Les Petits moyens (Eugène LABICHE - Adrien DECOURCELLE - Gustave LEMOINE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 6 novembre 1850.

 

Personnages

 

LÉON DELAVAUT, avocat

M. HOCQUART, médecin

M. GRUMELOT, oncle d’Adèle

ADÈLE DELEVAUT, femme de Léon

MADAME GRUMELOT, tante d’Adèle

UN DOMESTIQUE

 

À Paris, de nos jours.

 

Un petit salon : porte au fond, portes latérales ; au fond, à gauche, une cheminée à feu ; à droite, une table-bureau ; à gauche, un petit guéridon.

 

 

Scène première

LÉON, toilette du matin, BAPTISTE

 

Léon sonne dans sa chambre avant de paraître.

LÉON, sortant de sa chambre à droite. À Baptiste qui entre du fond.

Il n’est pas venu de lettre pour moi ?

BAPTISTE.

Non, monsieur.

LÉON.

Très bien. Le tailleur a-t-il envoyé mon habit ?

BAPTISTE.

Pas encore, monsieur.

LÉON.

Vous passerez chez lui tantôt ; il me le faut avant deux heures ; j’ai à sortir...

Baptiste sort par le fond.

 

 

Scène II

 

LÉON, seul, se frottant les mains

 

Pas de nouvelles, bonnes nouvelles !... Mon rendez-vous au Jardin-des-Plantes tient donc toujours ! Je vais donc enfin la revoir, cette belle madame Hocquart, si coquette et si jolie ; car elle est bien jolie, mais elle est bien coquette. J’avoue qu’elle est coquette... mais elle est si jolie. Son incognito prouve assez que c’est à mon intention seule qu’elle vient à Paris ; pour vingt-quatre heures seulement, il est vrai ; mais je saurai les mettre à profit. J’ai déjà un rendez-vous !... un rendez-vous ! Et le premier !... Quel mot magique pour l’oreille d’un homme marié !

Air : Mon galoubet.

Pour un garçon, (bis)
Ce mot sans doute est plein d’ivresse ;
Mais, il l’écoute sans frisson ;
Car il peut, sans scélératesse,
Avoir an moins une maîtresse...
C’est un garçon ! (bis)
Pour un mari, (bis)
Ce mot a bien plus d’éloquence ;
D’amour et de crainte il frémit ;
Car il vu commettre une offense
Dont on pourra tirer vengeance...
C’est un mari ! (bis)

Bast ! il n’y a pas de roses sans épines... Mais si on allait se raviser ?... Oh ! non, madame de Valin, mon aimable cliente, parlera pour moi. Quel bonheur qu’elle ait un procès !... elle plaidera ma cause, pour que je gagne la sienne. L’essentiel, à présent, c’est que ma femme ne se doute de rien... Heureusement qu’il nous est tombé hier, de Montpellier, une tante à laquelle on ne songeait pas... et la chère tante va si bien occuper la nièce que ma jalouse...

La porte s’ouvre.

Oh ! les voici toutes deux... soyons sur nos gardes...

Allant à madame Grumelot qui entre par la porte de gauche.

Bonjour... chère tante !

 

 

Scène III

 

LÉON, ADÈLE, M. et MADAME GRUMELOT, entrée de gauche

 

LÉON.

Comment, déjà levée ? après une journée de...

MADAME GRUMELOT.

De ?...

LÉON.

J’allais dire de fatigue ; mais, en vous voyant si fraîche et si reposée...

GRUMELOT.

Le fait est que ma femme est fraîche comme un panier de prunes.

LÉON.

Elle pourrait passer pour votre fille, mon oncle.

GRUMELOT.

Ah ! non, non... mais elle peut cacher... hardiment... oui, elle peut cacher au moins ça...

À part.

dans le jour.

ADÈLE.

Comment faites-vous donc, ma tante ? moi, je suis toujours pâle.

MADAME GRUMELOT.

Oh ! ma recette est bien simple : tous les soirs, en me couchant, je prends une pincée de magnésie dans un verre d’eau sucrée ; et, tous les matins, une infusion de chicorée sauvage... Voilà tout.

GRUMELOT.

Voilà tout, voilà tout... tu prends aussi...

MADAME GRUMELOT, vite.

C’est bien... c’est bien.

GRUMELOT.

Ah ! il ne faut pas dire que...

MADAME GRUMELOT.

Vous êtes ridicule, M. Grumelot.

LÉON.

Savez-vous, mon cher oncle, que c’est un grand plaisir pour nous de vous voir...

GRUMELOT, à Léon.

Et moi donc ! je me fais une véritable fête de t’entendre plaider, mon garçon ; car il parait que tu manies la langue... un peu correctement.

LÉON.

Mon oncle !

GRUMELOT.

Oh !... tu as beau faire... tu es un grand orateur, un fleuve, un torrent d’éloquence ! combien parles-tu d’heures ?...

LÉON, riant.

Trois heures.

GRUMELOT.

Que ça !... oh ! à Montpellier nous en avons un qui parle sept heures !... il est vrai que c’est dans le Midi.

MADAME GRUMELOT.

Le temps n’y fait rien, et Léon doit être fier de la réputation qu’il s’est faite en si peu d’années, c’est bien naturel.

LÉON.

Mon Dieu, ma tante, c’est me montrer bien faible et me faire beaucoup d’illusion, sans doute, mais j’avoue qu’à présent, je tiens... plus qu’à la vie... à cette chétive renommée.

ADÈLE, à part.

Et pour cause.

GRUMELOT.

Chétive renommée ! mais le procès en séparation de madame Hocquart t’a posé en Patru, en Cicéron. On la dit bien jolie, cette madame Hocquart.

MADAME GRUMELOT.

On la dit aussi bien coquette et bien légère.

ADÈLE.

Non, ma tante. Hortense, que je connais depuis mon enfance, est une bonne et excellente personne ; mais son mari est un monstre ! non content d’avoir tous les torts, depuis qu’il est séparé d’avec sa femme, il va partout disant d’elle un mal affreux.

LÉON.

Oh ! tu exagères... mais je cause... et les affaires ne se font pas... Vous m’excuserez de vous quitter, ma tante...

ADÈLE, à Léon.

Vous sortez ?...

LÉON.

Pas encore... je vais d’abord expédier quelques lettres.

ADÈLE.

Et vous sortirez ensuite ?...

LÉON.

J’irai à l’audience.

ADÈLE.

Vous m’avez dit hier qu’il n’y en aurait pas aujourd’hui.

LÉON, hésitant.

En effet, il s’agit d’un référé...

Fausse sortie.

ADÈLE.

Et à quelle heure ce référé ?

LÉON, impatienté.

À deux heures, je crois. Mais pourquoi toutes ces questions ?

ADÈLE.

Parce que vous ne deviez pas sortir et que je ne comprends pas...

LÉON, bas.

Vous ne changerez donc jamais...

Il sort vivement par la droite en tirant la porte brusquement.

MADAME GRUMELOT, qui les a observés pendant ce temps.

Je commence à comprendre.

Haut.

M. Grumelot...

GRUMELOT.

Ma femme ?

MADAME GRUMELOT.

Vous savez que vous avez pris rendez-vous avec votre notaire.

GRUMELOT.

Il n’est pas encore l’heure.

MADAME GRUMELOT.

Eh bien !... vous irez, en attendant, faire un tour au Jardin-des-Plantes.

GRUMELOT.

Mais...

MADAME GRUMELOT, lui faisant des signes.

Vous regarderez les papillons et les coléoptères.

GRUMELOT.

Mais je...

MADAME GRUMELOT, bas, avec impatience.

Vous ne voyez donc pas que j’ai à parler à ma nièce.

GRUMELOT.

Ah ! très bien !...

Haut à sa nièce.

Au revoir, chère enfant, je vais collationner les coléoptères...

Il sort en faisant des signes d’intelligence à sa femme, qui le congédie du geste.

Ensemble.

Air : Code des Femmes.

GRUMELOT.

Ma femme est très bonne ;
Mais quand elle ordonne.
Il faut obéir
À son bon plaisir.

MADAME GRUMELOT.

Je suis douce et bonne ;
Oui, mais quand j’ordonne,
Il faut obéir
À mon bon plaisir.

ADÈLE.

Ma tante est très bonne ;
Mais, quand elle ordonne,
Il faut obéir
À son bon plaisir.

 

 

Scène IV

 

ADÈLE, MADAME GRUMELOT

 

MADAME GRUMELOT.

Enfin, nous voilà seules, ma chère enfant, et j’en suis pas fâchée... j’ai à causer longuement avec toi.

ADÈLE.

Qu’est-ce donc, ma tante ?

MADAME GRUMELOT.

Voyons, Adèle, qu’est-ce que tu as ?... Léon n’a pas compromis ta fortune, n’est-ce pas ?...

ADÈLE.

Non, ma tante, au contraire.

MADAME GRUMELOT.

Il ne te refuse rien ?

ADÈLE.

Non, ma tante.

MADAME GRUMELOT.

Tu l’aimes toujours ?

ADÈLE.

Oh ! oui, ma tante.

MADAME GRUMELOT.

Il t’aime aussi ?

ADÈLE, hésitant.

Oui... ma tante...

MADAME GRUMELOT, l’observant.

Répète donc un peu ce oui-là ?

ADÈLE, après de vains efforts pour se contenir.

Ah ! ma tante, je suis la plus malheureuse des femmes !...

Elle pleure.

MADAME GRUMELOT.

Parle, enfant !

ADÈLE.

Léon ne m’aime plus !

MADAME GRUMELOT.

Allons donc ! C’est impossible.

ADÈLE.

Oh ! j’en suis sûre, allez !

MADAME GRUMELOT.

Prends garde !... souvent la jalousie nous trompe, nous égare...

ADÈLE.

Depuis le procès d’Hortense, Léon est devenu l’avocat à la mode, l’avocat des dames... elles ont toutes des procès, et elles sont toutes jolies.

MADAME GRUMELOT.

C’est un hasard, et avant de faire des suppositions...

ADÈLE.

Des suppositions ?... Est-ce que les avocats ont coutume d’adresser des vers à leurs clients ?

MADAME GRUMELOT.

Des vers ?

ADÈLE.

Oui, ma tante. Avant-hier, j’ai trouvé sous le pupitre de Léon, un brouillon de vers amoureux, écrits de sa main... des vers très jolis... je les ai tant lus que je les sais par cœur... ça commençait par un envoi :

« Quand j’ai fait ces vers plein de flamme,
« Je les ai puisés dans mon âme ;
« J’ai pris l’amour pour conseiller,
« J’ai pris mon cœur pour encrier. »

Appelez-vous cela des suppositions ?

MADAME GRUMELOT.

Ces vers ne s’adressaient peut-être à personne.

ADÈLE.

Oh ! j’ai découvert ma rivale !... c’est une veuve, une dame de Valin... Elle est venue hier... j’ai écouté à la porte du cabinet, mais ils parlaient si bas, que je n’ai pu entendre que ces mots : « Demain, à deux heures, » et demain, c’est aujourd’hui... Et Léon a dit qu’il sortirait à deux heures... et il va aller à ce rendez-vous ! Oh ! ma tante, j’en perdrai la raison...

Elle éclate en sanglots.

MADAME GRUMELOT.

Voyons, mon enfant, du calme !... ne pleure donc pas ainsi.

ADÈLE.

Oui, ma tante.

MADAME GRUMELOT.

Je ne veux pas défendre ton mari, mais toi-même, n’as-tu rien à te reprocher ?...

ADÈLE.

Moi ? Avant ce maudit procès, je l’aimais comme on n’a jamais aimé son mari.

MADAME GRUMELOT.

Mais depuis ? n’as-tu pas été un peu coquette ?

ADÈLE.

J’ai essayé, dans l’espoir de le ramener...

MADAME GRUMELOT.

Tu as eu tort !... Ne t’es-tu pas montrée jalouse ?

ADÈLE.

Le moyen de faire autrement ?

MADAME GRUMELOT.

Tu as eu tort... et dans ta jalousie, tu as pleuré, tu lui as fait des scènes, des reproches, des menaces, n’est-ce pas ?... oui... Tu as eu tort... ce n’est pas ainsi qu’on ramène un mari... ce sont là des moyens extrêmes qui ne réussissent jamais en ménage.

ADÈLE.

Que faire, alors ? se venger ?

MADAME GRUMELOT.

Oh ! la belle avance ! le mépris des autres et de soi-même, voilà tout ce qu’on y gagne. Mais il est d’autres moyens qui réussissent toujours, en ménage comme en gouvernement... c’est ce qu’on appelle les petits moyens.

ADÈLE.

Les petits moyens ?

MADAME GRUMELOT.

Le tout est de savoir les employer à propos.

Air de la Mère aveugle.

Et d’abord, il faut pouvoir
Avoir sur soi de l’empire,
Il faut, avec un sourire
Et tout entendre et tout voir ;
Les époux d’humeur trop tendre
Sont faciles à surprendre,
Il ne s’agit que de tendre
Des filets sous leur plaisir ;
Et l’on jette aux plus ingambes
De bons bâtons dans les jambes...
Pour les empêcher d’courir. (bis)

Après quelque temps de ce petit régime, la tâche de la femme devient chaque jour plus facile ; mais il faut veiller toujours pour prévenir les rechutes. On conduit ainsi le sujet jusqu’à quarante ou quarante-cinq ans ; alors le plus indomptable est dompté... ou à peu près... on peut lui laisser la bride sur le cou et dormir sur les deux oreilles. Vois ton oncle, c’était un Lovelace, un don Juan, et je l’ai amené à courir après les papillons. Il en fait collection, le cher homme ! À présent, c’est un don Juan... éteint, et cela, grâce aux petits moyens.

ADÈLE.

Mais ces petits moyens, quels sont-ils ?

MADAME GRUMELOT.

Je t’expliquerai cela à loisir... il s’agit pour l’instant d’empêcher Léon d’aller à ce rendez-vous... et... l’heure approche...

On entend un coup de sonnette.

ADÈLE.

Il sonne pour sa toilette, ma tante !

MADAME GRUMELOT.

Sois tranquille, je te réponds qu’il ne sortira pas... et d’abord...

Elle arrête la pendule qui est sur la cheminée.

ADÈLE.

Que faites-vous donc ?

MADAME GRUMELOT.

J’arrête le soleil... comme Josué ; si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal.

 

 

Scène V

 

ADÈLE, MADAME GRUMELOT, BAPTISTE, portant des habits sur le bras, et entrant du fond

 

MADAME GRUMELOT.

Qu’est cela ?

BAPTISTE, se dirigeant vers la droite.

C’est la toilette de monsieur.

MADAME GRUMELOT, à part.

Voilà le bâton que je cherchais.

BAPTISTE.

M. Hocquart, qui est d’abord entré chez monsieur, m’a dit de l’annoncer à ces dames.

MADAME GRUMELOT.

C’est bien, Baptiste, j’ai une commission à vous donner.

BAPTISTE.

Mais la toilette de monsieur ?

MADAME GRUMELOT.

Vous savez bien qu’il a du monde chez lui... suivez-moi.

ADÈLE.

Expliquez-moi...

MADAME GRUMELOT.

Regarde... profite et laisse-moi faire.

Air : Royale Polka.

Va, ne crains rien ;
Grâce à mes soins, tout ira bien,
Aie confiance
En ma prudence.
Contre un mari
Qui nous trahit,
Je le soutiens,
Rien ne vaut les petits moyens.

Reprise ensemble.

MADAME GRUMELOT.

Va, ne crains rien, etc.

ADÈLE.

Je ne crains rien ;
Grâce à ses soins, tout ira bien ;
J’ai confiance
En sa prudence.
Contre un mari
Qui nous trahit,
Oui, j’en conviens,
Rien ne vaut les petits moyens.

Madame Grumelot sort par la gauche avec Baptiste.

 

 

Scène VI

 

ADÈLE, M. HOCQUART, LÉON

 

M. Hocquart et Léon paraissent à la porte de droite au moment où madame Grumelot sort par celle de gauche.

HOCQUART, continuant une conversation commencée.

En effet, je me suis interdit la voie de l’appel... mais, à condition que madame Hocquart habiterait la province avec sa mère... Eh bien ! mon cher, elle est à Paris.

ADÈLE, redescendant.

Hortense ?

HOCQUART.

Pardon, belle dame, je ne vous savais pas là.

ADÈLE.

Vous disiez donc ?...

HOCQUART.

Que votre amie est à Paris, madame.

ADÈLE.

C’est impossible ! elle serait venue me voir...

LÉON, troublé.

Sans doute !

HOCQUART.

Mais on l’a vue, mon ami ; quand je vous dis qu’on l’a vue... Au fait, c’est aujourd’hui l’échéance du premier semestre de sa pension... Elle aura saisi ce prétexte... Elle tient bien ses engagements, votre cliente ; il est vrai qu’après ceux qu’elle a déjà violés...

ADÈLE, assise à gauche, près d’un guéridon.

Monsieur, vous oubliez que vous parlez de ma meilleure, de ma plus ancienne amie... son innocence, d’ailleurs, a été suffisamment prouvée.

LÉON, vivement.

Adèle a raison...

ADÈLE, continuant.

Elle a pour elle l’opinion publique.

LÉON.

Un arrêt de la cour.

ADÈLE.

La caution de ses amis.

LÉON.

Et la Gazette des Tribunaux... Ensuite, je vous ai prouvé catégoriquement dans mon plaidoyer...

HOCQUART.

Que je ne l’étais pas ? Oh ! vous avez été beau, superbe, j’en conviens... vous m’avez ému, je ne le cache pas... mais vous ne m’avez pas convaincu.

LÉON.

Mais le tribunal...

HOCQUART.

Il m’a condamné, le tribunal... mais il ne m’a pas convaincu.

LÉON, à part, après avoir jeté un coup d’œil sur la pendule.

J’ai du temps devant moi...

Haut.

Savez-vous, cher docteur, que vous êtes richement entêté... Car, enfin, vous n’avez jamais pu fournir de preuves contre madame Hocquart... Tous vos moyens d’accusation se résumaient dans les méchants propos d’une femme de chambre congédiée, et qui se vengeait... Cette femme, vous lui avez promis des monceaux d’or, pour le moindre poulet qui pourrait compromettre sa maîtresse, et le poulet n’a jamais pu éclore.

ADÈLE, à part, avec joie.

L’heure se passe.

HOCQUART.

Mon cher, il y a bien à répondre à tout cela ; mais comme j’ai rendez-vous pour une consultation...

Il tire sa montre.

Diable ! je suis presque en retard.

LÉON, regardant la pendule.

Il n’est qu’une heure.

HOCQUART.

Il en est deux... bien passées.

ADÈLE, à part, se levant.

Maudit homme !

LÉON.

Deux heures ?

HOCQUART.

Voyez vous-même.

LÉON.

Cette pendule est donc arrêtée... Baptiste ! Baptiste !...

Il se pend à la sonnette.

Personne ne vient. Baptiste !...

Il va ouvrir au fond et appelle.

Baptiste !

ADÈLE, à part.

Tout est perdu !

 

 

Scène VII

 

ADÈLE, M. HOCQUART, LÉON, MADAME GRUMELOT, elle entre tranquillement par la gauche

 

MADAME GRUMELOT.

Quel bruit ! bon Dieu... Qu’y a-t-il donc ?...

LÉON, du fond.

Baptiste !...

MADAME GRUMELOT.

C’est Baptiste que vous demandez ?...

LÉON.

Oui, ma tante.

MADAME GRUMELOT, tranquillement.

Que ne le disiez-vous ?...

LÉON.

Vous savez où il est ?...

MADAME GRUMELOT.

Chez mon marchand de fourrures, rue Saint-Honoré, 212... À moins qu’il ne soit chez mon tapissier, 14, rue de Cléry.

LÉON, à part.

Que le diable l’emporte...

Il se dirige vers son cabinet.

MADAME GRUMELOT.

Où allez-vous donc ?...

LÉON.

M’habiller, parbleu !

MADAME GRUMELOT.

Je crois que Baptiste a laissé vos vêtements dans la chambre à coucher...

Léon sort vivement par la gauche.

 

 

Scène VIII

 

ADÈLE, M. HOCQUART, MADAME GRUMELOT

 

ADÈLE, bas à sa tante.

Il fallait les cacher.

MADAME GRUMELOT, idem.

Ne te mêle donc pas de ces choses-là... ça ne te connaît pas.

HOCQUART.

Madame, je suis enchante de vous trouver en bonne santé.

MADAME GRUMELOT.

Je ne m’en félicite pas moins... car, si j’étais malade, il me faudrait recourir à vous, et je vous déteste, M. Hocquart...

HOCQUART.

Moi, madame ?...

MADAME GRUMELOT.

Je vous ai en horreur.

HOCQUART.

Pourquoi donc, madame ?...

MADAME GRUMELOT.

Traîner une pauvre femme devant les tribunaux... Fi ! monsieur !...

HOCQUART.

Que voulez-vous ?... Il y en a qui tiennent à cacher leurs infirmités, moi pas. Quand je suis enrhumé, fiévreux, hypocondre... je le dis à tous ceux qui me demandent les nouvelles de ma santé. Je suis... je le suis... je le dis.

MADAME GRUMELOT.

Mais vous ne l’êtes pas, M. Hocquart.

HOCQUART.

Ah ! je vous demande bien pardon...

On entend du bruit.

MADAME GRUMELOT.

Qu’est-ce encore ?...

 

 

Scène IX

 

ADÈLE, M. HOCQUART, MADAME GRUMELOT, LÉON

 

Il paraît à la porte de gauche, à moitié vêtu, un habit noir à la main.

LÉON.

Un habit neuf !...

ADÈLE.

Il est mal fait ?...

LÉON.

Je n’en sais rien... Mais, voyez donc.

MADAME GRUMELOT.

Ah ! le vilain accroc !...

LÉON.

Allons ! je mettrai mon habit bleu. Adèle, savez-vous où il est ?...

MADAME GRUMELOT.

Dans l’armoire à glace... je viens de l’y voir à l’instant. Je vais vous le chercher...

Elle sort par la gauche.

LÉON, contemplant son habit.

Au beau milieu du dos... On dirait qu’on l’a fait exprès...

ADÈLE.

Il faut donc un habit noir pour aller en référé ?...

LÉON.

Il faut... il faut être propre, que diable !...

MADAME GRUMELOT, rentrant.

Voici l’habit bleu... il est très convenable.

LÉON.

Merci, ma tante...

Il passe son habit.

MADAME GRUMELOT.

Qu’est-ce que vous avez donc à votre gilet, mon neveu ?... On dirait de l’encre...

LÉON.

Allons, bon !... une tache, maintenant.

HOCQUART.

Mettez-en un autre.

MADAME GRUMELOT.

Ou boutonnez votre habit.

LÉON.

Ce sera plus tôt fait...

Il boutonne son habit, les boutons se détachent et tombent à mesure.

Oh !...

HOCQUART.

Vous n’avez pas de chance.

MADAME GRUMELOT.

Vous engraissez, mon neveu.

LÉON.

C’est trop fort !...

Il frappe violemment du pied.

MADAME GRUMELOT.

Qu’est-ce qui a craqué ?...

LÉON.

Je crois que c’est mon sous-pied...

Il lève son pied à moitié, et se baisse un peu pour regarder. Sa bretelle craque. Se redressant vivement.

Ma bretelle aussi !... Ah ! le diable s’en mêle !...

Il se dirige vers la droite.

ADÈLE.

Où allez-vous donc ?...

LÉON.

Je vais changer de tout, parbleu !...

Sur le seuil de la porte.

On a attelé, n’est-ce pas ?

MADAME GRUMELOT.

Comment !... Vous comptiez prendre votre cabriolet.

LÉON.

Sans cela, comment réparer le temps perdu ?...

MADAME GRUMELOT.

Quel fâcheux contretemps ! Ne sachant pas que vous deviez sortir, j’ai envoyé le cabriolet chercher mon mari chez son notaire.

LÉON.

Le cabriolet aussi !... Ah ! ma foi, je n’arriverais jamais... Décidément, je ne sortirai pas...

Il tombe sur un fauteuil près de son bureau.

ADÈLE, à part.

Quel bonheur !...

MADAME GRUMELOT.

Que je suis donc fâchée !

ADÈLE, bas.

Quoi ! ma tante !

MADAME GRUMELOT, bas.

Chut !...

À Léon.

Vous ne m’en voulez pas, mon ami !

LÉON.

Moi ? Je suis abruti.

MADAME GRUMELOT.

Allons, nous vous laissons, messieurs ; au revoir, M. Hocquart, avec rancune.

Ensemble.

Air de Gastibelza.

MADAME GRUMELOT.

Il accuse le sort
De ses maux, il a bien tort ;
Et pourtant, le destin
N’est pour rien dans son chagrin.

ADÈLE.

Il accuse le sort
Que je bénis sans remord ;
Car son triste destin
M’épargne bien du chagrin.

HOCQUART.

Il accuse le sort
De ses maux, il a bien tort ;
Car on doit sans chagrin
Savoir subir son destin.

LÉON.

Ah ! morbleu ! c’est trop fort !
Sombrer quand on touche au port ;
Maudit soit le destin
Qui renverse mon dessein.

Adèle et madame Grumelot sortent par la gauche.

 

 

Scène X

 

HOCQUART, LÉON

 

Léon frappe avec colère sur la table.

HOCQUART.

Là ! là ! du calme !

LÉON.

Vous en parlez à votre aise, vous.

HOCQUART.

J’avoue que deux habits, un gilet, une bretelle tués... sur soi ; un sous-pied tué dessous et un cabriolet... mis en fuite, c’est une déroute complète.

LÉON.

Et il faut que tous ces malheurs-là m’arrivent aujourd’hui !

HOCQUART, d’un air goguenard.

Oui, un jour de référé !

LÉON, à part, se levant.

Hein ? se douterait-il ?...

HOCQUART, s’approchant de Léon avec mystère.

Mon ami !

LÉON.

Docteur ?

HOCQUART.

Vous trompez donc votre femme, vous ?

LÉON.

Moi ?

HOCQUART.

Voyons, avouez que ce rendez-vous était une affaire d’amour.

LÉON.

Par exemple, je vous jure bien...

HOCQUART.

À d’autres, moucher ! on ne se désole pas ainsi pour un référé manqué.

LÉON.

Pardon... en affaires, il faut...

HOCQUART.

Il faut que les habits soient noirs et que les gilets soient blancs ? Allons donc ! on met un paletot et tout est dit...

Baptiste entre par le fond.

LÉON.

Ah ! vous voilà, vous ?

BAPTISTE.

Monsieur, c’est une carte qu’on vient d’apporter pour vous.

LÉON, prenant la carte.

Vous faites bien votre service, M. Baptiste, je vous en fais mon compliment.

BAPTISTE.

Monsieur, c’est madame Grumelot qui...

LÉON, qui a jeté les yeux sur la carte.

Ciel ! rien n’est encore perdu !

HOCQUART.

Qu’est-ce donc ?

LÉON, cachant vivement la carte.

Rien ! une nouvelle affaire qui m’arrive... une affaire superbe ! un procès... pour le comte de Vaudry, qui m’attend à son hôtel.

HOCQUART.

Il faut y aller, mon ami.

LÉON.

Y aller ! c’est facile à dire... mais je ne puis me présenter en paletot devant mon noble client... Oh ! misérable tailleur !

HOCQUART.

Voyons, mon cher ami, je ne suis pas dupe de toutes ces histoires là !...

LÉON.

Comment ?

HOCQUART.

Mais, j’ai pitié de votre désespoir... nous sommes à peu près de la même corpulence, prenez mon habit.

LÉON, reculant.

Hein ? que je prenne ?...

HOCQUART.

Mon habit, parbleu !...

LÉON, abasourdi.

Comment ? c’est vous qui m’offrez... qui me proposez...

HOCQUART.

Mon Dieu, oui ; c’est moi qui vous propose mon habit... Que voyez-vous d’extraordinaire à ça ?

LÉON.

Rien, assurément... je suis bien sensible, bien reconnaissant...

HOCQUART.

Voyons, acceptez-vous, oui ou non ?

LÉON.

Puisque vous le voulez absolument...

HOCQUART.

C’est heureux !

LÉON, à part.

C’est drôle...

Haut.

Mais vous, docteur ?

HOCQUART.

Je n’ai pas de référé, moi... vous me prêterez un paletot.

LÉON, à part.

Je lui conseille de faire le loustic...

HOCQUART.

Quand vous voudrez.

LÉON, allant à la porte de gauche.

Mon paletot, Baptiste... là, chez madame.

HOCQUART.

Comme vous avez l’air plus pressé que moi, vous pourrez prendre aussi mon cabriolet...

LÉON.

Mais, en vérité, docteur, vous me gâtez.

HOCQUART.

Bah ! il faut bien faire quelque chose pour ses amis... à charge de revanche.

LÉON, à part.

Sa candeur me navre.

 

 

Scène XI

 

HOCQUART, LÉON, MADAME GRUMELOT, le paletot à la main

 

MADAME GRUMELOT.

Comment, mon neveu, vous allez sortir avec ça ?

LÉON.

Non, chère tante, c’est monsieur qui a la bonté de me prêter son habit et son cabriolet...

MADAME GRUMELOT.

Ah ! monsieur vous prête...

À part.

Comment faire ?

HOCQUART.

Vous permettez, madame...

Madame Grumelot répond par un signe de tête machinal ; Hocquart ôte son habit, le donne à Léon, et prend le paletot des mains de madame Grumelot qui est absorbée dans la poursuite d’une idée.

MADAME GRUMELOT, à part, subitement.

J’ai mon bâton !...

Léon va pour passer l’habit. Madame Grumelot l’arrêtant.

Oh ! vous allez chez les couturières, M. Hocquart ; votre habit est couvert de fil et de duvet...

Le prenant des mains de Léon.

Un petit coup de brosse, et il n’y paraîtra plus...

Elle sort par la gauche.

LÉON.

Mais, ma tante, je suis pressé.

MADAME GRUMELOT, de la coulisse.

Voilà qui est fait.

LÉON, à Hocquart.

Mon paletot vous va-t-il ?

HOCQUART.

Comme un gant Jouvin.

MADAME GRUMELOT, rentrant avec l’habit.

Voilà, mon neveu... attendez, je vais vous le passer.

Elle le lui met.

Là ! vous êtes superbe !

LÉON.

Merci, ma tante... Venez-vous, docteur ?

HOCQUART.

Pas encore ! je veux prendre congé de madame.

LÉON.

Vous êtes le maître... vous dînerez avec nous, n’est-ce pas ?

HOCQUART.

Peut-être bien... Au revoir.

LÉON.

Au revoir...

À part, en prenant son chapeau.

sans lui j’étais perdu... il n’ya que les maris pour avoir de ces idées-là...

Léon sort par le fond.

MADAME GRUMELOT, prenant des gants qu’il a laissés sur le guéridon.

Vous oubliez vos gants, mon neveu...

Elle sort après lui avec les gants.

 

 

Scène XII

 

HOCQUART, puis ADÈLE

 

HOCQUART.

Voyez donc un peu cet austère avocat qui fait à l’audience de si belles phrases sur la morale... Il pratique peu, dans la vie privée. Chez moi, c’était la femme qui avait... des référés ; ici, c’est le mari... système des compensations.

ADÈLE, entrant par la gauche.

Mon ami, je...

Hocquart se retourne.

Vous, monsieur, je vous croyais parti ?

HOCQUART.

J’ai voulu prendre congé de vous, madame.

ADÈLE, passant à droite.

J’ai pourtant vu votre cabriolet s’éloigner.

HOCQUART.

En effet ; mais ce n’était pas moi qui étais dedans.

ADÈLE.

Qui donc, alors ?

HOCQUART.

Votre mari, madame.

ADÈLE.

Lui ! mais il n’avait pas d’habit.

HOCQUART.

Je lui ai prêté le mien.

ADÈLE, avec humeur.

Ah ! et votre cabriolet ? vous êtes complaisant, monsieur !

HOCQUART.

Dame ! entre amis... Mais qu’avez-vous donc, madame ?

ADÈLE, idem.

Rien, monsieur ; je n’ai rien... mais je trouve singulier qu’on homme de votre caractère prête les mains...

HOCQUART.

À quoi donc, madame ?

ADÈLE.

À rien, monsieur... Vous aviez à me parler ?

HOCQUART.

À vous saluer, madame ; pas autre chose.

ADÈLE.

Je vous salue, monsieur...

HOCQUART.

Madame, je vous salue...

À part, en prenant son chapeau.

Elle se doute de quelque chose... allons, encore un mauvais ménage ; c’est une consolation...

Haut.

Madame...

Ensemble.

Air de Graziella. (La Nuit de Noël.)

HOCQUART.

Bientôt, je le parie,
Mon cher ami sera
De notre confrérie,
S’il n’en est pas déjà.

ADÈLE.

Après sa perfidie,
Bientôt je le sens là,
Le trépas que j’envie
À mes vœux répondra.

Hocquart sort par le fond.

 

 

Scène XIII

 

ADÈLE, puis GRUMELOT

 

ADÈLE.

Je ne puis douter maintenant... cette femme, il est allé la rejoindre !... Oh ! malheureuse que je suis...

Elle tombe accoudée sur la table de droite.

GRUMELOT entre tout guilleret par le fond.

Adèle... Adèle ?

ADÈLE, s’essuyant les yeux furtivement.

C’est vous, mon oncle ?... vous n’avez pas rencontré mon mari ?...

Elle se lève.

GRUMELOT.

Ah ! il s’agit bien de ton mari. Il vient de m’arriver une aventure... il n’y a que Paris pour ces choses-là... J’étais au Jardin-des-Plantes, me promenant à droite, à gauche, en zigzag, quand, au détour d’une allée sombre, j’aperçois deux femmes charmantes ; une blonde, en chapeau bleu, et une brune, en chapeau rose... Elles semblaient attendre, depuis longtemps, quelqu’un qui ne venait pas... Le chapeau rose, surtout, paraissait fort contrarié... – « Ne pas venir, disait-elle, quand je lui sacrifie le seul jour que je passe ici. » – « C’est un malentendu, disait le chapeau bleu... il trouvera bien moyen... »  – Là-dessus, le chapeau bleu montre du doigt quelqu’un au chapeau rose ; et les voilà qui disparaissent... grande vitesse... mais, dans leur précipitation, l’une d’elles ou l’un d’eux, – l’une d’elles se rapportant aux femmes, l’un d’eux se rapportant aux chapeaux. – L’une d’elles... laisse tomber un petit papier sans adresse ; je le ramasse ; je cherche des yeux mes belles inconnues... Personne... j’ouvre le vélin... non... c’était du papier Bath... Était-ce du papier Bath ? Bah ! ça ne fait rien... En tous cas, c’étaient des vers : des vers d’un langoureux, d’un fade !... ça commençait comme ça :

Quand j’ai fait ces vers pleins de flamme,
Je les ai puisés dans mon âme !

ADÈLE, qui l’écoutait à peine.

Hein ? vous dites ?

GRUMELOT.

Je dis : « Je les ai puisés dans mon âme... »

ADÈLE.

Après ?

GRUMELOT.

J’ai pris l’amour pour conseiller,
J’ai pris mon cœur pour encrier.

ADÈLE, à part.

C’est bien cela...

Haut.

Où sont ces vers, mon oncle ?

GRUMELOT.

Je les ai rendus !... ces poésies-là !... ça se rend !...

ADÈLE.

À qui donc ?

GRUMELOT.

C’est là le plus piquant de l’aventure : J’attendais mon tour chez mon notaire (et je faisais des cocottes en papier pour tuer le temps), quand je vois entrer mes deux chapeaux : je m’empresse de restituer ma trouvaille au chapeau bleu ; mais il paraît que je m’étais trompé d’adresse, car c’est le chapeau rose qui a rougi. Le rose a rougi.

ADÈLE.

Une blonde, n’est-ce pas ?

GRUMELOT.

Non, une brune.

ADÈLE.

Mais il y en a donc deux ?

GRUMELOT.

Oui, je te l’ai déjà dit, elles étaient deux.

ADÈLE.

Je veux dire deux blondes.

GRUMELOT.

Non, il y en avait une brune.

ADÈLE.

Vous ne pouvez me comprendre.

GRUMELOT.

Je m’en aperçoit. Je me suis empressé de céder mon tour, avec cette galanterie que tu me connais... elles n’avaient qu’une signature à donner. Le chapeau bleu m’a remercié avec un sourire... tiens, comme ça...

Il fait une grimace atroce.

puis elle a dit au chapeau rose : « Dépêchons-nous, je l’ai fait prévenir ; il doit être chez moi. » Alors...

ADÈLE.

Ah ! tout est perdu !... c’est là qu’il est allé.

GRUMELOT.

Qui donc ?

ADÈLE.

Léon, mon mari.

GRUMELOT.

Mon neveu... quoi ! c’était mon neveu qui avait rendez-vous avec madame...

ADÈLE.

Madame qui ?

GRUMELOT, se rattrapant.

Je ne sais pas... je ne sais pas... je ne connais pas ces dames...

À part.

J’ai failli me couper.

 

 

Scène XIV

 

ADÈLE, GRUMELOT, MADAME GRUMELOT, entrant du fond

 

ADÈLE, courant à sa tante.

Ah ! ma tante... il est sorti.

MADAME GRUMELOT.

Je le sais.

ADÈLE.

Vous l’avez vu ?

MADAME GRUMELOT.

C’est moi qui ai brossé son habit...

ADÈLE.

Vous ?

MADAME GRUMELOT.

Mais, ne crains rien... je l’ai rendu impossible à quinze pas.

ADÈLE.

Comment ?

MADAME GRUMELOT.

Silence ! je l’entends...

Adèle remonte.

GRUMELOT, prenant sa femme, à part.

Dis donc, ma femme, c’était madame Hocquart.

MADAME GRUMELOT.

Qui ?

GRUMELOT.

Le chapeau rose... l’autre, le bleu... c’était madame Valin... c’est le notaire qui me l’a dit.

MADAME GRUMELOT.

Quel chapeau rose ? quel chapeau bleu ?

GRUMELOT.

Chut ! il ne faut pas le dire à Adèle.

MADAME GRUMELOT.

Je crois qu’il devient fou.

 

 

Scène XV

 

ADÈLE, GRUMELOT, MADAME GRUMELOT, LÉON, puis HOCQUART

 

LÉON, entrant par la droite avec humeur, il porte un autre habit.

Quelle sotte aventure !... On dirait que le diable s’en mêle !

ADÈLE.

Qu’a-t-il donc ?

MADAME GRUMELOT.

Le diable, c’est moi...

On entend rire dans la coulisse.

TOUS, se retournant.

Qu’est-ce ?

HOCQUART, entrant par le fond.

Ah ! ah ! ah ! la plaisante histoire !...

LÉON, à Hocquart avec colère.

Ah ! vous voilà, monsieur... je suis bien aise de vous dire que je trouve votre plaisanterie fort inconvenante.

HOCQUART.

Plaît-il ?

LÉON.

Vous me comprenez... Votre habit est chez vous... j’ai été obligé d’en acheter un tout fait.

HOCQUART.

Parbleu ! je le sais bien qu’il est chez moi... il m’a fallu ouvrir les fenêtres... Pourquoi diable l’avez-vous parfumé ?

LÉON.

Moi ? c’est vous !

HOCQUART.

Par exemple ! c’est vous.

LÉON.

C’est un peu fort !

HOCQUART.

Je ne porte jamais de parfums... un médecin, c’est très dangereux... je viens d’en avoir la preuve la plus comique... Aujourd’hui, je suis voué aux odeurs !... Je me rendais à ma consultation... à pied... j’étais rue Neuve-Saint-Georges, lorsque, tout à coup, survient une pluie abominable... je n’ai que le temps de me jeter sous une porte cochère... je me heurte contre le concierge qui cherchait un médecin... c’était une occasion de me mettre à l’abri...

GRUMELOT.

Il s’agissait d’une maladie grave ?

HOCQUART.

Non, moins que rien, un évanouissement.

LÉON, à part.

Un évanouissement !... rue Neuve-Saint-Georges ?

HOCQUART.

Une dame qui avait reçu la visite d’un jeune homme tout imprégné de musc.

GRUMELOT.

Pouah !

LÉON, à part.

Il sait tout !

ADÈLE, bas à sa tante.

Comment ?

MADAME GRUMELOT, de même.

Je te l’ai dit... impossible à quinze pas !

HOCQUART.

Le concierge m’introduit chez une dame de Valin.

ADÈLE, à part.

C’est bien cela.

GRUMELOT, de même.

Le chapeau bleu !... Comment ?

HOCQUART.

On m’annonce... M. Hocquart, médecin... à ces mots, il se produit dans l’appartement un remue-ménage...

GRUMELOT, à part.

Je le crois bien.

HOCQUART.

Ça ne m’étonne pas... depuis mon procès, partout où je vais, je fais sensation.

GRUMELOT, ahuri.

C’est votre tête.

HOCQUART, gaiement.

Ah ! voilà un joli mot... farceur !...

Continuant.

J’ouvre une porte... prrrit ! une dame s’éclipse !

ADÈLE, à part.

L’autre !

GRUMELOT.

Vous l’avez vue ?

HOCQUART.

Je n’ai vu qu’un chapeau rose.

GRUMELOT, à part.

Sa femme !

LÉON, à part.

Il ne sait rien...

Haut.

Alors ?...

Il remonte.

HOCQUART.

Alors, madame de Valin... une blonde charmante, ma foi !

GRUMELOT, s’oubliant.

Je le crois bien !

MADAME GRUMELOT.

Plaît-il ?

HOCQUART, à Grumelot.

Comment le savez-vous ?

GRUMELOT, embarrassé.

Moi ?... dame ! puisque vous le dites...

À part.

J’ai failli me couper !...

HOCQUART, continuant.

Madame de Valin se confond en excuses, en politesses... tout en me poussant vers la porte... Son amie est tout-à-fait remise... elle est désolée de la peine... moi, j’insiste pour voir la malade... parce qu’un jeune homme qui sent le musc, une femme qui se trouve mal... c’est gentil, c’est scandaleux.

LÉON, à part.

Quel supplice !

HOCQUART.

Et puis, on ne m’ôtera pas de la tête que je la connais, cette dame... le chapeau rose.

GRUMELOT.

Parbleu !

HOCQUART.

Hein ?

GRUMELOT.

Rien.

HOCQUART.

Sans cela, pourquoi se serait-elle cachée ?...

À Grumelot.

Dites donc... il y a peut-être un mari... ah ! ah !

GRUMELOT, à part.

Le malheureux !

HOCQUART.

J’en serais charmé ! ça en ferait un de plus... un nouveau.

GRUMELOT.

Ce n’est pas une raison... c’est peut-être un ancien !

HOCQUART.

Ah ! voilà encore un joli mot ! farceur !

GRUMELOT.

Non, je n’ai pas voulu...

À part.

J’ai encore failli me couper.

ADÈLE.

Et... vous n’avez rien pu deviner ?

HOCQUART.

Rien du tout !... le concierge ne la connaissait même pas ; mais je suis certain d’une chose...

ADÈLE.

Quoi ?

HOCQUART.

C’est qu’elle est en parfaite santé. Au moment de sortir, j’ai vu apporter deux dominos charmants... ces dames se disposaient à passer la soirée au bal de l’Opéra.

LÉON, qui s’est assis à son bureau.

Ah !

GRUMELOT, à part.

Bien ! il se charge d’indiquer le rendez-vous !

ADÈLE, bas.

Ma tante... il a fait un mouvement.

MADAME GRUMELOT, bas.

Sois tranquille... il est en surveillance.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame est servie !

GRUMELOT, à Hocquart.

Allons, docteur, la main aux dames.

HOCQUART, allant prendre son chapeau près de la cheminée.

Excusez-moi... il m’est impossible de dîner avec vous... un autre engagement que j’avais oublié...

LÉON, à part, rêvant.

Elles vont au bal de l’Opéra...

MADAME GRUMELOT, à Léon.

Eh bien ! Léon ?

LÉON.

Je ne dîne pas... je n’ai pas faim... des affaires nombreuses... urgentes.

MADAME GRUMELOT.

À votre aise.

GRUMELOT, à part.

Quant à moi, je reste pour le sermonner...

MADAME GRUMELOT, appelant son mari.

M. Grumelot !

GRUMELOT, continuant sans l’entendre.

Le malheureux est sur la pente... d’un chapeau rose !...

MADAME GRUMELOT, élevant la voix.

M. Grumelot !

GRUMELOT.

Hein ?

MADAME GRUMELOT.

Je vous attends !

GRUMELOT.

Merci !... je ne dîne pas... des affaires nombreuses... urgentes...

MADAME GRUMELOT.

Qu’est-ce que c’est ? vous aussi ? allons donc !

GRUMELOT.

À tes ordres, ma bonne...

À part.

Air : Oh ! que j’ai douce souvenance.

Ma femme est une bonne femme ;
Je l’aime de toute mon âme,
Mais, parfois, elle est assommant’, ma femme,

Se révoltant.

Me fair’ manger quand je n’ai pas faim...

Sur un regard de madame Grumelot, il baisse la tête, lui offre le bras gracieusement et finit l’air en poussant un soupir.

Enfin !...

Hocquart sort par le fond ; M. et madame Grumelot et Adèle sortent par la gauche.

 

 

Scène XVI

 

LÉON, seul

 

Enfin ! tout est sauvé ! et ce n’est pas sans peine... car depuis ce matin on dirait qu’un démon se mêle de mes affaires !

Air de Masaniello.

J’ai perdu la première manche,
Oui, mais au bal de l’Opéra
Ce soir, je prendrai ma revanche ;
Ma belle cliente y sera.
Par mes discours pleins de tendresse
Et par un regard éperdu,
Je saurai fléchir la tigresse
Et... réparer le temps perdu !

 

 

Scène XVII

 

LÉON, GRUMELOT

 

GRUMELOT, entrant tout effaré du fond.

Me voilà ! c’est moi !

LÉON.

Mon oncle !

GRUMELOT.

Je n’ai pris qu’un potage... je n’y tenais plus.

LÉON.

Qu’avez-vous donc ?

GRUMELOT.

Malheureux !... tu me le demandes... Je sais tout.

LÉON.

Quoi !...

GRUMELOT.

Le chapeau rose... le chapeau bleu.

LÉON.

Expliquez-vous.

GRUMELOT.

Tu as des rendez-vous avec madame Hocquart !...

LÉON.

Chut ! silence !...

GRUMELOT, baissant la voix.

Oui... j’ai parlé trop haut... Et la malheureuse femme qui est là...

Déclamant à voix basse et en gesticulant.

Insensé ! tu as des rendez-vous avec madame Hocquart !... As-tu mesuré la profondeur du précipice ?

LÉON.

Je l’aime !... et elle est si jolie !...

GRUMELOT, naturellement.

Oh ! jolie !... Moi, j’aime mieux l’autre... la blonde...

Déclamant.

Insensé ! as-tu mesuré la profondeur du précipice dans lequel...

LÉON, lui prenant le bras.

Voyons, mon oncle, entre nous, est-ce que vous n’avez jamais trompé votre femme ?...

GRUMELOT.

Jamais, monsieur !... J’ai essayé mais je n’ai pas pu...

Déclamant.

Insensé !...

LÉON, l’arrêtant.

Qui vous en a empêché ?...

GRUMELOT.

Qui ? Le dieu vengeur du mariage ! Connais-tu ce dieu-là ?...

LÉON.

Non.

GRUMELOT.

C’est bien l’être le plus insupportable !... C’est lui qui casse vos bretelles, déchire vos habits, arrache vos boutons...

LÉON, à part.

Tiens !... c’est singulier.

GRUMELOT.

Aven-vous un rendez-vous ?... Crac ! il se met en travers... Enfin, moi qui te parle... j’ai été assez bel homme... de belles dents... et un mollet... proverbial... j’ai eu des occasions superbes... des blondes... succulentes...

LÉON.

Eh bien ?...

GRUMELOT.

Eh bien ! va te promener... Au moment de partir, v’lan ! le dieu vengeur... J’avais toujours un fil à la patte... Alors, je suis devenu vertueux.

LÉON.

Pauvre oncle !...

GRUMELOT.

Dame ! quand on ne peut pas faire autrement.

LÉON.

Bah ! C’est de la superstition, votre dieu venger... Je le nargue... je le brave... Tenez, je lui donne rendez-vous ce soir à l’Opéra.

GRUMELOT.

Comment ! tu y vas ?... Après ce que je t’ai dit...

Déclamant.

Insensé ! tu n’as donc pas mesuré le profondeur de l’abîme...

LÉON.

Eh bien ! oui... oui !... j’ai mesuré... Mais vous mon petit oncle, savez-vous ce que vous devriez faire ?

GRUMELOT.

Quoi ?...

LÉON.

Vous devriez venir avec moi.

GRUMELOT.

Par exemple !

LÉON.

Madame de Valin y sera... une blonde... charmante... et vous venez de me le dire, vous les aimez, les blondes.

GRUMELOT.

C’est tout naturel, ma femme est brune... a été brune...

LÉON.

Eh bien !...

GRUMELOT.

Eh bien !... Veux-tu me laisser tranquille !... Je ne sais pas comment tu oses me proposer, à moi, ton oncle, qui... Et puis, nous serions découverts...

LÉON.

Impossible !... Vous arrivez de Montpellier, personne ne vous connaît à l’Opéra.

GRUMELOT.

C’est vrai, personne ne me... Mais, c’est de la folie, à mon âge... car enfin, je ne suis plus de la garde nationale... je viens de renvoyer mon fusil...

LÉON.

On est reçu sans armes. Après tout, vous n’avez que cinquante-six ans.

GRUMELOT.

Pas encore... dans deux mois.

LÉON.

C’est la fleur de l’âge.

GRUMELOT.

Tu crois ? C’est drôle... Est-ce bête ! je me sens tout rajeuni… j’éprouve un je ne sais quoi... eh ! eh !... Ah ! oui, mais nous serions découverts...

LÉON.

Allons donc ! du courage, morbleu !...

GRUMELOT.

Oui, du courage, morbleu !...

À part.

J’ai beau m’exciter, je n’en ai pas.

LÉON.

Au diable la sagesse !... Nous souperons dans un petit cabinet particulier.

GRUMELOT.

Oui, oui, nous boirons du champagne...

À part.

Ça m’étourdira...

Haut.

Dis-donc, as-tu de l’argent ? Dans notre ménage, c’est ma femme qui tient les cordons...

LÉON.

Comment !...

GRUMELOT.

Oh ! si j’en voulais, elle m’en donnerait... mais il faudrait lui dire pourquoi... et tu comprends...

LÉON.

Soyez tranquille, je me charge de tout... Ainsi, c’est convenu ?...

GRUMELOT, résolument.

Oui, c’est convenu !... Et moi qui étais venu pour te sermonner...

LÉON.

À bas les sermons ! et vive l’Opéra !...

GRUMELOT.

Vive l’Opéra !... Malheureux ! on ne peut pas te confier un oncle... voilà ce que tu en fais. Vive l’Opéra !...

LÉON.

Air de Couder. (Jour de Folie Roger Bontemps.)

Vive l’orgie
Et la folie,
Vive le bal
En temps de carnaval !
Le vin d’Espagne,
Et le champagne !
Vive l’amour
Qui ne dure qu’un jour !
D’abord, mon oncle, en entrant dans la salle,
N’oubliez pas que vous êtes garçon,
N’ayez pas peur de faire du scandale
Et traitez-moi les femmes sans façon.
Aux gross’s fermières,
Aux p’tites laitières
Offrez marrons
Et macarons,
Et des oranges
À ces p’tits anges
Qui se trémoussent dans de grands pantalons !

Il indique un pas de cancan.

ENSEMBLE.

Vive l’orgie
Et la folie, etc.

GRUMELOT.

Mais les titis ne sont pas notre affaire ;
Les dominos, voilà ce qu’il nous faut,
C’est au foyer, leur joyeux sanctuaire,
Que nous irons leur présenter l’assaut ;
Si quelque belle
Fait la cruelle,
Au lien de lui parler d’amour,
Au lieu de prendre
Une voix tendre
Je lui dirai : Soupes-tu chez Véfour ?...

Vive l’orgie
Et la folie, etc.

À la reprise de l’ensemble Grumelot danse avec des gestes excentriques.

LÉON.

Dans une heure nous partons.

GRUMELOT.

Dans une heure... sitôt que ça ?

LÉON.

Voilà la peur qui vous reprend.

GRUMELOT.

Non ; mais qu’est-ce que je dirai à ma femme ?

LÉON.

Vous lui souhaiterez le bonsoir.

GRUMELOT.

C’est bien audacieux !

LÉON.

Elle n’a pas l’habitude de veiller... vous ferez semblant de vous coucher ; et vous passerez un habit couleur de murailles !...

GRUMELOT.

Je n’en ai pas de cette couleur-là... le mien est noir ; ainsi...

LÉON.

La nuit, les murailles sont noires... allez vous préparer.

GRUMELOT.

Allons ! et moi qui étais venu pour le sermonner !

Reprise du chant, ENSEMBLE.

Vive l’orgie, etc.

Grumelot sort par le fond.

 

 

Scène XVIII

 

LÉON, puis ADÈLE

 

LÉON, seul.

Quel gaillard !... Aurait-on jamais cru que mon oncle... Ah !... il va joliment me débarrasser de madame Valin, qui ne quitte pas le bras de madame Hocquart... et un tête-à-tête à trois... je l’aime mieux à quatre ! C’est comme si on n’était que deux...

Adèle paraît à gauche. Léon l’apercevant.

Ma femme ! elle vient me faire une scène...

Il se met à son bureau.

ADÈLE, souriant.

C’est moi, mon ami... je te dérange ?

LÉON.

Hein ?... Qu’est-ce ?...

Se retournant.

Ah ! c’est toi ?...

ADÈLE.

Oui... tu travaillais peut-être ?

LÉON.

Oui, je...

À part.

Quel air souriant !

ADÈLE, à part.

Ma tante m’a recommandé d’être aimable !...

Haut.

Pauvre ami !... tu te fatigues trop... ne pas même prendre le temps du dîner.

LÉON.

Tu sais... les affaires.

ADÈLE.

Je comprends cela... aussi, je ne te fais pas de reproches... et pourtant tu sais si je suis heureuse quand tu restes avec moi ?

LÉON.

Chère Adèle !...

À part.

Moi qui croyais...

ADÈLE.

Tu es si bon pour moi ! J’ai bien envie de te demander quelque chose...

LÉON.

Parle...

À part.

Un cachemire sans doute... je lui dois bien cela.

ADÈLE.

Tu serais bien aimable de me conduire...

LÉON.

Où ça ?

ADÈLE.

Au bal de l’Opéra.

LÉON, bondissant et se levant.

Hein ? au bal ?

ADÈLE.

Je me suis fait faire un délicieux domino rose... aimes-tu le rose ?

LÉON, marchant avec agitation.

Oui... non... je ne sais pas !...

ADÈLE.

Qu’as-tu donc ?

LÉON.

J’ai... ma chère enfant... certainement... je suis désolé ! Mais ça ne se peut pas...

À part.

À l’opéra, elle tombe bien !

ADÈLE, à part.

Je le gêne... c’est évident...

Haut.

Et pourquoi donc cela ne se peut-il pas ?

LÉON.

Parce que... parce qu’une jeune femme... à un pareil bal...

ADÈLE, à part, se contenant avec peine.

Oh ! c’est trop fort !

LÉON.

Et d’ailleurs, qu’y voulez-vous faire à ce bal, je vous le demande ?

ADÈLE, avec intention.

Que sais-je ? ne fût-ce que pour connaître cette belle évanouie...

LÉON.

Hein ?

ADÈLE, à part.

J’ai touché juste !...

Haut.

Est-ce que vous ne seriez pas curieux de la rencontrer ?

LÉON.

Moi ? qu’est-ce que cela me fait ?

ADÈLE.

Oh ! ça... ce n’est pas bien sûr.

LÉON.

Adèle... faites-moi grâce de vos soupçons !

ADÈLE.

Mes soupçons !... il me semble que c’est à vous de les détruire.

LÉON.

Je n’ai pas assez de loisir pour cela...

ADÈLE.

Ah c’est ainsi ? Eh bien ! j’irai seule, malgré vous ! sans vous !

Ensemble.

Air du Naufrage de la Méduse. (Opéra.)

LÉON.

C’est assez de débats,
Non, madame, vous n’irez pas.
Jamais on n’a pu voir
Pareil oubli de son devoir !

ADÈLE.

Oui, je suivrai vos pas,
Ou bien alors vous n’irez pas.
Je connais mon devoir,
Mais vous outrez votre pouvoir !

LÉON.

Il faut vraiment que vous perdiez la tête !

ADÈLE.

Il est fâcheux de troubler votre fête ;
Mais, malgré vous,
Nous serons trois au rendez-vous,
Car je sais tout !

LÉON.

Craignez de me pousser à bout !

Reprise de l’Ensemble. Adèle sort brusquement par la gauche.

 

 

Scène XIX

 

LÉON, puis GRUMELOT, puis MADAME GRUMELOT

 

LÉON, seul.

Voilà ! et elles nous jurent obéissance ! il faut à tout prix l’empêcher d’exécuter son projet... Aller au bal sans moi... elle n’oserait pas... c’est une menace... une bravade... Ah ! mon oncle !

GRUMELOT, entrant vivement sur la pointe des pieds, par le fond.

J’ai dit bonsoir à ma femme... je me suis couché... je me suis relevé... je me suis habillé... et me voilà ! Comment me trouves-tu ?

LÉON.

Magnifique ! vous êtes imposant !

GRUMELOT.

Je voulais mettre un jabot... mais c’est ma femme qui a la clé.

LÉON.

Il paraît qu’elle a la clé de tout, votre femme ?

GRUMELOT.

J’ai pris ton faux nez... ça déguise... et puis, c’est gai...

Le mettant.

Tiens ! crois-tu qu’on me reconnaisse ?...

On entend la voix de madame Grumelot dans la coulisse.

Ciel ! ma femme ! je la croyais couchée !

LÉON, vivement.

Mais, votre nez !

GRUMELOT, ôtant son nez et courant de tous les côtés.

Où le fourrer ?... Ah !... par ici !...

Il se sauve à droite. Madame Grumelot entre très agitée par la gauche. Elle tient à la main un verre d’eau sucrée, qu’elle tourne en parlant.

MADAME GRUMELOT, à part.

La petite folle a tout gâté par sa colère !... Que faire à présent pour empêcher Léon d’aller à ce troisième rendez-vous ?

LÉON, à part.

Si je pouvais la lancer sur Adèle, comme calmant...

Haut.

Ma chère tante...

MADAME GRUMELOT.

Ah ! vous voilà !

LÉON.

Avez-vous vu ma femme ?

MADAME GRUMELOT.

Je la quitte, elle est exaspérée.

LÉON.

Quelle tête !... je vous en prie, vous qui êtes la sagesse, la raison même... retournez près d’elle, faites-lui comprendre combien son projet est extravagant...

MADAME GRUMELOT.

Elle ne veut rien entendre... Tenez, entre nous, je ne connais qu’un seul moyen de rétablir la paix...

LÉON.

Lequel ?

MADAME GRUMELOT.

C’est de passer gentiment la soirée avec votre femme... en tête-à-tête... je viens de coucher m. Grumelot, je vais en faire autant pour mon compte ; ainsi...

LÉON.

Je le voudrais... mais des travaux... et puis, nous sommes encore trop irrités l’un et l’autre... Elle m’a mis dans un état... je ne pourrai pas plaider demain... j’ai la gorge en feu... j’ai une soif...

Prenant le verre d’eau des mains de sa tante.

Ah ! merci ! que vous êtes bonne !

MADAME GRUMELOT, stupéfaite.

Hein ?... Comment !...

À part.

Ma magnésie !

LÉON.

Allez... et tâchez d’apaiser cette grande tempête.

MADAME GRUMELOT, à part, regardant Léon qui tourne l’eau sucrée.

Ma foi !... à la grâce de Dieu !... comme ça, du moins, il n’ira pas à l’Opéra !...

Elle sort.

 

 

Scène XX

 

LÉON, GRUMELOT

 

LÉON, élevant le verre à la hauteur de son œil.

Quel drôle de sucre !... il ne veut pas fondre...

Il pose le verre sur le guéridon. Grumelot rentre de droite.

GRUMELOT.

Enfin !... elle est partie !... je sens une sueur froide...

Il prend le verre d’eau sucrée et l’avale d’un trait, pendant que Léon ajuste sa cravate devant la glace.

LÉON, revenant.

Eh bien ! mon oncle... et moi...

GRUMELOT.

C’est pour me remettre... Ah ! ça va mieux... ce verre d’eau m’a fait du bien.

LÉON.

Voici l’heure ; vite, partons.

GRUMELOT.

Comment ! tu penses encore à ce bal ?

LÉON.

Plus que jamais ! allons nous réjouir !

GRUMELOT, à part.

C’est un démon !...

Haut et tristement.

Allons ! je vais me réjouir !... avec un fond de tristesse.

LÉON, l’entraînant.

Venez ! venez !...

Ils sortent par la droite.

 

 

Scène XXI

 

ADÈLE, MADAME GRUMELOT

 

ADÈLE, entrant vivement du fond.

Parti ! il est parti !...

Allant à la porte de gauche.

Ma tante !... ma tante !... il est parti !

MADAME GRUMELOT, entrant.

Allons, mon enfant, calme-toi !...

ADÈLE.

Non, je ne veux rien entendre ! ce bal... je l’y suivrai... M. Hocquart me donnera le bras... je viens de lui écrire un mot.

MADAME GRUMELOT.

Quelle imprudence !

ADÈLE.

C’est mon médecin... que pourra-t-on dire ?

MADAME GRUMELOT.

Rien... car tu n’iras pas.

ADÈLE.

Pourquoi ?

MADAME GRUMELOT.

Parce que ton mari va revenir.

ADÈLE.

Vous croyez que le remords...

MADAME GRUMELOT, prenant le verre vide.

Je ne sais pas si on peut appeler ça le remords... regarde, il a tout bu.

ADÈLE.

Eh bien ?

MADAME GRUMELOT.

C’était mon verre d’eau sucrée de chaque soir !

ADÈLE.

Ah ! mon Dieu ! mais il va être malade !

MADAME GRUMELOT.

Oh ! si peu ! et puis, tu lui feras de la tisane... c’est ton devoir.

ADÈLE, souriant.

C’est égal... vos petits moyens sont un peu extrêmes... ce pauvre Léon... je vais lui faire du thé.

Voix de LÉON, dans la coulisse.

Par ici ! par ici ! nous y voilà !

ADÈLE.

C’est lui !

MADAME GRUMELOT.

Il n’est pas seul... Écoutons...

Elles se tiennent à rentrée de la chambre de gauche, se cachant de façon à ne pas être vue.

 

 

Scène XXII

 

ADÈLE, MADAME GRUMELOT, LÉON et GRUMELOT, entrant du fond

 

L’orchestre joue sur un ton lamentable le refrain de : Vive l’orgie, etc.

GRUMELOT, donnant le bras à Léon.

Ah ! que je souffre !... Soutiens-moi !... Aïe !

LÉON, l’asseyant près du bureau.

Plus bas ! on pourrait vous entendre ! Décidément, qu’est-ce que vous avez ?

GRUMELOT.

J’ai mangé du homard à déjeuner... c’est sans doute le homard.

LÉON, à part.

Quel contretemps !

GRUMELOT.

Je te le disais bien... je n’ai jamais pu tromper ma femme.

MADAME GRUMELOT, bas à Adèle.

M. Grumelot... il y pense encore à son âge... oh !

GRUMELOT, poussant un gémissement.

Aïe !

MADAME GRUMELOT.

C’est bien fait !

LÉON.

Vous allez réveiller ces dames... Rentrez dans votre chambre... Baptiste vous fera du feu, vous soignera.

GRUMELOT.

Oui... il me frictionnera... avec de la flanelle chaude.

LÉON.

Appuyez-vous sur mon bras... cela ne sera rien... Dépêchez-vous, il faut que je retourne à l’Opéra, on m’attend.

ADÈLE, à sa tante.

Vous l’entendez... il veut y retourner.

GRUMELOT, entrant à droite, appuyé sur Léon.

Aïe ! diable de homard !

MADAME GRUMELOT, sortant vivement.

Vite ! du tilleul !... des feuilles d’oranger ! Baptiste !

ADÈLE.

Mais, ma tante, mon mari !...

MADAME GRUMELOT.

Ah !... j’ai bien assez du mien !... chacun pour soi, et maintenant que tu as la clé... Baptiste ! Baptiste !...

Elle rentre vivement.

 

 

Scène XXIII

 

ADÈLE, puis HOCQUART

 

ADÈLE, seule.

Que faire ? quel moyen employer pour le retenir ? et ma tante qui m’abandonne !

HOCQUART, entrant du fond, il est très agité.

Ah ! madame !... j’ai reçu votre billet... je suis indigné !... vous savez tout...

ADÈLE.

Quoi donc ?

HOCQUART.

Vous voulez aller au bal pour les surprendre ?

ADÈLE.

Mon mari !

HOCQUART.

Et ma femme !

ADÈLE.

Comment, madame Hocquart.

HOCQUART.

C’est elle !

ADÈLE, à part.

Une amie !... Ah ! voilà le dernier coup !

HOCQUART.

Et cette fois, j’ai des preuves... Je les ai payées vingt-cinq louis... des lettres sans date, à la vérité, mais écrites de sa main...

Il montre un paquet de lettres qu’il a tirées de sa poche.

ADÈLE.

En effet, c’est son écriture... Et ces lettres vous ont prouvé ?...

HOCQUART.

Je n’ai pas perdu mon temps à les lire, c’est toujours le même refrain.

ADÈLE.

Ma meilleure amie !... Quelle infâme trahison !... Partons, monsieur, partons.

HOCQUART.

Ah ! M. l’avocat des mœurs, j’arracherai le masque qui vous couvre. Oh ! je ferai du scandale !... J’opposerai votre prose à votre éloquence... et cette réputation, dont vous êtes si fier, je la briserai... je l’anéantirai... et... et... nous serons vengés !... Partons, madame, partons !

ADÈLE, à part.

Que dit-il ?... Sa réputation... son avenir... perdus ! Et ce matin encore... il disait qu’il y tenait plus qu’à la vie...

HOCQUART, offrant son bras.

Eh bien ! madame ?

ADÈLE.

C’est qu’il me semble... qu’avant de faire un pareil éclat... il faudrait être bien sûr... Ces lettres, elles ne sont pas datées... c’est vous-même qui l’avez dit... et il faudrait au moins les lire...

HOCQUART.

Qu’à cela ne tienne !... Je vais prendre au hasard... je suis tellement sûr de mon affaire...Voyons celle-ci...

Il ouvre une lettre.

Ah ! ce sont des vers !... Un avocat qui fait des vers... au lieu de piocher son Code... Enfin !...

Lisant.

« Quand j’ai fait ces vers pleins de flamme... »

ADÈLE, à part.

Comment ?... mais je ne puis le sauver !...

Elle part tout-à-coup d’un éclat de rire forcé.

Ah ! ah ! ah !

HOCQUART, se méprenant.

Vous les trouvez mauvais, n’est-ce pas ?...

Lisant.

« Quand j’ai fait ces vers pleins de flamme... »

ADÈLE, récitant la suite avec une emphase comique.

« Je les ai puisés dans mon âme ! »

HOCQUART.

Vous les connaissez ?...

ADÈLE.

« J’ai pris l’amour pour conseiller... »

HOCQUART, stupéfait.

Elle les connaît !...

ADÈLE, continuant.

« J’ai pris mon cœur pour encrier. »

Riant.

Ah ! ah ! ah !...

HOCQUART.

Qu’est-ce que cela veut dire ?...

ADÈLE.

Cela veut dire que ces vers ne sont pas adressés à votre femme, mais à moi...

HOCQUART.

Pas possible !...

ADÈLE, s’efforçant de sourire.

Sans cela, est-ce que vous me verriez si heureuse... si tranquille... si contente...

À part.

Ah ! que je souffre !...

HOCQUART.

Mais, comment se trouvaient-ils chez ma femme ?...

ADÈLE.

Rien de plus simple. Madame Hocquart s’est mariée la première... j’étais encore en pension... la maîtresse était fort sévère...

Avec effort.

Et, comme je n’ai jamais eu d’amie... plus dévouée... plus sûre... plus loyale que madame... que cette bonne madame Hocquart... je lui donnais à garder les billets de Léon, quand il me faisait la cour...

HOCQUART.

Ainsi, ces lettres ?...

ADÈLE, s’efforçant de sourire.

C’est ma correspondance amoureuse... Allons monsieur, rendez-moi mon bien, et tout de suite...

Elle s’empare des lettres.

HOCQUART, gracieusement.

Madame !...

À part.

Ah ! ça, voyons donc, est-ce que ma femme serait innocente ?... il m’en coûterait de renoncer à mes convictions...

Voyant Adèle s’appuyer sur le dos d’un fauteuil.

Qu’avez-vous donc, madame ?

ADÈLE.

Moi ? rien... un peu d’émotion... mon oncle qui vient de rentrer indisposé, et qui réclame vos soins.

HOCQUART.

Comment ! ce pauvre M. Grumelot... je cours...

À part, s’arrêtant près de la porte.

Madame Hocquart vertueuse !... Je ne pourrai jamais m’habituer à cette idée-là !...

Il entre vivement à droite.

 

 

Scène XXIV

 

ADÈLE, puis LÉON

 

ADÈLE, tombant sur un fauteuil.

Mes forces sont épuisées...

Se levant.

Mais... je l’aurai sauvé !

Air : Kradoudja.

De l’époux infidèle
Qui trahissait nos amours,
Cette épreuve cruelle
Sauve l’honneur et les jours ;
Que de sa perfidie
La preuve anéantie
Lui dise que j’oublie
Ses torts, pour l’aimer toujours.

Elle jette les lettres au feu.

LÉON, qui est entré doucement pendant les derniers vers.

Adèle !...

ADÈLE, surprise.

Vous, monsieur !

LÉON.

J’étais là ! j’ai tout entendu !

Même air.

Une fois dans ma vie
J’ai rêvé d’autres amours...
C’était une folie
Dont je reviens pour toujours !
Et lorsque je m’engage
À t’aimer sans partage,
Oublie un jour d’orage
Qui suivront tant de beaux jours !

ADÈLE, lui tendant la main.

Ah ! Léon !

LÉON, la serrant dans ses bras.

Chère Adèle !... ma femme !

 

 

Scène XXV

 

ADÈLE, LÉON, HOCQUART, GRUMELOT, MADAME GRUMELOT, en costume de nuit

 

HOCQUART, donnant le bras à Grumelot.

Un peu d’exercice vous remettra...

GRUMELOT.

Mais, qu’est-ce que j’ai ? Docteur, vous me cachez quelque chose.

MADAME GRUMELOT.

Tranquillise-toi... ça ne sera rien, je sais ce que c’est.

HOCQUART.

Vous n’y penserez plus demain matin... donnez-moi une prise ?

GRUMELOT.

Avec plaisir !...

Il fouille dans sa poche et ramène son faux nez, à la place de sa tabatière, à part.

Sapristi !... mon faux nez !

MADAME GRUMELOT, se retournant.

Tu souffres encore, mon ami ?

GRUMELOT.

Non, non, au contraire...

S’approchant de Léon.

Ah ! je te le disais bien, il y a un dieu vengeur... Aujourd’hui, c’est le homard... demain...

LÉON, bas.

Je commence à le croire... et je renonce pour toujours aux aventures.

GRUMELOT, de même.

Moi aussi... je tâcherai du moins.

MADAME GRUMELOT, bas à Adèle.

Eh bien ! tu es donc parvenue à retenir ton infidèle ? 

ADÈLE.

Oui, ma tante, en fait de petits moyens... je crois avoir trouvé le meilleur.

MADAME GRUMELOT.

Lequel ?

ADÈLE, passant près de Léon.

C’est d’aimer son mari !...

CHŒUR.

Air des Deux Voleurs.

Désormais plus d’ennui,
De trouble, de souci,
À l’amour, au bonheur,
Ouvrons tous notre cœur.

GRUMELOT.

Air : Nouveau.

Messiers, si la comédie
Que l’on vient de vous offrir
Obtient votre sympathie
Prouvez-nous votre plaisir.
Oui, mais dans le cas contraire
Montrez-vous bon citoyens ;
Messieurs, pour vous satisfaire,
Chaque auteur tâche de plaire
Selon ses petits moyens. (bis)

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