Célinde (Balthazar BARO)

Poème héroïque en cinq actes.

Imprimé en mai 1629.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 10 juillet 1697.

 

Personnages

 

CÉLINDE

PARTHÉNICE

LUCIDOR.

FLORIDAN

AMINTOR, père de Célinde

DORICE, mère de Floridan

PHILINDRE, confident de Lucidor

FLEURIMON, chirurgien

PRÉVOT

UN PAGE

CHŒUR DE MUSIQUE

CHŒUR D’ASSISTANTS

 

La scène est à Valence.

 

 

À TRÈS PUISSANT ET TRÈS GÉNÉREUX PRINCE CÉSAR DE VENDÔME,

DUC DE VANDOSMOIS, DE BEAUFORT, D’ESTAMPES, et de Ponthieure, Prince de Martigues et d’Annet, Gouverneur et Lieutenant général pour le Roi en Bretagne

 

MONSEIGNEUR,

 

Célinde plus heureuse que moi, va visiter la solitude où vous êtes ; mais pour ce qu’un privilège particulier lui permettra d’avoir l’honneur de vous entretenir, je crains qu’ayant retenu beaucoup des mauvaises qualités de son père, elle vous importune au lieu de vous divertir agréablement. Vous la recevrez donc, s’il vous plaît MONSEIGNEUR, plutôt comme un témoignage de mon devoir, que de ma vanité ; et la regarderez comme une chose qui est vôtre naturellement, puisque je ne sépare pas ma condition de celle d’un Esclave, de qui la femme, quelque vertu qu’elle ait, ne saurait jamais faire d’enfant qui ne soit à son Maître. Il me tarde MONSEIGNEUR, que mes actions ne vous soient des marques de mon service aussi bien que mes écrits, mais je me console dans l’espérance que j’ai, que bientôt la Justice et la bonté du Roi, seront d’accord avecque les vœux de tout le monde, et que votre liberté me donnera celle de vous témoigner que ma plus grande gloire est d’avoir acquis la qualité,

 

MONSEIGNEUR,

 

De
À Paris ce 30.
Avril 1629.

Votre très humble, et très obéissant, et très fidèle serviteur,

 

BARO.

 

 

AVERTISSEMENT

 

Cher Lecteur, j’aurais trouvé une fort bonne invention pour grossir ce Volume, si j’avais résolu de me justifier envers toi de tous les défauts que tu y remarqueras ; je crois bien que j’y ai commis des fautes qu’on ne saurait couvrir qu’en fermant le Livre, aussi je ne le soumets pas à ton jugement pour en tirer de la gloire, mais seulement pour te faire part des soins que j’ai pris à divertir un Prince de qui les qualités excellentes ont obligé mon âme à des ressentiments éternels. Ainsi, cher Lecteur, j’espère que cette petite reconnaissance que tu me dois, te fera recevoir pour cet Ouvrage, la même pitié que tu aurais pour ma fortune, si mon Destin te pouvait être connu : que s’il arrive que tu tombes dans quelqu’une des doutes qui m’ont été proposées, je serai bien aise que tu prennes la peine de lire dans cet Avertissement, les raisons dont je me suis servi pour les combattre. La première chose donc, voire presque la seule où j’ai reconnu que j’avais heurté en quelque sorte le sentiment des meilleurs esprits, est ce qui regarde l’histoire de Judith : mais voici ce que je leur ai allégué pour leur faire trouver légitimement la nécessité que j’avais de l’introduire dans ce Poème. Premièrement, ayant à traiter tout un sujet en trois cents vers, c’est sans doute que j’en devais choisir un qui fût extrêmement connu, afin que sans être forcé d’ouïr quantité de narrations importunes, tu pusses d’une seule parole apprendre beaucoup de choses. En second lieu, je devais plutôt tirer ce sujet de la Sainte Écriture que de nulle part, pour ce qu’il est croyable qu’un père de Famille, et un homme d’éminente probité tel que j’ai dépeint Amintor en tout cet Ouvrage, n’eût pas facilement permis que sa Fille, nourrie dans une vertu irréprochable, eût représenté sur un Théâtre quelques profanes Amours, dont l’exemple lui eut peut-être laissé de mauvaises impressions en l’âme. Outre cela, c’est une Maxime reçue parmi la plupart de ceux qui nous ont écrit, que la Tragédie n’a pour objet que la Vérité, de sorte que ne m’étant pas permis d’en inventer une, il était impossible que je rencontrasse jamais une Histoire qui convînt plus parfaitement à mon dessein. Et certes qui voudra prendre garde combien elle est juste à l’action pour laquelle je l’ai introduite ne trouvera peut-être pas étrange que pour m’en servir j’aie franchi toute considération. Quelques autres n’ont pas trouvé tout à fait leur compte en l’action de Dorice, touchant le tombeau de Floridan, pour ce, disaient-ils, qu’il semblait qu’il y eût trop de hasard en la rencontre, qui se fait entre le dessein de cette Mère et le jugement d’Alcandre ; mais je leur ai fait remarquer que la coutume de satisfaire les Mânes de ceux qu’on avait offensés, était reçue dans le Pays comme une Loi qui ne pouvait être violée, et que Dorice ne l’ignorait pas, elle était sans doute bien assurée de pouvoir donner par ce moyen un remède au mal qu’elle voulait causer. En effet il semble que nous avons tiré de là cette sorte de réparations publiques dont nos Parlements se servent encore aujourd’hui, pour expier en quelque façon durant la vie, des crimes qui ne laissent pas d’être punis de mort. Au reste le Juge que j’introduis n’est pas comme plusieurs qui se sont établis depuis qu’on a découvert un nouveau monde. De son temps on ne connaissait point l’usage des Épices et des Balances qu’on donne à la Justice, on se servait seulement pour peser les raisons des Parties, non pas leur or ni leur argent. Aussi je ne me suis pas attaché, pour ce qui le regarde, à des termes particuliers, et quand je le fais paraître, je sui bien aise qu’il parle en homme d’État qu’en Chicaneur. Voilà ce que j’ai cru être obligé de te dire, cher Lecteur, afin que tu ne demeures pas sans éclaircissement sur les points dont tu pourrais douter. Que s’il m’était permis de te dire le sujet qui m’a fait mettre cette pièce en lumière, peut-être jugerais-tu bien de mon travail. Ce n’est pas que je n’ai reconnu qu’elle n’accroîtra jamais le nombre des bonnes choses, et que j’en devrais user comme d’un péché qui doit sa grâce au secret sous lequel il est enseveli, mais je me suis imaginé qu’au pis-aller je ne serais pas coupable de t’avoir dérobé beaucoup de temps, puisque tu n’y saurais perdre que deux heures, et que s’il advient que Célinde ne te plaise pas, l’arrêt d’Alcandre te fera juger que ce ne sera qu’après moi que tu l’auras condamnée. Adieu.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CHŒUR DE MUSIQUE, PARTHÉNICE, FLORIDAN

 

Fort peu devant le jour Floridan va sous les fenêtres de Célinde avec un concert de musique et fait chanter ces vers que Parthénice qui l’a suivi écoute déguisée en homme.

CHŒUR DE MUSIQUE.

Objet d’où mon mal est produit
Mon Soleil ne veux-tu pas luire ?
Hâte-toi de paraître il est de détruire !
L’Empire de la nuit,
Célinde ta beauté qui n’a point de seconde
Peut d’un trait de ses yeux donner le jour au monde.

PARTHÉNICE.

Dieux ! mon amour est trahie, ce chœur de musique découvre le cœur de Floridan, et ses vœux comme sa chanson s’adressent à Célinde.

CHŒUR DE MUSIQUE.

Déjà les Mortels sont contents,
Que la Mer sous un lit humide
Enferme pour jamais cet Astre qui préside
Sur la moitié du temps,
Car ta seule beauté qui n’a point de seconde
Peut d’un trait de ses yeux donner le jour au monde.

PARTHÉNICE.

Qu’attends-tu Parthénice d’exécuter ton juste dessein ? tes soupçons sont éclaircis, Floridan est coupable, et que dois-tu craindre, puisque rien ne saurait empêcher que tu ne trouves au moins de la gloire à mourir de la main de ce perfide ?

CHŒUR DE MUSIQUE.

Car ta seule beauté qui n’a point de seconde
Peut d’un trait de...

Parthénice interrompt la musique et porte un pistolet à la gorge de Floridan.

PARTHÉNICE.

Tu mourras traître.

Le pistolet manque, elle le jette, et tous deux mettent la main à l’épée.

Ah malheur.

FLORIDAN.

Quel insolent se vient opposer à mes légitimes désirs, impudent ton sang lavera ce crime.

Il la désarme, et à la clarté du jour naissant il la reconnaît.

Parthénice.

PARTHÉNICE.

Floridan.

FLORIDAN.

Est-ce vous madame ?

PARTHÉNICE.

Ah ! cruel ne t’en informe pas, mais pousse dans ce flanc, ce misérable fer que mon bras n’a pas eu la force de soutenir ; ne crains pas que mon cœur y résiste, tu l’as déjà éprouvé trop facile à recevoir tes coups.

FLORIDAN.

Ô prodigieux changement ! Parthénice, quel mauvais Démon a mis dans votre âme un si funeste dessein contre moi ?

PARTHÉNICE.

Barbare demande-le à ta conscience, en elle seule tu trouveras le crime, les supplices et les bourreaux, non non, comme tu ne peux ignorer ton offense, tu ne devais pas douter de mon ressentiment, et cette âme que tu as idolâtrée durant deux années, n’a pas appris à commettre des lâchetés jusqu’au point de souffrir cette infidélité dont tu vas noircir les meilleures actions de ta vie. Ne crois pas toutefois que ces plaintes que je donne à la rigueur de ton changement, naissent en moi du dessein de m’opposer au contentement de Célinde, ni du regret de perdre un captif qui a fait des efforts pour sortir de sa prison ; fais si tu veux que cette Aurore qui semble rougir de mon déguisement, ou plutôt de ton inconstance, compte sur la bouche de Céphale, les baisers que tu as cueillis sur les leurres de celle qui te possède maintenant, oblige la renommée à reprendre pour l’amour d’elle le premier usage de ses ailes et de sa voix, afin qu’elle apprenne à tout le monde, qu’il n’est point d’homme plus heureux que Floridan, ni de beauté plus aimée que Célinde, tout cela ne sera pas une matière à nourrir le feu de ma fureur ; mais veux-tu connaître ce qui rend ma douleur incapable de remède, hélas ! à peine que ce souvenir ne me tue, c’est que tes artifices ont trop souvent abusé de ma crédulité, et que mon âge innocent a permis à tes mains et à ta bouche des faveurs dont la mémoire seule me fait rougir.

FLORIDAN.

Belle Parthénice je pense qu’après que je vous aurai déduit mes raisons, vous ne...

PARTHÉNICE.

Des raisons, perfide ?

FLORIDAN.

Si vous m’interrompez.

PARTHÉNICE.

Nullement, je ne suis pas injuste jusqu’à te vouloir défendre de te justifier, mais demeure d’accord que tu ne peux rien alléguer qui autorise ta perfidie, et que s’il y a quelques Dieux qui la protègent, le Ciel et l’Enfer ne doivent être qu’une même chose, puisque l’un et l’autre sont la demeure des criminels.

FLORIDAN.

Il y a vraiment une Divinité Madame, qui me commande de faire ce que je fais, et celle-là même qui soumet les enfants à l’obéissance des pères, est celle qui porte à Célinde les vœux que Parthénice reçut autrefois de moi. Mais puisque votre silence me donne le temps de vous représenter quel est maintenant l’état de mon âme et de ma vie, je vais vous en faire le discours avecque serment que si je puis être convaincu d’un seul mensonge je ne refuserai jamais quelque peine que vous me puisiez imposer. Vous savez, Madame, sous quelles lois je respire aujourd’hui, et que depuis la mort de celui à qui je dois toute la gloire de ma naissance, une mère a pris tant d’autorité sur moi qu’il ne m’est pas seulement permis de murmurer contre les ordonnances qu’elle me veut prescrire. Or le soin qu’elle a de vouloir perpétuer son nom dans le monde, fait qu’elle me commande de rendre de particuliers devoirs à Célinde, et qu’elle prétend la faire compagne de mon lit. Il y a déjà quelques jours que son intention m’est connue, et si dès lors qu’elle éclata je ne fis ce que je pus pour en divertir l’effet, je veux que la Terre honteuse de me soutenir m’étouffe dans l’horreur de ses abîmes ; mais que pourrais-je contre les inclinations d’une personne à qui la Nature a donné sur mes volontés une puissance si absolue ?

PARTHÉNICE.

Cruel, si l’oubli n’eût alors régné dans ton âme, tu eusses fait combattre ton amour contre ton devoir, et puisque tu ne pouvais éviter d’obéir au commandement qui te forçait de devenir la moitié d’une femme, tu eusses parlé de Parthénice à celle qui peut-être ne te proposa Célinde qu’à faute de se souvenir de moi.

FLORIDAN.

Hélas, sur ce point mon amour fit des efforts incroyables, mais je combattis toujours inutilement, car en fin il me fut impossible de vaincre son obstination ; et lorsque je la pressai de me dire quel sujet lui faisait plutôt rechercher l’alliance de Célinde que la vôtre, voici à peu près le discours qu’elle me tint. Floridan, me dit-elle, j’aime Parthénice et l’estime l’une des plus vertueuses filles qui furent jamais, d’autant mieux qu’étant restée Orpheline en l’âge de six ou sept ans, ses actions toutefois ont donné depuis de si grandes preuves de sagesse et de vertu, que la médisance même n’a jamais osé s’y attacher : mais en cela Célinde ne lui cède pas, et bien qu’entre leur âge, leur extraction et leur beauté il se trouve un rapport admirable, je veux que tu saches qu’entre leurs biens, il n’y a nulle sorte de proportion. Or mon fils, ajouta-t-elle, tu n’ignores pas ce que peut aujourd’hui ce Métal, cet Or que les hommes ont été cherché jusques dans les entrailles de la terre ; tu sais qu’en ce Siècle perverti on ne fait état que de ceux qui se vantent d’un nombre de trésors amassés, et que le plus honnête homme du monde paraîtrait sot sous le visage de la pauvreté : l’Or ouvre des portes qui résisteraient à la foudre des canons, et enfin il a le pouvoir, tant notre imagination en est blessée, de faire quelquefois asseoir des bêtes dans le trône même des Dieux : c’est pour cela que je te conseille de suivre la maladie du temps, et de prendre plutôt Célinde riche, que Parthénice, avecque peu de biens. Voilà Madame, quels furent les propos que j’eus de ma mère sur votre sujet, auxquels je répliquai tout ce que ma passion me suggéra ; mais ayant considéré que mon opiniâtreté me condamnait d’un crime capable d’attirer sur moi sa colère, et celle des Dieux, je me résolus enfin de suivre ses sentiments : De sorte que ses mains m’ayant servi d’Autel, je jurai de mourir plutôt que de lui désobéir jamais.

PARTHÉNICE.

Donc perfide, il faudra que je voie sous la puissance d’une autre celui qui eut autrefois refusé des empires pour avoir la gloire de me servir ? Donc volage, il faudra qu’un seul jour me dérobe un amant, que le cours entier de deux années n’avait pas été capable d’ébranler ? Ah Floridan, pour Dieu rentre en toi-même, parle à ton souvenir de mes actions passées, et demande-lui s’il en a remarqué une seule qui soit digne de ton infidélité. Quoi, ces caresses que tu soulais nommer le doux entretien de ta vie, et que désormais je nommerai la triste cause de ma mort, seront-elles absolument bannies de ta mémoire, aussi bien que tes promesses et tes serments ? l’inconstance a-t-elle des charmes plus puissants que ceux de mes regards, et les Dieux que tu as si souvent appelés pour témoins ; auront-ils si peu de justice que de laisser impunie une trahison qui les offense, et qui me perd ? Parle Floridan, avec quel œil souffriras-tu que je soumette à la vue de tout l’Univers, les lettres, et les faveurs où ton sang a marqué de si belles, mais de si mensongères paroles ? toi-même, qui ne pourras éviter de jeter quelquefois les yeux sur celles que ta méfiance a exigées de mon affection, comment ne t’étonneras-tu point de voir éteints dans ton âme tous les feux qu’elles y avaient allumés ?

FLORIDAN.

Madame, je ne doute pas que votre amour ne condamne mon obéissance, mais il n’arrivera jamais qu’à faute d’obéir, ma mère ait droit d’accuser mon amour ; je dis cette vérité avecque regret, car sans être le plus ingrat de tous les hommes, je ne saurais nier que je ne doive beaucoup aux honnêtes libertés dont votre amitié m’a permis de jouir : Mais belle Parthénice, si vous croyez que je vous sois extrêmement obligé pour avoir nourri de quelques faveurs le repos de ma vie, jugez ce que je ne dois point à celle sans qui je n’eusse jamais vu ni Parthénice ni le jour.

PARTHÉNICE.

Et bien ; puisque le souvenir des larmes dont tes yeux ont mouillé tant de fois mon sein, ni celles que je verse maintenant ne sont capables d’amollir la dureté de ton cœur, change hardiment, et triomphe en même temps de mon amour et de ma vie : Tu éprouveras jusqu’à quel point de fureur se peut convertir une patience outragée ; Tu sauras que sous le corps d’une fille, je porte un esprit capable de me faire imiter les plus grandes actions que le désespoir ait inspirées à ceux que l’Amour et la fortune n’ont pas mieux traités que moi. Mais perfide, mais trompeur, si tu veux d’un seul coup arrêter mon bras et ma résolution, ou quitte le funeste dessein qui te fait consentir à ce changement, ou toi-même exécute ce que ta trahison me va forcer d’entreprendre, plonge dans mon sein ce fer qui n’est pas plus dur ni plus insensible que toi, aussi bien ma seule mort te peut dispenser de tes promesses ; que si autrefois une seule goutte de mon sang a pu te rappeler du trépas à la vie, qui t’oblige à le mépriser maintenant que prodigue de ce bien je ne m’en veux pas réserver une seule goutte ? Barbare, tu détournes tes regards, et peut-être de peur que la pitié trouve quelque entrée dans ton âme, tu invoques contre moi le secours de ta Célinde. Et bien, puisque tu manques de courage comme d’amour, et qu’au lieu que je soulais voir en toi toutes choses en leur perfection, je n’y remarque aujourd’hui que des défauts, rends-moi, rends-moi cette épée ; permets que je donne à ta tromperie la dépouille de ce corps qui n’a plus d’âme, depuis qu’il ne possède plus Floridan. Quoi traître tu recules ? et m’ôtant les moyens de vivre contente, tu m’ôtes encore les moyens de mourir ? J’aurai de force ce que tu me devrais accorder volontairement.

FLORIDAN.

Belle Parthénice, vous vous travaillez en vain, je ne consentirai jamais au funeste dessein que vous faites contre vous-même. Mais puisqu’il m’est permis d’user envers vous du droit des vainqueurs, je vais appendre cette épée sur un Autel consacré à l’Amour : que si l’on entreprend de vous faire quelque outrage, servez-vous de ce que la nature a donné si avantageusement à votre sexe, qui n’a besoin pour assujettir les hommes, d’employer d’autres armes que celles de ses yeux.

PARTHÉNICE.

Ah faibles armes ! puisque...

Floridan s’échappe.

Mais Floridan s’est dérobé de moi : ce cruel, après son amour m’a ravi encore sa présence. Floridan ? Hélas ! comme il n’a plus d’yeux pour voir mes ennuis, il n’a plus d’oreilles pour ouïr mes plaintes : et ce parjure a voulu ajouter à la qualité d’insensible, celle de ne pouvoir être vu. Ô traître et perfide amant ! ô Parthénice infortunée ! meurs, puisque c’est le seul moyen qui te reste pour assouvir la cruauté de ton destin, et la barbarie de Floridan : Peut-être les Dieux permettront que ce que tu ne peux obtenir durant ta vie, te sera accordé après ta mort. Oui Floridan, j’espère de la justice du Ciel, que pour me venger, mon ombre, inséparable de tes pas, te pourra toujours reprocher l’énormité de ton crime. J’arracherai à la Discorde le plus cruel de tous ses flambeaux ; et prenant pour compagnes la Haine et la Jalousie, je ferai que ces deux pestes infecteront l’esprit de Célinde et le tien.

Elle relève le pistolet.

Et toi que la colère me fit choisir pour instrument de ma vengeance, et dont mon ignorance sans doute empêcha que je ne me servisse bien à propos ; dis-moi, je te prie, quel particulier respect t’a fait épargner celui qui n’épargne pas contre ma vie un seul des traits de sa rigueur ? N’est-ce point que me l’ayant tant de fois ouï nommer insensible, tu as désespéré de le pouvoir toucher ? Hélas ! il faut bien que cela soit ; car enfin tu n’as pas dû manquer de poudre, puisque toutes mes espérances y sont réduites ? ni de feu, puisque je brûle encore d’une flamme qui ne se peut éteindre. Ah ! je sais ce que c’est, tu as manqué d’amorce aussi bien que mes yeux ; ou si tu en as eu elle n’a pu avoir son effet, pour avoir été détrempée dans l’humidité de mes larmes. Mais jusqu’où va mon transport, et quelle est cette fatalité qui veut que je ne raisonne qu’avec des choses insensibles ? Ah ! c’est trop retarder un légitime dessein, allons mourir Parthénice ; toutefois l’inconstance de Floridan qui s’appuie sur la tyrannie de sa mère, n’aura peut-être pas la fin qu’il s’est proposée. Qui sait si Célinde n’a point porté ses vœux autre part ? Allons plutôt nous éclaircir de cette doute, et chercher à ma disgrâce un remède moins violent, j’aurai toujours assez de temps pour recourir aux extrêmes, et quelques accidents que la fortune me prépare, elle ne saurait m’interdire de mourir quand il me plaira : aussi bien on entend déjà force bruit par les rues, les paysans vont au travail, tous les marchands ouvrent leurs boutiques ; et il semble que le Soleil se hâte pour me venir accuser sous cet habit, d’un changement presque aussi punissable, que celui de Floridan.

 

 

Scène II

 

AMINTOR, DORICE, UN PAGE

 

AMINTOR.

Vous avez raison, Madame, comme on ne saurait trop tard exécuter un mauvais dessein ; aussi ne saurait-on jamais trop tôt faire une bonne action : par là vous pouvez juger, que tant s’en faut que je doive me plaindre du sujet qui vous a donné le soin de me visiter ce matin, qu’au contraire j’en demeure votre obligé, comme du plus grand bien que vous me pouviez procurer. Page, des sièges ; Madame, mettez-vous à votre aise : désormais notre âge nous prescrit cette nécessité : et je pense que pour nous montrer que nous devrions quelquefois nous lasser de vivre, nos jambes sont les premières qui se lassent de nous soutenir.

DORICE.

En cet extrême désir que nous avons de voir prolonger le cours de nos années, nous suivons les purs mouvements que la Nature nous donne, qui ne permet pas que de toutes les choses créées, il en soit une seule qui n’évite ou ne retarde son anéantissement. Mais ce point de méditation a quelque chose de commun avec le dessein qui m’amène, d’autant mieux que même par les lois, les pères étant censés être une même personne avecque leurs enfants, il semble que nous ne mourons point quand nous laissons après nous quelqu’un, dans l’être duquel nous allons comme confondant et perpétuant le nôtre. Vous agréerez donc, sage Amintor, que j’achève de vous proposer ce dont je ne vous ai fait qu’une légère ouverture ; et que je vous découvre une pensée qui occupe mon esprit depuis quelque temps, dont le succès pourrait être également avantageux à nos deux familles.

AMINTOR.

Je vous ai déjà protesté, Madame, que ma plus grande passion était de vous ouïr sur ce sujet, et que vous ne sauriez me proposer un moyen de vous plaire ou de vous servir, que je n’en fasse la plus grande partie de ma gloire. Parlez donc franchement, je vous supplie ; et surtout que la langue soit fidèle interprète des sentiments de l’âme, car de tout temps j’ai été mortel ennemi de l’artifice et de la dissimulation.

DORICE.

J’admire en vous cette vertu, presque aussi rare en notre siècle, que le Phénix dont l’antiquité nous a conté tant de merveilles : donc pour ne trahir pas votre désir, ni mon humeur, un mot vous ouvrira mon âme, et vous apprendra que le principal sujet de ma visite, est de vous offrir mon fils Floridan pour gendre, et de le donner à Célinde pour époux. De vous dire maintenant les considérations qui m’ont portée à cette recherche, je l’estime en quelque façon hors de propos, puisque cela ne se peut sans que j’y mêle un récit de vos louanges, dont je craindrais que le discours (quoique véritable et mérité) vous mît quelque rougeur au front, et en l’esprit quelque petit soupçon de flatterie : toutefois il me sera bien permis de dire, que l’illustre nom que vous portez, et que vos Ancêtres ont rendu fameux depuis plusieurs siècles ; que la noblesse de votre sang, dont l’origine se tire d’aussi loin que la naissance de cette Monarchie : que vos vertus particulières, dont l’éclat se va rendre le plus bel exemple qu’on puisse laisser à la postérité ; et qu’enfin les perfections qui se remarquent au corps et en l’âme de Célinde font une partie des charmes qui m’ont vaincue en faveur de Floridan.

AMINTOR.

Vous l’avez bien dit que vous me feriez rougir de vos flatteries : mais, sage Dorice, laissons à part ce qui me regarde, et demeurons d’accord que tout ce que vous avez dit de moi se rencontre en vous et en Floridan, avec bien plus d’avantage. Je n’ai donc qu’un mot à répondre, pour vous remercier de l’honneur que vous me faites : et pour satisfaire en même temps au désir que vous m’avez témoigné ; c’est que je consens que Célinde, indigne pourtant de ce bien, tombe sous la puissance de Floridan, et laisse entre ses bras ce fruit qui ne peut qu’une fois être cueilli.

DORICE.

Ô consentement qui m’oblige ; ô promesse en faveur de laquelle je vous embrasse mille fois : votre parole que je tiens plus inviolable qu’un vœu qui serait fait à quelque Divinité, approche si fort mes espérances de leur effet, qu’à peine que je ne les prenne pour une chose même : toutefois certain scrupule mêle encore quelque amertume parmi les douceurs de ce bien, qui est que Célinde, peut-être engagée ailleurs d’affection, ne rendra pas ses désirs conformes aux nôtres.

AMINTOR.

Vaine crainte sans doute, et pardonnez-moi si je la nomme ridicule. Célinde, bien que restée sans mère depuis longtemps, a trouvé dans mes soins une nourriture si glorieuse, que je ne la saurais croire coupable du crime dont vous la soupçonnez : d’autant mieux que n’ayant eu qu’elle à gouverner, et elle n’ayant eu à partager mon affection avecque nul autre enfant, il serait difficile que je n’eusse imprimé dans son âme les caractères dont on marque l’honneur et la vertu. Outre que si cette peste (telle puis-je nommer cette inclination, qui dérobe de l’esprit d’une fille le respect qu’elle doit à ses parents) si cette peste, dis-je, l’avait infectée de son venin mortel, je jure que j’userais du pouvoir que la nature me donne, et qu’employant la force, où les autres moyens me défaudraient, je saurais bien appliquer un remède à la folie.

DORICE.

Je ne vous ai pas proposé cette doute afin de vous irriter contre Célinde, de qui l’innocence, peut-être, condamne déjà le discours que je vous en ai fait : mais le souvenir de ce que j’ai été, et une expérience particulière m’enseignent qu’il ne faut jamais user de violence sur les inclinations d’une fille bien née.

AMINTOR.

Comme il ne faut jamais douter du jour quand le Soleil est levé, la raison de cela c’est que comme il est impossible que la nuit et le Soleil puissent compatir ensemble, aussi ne voit-on jamais qu’une fille bien née soit capable d’autres inclinations que de celles que lui doivent prescrire ceux de qui elle dépend. Croyez-moi, Dorice, si les pères avaient relâché de leur sévérité sur ce point-là, on verrait d’extrêmes désordres dans les familles ; d’autant mieux que le premier frisé, le premier poudré, qui donnerait dans la vue d’une fille, en ferait presque aussitôt sa femme que sa Maîtresse. Il se rencontre rarement qu’un jeune esprit soit capable de discerner le bien d’avecque le mal, et si on le laisse dans la liberté de son choix, il semble que par quelque fatalité qu’il ne peut éviter, son aveuglement le fasse tomber dans quelque dangereux précipice. Pensez-vous qu’une fille qui ne doit savoir distinguer les sexes que par les habits, puisse juger si sous un manteau couvert d’or et de soie, un homme ne porte point cachée l’image de la pauvreté ? Elle croira que tel tient de la gloire de sa maison une grande suite de valets, qui ne les conserve peut-être que pour avoir plus d’assistance et de force à se garantir de la poursuite des sergents. Sage Dorice, vous savez mieux que moi de quel humeur est cet animal que la Nature a fait homme, et que l’Art a fait Courtisan : que si ce que vous dites avait lieu, je ne pense pas qu’il y eût une fille si retirée dont il ne triomphât, et qui ne servît d’objet à son ambition, et à sa vanité.

DORICE.

Je ne voudrais pas qu’on laissât courir une fille à un évident péril, comme je ne voudrais pas qu’on lui défendît un bien apparent : en cela je consulterais sa volonté comme un Oracle nécessaire, après quoi je ferais intervenir mon jugement ; et le laissant neutre entre elle et moi, je lui en ferais prononcer l’arrêt selon la raison, non pas selon sa passion ni la mienne. Car enfin, sage vieillard, d’où pensez-vous que soient produits tant de bossus, tant de contrefaits, et en un mot tant de Monstres ? purement de l’inimitié qui se forme, ou qui se trouve contractée entre ceux qu’Amour seulement devrait assembler : il semble que la Nature ait horreur de leurs embrassements forcés, et pour moi, je sais bien que si j’étais en votre place, je demeurerais plutôt éternellement chargée d’une fille, que de la marier à quelqu’un pour qui elle n’aurait pas une particulière affection.

AMINTOR.

Votre sentiment n’a pas toutes les mères de son parti : la plupart savent bien qu’il ne faut pas avoir de semblables tendresses pour des esprits à qui tout doit être bon, pourvu qu’il nous soit agréable. Outre que, si je ne me trompe, nous formons cette dispute inutilement, puisque Célinde, libre de tout intérêt, aura sans doute pour Floridan l’inclination qu’une honnête fille est capable de ressentir ; et quand cela ne serait pas, c’est à faire à une première nuit.

DORICE.

Nuit funeste quelquefois, et qui ne donne son obscurité que pour un présage d’horreur et d’infortune.

AMINTOR.

Nullement, à la fin les plus farouches s’apprivoisent, et les moins sensibles trouvent, même chez un mari mal fait, une matière d’amour. Jamais une fille n’oublie celui qui a cueilli cette première fleur : et quand même pour en jouir il aurait commis un crime, tôt ou tard le pardon en éloigne le châtiment. Sur ce sujet en attendant que Célinde achève de s’habiller, je vous réciterai un effet étrange, et qui arriva en Italie au voyage que j’y fis pour apprendre mes exercices supposé que cela ne vous ennuie point.

DORICE.

Vous ne sauriez, je reçois trop de plaisir en votre compagnie.

AMINTOR.

Sachez donc, Madame, qu’il y peut avoir environ un demi-siècle, que dans Naples, Cité très fameuse, une jeune beauté nommée Parthénopé, demeura orpheline devant qu’avoir atteint l’âge de dix-huit ans. Ses parents étaient des plus riches et des plus illustres de toute la contrée, de sorte qu’héritant de leurs vertus et de leurs biens, elle fut estimée, sans difficulté, le plus avantageux parti du Royaume. Dès lors les plus apparents jetèrent les yeux sur elle, mais sur tous un très accompli Seigneur nommé Cléandre, en devint si éperdument amoureux, que perdant l’espérance de l’obtenir, pour n’avoir pas assez des biens de fortune, ce qu’il ne pouvait attendre autrement. Il assemble donc quelques-uns de ses amis, et un jour que Parthénopé était allée avec une de ses tantes visiter une maison qu’elle avait aux champs, il l’enlève ; et l’ayant conduite dans un château qu’il avait assez près de là, il l’épouse par force, et par force jouit de toutes les faveurs qui sous les noms de femme et de mari ne peuvent légitimement être refusées. Parthénopé n’eut pas plutôt la liberté de respirer, qu’elle désira cent fois de mourir pour ne survivre pas la perte de son honneur : et bien que Cléandre s’efforçât de lui représenter l’excès de la passion qui l’avait fait recourir à cette violence, il ne sût lamais empêcher qu’elle ne jurât de perdre plutôt la vie que le ressentiment d’un si remarquable affront. Aussitôt donc qu’elle pût échapper elle revint dans Naples, et s’étant jetée aux pieds du Vice-roi, elle lui rendit cette action si noire, qu’il ne pût refuser de promettre d’en punir l’Auteur ; de sorte qu’ayant sur l’heure même mis à prix la tête de Cléandre, il envoya des gens en campagne pour le saisir où ils le rencontreraient. Cette poursuite dura environ quelques mois, après lesquels Parthénopé se trouva grosse, et Cléandre fut pris ; car ce Chevalier se lassant de vivre éloigné de ce qu’il aimait si fort, mit si peu de soin à se garantir, qu’il tomba bientôt dans les pièges que ses ennemis lui avaient dressés. Voilà donc Cléandre prisonnier, et Parthénopé résolue de le voir périr sur un échafaud : et de fait quelque délai qu’y eussent apporté les amis de Cléandre, il fut enfin condamné à mourir par la main d’un Bourreau. En ce temps-là Parthénopé était arrivée dans son neuvième mois, de sorte que par une rencontre presque miraculeuse, elle mit un fils au monde le jour même que le père en devait sortir ; et à peine cette petite créature eut vu la clarté, que son intérêt faisant un effort sur l’esprit de la mère, elle commença de craindre qu’il y eût de l’infamie pour lui, si on venait à lui reprocher d’être sorti d’un père que l’ignominie aurait accompagné en la mort. Elle demande donc si Cléandre était hors du monde ; et lui ayant été répondu que le moment de son supplice n’était plus retardé que de deux ou trois heures, elle s’avisa d’une invention pour le sauver. Mais à quoi me sert de vous traîner ce discours en longueur ? c’est assez que vous sachiez que Parthénopé, touchée sans doute du ressentiment dont je vous parlais tantôt, et ne pouvant sortir du lit, elle envoya aux pieds du Vice-roi le petit enfant qui par ses cris semblant déplorer le trépas de son père, impétra la grâce qui n’avait été interdite à Cléandre, qu’à faute que Parthénopé se pût résoudre à lui pardonner : de sorte que ce dernier point ayant été obtenu, Cléandre reçut avec la vie, une preuve de la bonne volonté de sa Maîtresse, avec laquelle il finit heureusement ses jours. Voilà mon conte, mais l’intention de Célinde consultée sur ce fait, nous résoudra de tout plus amplement. Page appelez ma fille.

DORICE.

Quoi que c’en soit, si Cléandre n’eut point de mal, je pense qu’il eut au moins une extrême peur.

AMINTOR.

On l’aurait à moins, mais la voici.

 

 

Scène III

 

AMINTOR, CÉLINDE, DORICE, LE PAGE

 

AMINTOR.

Célinde ? nous étions Dorice et moi sur une dispute bien plaisante, et dont tu nous peux donner la dernière décision. Elle par je ne sais quel destin ennemie de son sexe, me soutient, qu’à peine trouverait-on aujourd’hui une fille bien résignée à la volonté de ses parents ; et moi au contraire je soutiens, qu’à peine en trouverait-on une qui voulût sortir des termes de son devoir, que t’en semble ?

CÉLINDE.

Votre parti, comme le plus juste sans doute, sera toujours le plus fort : et pour moi je sais bien qu’il ne sera jamais de considération assez puissante pour me faire faillir contre l’obéissance que je vous dois.

AMINTOR.

Nous ne parlons pas ici de cette obéissance commune qui regarde les commandements de petite importance, mais de celle qui fait qu’on se porte aveuglément à tout ce qui est prescrit par une personne qui en a l’autorité.

CÉLINDE.

Celle-là même n’en doit pas être exceptée, au contraire il me semble que plus nous trouvons de difficulté en un commandement, et plus nous avons de gloire d’y obéir.

DORICE.

De sorte qu’Amintor est absolument sur les volontés de Célinde ?

CÉLINDE.

Si absolu, Madame, que s’il me commandait d’aller à cette heure dans la demeure des morts, je croirais mourir coupable si j’avais différé mon trépas d’un moment.

DORICE.

Certes voilà une vertu sans exemple.

AMINTOR.

Je n’en attendais pas moins de ton bon naturel ; mais bien loin de te commander de mourir, je te veux mettre dans un genre de vie bien plus doux que tu ne l’as goûté jusqu’ici. Salue donc cette Dame, et regarde-là, non pas comme les personnes qu’on estime seulement, mais comme celles à qui on appartient, car pour ne t’amuser pas davantage Floridan son fils sera ton mari.

CÉLINDE.

Ô surprise inouïe, eh mon père !

AMINTOR.

Ce discours nous entretiendra tantôt plus amplement, cependant je veux dire encore un mot à Dorice.

Il tire un peu Dorice à part.

CÉLINDE.

Ô Destins ! pourquoi n’avez-vous ôté ce jour du nombre que j’ai vécu. Amour ! laisseras-tu ma lâcheté impunie ? arrache à Jupiter la plus pesante de ses foudres, et réduis en poudre ce corps : mais non, il suffit de tes flammes, elles sont capables de me consommer.

DORICE.

Oui, mais il me semble que je lis dans son action quelque répugnance à ce dessein.

AMINTOR.

C’est un effet de la pudeur qui est inséparable de son âge et de son sexe, un moment dissipera tout cela.

DORICE.

Je vous en laisse le soin, et en attendant que j’aie l’honneur d’apprendre de vos nouvelles, j’entretiendrai Floridan de ce qu’il doit faire sur ce sujet, adieu.

AMINTOR.

Adieu, Madame. Allons, ma fille, que je die à l’oreille un mot qui te contentera.

CÉLINDE attend que son père soit rentré.

Je ne suis en rien dissemblable au criminel, qu’on appelle pour ouïr prononcer l’arrêt de sa mort. Mais, Lucidor, mais chère âme de mon âme, si ma facilité t’a fait une injure, je ne manque ni d’esprit ni de courage pour la réparer. Je vois bien qu’on se résout de me faire une violence, mais devant que je trahisse mon amour et ta fidélité, les Dieux qui m’écoutent porteront envie à la condition des mortels ; l’Aurore se trouvera au coucher du Soleil, et enfin ce qu’on nous propose de plus impossible se rendra facile à tout le monde. Mais je pense que voici encore un message qui me vient défendre la liberté de soupirer : que veux-tu, Page ?

LE PAGE.

Monseigneur vous demande, et m’a commandé de vous dire, que si vous différez de le voir il s’offensera de votre retardement.

CÉLINDE.

Où est-il ?

LE PAGE.

Il vient d’entrer dans son cabinet.

CÉLINDE.

Héla ! que ne m’est-il aussi bien permis d’entrer dans le tombeau ?

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LUCIDOR, PHILINDRE

 

LUCIDOR.

Au contraire, l’Amour est l’âme et le soutien du monde, nécessaire à la vie comme les Éléments. Sans lui, qui nous sert de Soleil, nos jours ont un faux nom, et doivent plutôt être appelés des nuits et des ténèbres éternelles : ses ennemis sont les Tyrans et les Monstres, et nul homme qui fasse état de la société humaine, ne condamnera cette passion qui en est l’unique entretien, et la mère nourrice. Viens-çà, cher Philindre, agréable témoin, et fidèle confident de tous les secrets de ma vie, crois-tu que ce Dieu qui débrouilla le Chaos, puisse aimer dans nos esprits le désordre ni la confusion ? Non non, crois plutôt que le feu dont il brûle nos cœurs, vient d’un flambeau qui ne donne sa lumière que pour régler les plus belles actions de notre vie ; et que de même que l’homme est Roi des animaux, pour ce qu’il est capable de raison, celui doit être Roi des hommes qui est plus capable d’amour.

PHILINDRE.

Quand j’ai commencé de soutenir contre vous combien cette passion est dangereuse, j’en ai moins considéré la cause que les effets ; mais sans nous amuser plus longtemps en cette dispute inutile, dites-moi seulement quel nom vous pouvez donner à ses éternelles inquiétudes qui accompagnent l’esprit d’un homme véritablement amoureux : si le manger est une chose nécessaire à la conservation de l’Être ; si le dormir est un repos accordé par la Nature pour le soulagement de tout ce qu’elle a créé, appellerez-vous un bien ce qui détruit le goût, et empêche le sommeil ? Outre cela, d’où me direz-vous que soient produits tant de transports, tant de désirs déréglés, tant de mouvements incertains, tant de discours qui meurent presque aussitôt dans la bouche, qu’ils sont formés dans le penser ; et enfin, cet effroyable Monstre de Jalousie, si ce n’est de l’amour ? Jalousie, d’autant plus à craindre, qu’elle change de visage à toutes choses ; et que faisant passer jusqu’à nos corps l’aveuglement de notre âme, elle nous fait bien souvent condamner comme un crime les plus innocentes actions.

LUCIDOR.

Pour répondre de point en point à ce que tu m’objectes, il faut auparavant que je te die quel est mon sentiment pour l’amour. Tu sauras donc que je la divise en trois sortes, l’une qui regarde le profit, l’autre le plaisir, et l’autre la vertu. Ceux qui aiment pour le profit, ne peuvent rien promettre de la durée de leur amour qu’autant que l’espérance du gain sera suffisante de l’entretenir, et ceux-là sont capables des transports et des inquiétudes dont tu parles, d’autant que leur intérêt n’étant attaché qu’à une chose facile à périr, une éternelle crainte accompagne leur passion. Les autres qui n’ont que le plaisir pour objet de leur flamme trouvent la fin de leur amour dans la fin de la volupté ; et s’imaginant que les faveurs dont ils se sont assouvis, peuvent être communiquées à quelque autre aussi facilement qu’elles ont été obtenues, ils entrent dans les fureurs de la Jalousie, et ne laissent pas même à la personne aimée la liberté des regards. Mais ceux qui aiment purement pour la vertu, ne se lassent jamais d’aimer ; l’objet de leur passion est beaucoup au-dessus de toutes les autres causes : et comme il est louable et légitime parfaitement, aussi ne produit-il jamais de mauvais effets en nos âmes. En ce rang je mets la volonté que j’ai pour Célinde, de laquelle quand tu voudrais faire un crime, tu m’avoueras que la beauté du sujet le rend pour le moins pardonnable. En effet tu reconnais aussi bien que moi les bonnes qualités qu’elle possède, tu sais qu’elle est belle jusqu’au point de ne pouvoir être vue d’un homme sans me faire incontinent un rival ; et cependant, oublieuse en ma faveur de l’excès de ses mérites, comme je prends plaisir de la voir triompher de mes désirs, elle est bien aise que je me vante d’être Roi de ses pensées. Sa volonté me fait des lois, et partout où je porte mes inclinations, elle y joint en même temps les siennes ; de sorte que dans l’agréable confusion de nos esprits, on peut dire qu’en nous une âme seule agit par l’organe des deux corps.

PHILINDRE.

Qui connaîtra la valeur et les grâces de Lucidor, ne doutera jamais de la passion de Célinde ; et quand vous ne m’auriez pas fait l’honneur de reposer sur ma fidélité les principaux accidents qui vous sont arrivés, j’aurais toujours tiré de vos chaînes une preuve infaillible de sa captivité.

LUCIDOR.

Je t’avoue, Philindre, que mon bonheur est extrême comme sa beauté, et qu’il est aussi bien au-dessus de mes espérances, que je suis au-dessus de mes rivaux : je reconnais ma fortune, et ne doute pas que je ne sois punissable dans la vanité que j’en ai devant toi ; mais puisque celle qui fait mes destinées consent que je ne te cache rien, jette, je te supplie, les yeux sur ce papier, et tu verras si j’ai mal décrit l’état présent de ma vie.

PHILINDRE.

Voyons.

Il ouvre le papier, et y trouve une Ode sur un triomphe d’amour.

Enfin cette beauté parfaite
Pour qui mes yeux aiment le jour,
Consacre à ma fidèle amour
Les dépouilles de sa défaite.
La pitié de mes mots soufferts,
A si bien rangé sous mes fers
Les désirs de cette inhumaine,
Qu’au doux mélange de nos feux
On reconnaît avec peine
Lequel brûle le mieux de nous deux.

Je meure voilà qui n’est pas mal.

LUCIDOR.

Confesse que si je ne sais pas bien écrire, je sais au moins parfaitement aimer, mais poursuis.

PHILINDRE.

Je ne lis plus dans son visage
Des arrêts qui parlent de mort,
Ce que Célinde eut de plus fort
Je l’ai vaincu par mon courage :
Je suis maître de sa raison,
Et bien que mon âme en prison
Suive les lois de son empire,
J’ai si vaillamment combattu
Que les plus grands biens où j’aspire
Je les obtiens de sa vertu.

Son humeur n’est plus vagabonde,
Je fais le mal qu’elle ressent,
Pour moi sa volonté consent
Au mépris du reste du monde :
Ma flamme n’a plus d’ennemis,
Et sa bouche m’ayant promis
Ce que son esprit exécute,
Ai-je sujet d’appréhender
Qu’un autre qu’un Dieu me dispute
La gloire de la posséder ?

Aussi quel Amant plus fidèle
Trouverait-elle en l’Univers,
Puisque tant d’accidents divers
Ne m’ont jamais séparé d’elle ?
Je n’ai point de plaisir parfait
Que celui de mettre en effet
La chose qu’elle a résolue,
Et son œil à vaincre fatal,
Est le seul Astre qui m’influe
Ce que j’ai de bien ou de mal.

Elle m’est témoin que son âme
Ne m’a point encor reproché
D’avoir commis aucun péché
Contre sa beauté ni...

Lucidor lui ôte le papier.

LUCIDOR.

Tout beau, Philindre, n’en lis pas davantage, il me semble que je le vois paraître ce bel Astre de mon jour.

PHILINDRE.

Oui, mais de peur qu’un corps opposé vous donnât de l’ombrage, je vous laisserai seul dans la liberté de jouir de sa lumière.

 

 

Scène II

 

LUCIDOR, CÉLINDE

 

Célinde paraît avec un visage triste, et tenant son mouchoir sur ses yeux.

LUCIDOR.

Est-ce pour punir de quelque offense commise, ou de crainte de me blesser d’un nouveau coup, que Célinde me cache les traits de son beau visage ?

CÉLINDE.

Ce n’est ni l’un ni l’autre, puisque je crois Lucidor innocent et vaincu.

LUCIDOR.

Ah Dieux ! je vois des brouillards devant mon Soleil, dont je crains qu’il se forme un orage qui n’éclate qu’à ma confusion ; la trace de ces larmes, qu’en vain un mouchoir officieux essaie de me cacher, et cette pâleur qui triomphe des roses de son teint, sont les infaillibles marques de quelque malheur advenu. Madame, si jamais la pitié trouva place dans votre cœur, si le nom de Lucidor est encore doux à votre mémoire, belle Célinde, de grâce éclaircissez mes doutes, et ne me laissez pas à la merci de mes soupçons.

CÉLINDE.

Cet Oracle que tu viens consulter est le même qui depuis une heure a prononcé contre toi un arrêt plus rude que mille morts ; et cette pâleur que tu remarques en moi, est bien un témoignage de ma douleur, mais elle est aussi une preuve de ma défaite : car pour ne retenir pas davantage ton esprit en suspens, je te dirai que je viens de rendre un combat, où au lieu de sang j’ai versé une infinité de larmes : j’avais pour partie et pour ennemi celui qui est mon tout, et que la Nature m’ordonne de chérir par-dessus tout le reste des hommes. La matière de notre querelle était Lucidor et Floridan, mon âme tenait ton parti, mais celui qui dispose de mon corps ayant usé de son pouvoir en faveur de l’autre, ma faiblesse a cédé à cet effort, et mon obéissance a reçu pour mari, celui qu’Amour ne m’eût pas même laissé recevoir pour esclave.

LUCIDOR.

Comment, Madame, Floridan usurpe sur moi la gloire de vous posséder ? Ce voleur vient donc, au préjudice de votre foi, employer la tyrannie d’un père, où son mérite ne lui laissa jamais l’espérance de parvenir ?

CÉLINDE.

Amintor a tiré cette parole de moi, j’ai disputé inutilement la liberté de disposer de mes inclinations, une violence injuste, mais inévitable, l’a gagné par-dessus la force de mes raisons.

LUCIDOR.

Injuste vraiment, mais non pas inévitable, si mon malheur et votre légèreté n’eussent contribué à ce fâcheux accident. Mais, Madame, cet arrêt peut bien faire que je vous perde, non pas que Floridan cueille les Myrtes que vos promesses m’avaient destinés ; en leur place mon courage lui prépare des Cyprès, et au lieu de lit je lui veux creuser un tombeau, où la terre lui fasse jour pour aller faire l’amour aux Ombres. Cependant, Madame, permettez à ma juste douleur de vous accuser en ce changement du crime le plus punissable qui ait été commis depuis qu’Amour règne dessus les cœurs : souffrez que je reproche à votre foi violée tant de serments dont vous protestiez que l’effet serait infaillible comme celui de la fatalité : vous m’avez quitté, Célinde, et un injurieux oubli a pu glacer cette âme que mon exemple devait faire éternellement brûler. Ah ! promesses mensongères, frivoles serments, trompeuses espérances, et surtout misérable et infortuné Lucidor.

CÉLINDE.

Si jamais j’ai commis le crime que tu me reproches, et si mon âme a quelquefois consenti à te trahir, je veux que le regard de toutes les créatures me soit désormais aussi funeste que celui d’un Basilic. Que veux-tu que je jure ? je jure par toi, Lucidor, que je t’ai conservé mon amour toute pure et toute sainte. Mais ne sais-tu pas sous quelles conditions je perdis la honte d’avouer que je te voulais du bien ? Tu sais que je promis de sortir plutôt du monde que du respect que je dois à mes parents, et si j’observe maintenant cette promesse, peux-tu, sans injustice, m’accuser de te manquer de foi ? condamne leur tyrannie, appelle-les barbares, mais laisse-moi le nom d’innocente comme j’en ai la qualité ; et souviens-toi que si je pouvais guérir ta peine sans blesser ma réputation, je le ferais au péril même de ma vie : mais enfin pour ce malheur je ne connais point de remède, et ce qui rend ma condition plus déplorable, c’est qu’en l’état où je suis-je n’ose pas seulement le rechercher.

LUCIDOR.

Puisque vous ne trouvez point de remède à ma disgrâce, il n’est pas juste que j’en applique à mon désespoir, au contraire il faut qu’il partage avecque vous la gloire d’avoir triomphé de moi, et que pour accroître ma fureur, j’obéisse à tous les mouvements que la colère et la jalousie ont accoutumé de produire. Donc pour ne porter pas les effets de ma rage plus loin que leur cause, et pour commencer d’assouvir la haine que le Ciel a pour moi, voici un papier où j’avais peint mes triomphes d’une encre désormais aussi noire que ma fortune ; mais puisque l’espérance dont je m’étais flatté ne subsiste plus, et que ce dernier accident me met dans l’âme un Vautour qui la déchire, il aura le même sort,

Il le rompt en mille pièces.

et je le ferai servir de symbole à notre funeste séparation. Il reste, afin que je ne meure pas sans quelque contentement, que j’aime arracher le cœur de mon rival, et en retirer votre image dont il ne fut jamais digne de garder l’impression, un même coup punira sa témérité, et contentera ma vengeance : après cela je donnerai mon sein au même fer qui aura fait ses plaies, afin qu’il vous sacrifie les dernières heures de celui qui pour toute la récompense de ses services, se voit aujourd’hui contraint de vous dire un éternel adieu.

Il s’en va, et comme il est sur le point de sortir elle le rappelle.

CÉLINDE.

Lucidor ?

LUCIDOR.

Madame.

CÉLINDE.

Reviens et m’attends, il n’est pas juste que ceux qui ne furent qu’une même chose en la vie soient séparés en la mort, donne-moi un peu d’audience, et ne te contente pas d’écouter seulement ce que je te veux dire, mais résous-toi de l’observer inviolablement. Je te commande en premier lieu de n’entreprendre rien contre Florian, puisque tu sais bien qu’ayant ignoré ta passion, il a pu m’aimer sans te faire une injure : en second lieu, que tu ne cherches jamais l’occasion de te prévaloir de mon amour au préjudice de mon honneur ; et enfin de ne me demander jamais d’autre preuves de mon affection que ma parole. Je te la donne de nouveau, non plus avecque réserve, mais sans nulle sorte d’exception ; c’est un effet de ma pitié, et si l’on me condamne de quoi pour suivre l’Amour je quitte l’obéissance que je dois à mon père, qu’on sache que m’y sens forcée par une puissance que je ne connais point, et que la loi d’un Dieu doit être plus forte que celle d’un homme.

LUCIDOR.

Ah Madame, si vous pouvez faire du mal, que vous avez bonne grâce quand vous en donnez le remède. Que j’embrasse vos genoux, et que j’adore avec humilité celle que mes douleurs ont touchée, et de qui la bonté prend un soin particulier de ma vie. Et vous,

Il ramasse les pièces du papier qu’il allait déchirer, les baisant mille fois.

qui deviez être les marques de ma douleur, revenez me parler encore de mes contentements, pardonnez à ma fureur l’injure que je vous ai faite. Hélas ! que ne pouvez-vous être réunis comme nous le sommes Célinde et moi, chers papiers, Madame.

CÉLINDE.

Lève-toi, Lucidor, ou plutôt ressuscite, et dispose-toi à procéder en ceci avec un solide jugement, et une discrétion inviolable. Je t’ai dit qu’Amintor a destiné que j’épouse Floridan, mais tu sauras qu’il ne m’en a pas encore prescrit le temps. Or mon dessein est d’en retarder l’effet par toutes les inventions qui me pourront tomber dans la fantaisie, et quand je ne pourrai plus reculer, ce sera alors que je ferai quelque action si remarquable, qu’on saura que je ne puis avoir que Lucidor pour époux : tes bonnes qualités et trois années de service méritent que je fasse cet effort. Cependant pour ne déciller point les yeux de mon père (trompé jusqu’ici assez finement sous le prétexte d’une conversation indifférente) je suis d’avis que tu me permettes de repaître d’espérance l’esprit de Floridan. Mais pour ne te laisser pas sans quelques preuves de la continuation de mon amour, je veux que tu prennes pour toi toutes les bonnes paroles que je lui donnerai, et que tu t’imagines, qu’au lieu de Floridan c’est Lucidor que j’entretiens ; ainsi sous cet artifice nous pourrons nourrir un feu dont les autres n’auront que la fumée.

LUCIDOR.

Cette invention me contente, et l’assurance que vous me donnez de votre fidélité, est à mon âme un sujet de ravissement ; mais, Madame, qu’une seule fois.

Il se penche pour la baiser.

CÉLINDE.

Ne passe pas plus outre ni en la demande ni en l’effet, pour ne me donner pas la peine, et peut-être le déplaisir de te refuser ; si tu commences à faillir, ton outrecuidance me dispensera de mes promesses.

LUCIDOR.

Au moins que je rende à cette belle main l’hommage accoutumé de ma servitude.

CÉLINDE.

Hâte-toi, et va-t’en pour un peu, aussi bien je vois paraître Parthénice qui vient, peut-être, pour me visiter.

LUCIDOR.

Adieu, mon âme.

 

 

Scène III

 

PARTHÉNICE, CÉLINDE

 

Parthénice vient savoir finement en quel état est Floridan auprès de Célinde.

PARTHÉNICE.

Afin que vous ne m’accusiez pas d’être paresseuse à m’acquitter de mon devoir, je viens des premières me réjouir avecque vous d’une nouvelle qui vous touche, et que j’ai apprise seulement depuis aujourd’hui.

CÉLINDE.

Il ne m’est pourtant rien arrivé que je sache, d’où une personne qui me veuille du bien puisse tirer nul sujet de contentement.

PARTHÉNICE.

Cette feinte ne vous sied pas mal, et je ne la condamnerais pas pour tout autre que pour moi ; mais étant ce que je suis, et ne voyant ici personne qui nous puisse être suspecte, je ne puis que je ne blâme votre amitié, de quoi elle me cache l’acquisition d’un serviteur qui doit bientôt prendre la qualité de maître.

CÉLINDE.

Comment, la ville est-elle déjà imbue de la vanité de Floridan ? pour Dieu, ma compagne, racontez-moi de qui vous avez appris ce que vous dites.

PARTHÉNICE.

Je le veux bien, à condition toutefois, que vous me direz auparavant de quelle façon vous recevez ce mari.

CÉLINDE.

Hélas ! puisque la connaissance que vous avez de mes affaires, me fait juger inutile de vous en taire les particularités, je vous dirai, chère Parthénice, que je reçois Floridan comme un homme, qui fortifié de l’autorité de mon père, veut emporter par force une place qui ne se doit rendre que par amour.

PARTHÉNICE.

Il faut bien qu’il ait reconnu votre esprit capable de quelque bonne volonté pour lui, puisqu’il s’est engagé dans cette recherche, car on lui donne la gloire d’avoir assez de jugement pour ne vouloir pas épouser une ennemie.

CÉLINDE.

Qu’on lui donne, si vous voulez, les meilleures qualités du monde, je vous jure pourtant qu’il n’a pu reconnaître en moi nulle marque d’amitié, s’il ne l’a fondée sur l’estime que j’ai faite de lui, commune à tous ceux qui font profession de l’honneur.

PARTHÉNICE.

Cela regarde l’apparence, mais en effet vous l’aimez, ne me le celez pas.

CÉLINDE.

Bons Dieux ! si Floridan pouvait lire dans mon cœur, qu’il y verrait bien d’autres passions décrites, il reconnaîtrait que cette estime que j’avais pour lui au temps qu’il ne me regardait qu’indifféremment, s’est changée en une haine si forte, depuis qu’il montre avoir de l’amour pour moi, que je ne pense pas qu’à son alliance je ne préférasse celle d’un Monstre ou d’un Barbare : ce n’est pas qu’il ne vaille beaucoup, mais un secret destin veut que cela même, d’où une autre tirerait de la gloire, me soit une matière de mécontentement.

PARTHÉNICE.

Quoi que c’en soit, ayant beaucoup de mérite et beaucoup de créance auprès d’Amintor, il faudra qu’à la fin il triomphe de votre résistance.

CÉLINDE.

Je ne sais ce que le Ciel en a ordonné, mais j’ai résolu d’y mettre tant d’obstacles, que peut-être ce dessein trouvera sa ruine à l’heure qu’on en attendra l’accomplissement. Mais, ma compagne, ne vous offenserez-vous point de ma curiosité, si je vous sollicite de me dire pourquoi vous vous en informez si exactement ?

PARTHÉNICE.

J’aurais un extrême tort, belle et chère Célinde, si je refusais de satisfaire à votre désir, d’autant mieux qu’il se rapporte parfaitement au sujet qui m’a fait venir ici. Je vous dirai donc, que c’est de Floridan même que j’ai su tout ce qui regarde l’intérêt qu’il a pour vous ; non pas qu’une particulière vanité, comme vous le soupçonnez, l’ait porté à m’en entretenir, mais c’est qu’il lui a été impossible de cacher à ma vigilance un intérêt qui le rend criminel, et moi misérable.

CÉLINDE.

Je ne comprends pas encore ce que vous voulez que je sache, et je pense qu’il faudra que vous vous en expliquiez un peu plus ouvertement.

PARTHÉNICE.

Hélas ! pourquoi faut-il que j’aggrave ma douleur, par un nouveau récit de mes folies ? et pourquoi ne sont-elles pas assez bien expliquées, par la rougeur qui me monte déjà sur le front ? Mais, Célinde, puisqu’un malade ne peut mieux guérir qu’en découvrant son mal au Médecin qui en a les remèdes infaillibles, je vois bien qu’il faut que je vous déclare le mien, et que je vous en parle comme à celle qui a cela de commun avec les Dieux, qu’elle est aujourd’hui l’Arbitre souverain de ma mort ou de ma vie. Sachez donc, ma compagne, qu’il y peut avoir deux ans que ce même Floridan, qui soupire maintenant pour vous, commença de brûler pour moi d’une flamme qu’autre chose que sa légèreté ne pouvait jamais éteindre. Je résistai bien quelque temps aux artifices par lesquels je croyais qu’il voulût surprendre ma liberté, mais enfin, m’étant persuadée qu’il m’aimait véritablement, je ne pus m’empêcher de lui témoigner que je l’aimais aussi. Dès lors ses intérêts furent les miens, et dans l’extrême ressentiment qu’il avait pour moi, mes joies et mes douleurs paraissaient toujours peintes sur son visage. Jamais je ne désirai de marque de son amour sans l’obtenir, et de même il est peu de faveurs (l’honneur conservé) que sa persévérance ne m’ait arrachées. Deux ans ont vu le cours de cette affection ; mais comme la sienne naquit dans un moment, un moment aussi l’a vu mourir. Je ne sais si son feu ressemblait à ceux qu’un peu de cire nourrit, et que la quantité suffoque ; mais j’y trouve de l’apparence, puisqu’il ne m’a quittée que lorsque mes caresses plus ardentes lui ont donné toutes les preuves d’amitié qu’il pouvait exiger de ma vertu. Si son inconstance a touché mon esprit, j’en laisse Juges ceux qui ont été trahis comme moi ; tant y a que ce matin l’ayant surpris en son délit, et mes transports m’ayant fait en vain attenter contre sa vie, je suis restée sans remède, si votre pitié ne m’en laisse désormais espérer. Je vous conjure donc, chère Célinde, par notre amitié contractée depuis le berceau, et qui s’est accrue comme nos années, de punir par un mépris éternel la trahison de ce perfide, et de ne consentir jamais que son crime trouve un refuge auprès de vous. J’ai honte de vous proposer d’être sage à mes dépens, mais puisque pour vous persuader je n’ai rien de plus puissant que mon exemple, pour l’amour de moi, Célinde, gardez-vous de tomber dans le précipice où je me vois prête de périr.

CÉLINDE.

Chère Parthénice, je suis bien aise de quoi en ce commun accident qui nous pouvait être également funeste, ma passion rencontre un moyen de me satisfaire, et de vous obliger ; je vous jure donc tout ce qui peut rendre un serment puis inviolable, que Floridan ne m’épousera jamais, et que si la tyrannie de mon père va jusqu’à me vouloir forcer d’observer la parole que je lui en ai donnée, je chercherai dans mon désespoir de quoi vous venger, et moi aussi.

PARTHÉNICE.

Cette promesse fait revivre mes espérances déjà mortes sous les atteintes d’une insupportable jalousie, et je n’ai pas moins d’obligation à ma parole que vous me donnez, qu’en aurait un criminel à celui qui lui ferait lire sa grâce au lieu de l’arrêt de sa mort.

CÉLINDE.

Cet office dont vous témoignez tant de ressentiment, n’est pas considérable au prix de la volonté que j’ai de vous servir ; mais il me reste encore une chose à vous dire, et dont il est nécessaire que vous ayez l’esprit éclairci : c’est qu’ayant enfin promis à mon père, d’obéir à l’arrêt par lequel il me veut soumettre à la puissance de Floridan, il est à propos que je feigne pour quelque temps de lui vouloir un peu de bien, afin que sous le désir de laisser jeter des racines à cette affection, naissante en apparence, il me puisse donner le loisir de songer aux moyens qui peuvent arrêter le cours de sa présomption. Ne vous étonnez donc pas si quelque fois un bruit commun vous dit que je l’aime, ou si vous êtes vous-même témoin des actions que je prépare pour le tromper, cet artifice est absolument nécessaire à notre repos ; mais il semble que je l’aperçois avecque Lucidor il faut qu’ils se soient rencontrés bien près d’ici.

 

 

Scène IV

 

FLORIDAN, CÉLINDE, PARTHÉNICE, LUCIDOR

 

FLORIDAN.

Si vous nous voyez en quelque sorte surpris et timides à cet abord, outre que cela pourrait procéder du respect que les mortels doivent rendre aux Déités, encore devez-vous l’attribuer à la crainte que nous avons eue de vous importuner, en mettant un obstacle à la liberté que peut-être vous vouliez avoir pour vous entretenir.

CÉLINDE.

Nous nous amusions sur un sujet si léger, que vous ne devez point avoir de regret de nous en avoir diverties.

PARTHÉNICE dit ces mots un peu éloignée des autres.

Elle a raison, puisque nous parlions de Floridan.

LUCIDOR.

Je m’en étonne pourtant, puisque Célinde et Parthénice ayant toutes les excellentes qualités qui peuvent rendre un corps et un esprit recommandables, il serait difficile qu’elles eussent donné à leur entretien un objet qui ne fût aimable, et plein de mérite comme elles.

PARTHÉNICE.

Je laisse à Célinde le soin de se défendre cette civilité, car dans la connaissance de ce que je vaux, je me sens si éloignée d’y avoir part, que je n’oserais pas seulement y répondre.

CÉLINDE.

Et moi je ne pense mériter l’estime de Lucidor, que par l’avantage que j’ai d’être maintenant en la compagnie de Parthénice.

FLORIDAN tire Célinde à part, et dès lors ils s’entretiennent séparément.

Laissons ce discours, Madame, qui fait autant de honte à la vérité, que vous en causez à toutes celles dont la beauté voudrait entrer en comparaison avecque la vôtre, ce qu’est la Lune aux Étoiles, un Monarque à ses sujets.

LUCIDOR.

Peu à peu Floridan vous dérobe Célinde.

FLORIDAN.

Un Aquilon au Zéphyr, une rose aux autres fleurs.

PARTHÉNICE.

Dites plutôt que Célinde m’a déjà dérobé Floridan.

FLORIDAN.

Enfin ce qu’est l’Aurore à ces petits feux qui brillent durant la nuit, on peut dire que Célinde l’est aux Dames de cette Cour, ce qu’elles ont d’éclat ne sert qu’à relever les traits de son visage ; dont le charme pénètre les cœurs avec la même facilité, qu’on voit le Soleil faire jour à ses rayons dans un bocage que l’Hiver a dépouillé, et à qui le Printemps n’a pas encor rendu toutes ses feuilles.

LUCIDOR.

Puisque le larcin est un crime, à votre compte voilà deux coupables ensemble.

PARTHÉNICE.

Je suis assurée de l’un.

LUCIDOR.

Veuille le Ciel que je n’en punisse jamais autant dire de l’autre.

FLORIDAN.

Vous regardez ailleurs, Madame, mais voulez-vous faire un trait de justice ? si vous donnez vos yeux à Parthénice, donnez votre cœur à Floridan, ou pour le moins permettez qu’il s’approche de mes flammes, peut-être quelque étincelle le pourra toucher.

CÉLINDE.

Ce serait en vain que vous et moi prendrions tant de soin, il est à Lu... allumé depuis longtemps.

FLORIDAN.

Ô parole agréable, belle Célinde, souffrez que je rende l’âme sur cette belle main.

CÉLINDE.

Tout beau.

LUCIDOR.

Ou je me trompe, ou je lis sur votre visage les marques d’un secret déplaisir.

PARTHÉNICE.

Le sujet n’en peut être guère secret, puisqu’il se communique si légèrement à tant de personnes.

LUCIDOR.

Cela surpasse mon intelligence.

PARTHÉNICE.

C’est le propre d’un esprit brouillé de ne s’expliquer pas clairement.

FLORIDAN.

Vous me forceriez enfin à vous faire une violence.

CÉLINDE.

Mais je me plaindrai, si Floridan ne se contente des témoignages de bonne volonté que ma discrétion lui accorde, arrêtez-vous.

LUCIDOR.

On dispute là quelque victoire.

PARTHÉNICE.

Elle est toute acquise ici.

FLORIDAN.

Puisse le Ciel punir ma témérité des plus grands supplices qui furent jamais inventés à la ruine des criminels, si j’aspire à d’autres faveurs que celle que l’honneur me prescrit ; les lois de mon amour se conforment à celles de mon devoir, et quand j’oublierai le respect que je dois à Célinde, je prie les Dieux qu’ils ôtent de ma mémoire le souvenir même de mon nom.

CÉLINDE.

Le mérite de Floridan m’a vaincue, et sa seule discrétion me peut conserver.

LUCIDOR.

Je meure vos soupirs me mettent en peine.

PARTHÉNICE.

Et pourtant sans être barbare on ne les saurait condamner.

FLORIDAN.

Mais, Madame, s’il est vrai ce que Dorice m’a conté de votre résignation aux volontés d’Amintor, il me semble que j’ai quelque droit à ne prétendre pas d’être tout à fait compris dans la loi commune.

CÉLINDE.

Qu’insérez-vous de là ?

FLORIDAN.

Je veux dire, Madame, que ces preuves d’une médiocre inclination, sont une récompense due à tous ceux dont l’âme desquels votre beauté fera quelques blessures ; mais pour moi de qui la passion a paru dans une recherche, qui ayant été reçue, me promet un triomphe éternel, pardonnez-moi si je dis que la seule parole est une faveur petite, et qu’elle est peut-être moins une marque de votre flamme que de votre froideur.

CÉLINDE.

Pour encore le temps ne me permet pas de vivre autrement avecque vous, ainsi je reçois la loi de celui qui la fait à tout le monde.

LUCIDOR.

Ne vous affligez plus, belle Parthénice, mais espérez en cette éternelle vicissitude qui règne sur tous nos mouvements ; et souvenez-vous que de même que tel, dont l’exemple n’est pas loin, se flatte de la possession d’un bien dont il peut mettre la conquête dans le nombre des choses impossibles, de même aussi, tel bien souvent croit être misérable, qui dans une heure se voit porté du centre des disgrâces au sommet des plus hautes félicités.

PARTHÉNICE.

Si j’espère ce n’est qu’en Célinde.

LUCIDOR.

Notre destin ne se rapporte pas mal.

 

 

Scène V

 

AMINTOR, FLORIDAN, CÉLINDE, LUCIDOR, PARTHÉNICE, UN PAGE

 

AMINTOR.

Je n’en doute pas, mais je veux en être moi-même témoin, et les écouter, si je puis sans être aperçu.

FLORIDAN.

Si mes souhaits étaient exaucés, les jours qui me retardent la possession de Célinde, ne mesureraient leur durée qu’à celle des moments ; et si la peine que je souffre ne doit être limitée que de l’espace d’un mois, ce mois se verrait terminé dans le seul espace d’une journée.

AMINTOR.

Il en tient.

CÉLINDE.

Et moi j’atteste les Dieux que j’honore Floridan jusqu’à un point, que l’accomplissement de ses désirs n’était retardé que par les obstacles de Célinde, une même heure nous verrait dans la jouissance de nos communs contentements.

AMINTOR.

Bon, la voilà justement au point où je la désire.

CÉLINDE.

Et plût au Ciel que sans offenser mon devoir, je pusse lui en donner des preuves aussi fortes que je sais que ma passion est véritable, je pense que mes caresses préviendraient ses désirs : mais puisqu’en l’état où je suis il faut qu’il se contente de ma parole, je veux pour la rendre plus inviolable, que Lucidor en soit irréprochable témoin.

LUCIDOR.

Voulez-vous quelque chose, Madame ?

CÉLINDE prend d’une main Floridan, et de l’autre Lucidor.

Il s’agit ici de récompenser Floridan par une faveur qui réponde à son mérite, j’appelle donc Lucidor pour me convaincre de perfidie, si je manque jamais au vœu que je fais de l’aimer et d’être sienne éternellement.

AMINTOR.

En voilà assez.

FLORIDAN.

Entreprendre de vous faire des remerciements dignes d’une grâce si particulière, ce ne serait pas moins tenter que l’impossible ; mais il me semble que je vois approcher Amintor, trouvez bon, Madame, que je m’acquitte de ce que je lui dois.

AMINTOR.

On m’avait déjà bien averti de votre venue, mais j’ai été bien aise de vous donner le temps de reconnaître la place que votre mérite vous doit faire emporter. À ce que je vois l’accès n’en sera pas difficile ; je vous y servirai, Floridan, cependant avisons à passer le reste de la journée le plus agréablement que nous pourrons. Ah quand mon sang bouillonnais jadis échauffé des jeunes ardeurs de votre âge, j’eusse été bien marri qu’un seul jour se fût écoulé, sans me voir employé dans quelque nouveau passe-temps ; tantôt dans les Joutes et les Tournois, tantôt dans les bals et les assemblées ; quelquefois en des festins, d’autrefois en des Comédies. Mais à propos de Comédie, il me semble que vous en aviez préparé une il y a quelque temps, avec dessein de la représenter chez moi, à quoi a-t-il tenu ?

FLORIDAN.

Je n’en saurais dire la raison, pour moi je sais encore tous mes vers.

AMINTOR.

Et vous, Célinde ?

CÉLINDE.

Je ne pense pas avoir oubliés les miens.

AMINTOR.

Je suis bien trompé si Parthénice et Lucidor ne se souviennent encore de leurs personnages.

PARTHÉNICE.

S’il ne tient qu’à moi la partie ne sera pas rompue.

LUCIDOR.

Et moi je suis tout prêt à faire ce qu’on m’ordonnera.

AMINTOR.

Que cet agréable divertissement nous occupe donc une partie de l’après dînée ; voici la plupart des Acteurs assemblés, les autres ne seront pas difficiles à trouver, qu’en dites-vous ?

FLORIDAN.

J’oserais répondre pour tous, que nos volontés ne seront jamais contraires aux vôtres.

AMINTOR.

Sus donc, Célinde, allez de bonne heure mettre ordre à tout ce qu’il faut, allez-vous faire donner les clefs de ma garde-robe, de tout temps assez bien pourvue d’une grande diversité d’habits ; fouillez tout, renversez tout, je vous le permets, à condition qu’on ne parle que de jouer et de se réjouir ; cependant je prendrai le soin d’en avertir Dorice, et d’y convier nos plus intimes amis. Allez. Ô Dieu tout-puissant, ennemi des coupables, protecteur des innocents, et Juge de tous, Auteur de la Nature, sois-tu loué de l’heureux succès qui accompagne les dernières actions de ma vie. Maintenant je confesse que tes grâces sont au-dessus de notre mérite, comme ta clémence est au-dessus de nos forfaits : ma joie qui a cela de commun avec la douleur, qu’à peine se peut-elle exprimer que par des larmes, m’oblige à vouer sur tes Autels une éternelle suite de victimes. Mais achevons notre dessein commencé. Page, sachez ce que fait Dorice, et si elle est en état que je la puisse voir. Il faut, si je suis cru, qu’aujourd’hui même ce mariage se consomme, et je ne serai point plutôt de retour chez moi, que j’en prononcerai l’arrêt à Célinde. Et bien ?

LE PAGE.

Elle est sur le point de se mettre à table, mais elle m’a commandé de vous dire que vous serez le bienvenu.

AMINTOR.

Allons, je ne l’entretiendrai pas longtemps, car je n’ai que cette nouvelle à lui dire.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

AMINTOR, DORICE, CHŒUR D’ASSISANTS

 

AMINTOR amène la compagnie dans la salle où le Théâtre est dressé.

Je les ai laissés qu’ils étaient presque achevés d’habiller, je pense qu’ils commenceront bientôt ; cependant prenons les sièges les plus commodes pour les voir avecque attention : entre amis les plus petites cérémonies sont un grand crime, mettez-vous où vous croirez être le mieux.

DORICE.

Me voilà fort bien.

CHŒUR.

Je me prépare à recevoir un plaisir extrême, car sur toutes choses j’aime cette sorte de représentations.

AMINTOR.

Autrefois elles ont été le divertissement des grands Monarques, et les Républiques mêmes en ont usé pour donner quelque horreur du vice et de l’amour pour la vertu ; que si j’en avais le temps, je ferais connaître qu’il n’est rien de plus honnête, de plus plaisant, ni de plus utile, mais je crois qu’ils vont sortir.

 

HOLOFERNE

 

Tragédie.

 

Acteurs

 

AKIOR                                                          Lucidor
CHARMY
GOTHMEL
HOLOFERNE                                              Floridan
MOAB
JUDITH                                                         Célinde
ABRA, servante                                             Parthénice
OSIAS
L’ÉVÊQUE

 

ACTE I

 

Scène première

 

AKIOR, lié à un arbre

 

Misérable Akior dont la triste aventure,
Va donner de l’horreur à toute la nature,
À quoi servent tes cris qui te peuvent secourir
Si même tu n’as plus le pouvoir de mourir ?
Vois-je pas que les maux dont ce Tyran m’outrage
Défendent à mes mains d’assister mon courage,
Et que je n’aurai plus le trépas que j’attends
Sinon par le secours de la faim et du temps.
Holoferne cruel, Barbare qui fais gloire
D’éteindre dans le sang l’éclat de ta mémoire,
Ce tronc fera connaître à la postérité
Que ta fureur s’arma contre la vérité,
Et que tu m’as chassé pour t’avoir osé dire
Qu’un Dieu plus fort que toi détruirait ton empire
Mais ne présume pas que ce crime commis
N’ait déjà dans le Ciel trouvé des ennemis ;
Ce grand Dieu révéré chez les Israélites
T’apprête les tourments qu’il sait que tu mérites
Et son bras désormais appesanti sur toi
Accomplira les vœux de son peuple et de moi.

 

Scène II

 

CHARMY, GOTHOMEL, AKIOR

 

CHARMY.

En vain nous poursuivons ces troupes infidèles
Puisque déjà la peur leur a donné des ailes,
Leur âme redoutant l’éclat de notre fer,
Nous dérobe aujourd’hui l’honneur de triompher.
Gothomel retournons où le devoir nous porte :
Mais d’où vient cette voix qui se plaint de la sorte ?

GOTHOMEL.

Je vois le malheureux qui pour quelque péché

Sans doute doit mourir à cet arbre attaché,
Peut-être que sachant d’où vient son infortune,
Nous aurons de sa peine une pitié commune.
Approchons.

AKIOR.

Chers amis servez-moi de support
Rendez-moi la franchise ou donnez-moi la mort ;
Le Dieu que vous servez sollicite votre âme
D’aider un misérable alors qu’il vous réclame.

CHARMY.

Quel barbare t’a mis au point où je te vois ?
Fais-nous savoir ton nom, ta naissance, ta foi,
Et quel fut l’accident qui causa ta disgrâce.

AKIOR.

Il est bien juste amis que je vous satisfasse
Sachez que je suis Prince, Akior est mon nom,
Un peuple m’obéit sous la Duché d’Amnon,
Que cela vous suffise et que l’on me délie,
Que je sois avec vous conduit dans Bétulie :
Là sans être ennuyés de discours superflus
Vous serez tout à fait informés du surplus,
Vous saurez. Mais bon Dieu que ta justice est grande
Je sens que j’ai déjà l’effet de ma demande,
Auteurs de mon repos et de ma liberté
Que je suis redevable à votre piété !

GOTHOMEL.

Hâtons notre retour on nous pourrait surprendre
Nous aurons du loisir assez pour vous entendre.

 

Scène III

 

HOLOFERNE, MOAB

 

HOLOFERNE.

Ces peuples périront je le puis, et je veux

D’un même coup détruire Akior avecque eux
Ils ont beau m’éloigner de l’accès des montagnes,
Élever des remparts au milieu des Campagnes,
Qu’ils courent l’univers de l’un à l’autre bout,
Mon juste châtiment les trouvera partout.
Leur superbe Cité, leur chère Bétulie
Verra dans peu de jours sa grandeur démolie,
Et l’appareil pompeux de ses beaux monuments
Ne sera plus connu que par les fondements.
Vous qui depuis longtemps avez part à ma gloire
Un repos vous attend après cette victoire.
J’implore votre bras voici le dernier trait
Qui doit de ma grandeur achever le portrait.

MOAB.

Sire si vous voulez punir leur insolence

Vous n’avez pas besoin d’user de violence.
Je connais un moyen plus facile et plus doux
Pour dompter leur orgueil et les soumettre à nous,
Éloignons s’il se peut un dessein téméraire,
Conservons nos soldats, leur sang est nécessaire,
Hasarder sans besoin je ne l’approuve pas,
Puisque souvent le sort fait le gain des combats :
Mais s’il faut aujourd’hui que ce peuple périsse
Voici le seul arrêt d’où dépend leur supplice.
Empêchez qu’ils ne soient assistés par dehors,
Mettez toute leur eau sous la garde des Forts :
Ou si quelques canaux se coulent dans la ville
Rendez en les coupant leur secours inutile,
Vous les verrez bientôt sous vos lois se ranger
Quand ils ne pourront plus ni boire ni manger.

HOLOFERNE.

Votre conseil me plaît, je promets de le suivre
Puisque si notre soin les empêche de vivre
Ils sont assez vaincus, et n’importe comment,
Ce peuple soit réduit sous mon commandement.
Mettez donc des soldats de bonne heure aux fontaines
Qu’un Édit solennel leur impose des peines
Dont la moindre ait pouvoir de conduire au tombeau
Quiconque permettra qu’on y puise de l’eau.
Peuple aveuglé d’erreurs, qui mets ton espérance
En un fantôme vain qui conçut l’ignorance,
Désormais il est temps que le Dieu que tu sers
Se hâte s’il te veut affranchir de mes fers.
Mais je sais bien qu’en vain cet Idole te flatte
Il faut sur Israël que ma colère éclate,
Voici le jour venu étouffés sous le faix,
Leur ruine accroîtra la gloire de mes faits :
Pauvres malavisés qu’un désespoir anime
Vous sentirez les coups de mon bras magnanime,
Ou si vous retardez mes exploits triomphants
Vous mangerez le cœur de vos propres enfants,
Et je vous réduirai par l’effort de mes armes
À ne boire d’autre eau que celle de vos larmes.

AMINTOR.

Véritablement je n’ai jamais ouï mieux réciter des vers, je crois que toutes les Grâces assistèrent à la naissance de Floridan, car il ne fait pas une action qui ne plaise.

DORICE.

Il me tarde de voir Célinde, car si Floridan vous a plu, je m’assure qu’elle me ravira.

CHŒUR.

À voir la hardiesse de Lucidor, je meure si on ne jurerait qu’il n’a jamais fait autre profession que celle-là.

DORICE.

Ah voici Célinde, écoutons.

 

ACTE II

 

Scène première

 

JUDITH, ABRA, OSIAS

 

JUDITH.

Réserve tes conseils pour un autre sujet
Je ne puis me résoudre à changer de projet,
Je l’exécuterai quoi que tu saches dire
Laisse agir seulement celui qui me l’inspire,
Il a toute puissance et jamais les mortels
N’ont en vain imploré l’aide de ses autels.

ABRA.

Bien que mon sentiment s’oppose à ce voyage
Je ne manque pour vous d’amour ni de courage :
Je vous suivrai partout, et l’horreur du trépas
Me trouvera toujours compagne de vos pas.
Mais si quelque raison règne encor dans votre âme,
Mesurez votre envie au pouvoir d’une femme,
Et croyez qu’un dessein est mal prémédité
Quand la perte est fatale à sa témérité.

JUDITH.

Fatale, nullement, l’espoir où je me fonde
Est la gloire du Ciel et le salut du monde ;
C’est un Dieu qui peut tout, ses moindres mouvements
Feraient d’autres Soleils et d’autres Éléments :
De lui dépend l’effet de ce que je propose,
Mon pouvoir cependant le silence t’impose,
Garde-toi de trahir mon secret.

ABRA.

Ah plutôt
Je mourrai mille fois que d’en dire un seul mot.

JUDITH.

Il reste qu’Osias ordonne un sacrifice
Pour me rendre du Ciel l’assistance propice,
Il paraît approchons. Osias me voici
Prête à vous garantir d’un étrange souci :
Sachez que ce Tyran dont l’effort vous menace,
Ressentira bientôt les coups de la disgrâce,
L’esprit de ce grand Dieu qui m’embrase le sein
M’en a depuis deux jours inspiré le dessein,
J’ai lu dans l’avenir ce Décret infaillible,
Et ce traître ennemi qui se croit invincible,
Malgré tant de soldats qui veillent quand il dort
Ne dormira jamais que d’un sommeil de mort.

OSIAS.

Ah Judith, ce discours a bien peu d’apparence,
Toutefois ce grand Dieu d’où naît ton espérance,
Et de qui comme toi nous révérons les lois,
Punit comme il lui plaît l’insolence des Rois.

JUDITH.

Reposez-vous sur moi du succès de vos armes,
Que vos yeux cependant me prêtent quelques larmes
Pour fléchir notre Dieu, qui possible irrité
Sans elles permettrait notre captivité ;
Priez en ma faveur, nourrissez-vous de cendre,
Espérez et adieu.

OSIAS.

Puisses-tu nous défendre
Des coups injurieux d’un barbare qui veut
Nous rendre à son exemple Idolâtres s’il peut.
Ô Dieu père commun, Roi de toute la terre
De qui le bras retient et lance le tonnerre,
Cet exploit te regarde, hélas fais-nous sentir
Que ton cœur est touché de notre repentir,
Prends pitié de ton peuple, exauce nos prières,
Étouffe dans l’oubli nos offenses dernières,
Et fais que ce Tyran de ta grâce interdit
Prépare de sa vie un triomphe à Judith.

 

Scène II

 

HOLOFERNE, L’EUNUQUE

 

HOLOFERNE.

Apporte-moi ce plan, afin que j’y regarde
Si quelque empêchement ma victoire retarde.

L’EUNUQUE.

Sire, je l’ai tracé le plus exactement
Que j’ai pu.

HOLOFERNE.

C’est assez ; quel est ce Bâtiment
Qui s’élève au milieu de la place publique ?

L’EUNUQUE.

Ils le nomment leur Temple ouvrage magnifique
Où le peuple assemblé fait des vœux chaque jour.

HOLOFERNE.

Faible appui : mais déjà Moab est de retour.

 

Scène III

 

MOAB, HOLOFERNE, JUDITH

 

MOAB.

Sire, cette beauté du camp Israélite
Vient soumettre ses traits à ceux de ton mérite,
Ta gloire a des appas dont les charmes vainqueurs
Dans les lieux plus cachés vont acquérir des cœurs,
Reçois-la sous tes lois.

HOLOFERNE.

Ton courage m’oblige.
Mais sais-tu point quel est cet ennui qui l’afflige ?

JUDITH.

Grand Roi ne t’enquiers pas plus avant de mes soins,
Mes yeux te les diront, ils en sont les témoins :
Ces pleurs, de ma douleur les funestes images,
Regrettent un pays qu’il faut que tu saccages,
Car le Dieu d’Israël contre lui courroucé
Nous en a depuis peu l’Oracle prononcé.
Ton bras est appelé pour faire sa vengeance.
Mais pour ce que ce peuple est loin de l’indigence,
Et qu’il peut longuement tes efforts soutenir
Je viens pour te montrer comme il le faut punir.
Mon secret te demande une oreille secrète,
Permets que jusqu’alors je demeure muette,
Et commande aux soldats qui sont auprès de toi
De ne point molester cette fille ni moi.

HOLOFERNE.

Je ne sais quels appas me charment davantage
Ceux de ton entretien, ou ceux de ton visage,
Et déjà je connais aux mouvements du cœur
Que je serai plutôt Esclave que vainqueur,
Il n’importe pourvu que ton âme ressente
Quelque petit accès de ma fièvre naissante.
Cependant je te donne un absolu pouvoir,
Et si quelque désir te presse de me voir,
Ne crains de traverser le camp qui m’environne,
Car je jure tes yeux plus chers que ma Couronne :
Que si quelqu’un vers toi se rendait criminel
Je le ferais punir d’un supplice éternel.

DORICE.

Célinde n’a pas trompé mon espérance, ni Parthénice aussi, toutes deux font des merveilles ; et si j’avais auprès d’elle quelque pouvoir, je les obligerais à faire souvent cet exercice.

AMINTOR.

Vous pourrez bientôt cela sur Célinde en qualité de mère ; et en qualité d’amie, je ne pense pas que Parthénice ne trouve de la gloire à vous faire plaisir. Mais écoutons ce troisième Acte.

 

ACTE III

 

Scène première

 

HOLOFERNE, seul

 

Ah je m’en doutais bien que l’excès de ses charmes
Trouverait un triomphe au milieu de mes armes,
Je suis déjà captif, et ma faible raison
Ne peut faire un effort pour rompre sa prison.
Je sens à tout moment que ma chaleur redouble,
Ma parole se perd, mon jugement se trouble,
Il n’est plus de plaisir qui ne me fasse horreur
Et l’Amour prend chez moi le titre de fureur.
Ah comment pouvez-vous beaux yeux rois de nos âmes
D’un si petit rayon produire tant de flammes ?
Pouvez-vous sans miracle en un si petit lieu
Unir votre faiblesse à la force d’un Dieu ?
Beaux yeux Astres d’Amour, objet de ma victoire
Redoublez vos efforts, triomphez de ma gloire,
Ma défaite me plaît ; j’approuve mon tourment,
Si Judith peut pour moi brûler également.
Mais d’où vient qu’au désir de cette jouissance
Mon amour est égale à mon impatience ?
Attendons à loisir le Messager commis
À me rendre sa vue et son accès permis.

 

Scène II

 

HOLOFERNE, L’EUNUQUE

 

HOLOFERNE.

Son retour à propos succède à mon envie
Et bien qu’ai-je obtenu le trépas ou la vie ?
Parle ; ne cèle rien.

L’EUNUQUE.

Sire, cette beauté
A beaucoup de mérite et peu de cruauté,
Tes désirs sont les siens et son âme captive
Vivra sous quelques lois que ton feu lui prescrive,
Que si pour te blesser elle a fait un délit
Elle offre de laver son crime dans ton lit.

HOLOFERNE.

Ô propos qui me charme ! ô parole agréable !
Ami va commander que l’on couvre ma table,
Et dire qu’on y serve un superbe festin
Vénus est plus aimable après un peu de vin.

 

Scène III

 

JUDITH, ABRA

 

JUDITH.

Est-ce un arrêt fatal qu’il faille que ta crainte
Me donne à tout moment quelque sujet de plainte ?
N’ai-je pas résolu ton esprit sur ce point ?
Ah change de discours ou ne m’approche point,
Ta méfiante humeur envers moi fait un crime
Qui ne peut recevoir d’excuse légitime :
Crois-tu que ma vertu n’ait de quoi résister
Au mal dont ce Tyran me vient solliciter ?
Non, non, j’étoufferai le feu de sa luxure
Mais dans son propre sang, je le dis, et le jure
Par toi, Grand Dieu, qui a pris soin de m’inspirer
Le dessein qui me fait contre lui conspirer.

ABRA.

Madame, pardonnez à l’amour excessive

Que je ressens pour vous, elle me rend craintive :
Vous tentez un hasard qui peut en un moment
Détruire votre vie et mon contentement.
Quoi ! S’il est éveillé, croyez-vous qu’il remette
Du soir jusqu’au matin l’effet de sa conquête ?
Non, quand il vous devrait dans ses bras étouffer
Je pense qu’il voudra sur l’heure triompher,
Alors que ferez-vous ? Quelle main, quel courage
Sauvera votre honneur de ce triste naufrage ?
Madame pensez-y, ce péril évident
Mérite ce me semble un avis bien prudent.

JUDITH.

Quel avis plus certain que celui que me donne
Ce Dieu dont la bonté prend soin de ma personne ?

ABRA.

Le Dieu dont vous parlez s’est toujours irrité
Contre l’impatience et la témérité.

JUDITH.

Oui, mais une action est-elle téméraire
Quand un Dieu la conseille, et la rend nécessaire ?

ABRA.

C’est à vous d’en juger, pour moi je ne puis rien
Que vous montrer le soin que j’ai de votre bien.

JUDITH.

Ne m’en parle donc plus, ma parole est donnée,
Je ne saurais jamais en être détournée ;
Allons, déjà la nuit en faveur de mes vœux
Prête à notre Climat la couleur que je veux,
Il est temps qu’un beau coup achève ma victoire,
Un moment avancé fera toute ma gloire :
Allons, je veux unir contre cet inhumain
Les éclairs de mes yeux aux foudres de ma main.

 

Scène IV

 

HOLOFERNE, au lit

 

Ô Nuit sœur du repos et mère du silence,
Où l’ennui des Mortels, calme sa violence,
Veux-tu me faire un bien qui n’ait point de pareil ?
Douce Nuit fait divorce avecque le sommeil,
Ne le ramène plus dessus tes voiles sombres
Et défends aux pavots de caresser tes ombres.
Et vous Astres brillants petits feux cachez-vous,
Si vous voyez Judith vous me rendrez jaloux,
Ou si vous éclairez les pas de cette belle
Imitez le respect que les Dieux ont pour elle.
Mais qu’elle est paresseuse, et que je suis peu fin
D’avoir presque noyé mes forces dans le vin,
Je n’en puis déjà plus, nulle vigueur ne reste
À mes sens assoupis de ce repas funeste :
Hélas que diras-tu, ma Judith si je dors ?
Que j’affecte pour toi l’impuissance des morts.
Ah sommeil pour ce coup écoute mes prières,
Mais tu fermes déjà mes pesantes paupières.
Judith, je ne puis plus attendre qu’un moment.

 

Scène V

 

L’EUNUQUE, ABRA, JUDITH

 

L’EUNUQUE.

Nous voici près du lit avançons doucement ;
Mais afin que chacun sa passion contente
Si le Maître est pour vous, donnez-moi la servante.

ABRA.

Jamais tu n’obtiendras cette faveur de moi
Ton visage en prononce un arrêt contre toi.

JUDITH.

Ami ton soin mérite une autre récompense
Cependant mon amour rejette ta présence,
Adieu, retire-toi, mes desseins importants
Abhorre les témoins, et la perte du temps.
Toi ma fille attends-moi sur le seuil de la porte,
Ne t’en éloigne point jusqu’à ce que je sorte,
Et ne permets qu’aucun vienne mal à propos
Divertir ma pensée, et troubler mon repos,
Écoute comme il ronfle : Ô Ciel ! mon entreprise
Ne rencontre plus rien qui ne la favorise.

ABRA.

Grand Dieu guide sa main dans ce dernier effort,
Et laisse-lui changer le sommeil à la Mort.

CÉLINDE, au lieu de la feinte elle donne véritablement un coup de poignard à Floridan.

Apprends, Floridan, ce que peuvent sur moi l’Amour et la tyrannie.

FLORIDAN.

Ah Dieux je suis mort, ah Célinde.

DORICE.

Voilà une feinte qui me met en peine.

AMINTOR.

Les paroles de Célinde m’étonnent bien davantage, car ce qu’elle vient de dire ne doit pas être dans ses vers.

PARTHÉNICE.

Ô prodige ! ô Scandale ! Floridan n’a plus de mouvement, il nage déjà dans le sang qui sort de sa blessure, qu’on se hâte de le faire emporter.

CÉLINDE se jette en bas du Théâtre, et parle à eux tenant le poignard tout sanglant.

Parents, que désormais je nomme barbares, étonnez-vous de votre tyrannie, non pas de mon action : votre violence et mon désespoir sont les meurtriers de Floridan ; et vous éprouvez aujourd’hui combien était injuste la loi par laquelle vous me vouliez contraindre à trahir les flammes de Lucidor : il est mon mari depuis longtemps, et nul homme sans mourir ne pouvait m’empêcher d’être sa femme. Que s’il vous reste quelque désir de voir achever ce tragique spectacle, arrêtez un moment, mon bras va d’un même coup satisfaire ma fureur et mon envie.

DORICE.

Ô misérable Dorice ! au secours, voisins, amis, au secours.

PRÉVOT.

Quel bruit est ceci, quel désordre ?

DORICE.

Hélas ! si quelque pitié peut toucher vos courages, vengez une mère désespérée : saisissez-vous de la personne de Célinde, elle vient de tuer Floridan.

LUCIDOR accourt au bruit, et voit qu’on veut emmener Célinde.

Inhumains, que faites-vous ? épargnez ce miracle vivant, et tournez votre colère et vos chaînes sur moi qui ai seul commis cet homicide.

PRÉVOT.

Il n’y a point de danger de s’assurer de tous les deux, qu’on les mène prisonniers, on ne saurait mieux répondre de leur personne.

CÉLINDE.

Ah Lucidor, tu n’arriveras pas où tu penses.

DORICE.

Et vous, cruel Amintor, pourrez-vous jamais vous laver de cette trahison ? N’aviez-vous préparé la feinte Tragédie d’Holoferne, que pour m’obliger à vous en fournir un véritable sujet ?

AMINTOR.

Dorice, si ma prévoyance a jamais soupçonné ce funeste accident, je veux périr à vos pieds, le succès fera toute ma justification, car je ne consens pas seulement qu’on agisse contre Célinde, mais je veux en être moi-même le Bourreau.

DORICE.

Son crime ne manquera pas de châtiment, ou je manquerai de vie, car je vais faire armer pour ma vengeance, la Justice du Ciel et celle des hommes.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

PARTHÉNICE

 

Allons, mon âme, allons apprendre ce que le Ciel a destiné de nous en la personne de Floridan ; allons consulter sa plaie, afin que si le coup est mortel, il nous puisse être à tous deux également funeste. Je sais bien que depuis quelque temps la trahison l’a fait vivre coupable, mais je ne saurais m’empêcher de le plaindre comme s’il mourait innocent. Sa faute envers moi ne peut souffrir d’excuse légitime, mais celle de Célinde envers lui me semble hors de toute comparaison ; car si l’ingratitude faisait la plus grande partie du crime de Floridan, Célinde, pour le surpasser a voulu joindre ensemble l’ingratitude et l’assassinat. Ah cruelle main ! qui d’un seul coup as pu commettre deux homicides, quelle main croirai-je qui t’a guidée celle de Célinde, ou d’Alecton ? Hélas ! il faut bien que l’une des Furies, ou peut-être toutes trois aient ensemble projeté ce dessein abominable ; autrement il serait impossible qu’une fille qui ne peut sans horreur ouïr parler du sang et du fer pour satisfaire à quelque passion particulière eût eu le courage d’employer et le fer et le sang. Cependant il est vrai que Célinde l’a fait, il est vrai que Floridan est mort. C’est en vain que je me flatte de quelques restes d’espérance, je l’ai vu pâmé dans son sang, où mille Amours se fussent noyés si leur destin ne leur eût ôté le pouvoir de mourir : je l’ai vu sans voix et sans mouvement, mais d’un œil à moitié fermé solliciter ma vengeance, ou conjurer mon affection de le suivre en ce dernier moment. Ah Célinde, que vous allumez un grand combat dans mon âme entre l’Amour et l’Amitié, et que ces deux puissances, bien que comprises sous une même passion, excitent en moi des mouvements contraires ; l’une me fait désirer votre ruine, comme vous avez détruit mes plaisirs, et l’autre condamnant ce désir, rejette la principale cause de cet étrange accident sur moi misérable, qui vous ai conjurée de ne vouloir jamais épouser Floridan. Oui, Célinde, j’en ai importuné votre affection ; mais qui eût cru que pour me guérir d’une douleur, vous eussiez voulu vous servir d’un remède pire mille fois que le mal ? Je croyais qu’un honnête refus terminerait tout d’un coup l’amour et l’ambition de mon perfide, et cependant au lieu de la voix, vous avez appelé votre bras à cet office, et avez cherché dans la violence ce que peut-être la douceur ne vous eût pas refusé. Quoi que c’en soit, vous avez tué Floridan, et de quelque œil que je regarde votre action, il faut toujours que je me considère comme celle à la passion de qui vous avez voulu sacrifier cette victime. C’est à mes prières que je dois imputer la cause de sa mort, elles ont sollicité votre courage, elles ont donné la première nourriture au feu de votre fureur, et si quelqu’un doit être châtié pour ce forfait, on ne s’en doit prendre qu’à Parthénice : et pourtant Célinde et Lucidor languissent à cette heure sous des mêmes fers, et quelque opinion que j’aie d’être coupable, je ne vois personne qui se présente pour me punir. N’est-ce point qu’il faut que mes mains suppléent à ce défaut, et qu’elles servent de Bourreaux pour exécuter l’arrêt de mon propre jugement qui me condamne ? Si cela est, préparez-vous mes mains à déchirer ce sein et ce visage, disposez-vous à vous plonger dans les ondes de mes cheveux, pour m’en montrer la racine, imitant le pêcheur, qui pour laisser plus de liberté à la ligne, arrache des bords d’une rivière jusqu’à la tige des roseaux. Mais il me semble que Floridan m’appelle paresseuse, et qu’il m’accuse de ne savoir rien faire que proposer. Courage, Parthénice, ta fureur n’a point ici de témoins : Toutefois me voici déjà proche de son logis, différons pour un peu l’exécution de ce dessein, je saurai toujours bien prendre le temps de me mettre au même état où sa blessure l’aura réduit.

 

 

Scène II

 

FLEURIMON, DORICE, FLORIDAN

 

FLEURIMON.

Je confesse, Madame, que vos larmes ne pouvaient être versées pour une plus juste occasion. Célinde a trahi votre espérance, et je croirais être aussi coupable qu’elle, si je cherchais des excuses à son attentat : mais vous m’avouerez qu’elles ne doivent pas être éternelles, puisque même l’expérience vous enseigne que les Parques ne peuvent être touchées de nos pleurs, et qu’elles ne renouent jamais le fil qu’elles ont une fois tranché par l’arrêt de nos Destinées.

DORICE.

Je ne doute pas qu’en l’état où est Floridan, mes larmes ne soient le moindre remède que je puisse apporter à son mal, mais si c’est une lâcheté de ne les pouvoir retenir, qu’on l’impute à la violence de mon ressentiment, qui veut que je meure ou que je me venge.

FLORIDAN.

Ah Madame, n’en dites pas davantage, la faute de Célinde a ses raisons ; et je ne croirais pas mentir quand je dirais que les Dieux mêmes l’autorisent. Vous savez combien ils ont de haine pour les perfides, et si j’ai mérité ce titre envers Parthénice (puisque je vous en ai quelquefois ouvert mon âme) je n’en veux point d’autre Juge que vous. Jamais ils ne laissent nos offenses impunies, tôt ou tard le coupable se peut assurer que la colère du Ciel le trouvera sous quelque Asile qu’il se cache ; et quand il couvrirais ses forfaits du silence et des ténèbres, ils ne sont pas moins connus que s’ils avaient été commis à la vue de tout l’Univers : pour les uns ils ont introduit l’usage du tonnerre et des foudres, pour d’autres la peste et les poisons, et pour moi les feux et le fer ; les feux que j’ai rencontrés dans les yeux de Célinde, et le fer dans la fureur de son bras.

DORICE.

À ce compte tu voudrais que l’offense de Célinde demeurât sans punition, comme toi sans ressentiment : ne crains-tu point qu’en la souffrance de ce crime, on trouve un sujet capable de te faire accuser de lâcheté ?

FLORIDAN.

Au contraire, on me louera de beaucoup de courage et de jugement, d’avoir su pardonner à la faiblesse de son sexe.

FLEURIMON.

Il a raison, car le ressentiment n’est pas honorable, quand l’inégalité ne permet pas que la gloire se mêle au plaisir de se venger.

DORICE.

Mais Lucidor a été de la partie.

FLORIDAN.

Comment Lucidor ?

DORICE.

Je t’en réciterai tantôt les particularités, c’est assez pour cette heure que tu saches qu’il confesse avoir trempé en cette trahison, et qu’en suite de cela, comme complice de Célinde, de même qu’elle il a été constitué prisonnier.

FLORIDAN.

Célinde est donc captive ?

DORICE.

Oui sous d’autres fers que les tiens, et Lucidor qu’elle avoue pour mari, se dit principal auteur de cet accident tragique.

FLORIDAN.

Je ne saurais croire qu’un si lâche dessein ait occupé la pensée d’un Gentilhomme : quoi que c’en soit, cela m’apprend que je ne dois rien espérer de Célinde, et que pour être sage je n’y devais rien désirer ; ma conscience m’en a parlé souvent, mais, Madame, vous avez autrement disposé de mes volontés.

DORICE.

Je vois bien où tu veux tomber, si tu crois avoir fait quelque injure à Parthénice, je te donne la liberté de la réparer ; uses-en discrètement, et souviens-toi que tu ne me trouveras plus ennemie de tes plaisirs : pense seulement à guérir, Floridan. Mais j’entends quelque bruit. Ah c’est elle qui vient avec un teint aussi malade que toi, écoute un mot,

Elle lui parle à l’oreille.

n’y manque pas.

PARTHÉNICE.

Après avoir été témoin de la blessure de Floridan, il m’a semblé juste d’en venir apprendre le succès ; outre qu’un devoir particulier m’obligeait à vous témoigner la part que je prends en votre déplaisir.

DORICE.

C’est plutôt une marque de votre bonté, et j’ai bien du regret de quoi vous n’aurez point ici d’entretien qui vous plaise : Floridan est fort mal, toutefois s’il est vrai qu’une grande beauté puisse faire des miracles, après qu’il vous aura vue j’espérerai quelque chose ce sa guérison. Cependant trouver bon que je l’abandonne à votre soin, jusqu’à ce que j’aie tiré encore une ordonnance de cet expert Chirurgien.

PARTHÉNICE.

Et bien, Floridan, en quel état vous ont mis les blessures de Célinde ? que vous semble de ses coups, trouvez-vous qu’elle ait la main aussi douce que les yeux ?

FLORIDAN.

Hélas ! vous me trouvez bien proche de ce moment, par lequel les Dieux semblent vouloir unir la mort à la vie : mais croyez-moi, belle Parthénice, l’outrage que j’ai reçu de Célinde en est moins cause que celui que je vous ai fait.

PARTHÉNICE.

Ne dites pas cela, Floridan, comme vous n’avez vécu que pour elle, elle seule est cause de votre mort.

FLORIDAN.

Que vous êtes juste, Madame, en la reproche que vous me faites, mais vous l’êtes peu si vous vous imaginez que j’aie rendu quelques soins à Célinde pour avoir reconnu en elle plus de beauté ni de mérite qu’en vous. Mon esprit n’a pas été aveugle comme mon obéissance ; et sachez que de quelques flatteries que je l’aie entretenue, la vérité m’a toujours dit, que si vous lui deviez céder en quelque chose, c’était en la bonne fortune seulement. Mais à quoi me sert cette confession qu’à me rendre plus coupable, et à me ramentevoir un crime pour lequel je ne serais pas assez puni quand j’aurais souffert mille morts au lieu d’une. Courage donc, belle Parthénice, achevez ce que Célinde a commencé, je lui pardonne sa trahison, si elle vous fait consentir à vous venger de la mienne : vous avez déjà fait ce dessein une fois, qui vous empêche à cette heure de l’exécuter ? Cette colère où vous étiez ce matin, s’est-elle dissipée avecque les brouillards, et votre fureur ne peut-elle éclater que dans la résistance ?

PARTHÉNICE.

Ah Floridan ne me pressez pas de commettre cette injustice, vous vivrez au-delà des siècles, si vous ne mourez que par mon consentement. Mais il me semble que vous feriez bien mieux d’obliger mon amour à vous pardonner, que mon ressentiment à vous punir.

FLORIDAN.

Si mon offense était médiocre, je pourrais oser ce que vous dites, mais il est de mon péché, comme de certains crimes qui ne pouvant jamais avoir de grâce, limitent en quelque sorte la puissance de nos Rois : j’ai trop failli, Madame ; Toutefois, si mon repentir, qui est pas moindre que ma faute, est une satisfaction assez grande pour expier ma trahison, recevez-le, chère Parthénice, et accordez-lui, devant que j’expire, le pardon qui me peut faire mourir content. Hâtez-vous, Madame, ma vigueur s’affaiblit : ah Dieux pourquoi ne me laissez-vous encore un moment de vie, pour ouïr l’arrêt de ma félicité.

PARTHÉNICE.

Oui Floridan, je te pardonne, je te pardonne cher ami, mais que tu es ingrat, cependant que je propose d’oublier ton crime, tu te mets en état de ne penser jamais en moi : Floridan ? hélas ! je crois qu’il est mort : Dorice, au secours ; quoi ! personne n’arrive ? faut-il que j’aille moi-même solliciter une mère pour le soin de son fils.

 

 

Scène III

 

LUCIDOR et CÉLINDE en prison

 

LUCIDOR.

Noirs Cachots, tristes et sombres demeures, séjour de la crainte et de l’horreur, sépulcre des vivants, lieu plein d’effroi, où les Dieux font habiter les pires remords qu’ils veulent inspirer dans les consciences : obscures prisons, qui ne différez de l’Enfer qu’en ce qu’il est la demeure des coupables, et qu’aujourd’hui vous retenez un innocent, avouez désormais que ma condition n’a rien qui puisse être envié des plus misérables. Et toutefois quelque funeste que soit la pensée qui me parle des malheurs où je me vois plongé, je vous prends à témoins si elle a su dérober à mon âme un faible soupir seulement. Non non, puisque je les souffre pour Célinde, je les bénis, ces malheurs, et les chéris comme les agréables marques qui lui doivent faire connaître l’extrémité de ma passion.

CÉLINDE.

Cessez, mes pensée, de m’affliger par la mémoire d’un accident qui ne peut recevoir de remède, ou s’il faut que vous me fassiez souvenir de la mort de Floridan, que ce ne soit qu’afin de me faire songer aux moyens qui pourront mieux rendre connue l’innocence de Lucidor : mais il me semble que j’ai entr’ouï une voix qui se rapporte parfaitement à la sienne : Dieux qu’un grand bien se mêlerait à mes disgrâces, si dans ma captivité j’étais au moins assez heureuse pour trouver la liberté de l’entretenir : si c’est lui je n’ai qu’à prêter l’oreille un peu attentivement, j’en serai bientôt hors de doute. Nulle voix que la mienne ne chasse plus le silence de ces demeures d’où la Nuit ne sort jamais ; achevons de nous en éclaircir, Lucidor ?

LUCIDOR.

J’entends qu’on me nomme, n’est-ce point la voix de quelque Geôlier, qui m’appelle ?

CÉLINDE.

C’est Célinde.

LUCIDOR.

Je ne me trompais pas, c’est donc vous, ma Déesse ?

CÉLINDE.

Ah que tu me donnes un faux nom, puisque les Dieux sont impassibles, et que je souffre des maux capables de faire naître la pitié dans l’âme des plus barbares. Sache, Lucidor, que je suis dans un Cachot, où je ne crois pas qu’on ait jamais vu luire d’autre feu que celui de mon amour : ici mon imagination blessée ne présente à mon jugement que des Bourreaux et des supplices, mais tout cela ne fait pas la plus grande partie de ma douleur, c’est la crainte que j’ai que ton innocence succombe sous le faix de mon crime, à cause qu’un excès d’affection t’a fait avouer d’y avoir part ; mais toi, mon cœur conte-moi des nouvelles de ta prison.

LUCIDOR.

Puisque je ne saurais être captif sous d’autres fers que les vôtres ; vous n’avez qu’à consulter ce que vous êtes pour savoir comme est faite ma prison : aussi ne doutez pas que si on vous fait quelque outrage je ne périsse nécessairement, comme ceux qui pour être enfermés dans une Tour, ne sauraient éviter d’être ensevelis sous ses ruines. Mais, Madame, ne vous offenserez-vous point si je vous demande pourquoi un transport si soudain vous a fait résoudre d’ôter la vie à Floridan ? pourquoi ne remettiez-vous cette charge à mon courage, qui l’eût exécutée avec moins de péril, et bien plus glorieusement ?

CÉLINDE.

Que veux-tu que je te die ? j’ai pris l’occasion aux cheveux, qui sans cela se fût infailliblement échappée. Tu sais que le sujet de mes vers m’obligeait à feindre seulement, mais quand j’ai eu le poignard près de lui, et que je l’ai considéré come un voleur, qui, un moment après, te devait ravir le prix de tes services, l’Amour, ou plutôt le désespoir, a donné des forces à ma résolution : et bien que ma main, peu accoutumée à de semblables actions, tremblât d’horreur, je n’ai pas laissé d’achever mon entreprise, aimant bien mieux mourir, que tomber entre les mains de ce téméraire. Or que j’aie eu raison d’en faire le dessein, tu en as déjà su quelque chose, mais pour t’en apprendre le dernier secret, je n’ai qu’à te dire, que cependant que je m’habillais pour représenter, sur ce Théâtre, une action qui ne devait être tragique qu’en apparence, mon père est venu m’assurer qu’il voulait que le soir même mon mariage se consommât avecque Floridan. Les Dieux savent si je m’y suis opposée pour l’amour de toi ; mais il s’est tellement offensé de ma résistance, qu’il a juré de ne m’abandonner jamais qu’il n’en eût eu le consentement. Ainsi ne pouvant me proposer d’expédient possible pour échapper de ce péril, ni par la fuite, ni par un prétexte de maladie ni autrement, j’ai recouru à cette dernière violence, m’assurant bien qu’elle seule était capable d’arrêter un dessein si ruineux pour nous. Voilà, cher Lucidor, le sujet de ce transport si soudain qui a causé mon offense, de laquelle on ne doit accuser que moi, ni punir d’autre complice que la tyrannie d’Amintor.

LUCIDOR.

J’espère de la bonté du Ciel, que cette raison sera trouvée assez puissante pour vous délivrer de la peine que nos lois imposent aux homicides ; quoi que c’en soit il faut regarder d’un même œil les prospérités et les infortunes, et nous ne devons pas souffrir que les accidents changent en notre visage le moindre trait seulement.

CÉLINDE.

Pour cela, cher ami, je serais bien aise de voir le tien : tous mes sens sont jaloux du privilège de mon ouïe, mais surtout il me semble que mes yeux sollicitent mon imagination, d’inventer un moyen de te voir : il y a longtemps que je fais des efforts pour cela, mais ces barreaux qui se hérissent de pointes, semblent n’avoir de la dureté que pour résister mieux à la violence de mes désirs ; et toi, cher Lucidor, es-tu dans la même contrainte que moi ?

LUCIDOR.

Je crois que ce cachot n’est en rien différent du vôtre, j’y trouve la même impossibilité, et sans le secours d’un ami je ne pense pas que nous puissions jamais obtenir cet avantage.

 

 

Scène IV

 

CÉLINDE, LUCIDOR, PHILINDRE

 

CÉLINDE.

N’est-ce point là-bas Philindre que je vois ?

LUCIDOR.

C’est lui-même, je m’assure qu’il nous servira à faire réussir une invention qui m’est venue dans l’esprit. Cher Philindre, écoute la voix de Lucidor qui t’appelle, et bien, cher ami, où allais-tu ?

PHILINDRE.

J’allais à la porte de la prison, demander si l’on me voudrait accorder le bien de vous visiter, car mon affection est prête à ne rien épargner pour votre salut ; et s’il faut hasarder la vie de quelqu’un pour mettre la vôtre en sûreté, je vous conjure de n’employer personne que Philindre.

LUCIDOR.

J’aime trop ta conservation pour te faire rien entreprendre où ta vie coure quelque péril ; et puis, il serait inutile de se travailler pour me tirer d’un lieu où je me suis enfermé volontairement. Mais, cher ami, si tu veux m’obliger à l’extrême, tiens, voilà la clef de mon cabinet, tu y trouveras un grand miroir, prends la peine de l’apporter ici. Ce lieu nous est assez commode, puisqu’il est fréquenté de si peu de personnes, qu’à peine que la solitude n’y règne comme dans les bois, après cela je te dirai à quoi je désire m’en servir.

PHILINDRE.

Je voudrais vous pouvoir rendre quelque meilleur service, mais puisque vous ne me commandez que cela maintenant, je vais vous contenter, et assurez-vous que je ne mettrai pas longtemps à revenir.

CÉLINDE.

À quoi destines-tu ce miroir ? Je te prie cher Lucidor, soulage mon humeur impatiente, et dis-moi si j’obtiendrai par lui le bien que mes désirs te demandent.

LUCIDOR.

Une commune expérience me promet ce contentement, et pourvu que son retour ne trouve point d’obstacle, nous saurons bientôt ce que nous en devons espérer.

CÉLINDE.

Certes on peut dire de Philindre, qu’il n’est pas de ces amis de qui l’intérêt ne suit que le vent de la bonne fortune, et qui se perdent au moindre tonnerre qu’excitent les orages d’une adversité.

LUCIDOR.

Sa fidélité et son affection reconnues en mille accidents, m’obligent à le mettre au rang de ce Pilade, dont l’antiquité a voulu faire durer la mémoire aussi longtemps que l’Univers ; mais qu’il a été diligent, le voici déjà de retour. Cher ami, c’est que nous désirons Célinde et moi de soulager l’ennui de notre prison par le plaisir que nous attendons de notre vue. Or je me suis imaginé qu’un miroir, posé au milieu de nous dans une égale distance, ferait que Célinde au lieu de s’y voir y verrait Lucidor, et moi par conséquent Célinde : je te supplie d’essayer si je ne me serai point trompé ; au pis-aller si quelqu’un survenait, tu pourrais trouver une excuse qui leur empêcherait de croire que tu nous rendisses cet office d’amitié.

PHILINDRE.

Ne doutez pas que je ne le fasse, et que je ne revienne ici aussi souvent que vous me l’ordonnerez, voyons seulement comme je me mettrai.

LUCIDOR.

Te voilà presque où il faut, avance seulement un petit pas, et porte le miroir un peu sur ta main gauche ; ô que tu es bien, prends garde que nous ne soyons aperçus, et pardonne, je te prie à nos amoureux mouvements. Ah je vous vois, Madame, mais que vous êtes peu courageuse, il me semble que vous tremblez.

CÉLINDE.

Nullement, ou j’ai droit de t’accuser de la même chose, car je vois ton visage qui se meut ; mais je pense qu’à faute que le miroir soit ferme, il nous en prend comme à ces hauts rochers de qui l’ombre ne laisse pas de se mouvoir sur les ondes à cause du mouvement des flots. Non non, Lucidor, ne crains point que je manque de résolution pour affronter la mort la plus horrible ; et si tu prends la peine de bien étudier les traits qui sont dans mes yeux, tu seras contraint d’avouer qu’il est peu de personnes qui puissent porter dans les misères un cœur plus assuré que le mien.

LUCIDOR.

Je confesse, Madame, que j’ai eu tort de faire un si mauvais jugement de vous ; mais confessez aussi que j’ai raison d’admirer votre puissance, qui produit même dans cette glace des feux pour me consumer. Jamais votre beauté ne me sembla plus capable de vaincre : et c’est pour cela que je m’étonne de voir captive, celle qui peut forcer tout le monde à venir vivre dans ses fers. Hélas ! pourquoi ne peuvent mes désirs obtenir au moins cet avantage, que je pusse baiser une fois ce qui me blesse, afin que je trouvasse quelque remède au lieu même d’où j’ai reçu tant de mal : Belle Célinde, je m’imagine que mon sort a quelque chose de semblable à celui qui pour avoir vu son visage dans l’eau, devint amoureux d’une image, qui lui fit perdre la vie faute d’en pouvoir jamais jouir.

CÉLINDE.

En effet, cher Lucidor, ce que tu vois dans ce miroir c’est toi-même ; car si l’Amant se change en la personne aimée, et si l’âme vit mieux où elle aime qu’où elle anime, il faut de nécessité que ce que tu vois dans cette glace soit Lucidor, et ce que j’y vois soit Célinde : ne t’étonne pas de me voir si savante, tu m’as autrefois appris cette Philosophie d’Amour ; et qui sait si par un privilège de ce Dieu, ce miroir n’a point la même vertu de représenter les âmes, qu’avaient autrefois cette fontaine, qui du temps des Druides fut enchantée dans les Forêts ?

LUCIDOR.

Je ne le pense pas, car si cela était, puisque vous m’aimez il faudrait de nécessité que je m’y visse auprès de vous.

CÉLINDE.

Tu y es aussi, puisque nous nous y voyons en même temps.

LUCIDOR.

Oui, mais c’est toujours avecque l’image de notre commune prison, toutefois ce bien ne durera guères, je vois que Philindre a été surpris.

CÉLINDE.

Adieu donc, cher Lucidor, il est temps de nous taire, et de nous retirer.

 

 

Scène V

 

FLEURIMON, PHILINDRE

 

FLEURIMON.

Que fait ici de bon Philindre ?

PHILINDRE.

Vous me surprenez dans l’effet d’une impatience naturelle à notre nation ; c’est que je viens d’acheter ce miroir, et ne pouvant me donner le temps d’être chez moi pour juger de la bonté de sa glace, sachant qu’ici je n’étais aperçu de personne, je m’amusais à le considérer.

FLEURIMON.

Cela me fait souvenir d’une remarque que j’ai faite quelquefois en l’homme, et où je n’ai pas trouvé un petit sujet d’étonnement, c’est qu’il se voit si souvent, et a toutefois tant de peine à se connaître : de là procèdent presque tous les maux dont nous sommes affligés ; et sans que j’en déduise une quantité d’exemples, la mort récente de Floridan en est une remarquable preuve.

PHILINDRE.

Il est donc vrai que Floridan n’est plus ?

FLEURIMON.

C’en est fait, mais il est arrivé en sa mort des circonstances dont les Histoires ne se tairont pas. J’étais allé pour remédier à sa blessure, mais mon secours étant inutile au fils, je l’ai employé en la personne de la mère, qui se fondant en larmes, cherchait déjà une invention pour mourir. Durant ce temps-là les autres accidents sont survenus, dont je vous ferai le conte si vous voulez venir chez Amintor, à qui je vais faire le rapport de l’état où j’ai trouvé Floridan.

PHILINDRE.

J’y irai volontiers, mais trouvez bon que je quitte ce miroir au plus prochain logis. Allons quand il vous plaira.

FLEURIMON.

Il faut que vous sachiez, Philindre ; Mais je vois tourner à ce coin de rue Amintor tout éploré, il vient à notre rencontre, attendons qu’il soit ici, cela m’épargnera la peine de le dire deux fois.

 

 

Scène VI

 

AMINTOR, FLEURIMON, PHILINDRE

 

AMINTOR.

Qui voudra voir un portrait au vif de la plus sensible douleur qui puisse travailler une âme, en vienne à considérer les traits sur mon visage, à qui ce jour malheureux a plus changé le teint, que n’avait pu faire le cours de soixante-quatre années. Amintor infortuné, eusses-tu cru que de la désobéissance de ta fille, eût dû naître, comme d’une source de malheurs, tout l’ennui dont ta vieillesse se voit maintenant accablée ? Hélas ! si ma crainte est vraie, et que Floridan soit mort, qui me garantira de la honte que me prépare la Justice d’un Juge que nulle faveur ne corrompit jamais, je tremble à la seule appréhension de son supplice, mes cheveux se hérissent, et mes pas chancelants sont les irréprochables témoins de la faiblesse où je succombe ; ah Célinde !

FLEURIMON.

L’excès de sa douleur lui ôte presque le pouvoir de se soutenir ; il faut que je m’acquitte de ma commission, et qu’après cela je le serve en ce qu’il m’ordonnera.

PHILINDRE.

Il en est temps.

AMINTOR.

Ah voici le Chirurgien que Dorice avait appelé au secours de son fils : et bien, vous voilà de retour, que devons-nous espérer de Floridan ? parlez hardiment, et croyez que vous ne sauriez me rien dire de si funeste que mon opinion ne l’ait déjà conçu.

FLEURIMON.

Puisque vous me le commandez, et que bien souvent faute de découvrir un mal, on en rend les remèdes impossibles, je vous dirai que Floridan est mort.

AMINTOR.

Ah Destin !

FLEURIMON.

Et ce qui mêle la pitié dans l’horreur de cet accident, c’est que son trépas a été suivi d’un autre.

AMINTOR.

Dorice ?

FLEURIMON.

Non, celle-là veut vivre pour se venger ; mais si vous me voulez donner un peu d’audience, je vous raconterai les particularités de tout.

AMINTOR.

Dites.

FLEURIMON.

Sachez, sage Amintor, qu’un peu devant que Floridan expirât, Parthénice est arrivée aussi à propos, que si elle eût été appelée pour lui fermer les yeux. Cette belle fille avait brûlé pour lui d’une secrète flamme, et dit-on que Floridan avait été quelque temps sans brûler aussi que du même feu ; tant y a que ce Chevalier étant mort, et Parthénice ne trouvant plus en lui de chaleur ni de mouvement, elle a commencé de vomir sur Célinde toutes les imprécations qui peuvent sortir d’une bouche que la fureur fait parler. Après cela lui prenant la main toute froide et glacée, et la portant tantôt à sa bouche, tantôt à ses yeux, chère main, a-t-elle dit, quelque insensible que tu sois, reçois les discrètes non pas les dernières marques de mon amour, bientôt mon ressentiment t’en donnera d’autres ; et en attendant, souffre que je me revanche en quelque sorte après ta mort des devoirs qui me furent rendus durant ta vie. Puis s’élançant sur le lit où Floridan gisait étendu de son long, et adressant sa parole à Dorice, Madame, a-t-elle ajouté, votre tyrannie m’a autrefois ravi la possession de Floridan, mais aujourd’hui mon courage me la redonne : N’enviez, je vous supplie, ni son bonheur ni le mien, mais si la pitié trouve quelque place en votre âme, agréez que ceux que vous verrez morts sur un même lit, soient enfermés dans un même tombeau. À ce mot elle s’est saisie d’un poignard qu’elle avait cachée dans ses habits, et après avoir conjuré Floridan de n’aller point sans elle visiter les champs d’Élize, elle s’en est donnée deux coups dans le sein. L’état où était Dorice, et le trouble où ses discours me mettaient, ont été cause que nous n’avons su empêcher l’effet de cet étrange dessein, de sorte que Parthénice ayant rendu le dernier soupir, Dorice a mis ordre que sa dernière volonté fût exécutée, et s’en est allée de ce pas demander justice de ces deux homicides, perpétrés par Célinde en la personne de son fils.

AMINTOR.

Ô désastre ! ô fille misérable ! ô vieillard, sur qui la colère du Ciel éclate visiblement ; chers amis de grâce soutenez-moi, aidez à ce faible corps qui succombe sous le faix de tant d’infortunes, et permettez que votre assistance m’accompagne sur mon lit, où j’espère d’importuner les Dieux jusqu’à ce qu’ils aient permis que ma mort prévienne le dernier Acte de cette Tragédie.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ALCANDRE, DORICE, CÉLINDE, LUCIDOR

 

ALCANDRE.

N’en doutez pas, Dorice, la Justice est peinte les bras ouverts, et les yeux fermés, pour montrer qu’elle reçoit tout le monde à la plainte, et qu’elle punit sans nulle acception. Mais qu’on amène ces accusés, afin que je voie si leur confession ajoutera quelque chose aux preuves que j’ai pour les convaincre. Ah si jamais j’eus quelque sujet de porter envie à la condition de ceux qui vivaient durant l’innocence du premier âge, c’est depuis que la voix d’un peuple m’a élu souverain Magistrat pour présider en ce trône où la Justice tient son empire, et pour y prononcer les Décrets des Dieux en faveur des innocents, ou à la ruine des coupables ; car alors nulles actions ne pouvant porter le nom de crime, la nécessité de les punir n’avait pas introduit l’usage des Juges, et la malice des hommes n’avait point fait établir de lois pour réfréner les vices, puisque ces Monstres n’avaient pas encore vu le jour. Mais depuis que l’Avarice et l’Ambition, pestes fatales à l’Univers, commencèrent d’infecter les âmes, les vices naquirent, et cette innocence mourut ; la faim d’avoir, sema la discorde dans les familles, partagea l’inclination des peuples, et mit... Mais les voici, qui d’une contenance assurée semblent défier le péril qui les menace : parlez Dorice, que demandez-vous à ces deux prisonniers ?

DORICE.

Grand Alcandre, je demande leur mort, ou la vie de mon fils : son trépas à qui je donne des larmes de sang, excuse ce désir de vengeance, et le déplorable état où m’a déjà réduite la perte de cet appui parle clairement à tout le monde de la justice de mon ressentiment.

ALCANDRE.

Levez-vous.

DORICE.

Hélas ! Célinde n’a mis qu’un moment à me ravir celui que mes soins avaient conservé depuis tant d’années, et semble que sa trahison a pris plaisir d’éprouver, si en la mort de Floridan, mes douleurs seraient extrêmes comme en sa naissance. Sage et généreux Alcandre, si je m’en plains jusqu’à désirer qu’une exemplaire punition expie son forfait, je fais ce que doit une mère, de qui l’affliction est prête à n’être bornée que des termes du désespoir, et mon intérêt se mêle avecque celui de toute la Nature, qui pour s’empêcher de périr, n’a point de meilleur remède que de faire punir les mauvaises actions. Je ne pense pas que celle de Célinde n’éclate assez dans la violence de ma douleur, outre qu’elle n’a pas besoin de témoins, puisqu’elle a été commise publiquement, et que tantôt sa confession a prévenu mes doutes, comme si elle eût dû tirer quelque sujet de gloire de l’excès de sa lâcheté. De croire aussi qu’elle put autoriser de quelques excuses l’énormité de sa trahison, c’est une chose que je ne crois pas possible, vu qu’en matière d’homicides et d’assassinats, nos lois sont si justes qu’elles condamnent même les premiers mouvements : et quand bien une si violente fureur pourrait être pardonnée, je remontre qu’en l’action de Célinde cette excuse ne se rencontre pas, puisque Lucidor, avouant d’avoir conseillé cette perfidie, il fait connaître qu’il y a eu de l’espace entre le dessein et l’exécution. Pardonnez-moi, grand Alcandre, si le ressouvenir de ce cruel accident impose silence à ma bouche, et ne me permet pas d’exagérer davantage une action qui me fait encore frémir d’horreur ; je sens qu’une nouvelle fureur se rend maîtresse de toutes les puissances de mon âme, et n’était qu’un légitime respect me retient, j’obéirais au Démon qui sollicite ma vengeance, et irais de ce pas exercer sur Célinde toutes les rigueurs que la rage peut inspirer : mais puisque je dois être vengée, il faut que ce soit d’une autre main, trouvez bon qu’au moins je demande à cette inhumaine, quelle cause a pu produire un si damnable effet. Parlez donc, Célinde, parlez barbare, et dites-nous de quelle faute Floridan aurait pu se rendre coupable pour mériter les traits de votre courroux ? quelle autre que vous a mis jamais une parfaite amitié dans le nombre des crimes ? et quels Dieux ont jamais lancé des foudres contre ceux qui ont adoré leurs Autels ? Hélas ! cette mémoire me tue, Grand Alcandre, que votre justice égale ma douleur et l’offense de Célinde ; que ces deux victimes satisfassent les Mânes de mon fils : et parce que leur condition est assez considérable, pour faire un parti capable de les sauver des bras même de la mort, je demande que votre présence dissipe cette crainte, et que votre autorité s’oppose à la faction de leurs confédérés.

Célinde et Lucidor en même temps.

CÉLINDE.

Il me serait inutile de nier.

LUCIDOR.

Puisqu’il faut qu’en ce moment.

ALCANDRE.

Attendez, Lucidor, laissez parler Célinde, vous aurez du temps pour alléguer vos raisons.

CÉLINDE.

Je dis, grand Alcandre, qu’il ne faut pas prétendre que je nie d’avoir tué Floridan, ni que je me repente jamais d’avoir au prix de ma prison, acheté la liberté de mon âme. Ce n’est pas que je ne confesse d’avoir failli, et que je ne sois prête à souffrir les supplices qui sont préparés à mon crime, mais quand je pense aux maux qui m’étaient inévitables, et que je fais entre eux une comparaison, je ne puis que je ne préfère un prompte mort, à une douleur qui m’eût fait mourir toutes les heures. Qu’on me sacrifie donc à l’ombre de Floridan, et que pour assouvir la passion de Dorice, on invente un genre des peines qui excède la rigueur de tous les Tyrans, mon consentement s’accorde à ce dessein ; mais s’il luit encore çà bas quelque rayon de justice, qu’on délivre un innocent, qu’on permette que libre des fers qui lui serrent les mains, il se puisse vanter de n’être désormais retenu que de mes chaînes.

LUCIDOR.

Généreux Alcandre, pardonnez au désespoir d’une fille, qui faute de savoir aimer la vie, s’expose trop librement à la mort : et puisqu’il faut qu’un criminel soit immolé aux Mânes de Floridan, voici le seul sur qui doivent éclater les traits de votre justice. Il est raisonnable qu’un homme meure pour un homme, non pas Célinde, qui ne peut être un objet de vengeance à celui qui l’eût durant sa vie pour l’objet de son amour.

CÉLINDE.

Non non, c’est moi seule qui dois mourir ; quelle raison que pour se venger d’une seule mort, il fallut perdre deux vies ? et Dorice ose-t-elle douter que je n’aie pas assez de sang, pour laver l’injure dont elle m’accuse ? Grand Alcandre, comme mon offense ne vous peut être cachée j’espère que votre prudence verra clairement l’innocence de Lucidor, et que votre probité de tout temps incorruptible, trompera la haine de Dorice, qui n’ayant plus de fils, serait bien aise d’avoir toutes les mères pour compagnes de son infortune. Ah si l’ombre de Floridan.

LUCIDOR.

Oui si l’ombre de Floridan pouvait être consultée, elle dirait bientôt qui de Célinde et de moi, doit être puni comme coupable, ou conservé comme innocent, elle vous apprendrait, grand Alcandre, que puisqu’il était fatal à Floridan de mourir pour elle, il n’importait que ce fût d’un coup de sa main ou de ses yeux ; mais que ma seule jalousie ayant tramée cette trahison, on s’en doit prendre à moi comme à la première cause : En effet on n’a pas accoutumé de rompre le fer qu’un assassin a trempé dans le sang de son frère, on s’attaque au meurtrier ; ainsi on doit épargner Célinde, puisque contrainte de céder à la force de mes persuasions, elle n’a servi en cet homicide, que d’instrument à ma cruauté.

CÉLINDE.

Ah Lucidor, que ta générosité souffre dans ce discours un sensible outrage.

LUCIDOR.

Ah Célinde, que le vôtre offense mon amour bien plus cruellement.

CÉLINDE.

N’as-tu pas un extrême tort de vouloir par cette fausse confession démentir la gloire de tes actions passées ? Vous, à qui le Ciel a donné d’infaillibles secrets pour distinguer la vérité du mensonge, Sage Alcandre, ne voyez-vous pas que ce Chevalier tombe lui-même dans le désespoir qu’il a condamné en moi ? quelle apparence y a-t-il que son courage, d’où autrefois a dépendu le gain des batailles, eût pu se relâcher jusqu’au point de conseiller le crime dont je suis convaincue ? manquait-il peut-être d’autres moyens pour se venger ? et les lois de l’honneur, qu’il a toujours si exactement observées, ne lui en offraient-elles point d’autres voies que le parjure et l’assassinat ? Non non, tant s’en faut qu’il ait contribué quelque chose à mon offense ; que même il n’en a pas su le dessein : ma fureur a été si prompte qu’elle a prévenu ses soupçons, et je dirais qu’elle m’a prévenue moi-même, si je n’avais fait une résolution inviolable de n’alléguer pas une seule excuse en ma faveur : et quant à ce qu’il dit qu’il est raisonnable qu’un homme meure pour un homme, souvenez-vous qu’autre victime que moi ne peut contenter les Mânes de Floridan, comme autrefois Achille ne put être apaisé que par le sacrifice de Polyxène.

ALCANDRE.

Si l’objet de vos débats est de retarder votre peine, ou de gagner quelque chose sur moi, vous les pouvez finir de bonne heure, car où la Justice règne, la compassion doit mourir.

LUCIDOR.

Équitable Juge, je sais bien que la charge que vous exercez veut que votre âme soit insensible au trait des passions, aussi je ne demande pas que votre cœur reçoive pour Célinde quelque sentiment de pitié ; mais comme elle est ingénieuse à chercher les occasions de mourir, permettez-moi de vous déduire les raisons qui vous doivent faire consentir à la laisser vivre. Premièrement, on ne lui peut faire un outrage sans offenser les Dieux, qui verraient en ce moment détruire le plus parfait de leurs ouvrages et puis, à le dire sainement, la seule affection qu’elle me porte a fait toute son offense ; de sorte que n’ayant tué Floridan que pour l’amour de moi, il faut nécessairement inférer que je suis la principale cause de cet homicide. Or que cette affection l’ait pu porter à une si extraordinaire violence, c’est ce qui ne semblera pas digne d’étonnement, quand on saura que pour la vaincre, j’ai cherché jusques dans la Magie tous les secrets qui peuvent faire parfaitement aimer. J’ai invoqué les Démons, j’ai corrompu l’influence des Astres, enfin je n’y ai épargné ni la subtilité des poisons, ni la force des caractères : Ainsi Célinde n’a failli que par nécessité, et il me semble qu’il ne serait pas juste de la punir d’une action que ma seule méchanceté avait rendue inévitable. C’est donc à moi seulement que votre Justice doit faire sentir la pesanteur de ses foudres, la plus innocente de mes actions a mérité le trépas ; Grand Alcandre, accordez-moi la liberté de Célinde au prix de mille supplices, mon amour les demande, et si votre pitié me les refuse, elle offensera la plus grande de toutes les Divinités.

CÉLINDE.

Ô Dieu ! ô cruel et déplorable Amant ! ne veux-tu jamais cesser de te noircir par tes impostures ? crois-tu que ce Juge devant qui tu parles, ne sache pas quelles sont les pensées que l’Amour et le Désespoir peuvent inspirer ? Non non, généreux Alcandre, je n’ai pas tué Floridan pour l’amour de lui, comme il dit, mais pour l’amour de moi seulement, qui n’ai trouvé que ce moyen pour m’affranchir de sa possession, et de la tyrannie de mon père. Et quand il allègue que mon affection n’a été produite que par la force des sortilèges, il a raison, mais il sait bien aussi qu’il n’est point de charme dont il ait usé que celui de son mérite et de sa discrétion : Voilà quelle est la Magie, et quels sont les caractères qu’il a mis en usage ; que si tu ne veux perdre cher Lucidor, tout ce que ta persévérance s’est acquis sur mon inclination, ne t’oppose plus au commandement que je te fais, de vivre aussi longtemps que le Ciel te le permettra.

ALCANDRE.

Mettez fin à vos amoureux différents, et disposez-vous d’ouïr avec silence l’inviolable arrêt qu’un Dieu va prononcer par ma bouche.

Par le pouvoir absolu que notre charge nous donne, et pour laisser à nos Neveux un exemple qui leur puisse inspirer l’horreur qu’ils doivent avoir pour les crimes, Nous ordonnons que Célinde, atteinte et convaincue d’assassinat en la personne de Floridan, devant toutes choses satisfera selon nos coutumes les Mânes du mort : et pour ce, sera conduite devant le Tombeau où repose son corps, pour y demander pardon de son injurieux attentat. Après quoi sera prononcé à la dite Célinde et à Lucidor, leur dernier et irrévocable Arrêt, avec peine de mort à quiconque oserait téméraire s’opposer à son exécution.

LUCIDOR.

Hélas ! après avoir été l’Auteur d’un forfait, ne serai-je que le témoin du supplice ? la mort n’est-elle sourde qu’aux cris des misérables ? Madame, je suis encore dans l’espérance de l’obtenir ; au pis-aller, si mon Juge me la refuse, ma douleur me l’accordera.

 

 

Scène II

 

FLEURIMON, PHILINDRE

 

FLEURIMON.

Il faut avouer que l’affliction d’Amintor est au-dessus de toutes celles qui peuvent être imaginées.

PHILINDRE.

En effet je rencontre au sujet de son déplaisir, toutes les raisons qui le peuvent rendre extrême.

FLEURIMON.

Avez-vous pris garde à ses mouvements, quand on lui est venu rapporter que Célinde allait être conduite devant le Juge ? je meure si je n’ai bien eu de la peine à me contenir, car j’ai cru deux fois ou trois fois qu’il était sur le point de rendre l’âme. Mais quelle confusion de monde vois-je là-bas ?

PHILINDRE.

Ô spectacle qui me tue ! je pense que c’est Célinde et Lucidor qu’on va conduire au supplice ; misérable Philindre, hélas ! serais-tu si lâche que de survivre la perte de ton ami ?

FLEURIMON.

Ne nous affligeons point devant le temps, mais glissons-nous parmi le peuple, nous en saurons bientôt la vérité.

 

 

Scène III

 

CÉLINDE, LUCIDOR, ALCANDRE, DORICE

 

CÉLINDE.

Sacré Tombeau, où reposent deux corps en faveur desquels la mort a eu plus de privilège que la vie, reçois de Célinde pour une grande offense une bien petite satisfaction. Floridan, la justice d’Alcandre oblige ma bouche à faire à ton Ombre cette réparation publique, mais cependant mon cœur accuse le Ciel, de quoi il semble que sa rigueur ne te fit pas naître que pour la ruine de mes contentements. Ta faute envers moi n’est pas moindre que l’injure que je t’ai faite, ainsi puisque nous sommes également coupables, je désire que nous soyons également pardonnés. Donc, chère Ombre, bannissons désormais de notre mémoire le souvenir de nos crimes, afin que nulle fâcheuse pensée ne trouble dans les champs d’Élize les plaisirs que nos âmes doivent goûter. Là je verrai Parthénice et Floridan inséparables, et quelque jour ces deux Ombres y verront couronner de Myrte la constance de Célinde, et la discrétion de Lucidor. Mais, cher Ami, peut-être que je n’ai plus qu’un moment à vivre, ne trouve pas mauvais que je franchisse toute honte, et que je l’emploie à te dire un dernier Adieu : pardonne aux liens qui m’étreignent, si je ne te fais pas une chaîne de mes bras, et puisque le consentement de nos volontés a fait un mariage de nos âmes, permets, si je meurs, que ce soit avec cette consolation, que jamais tu ne souffriras qu’une autre triomphe d’un corps qui devait être à moi. Cher Lucidor, le plus fidèle de tous les hommes, aime le souvenir de Célinde, et sois assuré, que s’il reste parmi les morts quelque mémoire du passé, je n’aurai dans l’esprit autre entretien que celui de l’amour que tu m’as témoignée.

LUCIDOR.

Madame, j’espère de la justice d’Alcandre, que je vous préviendrai en ce funeste passage, ou si ce bonheur m’est interdit, je suis assuré que pour peu que vous m’attendiez, nous passerons dans une même barque le fleuve d’Achéron ; la même fatalité qui nous unit durant la vie, nous assemblera après le trépas, et notre mort sera pareille, bien qu’elle nous attaque sous un visage différent. Cependant, Madame, ne doutez plus que les Mânes de Floridan et de Parthénice ne soient désormais apaisées, puisqu’il n’est point de crime si grand qui ne fut effacé par une seule de vos larmes.

Le Tombeau s’ouvre, et Floridan paraît tenant Parthénice par la main.

FLORIDAN.

Oui je suis content, et si quelqu’un doit être puni pour avoir attenté sur ma vie, j’amène les coupables, car voici les yeux de Parthénice qui me font mourir d’amour. Eux seuls se peuvent vanter d’avoir fait en moi des blessures incurables, et j’ai déjà oublié les coups de Célinde, puisqu’à peine une journée m’en peut retarder la guérison. Je lui pardonne donc, grand Alcandre, et vous supplie de lui pardonner aussi. Et pour nous obliger tous d’une faveur commune, changez sa peine et celle de Lucidor, en un heureux mariage, qui rende leur fortune égale à ma félicité.

ALCANDRE.

Surpris d’étonnement, je ne sais que juger de cet accident étrange.

DORICE.

Grand Alcandre, je vous demande un moment d’audience, dans lesquels je promets d’éclaircir toutes vos doutes.

ALCANDRE.

Le sujet le mérite, parlez.

DORICE.

Sachez qu’au même temps que Célinde a eu blessé Floridan, je l’ai cru mort, et ait fait un vœu solennel de ne laisser pas cette trahison impunie ; depuis ayant su par son chirurgien que voici présent, que sa blessure était légère, et que sa pâmoison n’était provenue que de la perte du sang qu’il avait versé, j’ai fait dessein de ne rendre la peine de Célinde, que conforme à mon mal, et de ne la punir que par l’appréhension. Pour cela j’ai fait publier partout que Floridan n’était plus au monde, et Parthénice même entre les bras de qui, suivant mon conseil, il a feint de rendre le dernier soupir, a bien eu de la peine à se guérir de cette tromperie. Enfin ayant été informée de ma résolution, elle a reçue deux grands contentements ensemble, celui de le retrouver en vie, et de savoir que je ne voulais plus apporter d’obstacle au dessein qu’il avait déjà eu de l’épouser. Ainsi ne me restant plus rien à désirer qu’une véritable condamnation, qui portant Célinde sur le point de sa perte, assouvit ma vengeance dissimulée, j’ai eu recours à votre justice, qui a trouvé mes désirs légitimes, et m’a accordé ce que je demandais. Maintenant que ma feinte est allée jusqu’où je la voulais porter pour mon contentement, je me jette à vos pieds, grand Alcandre, pour obtenir un pardon de quoi j’ai abusé de votre charge, et manqué en quelque sorte au respect que je dois à votre qualité : la crainte d’être parjure m’a donné la hardiesse de l’entreprendre, outre que j’ai cru que le plaisir dont cet accident devait être suivi contribuerait à me faire avoir la grâce que je vous demande.

ALCANDRE.

Je reçois vos excuses, et suis bien aise de quoi cette invention s’est opposée à l’exécution d’un Arrêt que je n’eusse prononcé qu’avec un déplaisir extrême : le seul scrupule qui me reste, c’est que je doute comme il est possible que la blessure de Floridan ait été si petite, et qu’elle ait produit un effet si grand.

FLEURIMON.

Seigneur, puisque cela regarde ma charge je prendrai la hardiesse de vous en éclaircir. Je vous dirai donc, que le coup est parti d’un courage fort, mais d’une main bien faible ; je crois bien que Célinde lui voulait enfoncer le poignard dans la gorge, mais de bonne fortune il a glissé le long de l’épaule et n’est descendu que sur le bras ; il est vrai qu’il a rencontré l’un des vaisseaux de la veine que nous nommons Axillaire, et c’est par là que Floridan a perdu le sang qui l’a fait évanouir. Dieu merci, nos remèdes ont arrêté ce mal, ainsi j’espère qu’en peu de jours ce Chevalier aura recouvert ses premières forces.

ALCANDRE.

Ce rapport me contente, qu’on leur ôte leurs fers. Mais dites-moi, Dorice, Amintor sait-il la tromperie que vous avez faite à Célinde ?

DORICE.

Non, car je l’ai conduite si secrètement, que nul autre ne l’a su que Parthénice, ce Chirurgien, Floridan et moi.

ALCANDRE.

Tant mieux, je me vengerai sur lui de la frayeur que vous m’avez donnée : qu’on l’aille quérir. Ce n’est pas sans cause que l’esprit d’une femme est à craindre, puisqu’il n’épargne rien pour venir à bout de ses intentions.

DORICE.

J’ai cru qu’il était raisonnable que Célinde eût sa part de la peur qu’elle m’avait causée ; ma plus grande offense est celle qui vous regarde, et que votre bonté vous doit faire oublier, puisqu’étant ici-bas l’image de la Divinité, mon intention ne vous peut être inconnue.

ALCANDRE.

Vos raisons ont déjà gagné sur moi : mais je pense qu’Amintor ne mettra pas longtemps à venir, faites cacher ces quatre Amants jusqu’à ce que je leur ordonne de paraître. Ah le voici qui ne s’attend à rien moins qu’au contentement, que le Ciel lui prépare.

 

 

Scène IV

 

ALCANDRE, AMINTOR, CÉLINDE, etc.

 

ALCANDRE.

Père inhumain et barbare, sur qui les Dieux rejettent toute l’offense de Célinde, depuis quand forçant les inclinations de ta fille, as-tu résolu de faire revenir le siècle des Tyrans ? As-tu pu vivre tant d’années, sans apprendre qu’il est impossible d’assembler deux contraires dans un même sujet ? Cependant contre les privilèges de la Nature, tu as usé de force contre ton propre sang, et as voulu que les flammes de Floridan compatissent avecque les glaces de Célinde. La passion qu’elle avait pour Lucidor t’a semblé illégitime ; et quelque supplication qu’elle t’ait faite pour l’obtenir, jamais elle n’y a su faire consentir ton humeur ambitieuse. Or tu vois à quelle extrémité ta violence l’a réduite, puisque destinée à mourir pour l’expiation de son crime rien au monde n’est désormais capable de la sauver, et pour ce que ton forfait est comme la cause du sien, j’ordonne que tu assisteras à son supplice, afin que par l’étroite liaison qui unit un père à ses enfants tu participes à la peine qu’elle a méritée.

AMINTOR.

Je n’ai garde de murmurer contre cette ordonnance puisque n’ayant plus de passion que pour mourir, je reçois comme un grand bien, toutes les occasions qui peuvent avancer la fin de ma vie. Mais pour ne laisser après moi aucune tache qui puisse noircir ma renommée j’atteste les Dieux que ce que vous nommez une tyrannie, n’a été qu’un désir violent de procurer à Célinde un avantage qu’elle ne méritait pas. Et quant à ce qui regarde l’intérêt de Lucidor, je veux être tenu pour le plus méchant de tous les hommes, si j’en ai jamais rien su qu’après que le mal a été hors de toute espérance de remède.

ALCANDRE.

Et si leur intelligence vous eût été connue, eussiez-vous consenti qu’un mariage les eût assemblés.

AMINTOR.

Hélas la naissance de Lucidor, et ses vertus particulières n’avaient que trop de charmes pour m’y faire consentir, mais le Ciel en a disposé autrement, et a voulu que mes derniers jours s’écoulassent dans le ressentiment de ses outrages.

ALCANDRE.

Laissons ce discours, et puisqu’en ce temps-là vous eussiez approuvé l’alliance de Lucidor et de Célinde, agréez ?la maintenant que je vous en prie, et que Floridan promis en mariage à Parthénice, vous dispense de la parole que vous lui aviez donnée.

Il les fait sortir du lieu où ils s’étaient cachés, et les présente lui-même à Amintor.

AMINTOR.

Ô Dieux où suis-je ? dans quelle confusion me vois-je réduit ?

CÉLINDE.

Mon père ?

AMINTOR.

Ma fille, n’est-ce point un songe qui me trompe dans l’illusion de tous ces objets présentés ?

LUCIDOR.

Nullement, Parthénice et Floridan vivent encore, et si vous ne voulez être la cause de ma mort, je conjure votre piété de recevoir la prière qu’Alcandre vous a faite en ma faveur, et de croire, généreux Amintor, que je n’aspire à la gloire d’être votre gendre, que pour avoir plus d’occasions de vous servir.

FLORIDAN.

Son mérite vous y oblige, et mes désirs vous en sollicitent.

AMINTOR.

J’accepte votre alliance et la veux chérir comme la plus grande grâce que je pouvais recevoir du Ciel. Mais ne saurai-je point le dénouement de toute cette affaire ?

ALCANDRE.

Tantôt on vous entretiendra de tout ce que Dorice a fait pour cette heure donnez quelque trêve à ces caresses, et puisque les Dieux par une voie si peu commune vous ont conduits au souverain degré de vos contentements, allons faire fumer leurs Autels d’un nombre infini de Victimes. Allons en faveur de ces deux Mariages, opposer aux feux de la nuit ceux de votre amour et de votre joie, et faire graver sur l’Airain les merveilles de cette Histoire, afin qu’elle étonne également, et qu’elle ravisse les yeux et les oreilles de la Postérité.

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