Dolly (Thomas SAUVAGE - Gabriel DE LURIEU - Max RAOUL)

Drame en trois actes, mêlé de chants.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 22 janvier 1835.

 

Personnages

 

MISS DOLLY FRASERS

ARMAND DE GRAVIGNY, au premier acte sous le nom de Fontenay

HENRIETTE, sa femme

LE DUC DE ***, ministre d’état, oncle d’Henriette

LAHOUSSAYE, fermier-général, oncle d’Armand

SIR JOHN BUBBLETON, officier anglais

LAMBERT, jardinier

MARIE, sa nièce

FRANÇOIS, jardinier du château

ANNA, nourrice de Dolly

WILLIAMS, son fils, montagnard écossais

UN PRÊTRE, habit marron et manteau noir

MONTAGNARDS ÉCOSSAIS

VALETS

PAYSANS

SOLDAT ANGLAIS

 

 

ACTE I

 

En Écosse. 1740. Une chaumière bâtie dans les ruines d’un vieux château. Le fond est en partie ouvert et donne sur des rochers et des précipices au-delà de la mer. À droite, attenant au fond, des arceaux indiquant une ancienne chapelle. Plus en avant, du même côté, une grange. À gauche, une grande porte donnant dans une première pièce par laquelle on entre dans la chaumière.

 

 

Scène première

 

ANNA, MONTAGNARDS, puis WILLIAMS

 

Une vive canonnade, des feux de peloton se font entendre ; des montagnards paraissent au fond, fuyant à travers les rochers ; Anna regarde avec inquiétude ; Williams se précipite dans la chaumière, en sautant par-dessus les pointes de rochers.

ANNA, l’embrassant.

Mon fils !

WILLIAMS.

Ma mère... attendez... je crois les entendre encore. Oui, décidément ils ont pris une autre route...

ANNA.

Ainsi la bataille ?...

WILLIAMS.

Perdue ?

ANNA.

Le prince Édouard ?

WILLIAMS.

En fuite... pris, peut-être.

ANNA.

Juste ciel ! et ce Français, ce jeune peintre... si zélé pour notre cause.

WILLIAMS.

M. Fontenay... Ah ! ma mère.

ANNA.

Il aurait péri...

WILLIAMS.

Je le crains.

ANNA.

Chère miss Dolly, que je la plains... car elle l’aimait... et avec toute la franchise et l’abandon d’un noble cœur Le premier inscrit à la gauche du spectateur... je me reprochais quelquefois d’avoir consenti à les recevoir tous deux dans ma chaumière à l’insu du comte de Frasers, le père de Dolly... maintenant elle aura le temps d’expier quelques instans de bonheur...

WILLIAMS

Eh ! mon Dieu ! où ça pouvait-il les mener cet amour-là ? le comte de Frasers, un enragé partisan de la cour de Londres, il n’aurait jamais voulu prendre pour gendre un ami des Stuarts, et si ce que l’on dit est vrai, un agent du roi de France.

ANNA.

En vérité ?

WILLIAMS.

Oui, le roi Georges le sait et paierait, dit-on, la tête de M. Fontenay tout ce qu’on voudrait.

ANNA.

Sainte-Vierge ! un si joli garçon.

WILLIAMS.

Tout ce qu’on voudrait... il y a là de quoi tenter ces âmes damnées de l’armée de Cumberland ; ces chiens-là sont plus âpres à l’argent qu’une meute à la curée, et c’est ce qui me fait craindre...

Dolly paraît à la porte.

ANNA.

Miss Dolly... garde-toi bien de lui dire...

WILLIAMS.

Soyez tranquille, ma mère, ma bonne sœur de lait, je l’aime trop pour l’affliger.

 

 

Scène II

 

ANNA, DOLLY, WILLIAMS

 

DOLLY.

Eh bien, mes amis, tout est donc perdu ?

WILLIAMS.

Tout ! nous sommes vaincus ! vaincus !... ce mot-là brûle la bouche d’un montagnard écossais.

DOLLY.

Infortuné prince, que va-t-il devenir ? M. Charles de Fontenay était-il avec lui ?

WILLIAMS.

Oui, miss, d’abord, mais une charge de dragons anglais l’a tout-à-coup séparé du prince, et je ne l’ai plus revu... peut-être a-t-il rejoint Édouard dans sa fuite... peut-être... je ne sais rien de positif...

DOLLY.

Oh ! mon Dieu ! je meurs d’inquiétude ! heureuse encore que mon père soit à Londres, je n’aurai pas à dévorer mes larmes... Devant vous je puis pleurer sur notre prince, sur notre patrie... et sur lui.

Elle s’assied et pleure.

ANNA.

Viens. Williams, nous n’avons pas de consolations à lui donner.

WILLIAMS.

Hélas ! non.

Ils sortent lentement en la regardant.

 

 

Scène III

 

DOLLY, seule

 

Pauvre Charles ! victime de ton dévouement... et moi, moi, seule désormais ; pourquoi t’ai-je vu, pourquoi tes nobles qualités, ton généreux enthousiasme ont ils touché mon cœur, égaré ma raison... Ah ! je suis bien malheureuse. Pourtant, Williams ne sait rien de certain, il peut avoir échappé au désastre ; alors errant au milieu de ces rochers, sans guide...

Air du bon Ange de madame Duchambge.

Ô messager des cieux, ange de la montagne
Sur la neige éternelle, à travers les torrents,
D’un jeune infortuné, que la mort accompagne,
Aplanis le chemin, soutiens les pas errants ;
Daigne adoucir pour lui ton empire sauvage,
Sois son guide toujours, son conseil, son appui,
Et sur son noble front s’il éclate un orage,
Ô bon ange, veille sur lui !

Elle tombe à genoux, Fontenay paraît au fond sur les rochers se traînant avec peine.

 

 

Scène IV

 

DOLLY, FONTENAY

 

FONTENAY.

Impossible d’aller plus loin ! la force m’abandonne... Oh ! mon Dieu !

Il est prêt à s’évanouir.

DOLLY, se levant.

J’ai cru entendre...

Air de Michel et Christine.

Dans mes sens
Ces accents
Ont porté le trouble et l’espérance ;
Vers le bois
Qui s’avance,
Grand Dieu ! c’est lui que je revois.

Charles !

FONTENAY.

Dolly ! toi, ici... toi.

Elle l’aide à descendre dans la chaumière ; il la presse contre son cœur.

Reprise de l’air.

Contre nous le sort se décide.

DOLLY.

Que vois-je ? ô ciel ! il est blessé !

FONTENAY.

Que je souffrais... seul et sans guide,
Dolly manquait à mon cœur oppresse.

DOLLY, détachant son écharpe.

Cher Fontenay ! laisse... que ma tendresse...

FONTENAY.

Auprès de loi, qu’ai-je besoin de soins.
Quand je t’entends déjà je souffre moins ;
Je te revois, la douleur cesse.

ENSEMBLE.

Ô bonheur !
Enfin nous sommes ensemble,
Le ciel qui nous rassemble
Veut donc adoucir sa rigueur.

DOLLY.

Maintenant que je suis rassurée sur toi, que sait-on d’Édouard ?

FONTENAY.

Je l’ai vu de loin se diriger vers les ruines du fort Auguste. Pourra t-il s’y maintenir ?... On le poursuit, on le cherche...

DOLLY.

Ainsi, errant, proscrit...

FONTENAY.

Oui, proscrit, et tous ses partisans... moi-même... ma tête est à prix...

DOLLY.

Toi, Charles... comment sais-tu ?...

FONTENAY.

Le signalement que j’ai arraché à l’infâme poteau... sur la route d’Édimbourg.

DOLLY, lisant.

« Charles Fontenay, envoyé secret de la cour de France près le prince Édouard ; cinq cents guinées à qui le livrera... » Quelle horreur !

FONTENAY.

Les troupes de Cumberland se répandent dans les villages, elles seront bientôt ici... tous les passages doivent être occupés... juge du sort qui m’attend.

DOLLY.

Tu me désespères.

FONTENAY.

Je vendrai cher ma vie !

DOLLY.

Charles, mon ami, songe à Dolly... tu lui appartiens... tu le sais, tu dois vivre pour son bonheur, pour son repos... pour sa réputation... ah ! la mort serait affreuse en ce moment.

FONTENAY.

Égaré par mon désespoir, je la cherchais, je l’aurais trouvée... ton souvenir seul a pu m’en préserver.

DOLLY.

Eh bien, confie-moi le soin de tes jours ; quel que soit le danger, je te saurerai... compte sur le courage d’une amie, d’une épouse !

FONTENAY.

Chère Dolly !

 

 

Scène V

 

ANNA, DOLLY, FONTENAY

 

ANNA.

Ah ! miss, rentrez, rentrez vite au château... ciel ! M. de Fontenay !

DOLLY.

Qu’as-tu, chère Anna, quel trouble !

ANNA.

Les troupes anglaises se dirigent vers ce hameau, et dans un instant...

FONTENAY.

Je vais descendre dans ces rochers...

DOLLY.

Charles, je t’en conjure... tu seras plus en sûreté chez Anna... tu connais son dévouement...

ANNA.

Oh ! monsieur, vous pouvez le mettre à l’épreuve.

FONTENAY.

Je n’en doute nullement... bonne mère.

ANNA.

Cette chaumière est construite dans les ruines de l’ancien château, on peut s’y cacher facilement... miss, il a raison. Venez vite...

DOLLY.

Air : Goutons sans bruit, etc.

Il est proscrit, à toi je le confie,
De ton asile écarte les témoins.

FONTENAY.

Pour vous seule j’aime la vie.

DOLLY

Vivez, vivez pour votre amie,

ANNA.

Comptez sur mon zèle et mes soins.

ENSEMBLE.

Partons, partons, } amis, mais en silence,
Partez, partez,     }
Craignons } qu’on ne suive { nos } pas
Craignez.  }                         { vos }
En ces lieux l’ennemi s’avance,
Songeons } que la moindre imprudence,
Songez     }
Sur vous      } attire le trépas.
Sur Charles }

Anna et Fontenay sortent par la grange à droite ; on entend une marche qui approche peu à peu.

 

 

Scène VI

 

WILLIAMS, DOLLY, PAYSANS

 

WILLIAMS, accourant.

Les v’là, les v’là !

DOLLY.

Les troupes arrivent-elles en désordre ?

WILLIAMS.

Non, miss, au contraire, ils viennent au pas de charge, et en rangs trompettes et cornets en tête !

DOLLY.

Eh bien ! pourquoi cette frayeur ? Sait-on qui les commande ?

WILLIAMS.

Sir John Bubbleton.

DOLLY.

Sir Bubbleton ! l’ami de mon père... alors soyez sans crainte, c’est un homme d’honneur ; il a, vous le savez, passé son enfance parmi nous, il nous protégera.

 

 

Scène VII

 

WILLIAMS, DOLLY, PAYSANS, BUBBLETON, SOLDATS, ANNA

 

Les troupes entrent au sou de la trompe et du tambour ; elles défilent et se rangent.

BUBBLETON.

Halte ! Enfants ! je suis content de vous. Vous vous êtes battus à faire plaisir. Victorieux, vous ne songez plus qu’à chanter, qu’à rire, je vous aime de cette humeur-là ; mais, par saint Dunstan, que votre gaîté n’aille pas jusqu’à moles ter ces braves montagnards... Ce sont mes frères, mes braves compagnons d’enfance ; ce hameau est d’ailleurs sous la protection spéciale d’une dame que j’honore. Mille pardons, miss, si je me présente devant vous avec si nombreuse société.

DOLLY.

Ah ! sir Bubbleton, je compte sur votre appui, et ces malheureux Écossais mettent toute leur confiance en vous.

BUBBLETON.

Ne craignez rien, miss, et qu’ils se rassurent... À la vérité, le ton de ces messieurs n’est pas précisément celui de la bonne compagnie... ils n’ont pas de prétentions à l’amabilité ; mais ils ne sont pas si diables qu’ils le paraissent, et vous leur feriez tort, miss, de les juger sur leurs moustaches... Enfants, une fanfare en l’honneur de miss, et allez prendre vos logements au village...

Fanfares. Les troupes se divisent par groupes et sortent avec les paysans.

 

 

Scène VIII

 

BUBBLETON, DOLLY

 

BUBBLETON.

Quelle tristesse, miss !

DOLLY.

Vous connaissez mes opinions, mes affections...

BUBBLETON.

Je conçois vos peines et vos regrets... mais telles sont les chances de la guerre. À Falkirk, votre parti triomphait ; à Culloden, c’est le nôtre ; pour moi, j’aime les caprices de la fortune... Victorieux, je suis gai, vaincu, je n’en ris pas moins ; je pense au lendemain ; il est des rigueurs, miss, et vous les connaissez, qui auraient dû triompher de cette humeur impassible. Eh bien ! je m’y résigne en brave ; vous me croyez philosophe, et vous m’admirez je ne mérite pas tant d’honneur : le ciel m’a fait ainsi, j’en profite, et je l’en remercie. Voilà tout, et puis je me bâtis un roman.

Air de Marianne.

Chapitre premier : espérance,
Chapitre deux : on s’adoucit,
Chapitre trois : persévérance,
Chapitre quatre : on nous unit.
Là sept chapitres
Ayant pour titres :
Plaisirs, beaux jours,
Flamme, constance, amours.
Chapitre douze :
Ma fille épouse
Un lord et va
Me rendre grand-papa...
Je rêve ainsi, mais tout s’efface
Au bruit d’un maudit roulement,
Qui m’avertit que mon roman
N’en est qu’à la préface.

DOLLY, avec intention.

À l’air de gaîté que je vous vois, sir John, je me flatte que vous n’êtes chargé d’accomplir aucune mission rigoureuse.

BUBBLETON.

Oh ! non ! je l’espère comme vous, à moins pourtant que par malheur vous n’ayez encore pour hôte un jeune peintre français que j’ai rencontré autre fois chez vous, où certaines vues l’occupaient beaucoup.

DOLLY.

M. Charles de Fontenay ?

BUBBLETON.

Lui-même... je suis chargé de ne rien négliger pour parvenir à son arrestation.

DOLLY, à part.

Lui !... ô ciel !

BUBBLETON.

Je désire vivement qu’il ne soit plus ici.

DOLLY, troublée.

Il a quitté ce hameau... depuis longtemps.

BUBBLETON.

Tant mieux pour lui, et surtout pour moi ; je craignais qu’il n’eût pris le parti de chercher un asile près de vous...

DOLLY.

Quelle apparence !...

À part.

Je tremble...

BUBBLETON.

Cela n’était pas sans vraisemblance, miss ; il est naturel de revenir où l’on était si bien... n’ai-je pas fait de même et avec bien plus de mérite encore... moi, soupirant rebuté ; car pensez-vous que le hasard seul ait dirigé mon régiment vers ce village ? non, miss...

Air : À soixante ans, etc.

Ce matin même, au fort de la bataille,
Comme un lion, moi je m’offrais aux coups.
Que me faisait le canon, la mitraille !
Je me frayais un chemin jusqu’à vous,
Et chaque exploit me rapprochait de vous !
Des Écossais, que pouvait la furie,
Contre un si doux, contre un si noble espoir !
Vaincre ou mourir ! tel était mon espoir,
Car je voulais l’honneur de ma patrie !
Et surtout l’honneur de vous voir.

Mais hélas ! je ne puis vous le dissimuler : quant à M. Fontenay, mes instructions sont d’une sévérité... il n’est pas un seul point de ce rivage qui ne soit gardé de manière à lui ôter tout espoir de s’échapper.

DOLLY, à part.

Grand Dieu !...

Haut et avec intention.

Quelle si grande importance la cour de Londres peut-elle attacher à un jeune et malheureux artiste ?

BUBBLETON.

Artiste... artiste, qui tient l’épée et les fils de la diplomatie avec autant d’habitude que le pinceau... Au reste, qu’il soit ce qu’il voudra, moi je suis militaire, j’ai des ordres formels et je dois obéir.

DOLLY.

Obéir ! vous, sir John, à des ordres arbitraires, quand il s’agit de la perte d’un infortune...

BUBBLETON.

Ah ! miss... que me faites-vous soupçonner ?... Charles Fontenay n’est pas loin...

DOLLY.

Silence, monsieur !... si quelqu’un vous entendait... 

BUBBLETON.

Ce trouble change mes soupçons en certitude...

DOLLY, vivement.

Mais... je n’ai rien dit... je ne suis pas troublée...

BUBBLETON.

Je voudrais ne vous avoir pas vue, miss... je ne serais pas obligé de commencer des perquisitions...

DOLLY.

Oh ! sir John... Écoutez...

BUBBLETON, voulant sortir.

Je ne veux rien savoir, miss.

DOLLY, le retenant et à voix basse.

Et moi, je veux tout vous dire... tout confier à votre générosité !... Eh bien... oui ! il est ici près... dans cette chaumière... il espérait se soustraire aux poursuites qui le menacent... mais laissez-lui la fin de cette journée, et à la nuit... une barque le prendra, le conduira aux Orcades... jusque-là, par pitié... écartez de ce lieu vos sentinelles...

BUBBLETON.

Mais... mon devoir... !

DOLLY.

L’humanité !...

BUBBLETON.

Miss, vous exigez beaucoup... tout autre que vous m’eût trouvé inflexible.

DOLLY.

Vous me promettez...

BUBBLETON.

Air de Taconnet.

Oui, je me rends ; mais pour ma récompense
Que dois-je espérer à mon tour ?
Accordez-moi quelque reconnaissance
En attendant un peu d’amour...
Avec le temps, ça peut venir un jour...
À vous servir, tout d’ailleurs me convie,
D’ordinaire on tue un rival,
C’est bien commun, c’est surtout bien brutal ;
Au mien, ici, je vais sauver la vie...
C’est plus humain et plus original !

DOLLY.

Généreux ami !...

BUBBLETON.

Allons, miss, à ce soir... dans une heure.

DOLLY.

Dans une heure.

Il sort. La nuit est venue. Anna entre.

 

 

Scène IX

 

ANNA, DOLLY

 

ANNA, entrant une lampe à la main.

Enfin le voilà parti... que n’a-t-il emmené avec lui ses maudits Anglais ? mais non, ils dorment.

DOLLY, qui est restée accablée, revenant à elle.

Il le faut... l’ermitage n’est pas éloigné... le temps suffira. Anna... ton fils... Williams ?

ANNA.

Il est là qui vous attend pour vous reconduire au château.

DOLLY.

Qu’il vienne !

ANNA, appelant.

Williams !

 

 

Scène X

 

ANNA, DOLLY, WILLIAMS

 

WILLIAMS, sortant de la chambre à gauche et la fermant au verrou.

Me voici, ma mère.

DOLLY.

Williams, tu vas aller à l’ermitage de Kindal.

WILLIAMS.

À l’ermitage, oui, miss...

DOLLY.

Ta barque est-elle sous ces rochers ?

WILLIAMS.

Toujours, miss.

DOLLY.

C’est bien...

Elle parle bas à Williams, tandis qu’Anna fait sortir Fontenay de la grange.

 

 

Scène XI

 

ANNA, FONTENAY, DOLLI, WILLIAMS

 

DOLLY, à Williams.

Tu feras entrer dans la chapelle la personne que tu amèneras. Anna, suivez-le, il vous expliquera mes intentions.

ANNA.

Oui, miss.

Elle sort avec Williams.

 

 

Scène XII

 

DOLLY, FONTENAY

 

FONTENAY.

Chère miss, dans quelle agitation je vous vois ? pourquoi ces ordres empressés ? que se passe-t-il ? avons-nous à craindre quelque nouveau malheur ?... Parlez : mon asile est-il découvert ? faut-il porter ma tête sur un échafaud ?... ne craignez pas de m’en instruire, je suis résigné à mon sort...

DOLLY.

Oui, Charles, je vous sais du courage et de la résignation, mais je ne pas d’amour.

FONTENAY.

Ah ! Dolly... que dites-vous ? croyez que mon plus grand regret en quittant la vie serait de renoncer au bonheur que je trouvais près de vous.

DOLLY.

Vous vivrez, je l’espère, je vous sauverai.

FONTENAY.

Expliquez-vous, je vous en conjure...

DOLLY.

Les troupes anglaises occupent, vous le savez, tout le village ; des perquisitions sévères vont commencer dans toutes les chaumières ; impossible de vous y soustraire.

FONTENAY.

Eh bien !

DOLLY.

Par un bonheur inespéré, sir Bubbleton, un ami de ma famille, est chargé de les diriger. Grâce à sa généreuse amitié, cet endroit sera oublié pendant une heure... nous mettrons le temps à profit. Une barque qui vous attend sous ces rochers vous conduira aux Orcades, de là il vous sera facile de passer en France.

Air : Le noble éclat du diadème. (Chaperon.)

FONTENAY.

Que votre tendresse est cruelle !
Et que de soins pour m’éloigner de vous !
Je suis tenté d’être rebelle
Et de braver votre courroux ;
Vous abandonner, mon amie,
Ô mon amie :
Loin de ces lieux, si je dois fuir.
J’aimerais mieux perdre la vie ;      }
Vous quitter, c’est plus que mourir. } (bis.)

À la fin de ce couplet Anna et Williams entrent avec précautionn conduisant un prêtre, et disparaissent dans les ruines.

DOLLY.

Écoutez-moi : si Édouard eût réussi dans son entreprise, nous pouvions espérer de faire consentir mon père à notre union ; mais à présent impossible... d’ail leurs le temps presse, votre départ ne peut se différer.

FONTENAY.

Ô Dolly ! jamais mon cour ne vous oubliera.

DOLLY.

Je vous crois, Charles, j’en ai besoin, il le faut : mais puissé-je même supporter votre inconstance, je ne supporterai pas le déshonneur et voilà ce qui m’attend.

FONTENAY.

Comment ?

DOLLY.

Notre liaison a été remarquée ; Anna, Williams, sont sans doute des confidents discrets, mais leurs regards me forceraient à rougir... je ne le veux pas, Char les... si j’ai dans mon caractère l’indépendance de ces braves montagnards au milieu desquels je suis née, j’ai aussi leur fierté... et mon père et ses justes reproches... Oh ! tout cela est impossible !...

FONTENAY.

Eh bien, partez avec moi.

DOLLY.

Fuir avec vous, sans doute, c’est le conseil de mon cour ? mais je vous perdrais, ma fuite mettrait sur vos traces... et puis, ici comme en France, Dolly doit être votre épouse.

PONTENAY.

Mon épouse !

DOLLY.

Oui, Charles... Honorée de votre nom, je paraîtrai sans honte devant mon père...

FONTENAY.

Bien souvent, chère Dolly, j’ai désiré, vous le savez, accomplir ce que je regarde comme un devoir, un de voir sacré.

DOLLY.

Êtes-vous sincère, mon ami ?

FONTENAY.

Ah ! quels serments !...

DOLLY, le prenant par la main et le conduisant devant la chapelle.

Eh bien ! c’est là qu’il faut les prononcer... Voyez ! Au milieu de ces ruines le vieux prêtre nous attend... il va bénir notre union sur cet au tel, qui jadis reçut les serments de mes aïeux... les témoins de notre amour, Anna et Williams seront les témoins de la pieuse cérémonie qui le rendra légitime.

FONTENAY.

Venez, Dolly, venez.

Air : Sur vous, princesse. (Sophie Arnould.)

À ma Dolly ce jour me donne.

DOLLY.

Ce jour t’enlève à mon amour.

FONTENAY.

À l’espoir mon cœur s’abandonne.

DOLLY.

Que le ciel veille à ton retour !
Prenons courage,
Sur ce rivage,
Charles, l’amour nous rassembla,
Et l’amour te ramènera.

ENSEMBLE.

Prenons courage, etc.

 

 

Scène XIII

 

DOLLY, FONTENAY, ANNA, WILLIAMS, UN PRÊTRE

 

WILLIAMS, à Dolly.

Miss, tout est prêt.

FONTENAY.

Venez, Dolly, venez.

Fontenay, tenant Dolly par la main, se place en face de la chapelle. Anna et Williams s’agenouillent. Toute cette pantomime s’exécute sur une musique douce et religieuse qui continue pendant toute la scène.

LE PRÊTRE, s’avançant au bord de la chapelle.

Charles de Fontenay, devant Dieu, vous consentez à prendre pour épouse Dolly Frasers ?

FONTENAY, à voix basse.

Oui !

LE PRÊTRE.

Dolly Frasers, devant Dieu, vous consentez à prendre Charles de Fontenay pour votre légitime époux ?

DOLLY, avec fermeté.

Oui !

L’échange des anneaux a lieu, la cérémonie se ter mine. On entend frapper. Effroi général.

BUBBLETON, dehors.

Miss Dolly, il y a une heure !

DOLLY.

Bubbleton !

Elle fait signe au prêtre de s’éloigner. À Anna.

Ouvrez !

 

 

Scène XIV

 

DOLLY, FONTENAY, ANNA, WILLIAMS, BUBBLETON

 

BUBBLETON, apercevant Fontenay.

Encore ici, monsieur !...

DOLLY.

Il va partir...

WILLIAMS.

Oui, miss.

Il sort et amène la barque.

FONTENAY, à Bubbleton.

Ah ! monsieur, comment m’acquitter ?...

BUBBLETON.

En m’accordant votre amitié... mais, hâtez-vous, partez, et pendant quelque temps, suivez les rochers qui bordent le rivage et dont l’ombre vous dérobera à tous les regards...

DOLLY

Allons, Charles, du courage !

FONTENAY.

Dolly, quel cruel moment !

WILLIAMS, à Fontenay, en lui donnant son manteau.

Venez, monsieur...

FONTENAY.

Adieu, adieu...

Il descend avec Williams dans la barque que l’on voit s’éloigner à l’instant.

DOLLY.

Que Dieu protège son voyage...

BUBBLETON, ouvrant la porte à gauche.

À moi, soldats, à moi !...

DOLLY, à part.

Grand Dieu ! que va-t-il faire ?...

 

 

Scène XV

 

SOLDATS ANGLAIS, BUBBLETON, DOLLY, ANNA

 

BUBBLETON, aux soldats.

Celui que nous cherchons, l’envoyé de France vient de s’échapper de cette chaumière... il fuit vers la montagne... Voyez là-bas...

DOLLY, bas à Bubbleton.

Ah ! monsieur, vous le perdez...

BUBBLETON, bas à Dolly.

Non ! je le sauve...

Haut.

Feu !...

Les soldats tirent du côté opposé à celui par lequel est parti Fontenay. Dolly et Anna tombent à genoux. Le rideau baisse.

 

 

ACTE II

 

Au château du dac, près Versailles, en 1754. Une partie du parc. Le château à droite.

 

 

Scène première

 

MARIE, FRANÇOIS, LAMBERT, OUVRIERS, PAYSANS, puis LAHOUSSAYE

 

On dispose tout pour une fête.

LAHOUSSAYE, entrant.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est que tout ça ?... que faites-vous là, vous autres.

LAMBERT.

Nous préparons une fête, monsieur de Lahoussaye, c’est madame la comtesse qui la donne pour le retour de son mari... votre neveu.

LAHOUSSAYE.

Ah ! il revient donc ce beau monsieur ! et vous appelez ça unef ête vous autres ? avec des fleurs, des guirlandes...

FRANÇOIS.

Et puis de la gaîté, du bon heur que vous oubliez.

LAHOUSSAYE.

Et le ministre souffre que sa nièce, dans son château, fasse les choses aussi mesquinement... corbleu ! ce n’est pas ainsi que nous autres fermiers-généraux nous entendons les fêtes... on serait sifflé par toute la compagnie : à ma dernière avais Géliotte, Chéron, mademoiselle Fel, la Camargo, presque tout l’Opéra enfin, pour exécuter une drôlerie de la composition de Cahusac et de Dauvergne. C’était là du beau, du grand, du magnifique ; Bouret et la Popelinière m’en firent compliment ; aussi après une fête comme celle-là on obtient la fourniture des armées, ou l’on fait banqueroute... j’ai eu la fourniture...

LAMBERT.

Oui, mais comme M. le duc ne demande pas d’entreprises, comme c’est lui au contraire qui les donne, il pense n’avoir pas besoin de se mettre en frais pour témoigner sa joie du retour du mari de sa nièce... des aumônes aux pauvres.

MARIE.

Le mariage de deux jeunes gens qui s’aiment bien.

FRANÇOIS.

Avec ça des danses et des chansons sur la pelouse, v’là tout le programmes de nos réjouissances.

LAMBERT.

Pour aujourd’hui cependant, car demain nous aurons du monde de Paris et de Versailles, nous aurons bal, feu d’artifice, fêtes comme vous les aimez, monsieur de Lahoussaye.

FRANÇOIS.

Et comme nous ne les aimons pas nous autres... C’est un déluge pour le jardin... l’artificier qui va planter ses fusées sur mes artichauts, les voilà frits...

MARIE.

Allons, calme-toi.

FRANÇOIS.

Faudrait qu’un jardinier n’eût pas de cœur pour n’être pas sensible à de pareils traits... moi, mes légumes, c’est ma vie.

LAHOUSSAYE, qui s’est promené pendant le bavardage de François.

Ah ça ! et le duc ne peut-on le voir ?... Ses graves occupations le captivent-elles si fort...

LAMBERT.

Je vais voir si son excellence...

LAHOUSSAYE.

Son excellence ! tous, tant qu’ils sont ici, ils n’ont pas la bouche assez grande pour prononcer ce mot-là, son excellence !

LAMBERT.

C’est titre qui est dû à mon seigneur et que vous-même...

LAHOUSSAYE.

Moi ! crois-tu que je sois homme à m’assujettir au jargon de l’œil-de bœuf ? jamais on ne fera de Mathieu Jérôme de Lahoussaye un fade courtisan, un flatteur d’antichambre.

À part et pendant que Lambert donne des ordres chut paysans et leur fait signe de s’éloigner.

Et moins ici qu’ailleurs. Quand j’entre chez cet homme, je ne puis me défendre d’une émotion qui ressemble à de la haine... ce ministre, ce monsieur le duc.

Air : Sentinelle.

Avec quel art, par quels puissants ressorts
Il a d’Armand fait l’époux de sa nièce,
La belle, rien !... mon neveu, des trésors !
De l’excellence... oh ! j’admire l’adresse ;
A des yeux un peu clairvoyants...
Son calcul est par trop sensible,
Je reconnais ses soins prudents ;
Le ministère n’a qu’un temps,
Et l’argent est inamovible.

Il y avait du financier dans cet homme-là.

LAMBERT, à François.

Voilà qui est terminé par ici, allons maintenant dans la grande allée...

À Lahoussaye.

Je vais faire dire à son excellence que vous êtes ici.

Lambert, François et Marie sortent.

 

 

Scène II

 

LAHOUSSAYE, seul

 

Ce duc ! ce duc, toujours dans mon chemin, pour me le barrer. Je tente une opération aux Indes, une affaire superbe... sa politique le dérange ; j’allais être contrôleur général des finances ; je nageais en plein or ; le très cher duc propose un autre choix : je désirais sa nièce pour mon fils, il la donna à qui ? à cet Armand de Gravigny, ce neveu que je ne puis souffrir, un fat, un présomptueux, qui vise aux plus hautes dignités... qui méprise la finance et me prend pour une bête... parce que je sais calculer... Enfin, je vais voir aujourd’hui s’il est au bout de ses persécutions... Ah ! le voici.

 

 

Scène III

 

LAHOUSSAYE, LE DUC

 

LAHOUSSAYE.

Serviteur, monsieur le duc, serviteur, je vous attends avec impatience ; êtes-vous pressé... ou pouvez-vous m’accorder quelques moments d’attention ?

LE DUC.

J’ai encore des instants de loisir, monsieur, et je suis heureux de pouvoir vous les consacrer.

LAHOUSSAYE.

Trop aimable en vérité !...

À part.

Disposition du plus favorable augure... Monsieur le duc, vous avez examiné les comptes relatifs aux fournitures faites à l’armée du prince de Soubise.

LE DUC.

Et je vous ai dit que vous au riez à restituer dans le plus bref délai au trésor de sa majesté les sommes assez considérables que vous avez reçues en trop.

LAHOUSSAYE.

Restituer, restituer, monsieur le duc... ce n’est pas dans nos usages ; mais je vous apporte un projet au moyen duquel l’état pourra réaliser un bénéfice égal à cette somme que vous réclamez... et vous et moi.

LE DUC, avec mépris.

Vous et moi... voyons ce projet.

Il le parcourt.

LAHOUSSAYE, se frottant les mains.

Vous voyez les plus brillants résultats...

LE DUC.

Comment, monsieur, un accaparement... l’intérêt public...

LAHOUSSAYE.

Permettez...

Air : Connaissez mieux le grand Eugène.

L’intérêt public se compose
Du général et de particulier.
Sur ce principe tout repose,
Le pain est cher, tant pis pour l’ouvrier ;
Le pain est cher, tant mieux pour le fermier.
On crie un peu, mais la farine augmente,
Je m’enrichis par cet heureux trafic ;
Vous le voyez, le plan qu’on vous présente
Est un plan d’intérêt public.

LE DUC.

Monsieur de Lahoussaye, je vous engage à tenir prête la somme que vous devez au trésor, on vous la demandera dans peu ; quant à ce mémoire, croyez moi, gardez-vous de lui donner une publicité dont je rougirais pour vous.

LAHOUSSAYE, avec un dépit concentré, remettant son plan dans sa poche.

Rougir !... rougir !... Eh morbleu ! laissons cela aux jeunes filles qui sortent du couvent.

À part.

Refus complet ! encore un !

Haut.

Monsieur le duc, tenez, vous n’êtes pas de notre siècle ; vous semblez jeté parmi nous comme une exception... couché, levé avant le soleil, prodiguant le champagne et n’en buvant jamais... enfoncé dans votre cabinet, quand on danse dans votre salon... c’est bien, c’est admirable, mais trop patriarcal.

LE DUC.

Des épigrammes ! heureux si je les mérite, mon cher ; au reste, votre neveu ne peut que s’applaudir des suites de mon système.

LAHOUSSAYE.

Ah ! oui, vous avez fait une excellente élève dans votre nièce.

LE DUC.

Au milieu de la corruption générale, Henriette est bonne mère, fidèle à ses devoirs, aimant, respectant son mari et se respectant elle-même.

LAHOUSSAYE.

Femme rare !

LE DUC.

Bien d’autres encore ont droit à nos respects, à notre estime... l’amie intime d’Henriette, par exemple, cette jeune Écossaise, miss Dolly... vous la connaissez.

LAHOUSSAYE.

Oui, oui, ange modeste, prude aux grands airs... je ne puis pas me persuader qu’avec ce ton sentimental on n’ait pas sur la conscience quelqu’aventure... au reste sa vertu ne prouverait rien, la civilisation n’est pas encore par venue en Écosse. Patience ! elle fera le tour du monde : je veux qu’avant trente ans, chez les Lapons, chez les Hottentots même, on ait une petite maison, des maîtresses agaçantes, sa loge à l’Opéra, du grand scandale et de petits soupers... c’est la vie.

Air : Je n’ai pas vu ces bosquets.

Dans les plaisirs de ce siècle enchanteur,
Pour nos neveux plus d’un sévère juge
Voit un présage de malheur ;
Eh ! que m’importe, après nous le déluge.

LE DUC.

Ô France ! que deviendras-tu ?...
Que je frémis d’un tel langage,
Lorsque je pense, en mon cœur abattu,
Que peut-être un jour la vertu
Paiera les vices de notre âge.

Mais brisons là, monsieur, ne me parlez pas plus de vos principes que de vos plans utiles et désintéressés... je les oublie. Parlons plutôt de notre cher neveu : Henriette est dans la joie, Armand revient aujourd’hui de Turin ; nous préparons pour son arrivée un bal... le roi le destine à un poste plus brillant, l’ambassade de Londres...

LAHOUSSAYE.

Lui !

À part.

Tout à ce neveu !... à moi rien !

LE DUC.

Cette nouvelle faveur de sa majesté...

LAHOUSSAYE.

Elle me touche... j’en suis reconnaissant...

À part.

j’étouffe de dépit.

Haut.

Mais, monsieur le duc, Armand à Londres ! vous n’y pensez pas, et cette mission secrète, il y a huit ans... Vous envoyez auprès du roi Georges celui qui conspirait contre lui ?

LE DUC.

Tout cela est dans l’ombre... un faux nom...

LAHOUSSAYE, à part.

À merveille ! il a réponse à tout.

Haut.

Eh ! voilà votre rose d’Écosse avec son cavalier servant.

 

 

Scène IV

 

LAHOUSSAYE, LE DUC, DOLLY, BUBBLETON

 

LE DUC.

Ah ! miss Dolly, ma nièce vous attend avec impatience.

DOLLY.

Je sais l’excellente nouvelle qu’elle a reçue, et je conçois toute sa joie, après dix-huit mois de séparation revoir son mari !... le bien que l’on m’a dit de M. de Gravigny me faisait vivement désirer de le connaitre ; mais, monsieur le duc, je viens vous faire mes adieux ; je pars pour l’Italie.

LE DUC.

Comment, nous quitter ? un jour comme celui-ci.

DOLLY.

Tous mes préparatifs de voyage sont faits ; je suis contrariée de ne pouvoir retarder mon départ.

LE DUC.

Sir Bubbleton, mon neveu a toujours aimé les étrangers de distinction ; c’est vous répondre de tout le plaisir...

BUBBLETON.

Je serai également privé de l’honneur de le connaître : je pars ce soir.

LE DUC.

Pour l’Italie... j’aurais dû le deviner ; mais ma nièce m’en voudrait, miss, de vous arrêter ici, et j’aime trop ses plaisirs pour les différer plus longtemps.

Il offre la main à Dolly jusqu’à la porte du château.

 

 

Scène V

 

BUBBLETON, LE DUC, LAHOUSSAYE

 

LE DUC.

Vous êtes né vraiment sous une heureuse étoile, sir Bubbleton ; maréchal-des-logis ordinaire de miss Dolly, son écuyer fidèle.

BUBBLETON.

Fidèle ! c’est vrai... mais sans pouvoir sur son cœur, véritable sinécure. Son adorateur cosmopolite sans espoir, mais ne me désespérant pas. À ma place tout autre dépérirait, sècherait ; moi, je dois ma santé à l’amour, l’embonpoint à ma constance ; ça me profite, ça me fait du bien.

Air : Comme il m’aimait.

Tendres amants,
Par sentiments
Quand vous jeûnez avec constance,
Le spleen n’est pas connu de moi ;
On me désespère... je bois,
Je bois surtout du vin de France,
Au fond du verre est l’espérance ;
Imitez-moi !

Pauvres amants
Plus de tourments ;
Pourquoi vous lamenter sans cesse ?...
D’amour aussi je suis la loi.
Soupirs, constance, doux émoi,
Flammes, froideurs, rigueurs, tendresse,
Ça vous maigrit, moi, ça m’engraisse... 
Imitez-moi !

LAHOUSSAYE.

Avec cet heureux caractère, pourquoi diable vous adresser à la femme la plus tigresse des trois royaumes, tomber sur un dragon de vertu... par le temps qui court !

BUBBLETON.

C’est avoir du malheur n’est-ce pas ? tel est mon destin. Mais à propos de destin, monsieur le duc, j’ai bien envie de vous adresser une question ; je me suis promis depuis bien longtemps de vous la faire ; mais le sérieux de vos occupations...

LE DUC.

Je vous en veux vraiment... parlez.

BUBBLETON.

C’est fort peu de chose.

À part.

Le bonheur de ma vie !

Haut.

Voici le fait : un officier de mon régiment à qui je porte un intérêt tout particulier, désirerait avoir des renseignements sur un jeune Français envoyé en Écosse ; lors de l’échauffourée du prince Édouard, mon ami a eu le bonheur de lui sauver la vie.

LE DUC.

On le nommait ?

BUBBLETON.

Charles Fontenay.

LAHOUSSAYE.

Fontenay !

LE DUC, maîtrisant son trouble, et faisant signe à Lahoussaye.

Ce nom ne m’est pas inconnu... autant que ma mémoire...

Bas à Lahoussaye.

Imprudent ! et l’ambassade à Londres !

Haut à Bubbleton.

Oui, oui, je crois me rappeler... il disparut à cette époque. Mais veuillez m’accompagner dans mon cabinet, je pourrai vous donner des renseignements plus certains.

À part, montrant Lahoussaye.

Je me méfie toujours de cet homme-là.

BUBBLETON.

Air : De la contredanse entend le signal.

Ah ! que d’obligeance !
Partons, monseigneur !...

À part.

Déjà l’espérance
Renaît en mon cœur.

LE DUC, à part.

Il part ce soir même...
Rien à redouter,
Car mon stratagème
Va le dérouter...

Ensemble.

LE DUC.

En vain l’espérance.
Pénètre en son cœur ;
Grâce à ma prudence,
Il est dans l’erreur.

LAHOUSSAYE.

Déjà l’espérance
Pénètre en son cœur ;
Ah ! quelle imprudence !
Bravo, monseigneur !

BUBBLETON.

La reconnaissance
Pénètre en mon cœur ;
Ah ! que d’obligeance !
Partons, monseigneur !...

Ils entrent au château.

 

 

Scène VI

 

LAHOUSSAYE, seul

 

Toujours de la diplomatie, morbleu !... voilà encore mon plan au diable... et le pis c’est qu’il faut restituer... partager, encore passe... mais restituer deux millions... ils m’allaient si bien ! je m’étais habitué à les regarder comme à moi... Restituer ! restituer !... on aurait bien dû pendre le coquin qui a inventé un mot aussi ridicule. Ah ! que je voudrais me venger de tant d’humiliations accumulées ! oh ! si je pouvais, sans me compromettre...  là, une bonne vengeance de financier... à partie double.

 

 

Scène VII

 

LAHOUSSAYE, HENRIETTE, DOLLY

 

HENRIETTE.

Cher oncle, nous venons à vous ; il s’agit d’obligeance, de service à rendre.

LAHOUSSAYE.

Ma nièce, sans me vanter, près des dames surtout on connaît mon empressement, mon zèle...

HENRIETTE.

Sans doute, et mon amie voulait vous prier...

DOLLY.

Importuner monsieur... je craindrais... il a des occupations si graves...

LAHOUSSAYE.

Très graves, c’est vrai ; nous autres financiers, nous n’avons pas un moment de libre. D’abord, nous nous levons tard... à midi, à la toilette des dames, à table ensuite... et longtemps ; c’est d’obligation, c’est essentiel... le soir à l’Opéra ; la nuit au bal ; un jeu d’enfer... c’est à n’y pas tenir. Heureusement nous avons des commis... pour les bagatelles...

HENRIETTE.

Mon oncle est un véritable homme de cour.

LAHOUSSAYE.

Aux dettes près, ma nièce... aux dettes près, enfin, mesdames, à quoi puis-je vous être bon ?

Il se place entre Henriette et Dolly.

HENRIETTE.

Ce que nous venons vous confier, mon oncle, est d’une grande importance pour cette chère Dolly.

LAHOUSSAYE.

La discrétion... c’est mon fort... quand il le faut, foi de financier, je suis muet... comme un zéro... mal placé.

DOLLY.

Vos relations avec toute l’Europe peuvent vous offrir les moyens de nous donner des renseignements...

LAHOUSSAYE.

Passons tout préambule ; au fait, je vous prie.

HENRIETTE.

Lors de l’entreprise du prince Édouard...

LAHOUSSAYE, à part.

Hein !... elle aussi...

HENRIETTE.

Un jeune Français fut envoyé près de lui en mission secrète.

LAHOUSSAYE.

Il se nommait ?...

DOLLY.

Charles Fontenay.

LAHOUSSAYE, à part.

Encore !...

DOLLY.

Le connaîtriez-vous, monsieur ?

LAHOUSSAYE.

Non, non, aucunement...

À part. 

Quel mystère !

DOLLY.

Dévouée à la maison des Stuarts, je le vis avec plaisir partager mon enthousiasme pour leur rétablissement ; je l’accueillis, je protégeai ses démarches... il était aimable... jeune... plein de courage...

LAHOUSSAYE, à part.

Allons donc...nous y voilà !

Haut.

Eh bien ! miss.

DOLLY.

Nos cœurs s’entendirent.

LAHOUSSAYE, à part.

J’étais bien sûr qu’il y avait des cours dans cette affaire-là...

DOLLY.

Mais des obstacles...

LAHOUSSAYE, à part.

Il y en a toujours.

HENRIETTE.

En un mot, ils sont mariés secrètement...

LAHOUSSAYE, stupéfait, regardant alternativement Henriette et Dolly.

Mariés ! mariés ! vous dites qu’il se nommait Charles...

DOLLY, émue.

Charles Fontenay !

LAHOUSSAYE.

En êtes-vous bien sûre ?

DOLLY.

Certaine, monsieur.

LAHOUSSAYE, à part.

Mariés !... elles le disent toutes.

DOLLY.

Depuis huit ans, privée de ses nouvelles, je le cherche en vain, j’ai parcouru l’Allemagne, la France, je vais en Italie... de grâce, monsieur, faites prendre des informations, et si vous entendez parler de lui, partout où je serai... écrivez-moi, vous me rendrez la plus heureuse des femmes...

HENRIETTE.

Mon oncle, je joins mes  instances aux siennes.

LAHOUSSAYE, à part.

Et c’est elle qui m’en prie.

Haut.

Croyez que je n’épargnerai rien pour vous satisfaire.

À part.

Je n’en reviens pas...

DOLLY.

Ah ! monsieur, que de reconnaissance !

LAHOUSSAYE, préoccupé.

Du tout, du tout... vous ne m’en devez pas... je me fais un vrai plaisir... Adieu, mesdames... Par exemple, voilà une singulière re contre.

À part, haut.

Je vais écrire sur le-champ à tous mes correspondants.

À part.

Elle ne partira pas... Ah ! vertueux ministre, vous ne voulez que des sages dans votre famille... Vous êtes servi à souhait... Votre neveu... entre sa femme et sa maîtresse...

Il salue et sort.

 

 

Scène VIII

 

MARIE, FRANÇOIS, LAMBERT, HENRIETTE, DOLLY

 

HENRIETTE.

Que mon oncle a l’air préoccupé ! je ne sais, mais j’ai de l’espoir. Tenez, restez, je vous en prie, au moins jusqu’à demain.

DOLLY.

Eh bien ! j’y consens.

LAMBERT, saluant du fond.

Madame...

HENRIETTE.

Approchez, mes amis, que me voulez-vous ?...

LAMBERT.

Comme ordonnateur de la fête, je voulais en soumettre à l’approbation de madame les dispositions... Ma famille et moi, nous avons voulu, dans cette circonstance solennelle, montrer notre zèle et notre empressement ; nous y concourons tous.

Air de Calpigi.

En Hébé j’ai changé ma tante,
Ma nièce fait une bacchante,
Votre très humble est le printemps,
Mon grand-père fera le temps.
Attendu qu’il n’a plus de dents.
Au souper mon épouse en fée,
Du sein d’une dinde truffée,
Fera sortir, le croirait-on,
Son jeune fils en Cupidon.

HENRIETTE.

L’idée est charmante.

FRANÇOIS.

Oh ! dam, madame... c’est que j’y avons mis un zèle... sans me vanter, c’est magnifique... Quoi un arche de triomphe d’une hauteur... j’ passe dessous sans m’ baisser... sauf vot’ respect, c’est un vrai chef-d’œuvre.

HENRIETTE.

Eh bien ! chère Dolly, pour vous préparer à supporter notre fête, venez en voir les préparatifs et le chef-d’œuvre de M. François.

Air de Picarus.

Quel jour
L’amour,
Prépare à ma tendresse !
Oui, chère amie, allons voir ces apprêts,
Autour de moi déjà chacun s’empresse,
Et tous les cours me semblent satisfaits.

FRANÇOIS, à Marie.

La comtesse semble ravie.

MARIE.

Le bonheur embellit les traits.

FRANÇOIS.

Ça t’a gagné, car tiens, jamais,
Tu ne m’as parue si jolie.

ENSEMBLE

Quel jour, etc.

Henriette et Dolly sortent, conduites par Lambert.

 

 

Scène IX

 

FRANÇOIS, MARIE

 

FRANÇOIS.

Eh bien ! tu ne viens pas, Marie ?...

MARIE.

Non.

FRANÇOIS.

Qu’as-tu donc ?... comme te v’là rêveuse ! pense donc que tous ces apprêts-là c’est aussi pour nous ; tu vas être madame François ! Allons, allons, ne resserre pas ta joie, mets tout ton plaisir dehors. Qu’es-ce que tu veux de mieux ? car ce n’est pas pour te vanter, mais, vrai, je suis gentil garçon, tu as du goût... avoue que tu es bien contente.

MARIE, soupirant.

Ah ! oui et non.

FRANÇOIS.

En v’là ben d’une autre ? Ah ça, quelle mouche te pique !... pour moi, vois-tu, depuis qu’il est décidé que tu vas être ma femme, ma petite femme, je me sens de la gaîté pour tout le monde, en veux-tu, en v’là, j’en ai à ton service, au service de tous mes amis.

MARIE.

Eh ben ! oui, c’est cela, vois comme ils sont tous... M. le comte, il en avait aussi de la joie la veille de ses noces et puis le jour, on aurait presque dit qu’il en avait regret.

FRANÇOIS.

Bah ! est-ce que tu peux t’en souvenir, tu étais haute comme ça.

MARIE.

Haute comme ça ! j’avais quatorze ans, et à quatorze ans comme on vous détaille une noce... Va, François, la chose m’a frappée ; j’assistais à la cérémonie, et je regardais de tous mes yeux... M. le comte avait quelque chose de singulier, je le vois encore... il rougissait... il pâlissait... Oh ! je n’en souviens bien, et quand ça vint à prononcer le oui, dit si bas, si bas, qu’à grand’peine on l’entendit.

FRANÇOIS.

Tu es folle, M. le comte et Madame la comtesse s’aimaient trop pour ça ; mais pourquoi diable aujourd’hui vas tu te tracasser l’esprit ?

MARIE.

C’est que v’là mon instant qu’arrive... et je réfléchis.

FRANÇOIS.

Va, va, rassure-toi, une fois mariés, une fois établis fermiers, tu seras heureuse, heureuse... quand les ai faires m’en laisseront le teins, parce que vois-tu...

Air : Tu ne sais pas, jeune imprudent.

Faut d’abord soigner son bétail.
Puis semer, labourer la terre ;
On n’ peut guèr’ les jours de travail
S’occuper de sa ménagère ;
Mais après ces six jours d’ennuis,
Quand la s’ main’ s’ra bonne, en revanche,
N’y aura femm’ ni fille dans le pays
Plus aimé’ que toi le dimanche.

Dolly entre lentement.

MARIE.

Rien que l’ dimanche ! par exemple... ça ne m’arrange pas, moi.

FRANÇOIS.

Tiens, v’là qu’on revient de ce côté-ci.

Ils saluent Dolly.

Allons rejoindre les travailleurs.

Ils sortent en se querellant.

 

 

Scène X

 

DOLLY, seule

 

De la joie !... une fête !... et moi... toujours là des larmes qui m’oppressent.

Air de Leucadie.

Le ciel comblant leur espérance,
Va donc enfin les réunir,
Tourment d’une trop longue absence,
Loin d’Henriette tu vas fuir.
Ah ! je la vois dans une ivresse extrême,
Et sur son cœur pressant l’époux qu’elle aime,
Charles, Charles, si je te revoyais,
Voilà pourtant comme je serais.

Non, cette épreuve est au-dessus de mes forces. Mais Henriette, si bonne ! si douce ! la quitter !... je l’aime tant !... elle me consolerait peut-être.

 

 

Scène XI

 

DOLLY, BUBBLETON

 

BUBBLETON.

Miss... je venais.

À part.

Comment lui apprendre ?

DOLLY.

Qu’avez-vous donc, sir John !... cet air grave, réfléchi ; je ne vous reconnais plus.

BUBBLETON.

Je suis triste, chère miss, bien triste...

À part.

Le duc aurait bien dû le lui dire lui-même.

DOLLY.

Vous m’effrayez ; vous serait-il arrivé quelque malheur ?...

BUBBLETON.

Un malheur, au contraire... non ! ce n’est pas ce que je veux dire...

DOLLY.

Expliquez-vous.

BUBBLETON.

Ma situation près de vous vous fera-t-elle douter de tout le chagrin... et cependant...

DOLLY.

Cette hésitation me fait mourir.

BUBBLETON.

Pardonnez, miss Dolly, si j’ai pris des informations sur la personne dont votre cœur est occupé... Charles Fontenay...

DOLLY, avec joie.

Charles !... eh bien !... Ah ! cet air contrarié, cette tristesse m’en dit assez, je vous ai deviné... où est-il, parlez !

BUBBLETON, à part.

La malheureuse !

DOLLY.

Oh ! parlez, parlez, je vous en conjure.

BUBBLETON.

Je ne puis vous dire la vérité, elle vous ferait trop de mal.

DOLLY.

Ô ciel !... comment ?... n’importe, l’incertitude est trop cruelle... Achevez, je l’exige.

BUBBLETON.

Monsieur le duc, d’après des renseignements certains, assure que l’infortuné Charles... n’est plus...

DOLLY.

Il n’est plus ! funeste pressentiment, te voilà donc accompli ?... Ah ! Charles ! du moins je ne t’ai pas accusé... ce serment de la chaumière fait en présence de la mort, tu ne l’a pas oublié... cette... main que je ne pressai qu’à peine, elle s’est glacée avant de s’unir à un autre... Partons, fuyons la France, je respire mal ici... jamais je ne reverrai l’Écosse... j’ai besoin d’un autre ciel... je ne sais où je voudrais être... et vous voulez m’enchaîner à vos joies, à vos fêtes... épargnez-moi l’aspect de ce bonheur, il me tue.

Air de Léonide.

Cher époux !

BUBBLETON.

Calmez-vous !

DOLLY.

Pour moi plus d’espérance,
Sur mon cœur
Le malheur
Épuise sa rigueur.
Mon départ ! je veux quitter la France.

BUBBLETON.

Permettez !

DOLLY

Il le faut. Sur-le-champ.

BUBBLETON.

Vous l’exigez ?

DOLLY.

Vous voyez ma souffrance !
Et ce séjour l’augmente à chaque instant.

BUBBLETON.

Eh bien ! vous serez obéie.

À part.

Que je la plains, et cependant,
J’ai l’espoir que de son tourment
Naîtra le bonheur de ma vie.
Calmez-vous, etc.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

DOLLY, puis HENRIETTE

 

DOLLY, assise à droite.

Charles ! Charles ! il n’est plus !

HENRIETTE, entrant vivement par la gauche une lettre à la main.

Dolly, chère miss, où êtes-vous ? Que vois-je ! pourquoi ces pleurs ?

DOLLY, se jetant dans ses bras.

Ah ! chère Henriette !... je l’ai perdu... Charles... tout mon bonheur.

HENRIETTE.

Il n’en est rien !... Tenez, cette lettre...

DOLLY.

Cette lettre ?...

HENRIETTE.

Écoutez : « Madame, vous aimez miss Dolly, faites tout pour suspendre son départ... ce soir même à la fête du ministre, elle reverra Charles... je vous en donne l’assurance, croyez-en l’un de ses vieux amis. »

DOLLY.

Ô ciel ! il serait possible !... il vivrait... je le reverrai...

HENRIETTE.

Ce soir même... ici.

DOLLY.

Ah ! si l’on me trompait... j’en mourrais !

 

 

Scène XIII

 

LAHOUSSAYE, HENRIETTE, BUBBLETON, DOLLY

 

LAHOUSSAYE, à Bubbleton, sortant au château.

Comment, sérieusement, vous nous quittez ?... je croyais que ma nièce avait obtenu...

BUBBLETON.

Miss Dolly persiste dans son projet... et comme ses préparatifs étaient faits dès ce matin, quand elle voudra partir...

HENRIETTE.

Dolly ! reste avec nous.

LAHOUSSAYE, à part.

Bon ! ma lettre a fait son effet !

BUBBLETON.

Comment, miss, vous restez ?...

DOLLY.

Oui... sir John.

BUBBLETON.

Oserai-je demander à miss ce qui a pu motiver cette nouvelle résolution ?

DOLLY.

Mon ami... car je sais que vous avez autant d’amitié que d’amour... un avis consolant...

HENRIETTE.

On la trompait, Charles existe !

BUBBLETON, à part.

Adieu mon espoir !

Haut.

Mais savez-vous de qui je tenais ce renseignement ?

HENRIETTE, bas, à Bubbleton.

Silence ! si c’est une erreur, elle la rend heureuse.

 

 

Scène XVII

 

FRANÇOIS, MARIE, LAMBERT, HENRIETTE, DOLLY, PAYSANS

 

FRANÇOIS.

Le v’là, madame la comtesse ! le v’là ! j’ai aperçu le premier la voiture.

CHŒUR.

Air de Malvina.

Fêtons, chantons cet heureux jour !
Qu’une vive allégresse
Partout éclate en ce séjour,
Célébrons son retour !

L’orchestre continue jusqu’à la fin. Pendant ce chœur Henriette est allée au-devant d’Armand.

 

 

Scène XV

 

LAHOUSSAYE, LE DUC, ARMAND, HENRIETTE, DOLLY, BULLETON, dans le fond, LAMBERT, FRANÇOIS, PAYSANS

 

Dolly s’approche et examine avec inquiétude.

DOLLY.

Oh ! mon Dieu !

BUBBLETON.

C’est singulier.

HENRIETTE.

Chère Dolly, je vous présente mon époux.

DOLLY et ARMAND.

Ciel !

BUBBLETON, à part.

Bon ! il est marié.

LAHOUSSAYE, à part.

Ça va bien, ça va bien.

Armand entraîne vivement Henriette. Le duc les suit. Dolly, prête à s’évanouir, est soutenue par Bubbleton. Le rideau baisse.

 

 

ACTE III

 

Le cabinet du duc. Portes latérales ; portes au fond. Table, fauteuils.

 

 

Scène première

 

FRANÇOIS, LAMBERT

 

FRANÇOIS, arrangeant des fleurs dans des vases.

Des bouquets, des arbustes, comme si qu’il en pleuvait...

LAMBERT, préparant une table pour le déjeuner.

C’est la consigne de monsieur le duc.

FRANÇOIS.

C’est drôle, un homme d’état qui s’abaisse jusqu’à aimer des simples fleurs... et les doubles aussi, c’est pas l’embarras...

LAMBERT.

C’est la marque d’un bon cœur.

FRANÇOIS.

Et M. Armand, qu’est-ce qu’il aime ?

LAMBERT.

Je n’en sais plus rien. Je ne le reconnais plus ; il a l’air distrait, rêveur ; je ne suis pas content... parce qu’il n’est pas content.

FRANÇOIS.

Qu’est-ce qu’il peut désirer de mieux.

Air du Charlatanisme ou Julien.

De beaux enfants qui s’portent bien ;
Une femme aimable et charmante,
Un oncl’ qui n’ lui r’fus’ jamais rien,
Et puis cent mille francs de rente.
Plac’s, titr’s, honneurs et cætera,
Fortun’, qu’à plein’s mains tu lui donnes !
Il s’ trouve malheureux avec ça ;
C’est drôl’, car dans ce malheur-là
Y a du bonheur pour vingt personnes.

LAMBERT.

Tais-toi, le voici avec madame...

FRANÇOIS.

Je m’en vas, je m’en vas.

À part.

La tristesse de monsieur le comte, et cette Marie avec son oui ! tout bas, v’là que ça me retrotte dans la tête.

 

 

Scène II

 

ARMAND, HENRIETTE

 

HENRIETTE.

Nous voici dans le nouveau cabinet de mon oncle, il désire que nous déjeunions ce matin avec lui en famille ; votre oncle Lahoussaye y viendra aussi... Cher Armand ! quel plaisir d’être ainsi réunis après une si longue absence ! dix huit mois ! mais c’est un siècle...

ARMAND.

Oui, chère Henriette ! ce long exil dans une cour étrangère m’a plongé dans une mélancolie profonde, j’en ai contracté la pesante habitude, et vous le voyez maintenant encore, quoique près de vous, j’ai peine à surmonter...

HENRIETTE.

Vous étiez donc, mon ami, sans plaisirs, sans distractions, à Turin...

ARMAND.

Mais à peu près.

HENRIETTE.

Moi ! j’étais plus heureuse ; j’avais nos enfants !

Air de Turenne.

Ah ! dans leurs jeux que je trouvais de charmes !
Ils calmaient seuls mes peines, mon ennui,
Et dans leurs traits, mes yeux mouillés de larmes
Croyaient revoir ceux d’un époux chéri !
Loin de lui la douleur amère
Bien souvent oppressait mon sein ;
Mais quand l’épouse avait trop de chagrin,
Aussitôt j’appelais la mère.

ARMAND.

Leur souvenir adoucissait mes regrets.

HENRIETTE.

Et puis vos lettres... les attendre, les espérer, c’était aussi un plaisir ; quand je les recevais, nouveau plaisir encore ; mais les lire, mon ami, quel bonheur ! elles peignent si bien votre cœur, je les recommençais vingt fois, je ne pouvais m’en lasser ; ensuite vous répondre ! Combien de fois, contrariée le jour par des soins fâcheux, des devoirs à rendre, ai-je consacré à m’entretenir ainsi avec vous une partie des nuits que j’étais invitée à passer au bal ; seule, alors, retirée au fond de mon boudoir, je me croyais avec vous, j’oubliais l’absence, et souvent cette heureuse illusion m’a conduite jusqu’au jour !

ARMAND, l’embrassant.

Chère Henriette ! ah ! qu’il est cruel d’être séparé de vous !

HENRIETTE.

L’amitié aussi m’aidait à supporter mes chagrins... miss Dolly, elle est si bonne ! sa conversation est si consolante... vous l’avez vue... Comment la trouvez-vous ! n’est-ce pas qu’elle est très bien ?

ARMAND, troublé.

Elle est restée si peu de temps au bal hier soir, qu’à peine...

HENRIETTE.

Oh ! mon ami... nous sommes heureux, nous.

ARMAND, à part.

Heureux ! quel supplice !...

HENRIETTE.

Mais tout le monde ne l’est pas. Cette chère Dolly, si vous saviez, Armand, elle est bien à plaindre ; depuis huit ans, elle est sans aucune nouvelle de la personne qu’elle chérit le plus au monde. Huit ans ! mon ami, cela fait frémir ! vous ne sauriez imaginer que l’on puisse garder un si cruel silence... Ce n’est pas vous, Armand, qui seriez huit ans sans écrire à votre femme... Quelle douleur pour elle ! Et nous étions affligés de dix-huit mois de séparation ! ces grandes infortunes augmentent le prix du bonheur...mon ami, mon cher Armand, conservons bien le nôtre.

ARMAND, très ému.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Le conserver, c’est trop de confiance,
De l’avenir qui connaît les secrets.
Un seul instant brise notre espérance...
Et vient changer nos plaisirs en regrets.
Oui, le bonheur, aux yeux du sage,
Est pareil à l’éclair brillant,
Qui ne semble luire un instant
Que pour annoncer un orage...

HENRIETTE.

Ah ! fi ! quelles tristes réflexions !

Le duc et Lahoussaye entrent suivis de deux valets qui servent un thé sur la table à droite.

 

 

Scène III

 

ARMAND, LE DUC, HENRIETTE, LAHOUSSAYE, DEUX VALETS

 

HENRIETTE.

Ah ! mon oncle, une nouveauté dont il faut que je vous amusé : votre neveu est devenu philosophe.

LE DUC.

Cela ne m’étonne pas, quand on va à Londres, et d’ailleurs mon enfant, la philosophie a du bon.

LAHOUSSAYE.

Certainement, certaine ment ! j’ai vu nos philosophes Diderot, d’Alembert, et un tas d’autres aux soupers du baron d’Holbac, il mangeaient et buvaient fort agréablement.

HENRIETTE.

Sans doute ; alors leur philosophie était gaie... mais la sienne est si triste ! grondez-le donc, je vous en prie.

LE DUC.

C’est m’imposer une tâche pénible... mais déjeunons, nous verrons après.

On se place pour déjeuner. Les domestiques se retirent.

LAHOUSSAYE, à part pendant le mouvement.

Le diplomate est embarrassé... l’explosion ne s’est pas faite ; mais pour être retardée... elle n’en sera peut-être que plus terrible, surtout si la dame est vertueuse... Ah ! une vertu qui s’emporte, tudieu !

HENRIETTE.

Mon oncle auprès de moi.

Moment de silence.

Le duc. Je remarque en effet, mon cher Armand, que vous nous êtes revenu bien  grave, c’est à peine si la fête que nous nous étions fait un bonheur, votre femme et moi, de vous offrir, a pu interrompre vos sérieuses méditations.

ARMAND.

Comment, monsieur le duc... veuillez croire que j’ai parfaitement apprécié une attention si aimable.

HENRIETTE.

On m’en a fait des plaintes à moi-même.

LE DUC.

Nos dames ne vous ont pas reconnu ; vous, autrefois si empressé, si galant.

HENRIETTE.

Oh ! bien, maintenant, il ne le sera plus, monsieur est las du monde, fatigué des grandeurs. Quant à moi, si cela pouvait être utile au bonheur de sa vie, je n’hésiterais pas, je renoncerais à tout, je me ferais fermière.

LAHOUSSAYE.

La femme d’un ambassadeur ! ce serait original...

LE DUC, à Armand et à Henriette.

Vous êtes fous tous deux avec vos idées romanesques. Henriette, miss Dolly part-elle aujourd’hui ?

HENRIETTE.

Je le présume.

ARMAND, à part.

Je respire !

LAHOUSSAYE, à part.

Nous verrons.

LE DUC.

Elle avait l’air fort préoccupé à la fête... elle s’est retirée de bonne heure... Ah ! ça, Armand, vous avez des dispositions à faire. Dans une heure, nous allons à Versailles, le roi désire vous témoigner lui-même sa satisfaction, et vous ne pouvez tarder plus longtemps à le remercier de ses nouvelles bontés.

 

 

Scène IV

 

ARMAND, LE DUC, HENRIETTE, LAHOUSSAYE, LAMBERT, LES DEUX VALETS

 

Ils enlèvent le déjeuner, mettent en place tout ce qu’il faut pour écrire et sortent.

LAMBERT.

Miss Dolly envoie demander à monseigneur s’il peut lui accorder une audience particulière...

ARMAND, à part.

Ô ciel !

LAHOUSSAYE, à part.

La bombe approche.

LE DUC, à Henriette.

Miss Dolly... Sais-tu quel motif...

HENRIETTE.

Pas précisément... Cependant je devine à peu près.

LAHOUSSAYE, à part.

Et moi aussi.

ARMAND, vivement.

Nous vous quittons, monsieur le duc... Sortons, Henriette, il serait indiscret à nous.

HENRIETTE.

Adieu, mon oncle.

Elle sort avec Armand par une porte latérale.

LE DUC.

Je vous rejoins après cette entrevue.

À Lambert.

Faites entrer.

Lahoussaye laisse passer Dolly en lui faisant un profond salut, et sort par le fond.

 

 

Scène V

 

LE DUC, DOLLY

 

Dolly paraît troublée ; le ministre la salue. Moment de silence. Il lui avance on siège. Tous deux sont assis. Nouveau silence.

LE DUC.

Vous êtes tremblante, miss ; remettez-vous, de grâce...

DOLLY.

La noblesse de votre caractère monsieur le duc, suffirait pour me rassurer ; je ne le cache pas, je suis préoccupée de la gravité des motifs qui m’amènent devant vous, et j’ai peine à maîtriser mon trouble et mon agitation.

LE DUC.

Ce début m’inquiète, madame ! avez-vous quelques plaintes à faire ? ai-je des torts à punir ? Femme, et de plus, étrangère, vous avez des droits à tous les égards, à tous les respects ; parlez sans crainte, madame, justice vous sera rendue, justice entière, je vous en donne ma parole... et d’ailleurs l’amitié qui vous unit à ma nièce...

DOLLY.

Oui, oui, monsieur le duc, j’étais l’amie, l’amie véritable d’Henriette, j’ai apprécié son âme, ses qualités, ses vertus, qui la rendent digne du sort le plus heureux ; mais c’est cela même qui m’afflige en ce moment... et vous concevrez tout ce qui se passe là, quand vous saurez que c’est le bonheur d’Henriette que je viens détruire.

LE DUC.

Son bonheur, vous, madame,  je ne puis comprendre, expliquez-vous.

DOLLY.

Écoutez-moi : un jeune Français vingt il y a huit ans en Écosse... je ne vous dirai pas quelles circonstances me le firent connaître ; les sentiments dont je ne pus me défendre pour lui... un seul mot suffit : il se nommait Charles Fontenay.

LE DUC.

Charles Fontenay, eh bien ?

DOLLY.

Je le retrouve aujourd’hui sous le nom du comte Armand de Gravigny, et cet homme est mon époux.

LE DUC.

Votre époux ! qu’osez-vous dire, madame.

DOLLY.

La vérité ! la vérité, monsieur ! je ne sais pas hier quel sentiment s’est emparé de mon âme à sa vue... comment ai-je pu me contenir, je ne peux me l’expliquer encore... Jugez maintenant, monsieur le duc, de toute l’horreur de ma situation : il m’a causé huit ans de larmes ; je le revois enfin, mais ingrat, parjure et c’est au sein d’une famille honorable qui m’a si favorablement accueillie, où j’ai trouvé toutes les consolations de l’amitié, qu’il me force, l’indigne, à jeter le trouble et le désespoir...

LE DUC.

Songez-vous, miss, à la gravité de votre accusation ? et si une preuve irrécusable n’établissait...

DOLLY.

La preuve ! Elle existe, monsieur, lisez... Sans preuve oserais-je élever la voix, paraître devant vous.

Elle lui remet l’acte. Ils se lèvent.

LE DUC, après avoir lu.

Quel affreux mystère... Ô ma nièce... mais miss, ce mariage fut-il public ?

DOLLY.

Des raisons puissantes m’obligèrent à le tenir toujours secret.

LE DUC.

Ô miss, si j’implorais votre pitié, non en faveur d’Armand, il en est indigne, mais pour Henriette, pour votre amie, pour ses enfants, qu’un silence généreux...

DOLLY.

Qu’osez-vous me proposer.

LE DUC.

Aimez-vous encore Armand,

DOLLY.

Je le hais... je le méprise.

LE DUC.

Mais Henriette.

DOLLY.

Je la plains.

LE DUC.

Savez-vous qu’un éclat devant les tribunaux va la déshonorer.

DOLLY.

Je le sais.

LE DUC.

Faire déclarer ses enfants illégitimes.

DOLLY.

Je le sais.

LE DUC.

Et rien ne peut vous fléchir ?

DOLLY.

J’ai votre parole, monsieur le duc, justice me sera rendue, vous l’avez dit, justice entière, et si vous balancez à me l’accorder, je cours au Parlement ! on m’entendra ; épouses, mères, filles ce sont vos droits à toutes que je défends, la France entière embrassera ma cause... je serai vengée... je dois... je veux l’être...

LE DUC, sonne, Lambert paraît.

Dites à

M. de Gravigny de se rendre ici.

Lambert sort.

DOLLY.

Oui, oui, qu’il vienne, que sa présence et ses aveux achèvent de vous révéler...

LE DUC.

Ah ! madame, ma conviction n’est déjà que trop profonde... mais il faut l’entendre ; ne craignez pas sa vue, que les liens qui ont uni sa famille à la mienne influent sur mes dispositions... la loi réclame ses droits, je serai impartial comme elle.

 

 

Scène VI

 

LE DUC, ARMAND, DOLLY

 

ARMAND.

Ciel ! Dolly ! voilà ce que je redoutais !

LE DUC.

Tout est donc vrai.

ARMAND,

Dolly !

DOLLY.

Charles ! Charles !

ENSEMBLE.

Air de Weber.

Je sens le courroux qui m’enflamme
En le voyant prêt à fléchir,
Dieu puissant, ah ! donne à mon âme
Le courage de le haïr.

ARMAND.

Un juste courroux vous enflamme
Je ne prétends pas le fléchir,
Le désespoir est dans mon âme
Il a déjà su me punir.

LE DUC.

Un trop juste courroux m’enflamme
Et rien ne pourra le fléchir ;
Dieu puissant, donne à mon âme
Le courage de le punir.

Après ce morceau, le duc va s’asseoir à gauche, et paraît accablé de douleur.

DOLLY.

Regarde-moi, Charles ; vois ces traits altérés par la douleur... je suis au moins digne de ta pitié... dis, pourquoi m’as-tu abandonnée, trahie ? La reconnaissance, était-ce un fardeau pour toi ?... Mon Dieu ! je ne t’en demandais pas... j’étais assez payée... je t’aimais !...

ARMAND.

Que puis-je vous dire, madame ? me justifier !... je ne le tenterai pas... si je fus entraîné par une ardente et folle ambition, si je crus aux rêves d’un bonheur insensé... en suis-je moins coupable ? non... je mérite tous vos reproches, votre haine, vos mépris !...

DOLLY.

Tu parles de bonheur... pouvais tu donc l’espérer dans le crime ?... Oui, tu as des honneurs, des richesses, une épouse vertueuse, belle, des enfants qui feraient l’orgueil et l’espoir de leur père... tout cela serait le bonheur pour un autre !... pour toi !... dévoré par tes souvenirs... tout est flétri... amer, désenchanté !...

ARMAND.

Vous l’avez dit... voilà ma vie !

DOLLY.

Mais près de moi... fidèle à tes serments, à l’honneur, tu le posséderais ce repos de l’âme qui t’a fui pour toujours... Oh ! que tu m’aurais vue attentive à prévenir tes moindres désirs, cette vie si douce ! c’était le rêve de tous mes instants... je l’appelais, je le hâtais de tous mes veux...et chaque soir, tristement, je me disais... encore un jour... mais demain !... et ces longues années où tu n’as cessé de me trahir, je les passais, moi, à t’attendre dans les larmes... Je te retrouve enfin. Oh ! mon Dieu ! que j’étais bien loin de le croire... ce jour que demandaient au ciel mes plus instantes prières... devaient mettre le comble à mon malheur !... 

Elle pleure à sanglots.

LE DUC.

Quel cour vous avez blessé !

ARMAND.

Ah ! Dolly... je voudrais, au prix de tout mon sang, vous rendre le bonheur dont vous étiez si digne... que je vous ai si cruellement arraché !

DOLLY.

Il était dans ta destinée de froisser tous les sentiments de mon âme... le ciel avait accordé à la pauvre Dolly une amie... je te vois !... et je la perds...

Air : Je sais arranger, etc.

Je doit la fuir, moi qui l’aimais aussi,
Cette Henriette si chérie...
Tout mon chagrin, il était adouci,
Versé dans le sein d’une amie ;
Ce n’était pas assez de tes mépris ;
D’oublier tes nœuds, ta parole...
Cruel, hélas ! tu me ravis
Jusqu’à l’amitié qui console...

ARMAND.

Dolly !... Mon oncle... je suis bien coupable !

LE DUC, se levant.

Que me font vos larmes, votre tardif repentir ?... Ah ! si vous avez pu croire que ces nœuds criminels que vous n’avez pas craint de former, seraient pour vous une sauvegarde contre la rigueur des lois, vous vous êtes bien étrangement abusé, monsieur ! ils sont rompus... rompus à jamais !... vous ne m’êtes plus rien !... Adieu, madame, comptez sur moi ; vous serez satisfaite... Oui, justice vous sera rendue : c’est le devoir d’un magistrat, c’est le devoir d’un honnête homme.

Il sort.

ARMAND.

Vous me désespérez... Écoutez-moi, monsieur... ma raison s’égare... et dans l’excès de ma douleur... Dieu !... Henriette !... ah ! Dolly ! Dolly !... au nom du ciel !... taisez-vous !

 

 

Scène VII

 

HENRIETTE, DOLLY, ARMAND

 

HENRIETTE.

Eh bien ! chère Dolly, cette entrevue avec mon oncle... avez-vous obtenu quelque renseignement ?...

DOLLY.

Oui, oui...

HENRIETTE.

J’étais bien sûre que mon oncle... auriez-vous retrouvé Charles ?

DOLLY.

Je l’ai retrouvé...

HENRIETTE.

Quel bonheur ! où est-il ?...

DOLLY.

Ici...

HENRIETTE.

En France, à Paris !

ARMAND, bas à Dolly.

De grâce !...

HENRIETTE.

Ainsi vous ne me quitterez pas ?...

DOLLY.

Non... pas encore.

HENRIETTE.

Mais que vois-je ? comme moi, vous allez revoir votre époux et la plus sombre tristesse... comment expliquer ?...

DOLLY, pleurant.

Henriette !... il m’a abandonnée, trahie !...

HENRIETTE.

Se peut-il après des serments aussi solennels.

DOLLY.

Les serments ne sont rien pour lui... et quand vous le connaîtrez...

ARMAND, à part.

Je frémis !...

HENRIETTE.

Mais n’est-il aucune espérance ?

DOLLY.

Aucune.

HENRIETTE.

Eh bien !... restez près de nous.

DOLLY, à part.

Qu’elle me fait de mal.

HENRIETTE.

Mon ami, redoublons de soins pour elle... elle est bien à plaindre...

Air de Téniers.

Sans pitié vous avoir trahie.
Dans la douleur qui me vient agiter
Quel sacrifice à votre amie,
Chère Dolly, pourrait coûter !
Le cœur navré de votre peine affreuse,
Je donnerais ici pour l’adoucir
Mon bonheur même...

DOLLY, à part.

Ah ! malheureuse,
C’est ce que je viens lui ravir.
C’est ce bonheur que je viens lui ravir.

Henriette... si vous saviez... Oh ! non, sortons... fuyons... ce supplice est au-dessus de mes forces.

Elle sort vivement.

 

 

Scène VIII

 

HENRIETTE, LE DUC, ARMAND

 

HENRIETTE.

Eh bien ! elle nous quitte... en pleurs, sans s’expliquer... quel sombre désespoir !... Ah ! mon oncle, vous avez vu miss Dolly ! ne lui avez-vous pas donné de consolations ?

LE DUC.

Des consolations... chère enfant, nous en avons tous besoin...

HENRIETTE.

Tous... comment ? moi, par exemple, ne suis-je pas la femme la plus heureuse...

Au duc.

Vous aussi l’air triste et soucieux, l’abattement d’Armand... que se passe-t-il donc ici ?... vous m’effrayez... qu’aurais-je à redouter ?

LE DUC.

Eh bien !... nous avons une fâcheuse nouvelle à t’apprendre...

HENRIETTE.

Comment... Armand ?...

ARMAND.

Il faut nous séparer.

HENRIETTE.

Il part déjà pour Londres.

LE DUC.

Non... il ne va plus à Londres ; un ordre inattendu l’appelle... loin... bien loin.

HENRIETTE.

Qu’importe ! l’éloignement, les mers, les dangers, je braverai tout... Je le suivrai.

LE DUC.

Impossible !... il doit partir seul ; le roi le veut ainsi.

HENRIETTE.

Oh ! non, non.je n’y puis consentir... Eh bien ! il ne partira pas.

LE DUC.

Calme-toi...

HENRIETTE.

Je ne veux plus le quitter.

ARMAND.

Chère Henriette.

LE DUC.

Allez, monsieur...

Bas.

Dans deux heures on vous conduit à la Bastille.

ARMAND, à part.

Oh ! la mort, la mort ! plutôt que de supporter tant de honte et d’humiliation...

Le duc lui fait signe de rentrer et se dirige lentement vers la table à droite, où il écrit la lettre de cachet.

 

 

Scène IX

 

HENRIETTE, DOLLY, LE DUC

 

HENRIETTE, regardant sortir Armand.

Oh ! mon Dieu ! quel regard en me quittant ! il m’a glacé d’effroi...

Apercevant Dolly.

Ah ! Dolly, apprenez tout mon malheur... oui, oui... Dolly, je suis malheureuse aussi, moi... on nous sépare, Armand me quitte déjà, une mission que je ne puis comprendre... une disgrâce peut être, que sais-je ?

DOLLY, à part.

Infortunée.

HENRIETTE.

Et je ne puis le suivre ! où va-t-il ? on ne me le dit pas... les plus funestes pressentiments... Ah ! Dolly, c’est à vous que j’ai recours, je n’ai plus d’espoir qu’en vous ; implorez la pitié de mon oncle, vous avez tant d’empire sur lui !... il ne résistera pas à vos instances... qu’Armand reste... les honneurs, les grâces, je renonce à tout... je ne veux qu’Armand.

DOLLY, à part.

Comme elle l’aime !

HENRIETTE.

À qui pourrais-je confier ma cause, le soin de mon bonheur, si ce n’est à vous ma meilleure amie.

DOLLY, pleurant.

Henriette ! chère Henriette !

HENRIETTE.

Et Armand, si vous l’aviez vu... il est au désespoir... je n’ose pas le quitter, je crains, je cours auprès de lui... Dolly, je vous laisse avec mon oncle. Ah ! si vous désarmez sa rigueur, je vous devrai plus que la vie.

Elle sort vivement.

 

 

Scène X

 

DOLLY, LE DUC

 

DOLLY.

Et c’est à moi ! à moi qu’elle s’adresse.

Elle fait un pas vers le duc.

LE DUC, se levant.

Eh bien, madame qu’avez-vous encore à me demander ? déjà vous le voyez... Henriette éprouve les premières atteintes du chagrin qui peut-être conduira au tombeau... le deuil, le désespoir sont dans ma famille.

DOLLY.

Le départ d’Armand ne peut-il se différer ?... pourquoi cet empressement dès que je puis compter sur la justice que vous m’avez promise ?... je suis satisfaite, monsieur le duc, dans quelques jours.

LE DUC.

Non, non, madame, ne différons plus... demain peut-être l’effort que je m’impose me serait impossible... j’ai signé la lettre de cachet... conduit à la Bastille dans deux heures ; le procès va s’instruire...

DOLLY.

Mais Henriette, monsieur le duc, elle vous chérit, vous l’aimez... je fus heureuse de son amitié... Oh ! non, non, arrêtez... quelques jours encore.

LE DUC.

N’êtes-vous pas venue implorer, exiger une prompte vengeance ; cette détermination c’est sur vos instances que je l’ai prise. Croyez-vous donc qu’elle ne m’ait rien coûté ? pensez-vous qu’elle ne soit pas là, devant mes yeux, cette Henriette, si jeune encore, vouée à la désolation, à la honte...

DOLLY.

Juste ciel ! et c’est moi !

LE DUC.

Et les cris de ses enfants n’ont-ils pas déchiré mon âme.

DOLLY.

Mes pleurs...

LE DUC.

Et moi, malheureux ! je n’avais qu’un fils, je l’ai perdu. Seul maintenant, seul au monde, qui soutiendra ma vieillesse ?... qui me fermera les yeux ?... Ah ! madame, vous êtes attendrie... et moi, moi, cependant, je vous ai vengée, mon cœur s’est armé de toute la rigueur des lois contre tout ce que j’aimais, contre moi-même... mon âme enfin s’est élevée à toute la dignité du pouvoir qui m’est confié... le sacrifice est accompli, qu’Armand parte... qu’il parte à l’instant, ma résolution est inébranlable.

DOLLY.

Mais le sort d’Armand n’est-il pas dans vos mains ?

LE DUC.

Non, madame, il est trop tard... les lois seules...

DOLLY.

Les lois !... les lois !... monsieur le duc... les lois sont sans pouvoir où la preuve manque.

Elle tire l’acte de son sein et le déchire.

LE DUC.

Que faites-vous ? Ah ! madame, mon admiration...

 

 

Scène XI

 

LE DUC, DOLLY, HENRIETTE, éplorée

 

HENRIETTE, une lettre ouverte à la main.

Armand ! Armand ! je me meurs.

Elle tombe évanouie sur un fauteuil à droite.

LE DUC.

Oh ! mon Dieu, Henriette !... une affreuse pâleur...

DOLLY.

Ce billet.

Elle ramasse la lettre.

LE DUC.

L’écriture d’Armand.

Il lit.

« Chère Henriette, il est des malheurs plus affreux que la mort... l’existence m’est insupportable... Adieu pour jamais... quand vous recevrez ce billet, j’aurai cessé de vivre... »

DOLLY.

Grand Dieu !

LE DUC.

Je cours l’instruire.

Il se précipite vers la porte. On entend un coup de pistolet. Il s’arrête.

Il n’est plus temps.

 

 

Scène XII

 

LAHOUSSAYE, LE DUC, ARMAND, HENRIETTE, BUBBLETON

 

LA HOUSSAYE, ramenant Armand qui s’appuie sur lui.

Le voilà ! le voilà ! ce cher neveu... je vous le ramène.

BUBBLETON, au duc.

J’ai détourné son arme.

LAHOUSSAYE, à part.

Il faudra restituer...

LE DUC, bas à Armand.

Insensé, qu’al liez-vous faire ? au moment où la plus généreuse des femmes... elle a détruit l’acte accusateur.

Il passe près d’Henriette.

ARMAND.

Ah ! madame.

Voyant Henriette évanouie.

Ciel ! Henriette !

HENRIETTE, revenant à elle, et jusqu’à la fin paraissant ne pas comprendre ce qui se passe autour d’elle.

Cette voix... Armand... lui ! et vous, Dolly.

DOLLY.

Adieu, adieu, Henriette.

À Armand.

Monsieur, elle ignore tout, qu’elle soit heureuse...

BUBBLETON, près de Dolly.

Miss, toujours à vos ordres.

DOLLY.

Sir John... tout est fini pour moi avec le monde : Dieu, voilà mon appui ; un couvent, voilà mon asile. 

ARMAND.

Ah ! madame, ma reconnaissance...

DOLLY.

Rien pour vous...

Montrant Henriette.

Tout pour elle.

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