oncle... non, je ne pleure pas.

DON JUAN.

Marie, tu le sais ; oui, tu sais tout... Je n’ai plus de famille, plus de sœur ; le nom que je porte n’est plus le mien... je suis seul, pour toujours peut-être... mais non, tu me...

Se reprenant, à Marie et à Elvire.

Vous me resterez ?... vous m’aimerez, n’est-ce pas ?

MARIE.

En doutez-vous ?

DON JUAN.

Pour moi, quelle que soit ma fortune, je me rappellerai tout ce que j’aimai, tout ce que j’ai juré... Tant qu’une goutte de ce sang espagnol coulera dans mes veines, j’y serai fidèle...

Saisissant la main de Marie sans être vu.

Entre moi et ceux que j’aime, c’est à la vie et à la mort.

MARIE, lui prenant la main.

Ah ! je te crois !

Elle essuie ses larmes.

QUIXADA.

Bien, mon, fils !

DON JUAN, passant auprès de Quixada.

Mais ma naissance, pourquoi me la cacher encore... c’est donc un crime ?... Parlez, mon père : oh ! jamais ce nom ne me fut plus doux à prononcer ; mais dites-moi du moins si je dois être fier de cette famille qui sera la mienne. Ah ! si vous saviez quel supplice de douter de son sort, de sa naissance !... Oh ! parlez, celui que je dois nommer mon père, dites-moi du moins si je dois en rougir un jour ?

QUIXADA.

Oh ! jamais.

DON JUAN.

Son nom est-il honorable ?

QUIXADA.

Il est des plus glorieux.

DON JUAN.

C’était donc...

QUIXADA.

Un grand homme, mon fils.

DON JUAN.

Ah ! de quel poids mon cœur est soulagé !... un grand homme !... Mou père !...

Se jetant dans ses bras.

Vous me rendez la vie.

QUIXADA.

Qu’entends-je ?

ELVIRE, dans le fond.

Marie, vois donc cette foule brillante, ces gardes magnifiques, ce seigneur qu’on entoure...

QUIXADA.

C’est lui, mes enfants, c’est lui... don Juan !... mes filles... suivez-moi...

Il s’élance vers le fond et sort. Ils vont pour le suivre.

DON JUAN.

Lui !... et qui donc ?... Où courez-vous ?...

 

 

Scène XII

 

MARIE, ALEXANDRE, DON JUAN, ELVIRE

 

ALEXANDRE, entrant vivement.

Le roi ! le roi !

TOUS, revenant vivement.

Le roi !

ALEXANDRE.

Oui, je l’ai vu... il vient... il entre dans ce château ; je n’ai eu que le temps de m’v jeter précipitamment pour ne pas être reconnu par les gens de sa suite.

DON JUAN.

Le roi !... mais qu’est-ce donc ? à Valladolid, bien... il y vient souvent, mais ici !

ALEXANDRE.

Comment fuir ?

ELVIRE.

Le roi !... je le verrai !

MARIE.

Don Juan, je tremble.

DON JUAN.

Et moi-même, je ne sais ce que j’éprouve ; le trouble, le respect...

ALEXANDRE.

Le voici... je suis perdu.

 

 

Scène XIII

 

MARIE, ALEXANDRE, DON JOSEPH, PHILIPPE II, QUIXADA, DON JUAN, ELVIRE, SUITE nombreuse du roi

 

CHŒUR.

Air : De la Marche du prince de Grenade. (Robert-le-Diable.)

Voici le roi, la chasse nous appelle.
À ses côtés courons nous réunir.
Voici le roi, peuple fidèle,
Après la gloire le plaisir.

Quand tout le monde est entré, le roi paraît.

QUIXADA, entrant à la dernière reprise du chœur.

Don Juan, venez, venez.

DON JUAN, reculant.

Ah ! je n’ose... le roi...

PHILIPPE.

Vous le voyez, seigneur Quixada, fidèle à ma parole royale, je viens au milieu de votre famille payer les dettes de la mienne.

À part, regardant autour de lui.

Où donc est-il ?...

QUIXADA.

Ah ! sire, un pareil honneur... comment recevoir dignement ?... Ah ! malgré mon âge, permettez-moi de vous servir.

PHILIPPE.

C’est un charmant rendez-vous de chasse que votre château, j’y reste jusqu’à demain.

Apercevant don Juan que Quixada fait approcher.

Ah ! ce jeune gentilhomme...

Bas à don Joseph.

C’est lui ?

DON JOSEPH, bas à Philippe.

Oui, sire.

QUIXADA, présentant don Juan.

Le seigneur don Juan.

PHILIPPE, lui tendant la main.

Par mon saint patron ! je l’ai reconnu tout d’abord. Approchez, mon ami.

DON JUAN, se jetant à ses pieds.

Ah ! sire !

PHILIPPE, le relevant.

Relevez-vous... S’est-on souvenu de mes ordres ? Savez-vous quel est votre nom ?... votre naissance ?

DON JUAN.

Sire, je l’ignore.

PHILIPPE.

Eh bien !... don Juan d’Autriche, fils de Charles-Quint, embrassez votre frère !

DON JUAN.

Grand Dieu !... Moi, sire.il se pourrait... Ah !...

Il se jette dans les bras du roi.

ALEXANDRE, qui est resté caché jusque-là, s’avançant.

Don Juan !

DON JOSEPH, l’apercevant.

Que vois-je ?

ELVIRE, avec joie.

Frère du roi !

MARIE, à part, tombant dans un fauteuil.

Ah ! malheureuse !

 

 

ACTE II

 

Un riche cabinet ; une galerie dans le fond.

 

 

Scène première

 

PHILIPPE, DON JOSEPH, COURTISANS, DEUX GARDES dans le fond en dehors

 

Au lever du rideau le roi est assis près d’une table sur le devant du théâtre, à droite ; les autres personnes se tiennent debout dans le fond.

PHILIPPE, assis.

Oui, messieurs, nous quitterons ce château dans quelques heures, et demain à Madrid.

Il se lève.

La sainte Inquisition annonce un auto-da-fé, j’y serai.

À un des seigneurs.

Monsieur le duc, vous partirez pour Grenade, c’est un peuple bien turbulent,

À un autre.

Comte de Lara, je vous nomme gouverneur de l’infant don Carlos.

Sur un signe du roi le comte s’approche.

C’est un caractère sombre, intraitable, il faut le dompter, ou par saint Philippe ! je le dompterai moi-même.

Apercevant don Joseph qui entre.

Ah ! don Joseph, approchez.

Aux courtisans.

Messieurs...

Ils s’éloignent tous.

Approchez ; où est le prince mon frère ? que fait-il ?

DON JOSEPH.

Il est sorti à cheval, suivi d’une cour nombreuse.

PHILIPPE.

Une cour !... En effet, la mienne s’éclaircit un peu. Pourquoi n’êtes-vous pas auprès de lui ?

DON JOSEPH.

C’est que Sa Grâce me l’a défendu.

PHILIPPE.

Il ne sait donc pas que je l’ai ordonné ?

DON JOSEPH.

Si fait, si fait ; c’est que lui aussi il parle eu maître.

PHILIPPE.

Ah ! déjà ! je n’en suis pas surpris. Hier je jouissais de son embarras, de sa timidité ; je l’encourageais à faire, le prince, il ne s’en acquittait pas mal.

DON JOSEPH.

C’est dans le sang.

PHILIPPE.

Hein ?

DON JOSEPH.

C’est-à-dire dans le sang d’un côté.

PHILIPPE.

Le roi ne l’effrayait plus... au contraire.

DON JOSEPH.

Il était un peu familier.

PHILIPPE.

On peut y mettre ordre ; et dites-moi, sait-il que son sort est fixé ? qu’il est destiné...

DON JOSEPH.

Je ne crois pas.

Air de Partie carrée.

Hier, ce matin, avec franchise,
Pour l’amener à son nouvel état,
Je lui parlais des plaisirs de l’Église
Et des douceurs du célibat.
(bis.)
Il en riait ; et pourquoi ? je l’ignore ;
Car la jeunesse a certains préjugés
Que, Dieu m’aidant, mon âme vierge encore,
N’a jamais partagés.

PHILIPPE.

Il me comprendra. En promettant à mon père mourant de reconnaitre don Juan pour mon frère, j’ai fait une restriction mentale !... c’est que dans la famille royale il n’y aurait jamais d’antre tige que la mienne. J’attends l’archevêque de Tolède pour lui expliquer mes projets, pour lui confier le prince. Vous, cependant, ne le quittez pas d’un instant ; suivez-le partout, rendez-moi compte de toutes ses paroles, de toutes ses pensées... mais que du reste il jouisse d’une entière liberté.

DON JOSEPH.

Après cela s’il n’était pas heureux...

PHILIPPE.

Il faut éloigner de son esprit ces folles idées de gloire, d’ambition

qui le perdraient ; il faudra lui choisir des amis sûrs et dévoués.

DON JOSEPH.

À lui ?

PHILIPPE.

Non, à moi... mais que faisait ici Alexandre de Médina ? par quel hasard ?...

DON JOSEPH.

Je l’ignore.

On entend du bruit.

 

 

Scène II

 

DON JOSEPH, PHILIPPE, QUIXADA

 

PHILIPPE.

Qu’est-ce donc, seigneur Quixada ? qu’avez-vous ? quelle émotion ?

QUIXADA.

Ah ! sire, pardonnez à ma joie ; c’est mon élève, mon ami mon fils ; je sens là une noble fierté.

PHILIPPE.

Expliquez-vous.

QUIXADA.

Déjà on l’entoure, on le bénit ; il vient de répandre ses premiers bienfaits autour du château, chez tous les malheureux... car il savait leur demeure, lui.

PHILIPPE.

C’est bien, c’est bien.

QUIXADA.

À son retour, il a aperçu parmi vos gardes d’anciens soldats de son père, de mes vieux compagnons d’armes ; il s’est approché d’eux, il leur pressait les mains, il touchait leurs nobles armures, et lui-même saisissant une épée...

PHILIPPE.

Don Juan ?

QUIXADA.

Tous admiraient son regard plein de feu, sa tournure martiale.

PHILIPPE.

Et voilà ce que je ne veux pas.

QUIXADA.

Air : Vaudeville des Mémoires d’un colonel.

Par sa grâce, par sa bonté,
De son rang il se montre digne ;
On aime sa noble fierté.

DON JOSEPH, à part.

Le roi se tait, c’est mauvais signe.

QUIXADA.

C’est un aiglon, à son réveil,
Essayant ses forces nouvelles.

DON JOSEPH, de même, regardant le roi.

Et qui volant près du soleil,
Pourrait bien y brûler ses ailes.

QUIXADA.

Tous reconnaissaient en lui le sang de Charles-Quint.

PHILIPPE, avec humeur.

C’est bien, vous dis-je... il a déjà ses flatteurs ; et avec son caractère fier, impérieux...

QUIXADA.

Son caractère ! ah ! c’est le plus noble que je sache,

Regardant don Joseph.

et quiconque dit le contraire trompe Votre Majesté.

DON JOSEPH, d’un ton patelin.

Je n’ai rien dit.

PHILIPPE.

Seigneur Quixada...

QUIXADA.

Ah ! sire, pardonnez ma vieille franchise ; il paraît qu’elle est passée de mode, comme mon costume, dont vos jeunes courtisans s’amusaient tout à l’heure.

PHILIPPE, se rapprochant de lui.

Vous savez quels sont mes ordres, ma volonté... Le prince n’avait dans ces lieux aucune liaison d’amitié, d’amour ?

QUIXADA.

De l’amour... ah ! sire... mon enfant ! je réponds de son innocence.

PHILIPPE.

Vous m’en répondez... mais des amis ?

QUIXADA.

Il n’en avait qu’un... c’était moi.

PHILIPPE.

Pas d’autre ?

DON JOSEPH, se rapprochant.

Sire, le marquis de Médina est arrêté.

PHILIPPE.

Vous entendez... le jeune marquis de Médina,

Quixada regarde

autour de lui.

Alexandre de Médina.

QUIXADA.

Pardon... c’est à moi que Votre Majesté fait l’honneur d’adresser la parole ?

PHILIPPE.

Sans doute. Le marquis... un esprit dangereux... dont l’amitié porte malheur... vous le connaissez ?

QUIXADA.

Je ne l’ai jamais vu.

PHILIPPE.

Mais don Juan ?

QUIXADA.

Pas davantage.

 

 

Scène III

 

DON JOSEPH, DON JUAN, QUIXADA

 

DON JUAN, entrant vivement suivi de quelques personnes.

Non, non, cela ne se peut pas... je vous le défends, je parlerai au roi... Ah ! mon frère, je vous cherchais, j’espérais vous trouver seul.

Apercevant Quixada.

Quixada ! mon père !

QUIXADA, avec respect.

Prince...

DON JUAN, gaiement.

Comment ! prince... pour vous je ne le suis pas ; je ne veux être que don Juan votre fils, votre ami. N’est-ce pas mon frère ? Laissez à ces courtisans dont les hommages me fatiguent...

PHILIPPE.

Il faut qu’on ait pour vous du respect.

DON JUAN, en riant.

Du respect ! eh ! mon Dieu ! on en a trop ; je ne puis faire un pas sans qu’on se presse autour de moi ; des flatteurs qui m’obsèdent de leur respect,

Montrant don Joseph et à demi-voix.

à commencer par ce grand-là, qu’on croirait payé pour m’ennuyer

de par le roi.

Don Joseph s’incline très profondément.

PHILIPPE, qui s’est assis.

Mais, prince...

DON JUAN.

Prince !... vous aussi, mon frère. En vérité je ne sais si je veille. Pauvre orphelin, élevé par pitié, n’osant, hier encore, me livrer à ces rêves de gloire, à ces désirs ambitieux qui faisaient, comme par instinct, palpiter mon cœur... je me suis vu transporté en un instant au delà de tous mes vœux, de toutes mes espérances. Quel honneur ! quelle famille ! ah ! si je me l’étais choisie moi-même, je n’aurais pas mieux fait ; moi, fils de Charles-Quint !...

Air du Fleure de la vie.

D’un prince qu’on vit à la ronde
Étendre son sceptre absolu ;
D’un souverain, maître du monde,
Du plus grand roi que l’on ait eu ;
Du plus grand... il faut qu’on le craigne,
Que jamais notre Espagne aura.

DON JOSEPH.

Ciel !

QUIXADA, bas à don Juan.

On ne dit jamais cela
   Devant celui qui règne.

DON JUAN.

Eh ! qu’importe ! le roi ne m’a pas nommé son frère pour me jeter au nombre de ses flatteurs !... Mon frère... ah ! si vous saviez tout ce que ce nom-là m’a donné de bonheur ! le sentez-vous comme moi, mon frère ?

PHILIPPE.

Sans doute, monseigneur !

DON JUAN, s’approchant familièrement du roi.

Encore ! ah ! je vous en supplie. Roi pour tout le monde, ne soyez pour moi qu’un ami comme hier ; vous étiez si bon ! et ce titre de roi qui m’effrayait d’abord...

Il lui prend la main.

PHILIPPE, se retournant.

Comte de Lara, gouverneur de don Carlos, voici mes instructions, partez. En élevant mon fils, rappelez-lui bien surtout que le roi d’Espagne ne permet à personne de s’élever jusqu’à lui.

Tous les courtisans s’éloignent, don Juan regarde autour de lui et paraît tout déconcerté.

DON JOSEPH, à part.

Il a compris.

PHILIPPE, avec bonté.

Approchez, prince, qu’aviez-vous à me dire ? que veniez-vous m’apprendre ?

DON JUAN, très ému.

Sire, je venais... je voulais... c’est dommage.

PHILIPPE, se levant.

Rassurez-vous, mon frère.

Il lui tend la main.

DON JUAN, se précipitant sur la main que le roi lui tend.

Ah ! sire ! que de bonté ! j’en avais besoin.

PHILIPPE, se levant.

Expliquez-vous, parlez.

DON JUAN.

En rentrant, ce matin, j’ai appris qu’on venait d’arrêter dans ce château le marquis Alexandre de Médina, mon hôte, mon ami.

PHILIPPE, regardant Quixada.

Votre ami ?

QUIXADA.

En vérité, je ne puis comprendre...

PHILIPPE.

Je comprends, moi ; continuez, don Juan.

DON JUAN.

Mon amitié devait rendre cet asile inviolable ; aussi je lui ai promis sa grâce, il l’aura.

PHILIPPE.

Don Juan !

DON JUAN.

Il l’aura, sire.

Air de Téniers.

Vous m’avez dit que j’étais votre frère ;
Que j’étais prince et le fils d’un grand roi.
Et, pauvre enfant, sous le nom de mon père,
C’est en tremblant que je marche : aidez-moi :
Pour vos bienfaits on vous bénit, je pense ;

Mouvement de Philippe.

Comme la vôtre honorant ma grandeur,
Laissez-moi faire un heureux... je commence ;
Ce premier pas me portera bonheur.
Aussi, j’ai ordonné qu’on le mît en liberté.

PHILIPPE.

Vous ! vous avez ordonné...

Avec calme à don Joseph.

Allez, que le marquis de Médina soit retenu par ses gardes, que personne ne puisse arriver jusqu’à lui.

DON JUAN, à don Joseph, qui sort.

Arrêtez...

Au roi.

Sire !...

PHILIPPE, souriant.

Allez, car je le veux aussi, moi, le roi.

Quixada, sur un signe du roi, remonte avec les courtisans.

DON JUAN.

Quoi ! vous exigez...

PHILIPPE.

Quand j’ai commandé, on obéit.

Avec bonté.

Mais calmez-vous, vous êtes près d’un frère.

DON JUAN.

Ah ! sire ! vous venez de m’apprendre que ce frère est mon maître, et le marquis de Médina, mon ami...

PHILIPPE.

Votre ami ! il ne peut l’être. Je ne le veux pas.

DON JUAN.

Ah ! plutôt laissez-moi adoucir son esprit, que l’injustice a peut-être irrité ; un jour il sera digne de vous servir ; et, s’il le faut, dans les combats, à mes côtés...

PHILIPPE.

Dans les combats ! Et qui vous a dit, don Juan, que vous dussiez vous battre ?

DON JUAN, étonné.

Qui me l’a dit ?... qui me l’a dit ? mais mon cœur, le sang qui coule dans mes veines, le nom de mon père ! Qui me l’a dit ? mais c’est là toute mon ambition, la seule qui soit jamais entrée dans mon âme.

PHILIPPE.

Nous avons d’autres projets sur vous, mon cher don Juan.

DON JUAN.

Mais, sire, les soins du trône vous retiennent ; et si je puis, un jour, à la tête de vos armées...

PHILIPPE.

Jamais ; quels sont donc mes ennemis, les vôtres, qui vous ont donné cette pensée ?

DON JUAN, interdit.

Sire, l’espoir de servir Votre Majesté...

PHILIPPE.

Vous me servirez plus sûrement, et pour vous et pour moi...

DON JUAN.

Quoi ! voulez-vous me condamner à végéter, seul, obscur, dans mes foyers, près d’une épouse, d’un fils ?

PHILIPPE.

Une épouse !... un fils !... ne l’espérez pas : votre famille, c’est moi, moi seul ; vous n’en aurez jamais d’autre.

DON JUAN.

Sire, ah ! vous ne le pensez pas... cet arrêt...

PHILIPPE.

Est irrévocable.

DON JUAN.

Il est impossible ; j’aime, je suis aimé.

PHILIPPE.

Malheureux ! tremblez, il y va de votre liberté, de celle de votre maîtresse.

À Quixada qui s’est avancé avec inquiétude.

Seigneur Quixada, vous avez menti.

QUIXADA, hors de lui.

Sire...

DON JUAN, s’élançant.

Mon père...

QUIXADA.

Sire, j’ai servi trente ans votre famille, mon sang a coulé pour elle sur vingt champs de bataille !... et le roi votre père ne passait jamais devant moi sans incliner la tête.

PHILIPPE, avec force.

Vous avez menti à votre roi.

Baissant la voix.

Le prince s’est trahi ! il aime, il est aimé... Vous m’avez répondu de lui ; songez-y.

DON JOSEPH, entrant et venant à la gauche du roi.

Sire, l’archevêque de Tolède se rend aux ordres de Votre Majesté.

PHILIPPE.

C’est bien ; don Juan, suivez-moi : ce que j’attends de vous, ce que j’espère, vous allez le Savoir.

Il va pour sortir, don Juan passe auprès de lui.

DON JUAN, à part.

Ah ! je tremble... Marie !

Il veut se rapprocher de Quixada qui est resté immobile.

PHILIPPE, se retournant, avec douceur.

Suivez-moi.

Il sort suivi de don Juan et de tous les courtisans.

 

 

Scène IV

 

QUIXADA, seul, regardant sortir le roi, après un moment de silence

 

Il aime, il est aimé ! C’est un crime qui ne sera jamais le tien.

Air : Époux imprudent, fils rebelle.

Devant sa cour, ses flatteurs, il m’outrage ;
Il déshonore un nom qui les vaut tous.
Mon front rougit et de honte et de rage,
Et mon vieux sang bouillonne de courroux.
Monarque ingrat, moine faux et jaloux ;
D’un dévouement si noble, si sincère,
Est-ce le prix que j’attendais de toi ?
Je me trompais ; c’est là peut-être en roi
Payer les dettes de son père.

Il aime... Eh bien ! quand cela serait ? Je ne me suis pas chargé d’en faire un moine !... Je n’y entends rien heureusement ! Il aime... eh bien ! où est le mal ? Que diable ! il me semble que de mon temps on ne demandait pas la permission au roi...

S’arrêtant.

Mais il est aimé... aimé... et de qui ? Dans ce château !... Je n’ose...

 

 

Scène V

 

ELVIRE, QUIXADA, MARIE

 

ELVIRE, accourant.

Viens donc, Marie, oui, c’est lui, parmi tous ces jeunes seigneurs...

Ah ! mon père !

QUIXADA.

Ah ! si c’était... non, c’est impossible.

ELVIRE.

Mon père ! quelle fête ! quel honneur pour votre demeure ! quel éclat !

QUIXADA.

Oui, de par Dieu ! il m’en coûtera le château !

ELVIRE.

Et don Juan... qu’il doit être heureux ! oh ! que je suis contente pour lui !

QUIXADA, les observant.

Tu es bien gaie, ce matin...

À part.

L’autre est bien triste.

ELVIRE.

Que fait-il ? que dit-il ?

QUIXADA.

Qui ?

MARIE, timidement.

Don Juan, mon oncle !

QUIXADA.

Oh ! don Juan... il lui arrive un grand malheur !

MARIE et ELVIRE.

Ô ciel !

QUIXADA, à part.

Diable ! toutes les deux !

MARIE.

Et quel malheur, mon oncle ?

QUIXADA.

Tu es bien émue, ma pauvre Marie.

ELVIRE.

Mais dites donc, mon père, achevez... C’est notre frère, notre ami. Vous le savez bien... vous nous faites mourir.

QUIXADA.

Le roi est furieux contre lui.

ELVIRE et MARIE.

Et pourquoi ?

QUIXADA.

Parce qu’il est amoureux.

ELVIRE, en souriant et avec émotion.

Amoureux !... eh bien ! mon père, il me semble qu’il n’y a pas de mal ; et parce qu’il est le frère du roi, je ne vois pas ce qui empêcherait... au contraire... Ah ! il est amoureux !... et il n’y pas longtemps, n’est-ce pas ?

QUIXADA.

Mais... je ne sais...

À part.

L’autre ne dit rien...

Haut, les observant toujours.

Mais ce qu’il y a de pis... c’est qu’il paraît qu’il se croit aimé.

MARIE.

Ah ! il se croit...

ELVIRE.

Mais... il n’a peut-être pas tort... écoutez donc... il est bien... et puis si bon, si aimable... Qui ne l’aimerait pas ce bon prince... car le voilà prince, n’est-ce pas ?

QUIXADA.

Oui... et sans doute c’est ce titre-là qui est le plus séduisant.

ELVIRE.

Oh ! non, mais ça ne gâte rien.

MARIE.

Ah ! quelle idée !... peux-tu penser qu’un titre puisse ajouter à... l’amitié ?

QUIXADA, à part.

Ah !

Il se rapproche de Marie.

ELVIRE.

Eh ! qu’importe ?... Mais ce que je ne comprends pas, c’est la colère du roi.

QUIXADA.

Vous ne comprenez pas que don Juan ne peut disposer de son cœur... de sa main, sans le consentement de son souverain... qu’il ne s’appartient plus.

MARIE, à part.

Grand Dieu !

ELVIRE.

Vous croyez ?

QUIXADA.

Mais ce qui est mal... oh ! bien mal... c’est de m’avoir trompé... lui et la personne dont il est aimé... Ils n’ont pas eu confiance en moi... ils se sont défiés de leur vieil ami... Les ingrats ! mes avis du moins auraient prévenu des torts... des malheurs, peut-être...

Marie se détourne et fond en larmes.

ELVIRE.

Il n’y a pas de malheurs.

QUIXADA, à part, observant toujours Marie.

Oh ! c’est là... c’est là !

Haut.

Et si en se perdant ils m’avaient perdu avec eux !... Oui, j’ai répondu du cœur de don Juan... et tout à l’heure ici, en présence de la cour, un démenti du roi...

ELVIRE et MARIE.

Ô ciel !

QUIXADA.

Et ceux pour qui j’ai tout sacrifié, pour qui je donnerais encore ce qui me reste de jours...

Saisissant la main de Marie.

Voilà le prix qu’ils gardaient à ma vieillesse.

ELVIRE, tout émue.

Mon père, je vous assure que si je l’avais su plus tôt... mais ce n’est que d’hier.

QUIXADA, étonné.

Hein !

ELVIRE.

Et puis, j’ignorais que lui...

QUIXADA, à part.

Ah ! çà, est-ce que je me trompe ?

ELVIRE.

Silence, mon père, j’entends quelqu’un.

Elle remonte et regarde au fond.

MARIE, entraînant Quixada et à demi-voix.

Mon oncle !...

QUIXADA.

Ah ! Marie !...

MARIE.

Venez, venez, vous saurez tout.

QUIXADA.

Ah ! Marie.

Ils sortent par la gauche.

ELVIRE, regardant toujours sans se retourner.

C’est lui ! c’est don Juan ! pâle, défait, hors de lui ! il vient. Ah ! mon père, ne l’accusez pas.

Revenant.

Je l’aime, oui, je l’aime de toutes les forces de mon âme ! mais... eh bien ! où donc est-il ?... et Marie...

 

 

Scène VI

 

ELVIRE, DON JUAN

 

DON JUAN, très vivement.

Ah ! Elvire.

ELVIRE.

Don Juan !

DON JUAN.

C’est toi... Ah ! j’échappe aux regards du roi, et je tremble...

ELVIRE.

Qu’avez-vous ? ce trouble...

DON JUAN.

Oui, je souffre... je suis si malheureux !...

Lui prenant la main.

Elvire, si tu savais... ils veulent m’enlever au monde, à mes amis, à mes espérances ; me donner à l’Église.

ELVIRE.

Que dites-vous ?

DON JUAN.

Plus d’amour !... plus de bonheur !

ELVIRE.

Votre frère ?...

DON JUAN.

Mon frère !... Écoute... tu es ma sœur... mon amie... tu m’es dévouée.

ELVIRE.

Oh ! maintenant plus que jamais ; parlez, parlez, je vous serai fidèle... comme autrefois... vous savez...

DON JUAN.

Ah ! je te crois ; tu m’aimes, toi ?

ELVIRE.

Ah ! oui.

DON JUAN.

Aussi, je viens me confier à toi, je viens te livrer un secret d’où dépend mon bonheur... ma vie !

ELVIRE.

Ah ! parle, don Juan... explique-toi.

DON JUAN.

Tu braveras tout pour le garder.

ELVIRE.

Tout.

DON JUAN.

Eh bien ! apprends donc que j’aime...

ELVIRE.

Toi ! tu...

Elle baisse les yeux en rougissant.

DON JUAN.

Oui, j’aime ; on veut rompre des nœuds que j’ai jurés ; on veut que je suis parjure, infâme ! Malheureux !... jamais !... Et celle que j’aime est entourée de périls !... je puis la perdre... mais je veux la sauver... je ne puis la voir ; on me surveille ; mais toi, va la trouver, Elvire, dis-lui de renfermer notre secret au fond de son cœur, de ne rien craindre, que je lui serai fidèle... Oh ! toujours... et si elle peut s’échapper... Mais qu’as-tu donc, tu ne m’écoutes pas ?

ELVIRE.

Mais... si fait, j’écoute.

DON JUAN.

Cours près d’elle.

ELVIRE.

Elle ! qui donc ? qui donc ?

DON JUAN.

Marie de Mendoza.

ELVIRE.

Marie ?

DON JUAN.

Ma bien-aimée, ma femme !

ELVIRE.

Ah !

DON JUAN.

Mais qu’as-tu donc ? cette pâleur... ces larmes...

ELVIRE.

Moi ! non, non, je ne pleure pas.

DON JUAN.

On vient. Va, cours, ma sœur.

ELVIRE, sortant lentement.

J’y vais... oui, j’y vais...

À part.

Marie !

DON JUAN, la suivant.

Et de grâce, le secret.

Il se retourne vivement et aperçoit don Joseph qui se trouve derrière lui.

 

 

Scène VII

 

DON JOSEPH, DON JUAN

 

DON JUAN.

Que voulez-vous ? que faites-vous ici ?

DON JOSEPH, saluant très bas.

Pardon, prince... mon devoir...

DON JUAN.

Votre devoir est de me suivre, de vous attacher à mes pas d’épier mes paroles pour les reporter à d’autres ?

DON JOSEPH.

Pouvez-vous penser ?

DON JUAN.

Je le sais.

DON JOSEPH.

Alors... si vous le savez.

DON JUAN.

Oui, je le sais, et je vous trouve bien hardi d’accepter près de moi de pareilles fonctions.

DON JOSEPH.

Air : Vaudeville des frères de lait.

Prince, pour moi la source est trop belle.
Le roi le veut.

DON JUAN.

Respectez mieux le roi.

DON JOSEPH.

Sa confiance... et j’y serai fidèle,
Est un honneur.

DON JUAN.

Oh ! c’est selon l’emploi.

DON JOSEPH.

Mais le roi choisit, c’est l’usage,
Pour accomplir ses ordres absolus,
Ceux qu’il estime davantage.

DON JUAN.

Ou ceux qu’il méprise le plus.

DON JOSEPH.

Le roi...

DON JUAN.

Le roi peut disposer de mes jours, de ma liberté... Mais me forcer à vous voir, à vous entendre... jamais !

DON JOSEPH.

Permettez... chargé de vous donner des principes de vertu...

DON JUAN, entre ses dents.

On ne donne que ce qu’on a.

DON JOSEPH.

Plaît-il ? J’ai accepté dans votre intérêt...

Baissant la voix.

On peut s’entendre... D’ailleurs un autre me remplacerait, et autant vaut...

DON JUAN, lui prenant fortement la main.

Si un autre vous remplaçait... je lui dirais...

Le roi paraît dans le fond.

Le métier que vous faites est infâme... il déshonore le titre que vous portez... Sortez de ma présence, et ne reparaissez jamais devant moi !

 

 

Scène VIII

 

DON JOSEPH, PHILIPPE, DON JUAN

 

PHILIPPE, descendant entre eux.

Don Joseph, restez.

DON JUAN.

Le roi !

PHILIPPE.

Vous faites le prince avec votre gouverneur, don Juan ?

DON JUAN.

Mon gouverneur !... C’était un soldat que m’avait choisi Charles-Quint.

PHILIPPE, avec impatience.

Encore !...

À don Joseph.

Vous ne recevrez d’ordre que de moi...

DON JOSEPH.

Ah ! Sire ! que de bontés !

Il salue très humblement.

PHILIPPE.

Retirez-vous !

Don Joseph sort.

 

 

Scène IX

 

PHILIPPE, DON JUAN

 

DON JUAN.

Ah ! ne me forcez pas à vivre ainsi... Épié, persécuté... je préfère le sort du dernier de vos sujets.

PHILIPPE.

Le dernier de mes sujets m’obéit. Pourquoi fuir, m’échapper ? lorsque mes ordres...

DON JUAN.

Ah ! sire, ils m’ont fait trembler ! Mais ces ordres cruels, vous les révoquerez... Moi, entrer dans un cloître !... appartenir à l’Église !... Cacher, sous une robe de moine, le fils de Charles-Quint !... Ah ! vous ne le voulez pas... vous ne pourriez l’exiger !

PHILIPPE.

Je l’exige, pourtant !

DON JUAN.

Songez-y donc... Ces vœux que vous me demandez... ils seraient impies, parjures, criminels... Je ne les ferai pas... je ne les ferai jamais...

PHILIPPE.

Jamais !

DON JUAN.

Vous voulez donc que je sois infâme !

PHILIPPE.

Je veux que vous soyez prince de l’Église... Cela importe à ma politique... je le veux.

DON JUAN.

Votre politique, sire, c’est de briser le cœur d’un frère ! c’est d’écraser sous votre pied royal ses espérances de gloire et de famille !

PHILIPPE.

Ô ciel !

DON JUAN.

Votre politique... c’est d’arrêter à moi... c’est d’épuiser dans mes veines... cette goutte échappée du sang de Charles-Quint !

PHILIPPE.

Tais-toi, malheureux, tais-toi ! C’est déjà un crime que de lire dans ma pensée...

DON JUAN.

Sire !...

PHILIPPE.

Eh bien ! don Juan, s’il en était ainsi, crois-tu qu’il serait possible de me résister ?

DON JUAN.

Oh ! non... Mais pourquoi ces grandeurs, ce titre, ce secret ? Laissez-moi vivre obscur, ignoré, au fond de ce château que je voulais quitter... Ambitieux que j’étais !... Là, du moins, personne ne venait me disputer mon bonheur, ma liberté... Rendez-les-moi !... et pour prix de ce bienfait, j’oublierai tout, jusqu’à ma naissance, jusqu’au nom que vous m’avez donné.

PHILIPPE.

Il n’est plus temps !

DON JUAN.

Ou plutôt... Vous avez raison, sire, il n’est plus temps... Je suis votre frère, je dois donner l’exemple à votre peuple... je dois vous servir... mais en digne Espagnol, une épée à la main... Oui, de l’héritage de mon père, je neveux que cela... Une épée... une épée, et ma place au premier rang !... Ma naissance fut une faute peut-être... Charles-Quint n’osait l’avouera Et tout à l’heure, dans la foule de ces jeunes seigneurs, j’ai entendu murmurer un mot qui m’a fait monter le sang au visage... Ah ! sire, quand l’heure des combats aura sonné, laissez-moi marcher à leur tête... les conduire au milieu du danger... vaincre ou mourir à leurs yeux.

PHILIPPE.

Don Juan !

DON JUAN.

Laissez-moi me légitimer... Mais pas de cloître !... pas de robe de moine !... Grâce ! pitié ! ne me flétrissez pas... Je vous le demande... je vous en prie à genoux...

PHILIPPE.

Mon frère !

DON JUAN.

Votre frère ! oui... Mais soyez donc le mien... Voyez... Je ne veux faire qu’un vœu, qu’un serment... à vos pieds... Mais je le tiendrai, celui-là... C’est de vivre pour vous servir... de n’amasser de gloire que pour augmenter la vôtre !... de ne me rappeler que nous sommes du même sang que pour vous aimer, pour vous être fidèle !... Je le jure ! je le jure, au nom du héros qui fut votre père et le mien !

PHILIPPE, d’une voix émue.

Relevez-vous, c’est bien, je vous crois, vous ne me trompez pas... Oh ! non, malheur à qui me ferait trembler ! il y a près de mon trône un tribunal sacré qui n’absout jamais, et fût-ce mon fils lui-même...

DON JUAN.

Grand Dieu !

PHILIPPE, reprenant avec un sourire.

lion Juan, soyez heureux ; je reçois vos serments, servez-moi, j’y consens.

DON JUAN.

Ah ! sire... ah ! mon frère !

PHILIPPE.

Et maintenant, parlez, que puis-je faire encore pour vous ? qu’avez-vous à me demander ?

DON JUAN.

Sire, la grâce du seigneur Alexandre de Médina.

PHILIPPE, avec humeur.

Encore ! vous êtes donc bien son ami ?

DON JUAN.

Il est malheureux.

PHILIPPE.

Allons, puisque vous le voulez ; mais moi, don Juan, j’ai aussi mon vœu, ma condition, j’accorde tout, vous ne me refuserez pas.

DON JUAN.

Ordonnez, sire, et trop heureux...

PHILIPPE.

Sans doute. Désormais, songez-y donc bien... pour vous jamais d’hymen, jamais de famille.

DON JUAN.

Grand Dieu !

PHILIPPE.

Vous me le jurez ?

DON JUAN.

Je ne le puis. Je vous l’ai dit, j’ai fait des promesses, je les tiendrai.

PHILIPPE.

Je vous en dégage.

DON JUAN.

Impossible. Celle que j’aime a reçu mes serments, elle sera ma femme.

PHILIPPE.

Un cloître m’en répondra.

DON JUAN.

Un cloître !

PHILIPPE.

Nommez-la-moi.

DON JUAN.

Non, ce serait d’un lâche. Je l’aime, vous dis-je, et plutôt de la trahir, plutôt de vous livrer son secret, je braverai tout... vos gardes, votre puissance, l’Espagne tout entière.

PHILIPPE.

Don Juan ! don Juan ! songez-y, je suis maître de son sort, du vôtre ; je veux la connaître, je le veux... ou tremblez.

DON JUAN.

Je ne crains rien. Un cloître, grand Dieu ! un cloître !

PHILIPPE.

Obéissez à votre roi.

DON JUAN.

Dites à mon tyran.

PHILIPPE.

Malheureux ! rendez-moi votre épée.

DON JUAN.

Mon épée ! jamais, oh ! jamais !

PHILIPPE, allant vers le fond.

Messieurs, à moi !

Les portes s’ouvrent, on voit plusieurs seigneurs dans le fond, Quixada entre précipitamment.

 

 

Scène X

 

PHILIPPE, DON JUAN, QUIXADA, DON JOSEPH, SUITE

 

QUIXADA.

Ô ciel ! ces cris !... Sire, vos ordres.

PHILIPPE.

C’est un ingrat, un rebelle, qui me désobéit, qui me brave ; qu’il tremble !

QUIXADA.

Don Juan !

PHILIPPE.

Nommez-moi celle que vous aimez ; il faut que son sort me soit remis et qu’un cloître me réponde d’elle ou de vous ; nommez-la-moi.

DON JUAN.

Plutôt mourir.

PHILIPPE, faisant un mouvement vers le fond.

Messieurs...

QUIXADA, vivement.

Sire, sire, je la connais.

PHILIPPE.

Son nom ?

QUIXADA.

C’est ma fille !

DON JUAN.

Ciel !

Quixada lui saisit la main pour lui imposer silence.

PHILIPPE.

Votre fille ? Oui, j’aurais dû le penser... Votre fille !...

QUIXADA.

Songez à sa jeunesse, à mes services, et jugez-moi.

PHILIPPE, rêveur.

Un cloître, ce n’est pas assez.

Regardant don Juan.

Quelle audace !... ses amours, ses amitiés... je briserai tout.

À un seigneur.

Comte, approchez.

Le seigneur s’avance.

Don Juan, rendez votre épée.

DON JUAN, s’avançant entre Philippe et Quixada.

Sire !...

QUIXADA, faisant un signe à don Juan.

Prince !...

PHILIPPE.

Rendez votre épée.

DON JUAN, remettant son épée au seigneur.

La voici.

PHILIPPE, dans le fond.

Messieurs, que tout soit prêt dans une heure.

Regardant Quixada.

Mais auparavant, cette jeune fille... Don Joseph, venez recevoir mes ordres.

À un seigneur, montrant le fond.

Placez des gardes ici ; que le prince ne puisse sortir ; vous m’en répondez.

Au duc.

Suivez-moi.

Il sort par le fond, don Joseph et les seigneurs le suivent, des gardes sont placés à la porte, en dehors.

 

 

Scène XI

 

DON JUAN, QUIXADA

 

Quand tout le monde est sorti, Quixada tend les bras à don Juan qui s’y précipite.

DON JUAN.

Mon père, vous vous êtes perdu.

QUIXADA.

Je vous ai sauvé, vous... Marie à présent, Marie, c’est vous encore.

DON JUAN, stupéfait.

Ô ciel ! vous saviez...

QUIXADA.

Elle m’a tout dit... sa faute, ses remords, votre amour... Ah ! don Juan !

DON JUAN.

Grâce, mon père, grâce... ne me maudissez pas.

QUIXADA.

Air : Le Luth galant.

Moi, te maudire, hélas ! t’abandonner ?
Va, mon enfant, on peut te condamner.
De les jeunes vertus ma vieillesse s’honore :
Pour tes fautes... toujours un père les ignore ;
Ce titre fut le mien ; et si j’y tiens encore,
C’est pour te pardonner.

DON JUAN.

Mais y pensez-vous ? le repos d’Elvire, le vôtre...

QUIXADA.

C’est le dernier sacrifice d’un vieil ami... accepte-le... que me reste-t-il de jours ?... et ma fille, après moi, sans fortune, sans appui, que lui fait le monde ?... c’est un cloître qu’il lui faut. Que je meure ! qu’elle prenne le voile ; mais que tu sois heureux.

DON JUAN.

Heureux !... jamais... Si vous saviez quelles menaces... mais le ciel a reçu mes serments, je les tiendrai... Marie est ma femme.

QUIXADA.

Oui, votre femme ; c’est son honneur, c’est le mien qui le veut... mais que le roi ne le sache jamais.

 

 

Scène XII

 

MARIE, DON JUAN, QUIXADA

 

MARIE, toute troublée.

Don Juan ! don Juan !

DON JUAN.

Marie !

MARIE.

Ah ! pardon, mon oncle, mais si vous saviez...

QUIXADA.

Quoi donc ?

MARIE.

Elvire vient d’être appelée dans le cabinet du roi.

QUIXADA.

Ma fille !

DON JUAN.

Grand Dieu !

MARIE.

Je tremble que ce fatal secret...

QUIXADA.

Eh ! parbleu, moi aussi, je tremble... car enfin elle ne sait pas...

MARIE.

Si fait... et c’est ce qui redouble mon effroi... Ah ! don Juan ! elle vous aime tant.

DON JUAN.

Oui, comme une sœur.

MARIE.

Oh ! cent fois davantage.

DON JUAN.

Elvire !

QUIXADA.

Que dites-vous ?

MARIE.

Oui, elle vous aime, mais d’un amour passionné et jaloux ; elle me l’a dit à moi, et si vous saviez comme elle pleurait... avec quel désespoir elle me reprochait mon bonheur, dont elle aurait voulu se venger.

DON JUAN.

Elvire !... elle m’aimait...

QUIXADA, avec beaucoup d’effroi.

Se venger... grand Dieu !

DON JUAN, la prenant dans ses bras.

Viens, Marie, viens... comment te sauver ?... Je ne le puis...

À Quixada.

Mais vous, vous échapperez au courroux du roi... Oh ! oui, vous êtes libre ; vous le pouvez... Eh bien ?

Air : Je n’ai point vu ces bosquets de lauriers.

Mon vieil ami, vous à qui je dois tant,
Je viens à vous comme autrefois mon père.
À votre honneur je confie en partant
Mon bien, ma vie, une épouse ; une mère ;
Acceptez-vous ?

QUIXADA.

En doutes-tu, mon fils ?
Oui, ce dépôt qu’entre mes mains tu laisses,
Je t’en réponds.

DON JUAN.

Tous mes vœux sont remplis !

À Marie.

Sèche tes pleurs ; ses bienfaits m’ont appris
Comme il sait tenir ses promesses.

Adieu, partez... sauvez-la.

MARIE.

Don Juan !

 

 

Scène XIII

 

MARIE, DON JUAN, QUIXADA, ELVIRE, puis PHILIPPE, SEIGNEURS, PAGES, GARDES, en dehors

 

ELVIRE, entrant vivement.

Le roi !

MARIE.

Ah !

Elle se jette de côté.

QUIXADA.

Ma fille !

DON JUAN.

Il n’est plus temps.

PHILIPPE, entrant, à un seigneur de sa suite.

Qu’on l’amène ici, à l’instant... allez...

Descendant la scène et les observant.

Je sais tout.

À Quixada.

Votre fille m’a tout avoué, Quixada...

Mouvement d’effroi. À don Juan.

Elle vous aime, don Juan, plus encore que vous ne l’aimez ; mais je compte sur son obéissance... imitez-la... je mets à ce prix votre épée et sa liberté... la vôtre, peut-être.

DON JUAN.

Sire...

PHILIPPE.

Seigneur Quixada, je veux reconnaître le service que vous doit ma famille, il pouvait être plus grand ; mais j’oublie tout ! je fais plus encore... Je marie votre fille.

DON JUAN.

Se sacrifier pour moi !

QUIXADA.

Prince !...

PHILIPPE.

Je le veux.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, ALEXANDRE, DON JOSEPH, SUITE NOMBREUSE

 

ALEXANDRE, se jetant aux pieds du roi.

Ah ! sire, je puis vous voir enfin... vous me rappelez... je tombe à vos pieds... laissez-moi vivre obscur, ignoré... mais libre.

PHILIPPE.

Levez-vous, marquis de Médina...

À Quixada.

et le mari que je lui donne... le voilà.

DON JUAN, à part.

Alexandre !

PHILIPPE, à Alexandre.

Vous me suivrez à Madrid, avec votre épouse... cette jeune fille dont on vous accorde la main.

ALEXANDRE.

Qu’entends-je ?... ô ciel !

ELVIRE, bas.

Silence !

DON JUAN, bas, à part.

Il l’aime !

QUIXADA, à part.

Ils sont sauvés.

ALEXANDRE, interdit.

J’obéirai, sire, si mademoiselle consent.

ELVIRE, à don Juan.

Seigneur don Juan, je sentais là que vous seul pouviez décider de mon sort, de ma vie tout entière ; soyez heureux... je le suis !

Elle tend la main à Alexandre qui la presse avec joie.

DON JUAN, se détournant avec émotion.

Elvire, ma sœur !...

PHILIPPE, à part, en souriant, après avoir observé don Juan et Alexandre.

Et maintenant je ne crains plus leur amitié.

QUIXADA, à part.

Bien, ma fille, bien.

PHILIPPE, à demi-voix, à don Juan.

J’ai tenu toutes mes promesses... toutes ! votre ami est libre ; mais souvenez-vous de mes conditions.

Haut.

La rébellion s’est montrée dans Grenade... don Juan d’Autriche, allez la combattre au nom de votre roi ; reprenez voire épée !

Un seigneur la lui présente.

DON JUAN, la prenant.

Ah ! sire ; je vous en rendrai bon compte.

DON JOSEPH, s’approchent, bas.

Et moi, sire ?

PHILIPPE, bas.

Près de mon fils.

DON JUAN, jetant un regard sur Marie, qui est effacée par Quixada, et tendant la main à ce dernier.

Adieu, mon ami, mon père... vous avez reçu mes serments d’honneur, je les tiendrai tous... Je quitte à regret ce château ; mais je n’oublierai jamais ce que j’y laisse.

Quixada sert la main à Marie comme pour la retenir.

Ailleurs m’attendent les grandeurs, la gloire peut-être... mais le bonheur, c’est ici... c’est près de vous que je viendrai le trouver. Adieu, mon père, adieu.

QUIXADA, le pressant dans ses bras.

Don Juan !

PHILIPPE.

Partons, messieurs.

Marie se détourne pour cacher ses larmes. Le roi fait un mouvement pour presser le départ.

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