Le Diplomate (Eugène SCRIBE - Germain DELAVIGNE)

Comédie-Vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 23 octobre 1827.

 

Personnages

 

LE GRAND-DUC

LE PRINCE RODOLPHE, son neveu

LA MARQUISE DE SURVILLE

LE COMTE DE MORENO, envoyé d’Espagne

ISABELLE, sa fille

LE BARON DE SALDORF, envoyé de Saxe

CHAVIGNI, envoyé de France

M. DE RHINFELD, secrétaire des commandements du prince Rodolphe

HERMAN, domestique de madame de Surville

 

La scène se passe dans une principauté d’Allemagne, dans une maison de campagne de la marquise de Surville.

 

 

ACTE I

 

Un salon de campagne fort élégant ; au fond, des jardins ; à droite et à gauche, portes latérales conduisant aux appartements.

 

 

Scène première

 

LE PRINCE RODOLPHE et LA MARQUISE DE SURVILLE, sortant de l’appartement à droite de l’acteur

 

LA MARQUISE.

Partez, mon ami, il y a déjà longtemps qu’il est jour.

RODOLPHE.

Un instant ; il est de si bonne heure, et tu me renvoies déjà ! C’est toujours toi qui la première me dis adieu.

LA MARQUISE.

Que c’est mal à vous de parler ainsi !... J’ai déjà tant de peine à avoir du courage. Si vous me le reprochez, je n’en aurai plus, je vous en préviens.

RODOLPHE.

Chère Élise !...

LA MARQUISE.

Rodolphe, va-t’en, je t’en supplie. On sera inquiet au palais.

Baissant les yeux.

Et si quelqu’un à cette heure rencontrait Votre Altesse !...

RODOLPHE.

Ah ! que j’aime ce respect ! Mais rassure-toi ; mon altesse n’a rien à craindre. Quand on me verrait sortir de celte maison de campagne, qui pourrait se douter que je suis ici en bonne fortune, auprès de ma femme ?

LA MARQUISE.

On n’est pas obligé de savoir que nous sommes mariés, et si on le savait, ce serait encore pis, surtout quand on a, comme vous. Monsieur, le malheur d’avoir pour oncle un grand-duc, un souverain, un prince allemand, qui n’entend pas raison sur les mésalliances ; vous auriez beau lui dire que, quand vous m’avez offert votre main, son fils existait encore, et que vous ne pouviez présumer alors être un jour l’héritier du trône ; vous auriez beau lui répéter que depuis cinq ans, vous m’aimiez, vous m’adoriez... Ces raisons, que moi j’ai trouvées excellentes, n’auraient pas le même pouvoir auprès de votre oncle ; le mariage serait rompu, et je vous demande. Monsieur, si cela serait juste ?

RODOLPHE.

Non, car ce pouvoir, ces honneurs, qui m’attendent, je ne les veux, je ne les désire que pour toi.

Air : De ma Céline amant modeste.

Si j’occupais le rang suprême,
Toi seule en ces lieux régnerais ;
Et je ne suis déjà moi-même
Que le premier de tes sujets.

LA MARQUISE.

Un sujet à sa souveraine
Doit obéir.

RODOLPHE.

Ordonne de mes jours.

LA MARQUISE.

Ah ! je voudrais, si j’étais reine,
T’ordonner de m’aimer toujours.

RODOLPHE.

Ne crains pas que nous soyons jamais séparés.

LA MARQUISE.

Je vous avouerai que, dans ce moment, j’ai quelque espoir.

RODOLPHE.

Il serait vrai !... Dites-moi vite.

LA MARQUISE.

Mais il est trop tard... Retournez au palais.

RODOLPHE.

On ne m’y attend pas... Il y a ce matin une partie de chasse dans ces environs, je dois y rejoindre le grand-duc ; ainsi j’ai encore quelques instants... C’est bien le moins que nous parlions un peu de nos affaires, je ne viens que pour cela.

LA MARQUISE.

Et c’est au moment de partir que vous y pensez ?

RODOLPHE.

À qui la faute ? Parlez vite.

LA MARQUISE.

Vous vous rappelez qu’il y a quelques années, quand vous vîntes en France avec votre gouverneur...

RODOLPHE.

Oui, pour y faire mes études.

LA MARQUISE.

Et que vous m’y faisiez la cour ; j’étais dame d’honneur de la plus aimable et de la meilleure des princesses. Je ne vous ferai pas son éloge, il nous mènerait trop loin... D’ailleurs, je ne vous apprendrais rien, vous la connaissez... Eh bien ! Monsieur, c’est à elle seule que j’avais appris notre mariage. Depuis, et quoique éloignée d’elle, j’ai continué à lui confier mes inquiétudes, mes craintes pour l’avenir. Jugez si j’avais raison de compter sur son amitié : dans ce moment elle agit en notre faveur.

RODOLPHE.

Il se pourrait !

LA MARQUISE.

Elle m’écrivait, dans sa dernière lettre, que d’ici à peu de jours arrivera de la cour de France quelqu’un en qui nous pouvons avoir confiance, quelqu’un de fort habile, qui, sans aucune mission apparente, sera chargé en secret de pressentir le grand-duc sur notre mariage ; et de l’amener par tous les moyens possibles à y donner son consentement.

RODOLPHE.

Ah ! c’est mon seul espoir... Et jamais protection ne sera arrivée plus à propos... Si vous saviez dans quel embarras je me trouve !

LA MARQUISE.

Qu’est-ce donc ?... Achevez, je vous en conjure... Mon cœur ne connaît ni la défiance, ni la jalousie... mais quel est ce portrait qu’hier vous avez caché à mon arrivée ?

RODOLPHE.

Quoi ! vous auriez vu ?

LA MARQUISE.

Oui, et je n’osais vous en parler.

RODOLPHE.

Ni moi non plus ; car ce portrait, ce ne serait rien encore... Mais si vous saviez... Apprenez qu’il y en a deux.

LA MARQUISE.

Que dites-vous ?

RODOLPHE.

Silence, on vient...

LA MARQUISE.

Ne craignez rien ; c’est un de nos gens, c’est Herman, que nous est dévoué...

 

 

Scène II

 

LE PRINCE RODOLPHE, LA MARQUISE DE SURVILLE, HERMAN

 

HERMAN.

Une lettre pour madame la marquise, et l’on attend la réponse.

RODOLPHE.

Qu’est-ce donc ?

LA MARQUISE, lui donnant la lettre.

Voyez vous-même...

RODOLPHE, lisant.

« Un ancien ami, qui arrive de France, demande à madame la marquise de Surville la permission de lui offrir ses respects. Il a des nouvelles à lui donner de Paris et des amis qu’elle y a laissés ; mais il n’ose se présenter ce matin, à la campagne, sans sa permission.

«  Signé : le chevalier de Chavigni. »

LA MARQUISE.

Le chevalier de Chavigni ! Il est au service de la princesse, il vient de sa part, c’est celui que nous attendons.

À Herman.

Qu’il vienne ce matin, sur-le-champ, le plus tôt qu’il pourra.

HERMAN.

Oui, Madame...

RODOLPHE.

Herman, un instant.

HERMAN.

Oui, mon prince.

RODOLPHE.

Ne vaudrait-il pas mieux lui donner rendez-vous au palais ? Car il faut absolument que je cause avec lui d’une affaire importante que vous ignorez...

LA MARQUISE.

Au palais ! quelle idée !... Songez donc qu’il vient ici en secret s’entendre avec nous, avant de parler au grand-duc ; et vous, dont toutes les démarches sont observées ?

RODOLPHE.

Oui, vous avez raison... il serait imprudent... J’aviserai à quelque autre moyen. Adieu, je vous laisse, et maintenant quand pourrai-je vous revoir ?

LA MARQUISE.

Je l’ignore.

RODOLPHE.

Par quel moyen me le ferez-vous savoir ?

LA MARQUISE.

Cela dépendra de vous.

RODOLPHE.

Comment cela ?

LA MARQUISE, baissant les yeux.

Ces deux portraits dont nous parlions tout à l’heure...

RODOLPHE.

Eh bien ?

LA MARQUISE.

Eh bien ! vous pourrez venir... le jour où ils me seront remis.

RODOLPHE, vivement.

Vous les aurez aujourd’hui.

LA MARQUISE.

Vraiment !... Adieu... adieu, partez vite. Herman, suivez Son Altesse, et voyez si rien ne s’oppose à son départ.

HERMAN.

Monseigneur sera obligé de sortir par la porte du parc ; car de ce côté, au salon, il y a du monde.

LA MARQUISE.

Déjà, et qui donc ?

HERMAN.

Un homme d’un certain âge, et sa fille... le comte de Moreno.

RODOLPHE.

L’envoyé d’Espagne ?

LA MARQUISE.

Quand donc est-il arrivé ?

RODOLPHE.

Hier soir... Vous le connaissez ?

LA MARQUISE.

Je l’ai reçu quelquefois à Paris. Mais prenez garde qu’il ne vous voie... Il a tant d’habileté et de finesse, qu’il aurait bien vite deviné notre secret.

RODOLPHE.

Ne craignez rien... Herman, faites-le entrer... Moi, pendant ce temps, je traverserai le parc... Adieu, tout ce que j’aime.

LA MARQUISE.

À ce soir.

RODOLPHE.

Et plus tôt, si je le puis.

Il sort par le fond du théâtre.

 

 

Scène III

 

LA MARQUISE, LE COMTE DE MORENO, ISABELLE, HERMAN, annonçant

 

HERMAN.

Le comte de Moreno et dona Isabelle.

Il sort. Le comte de Moreno et dona Isabelle entrent par la porte à gauche.

LA MARQUISE.

Quelle aimable surprise ! Comment, monsieur le comte, vous voilà dans ce pays !

LE COMTE.

Oui, Madame, un voyage d’agrément ; j’ai amené avec moi ma fille qui ne connaissait point l’Allemagne, et que j’ai l’honneur de vous présenter. J’ai voulu que notre première visite vous fût consacrée, car nous arrivons à l’instant, nous descendons de voiture.

ISABELLE.

C’est-à-dire, mon père, hier au soir.

LE COMTE.

Hier après minuit, c’est comme si c’était aujourd’hui ; et je sens déjà que ce voyage m’a fait beaucoup de bien.

ISABELLE.

Oh ! non !... Vous étiez trop inquiet ; à chaque instant vous vous informiez si le baron de Saldorf, si l’envoyé de Saxe ne nous avait pas précédés. Je vous demande ce que cela fait d’arriver une heure plus tôt ?

LE COMTE.

Isabelle !...

ISABELLE.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que j’ai eu tort de dire cela ? est-ce que cela vous fâche ?

LE COMTE.

Moi, en aucune façon.

ISABELLE.

Ne m’en voulez pas, je ne parlerai plus de ce voyage, d’autant plus que nous voilà arrivés, et j’espère bien me dédommager ici des ennuis de la route.

LA MARQUISE.

Je n’ose vous le promettre. Dans cette résidence, on est très  sérieux, il y a peu de plaisirs, peu de fêtes.

ISABELLE.

Il y en aura ; du moins je m’en doute, car mon père ne me dit jamais rien, mais il m’a ordonné d’emporter mes robes de bal : et une robe de bal, vous savez ce que cela signifie... Moi, d’abord, j’ai compris de suite. Bien plus, il a eu la bonté (car excepté de parler, mon père ne me refuse rien), il a eu la bonté de commander un manteau de cour magnifique.

LE COMTE.

Moi !

ISABELLE.

Vous savez bien, comme ceux que portaient les dames d’honneur au mariage de notre reine.

LA MARQUISE.

Ô ciel !

ISABELLE.

C’est peut-être alors pour quelque cérémonie de ce genre-là.

LE COMTE, vivement.

Isabelle !...

ISABELLE.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que j’ai encore tort de dire cela ? Ne vous fâchez pas, je ne parlerai plus jamais de robe de cour, de bal, ni de mariage.

LA MARQUISE, affectant de sourire.

Au contraire, parlons-en. Comment, monsieur le comte, vous ne me prévenez pas ; vous ! un ancien ami ! je ne vous reconnais pas là ; car enfin comme Français, on a une réputation à soutenir ; on ne veut point se laisser éclipser par les dames de la cour. Parlez vite, Monsieur, mon intérêt vous répond de ma discrétion.

LE COMTE.

Je suis fâché que l’étourderie de ma fille m’ait ôté le mérite d’une confidence que mon intention était de vous faire. Connaissant le crédit et l’estime dont vous jouissez, vous doutez bien que j’avais dessein de réclamer vos bons offices.

LA MARQUISE.

Vraiment ! nous autres femmes, cependant, avons si peu de suite dans les idées, nous comprenons si peu les graves intérêts qui vous occupent ! Moi, d’abord, si vous me parlez autre chose que modes nouvelles, je n’y suis plus.

ISABELLE.

C’est comme moi, aussi mon père ne veut jamais rien me confier.

LE COMTE.

Il me semble que je n’ai pas si grand tort. Aujourd’hui cependant, et par exception, je veux bien tout vous dire, vous n’en sentirez que mieux la nécessité de vous taire. Il s’agit du mariage d’une princesse de notre maison avec le prince Rodolphe.

LA MARQUISE, à part.

Ô ciel !...

Haut.

Et il paraît qu’il y a des obstacles ?

LE COMTE.

De très grands.

LA MARQUISE, à part.

Je respire.

LE COMTE.

J’ai appris, à n’en pouvoir pas douter, par des moyens trop longs à vous expliquer, que la Saxe avait dans ce moment les mêmes intentions.

LA MARQUISE, à part.

Un ennemi de plus. Ah ! mon Dieu !

LE COMTE.

Le baron de Saldorf, son envoyé, doit arriver incessamment pour négocier cette grande affaire. Il y a entre nous d’anciennes rivalités ; et, à quelque prix que ce soit, il faut que je l’emporte sur lui.

LA MARQUISE.

Si cependant le prince ne voulait pas se marier...

LE COMTE.

Il n’est pas maître de s’y opposer, il se doit à l’État.

Air : Que d’établissements nouveaux.

Des peuples voulant le bonheur,
Les princes, dans ces alliances.
Consultent rarement leur cœur ;
Mais ils cèdent aux convenances.
Ils ne sont pas les seuls, je crois,
Et dans la ville et les provinces,
Je sais bien des maris bourgeois.
Qui sont heureux comme des princes.

Vous sentez bien que depuis son arrivée, depuis cette nuit, je n’ai pas perdu mon temps. J’ai déjà su me ménager des intelligences, qui me tiendront au courant de tout ce qui se passe ; et de plus, j’ai eu ce matin une entrevue avec le grand-duc, qui est fort bien disposé, mais qui ne se prononce pas encore.

ISABELLE.

Tant de choses depuis hier ! et je ne m’en doutais seulement pas. On ne dort donc point quand on est diplomate ?

LE COMTE.

Maintenant, ce que je vous demande. Madame, c’est de parler dans notre sens, non-seulement au prince, mais à la cour, mais chez vous. C’est dans les salons que se fait l’opinion ; aussi, quand on veut réussir à présent, il faut avoir pour soi les femmes, surtout les femmes d’esprit ; car l’esprit maintenant est une puissance.

LA MARQUISE.

Sous ce rapport-là, je me défie de mon pouvoir.

LE COMTE.

Il y a des souverains qui ne connaissent pas leur force, et voilà où vous en êtes. Le second service que j’attends de votre amitié, c’est de vouloir bien, pendant mon séjour en cette résidence, garder ma fille auprès de vous ; je ne connais pas de société ni de maison plus agréable que la vôtre.

LA MARQUISE.

Vous me demandez là un service dont je vous devrai de la reconnaissance.

La marquise passe du côté d’Isabelle.

ISABELLE.

Ah ! Madame, que vous êtes bonne ! Mon père, je le vois, craint mes indiscrétions ; c’est pour cela qu’il m’éloigne de lui.

LE COMTE.

Moi, quelle idée ! Si vous voulez, ma chère amie, que je vous parle, là, bien franchement, diplomatie à part, je vous mets sous la protection de Madame, parce qu’il y a quelqu’un au monde dont je crains les assiduités, quelqu’un que vous connaissez très bien, et que partout, en voyage, nous retrouvons sous nos pas...

ISABELLE.

C’est peut-être par hasard !

LE COMTE.

Un franc étourdi, qui avait un nom, de la naissance, qui pouvait parvenir à tout, le fils d’un ancien ami, à qui moi-même j’avais donné les premières leçons, mais que j’ai été forcé d’abandonner, car il ne fera jamais rien.

ISABELLE.

C’est-à-dire qu’il ne fera jamais un homme d’État ; mais il peut faire autre chose. Croiriez-vous, Madame, que ce pauvre jeune homme, afin de plaire à mon père, et de mériter ma main, a essayé d’être diplomate ? Il a étudié pendant deux ans, à Paris, aux affaires étrangères. Il ne peut pas, il n’y entend rien ; ce n’est pas sa faute. Il n’a pas de vocation ; c’est pour cela que mon père ne peut pas le souffrir. Et moi, si j’avais le droit d’avoir un avis, c’est pour cela que je le préférerais. Je ne veux pas être la femme d’un ambassadeur, je ne suis pas assez discrète pour cela. Quand il faut tous les matins demander à son mari la physionomie qu’on doit avoir dans la journée, c’est terrible, c’est une contrainte, un déguisement continuel : la vie entière a l’air d’un bal masqué, et le bal masque est si ennuyeux !

LE COMTE.

Pas toujours : n’est-il pas vrai, Madame ? mais quelles que soient mes idées, ce n’est pas ici le moment de les discuter ; l’important, d’abord, est de veiller sur ma fille, ce qui m’est impossible. J’ai trop d’affaires pour m’occuper des miennes, et, obligé par état à connaître ce qui se passe chez les autres, je n’ai pas le temps de savoir ce qui se fait chez moi ; mais en vous la confiant, me voilà bien tranquille, et je défierai bien désormais M. de Chavigni.

LA MARQUISE.

Comment ! M. de Chavigni, un Français ?

ISABELLE.

Oui, Madame.

LA MARQUISE.

C’est lui que vous craignez ?

LE COMTE.

Je ne le crains plus, Madame ; et ce n’est pas ici qu’il oserait venir.

 

 

Scène IV

 

LA MARQUISE, LE COMTE DE MORENO, ISABELLE, HERMAN, entrant par la porte à gauche

 

HERMAN, annonçant.

Monsieur de Chavigni.

ISABELLE.

Ah ! mon Dieu !

LE COMTE.

Comment se trouve-t-il en ces lieux ? qui l’y amène ?

LA MARQUISE, un peu troublée.

En vérité, je n’en sais rien, et j’ignore comme vous...

À part.

Quel contretemps ! et comment détourner ses soupçons ?

LE COMTE.

Quand je vous disais qu’il nous poursuit partout, et qu’il semble prendre à tâche de déjouer mes projets !

ISABELLE, à part.

Mon père a beau dire ; pour quelqu’un qui n’y entend rien, ce n’est pas si maladroit.

Le comte de Moreno et sa fille se retirent au fond du théâtre à droite.

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, LE COMTE DE MORENO, ISABELLE, CHAVIGNI

 

CHAVIGNI, entrant et saluant la marquise.

Que je suis heureux, Madame, de pouvoir vous présenter mes hommages !

Air de Marianne.

Après un aussi long voyage,
Combien il est doux pour mon cœur
De voir sur ce lointain rivage.
Une Française ? quel bonheur !
Fidèle aux lieux où je naquis,
Je regrettais partout ces bords chéris ;
Vous retrouver en ce pays,
C’est retrouver et la France et Paris.
En voyant la grâce légère
Qui brille à mes yeux étonnés,
Je dis : « À tous les cœurs bien nés
« Que la patrie est chère ! »

Les personnages sont placés eu scène de la manière suivante : Isabelle, le comte de Moreno, Chavigni, la marquise.

Apercevant M. de Moreno et sa fille.

Eh ! mon Dieu, monsieur le comte de Moreno !

Saluant.

Dona Isabelle, c’est aujourd’hui le chapitre des reconnaissances, et en voilà trois admirables selon moi.

LE COMTE.

Et surtout bien imprévues, n’est-il pas vrai ? vous ne vous attendiez pas à nous voir ici ?

CHAVIGNI.

D’honneur, la dernière fois que je vous ai rencontré, vous m’aviez dit que vous alliez en Danemark ; ce qui me désolait, parce que je suis chargé d’affaires très importantes qui me retiendront quelque temps dans cette résidence.

LE COMTE.

Vous, des affaires ?

CHAVIGNI.

Oui, vraiment, une grave négociation.

LA MARQUISE, à part.

Imprudent...

CHAVIGNI.

Cela étonne Votre Excellence, j’en étais sûr ; vous avez de moi une si bonne opinion ! Vous ne me croyez pas en état de rédiger un protocole. Et c’est tout au plus, selon vous, si j’ai la capacité nécessaire pour porter des dépêches diplomatiques. Eh bien ! on a une tout autre idée de moi à la cour de France. On consent à m’employer ; et, comme nul n’est prophète en son pays, on m’envoie en Allemagne.

ISABELLE.

Ah ! mon Dieu !... c’est tout ce que je craignais... Vous voilà ambassadeur ?

CHAVIGNI.

À peu près.

À Moreno.

Il faut que je vous conte cela ; vous me conseillerez.

LA MARQUISE.

Y pensez-vous ? faire jouer à Monsieur un rôle secondaire, un rôle de confident, à lui, à l’envoyé d’Espagne !

CHAVIGNI.

Vraiment ! vous êtes aussi envoyé extraordinaire ? J’aurai donc une fois par hasard l’honneur d’être votre collègue. C’est égal ; ma nouvelle dignité ne m’éblouit pas, et je reconnais toujours votre supériorité. Voici ce dont il s’agit. Il y a à la fin de ce mois un bal, une fête magnifique que donne la cour ; il y aura, dans ce bal, des quadrilles de différentes nations. On voudrait y paraître en costumes de ce pays, ces costumes villageois qui sont si piquants, si pittoresques ! Mais comment les avoir bien exacts et bien fidèles ? les grands sont si souvent trompés ! Moi, alors, je me suis présenté, j’ai proposé de venir les chercher ici môme, sur les lieux ; et, connaissant mon intégrité et mon dévouement, on a daigné me charger de cette mission importante, avec les pouvoirs les plus étendus. Voilà ce qui m’amène.

LA MARQUISE, à part.

Il m’a compris, je respire, et c’est s’en tirer assez gaiement.

CHAVIGNI.

Jusqu’à présent, mon ambassade s’annonce sous les plus heureux auspices. Ce matin déjà, à quelques lieues de la ville, l’aventure la plus amusante... J’étais seul dans ma chaise de poste, que je remplissais en entier de ma capacité diplomatique ; et je ne sais pas comment cela s’est fait, j’ai renversé, sans m’en apercevoir, un lourd landau, immense bâtiment de construction allemande, et je crois voir encore le propriétaire, quelque comte du Saint-Empire, qui me reprochait d’aller comme le vent. Moi, ce n’est pas ma faute ; il faut qu’un Français aille vite, et qu’un ambassadeur ait toujours l’air pressé, vous me l’avez dit cent fois, n’est-il pas vrai ?

LE COMTE.

Certainement... et c’est pour un costume de bal que vous faisiez une telle diligence ? c’est pour cela que vous faisiez vos quatre ou cinq cents lieues ?

CHAVIGNI.

Vous en avez fait souvent le double pour des négociations moins difficiles. Celle-ci, vous en conviendrez, est des plus délicates ; songez qu’elle me met en relation avec les plus jolies femmes du pays, et, pour ne point se laisser troubler ni influencer, pour ne point faire attention à la personne, et ne regarder jamais que le costume, savez-vous qu’il faut de la tête, et que vous, qui parlez, vous la perdriez peut-être ? Moi, c’est différent, j’y ai moins de mérite qu’un autre,

Regardant Isabelle.

car depuis longtemps j’ai ma sauvegarde.

Il passe à la droite d’Isabelle.

ISABELLE.

C’est égal, voilà toujours une mission bien singulière !

LE COMTE.

Si singulière, en effet, que, dans tout ce qu’il vient de nous dire,

Bas, à la marquise.

je parierais qu’il n’y a pas un mot de vrai.

LA MARQUISE, de même, et souriant.

Je pense comme vous ; il y a quelqu’autre motif,

Montrant Isabelle.

que vous devinez sans peine.

CHAVIGNI, à part, et la regardant.

Qu’est-ce qu’ils ont donc ? ils n’ont pas l’air de me croire, je leur ai pourtant dit l’exacte vérité.

LE COMTE.

Votre intention est-elle de vous présenter à la cour et au grand-duc ?

CHAVIGNI.

Non vraiment, je n’ai pas de lettre de créance : je suis ici incognito, et sans caractère diplomatique ; aussi je ne tenais à voir personne que madame de Surville, dont le goût et les lumières peuvent me guider dans la mission difficile dont je suis chargé.

LA MARQUISE, avec intention.

Je ferai du moins mon possible pour vous seconder, mais il faut d’abord que je montre à cette aimable enfant l’appartement que je lui destine ; car elle reste avec moi, sous ma surveillance, sous ma garde ; son père me la confie.

CHAVIGNI, avec joie.

Vraiment ! cela n’empêchera pas les graves conférences que nous devons avoir ensemble : au contraire, dona Isabelle en sera témoin.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Nous traiterons de puissance à puissance,
Et vous pourrez attester mes progrès :
Nous parlerons de certaine alliance
À laquelle, moi, je tiendrais,
Et pour ne la rompre jamais.

À Isabelle.

Dieu ! quelle gloire en cette conjecture,
Si je pouvais, pour ma félicité,
Avec la vôtre unir ma signature
Sur le même traité !

LA MARQUISE.

Du tout, Monsieur ; des affaires aussi importantes ne se traitent qu’en secret.

Avec intention.

J’aurai l’honneur de vous revoir tout à l’heure ; mais seule, sans témoin, si toutefois la tête à tête ne vous effraie pas.

CHAVIGNI, fièrement.

Madame, un diplomate ne craint rien.

La marquise donne la main à Isabelle, et elles entrent ensemble dans l’appartement à droite.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, CHAVIGNI

 

LE COMTE.

Maintenant que nous voilà seuls, parlons franchement ; car vous savez que par état nous avons toujours deux vérités.

CHAVIGNI.

Oui, l’une qui n’est pas vraie.

LE COMTE.

C’est la première ! Mais il s’agit ici de la seconde, et vous entendez bien que je ne suis pas dupe du motif qui vous amène.

CHAVIGNI.

Je vous ai pourtant dit ce qui en est ; je vous l’atteste sur l’honneur, je viens pour un costume de bal. Après cela, comme je ne veux pas jouer au fin avec vous qui êtes plus habile que moi, je conviendrai que je me suis chargé de cette affaire, qui me donnait six semaines de congé, pour avoir le plaisir de suivre vos traces. Il faut à peine quelques jours pour venir ici, et voilà plus d’un mois que je suis parti de Paris. Mais j’ai pris, pour remplir ma mission, le chemin que choisissait La Fontaine pour aller à l’Académie, j’ai pris le plus long. Vous étiez à Milan, cela m’a fait passer quelques jours en Italie. Vous êtes revenu à Genève par le Simplon, cela m’a fait voir la Suisse. Vous avez traversé le Rhin, cela m’a fait connaître l’Allemagne, et, par parenthèse, cela m’a remis dans mon chemin, ce qui est fort heureux. C’est donc vous, mon honorable maître, à qui je devrai tout, depuis les premières leçons qui ont commencé mon éducation diplomatique, jusqu’aux voyages qui l’ont perfectionnée.

LE COMTE, souriant.

Vraiment ; écoutez, mon cher Chavigni, vous êtes un fort aimable jeune homme, que j’aime beaucoup, fort gai, fort spirituel.

CHAVIGNI.

Votre Excellence est bien bonne ; est-ce sa première vérité ?

LE COMTE, souriant.

Non, c’est la seconde, nous sommes convenus entre nous de n’employer que celle-là ; car il ne s’agit ici que d’affaires de famille. Vous aimez beaucoup ma fille, et j’en suis fâché pour vous, car je ne veux pas vous laisser concevoir de fausses espérances ; et pour vous faire connaître ici tout le fond de ma pensée, je vous déclare que vous ne serez jamais mon gendre.

CHAVIGNI.

Je vous remercie de votre franchise, c’est un extraordinaire que vous faites pour moi et dont je suis bien reconnaissant. Je sais que j’ai fort peu de fortune, et que vous en avez une immense ; mais je ne tiens pas à vos richesses, je ne vous les demande pas.

LE COMTE.

Pouviez-vous croire, Monsieur, qu’un pareil motif me déterminerait ? La preuve c’est qu’aujourd’hui, vous le savez, ce mariage était convenu entre nos deux familles. Mais, depuis, j’ai changé d’idée, j’ai d’autres vues sur ma fille ; je veux un gendre que je puisse associer à mes pensées, à mes projets, un gendre qui suive avec honneur la carrière que je parcours, qui y brille au premier rang.

CHAVIGNI.

Je ne demanderais pas mieux, je ne m’y refuse pas, c’est mon mérite qui ne le veut pas. Je ne suis pas né diplomate, je n’y saurais que faire ; mais il est d’autres carrières... où l’on peut se distinguer.

LE COMTE.

Celle-là est la seule que j’estime, la seule que j’honore.

CHAVIGNI.

Chacun son avis. N’entendant rien aux discussions de la politique, j’ai repris l’état militaire. Pour cela il ne faut ni détour, ni finesse ; on a toujours assez d’esprit pour donner ou recevoir un coup d’épée.

Air des Scythes et des Amazones.

J’aime la guerre, et, morbleu ! je m’en flatte,
Dans la balance du combat,
La plume d’un bon diplomate
À moins de poids que le fer du soldat.
Sur le papier, toujours prêts à combattre,
Et toujours prêts à vous exterminer ;
Vous raisonnez, mais sans jamais vous battre ;
Nous nous battons sans jamais raisonner.

LE COMTE.

C’est un mérite ; mais, par malheur, il n’y en a pas qui soit plus en opposition avec le genre de talent que je voudrais trouver dans mon gendre. Pour un homme sensé, est-il rien de plus absurde que la guerre ? n’est-elle pas, de sa nature, l’ennemie née de la diplomatie ? Quelle objection voulez-vous faire à cent mille baïonnettes ? et quel argument opposer à un coup de canon ? C’est l’abus, c’est le triomphe de la force ; où règne le sabre, la pensée est muette, il n’y a plus de civilisation, c’est la Turquie ; nous sommes à Alger. Mais, dans le silence du cabinet, par la seule influence du raisonnement, par d’heureuses et d’habiles combinaisons, mettre un frein à l’ambition, maintenir l’équilibre, la paix entre les différentes puissances, et forcer enfin les hommes à être heureux, sans leur mettre les armes à la main et sans répandre leur sang, voilà ce qu’on ne peut trop admirer, voilà ce qui est beau, ce qui est sublime ! C’est le triomphe et l’œuvre du génie.

CHAVIGNI.

Oui, en apparence ; mais que dirait-on si l’on connaissait souvent les causes secrètes ou réelles des plus grands événements ? Non pas que je veuille enlever à d’habiles ministres, à de grands négociateurs, la gloire qui leur appartient, mais convenez vous-même que, si l’on faisait lÀ part des hasards, celle du mérite se réduirait souvent à bien peu de chose.

Air : Comme il m’aimait.

C’est le hasard (bis.)
Que l’on doit invoquer sans cesse.
Qui d’un poltron fait un César ?
Qui d’un valet fait un richard ?
Qui d’un héros fait les prouesses ?
Et qui parfois fait des Lucrèces ?
C’est le hasard.

LE COMTE.

Et moi, je soutiens qu’il n’y a point de hasard pour un homme habile, que c’est le talent qui fait tout... Mais qui vient là ? c’est M. de Rhinfeld, le secrétaire des commandements, qui a pour moi déjà une amitié à toute épreuve.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, CHAVIGNI, M. DE RHINFELD, entrant par le fond, et faisant de grandes salutations

 

CHAVIGNI.

À qui est donc celui-là ? ce doit être quelque employé à la chancellerie, car il est mystérieux comme un secrétaire d’État, et long comme un protocole.

RHINFELD.

Ne pourrais -je pas dire un mot eu particulier à M. le comte de Moreno ?

CHAVIGNI.

Que je ne vous dérange pas.

Il aperçoit un grand portefeuille placé sur un fauteuil, à gauche.

Voilà justement un portefeuille de dessins et de gravures. Je trouverai peut-être là quelque idée pour le costume dont j’ai besoin.

Pendant qu’il parcourt le portefeuille, Rhinfeld s’approche de Moreno.

RHINFELD.

Je viens de l’hôtel de monsieur le comte, et vous m’aviez fait dire que je vous trouverais ici.

LE COMTE, à voix basse.

Quelle nouvelle ? Aurai-je cette audience du prince Rodolphe ?

RHINFELD.

J’ai fait ce que j’ai pu. Votre Excellence ne peut douter de mon dévouement, de l’intérêt que je mets à cette affaire ; mais Son Altesse ne reçoit pas ce matin.

LE COMTE.

Quel contretemps ! Est-ce que l’envoyé de Saxe serait arrivé ?

RHINFELD.

Non, Monseigneur.

LE COMTE.

Et ce retard qui m’est si favorable, je n’aurais pas l’esprit d’en profiter ! Il n’y aurait pas moyen de voir le prince ?

À demi voix.

Dites-moi, monsieur de Rhinfeld, il ne recevra donc personne ?

RHINFELD, de même.

Personne : excepté un étranger que je ne connais pas, et qui vient d’arriver en ce pays. C’est un envoyé de France, un M. de Chavigni.

LE COMTE.

Silence ! en êtes-vous bien sûr !

RHINFELD.

J’ai une lettre pour lui, une lettre que lui envoie le prince. Je suis chargé de la lui remettre dans le plus grand secret ; et je vais de ce pas à son hôtel...

LE COMTE, le retenant et à voix basse.

C’est inutile ! il est ici ; le voilà !

Il lui montre Chavigni.

RHINFELD.

Il serait possible ! Alors, si vous le connaissez, votre affaire est sûre. Il est dans la plus grande faveur auprès du prince, et vous obtiendrez par lui tout ce que vous désirerez.

LE COMTE.

Je ne m’y serais jamais attendu.

RHINFELD.

Ni moi non plus, et c’est le hasard le plus heureux. Votre Excellence n’oubliera pas qu’elle le doit à mon habileté et à ma pénétration.

LE COMTE.

Vous savez quelles sont mes promesses ; je n’y ai jamais manqué ; remplissez votre mission et laissez-nous.

RHINFELD.

Oui, Monseigneur.

Allant à Chavigni, qu’il salue.

C’est à monsieur de Chavigni, envoyé de France, que j’ai l’honneur de parler ?

CHAVIGNI.

Moi-même. Qu’y a-t-il pour votre service ?

RHINFELD.

Une lettre que Son Altesse le prince Rodolphe m’a chargé de vous remettre, et dans le plus grand secret.

CHAVIGNI.

À moi ? vous vous trompez sans doute.

RHINFELD, la lui donnant.

À vous-même. Et j’espère que vous voudrez bien rendre à Son Altesse un compte satisfaisant de la manière dont j’ai rempli ma mission.

Il salue, et sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

CHAVIGNI, LE COMTE

 

CHAVIGNI, tenant la lettre et la regardant.

Il est de fait que, si on lui a ordonné de me la remettre mystérieusement, il s’en est acquitté à merveille, car je n’y conçois rien.

LE COMTE, souriant.

Vraiment !

CHAVIGNI.

Oui, d’honneur ! je n’ai jamais vu le prince, et je ne pensais pas être connu de lui.

LE COMTE, de même.

Laissez donc.

CHAVIGNI.

Non, je vous le jure.

LE COMTE.

Vous n’avez pas encore l’habitude de feindre. Votre surprise n’est pas naturelle, je m’y connais. Mais vous avez tort de dissimuler avec moi, car je me doute de ce que contient ce billet.

CHAVIGNI.

Vous êtes donc plus avancé que moi, car je l’ignore ; et j’y tiens fort peu. Voyez plutôt.

LE COMTE.

Vraiment ; vous êtes donc bien sûr qu’il ne m’apprendra rien !

CHAVIGNI.

Quelque invitation de bal.

LE COMTE, lisant.

« Je ne puis recevoir chez moi monsieur de Chavigni ; mais je le prie de m’attendre à une heure dans le parc de Surville : la proximité de la chasse me permettra de m’échapper et de lui parler quelques instants. »

CHAVIGNI.

Par exemple ! voilà qui est bien singulier, et je vous demanderai ce que cela signifie.

LE COMTE.

C’est à vous, mon cher, que je ferai cette question ; car vous n’êtes pas venu ici sans motif.

CHAVIGNI.

C’est vrai. Je venais, comme je vous l’ai dit, pour un costume de bal.

LE COMTE.

À d’autres ; ce n’est pas à moi que vous ferez accroire de pareilles folies, qui sont bonnes tout au plus pour ma fille ou pour madame de Surville. Mais pour moi, faites-moi l’honneur de m’inventer de meilleures raisons, ou avouez-moi tout uniment que des motifs particuliers vous forcent au silence. Auquel cas, je comprends ce que cela signifie. Je n’insiste plus, et je ne vous demande plus rien.

CHAVIGNI.

Eh bien ! que vous disais-je tout à l’heure ? Voilà déjà votre génie diplomatique qui s’éveille et qui forge mille conjectures ; mais rassurez- vous...

Air : Un homme pour faire un tableau.

Vous auriez tort de vous troubler,
Car au plaisir seul je m’applique :
Je l’aime trop pour me mêler
Des secrets de la politique.
Et dans l’emploi que j’occupais,
Même aux affaires étrangères,
Je n’avais qu’un défaut, j’étais
Toujours étranger aux affaires.

Et, je vous le répète, votre défiance, votre finesse habituelle, vous font voir de graves événements là où il n’y a rien.

LE COMTE.

Ah ! ce n’est rien à votre avis, lorsque aujourd’hui même le prince ne veut recevoir personne, excepté vous ; et lorsque cette audience que, depuis ce matin, je sollicite, il vous l’accorde, et loin du palais, en secret, dans ce parc ?

CHAVIGNI.

Il est de fait qu’il pourrait bien y avoir quelque chose... Le prince connaît peut-être ma mission. Tout se sait à la cour, et il veut peut-être me donner quelque conseil sur ce costume de bal...

LE COMTE.

Encore ! c’en est trop...

CHAVIGNI.

J’en serais fâché, parce qu’un conseil, quand c’est un prince qui le donne, il faut le suivre ; et si, en fait de costumes, le prince n’a pas de goût, c’est possible...

LE COMTE, avec colère.

Monsieur ! c’est passer toutes les bornes...

Se reprenant.

Écoutez-moi, Chavigni ; je vous porte beaucoup d’affection ; et peut-être en avez-vous pour moi.

CHAVIGNI.

Pouvez-vous en douter ?

LE COMTE.

Eh bien ! je vous offre la paix ou la guerre. Quelle est votre mission auprès du prince, et quel doit être le sujet de votre entrevue ? répondez.

CHAVIGNI.

Je le voudrais, et ne le puis, par une raison que vous approuverez vous-même.

LE COMTE.

Et laquelle ?

CHAVIGNI.

C’est que je n’en sais rien.

LE COMTE.

Vous n’en savez rien ! cette réponse me dit tout ; et je comprends maintenant... Eh bien ! je vous déclare, moi, que j’empocherai cette entrevue, que j’en préviendrai, s’il le faut, le grand-duc, parce qu’au point où en sont les négociations, cet entretien secret de son neveu avec un envoyé de France est d’une grande inconvenance, pour ne pas dire plus ; et, tenez ! tenez, voyez plutôt. C’est le prince lui-même que j’aperçois dans ces jardins.

CHAVIGNI.

C’est ma foi vrai. Est-ce que décidément il aurait raison ? c’est possible ; il s’y connaît mieux que moi.

 

 

Scène IX

 

CHAVIGNI, LE COMTE, RODOLPHE

 

RODOLPHE, apercevant Chavigni.

C’est lui, c’est Chavigni. Dieu ! l’envoyé d’Espagne ! Comment est-il encore ici ?...

LE COMTE.

Je n’espérais pas être assez heureux pour rencontrer Son Altesse.

RODOLPHE.

C’est moi, monsieur le comte, qui m’estime heureux de ce hasard. Je me suis trouvé séparé du reste de la chasse, et près de ces beaux jardins que je ne connaissais pas. À qui appartiennent-ils ?

CHAVIGNI.

À madame la marquise de Surville.

RODOLPHE.

Eh mais !... n’est-ce pas M. de Chavigni ?

CHAVIGNI.

Oui, mon prince.

LE COMTE.

Votre Altesse le connaît ?

RODOLPHE.

Beaucoup. Nous nous sommes vus à la cour de France. Nous étions intimes, et j’espère bien que, pendant son séjour ici, il me traitera en ancien ami.

LE COMTE, à part.

Et Chavigni qui prétendait ne pas le connaître !

Haut.

Ce matin, mon prince, j’avais fait demander à Votre Altesse, par M. de Rhinfeld, son secrétaire, un instant d’audience.

RODOLPHE.

Il n’était pas nécessaire, Vous savez bien, monsieur le comte, que je suis toujours visible pour vous. Venez demain, après-demain, quand vous voudrez. Nous parlerons d’affaires. Aujourd’hui est tout au plaisir. Le grand-duc, que j’ai laissé au bout du parc, au rendez-vous de chasse, s’étonnait déjà de ne pas vous voir auprès de lui.

LE COMTE.

Il serait possible !...

RODOLPHE.

Ce soir, nous avons un bal, un concert, j’espère qu’on vous y verra, ainsi que M. de Chavigni.

À Chavigni.

Je crois me rappeler que vous êtes un grand musicien, un violon distingué.

CHAVIGNI, balbutiant.

C’est possible.

À part.

Je n’ai jamais essayé.

RODOLPHE.

Mais enfin, vous aimez la musique ?

CHAVIGNI.

Oh ! beaucoup.

RODOLPHE.

Nous en causerons. Ici, en Allemagne, d’abord, nous sommes pour la musique italienne, la cour est rossiniste, je vous en préviens...

CHAVIGNI, froidement.

J’en suis fâché, mon prince. Je tiens à l’indépendance de mes opinions. Je suis, moi, pour la musique allemande.

LE COMTE, à part.

Est-il courtisan !

RODOLPHE, bas, à Chavigni, montrant le comte.

Tâchez donc de le renvoyer.

CHAVIGNI.

Oui, mon prince.

S’approchant de Moreno, et à voix basse.

Mon cher professeur...

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Vous disiez vrai, Son Altesse me prie
De trouver un adroit moyen
D’éloigner Votre Seigneurie ;
J’ai beau chercher je ne vois rien.
Vous qui m’avez lancé dans la carrière,
Soyez encor mon guide en ce moment ;
Pour écarter un homme de talent,
Dites-moi comment il faut faire.

LE COMTE, avec dépit.

Je vous comprends ; mais vous ne jouirez pas longtemps de votre triomphe.

À part.

Je cours au rendez-vous de chasse prévenir le grand-duc.

Il salue Rodolphe et s’éloigne.

 

 

Scène X

 

RODOLPHE, CHAVIGNI

 

RODOLPHE.

Quel bonheur ! il nous laisse ! et pour cela vous n’avez eu qu’un mot à dire. Savez-vous que vous êtes un habile homme ?

CHAVIGNI.

Votre Altesse est trop bonne.

RODOLPHE.

Ne perdons point de temps. Vous arrivez de France ?

CHAVIGNI.

Ce matin même.

RODOLPHE.

Vous avez communiqué à madame de Surville les ordres dont vous êtes porteur ?

CHAVIGNI.

Oui, mon prince.

RODOLPHE.

Dieu soit loué ! Nous pouvons alors parler à cœur ouvert, et nous entendre tous trois. Venez, passons chez la marquise. Où est-elle ?

CHAVIGNI.

Avec dona Isabelle, la fille de l’envoyé d’Espagne.

RODOLPHE.

Tant pis, c’est fâcheux ! Comme je crains que d’aujourd’hui je ne puisse rejoindre ni vous, ni la marquise, voici d’abord...

S’arrêtant.

Mais je ne sais comment vous demander ce service.

CHAVIGNI.

Et pourquoi donc, Monseigneur, je vous prie de croire que je vous suis tout dévoué.

RODOLPHE.

Voici d’abord les deux portraits en question ; de ce moment ils ne sont plus à moi, et je vous prie de les remettre à qui vous savez.

CHAVIGNI.

Quoi ! vous voulez que je...

RODOLPHE.

Je pense du moins qu’entre nous, entre jeunes gens, cela ne vous blesse en rien ; sans cela...

CHAVIGNI.

Comment donc mon prince ?

RODOLPHE.

Pour parler maintenant de notre grande affaire, la présence seule de Moreno doit vous dire dans quel embarras je me trouve. Grâce au ciel, je ne sais par quel bienfait l’envoyé de Saxe n’a pas encore paru, et ce retard nous a donné le temps de prendre nos mesures ; mais, dans ce moment, il faut avant tout...

 

 

Scène XI

 

RODOLPHE, CHAVIGNI, ISABELLE, sortant de l’appartement à droite

 

ISABELLE.

Ah ! mon Dieu ! que de monde ! Vous n’entendez pas ?...

CHAVIGNI.

Quoi donc ?

ISABELLE.

Des chevaux, des chiens, des piqueurs... C’est le grand-duc qui revient de la chasse, et qui entre se reposer chez madame de Surville.

RODOLPHE.

Ô ciel !

ISABELLE.

Mon père l’accompagne, et madame la marquise s’est hâtée d’aller recevoir Son Altesse.

RODOLPHE.

Qui peut l’amener en ces lieux ?

CHAVIGNI.

J’y suis maintenant ; c’est le comte de Moreno, l’envoyé d’Espagne. Il m’avait menacé d’interrompre notre entrevue.

RODOLPHE.

Grand Dieu ! est-ce que vous lui auriez appris ?

CHAVIGNI.

Je n’ai pas dit un mot ni à lui ni à personne. Je viens ici pour un costume de bal, et voilà tout.

RODOLPHE.

À merveille. Vous avez bien fait ; mais c’est surtout avec le grand-duc que je vous recommande la plus grande circonspection.

CHAVIGNI.

Vous pouvez être tranquille.

ISABELLE, bas, à Chavigni.

Ah ! Monsieur, quelle aimable femme que la marquise ! elle s’intéresse à nous, elle nous protège, elle promet de nous unir. Ainsi, faites tout ce qu’elle vous dira, c’est là ce que je vous recommande.

S’éloignant de lui.

Voici mon père et Son Altesse.

 

 

Scène XII

 

RODOLPHE, CHAVIGNI, ISABELLE, LE GRAND-DUC, donnant la main à la marquise, LE COMTE DE MORENO, LE BARON DE SALDORF, suite de CHASSEURS et PIQUEURS

 

Les acteurs sont en scène dans l’ordre suivant : Isabelle, le comte, la marquise, le grand-duc, Saldorf, Rodolphe, Chavigni.

CHŒUR.

Air du Pas des Chasseurs (Moïse).

Nous avons avec gloire
Réduit aux abois
Le léger chamois.
Pour chanter la victoire,
Que le son du cor
Retentisse encor.

LE COMTE.

Vive la chasse et ses nobles loisirs,
C’est le plaisir des rois et le roi des plaisirs.

CHŒUR.

Nous avons avec gloire, etc.

LE GRAND-DUC.

Me pardonnez-vous, madame la marquise, de venir ainsi vous rendre visite à l’improviste ?

LA MARQUISE.

Je n’aurais voulu être prévenue que pour mieux recevoir Son Altesse.

LE GRAND-DUC.

C’est M. le comte de Moreno qui, en me faisant admirer votre parc, m’a donné le désir d’y entrer.

CHAVIGNI, bas, à Rodolphe.

Qu’est-ce que je vous disais ?

RODOLPHE.

En effet, ces jardins sont délicieux, et comme rendez-vous de chasse, c’est un endroit charmant.

La marquise passe auprès d’Isabelle.

LE GRAND-DUC.

Je le vois, car mon neveu m’y avait déjà devancé. Prince Rodolphe, je suis charmé de vous retrouver ; voici monsieur l’envoyé de Saxe, M. le baron de Saldorf, qui arrive à l’instant, et qui demandait à vous présenter ses hommages.

SALDORF.

À parler franchement, je comptais, mon prince, jouir plus tôt de cet honneur ; mais un accident survenu à ma voiture m’a retardé de quelques heures.

RODOLPHE, bas, à Chavigni.

Heureusement pour nous.

LA MARQUISE.

Et comment, monsieur le baron, cela vous est-il arrivé ?

SALDORF.

À parler franchement. Madame, je n’en sais rien... une route superbe, et aussi large que possible... il faut, en honneur, qu’on l’ait fait exprès. C’était un monsieur sans façon, qui riait en français, et un air goguenard, que je reconnaîtrais entre cent.

Apercevant Chavigni.

Eh ! parbleu, le voici !

Final.

(Second acte de la Neige : Oui, que la fête commence.)

TOUS.

Eh quoi ! c’est l’envoyé de France !

LE COMTE.

Il avait ses desseins, je pense.

RODOLPHE, bas, à Chavigni.

À merveille, c’est très bien.

LA MARQUISE.

C’est un très bon moyen.

RODOLPHE.

C’est très bien.

LE GRAND-DUC.

Et comment se fait-il que l’envoyé de France
Soit y ma cour, sans s’être présenté ?

CHAVIGNI.

C’eût été, Monseigneur, par trop de liberté ;
Ma mission a si peu d’importance !
Je venais pour chercher un costume de bal.

LE COMTE, à part.

Quoi ! même à Son Altesse !
C’est d’une hardiesse
Qui n’a rien d’égal.

LE GRAND-DUC.

Quels que soient ses desseins, je saurai les connaître.

À Chavigni.

Nous avons bal ce soir, et je compte sur vous.

RODOLPHE.

Acceptez.

CHAVIGNI.

D’y paraître
J’aurai l’honneur.

LA MARQUISE.

Et nous y serons tous.

RODOLPHE, à Chavigni.

En vous est notre seul espoir.

LE GRAND-DUC.

À ce soir.

CHAVIGNI.

À ce soir.

ISABELLE.

À ce soir.

LE COMTE, SALDORF, RODOLPHE, LA MARQUISE.

À ce soir, à ce soir.

Ensemble.

LE PRINCE, LA MARQUISE.

Je tremble, j’espère.
Cet hymen téméraire
Peut nous perdre aujourd’hui.

LE COMTE et SALDORF.

Qu’il tremble ; j’espère
Par notre savoir-faire
L’éloigner aujourd’hui.

CHAVIGNI.

Que dire ? que faire ?
Ô hasard tutélaire,
Viens me tirer d’ici.

LE GRAND-DUC.

Mon neveu, j’espère.
Dans ce jour saura faire
Un choix digne de lui.

ISABELLE.

Je tremble, j’espère,
Quel est ce mystère ?
Comment finira tout ceci ?

CHŒUR.

Quel est ce mystère ? (bis.)
Comment finira tout ceci ?

Le grand-duc donne la main à la marquise ; Rodolphe, le comte, Saldorf et Chavigni sortent avec lui.

 

 

ACTE II

 

Un petit salon du palais. À droite, la salle de bal ; à gauche, la porte du cabinet du grand-duc.

 

 

Scène première

 

LE COMTE DE MORENO, ISABELLE

 

ISABELLE.

Quelle belle galerie nous venons de traverser ! C’est admirable pour un bal ; n’est-il pas vrai, mon père ?

LE COMTE, préoccupé.

Oui, oui, ma chère amie.

ISABELLE.

Avez-vous remarqué quelle belle anglaise on pourrait y danser ? Il est vrai qu’en Allemagne ils ne connaissent que la valse, qui a bien aussi son mérite. Mais pourquoi, lorsque tout le monde commence à arriver, venez-vous dans ce petit salon où il n’y a personne ?

LE COMTE, sans l’écouter.

Rien n’égale mon inquiétude. Je ne puis nier que ce Chavigni n’ait déjà fait des progrès dans l’esprit du grand-duc. Est-ce que je me serais trompé sur son compte ? Il est de fait qu’il a plus de fond, plus de portée que je ne croyais. Il a surtout, ce que j’ai trouvé le plus difficile, une gaieté, une liberté d’esprit, qui lui permettent de cacher à tous les yeux les desseins qui l’occupent. Pendant la chasse il a su amuser le grand-duc par une foule de contes plaisants. Il a même fait deux couplets aux dépens du grand veneur. J’espérais qu’il se fâcherait ; mais il en a ri le premier.

ISABELLE.

Mon père, est-ce que nous ne rentrons pas dans la salle de bal ?

LE COMTE.

À quoi bon ? le prince n’y est pas encore.

ISABELLE.

C’est que je suis engagée pour la première valse.

LE COMTE.

Ah ! tu es engagée !... avec qui ?

ISABELLE.

Ah ! mon père ! vous devinez bien.

LE COMTE.

Comment ! ce serait Chavigni ! Il ne doute de rien ; il est d’une audace... Je vous défends. Mademoiselle, de danser avec lui.

ISABELLE.

Il faudra donc alors me dégager ; car j’avais accepté.

LE COMTE.

Vous dégager ! non pas, cela aurait l’air d’une rupture.

ISABELLE.

Je pourrai donc accepter ?

LE COMTE.

Pas encore ; je ne suis pas décidé.

ISABELLE.

Mais, mon père, pouvez-vous voir de la politique dans une contredanse ?

LE COMTE.

Pour un homme d’État, il y en à partout.

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

En affaires, chacun s’observe ;
On n’a garde de se trahir ;
Mais dans un bal, plus de réserve,
Chacun ne pense qu’au plaisir.
Notre âme alors, sans défiance,
Laisse échapper tous ses secrets,
Et souvent une contredanse
Nous en apprend plus qu’un congrès.

Tout calculé, je te défends de valser avec lui.

ISABELLE.

Ô ciel !

LE COMTE.

Mais je te permets une contredanse... une seule.

ISABELLE.

Je comprends. C’est plus convenable.

LE COMTE.

Oui. Et puis, pendant une contredanse, on peut causer ; et lui qui est si étourdi... Tais-toi, le voici.

 

 

Scène II

 

CHAVIGNI, LE COMTE, ISABELLE

 

CHAVIGNI.

Ma foi, j’avais tort... Il y a du bon chez les Allemands. Le cuisinier de Monseigneur est à coup sûr un grand homme.

LE COMTE.

C’est vous, Chavigni ; d’où venez-vous donc ?

CHAVIGNI.

De dîner avec Son Altesse le grand-duc.

LE COMTE, à part.

Ô ciel !

Haut.

Et comment cela ?

CHAVIGNI.

Par hasard. Je m’étais permis tantôt quelques plaisanteries sur la cuisine allemande, et Son Altesse a daigné m’inviter, pour détruire mes préventions.

LE COMTE, d’un air méfiant.

Ah ! c’était là le motif ?

CHAVIGNI.

Il n’y en a pas d’autre... Un dîner charmant, et puis une conversation si intéressante !...

LE COMTE.

Avec le prince ?

CHAVIGNI.

Non, avec ces dames ; je leur ai confié l’objet de ma mission... ce costume de bal que je venais...

LE COMTE.

Encore !...

CHAVIGNI.

Pour vous, c’est sans intérêt ; mais pour ces dames, c’est une affaire d’État. Elles ont daigné me seconder, au point que j’ai maintenant tout ce que je désirais.

LE COMTE.

Tenez, Chavigni, je suis, comme tout autre, sujet à l’erreur ; mais quand j’ai eu des torts, j’aime à les reconnaître, et surtout à les réparer. Eh bien ! oui, je vous ai mal jugé ; je ne vous soupçonnais point les talents et l’habileté que vous avez déployés aujourd’hui. Je reviens de ma prévention, et, pour vous le prouver, joignez-vous franchement à moi ; confiez-moi le véritable motif de votre mission, et ma fille est à vous.

CHAVIGNI.

Ô ciel ! il se pourrait !

ISABELLE.

Ah ! que de bonté ! de générosité !... Et vous ne tombez pas à ses pieds !

CHAVIGNI.

Si vraiment, c’était bien mon idée ; mais c’est que...

LE COMTE.

Eh bien ! vous hésitez ?

CHAVIGNI.

Non, sans doute ; mais un pareil bonheur... un coup si inattendu, et dans la situation où je suis... je désire au moins un instant de réflexion.

LE COMTE.

C’est trop juste.

CHAVIGNI, à part.

Que vais-je faire ? lui avouer... quoi ? que je ne sais rien, que je n’ai pas de secret, que je suis un sot ! Il est capable de ne pas me croire : et s’il me croit, c’est encore pis ; je perds son estime et tout espoir à la main de sa fille. Non, ma foi, conservons au moins l’honneur, c’est toujours cela de sauvé.

ISABELLE.

Eh bien ! Monsieur, répondez donc.

LE COMTE.

Êtes-vous décidé ?

CHAVIGNI.

Oui, monsieur le comte. Placé entre le devoir et l’amour, j’ai été sur le point de céder à ce dernier ; mais le talent que vous m’accordez, le mérite que vous avez cru reconnaître en moi, je perdrais tout si je disais un mot, et c’est pour rester digne de vous que j’ai résolu de me taire.

ISABELLE.

Ô ciel ! que viens-je d’entendre ?

LE COMTE.

Refuser la main de ma fille, repousser mes bienfaits ! c’est indigne, c’est affreux !

À part.

C’est bien à lui... Je ne m’y attendais pas.

Air de la valse des Comédiens.

Mais qu’ai-je vu ? Son Altesse s’avance.
Auprès du prince, à mon poste je cours.

À Chavigni.

Entre nous deux, Monsieur, plus d’alliance ;
Mais mon estime est à vous pour toujours !

À part.

Déjà chez lui tant d’aplomb et d’adresse ;
Il faut, morbleu ! l’observer avec soin ;
Pour parvenir, immoler sa tendresse ;
Je me trompais, ce jeune homme ira loin

Ensemble.

LE COMTE.

Dans ce salon Son Altesse s’avance, etc.

CHAVIGNI.

J’avais raison de garder le silence ;
Il me sert mieux que les plus beaux discours.
De le fléchir je garde l’espérance,
Car son estime est à mol pour toujours.

ISABELLE.

Ah ! c’est affreux ! Peut-on, lorsque j’y pense,
À sa fortune immoler ses amours !
Oui, pour mon cœur il n’est plus d’espérance ;
Je l’abandonne, hélas ! et pour toujours.

Le comte sort, Isabelle se dispose à le suivre, Chavigni la retient, et la ramène sur le devant de la scène.

 

 

Scène III

 

ISABELLE, CHAVIGNI

 

CHAVIGNI.

De grâce, un mot encore, ne me condamnez pas sans m’entendre.

ISABELLE.

Non, Monsieur, laissez-moi. Je ne puis le croire encore ; notre bonheur dépendait de vous seul, et c’est vous qui avez refusé ma main !

CHAVIGNI.

Oui, je sens qu’à vos yeux j’ai le plus grand tort ; et cependant, vous-même, vous auriez été à ma place, que vous n’auriez pas pu faire autrement ; car, s’il faut tout vous avouer... vous ne me trahirez pas... je ne sais rien.

ISABELLE.

Fi ! Monsieur, c’est indigne, de vouloir dissimuler même avec moi, vous qui autrefois étiez la franchise, la vérité même. Je savais bien que la diplomatie vous gâterait... et qu’une fois qu’on en a l’habitude...

CHAVIGNI.

Air de l’Écu de six francs.

Quoi ! vous m’accusez d’imposture !
Et quel serait mon intérêt ?
Je vous l’atteste, je le jure.
Je ne sais rien, voilà le fait,
Et je n’ai pas d’autre secret.
Mais dans ces lieux où tout respire
L’adresse et la malignité,
Pour déguiser la vérité.
Je vois qu’il suffit de la dire.

ISABELLE.

Et pourquoi, Monsieur, vous être mis dans une semblable position ?

CHAVIGNI.

Comme si c’était de ma faute... Je me trouve ici sans savoir comment, et, sans m’en douter, lancé au milieu de tous les événements, comme un incident, comme une parenthèse... trop heureux jusqu’à présent de n’avoir pas fait quelques sottises... ce qui ne peut manquer d’arriver ; car je marche au hasard, sans savoir où je vais... et si je réussis, on ne doit pas m’en vouloir ; car je n’aurai été un grand homme qu’à mon corps défendant.

ISABELLE.

Cependant, Monsieur, cette conférence, cette entrevue secrète que vous avez eue ce matin avec le prince, et que mon père ne peut s’expliquer...

CHAVIGNI.

Je le crois bien ; car moi qui y ai assisté, je ne comprends pas encore ce que nous nous sommes dit. Son Altesse m’a adressé à la hâte quelques compliments sur mon arrivée, sur la mission dont j’étais chargé, et puis m’a remis sur-le-champ ces deux portraits, que voici.

ISABELLE.

Vraiment !

CHAVIGNI.

Et qu’il ne tient qu’à vous d’examiner. Vous en savez maintenant autant que moi.

ISABELLE.

Voyons vite.

CHAVIGNI.

Des diamants superbes, et deux jolies femmes, n’est-il pas vrai ? Par malheur, je ne les connais pas.

ISABELLE.

Je le crois bien... L’une est une parente du roi de Saxe, et l’autre la cousine de notre souveraine. Et pourquoi vous les a-t-on remis ?

CHAVIGNI.

Je vous ferai encore la même réponse, je l’ignore. Son Altesse m’a seulement dit : Remettez-les à qui vous savez. Et comme je ne savais pas, ils sont restés entre mes mains. Mais, d’après ce que vous me dites, je devine maintenant que c’est un cadeau qu’il voulait faire à nos deux ambassadeurs ; parce qu’au fait, le portrait de leur souveraine... Ce présent peut flatter votre père, lui être agréable... cela pourrait peut-être nous remettre bien ensemble... Daignez vous en charger, et dites-lui que c’est moi, moi-même, qui, de la part du prince, lui envoie ce portrait.

ISABELLE.

J’y vais à l’instant. Mais vous me promettez bien que vous n’êtes diplomate que par hasard, et sans que cela tire à conséquence.

CHAVIGNI.

Je vous le jure.

ISABELLE.

Que vous ne serez jamais un homme d’État, un homme de talent.

CHAVIGNI.

Je vous le promets. Vous savez bien que je n’ai rien à vous refuser.

ISABELLE.

À la bonne heure. Je vais trouver mon père, et puis je reviens, car vous n’avez pas oublié notre contredanse.

CHAVIGNI.

Je n’oublie jamais les choses essentielles.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

CHAVIGNI, SALDORF

 

CHAVIGNI.

Ah ! quelle aimable femme j’aurai là, et que je serai heureux, lorsqu’une fois retiré des affaires...

Apercevant Saldorf qui le salue.

Ah ! mon Dieu, en voici de nouvelles qui m’arrivent. C’est M. de Saldorf.

SALDORF.

J’ai l’honneur de saluer M. de Chavigni.

CHAVIGNI, lui rendant son salut.

Monsieur le baron...

À part.

Voyons-le venir.

SALDORF, à part.

Il garde le silence... c’est qu’il a quelque chose à me dire. Attendons.

Il se fait un grand moment de silence. Ils se regardent tous les deux, s’assoient, Saldorf à droite, Chavigni à gauche ; ils se regardent encore ; à la fin, le baron de Saldorf, impatienté, prend la parole.

SALDORF.

Monsieur, vous trouvez-vous bien fatigué de votre voyage ?

CHAVIGNI.

C’est à vous, monsieur le baron, que je ferai cette demande.

SALDORF.

Mais, moi... à parler franchement...

CHAVIGNI, à part.

Il est vrai qu’il s’est reposé en route.

SALDORF.

Je suis assez satisfait du mien... Je viens devoir M. le comte de Moreno.

CHAVIGNI.

Moi aussi.

SALDORF.

Il me l’a dit... et comme je lui ai trouvé beaucoup d’éloignement pour vous, cela m’a fait penser que nous pourrions peut-être nous rapprocher.

CHAVIGNI, rapprochant de lui son fauteuil.

Moi, d’abord, j’y suis tout disposé.

SALDORF, après un moment de silence.

M. de Moreno a pris l’avance sur moi, et les chances sont maintenant pour lui.

CHAVIGNI.

C’est ce qui vous fâche ?

SALDORF.

Du tout, cela m’est égal. À vous parler franchement, nous ne tenons pas à réussir ; mais nous tenons beaucoup à ce que l’envoyé d’Espagne ne réussisse pas... et si nous pouvions nous entendre...

CHAVIGNI.

Cela ne ferait pas mal... mais c’est là le difficile.

SALDORF.

Pourquoi donc ? Quelle est l’opinion du prince, et surtout la vôtre ? Voilà tout ce que je vous demande.

CHAVIGNI.

Monsieur le baron, à vous parler franchement...

SALDORF, à part.

Il cherche des détours.

CHAVIGNI.

Mon opinion est telle qu’il m’est fort difficile de la dire, mais vous êtes trop habile pour ne pas la deviner.

SALDORF.

Je comprends.

CHAVIGNI.

J’en étais sûr.

SALDORF, à part.

Il est encore plus adroit que je ne croyais.

CHAVIGNI.

Et si quelque chose peut vous faire connaître les intentions du prince, et mes dispositions à votre égard... c’est ce présent qui vous dira tout, et à la remise duquel je ne suis pas étranger... un portrait de votre connaissance qu’il m’a chargé de vous remettre. Vous comprenez ?

SALDORF, à part, en examinant le portrait.

Ô ciel !

Haut, se levant.

Quoi ! le prince Rodolphe, à votre instigation...

CHAVIGNI.

Oui, Monsieur.

SALDORF.

À moi, un pareil affront ! un procédé aussi injurieux ! Ce n’est pas le refus, je m’y attendais, je le désirais même ; mais être congédié de la sorte, être la dupe d’un pareil complot, et la victime de vos intrigues ?

CHAVIGNI.

Moi, Monsieur ?

SALDORF.

Air : Dieu tout-puissant, par qui le comestible.

Je cède enfin au dépit qui me gagne ;
Oui, le grand-duc saura tout mot pour mot,
Et puis après, à l’envoyé d’Espagne
Je m’unirai contre vous, s’il le faut ;
Pour vous chasser, nous allons nous entendre,
Et vos projets, que je sais, que je voi,
À tous ici je les ferai comprendre.

CHAVIGNI, à part.

Il aurait bien dû commencer par moi.

Ensemble.

SALDORF.

Je cède enfin au dépit qui me gagne, etc.

CHAVIGNI.

Je sens enfin le dépit qui me gagne ;
Quoi ! je ne puis y comprendre un seul mot :
Allez, Monsieur, vous unir à l’Espagne,
Et je saurai résister, s’il le faut.

 

 

Scène V

 

CHAVIGNI, seul

 

Cet homme, assurément, n’aime pas la peinture. Moi qui croyais avoir arrangé tout pour le mieux... il paraîtrait que j’ai fait une gaucherie, et me voilà en hostilité ouverte avec la Saxe. S’il exécute ses menaces, pour qui me prendra-t-on ? Pour un intrigant qui est venu se jeter au milieu de leurs secrets. Ma foi, le moyen le plus court qui me reste de sortir d’embarras serait de partir, et de les laisser s’expliquer entre eux. Partir ! et sans savoir pourquoi, et sans réparer mon imprudence ; car il paraît que, sans le vouloir, j’en ai fait une, et que j’aurais mis dans un grand embarras cet excellent prince auquel je suis tout dévoué, par reconnaissance d’abord, et, s’il faut le dire, par curiosité ; car, malgré moi, je m’intéresse maintenant à notre entreprise, cette entreprise que je ne connais pas, et où je joue le principal rôle... D’un autre côté, ma contredanse avec dona Isabelle...

Air : Amis, voici la riante semaine.

Ô toi, mon guide et mon dieu tutélaire,
Puissant hasard, ma sagesse et ma loi !
Viens m’inspirer, dis-moi ce qu’il faut faire.
Eh mais ! quel bruit ! C’est l’orchestre, je croi.
J’entends d’ici le violon sonore ;
C’est décidé, je ne dois pas partir,
Et ce conseil que du hasard j’implore,
C’est le plaisir qui vient de me l’offrir.

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, RODOLPHE, CHAVIGNI

 

RODOLPHE, à la marquise, en entrant.

Oui, vous ne vous en doutiez pas, l’orage est sur le point d’éclater... nous sommée perdus.

Apercevant Chavigni.

Ah ! mon Dieu ! c’est Chavigni ! Comment ! malheureux, vous êtes encore ici ?

CHAVIGNI.

Oui, mon prince.

RODOLPHE.

Ignorez-vous les dangers qui nous menacent tous ?

CHAVIGNI.

C’est pour cela que je reste.

LA MARQUISE, courant à lui.

Ah ! Monsieur, cela ne m’étonne pas de vous. Nous avons donc encore un ami sur lequel nous pouvons compter ?...

CHAVIGNI.

À la vie et à la mort.

À part.

Ces pauvres gens ! je me ferais tuer pour eux. Il paraît que la marquise est aussi de la conspiration.

RODOLPHE.

Vous savez cependant que le grand-duc est furieux contre vous ?

CHAVIGNI.

Contre moi ?

RODOLPHE.

Et comme vous n’avez aucun caractère diplomatique, comme vous n’êtes point accrédité auprès de lui... il peut, sans manquer au droit des gens, vous faire jeter dans quelque prison d’État, d’où je ne serais pas sûr de vous retirer.

CHAVIGNI, à part.

Ah ! mon Dieu !

LA MARQUISE.

Et qu’a-t-il donc fait ?

CHAVIGNI.

C’est ce que je me demande.

RODOLPHE.

Si au moins vous m’eussiez prévenu : mais de vous-même... tenter un coup aussi audacieux. Vous savez bien que, placés entre deux puissances qu’il faut également ménager, notre seul espoir était de gagner du temps, en les opposant l’une à l’autre.

LA MARQUISE.

C’était notre plan.

RODOLPHE.

C’était le plus sage. Eh bien ! il a tout rompu... Il a frappé un grand coup... Il a congédié, en mon nom, l’envoyé de Saxe et celui d’Espagne, qui, tous les deux, sont furieux.

LA MARQUISE, avec effroi.

Ô ciel ! il aurait osé...

Avec fermeté.

Eh bien ! il a eu raison.

CHAVIGNI, vivement.

Vous trouvez ?...

LA MARQUISE.

Oui, une telle résolution peut seule vous sauver. J’ignore quelles en seront les conséquences ; mais enfin, il eût toujours fallu en venir là, et jamais vous n’y auriez consenti, jamais vous ne l’auriez pris sur vous. Ce qui m’étonne même, c’est qu’il ait pu vous y amener.

RODOLPHE.

C’est bien malgré moi, sans m’en avertir. Il m’y a forcé... la ruse la plus adroite et la plus infernale... ces deux portraits que vous m’aviez demandés, et que je vous destinais...

CHAVIGNI, à part.

Dieu ! c’était pour elle !

RODOLPHE.

Il les a remis de ma part à l’envoyé d’Espagne.

LA MARQUISE.

Et à celui de Saxe.... je comprends.

CHAVIGNI, à part.

Elle est bien heureuse.

LA MARQUISE.

Ah ! quelle reconnaissance nous vous devons !

CHAVIGNI.

Du tout, Madame, bien moins que vous ne croyez.

RODOLPHE.

En effet, il nous a sauvés d’un danger pour nous remettre dans un autre plus grand. Que dire maintenant au grand-duc ? comment motiver ce double refus, ce double affront ? faut-il tout lui avouer ?

CHAVIGNI.

Et pourquoi pas ?

LA MARQUISE.

Ô Ciel ! est-ce votre avis ?

CHAVIGNI.

Oui, Madame ; il faut que tout s’éclaircisse ; moi, je tiens à ce qu’on s’explique.

RODOLPHE, allant à Chavigni.

Eh bien ! chargez-vous-en.

CHAVIGNI.

Moi ?

RODOLPHE.

Oui, il n’y a que vous qui, avec vos talents et votre habileté, puissiez nous rendre ce dernier service. Moi, d’abord, je ne m’en mêle plus : vous avez commencé, c’est à vous d’achever.

CHAVIGNI.

Quoi ! vous voulez ?...

RODOLPHE.

Oui, déclarer au grand-duc que je chéris ma liberté, que je veux la conserver...

CHAVIGNI.

C’est si naturel...

RODOLPHE.

Et que je ne veux pas me marier...

CHAVIGNI, étonné.

Hein ! comment ?

LA MARQUISE.

Taisez-vous ; on vient.

 

 

Scène VII

 

RODOLPHE, ISABELLE, CHAVIGNI, LA MARQUISE

 

ISABELLE, à Chavigni.

Ah ! Monsieur, je vous cherchais. Vous faites de jolies choses, et vous tenez bien vos promesses !

CHAVIGNI.

Ah ! mon Dieu ! le bal est commencé... et notre contredanse...

ISABELLE.

Il s’agit bien de cela ! Je viens de voir mon père.

CHAVIGNI.

Il est furieux... je le sais.

ISABELLE.

Il devrait l’être, mais il s’est calmé, il s’est adouci. « Ma fille, m’a-t-il dit, Chavigni m’a trompé avec un art, avec une profondeur dont je ne l’aurais pas cru capable ; mais mon indignation ne m’empêche pas de lui rendre justice ; et je puis encore lui pardonner ; je puis même le nommer mon gendre, pourvu que la Saxe ne l’emporte pas. C’est tout ce que je demande. »

CHAVIGNI.

Ô ciel !

ISABELLE.

Vous voyez donc bien, Monsieur, que vous me trompiez ; que vous êtes mêlé dans tout cela ; que tout ceci dépend de vous ; et mon père consentirait à notre mariage, que c’est moi, Monsieur, qui refuserais.

LA MARQUISE.

Et pourquoi donc ?

ISABELLE.

Pourquoi ? Croyez-vous, Madame, que tout à l’heure encore, à moi, moi qu’il aime, il m’a assuré qu’il ne connaissait rien, qu’il ne savait rien de ce qui ce passait ici ?

RODOLPHE.

Une pareille discrétion... c’est admirable.

ISABELLE.

Ce n’est rien encore ! Mon père lui a offert ma main, à condition qu’il lui confierait le secret de son voyage et de sa mission : eh bien ! Madame, il l’a refusée.

RODOLPHE, passant auprès de Chavigni.

Il se pourrait ! généreux ami, je ne pourrai jamais m’acquitter envers vous ; mais que j’arrive au pouvoir... que je règne... je ne veux pas d’autre ami, d’autre conseil.

LA MARQUISE.

Et vous ferez bien. En attendant, c’est moi qui me charge de la réconciliation.

À Isabelle.

Oui, ma chère enfant, vous lui pardonnerez, par amitié pour moi.

ISABELLE.

Il est bien heureux, Madame, que vous le protégiez ; sans cela... Mais au moins que la Saxe ne l’emporte pas ; voilà tout ce que je lui demande.

LA MARQUISE.

Et nous le lui demandons aussi.

ISABELLE.

N’est-il pas vrai ? il peut bien faire cela pour nous, car qu’est-ce que cela lui fait, que la Saxe...

CHAVIGNI.

Eh, mon Dieu ! si cela peut vous être agréable... mais notre contredanse que nous oublions...

LA MARQUISE.

Une contredanse ! penser à cela dans un pareil moment !

CHAVIGNI.

Toujours...

Air : Aux temps heureux de la chevalerie.

J’aime le bal, le bruit et la musique !
Est-il un temps qui soit mieux employé ?
Les noirs chagrins, les soins, la politique,
Tout dans un bal est bientôt oublié.
Un bal vaut seul un traité d’alliance.
Je formerais, si j’étais souverain.
Tons mes sujets en une contredanse,
Pour les forcer à se donner la main.

Venez, courons.

 

 

Scène VIII

 

RODOLPHE, ISABELLE, CHAVIGNI, LA MARQUISE, LE GRAND-DUC

 

Le grand-duc arrive par le fond, au moment où ils vont pour sortir ; à son aspect, Rodolphe, la marquise, Chavigni et Isabelle s’arrêtent. Chavigni et la marquise sont à sa gauche ; Rodolphe et Isabelle à sa droite.

LE GRAND-DUC.

Un instant ! Où allez-vous ?

CHAVIGNI.

Mille pardons. Monseigneur : c’est une affaire des plus importantes, une contredanse avec mademoiselle de Moreno.

LE GRAND-DUC.

Je lui demanderai la permission de lui enlever son danseur pour quelques moments.

À Chavigni.

J’ai à vous parler, Monsieur... Ces dames peuvent rentrer dans la salle du bal, où on les désire.

À Rodolphe.

Vous, Monsieur, je vous prie de passer dans mon cabinet, et d’y attendre mes ordres.

LA MARQUISE, bas, à Chavigni.

C’est le moment de la crise... défendez nos intérêts.

RODOLPHE, de même.

Je n’ai d’espoir qu’en vous.

Rodolphe donne la main à la marquise et à Isabelle, et tous trois sortent par le fond.

 

 

Scène IX

 

LE GRAND-DUC, CHAVIGNI

 

Le grand-duc se promène quelques temps avec inquiétude, sans parler, pendant que Chavigni dit l’aparté suivant.

CHAVIGNI, à part.

Cela devient plus sérieux... J’avais cru deviner qu’il s’agissait d’une conspiration où se trouvait madame de Surville, et où la liberté du prince était compromise. Mais, depuis qu’il m’a parlé de célibat, je n’y suis plus du tout.

Le grand-duc s’assied, Chavigni reste debout devant lui.

LE GRAND-DUC.

Approchez, Monsieur. Les choses en sont venues au point, qu’il faut enfin que je connaisse vos intentions... Quoique arrivé ici sans aucun but ostensible, depuis ce matin, il n’est question que de vous ; vous avez tout bouleversé dans ma cour.

CHAVIGNI.

Moi, Monseigneur ?

LE GRAND-DUC.

Oui, Monsieur : l’envoyé de Saxe vous accuse, celui d’Espagne se plaint de vous, et, moi-même, je suis très mécontent de l’ascendant que vous avez pris sur mon neveu.

Il se lève.

Air d’Aristippe.

Pour échapper à mon regard sévère.
Par vos conseils il fait tout ce qu’il peut.

CHAVIGNI.

Mais, Monseigneur, moi, je les laisse faire,
Je lui conseille ce qu’il veut.

LE GRAND-DUC.

Il ne suit point d’autre avis que le vôtre.

CHAVIGNI.

En fait d’avis, un prince, on le sait bien.
Nous fait toujours l’honneur d’être du nôtre,
Quand nous avons l’esprit d’être du sien.

LE GRAND-DUC.

En fait d’esprit, je sais que vous en avez beaucoup, mais il s’agit de franchise, et je vais droit au fait. Puisque vous avez tant d’influence sur mon neveu, faites-lui comprendre qu’aujourd’hui même j’entends et j’exige qu’il fasse un choix.

CHAVIGNI.

Un choix !... oserai-je vous demander lequel ?

LE GRAND-DUC.

Peu m’importe : il est le maître ; je ne prétends pas le contraindre, mais je m’en prends à vous, si ce soir même, d’une manière ou d’une autre, il n’est pas marié.

CHAVIGNI.

Marié ! ô ciel, c’est fait de moi !

LE GRAND-DUC.

Et pourquoi donc ?

CHAVIGNI.

C’est qu’ici, à l’instant même, Son Altesse venait de m’expliquer ses intentions, qui ne se trouvent pas parfaitement d’accord avec celles de Monseigneur, vu qu’il désire rester célibataire.

LE GRAND-DUC.

Comment ! il refuse ! j’en suis fâché pour vous. Monsieur, et je ne reconnais pas là votre adresse : comme hier il y était décidé, je sais à qui attribuer ce changement de résolution. Oui, Monsieur ; on ne vient pas ainsi, par des intrigues habilement combinées, jeter le trouble dans un État, le désordre dans une famille. Je ne me soucie pas, grâce à vous, de me trouver en hostilité avec deux puissances. Il leur faut une réponse, une réponse satisfaisante, ou du moins qui ne mécontente ni l’une ni l’autre ; c’est vous que cela regarde ; et, puisque vous avez tant de talent, tant d’habileté, trouvez quelque moyen pour sortir de là ; mais n’oubliez pas, je vous le répète, qu’il faut qu’aujourd’hui même mon neveu soit marié, sinon, c’est vous que j’accuse de sa désobéissance ; et comme vous n’avez ici aucun caractère officiel, vous ne serez point étonné que je m’assure de votre personne. Adieu ; je vous laisse.

Il entre dans son cabinet.

 

 

Scène X

 

CHAVIGNI, puis LA MARQUISE

 

CHAVIGNI.

Où diable me suis-je fourré ? et à qui en ont-ils avec leur double mariage ? Depuis que je crois comprendre quelque chose, cela me paraît plus embrouillé que jamais. L’oncle qui veut, le neveu qui ne veut pas ; et au fait, pourquoi ne veut-il pas ? cela serait tout de suite fini ; je m’en vais lui dire.

LA MARQUISE.

Eh bien ! quelles nouvelles ?

CHAVIGNI.

De très bonnes. Si Son Altesse le veut, cela peut s’arranger.

LA MARQUISE.

Et comment ?...

CHAVIGNI.

Écoutez-bien. Voici, de peur de me tromper, les propres paroles du grand-duc : « Je ne me soucie pas d’être en hostilité avec deux puissances. Il leur faut aujourd’hui même une réponse satisfaisante, ou qui, du moins, ne mécontente ni l’une ni l’autre. »

LA MARQUISE.

Et c’est justement là le difficile.

CHAVIGNI.

Attendez donc, ce n’est pas fini... C’est toujours le grand-duc qui parle. « Il faut donc qu’aujourd’hui même mon neveu soit marié, n’importe avec qui, sinon, c’est vous qui êtes responsable. »

LA MARQUISE.

Ô ciel !... que dites-vous ! vous l’avez amené là ?

CHAVIGNI.

Oui, Madame, et sans beaucoup de peine, car il y est venu de lui-même ; mais vous sentez bien que cela ne peut pas durer plus longtemps, et qu’il faut que le prince se décide.

LA MARQUISE.

Oui, vous avez raison ; c’est le moment, ou jamais ; c’est offrir au grand-duc le moyen de sortir d’embarras ; c’est, comme il le désire, ne donner de préférence à personne, ne mécontenter ni l’une ni l’autre ; c’est la force seule des événements... n’est-il pas vrai ?

CHAVIGNI.

Eh ! oui, Madame.

LA MARQUISE.

Ainsi donc, vous conseillez au prince...

CHAVIGNI.

Certainement ; il n’y a plus à hésiter.

LA MARQUISE.

Eh bien ! attendez-moi ici ; je me charge de tout, et ne vous mêlez de rien.

CHAVIGNI.

Je ne demande pas mieux, parce qu’après tout, ce que j’ai fait aujourd’hui...

LA MARQUISE.

Je vais trouver le grand-duc, et cette idée seule me cause un effroi dont je ne suis pas maîtresse.

CHAVIGNI.

C’est pourtant vrai... cette pauvre marquise... je crois qu’elle tremble... Allons, Madame, allons, du courage.

LA MARQUISE.

Oui, j’en aurai, je suivrai vos avis, il faut que notre sort se décide. Dans quelques instants, nous serons perdus tous trois, ou tous trois nous serons au faîte des honneurs et de la fortune. Adieu, adieu... Attendez-moi.

Elle entre dans le cabinet du grand-duc.

 

 

Scène XI

 

CHAVIGNI, seul

 

Voilà la frayeur qui me prend à mon tour ; cette pauvre femme s’exposer ainsi pour moi. Je ne sais en honneur si je dois la retenir ou la laisser faire ; parce que ce qu’elle va faire là est quelque chose de si hardi, de si... Diable m’emporte si je sais ce que c’est, mais ce doit être terrible. Et c’est moi qui ai combiné, qui ai conduit tout cela, qui suis la cause de tous ces grands événements... Ah ! si M. de Moreno était ici ! lui qui soutenait ce matin que le génie faisait tout ; si cette entreprise, quelle qu’elle soit, vient à réussir, ils seront tous persuadés de mes immenses talents ; mais si elle ne réussit pas, je suis le plus ridicule et le plus absurde des hommes. Que se passe-t-il là-dedans ? Suis-je un sot ou un homme de génie ? Cela se décide en ce moment, sans qu’il y ait de ma faute, et sans que mon mérite influe en rien sur la décision. La marquise ne revient pas ; mauvais présage. Allons, c’est décidé, je suis un sot, et voilà M. de Sardorf qui vient m’en apporter la nouvelle officielle.

 

 

Scène XII

 

CHAVIGNI, LE BARON DE SALDORF

 

SALDORF, entrant vivement et prenant Chavigni à part.

Je sors du cabinet du grand-duc, et je suis content de vous ; vous avez fait ce que je vous demandais.

CHAVIGNI.

Moi !

SALDORF, à demi voix.

Oui, nos rivaux ne l’emportent pas ; c’est tout ce que je voulais. Je rendrai compte à mon souverain de la part que vous avez prise à tout ceci, et si jamais vous avez besoin de lui, je vous réponds de sa bienveillance.

CHAVIGNI.

Ô ciel !... que dites-vous ? Est-ce qu’on s’est prononcé pour la Saxe ?

SALDORF.

Du tout ; mais on vient ; du silence.

 

 

Scène XIII

 

CHAVIGNI, LE BARON DE SALDORF, LE COMTE DE MORENO, ISABELLE

 

LE COMTE, à Chavigni.

Mon ami, ma fille est à vous.

CHAVIGNI.

Il serait possible ?

LE COMTE.

Supérieurement conduit ; et je vous remercie en mon particulier de m’avoir servi autant que vous le pouviez.

CHAVIGNI.

J’entends ; le prince s’est décidé en votre faveur.

LE COMTE.

Non pas, vous y aviez mis bon ordre ;

À demi voix.

mais au moins l’honneur est sauvé ; la Saxe ne l’emporte pas ; c’est tout ce que j’exigeais, et tout ce que vous pouviez faire.

ISABELLE, bas.

Et d’abord il me l’avait bien promis.

LE COMTE.

Je conviens qu’aujourd’hui vous nous avez étonnés ; un aplomb, une finesse, et, au milieu de deux rivaux intéressés à vous nuire, marcher d’un pas ferme, les écarter de votre chemin, et arriver à votre but : car il y est parvenu ; c’est une Française qui l’emporte.

CHAVIGNI.

Vraiment !

LE COMTE, souriant.

Eh bien ! direz-vous encore que, dans nos combinaisons, le génie et l’adresse sont inutiles ?

CHAVIGNI.

Non, monsieur le comte, je viens de voir par moi-même...

À part.

C’est fini, il paraît que décidément je suis un homme de génie.

 

 

Scène XIV

 

ISABELLE, CHAVIGNI, LE GRAND-DUC, LA MARQUISE DE SURVILLE, RODOLPHE, LE COMTE DE MORENO, SALDORF

 

RODOLPHE.

Victoire ! mon cher Chavigni, tout est avoué, tout est connu.

LE COMTE.

Je viens de le lui raconter.

LE GRAND-DUC.

Vous savez alors que tout est pardonné, que j’ai donné mon consentement. Approchez, Monsieur...

À demi voix.

Vous vous en êtes tiré à merveille, et je n’attendais pas moins de vous ; cependant je ne suis pas tout à fait votre dupe, et je parierais que ce prétendu mariage n’est pas encore fait.

CHAVIGNI.

Comment, Monseigneur !

LE GRAND-DUC, à demi voix.

Vous avez eu raison de le dire, et c’est une heureuse idée, puisqu’elle nous tire de l’embarras où nous étions.

Haut.

Pour vous prouver ma satisfaction, si votre cour pouvait se décider à se priver de vos talents, je serais trop heureux de les employer, et de vous attacher à ma personne.

RODOLPHE.

Non, Monseigneur, c’est à moi de me charger de son avancement, et j’espère qu’il ne nous quittera plus, car nous avons des dettes à acquitter envers lui.

SALDORF, passant auprès de Chavigni.

Moi, Monsieur, j’ai une grâce à vous demander.

CHAVIGNI.

À moi, Monsieur... et laquelle ?

SALDORF.

J’écris des Mémoires du temps, c’est la mode ; et je vous prierai, vous qui avez conduit cette affaire, de me donner, sur cette importante négociation, tous les renseignements...

CHAVIGNI.

Il s’adresse bien !

LE GRAND-DUC.

Il suffit ; rentrons dans la salle du bal, où l’on doit être étonné de notre absence. Je demanderai à ces Messieurs, ainsi qu’à M. de Chavigni, de garder encore le silence pour ce soir ; je me réserve demain le plaisir d’apprendre cette nouvelle à toute ma cour, et, de plus, je veux que cette affaire, qui vous fait beaucoup d’honneur, soit insérée dans la gazette officielle avec tous ses détails.

CHAVIGNI, s’inclinant.

Quoi ! Monseigneur, vous voulez que demain...

À part.

Quel bonheur ! je pourrai donc enfin connaître ce que j’ai fait.

CHŒUR.

Air du dernier chœur de l’Arbitre.

Honneur à la diplomatie !
Il triomphe par son secours ;
Il aura pour charmer sa vie,
La politique et les amours.

LA MARQUISE, au public.

Air du vaudeville des Frères de lait. (Musique de M. Heudier.)

Messieurs, pour notre diplomate.
Voici le moment dangereux ;
La circonstance est pour lui délicate :
Jusqu’à présent il fut toujours heureux.
Le hasard seul a comblé tous ses vœux ;
Si par hasard de plaire il a la gloire ;
S’il peut trouver un public indulgent,
Plus que jamais, dans ce jour il va croire
Que le bonheur nous tient lieu de talent. 

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