Atrée et Thyeste (Prosper Jolyot de CRÉBILLON)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 14 mars 1707.

 

Personnages

 

ATRÉE, roi d’Argos

THYESTE, roi de Mycènes, frère d’Atrée

PLISTHÈNE, fils d’Ærope et de Thyeste, cru fils d’Atrée

THÉODAMIE, fille de Thyeste

EURISTHÈNE, confident d’Astrée

ALCIMÉDON, officier de la flotte

THESSANDRE, confident de Plisthène

LÉONIDE, confidente de Théodamie

SUITE D’ATRÉE

GARDES

 

La scène est à Chalcys, capitale de l’île d’Eubée, dans le palais d’Atrée.

 

 

PRÉFACE

 

Quoique je ne connaisse que trop combien il est inutile de répondre au public, cette tendresse si naturelle aux hommes pour leurs ouvrages l’a emporté sur mes réflexions. Toute la prudence humaine est un frein léger pour un auteur qui se croit lésé. Ce n’est pas que je ne sache qu’il n’y a plus de salut à faire dans quelque préface que ce soit. Le public semble être devenu d’airain pour nous : inaccessible désormais à tous ces petits traités de paix que nous faisions autrefois avec lui dans nos préfaces, il nous fait de sa critique une espèce de religion incontestable, et veut nous forcer de reconnaître en lui une infaillibilité dont nous ne conviendrons que quand il nous louera. Cela n’empêche pas qu’avec les meilleures raisons du monde nous n’ayons souvent tort. Plus nous voulons nous justifier, plus on nous croit entêtés. Si nous sommes humbles, on nous trouve rampants ; si nous sommes modestes, hypocrites ; si nous répondons avec fermeté, nous manquons de respect. Un auteur est précisément comme un esclave qui dépend d’un maître capricieux qui le maltraite souvent sans sujet, et qui veut pourtant le maltraiter sans réplique. Que le lecteur ne me sache point mauvais gré, si je me trouve aujourd’hui entre ses mains : ce n’est assurément point par ma faute. Je proteste, avec toute la bonne foi qu’on peut exiger de moi en pareille occasion, que j’avais renoncé pour jamais à la tentation de me faire mettre sous la presse. Il y a près de trois ans que je refusais constamment mon Atrée ; et je ne l’aurais effectivement jamais donné, si on ne me l’eût fait voir imprimé en Hollande avec tant de fautes, que les entrailles de père s’émurent : je ne pus sans pitié le voir ainsi mutilé. Les fautes d’un imprimeur avec celles d un auteur, c’en est trop de moitié. C’est ce qui me détermina en même temps à donner Électre, pour qui je craignais un sort semblable ; et avec une préface, qui pis est. Pour Idoménée, ce fut une témérité déjeune homme qui ne connaît point le risque de l’impression. Mais ce n’est pas cela dont il s’agit ; c’est d’Atrée. Il n’y a presque personne qui ne se soit soulevé contre ce sujet. Je n ai rien à répondre, si ce n’est que je n’en suis pas l’inventeur. Je vois bien que j’ai eu tort de concevoir trop fortement la tragédie comme une action funeste qui devait être présentée aux yeux des spectateurs sous des images intéressantes ; qui doit les conduire à la pitié par la terreur, mais avec des mouvements et des traits qui ne blessent ni leur délicatesse ni les bienséances. Il ne reste plus qu’à savoir si je les ai observées, ces bienséances si nécessaires. J’ai cru pouvoir m’en flatter. Je n’ai rien oublié pour adoucir mon sujet, et pour l’accommodera nos mœurs. Pour ne point offrir Atrée sous une figure désagréable, je fais enlever Ærope aux autels mêmes, et je mets ce prince (s’il m’est permis d’en faire ici la comparaison) justement dans le cas de la Coupe enchantée de La Fontaine :

 

L’était-il ? ne l’était-il point ?

 

J’ai altéré partout la fable, pour rendre sa vengeance moins affreuse ; et il s’en faut bien que mon Atrée soit aussi cruel que celui de Sénèque. Il m’a suffi de faire craindre jour Thyeste toutes les horreurs de la coupe que son frère lui prépare ; et il n’y porte pas seulement les lèvres. J’avouerai cependant que cette scène me parut terrible à moi-même : elle me fit frémir, mais ne m’en sembla pas moins digne de la tragédie. Je ne vois pas qu’on doive plutôt l’en exclure que celle où Cléopâtre, dans Rodogune, après avoir fait égorger un de ses fils, veut empoisonner l’autre aux yeux des spectateurs. De quelque indignation qu’on se soit armé contre la cruauté d’Atrée, je ne crois pas qu’on puisse mettre sur la scène tragique un tableau plus parfait que celui de la situation où se trouve le malheureux Thyeste, livré sans secours à la fureur du plus barbare de tous les hommes. Quoiqu’on se fût laissé attendrir aux larmes et aux regrets de ce prince infortuné, on ne s’en éleva pas moins contre moi. On eut la bonté de me laisser tout l’honneur de l’invention : on me chargea de toutes les iniquités d’Atrée ; et l’on me regarde encore dans quelques endroits comme un homme noir, avec qui il ne fait pas sûr de vivre : comme si tout ce que l’esprit imagine devait avoir sa source dans le cœur. Belle leçon pour les auteurs, qui ne peut trop leur apprendre avec quelle circonspection il faut comparaître devant le public ! Une jolie femme, obligée de se trouver parmi des prudes, ne doit pas s observer avec plus de soin. Enfin je n’aurais jamais cru que, dans un pays où il y a tant de maris maltraités, Atrée eût eu si peu de partisans. Pour ce qui regarde la double réconciliation qu’on me reproche, je déclare par avance que je ne me rendrai jamais sur cet article. Atrée élève Plisthène pour faire périr un jour Thyeste par les mains de son propre fils ; surprend un serment à ce jeune prince, qui désobéit cependant à la vue de Thyeste. Atrée n’a donc plus de ressource que dans la dissimulation : il feint une pitié qu’il ne peut sentir. Il se sert ensuite des moyens les plus violents pour obliger Plisthène à exécuter son serment ; ce qu’il refuse de faire. Atrée, qui veut se venger de Thyeste d’une manière digne de lui, ne peut donc avoir recours qu’à une seconde réconciliation. J’ose dire que tout ce qu’un fourbe peut employer d’adresse est mis en œuvre par ce prince cruel. Il est impossible que Thyeste lui-même, fût-il aussi fourbe que son frère, ne donne dans le piège qui lui est tendu. On n’a qu’à lire la pièce sans prévention, l’on verra que je n’ai point tort ; et si cela est, plus Atrée est fourbe, et mieux j’ai rempli son caractère, puisque la trahison et la dissimulation sont presque toujours inséparables de la cruauté.

Cette préface ne concerne que la première édition de mes Œuvres, et j’ai cru devoir la laisser telle qu’elle est entre les mains de tout le monde ; mais comme le public, à l’égard d’Atrée, ne s’est point piqué, dans ses jugements, de cette prétendue infaillibilité que j’ai osé lui reprocher, il est bien juste, puisqu’il a changé de sentiment, que je change de style, et que je fasse succéder la reconnaissance aux plaintes : bien entendu que je ne les lui épargnerai pas, s’il s’avise jamais de ne prendre plus à quelques unes de mes pièces le même plaisir qu’il y a pris autrefois.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ATRÉE, EURISTHÈNE, ALCIMÉDON, GARDES

 

ATRÉE.

Avec l’éclat du jour, je vois enfin renaître

L’espoir et la douceur de me venger d’un traître !

Les vents, qu’un dieu contraire enchaînait loin de nous,

Semblent avec les flots exciter mon courroux :

Le calme, si longtemps fatal à ma vengeance,

Avec mes ennemis n’est plus d’intelligence :

Le soldat ne craint plus qu’un indigne repos

Avilisse l’honneur de ses derniers travaux.

Allez, Alcimédon ; que la flotte d’Atrée

Se prépare à voguer loin de l’île d’Eubée :

Puisque les dieux jaloux ne l’y retiennent plus,

Portez à tous ses chefs mes ordres absolus.

À ses gardes.

Que tout soit prêt. Et vous, que l’on cherche Plisthène ;

Je l’attends en ces lieux. Toi, demeure, Euristhène.

 

 

Scène II

 

ATRÉE, EURISTHÈNE

 

ATRÉE.

Enfin ce jour heureux, ce jour tant souhaité,

Ranime dans mon cœur l’espoir et la fierté ;

Athènes, trop longtemps l’asile de Thyeste,

Éprouvera bientôt le sort le plus funeste ;

Mon fils, prêt à servir un si juste transport,

Va porter dans ses murs et la flamme et la mort.        

EURISTHÈNE.

Ainsi, loin d’épargner l’infortuné Thyeste,

Vous détruisez encor l’asile qui lui reste !

Ah ! seigneur, si le sang qui vous unit tous deux

N’est plus qu’un titre vain pour ce roi malheureux,

Songez que rien ne peut mieux remplir votre envie

Que le barbare soin de prolonger sa vie.

Accablé des malheurs qu’il éprouve aujourd’hui,

Le laisser vivre encor, c’est se venger de lui.

ATRÉE.

Que je l’épargne, moi ! lassé de le poursuivre,

Pour me venger de lui, que je le laisse vivre !

Ah ! quels que soient les maux que Thyeste ait soufferts,

Il n’aura contre moi d’asile qu’aux enfers :

Mon implacable cœur l’y poursuivrait encore,

S’il pouvait s’y venger d’un traître que j’abhorre.

Après l’indigne affront que m’a fait son amour            ,

Je serai sans honneur tant qu’il verra le jour.

Un ennemi qui peut pardonner une offense,

Ou manque de courage, ou manque de puissance.

Rien ne peut arrêter mes transports furieux :

Je voudrais me venger, fût-ce même des dieux.          

Du plus puissant de tous j’ai reçu la naissance ;

Je le sens au plaisir que me fait la vengeance.

Enfin mon cœur se plaît dans cette inimitié ;

Et s’il a des vertus, ce n’est pas la pitié.

Ne m’oppose donc plus un sang que je déteste ;        

Ma raison m’abandonne au seul nom de Thyeste :

Instruit par ses fureurs à ne rien ménager,

Dans les flots de son sang je voudrais le plonger.

Qu’il n’accuse que lui du malheur qui l’accable ;

Le sang qui nous unit me rend-il seul coupable ?

D’un criminel amour le perfide enivré,

A-t-il eu quelque égard pour un nœud si sacré ?

Mon cœur, qui sans pitié lui déclare la guerre,

Ne cherche à le punir qu’au défaut du tonnerre.

EURISTHÈNE.

Depuis vingt ans entiers ce courroux affaibli

Semblait pourtant laisser Thyeste dans l’oubli.

ATRÉE.

Dis plutôt qu’à punir mon âme ingénieuse

Méditait dès ce temps une vengeance affreuse :

Je n’épargnais l’ingrat que pour mieux l’accabler :

C’est un projet enfin à te faire trembler.

Instruit des noirs transports où mon âme est livrée,

Lis mieux dans le secret et dans le cœur d’Atrée :

Je ne veux découvrir l’un et l’autre qu’à toi ;

Et je te les cachais, sans soupçonner ta foi.

Écoute. Il te souvient de ce triste hyménée

Qui d’Ærope à mon sort unit la destinée :

Cet hymen me mettait au comble de mes vœux ;

Mais à peine aux autels j’en eus formé les nœuds,

Qu’à ces mêmes autels, et par la main d’un frère,

Je me vis enlever une épouse si chère.

Tes yeux furent témoins des transports de mon cœur :

À peine mon amour égalait ma fureur ;

Jamais amant trahi ne l’a plus signalée.

Mycènes, tu le sais, sans pitié désolée,

Par le fer et le feu vit déchirer son sein ;           

Mon amour outragé me rendit inhumain.

Enfin par ma valeur Ærope recouvrée

Après un an revint entre les mains d’Atrée.

Quoique déjà l’hymen, ou plutôt le dépit,

Eussent depuis ce temps mis une autre en mon lit,

Malgré tous les appas d’une épouse nouvelle,

Ærope à mes regards n’en parut que plus belle.

Mais en vain mon amour brûlait de nouveaux feux,

Elle avait à Thyeste engagé tous ses vœux ;

Et liée à l’ingrat d’une secrète chaîne,

Ærope, le dirai-je ? en eut pour fruit Plisthène.

EURISTHÈNE.

Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Quoi ! Plisthène, seigneur,

Reconnu dans Argos pour votre successeur,

Pour votre fils, enfin ?

ATRÉE.

C’est lui-même, Euristhène :

C’est ce même guerrier, c’est ce même Plisthène

Que ma cour aujourd’hui croit encor, sous ce nom,

Frère de Ménélas, frère d’Agamemnon.

Tu sais, pour me venger de sa perfide mère,

À quel excès fatal me porta ma colère :

Heureux, si le poison qui servit ma fureur

De mon indigne amour eût étouffé l’ardeur !

Celui de l’infidèle éclatait pour Thyeste

Au milieu des horreurs du sort le plus funeste.

Je ne puis sans frémir y penser aujourd’hui :

Ærope, en expirant, brûlait encor pour lui ;

Voilà ce qu’en un mot surprit ma vigilance

À ceux qui de l’ingrate avaient la confidence.

Il lui montre en ce moment une lettre d’Ærope.

 

Lettre d’Ærope.

« D’Atrée en ce moment j’éprouve le courroux,

« Cher Thyeste, et je meurs sans regretter la vie :

« Puisque je ne l’aimais que pour vivre avec vous,

« Je ne murmure point qu’elle me soit ravie.

« Plisthène fut le fruit de nos tristes amours :

« S’il passe jusqu’à vous, prenez soin de ses jours ;

« Qu’il fasse quelquefois ressouvenir son père

« Du malheureux amour qu’avait pour lui sa mère. »

 

Juge de quel succès ses soins furent suivis :

Je retins à la fois son billet et son fils.

Je voulus étouffer ce monstre en sa naissance,

Mais mon cœur plus prudent l’adopta par vengeance ;        

Et, méditant dès lors le plus affreux projet,

Je le fis au palais apporter en secret.

Un fils venait de naître à la nouvelle reine :

Pour remplir mes projets, je le nommai Plisthène,

Et mis le fils d’Ærope au berceau de ce fils,

Dont depuis m’ont privé les destins ennemis.

C’est sous un nom si cher qu’Argos l’a vu paraître ;

Je fis périr tous ceux qui pouvaient le connaître ;

Et, laissant ce secret entre les dieux et moi,

Je ne l’ai jusqu’ici confié qu’à ta foi.

Après ce que tu sais, sans que je te l’apprenne,

Tu vois à quel dessein j’ai conservé Plisthène,

Et, puisque la pitié n’a point sauvé ses jours,

À quel usage enfin j’en destine le cours.

EURISTHÈNE.

Quoi ! seigneur, sans frémir du transport qui vous guide,

Vous pourriez réserver Plisthène au parricide ?

ATRÉE.

Oui, je veux que ce fruit d’un amour odieux

Signale quelque jour ma fureur en ces lieux ;

Sous le nom de mon fils, utile à ma colère,

Qu’il porte le poignard dans le sein de son père ;

Que Thyeste en mourant, de son malheur instruit,

De ses lâches amours reconnaisse le fruit.

Oui, je veux que, baigné dans le sang de ce traître,

Plisthène verse un jour le sang qui l’a fait naître,

Et que le sien après, par mes mains répandu,

Dans sa source à l’instant se trouve confondu.

Contre Thyeste enfin tout paraît légitime,

Je n’arme contre lui que le fruit de son crime :

Son forfait mit au jour ce prince malheureux ;

Il faut, par un forfait, les en priver tous deux.

Thyeste est sans soupçons, et son âme abusée

Ne me croit occupé que de l’île d’Eubée :

Je ne suis en effet descendu dans ces lieux

Que pour mieux dérober mon secret à ses yeux.

Athènes, disposée à servir ma vengeance,

Avec moi dès longtemps agit d’intelligence ;

Et son roi, craignant tout de ma juste fureur,

De son nom seulement cherche à couvrir l’honneur.

Du jour que mes vaisseaux menaceront Athènes,

De ce jour tu verras Thyeste dans mes chaînes :

Ma flotte me répond de ce qu’on m’a promis ;

Je répondrai bientôt et du père et du fils.

EURISTHÈNE.

Eh bien ! sur votre frère épuisez votre haine ;

Mais du moins épargnez les vertus de Plisthène.

ATRÉE.

Plisthène, né d’un sang au crime accoutumé,

Ne démentira point le sang qui l’a formé ;

Et comme il a déjà tous les traits de sa mère,

Il aurait quelque jour les vices de son père.

Quel peut être le fruit d’un couple incestueux ?

Moi-même j’avais cru Thyeste vertueux :

Il m’a trompé ; son fils me tromperait de même.

D’ailleurs il lui faudrait laisser mon diadème ;

Le titre de mon fils l’assure de ce rang :

En faudra-t-il pour lui priver mon propre sang ?

Que dis-je ? pour venger l’affront le plus funeste,

En dépouiller mes fils pour le fils de Thyeste ?

C’est ma seule fureur qui prolonge ses jours ;

Il est temps désormais qu’elle en tranche le cours :

Je veux, par les forfaits où ma haine me livre,

Me payer des moments que je l’ai laissé vivre.

Que l’on approuve ou non un dessein si fatal,

Il m’est doux de verser tout le sang d’un rival.

Mais Plisthène paraît. Songe que ma vengeance

Renferme des secrets consacrés au silence.

 

 

Scène III

 

ATRÉE, PLISTHÈNE, EURISTHÈNE, THESSANDRE, GARDES

 

ATRÉE.

Prince, cet heureux jour, mais si lent à mon gré,         

Presse enfin un départ trop longtemps différé ;

Tout semble en ce moment proscrire un infidèle.

La mer mugit au loin, et le vent vous appelle :

Le soldat, dont ce bruit a réveillé l’ardeur,

Au seul nom de son chef, se croit déjà vainqueur ;

Il n’en attend pas moins de sa valeur suprême,

Que ce qu’en vit Élis, Rhodes, cette île même :

Et moi, que ce héros ne sert point à demi,

J’en attends encor plus que n’en craint l’ennemi.

Je connais de ce chef la valeur et le zèle,

Je sais que je n’ai point de sujet plus fidèle :

Aujourd’hui cependant souffrez sans murmurer

Que votre père encor cherche à s’en assurer.

L’affront est grand, l’ardeur de s’en venger extrême :

Jurez-moi donc, mon fils, par les dieux, par moi-même,

Si le destin pour nous se déclare jamais,

Que vous me vengerez au gré de mes souhaits.

Oui, je puis m’en flatter, je connais trop Plisthène ;

Plus ardent que moi-même, il servira ma haine ;

À peine mon courroux égale son grand cœur :

Il vengera son père.

PLISTHÈNE.

En doutez-vous, seigneur ?

Eh ! depuis quand ma foi vous est-elle suspecte ?

Avez-vous des desseins que mon cœur ne respecte ?

Ah ! si vous en doutiez, de mon sang le plus pur...

ATRÉE.

Mon fils, sans en douter, je veux en être sûr.

Jurez-moi qu’à mes lois votre main asservie

Vengera mes affronts au gré de mon envie.

PLISTHÈNE.

Seigneur, je n’ai point cru que, pour servir mon roi

Il fallût exciter ni ma main, ni ma foi.

Faut-il par des serments que mon cœur vous rassure ?         

Le soupçonner, seigneur, c’est lui faire une injure :

Vous me verrez toujours contre vos ennemis

Remplir tous les devoirs de sujet et de fils.

Oui, j’atteste des dieux la majesté sacrée,

Que je serai soumis aux volontés d’Atrée ;

Que par moi seul enfin son courroux assouvi

Fera voir à quel point je lui suis asservi.

ATRÉE.

Ainsi, prêt à punir l’ennemi qui m’offense,

Je puis tout espérer de votre obéissance ;

Et le lâche, à mes yeux par vos mains égorgé,

Ne triomphera plus de m’avoir outragé.

Allez : que votre bras, à l’Attique funeste,

S’apprête à m’immoler le perfide Thyeste.

PLISTHÈNE.

Moi, seigneur ?

ATRÉE.

Oui, mon fils. D’où naît ce changement ?

Quel repentir succède à votre empressement ?

Quelle était donc l’ardeur que vous faisiez paraître ?

Tremblez-vous, lorsqu’il faut me délivrer d’un traître ?

PLISTHÈNE.

Non. Mais daignez m’armer pour un emploi plus beau :

Je serai son vainqueur, et non pas son bourreau.

Songez-vous bien quel nœud vous unit l’un et l’autre ?       

En répandant son sang, je répandrais le vôtre.

Ah ! seigneur ! est-ce ainsi que l’on surprend ma foi ?

ATRÉE.

Les dieux m’en sont garants ; c’en est assez pour moi.

PLISTHÈNE.

Juste ciel !

ATRÉE.

J’entrevois dans votre âme interdite

De secrets sentiments dont la mienne s’irrite.

Étouffez des regrets désormais superflus ;

Partez, obéissez, et ne répliquez plus.

Des bords athéniens j’attends quelque nouvelle.

Vous, cependant, volez où l’honneur vous appelle :

Que ma flotte avec vous se dispose à partir ;

Et quand tout sera prêt, venez m’en avertir :

Je veux de ce départ être témoin moi-même.

 

 

Scène IV

 

PLISTHÈNE, THESSANDRE

 

PLISTHÈNE.

Qu’ai-je fait, malheureux ! quelle imprudence extrême !

Je ne sais quel effroi s’empare de mon cœur ;

Mais tout mon sang se glace, et je frémis d’horreur.

Dieux, que dans mes serments malgré moi j’intéresse,

Perdez le souvenir d’une indigne promesse ;

Ou recevez ici le serment que je fais,

En dussé-je périr, de n’obéir jamais.

Mais pourquoi m’alarmer d’un serment si funeste ?

Que peut craindre un grand cœur quand sa vertu lui reste ?

Athènes me répond d’un trépas glorieux ;

Et j’y cours m’affranchir d’un serment odieux.

Survivre aux maux cruels dont le destin m’accable,

Ce serait, plus que lui, m’en rendre un jour coupable.

Haï, persécuté, chargé d’un crime affreux,

Dévoré sans espoir d’un amour malheureux,

Malgré tant de mépris, que je chéris encore,

La mort est désormais le seul dieu que j’implore ;

Trop heureux de pouvoir arracher en un jour

Ma gloire à mes serments, mon cœur à son amour !

THESSANDRE.

Que dites-vous, seigneur ? Quoi ! pour une inconnue...

PLISTHÈNE.

Peux-tu me condamner, Thessandre ? tu l’as vue.

Non, jamais plus de grâce et plus de majesté

N’ont distingué les traits de la divinité.

Sa beauté, tout enfin, jusqu’à son malheur même,

N’offre en elle qu’un front digne du diadème ;

De superbes débris, une noble fierté,

Tout en elle du sang marque la dignité.

Je te dirai bien plus : cette même inconnue

Voit mon âme à regret dans ses fers retenue ;

Et qui peut dédaigner mon amour et mon rang

Ne peut être formé que d’un illustre sang.

Quoi qu’il en soit, mon cœur, charmé de ce qu’il aime,

N’examine plus rien dans son amour extrême.

Quel cœur n’eût-elle pas attendri, justes dieux !

Dans l’état où le sort vint l’offrir à mes yeux ?

Déplorable jouet des vents et de l’orage,

Qui, même en l’y poussant, l’enviaient au rivage,

Roulant parmi les flots, les morts, et les débris,          

Des horreurs du trépas les traits déjà flétris,

Mourante entre les bras de son malheureux père,

Tout prêt lui-même à suivre une fille si chère...

J’entends du bruit. On vient. Peut-être c’est le roi ;

Mais non, c’est l’étrangère. Ah ! qu’est-ce que je vois,

Thessandre ? un soin pressant semble occuper son âme.

 

 

Scène V

 

THÉODAMIE, PLISTHÈNE, THESSANDRE, LÉONIDE

 

PLISTHÈNE.

Où portez-vous vos pas ? me cherchez-vous, madame ?

Du trouble où je vous vois ne puis-je être éclairci ?

THÉODAMIE.

C’est vous-même, seigneur, que je cherchais ici.

D’Athènes dès longtemps embrassant la conquête,

On dit qu’à s’éloigner votre flotte s’apprête ;

Que, chaque instant d’Atrée excitant le courroux,

Pour sortir de Chalcys elle n’attend que vous.

Si ce n’est pas vous faire une injuste prière,

Je viens vous demander un vaisseau pour mon père.

Le sien, vous le savez, périt presque à vos yeux ;

Et nous n’avons d’appui que de vous en ces lieux.

Vous sauvâtes des flots et le père et la fille :

Achevez de sauver une triste famille.

PLISTHÈNE.

Voyez ce que je puis, voyez ce que je dois.

D’Atrée en ce climat tout respecte les lois ;

Il n’est que trop jaloux de son pouvoir suprême.

Je ne puis rien ici, si ce n’est par lui-même.

Il reverra bientôt ses vaisseaux avec soin,

Et du départ lui-même il doit être témoin.

Voyez-le. Il vous souvient comme il vous a reçue,

Le jour que ce palais vous offrit à sa vue ;

Il plaignit vos malheurs, vous offrit son appui :

Son cœur ne sera pas moins sensible aujourd’hui ;

Vous n’en éprouverez qu’une bonté facile.

Mais qui peut vous forcer à quitter cet asile ?

Quel déplaisir secret vous chasse de ces lieux ?

Mon amour vous rend-il ce séjour odieux ?

Ces bords sont-ils pour vous une terre étrangère ?

N’y reverra-t-on plus ni vous ni votre père ?

Quel est son nom, le vôtre, où portez-vous vos pas ?

Ne connaîtrai-je enfin de vous que vos appas ?

THÉODAMIE.

Seigneur, trop de bonté pour nous vous intéresse.

Mon nom est peu connu, ma patrie est la Grèce ;

Et j’ignore en quel lieu, sortant de ces climats,

Mon père infortuné doit adresser ses pas.

PLISTHÈNE.

Je ne vous presse point d’éclaircir ce mystère :

Je souscris au secret que vous voulez m’en faire.

Abandonnez ces lieux, ôtez-moi pour jamais

Le dangereux espoir de revoir vos attraits :

Fuyez un malheureux ; punissez-le, madame,

D’oser brûler pour vous de la plus vive flamme ;

Et moi, prêt d’adorer jusqu’à votre rigueur,

J’attendrai que la mort vous chasse de mon cœur ;

C’est dans mon sort cruel, mon unique espérance.

Mon amour, cependant, n’a rien qui vous offense,

Le ciel m’en est témoin ; et jamais vos beaux yeux

N’ont peut-être allumé de moins coupables feux.

Ce cœur, à qui le vôtre est toujours si sévère,

N’offrit jamais aux dieux d’hommage plus sincère.

Inutiles respects ! reproches superflus !

Tout va nous séparer ; je ne vous verrai plus.

Adieu, madame, adieu ; prompt à vous satisfaire,

Je reviendrai pour vous m’employer près d’un père :

Quel qu’en soit le succès, je vous réponds du moins,

Malgré votre rigueur, de mes plus tendres soins.

 

 

Scène VI

 

THÉODAMIE, LÉONIDE

 

THÉODAMIE.

Où sommes-nous, hélas ! ma chère Léonide ?

Quel astre injurieux en ces climats nous guide ?

Ô vous qui nous jetez sur ces bords odieux,

Cachez-nous au tyran qui règne dans ces lieux,          

Dieux puissants ! sauvez-nous d’une main ennemie.

Quel séjour pour Thyeste et pour Théodamie !

Du sort qui nous poursuit vois quelle est la rigueur.

Atrée, après vingt ans, rallumant sa fureur,

Sous d’autres intérêts déguisant ce mystère,

Arme pour désoler l’asile de son frère.

L’infortuné Thyeste, instruit de ce danger,

À son tour, en secret, arme pour se venger,

Flatté du vain espoir de rentrer dans Mycènes,

Tandis que l’ennemi voguerait vers Athènes,

Ou pendant que Chalcys, par de puissants efforts,

Retiendrait le tyran sur ces funestes bords.

Inutiles projets ! inutile espérance !

L’Euripe a tout détruit ; plus d’espoir de vengeance :

Et c’est ce même amant, ce prince généreux,

Sans qui nous périssions sur ce rivage affreux,

Ce prince à qui je dois le salut de mon père,

Qui, la foudre à la main, va combler sa misère !

Athènes va tomber, si, pour comble de maux,

Thyeste dans ces murs n’accable ce héros.

Trop heureux cependant, si de l’île d’Eubée

Il pouvait s’éloigner sans le secours d’Atrée !

Sauvez l’en, s’il se peut, grands dieux ! Votre courroux

Poursuit-il des mortels si semblables à vous ?

Ciel ! puisqu’il faut punir, venge-toi sur son frère :

Atrée est un objet digne de ta colère.

Je tremble à chaque pas que je fais en ces lieux.

Hélas ! Thyeste en vain s’y cache à tous les yeux ;

Quoique absent dès longtemps, on peut le reconnaître ;

Heureux que sa langueur l’empêche d’y paraître !

LÉONIDE.

Espérez du destin un traitement plus doux ;

Que craindre d’un tyran, quand son fils est pour vous ?

Attendez tout d’un cœur et généreux et tendre :

La main qui nous sauva peut encor vous défendre.

Tout n’est pas contre vous dans ce fatal séjour,

Puisque déjà vos yeux y donnent de l’amour.

THÉODAMIE.

Ne comptes-tu pour rien un amour si funeste ?

Le fils d’Atrée aimer la fille de Thyeste !

Hélas ! si cet amour est un crime pour lui,

Comment nommer le feu dont je brûle aujourd’hui ?

Car enfin ne crois pas que j’y sois moins livrée :

La fille de Thyeste aime le fils d’Atrée.

Contre tant de vertus mon cœur mal affermi

Craint plus en lui l’amant qu’il ne craint l’ennemi.

Mais mon père m’attend ; allons lui faire entendre,

Pour un départ si prompt, le parti qu’il faut prendre :

Heureuse cependant si ce funeste jour

Ne voit d’autres malheurs que ceux de notre amour !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

THYESTE, THÉODAMIE, LÉONIDE

 

THYESTE.

Ce n’est plus pour tenter une grâce incertaine ;

Mais, avant son départ, je voudrais voir Plisthène.

Léonide, sachez s’il n’est point de retour.

Ma fille, il faut songer à fuir de ce séjour :

Tout menace à la fois l’asile de Thyeste ;

Défendons, s’il se peut, le seul bien qui nous reste.

D’un père infortuné que prétendent vos pleurs ?

Voulez-vous, dans ces lieux, voir combler mes malheurs ?

Pourquoi, sur mes désirs cherchant à me contraindre,

Ne point voir le tyran ? Qu’en avez-vous à craindre ?

Sans lui, sans son secours, quel sera mon espoir ?

Vous voyez que Plisthène est ici sans pouvoir,

Qu’il va bientôt voguer vers le port de Pirée ;

Voulez-vous qu’à ma fuite il en ferme l’entrée ?

La voile se déploie, et flotte au gré des vents ;

Laissez-moi profiter de ces heureux instants.

Voyez, puisqu’il le faut, l’inexorable Atrée.

Si sa flotte une fois abandonne l’Eubée,

Par quel autre moyen me sera-t-il permis

De sortir désormais de ces lieux ennemis ?

THÉODAMIE.

Ne précipitez rien : quel intérêt vous presse ?

Pourquoi, seigneur, pourquoi vous exposer sans cesse ?

À peine enfin sauvé de la fureur des eaux,

Ne vous rejetez point dans des périls nouveaux.

À partir de Chalcys le tyran se prépare ;

Les vents vont de cette île éloigner ce barbare :

D’un secours dangereux sans tenter le hasard,

Cachez-vous avec soin jusques à son départ.

THYESTE.

Ma fille, quel conseil ! Eh quoi ! vous pouvez croire

Que je veuille à mes jours sacrifier ma gloire !

Non, non, je ne puis voir désoler sans secours

Des états si longtemps l’asile de mes jours.

Moi, qui ne prétendais m’emparer de Mycènes

Que pour forcer Atrée à s’éloigner d’Athènes,

Je l’abandonnerais lorsqu’elle va périr !

Non, je cours dans ses murs la défendre, ou mourir.

Vous m’opposez en vain l’impitoyable Atrée :

Peut-il me soupçonner d’être en cette contrée ?

Sans appui, sans secours, sans suite dans ces lieux,

Sans éclat qui sur moi puisse attirer les yeux,

Dans l’état où m’a mis la colère céleste,

Hélas ! et qui pourrait reconnaître Thyeste ?

Voyez donc le tyran : quel que soit son courroux,

C’est assez que mon cœur n’en craigne rien pour vous,

Ma fille. Vous savez que sa main meurtrière

Ne poursuit point sur vous le crime d’une mère :

C’est moi seul, c’est Ærope enlevée à ses vœux,

Et vous ne sortez point de ce sang malheureux.

Allez : votre frayeur, qui dans ces lieux m’arrête,

Est le plus grand péril qui menace ma tête.

Demandez un vaisseau ; quel qu’en soit le danger,

Mon cœur au désespoir n’a rien à ménager.

THÉODAMIE.

Ah ! périsse plutôt l’asile qui nous reste,

Que de tenter, seigneur, un secours si funeste !

THYESTE.

En dussé-je périr, songez que je le veux.

Sauvez-moi, par pitié, de ces bords dangereux :

Du soleil à regret j’y revois la lumière ;

Malgré moi le sommeil y ferme ma paupière :

De mes ennuis secrets rien n’arrête le cours :

Tout à de tristes nuits joint de plus tristes jours.

Une voix, dont en vain je cherche à me défendre,

Jusqu’au fond de mon cœur semble se faire entendre :         

J’en suis épouvanté. Les songes de la nuit

Ne se dissipent point par le jour qui les suit :

Malgré ma fermeté, d’infortunés présages

Asservissent mon âme à ces vaines images.

Cette nuit même encor, j’ai senti dans mon cœur

Tout ce que peut un songe inspirer de terreur.

Près de ces noirs détours que la rive infernale

Forme à replis divers dans cette île fatale,

J’ai cru longtemps errer parmi des cris affreux,

Que des mânes plaintifs poussaient jusques aux cieux.       

Parmi ces tristes voix, sur ce rivage sombre,

J’ai cru d’Ærope en pleurs entendre gémir l’ombre ;

Bien plus, j’ai cru la voir s’avancer jusqu’à moi,

Mais dans un appareil qui me glaçait d’effroi :

« Quoi ! tu peux t’arrêter dans ce séjour funeste !

« Suis-moi, m’a-t-elle dit, infortuné Thyeste. »

Le spectre, à la lueur d’un triste et noir flambeau,

À ces mots, m’a traîné jusque sur son tombeau.

J’ai frémi d’y trouver le redoutable Atrée,

Le geste menaçant, et la vue égarée,

Plus terrible pour moi, dans ces cruels moments,

Que le tombeau, le spectre, et ses gémissements.

J’ai cru voir le barbare entouré de Furies :

Un glaive encor fumant armait ses mains impies ;

Et sans être attendri de ses cris douloureux,

Il semblait dans son sang plonger un malheureux.

Ærope, à cet aspect, plaintive et désolée,

De ses lambeaux sanglants à mes yeux s’est voilée.

Alors j’ai fait, pour fuir, des efforts impuissants ;

L’horreur a suspendu l’usage de mes sens :

À mille affreux objets l’âme entière livrée,

Ma frayeur m’a jeté sans force aux pieds d’Atrée.

Le cruel, d’une main, semblait m’ouvrir le flanc,

Et de l’autre à longs traits m’abreuver de mon sang.

Le flambeau s’est éteint, l’ombre a percé la terre,

Et le songe a fini par un coup de tonnerre.

THÉODAMIE.

D’un songe si cruel quelle que soit l’horreur,

Ce fantôme peut-il troubler votre grand cœur ?

C’est une illusion...

THYESTE

J’en croirais moins un songe,

Sans les ennuis secrets où ma douleur me plonge :

J’en crains plus du tyran qui règne dans ces lieux,

Que d’un songe si triste, et peut-être des dieux.

Je ne connais que trop la fureur qui l’entraîne.

THÉODAMIE.

Vous connaissez aussi les vertus de Plisthène...

THYESTE.

Quoiqu’il soit né d’un sang que je ne puis aimer,

Sa générosité me force à l’estimer.

Ma fille, à ses vertus je sais rendre justice :

Des fureurs du tyran son fils n’est point complice.

Je sens bien quelquefois que je dois le haïr ;

Mais mon cœur sur ce point a peine à m’obéir.           

Hélas ! et plus je vois ce généreux Plisthène,

Plus j’y trouve des traits qui désarment ma haine.

Mon cœur, qui cependant craint de lui trop devoir,

Ni ne veut, ni ne doit compter sur son pouvoir.

Quoique sur sa vertu vous soyez rassurée,

Je suis toujours Thyeste, et lui le fils d’Atrée.

Je crois voir le tyran : je vous laisse avec lui.

Ma fille, devenez vous-même notre appui ;

Tentez tout sur le cœur de mon barbare frère :

Songez qu’il faut sauver et vous et votre père.

 

 

Scène II

 

ATRÉE, THÉODAMIE, EURISTHÈNE, ALCIMÉDON, LÉONIDE, GARDES

 

ALCIMÉDON.

Vous tenteriez, seigneur, un inutile effort ;

Je le sais d’un vaisseau qui vient d’entrer au port.

On ne sait s’il a pris la route de Mycènes,

Mais depuis près d’un mois, il n’est plus dans Athènes.

Vous en pourrez vous-même être mieux éclairci :

Le chef de ce vaisseau sera bientôt ici.

ATRÉE.

Qu’il vienne, Alcimédon, allez ; qu’on me l’amène ;

Je l’attends. Avec lui faites venir Plisthène ;

Il doit être déjà de retour en ces lieux.

À Théodamie.

Madame, quel dessein vous présente à mes yeux ?

THÉODAMIE.

Prête à tenter, seigneur, la route du Bosphore,

Souffrez qu’une étrangère aujourd’hui vous implore.

J’éprouve dès longtemps qu’un roi si généreux

Ne voit point sans pitié le sort des malheureux.

Sur ces bords échappée au plus cruel naufrage,         

Les flots de mes débris ont couvert ce rivage.

Sans appui, sans secours, dans ces lieux écartés,

J’attends tout désormais de vos seules bontés.

Vous parûtes sensible au destin qui m’accable ;

Puis-je espérer, seigneur, qu’un roi si redoutable

Daigne, de mes malheurs plus touché que les dieux,

M’accorder un vaisseau pour sortir de ces lieux ?

ATRÉE.

Puisque la mer vous laisse une libre retraite,

Ordonnez, et bientôt vous serez satisfaite ;

Disposez de ma flotte avec autorité.

Un vaisseau suffit-il pour votre sûreté ?

Prête à sortir des lieux qui sont sous ma puissance,

Où vous conduira-t-il ?

THÉODAMIE.

Seigneur, c’est à Byzance

Que je prétends bientôt, au pied de nos autels,

Du prix de vos bienfaits charger les immortels.          

ATRÉE.

Mais Byzance, madame, est-ce votre patrie ?

THÉODAMIE.

Non ; j’ai reçu le jour non loin de la Phrygie.

ATRÉE.

Par quel étrange sort, si loin de ces climats,

Vous retrouvez-vous donc dans mes nouveaux états ?

Ce vaisseau que les vents jetèrent dans l’Eubée

Sortait-il de Byzance, ou du port de Pirée ?

En vous sauvant des flots, mon fils, je m’en souviens,

Ne trouva sur ces bords que des athéniens.

THÉODAMIE.

Peut-être, comme nous le jouet de l’orage,

Ils furent comme nous poussés sur ce rivage ;

Mais ceux qu’en ce palais a sauvés votre fils

Ne sont point nés, seigneur, parmi vos ennemis.

ATRÉE.

Mais, madame, parmi cette troupe étrangère

Plisthène sur ces bords rencontra votre père :

Dédaigne-t-il un roi qui devient son appui ?

D’où vient que devant moi vous paraissez sans lui ?

THÉODAMIE.

Mon père infortuné, sans amis, sans patrie,

Traîne à regret, seigneur, une importune vie,

Et n’est point en état de paraître à vos yeux.

ATRÉE.

Gardes, faites venir l’étranger en ces lieux.

THÉODAMIE.

On doit des malheureux respecter la misère.

ATRÉE.

Je veux de ses malheurs consoler votre père ;

Je ne veux rien de plus... Mais quel est votre effroi ?

Votre père, madame, est-il connu de moi ?

A-t-il quelques raisons de redouter ma vue ?

Quelle est donc la frayeur dont je vous vois émue ?

THÉODAMIE.

Seigneur, d’aucun effroi mon cœur n’est agité :

Mon père peut ici paraître en sûreté.

Hélas ! à se cacher qui pourrait le contraindre ?

Étranger dans ces lieux, eh ! qu’aurait-il à craindre ?

À ses jours languissants le péril attaché

Le retenait, seigneur, sans le tenir caché.

À part.

Le voilà : je succombe, et me soutiens à peine.

Dieux ! cachez-le au tyran, ou ramenez Plisthène.

 

 

Scène III

 

ATRÉE, THYESTE, THÉODAMIE, EURISTHÈNE, LÉONIDE, GARDES

 

ATRÉE.

Étranger malheureux, que le sort en courroux,           

Lassé de te poursuivre, a jeté parmi nous,

Quel est ton nom, ton rang ? quels humains t’ont vu naître ?

THYESTE.

Les Thraces.

ATRÉE.

Et ton nom ?

THYESTE.

Pourriez-vous le connaître ?

Philoclète.

ATRÉE.

Ton rang ?

THYESTE.

Noble, sans dignité,

Et toujours le jouet du destin irrité.

ATRÉE.

Où s’adressaient tes pas ? et de quelle contrée

Revenait ce vaisseau brisé près de l’Eubée ?

THYESTE.

De Sestos ; et j’allais à Delphes implorer

Le dieu dont les rayons daignent nous éclairer.

ATRÉE.

Et tu vas de ces lieux ?...

THYESTE.

Seigneur, c’est dans l’Asie,

Où je vais terminer ma déplorable vie,

Espérant aujourd’hui que de votre bonté

J’obtiendrai le secours que les flots m’ont ôté.

Daignez...

ATRÉE.

Quel son de voix a frappé mon oreille !

Quel transport tout-à-coup dans mon cœur se réveille !       

D’où naissent à la fois des troubles si puissants ?

Quelle soudaine horreur s’empare de mes sens !

Toi qui poursuis le crime avec un soin extrême,

Ciel, rends vrais mes soupçons, et que ce soit lui-même !

Je ne me trompe point, j’ai reconnu sa voix ;

Voilà ses traits encore. Ah ! c’est lui que je vois.

Tout ce déguisement n’est qu’une adresse vaine ;

Je le reconnaîtrais seulement à ma haine.

Il fait pour se cacher des efforts superflus :

C’est Thyeste lui-même, et je n’en doute plus.

THYESTE.

Moi Thyeste, seigneur !

ATRÉE.

Oui, toi-même, perfide :

Je ne le sens que trop au transport qui me guide ;

Et je hais trop l’objet qui paraît à mes yeux,

Pour que tu ne sois point ce Thyeste odieux.

Tu fais bien de nier un nom si méprisable :

En est-il sous le ciel un qui soit plus coupable ?

THYESTE.

Eh bien ! reconnais-moi ; je suis ce que tu veux,

Ce Thyeste ennemi, ce frère malheureux.

Quand même tes soupçons et ta haine funeste

N’eussent point découvert l’infortuné Thyeste,

Peut-être que la mienne, esclave malgré moi,

Aux dépens de mes jours m’eût découvert à toi.

ATRÉE.

Ah ! traître ! c’en est trop : le courroux qui m’anime

T’apprendra si je sais comme on punit un crime.

Je rends grâces au ciel qui te livre en mes mains :

Sans doute que les dieux approuvent mes desseins,

Puisque avec mes fureurs leurs soins d’intelligence

T’amènent dans des lieux tout pleins de ma vengeance.

Perfide, tu mourras : oui, c’est fait de ton sort ;

Ton nom seul en ces lieux est l’arrêt de ta mort.         

Rien ne peut t’en sauver, la foudre est toute prête ;

J’ai suspendu longtemps sa chute sur ta tête :

Le temps, qui t’a sauvé d’un vainqueur irrité,

A grossi tes forfaits par leur impunité.

THYESTE.

Que tardes-tu, cruel, à remplir ta vengeance ?

Attends-tu de Thyeste une nouvelle offense ?

Si j’ai pu quelque temps te déguiser mon nom,

Le soin de me venger en fut seul la raison :

Ne crois pas que la peur des fers ou du supplice

Ait à mon cœur tremblant dicté cet artifice.

Ærope par ta main a vu trancher ses jours ;

La même main des miens doit terminer le cours :

Je n’en puis regretter la triste destinée.

Précipite, inhumain, leur course infortunée,

Et sois sûr que contre eux l’attentat le plus noir         

N’égale point pour moi l’horreur de te revoir.

ATRÉE.

Vil rebut des mortels, il te sied bien encore

De braver dans les fers un frère qui t’abhorre !

Holà ! gardes, à moi !

THÉODAMIE, à Atrée.

Que faites-vous, seigneur ?

Dieux ! sur qui va tomber votre injuste rigueur !        

Ne suivrez-vous jamais qu’une aveugle colère ?

Ah ! dans un malheureux reconnaissez un frère :

Que sur ses noirs projets votre cœur combattu

Écoute la nature, ou plutôt la vertu.

Immolez donc, seigneur, et le père et la fille ;

Baignez-vous dans le sang d’une triste famille.

Thyeste, par vous seul accablé de malheurs,

Peut-il être un objet digne de vos fureurs ?

ATRÉE.

Vous prétendez en vain que mon cœur s’attendrisse.

Qu’on lui donne la mort, gardes ; qu’on m’obéisse ;

De son sang odieux qu’on épuise son flanc...

Bas, à part.

Mais non : une autre main doit verser tout son sang.

Oubliais-je... arrêtez. Qu’on me cherche Plisthène.

 

 

Scène IV

 

ATRÉE, THYESTE, PLISTHÈNE, THÉODAMIE, EURISTHÈNE, THESSANDRE, LÉONIDE, GARDES

 

PLISTHÈNE, à Atrée.

Ciel ! qu’est-ce que j’entends ? quelle fureur soudaine

De votre voix, seigneur, a rempli tous ces lieux ?

Qui peut causer ici ces transports furieux ?

THÉODAMIE, à Plisthène.

Ces transports où l’emporte une injuste colère

Ne menacent, seigneur, que mon malheureux père.

Sauvez-le, s’il se peut, des plus funestes coups.

PLISTHÈNE.

Votre père, madame ! Ô ciel ! que dites-vous ?

À part.

À l’immoler, seigneur, quel motif vous engage ?

De quoi l’accuse-t-on ? quel crime, quel outrage

De l’hospitalité vous fait trahir les droits ?

Aurait-il à son tour violé ceux des rois ?

Étranger dans ces lieux, que vous a-t-il fait craindre

À le priver du jour qui puisse vous contraindre ?

ATRÉE.

Étranger dans ces lieux ! Que tu le connais mal !

De tous mes ennemis tu vois le plus fatal.

C’est de tous les humains le seul que je déteste,

Un perfide, un ingrat ; en un mot, c’est Thyeste.         

PLISTHÈNE.

Qu’ai-je entendu, grands dieux ! lui Thyeste, seigneur ?

Eh bien ! en doit-il moins fléchir votre rigueur ?

Calmez, seigneur, calmez cette fureur extrême.

ATRÉE.

Que vois-je ? quoi ! mon fils armé contre moi-même !

Quoi ! celui qui devrait m’en venger aujourd’hui

Ose à mes yeux encor s’intéresser pour lui !

Lâche, c’est donc ainsi qu’à ton devoir fidèle

Tu disposes ton bras à servir ma querelle ?

PLISTHÈNE.

Plutôt mourir cent fois : je n’ai point à choisir :

Dans mon sang, s’il le faut, baignez-vous à loisir.

Seigneur, par ces genoux que votre fils embrasse,

Accordez à mes vœux cette dernière grâce.

Après l’avoir sauvé des ondes en courroux,

M’en coûtera-t-il plus de le sauver de vous ?

À mes justes désirs que vos transports se rendent.

Voyez quel est le sang que mes pleurs vous demandent :

C’est le vôtre, seigneur, non un sang étranger.

C’est en lui pardonnant qu’il faut vous en venger.

ATRÉE.

Le perfide ! si près d’éprouver ma vengeance,

Daigne-t-il seulement implorer ma clémence ?

THYESTE.

Que pourrait me servir d’implorer ton secours,

Si ton cœur qui me hait veut me haïr toujours ?

Eh ! que n’ai-je point fait pour fléchir ta colère ?

Qui de nous deux, cruel ! poursuit ici son frère ?

Depuis vingt ans entiers que n’ai-je point tenté

Pour calmer les transports de ton cœur irrité ?

Surmonte, comme moi, la vengeance et la haine ;

Règle tes soins jaloux sur les soins de Plisthène ;

Et tu verras bientôt, si j’en donne ma foi,

Que tu n’as point d’ami plus fidèle que moi.

ATRÉE.

Quels seront tes garants, lorsque le nom de frère

N’a pu garder ton cœur d’un amour téméraire ?

Quand je t’ai vu souiller par tes coupables feux

Les autels où l’hymen allait combler mes vœux,

Que peux-tu m’opposer qui parle en ta défense ?

Les droits de la nature, ou bien de l’innocence ?

THYESTE.

Ne me reproche plus mon crime ni mes feux ;

Tu m’as vendu bien cher cet amour malheureux.

Pour t’attendrir enfin, auteur de ma misère,

Considère un moment ton déplorable frère.

Que peux-tu souhaiter qui te parle pour moi ?

Regarde en quel état je parois devant toi.

PLISTHÈNE.

Ah ! rendez-vous, seigneur ; je vois que la nature

Dans votre cœur sensible excite un doux murmure :

Ne le combattez point par des soins odieux ;

Elle n’inspire rien qui ne vienne des dieux.

C’est votre frère enfin ; que rien ne vous arrête :

De sa fidélité je réponds sur ma tête.

ATRÉE.

Plisthène, c’en est fait, je me rends à ta voix ;

Je me sens attendri pour la première fois.

Je veux bien oublier une sanglante injure.

Thyeste, sur ma foi que ton cœur se rassure :

De mon inimitié ne crains point les retours ;

Ce jour même en verra finir le triste cours.

J’en jure par les dieux, j’en jure par Plisthène ;

C’est le sceau d’une paix qui doit finir ma haine.

Ses soins et ma pitié te répondront de moi,

Et mon fils à son tour me répondra de toi ;

Je n’en demande point de garant plus sincère.

Prince, c’est donc sur vous que s’en repose un père.

Allez, et que ma cour, témoin de mon courroux,

Soit témoin aujourd’hui d’un entretien plus doux.

 

 

Scène V

 

ATRÉE, EURISTHÈNE, GARDES

 

ATRÉE.

Toi, fais-les avec soin observer, Euristhène.

Disperse les soldats les plus chers à Plisthène ;

Écarte les amis de cet audacieux,

Et viens, sans t’arrêter, me rejoindre en ces lieux.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ATRÉE, EURISTHÈNE

 

ATRÉE.

Enfin, grâces aux dieux, je tiens en ma puissance

Le perfide ennemi que poursuit ma vengeance :

On l’observe en ces lieux, il ne peut échapper ;

La main qui l’a sauvé ne sert qu’à le tromper.

Vengeons-nous ; il est temps que ma colère éclate :

Profitons avec soin du moment qui la flatte ;

Et que l’ingrat Thyeste éprouve dans ce jour

Tout ce que peut un cœur trahi dans son amour.

EURISTHÈNE.

Et qui vous répondra que Plisthène obéisse ?

Que de cette vengeance il veuille être complice ?

Ne vous souvient-il plus que, prêt à la trahir,

Il n’a point balancé pour vous désobéir ?

ATRÉE.

Il est vrai qu’au refus qu’il a fait de s’y rendre

Je me suis vu contraint de n’oser l’entreprendre,        

D’en différer enfin le moment malgré moi.

Mais qui l’a pu porter à me manquer de foi ?

N’avait-il pas juré de servir ma colère ?

Tant de soins redoublés pour la fille et le père

Ne sont-ils les effets que d’un cœur généreux ?          

Non, non ; la source en est dans un cœur amoureux.

Tant d’ardeur à sauver cette race ennemie

Me dit trop que Plisthène aime Théodamie.

Je n’en puis plus douter : il la voit chaque jour ;

Il a pris dans ses yeux ce détestable amour.

Et je m’étonne encor d’une ardeur si funeste !

Que pouvait-il sortir d’Ærope et de Thyeste,

Qu’un sang qui dût un jour assouvir mon courroux ?

Le crime est fait pour lui, la vengeance, pour nous.

Livrons-le aux noirs forfaits où son penchant le guide ;        

Joignons à tant d’horreurs l’horreur d’un parricide.

Puis-je mieux me venger de ce sang odieux

Que d’armer contre lui son forfait et les dieux ?

Heureux qu’en ce moment le crime de Plisthène

Me laisse sans regret au courroux qui m’entraîne !

Qu’il vienne seul ici.

 

 

Scène II

 

ATRÉE

 

Le soldat écarté

Permet à ma fureur d’agir en liberté.

De son amour pour lui ma vengeance alarmée

Déjà loin de Chalcys a dispersé l’armée :

Tout ce que ce palais rassemble autour de moi

Sont autant de sujets dévoués à leur roi.

Mais pourquoi contre un traître exercer ma puissance ?

Son amour me répond de son obéissance.

Par un coup si cruel je m’en vais l’éprouver,

Et de si près encor je m’en vais l’observer,

Que malgré tous ses soins, ma vengeance assurée

Lavera par ses mains les injures d’Atrée.

Je le vois ; et pour peu qu’il ose la trahir,

Je sais bien le secret de le faire obéir.

 

 

Scène III

 

ATRÉE, PLISTHÈNE

 

ATRÉE.

Lassé des soins divers dont mon cœur est la proie,

Prince, il faut à vos yeux que mon cœur se déploie.

Tout semble offrir ici l’image de la paix ;

Cependant ma fureur s’accroît plus que jamais.

L’amour, qui si souvent loin de nous nous entraîne,

N’est point dans ses retours aussi prompt que la haine.       

J’avais cru par vos soins mon courroux étouffé ;

Mais je sens qu’ils n’en ont qu’à demi triomphé.

Ma fureur désormais ne peut plus se contraindre :

Ce n’est que dans le sang qu’elle pourra s’éteindre ;

Et j’attends que le bras chargé de la servir,

Loin d’arrêter son cours, soit prêt à l’assouvir.

Plisthène, c’est à vous que ce discours s’adresse.

J’avais cru, sur la foi d’une sainte promesse,

Voir tomber le plus fier de tous mes ennemis :

Mais Plisthène tient mal ce qu’il m’avait promis ;

Et, bravant sans respect et les dieux et son père,

Son cœur pour eux et lui n’a qu’une foi légère.

PLISTHÈNE.

Où sont vos ennemis ? J’avais cru que la paix

Ne vous en laissait point à craindre en ce palais.

Je n’y vois que des cœurs pour vous remplis de zèle,

Et qu’un fils pour son roi respectueux, fidèle,

Qui n’a point mérité ces cruels traitements.

Où sont vos ennemis ? et quels sont mes serments ?

ATRÉE.

Où sont mes ennemis ? Ciel ! que viens-je d’entendre ?

Thyeste est dans ces lieux, et l’on peut s’y méprendre !        

Vous deviez l’immoler à mon ressentiment :

Voilà mon ennemi, voilà votre serment.

PLISTHÈNE.

Quelle que soit la foi que je vous ai jurée,

J’aurais cru que la vôtre eût été plus sacrée ;

Qu’un frère, dans vos bras, à la face des dieux,          

M’eût assez acquitté d’un serment odieux.

D’un pareil souvenir ma vertu me dispense :

Je ne me souviens plus que de votre clémence.

Mon devoir a ses droits, mais ma gloire a les siens ;

Et vos derniers serments m’ont dégagé des miens.

ATRÉE.

Sans vouloir dégager un serment par un autre,

Veux-tu que tous les deux nous remplissions le nôtre ?

Et tu verras bientôt, si j’explique le mien,

Que ce dernier serment ajoute encore au tien.

J’ai juré par les dieux, j’ai juré par Plisthène,

Que ce jour qui nous luit mettrait fin à ma haine.

Fais couler tout le sang que j’exige de toi ;

Ta main de mes serments aura rempli la foi.

Regarde qui de nous fait au ciel une injure,

Qui de nous deux enfin est ici le parjure.         

PLISTHÈNE.

Ah ! seigneur, puis-je voir votre cœur aujourd’hui

Descendre à des détours si peu dignes de lui ?

Non, par de feints serments je ne crois point qu’Atrée

Ait pu braver des dieux la majesté sacrée,

Se jouer de la foi des crédules humains,

Violer en un jour tous les droits les plus saints.

Enchanté d’une paix si longtemps attendue,

Je vous louais déjà de nous l’avoir rendue ;

Et je m’applaudissais, dans des moments si doux,

D’avoir pu d’un héros désarmer le courroux :

J’admirais un grand cœur au milieu de l’offense,

Qui, maître de punir, méprisait la vengeance.

Thyeste est criminel, voulez-vous l’être aussi ?

Sont-ce là vos serments ? pardonnez-vous ainsi ?

ATRÉE.

Qui ? moi, lui pardonner ! Les fières Euménides       

Du sang des malheureux sont cent fois moins avides,

Et leur farouche aspect inspire moins d’horreur

Que Thyeste aujourd’hui n’en inspire à mon cœur.

Quels que soient mes serments, trop de fureur m’anime.

Perfide, il te sied bien d’oser m’en faire un crime !

Laisse là ces serments ; si j’ai pu les trahir,

C’est au ciel d’en juger, à toi de m’obéir.

Dans un fils qui faisait ma plus chère espérance,

Je ne vois qu’un ingrat qui trahit ma vengeance.

Plisthène est un héros, son père est outragé ;

Il a de la valeur, je ne suis pas vengé !

Ah ! ne me force point, dans ma fureur extrême,

Que sais-je ? hélas ! peut-être à t’immoler toi-même :

Car enfin, puisqu’il faut du sang à ma fureur,

Malheur à qui trahit les transports de mon cœur !

PLISTHÈNE.

Versez le sang d’un fils, s’il peut vous satisfaire ;

Mais n’en attendez rien à sa vertu contraire.

S’il faut voir votre affront par un crime effacé,

Je ne me souviens plus qu’on vous ait offensé.

Oui, seigneur ; et ma main, loin d’être meurtrière,

Défendra contre vous les jours de votre frère.

Seconder vos fureurs, ce serait vous trahir ;

Votre gloire m’engage à vous désobéir.

ATRÉE.

Enfin j’ouvre les yeux ; ta lâcheté, perfide,

Ne me fait que trop voir l’intérêt qui te guide ;

Tu trahis pour Thyeste et les dieux et ta foi :

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il est connu de toi.

Ose encor me jurer que pour Théodamie

Ton cœur ne brûle point d’une flamme ennemie ?

PLISTHÈNE.

Ah ! si c’est là trahir mon devoir et ma foi,

Non, jamais on ne fut plus coupable que moi.

Oui, seigneur, il est vrai, la princesse m’est chère :

Jugez si c’est à moi d’assassiner son père.

Vous connaissez le feu qui dévore mon sein ;

Et pour verser son sang vous choisissez ma main !

ATRÉE.

Ce n’est pas la vertu, c’est donc l’amour, parjure,

Qui te force au refus de venger mon injure !

Voyons si cet amour, qui t’a fait me trahir,

Servira maintenant à me faire obéir.

Tu n’auras pas en vain aimé Théodamie ;

Venge-moi dès ce jour, ou c’est fait de sa vie.

PLISTHÈNE.

Ah ! grands dieux !

ATRÉE.

Tu frémis ; je t’en laisse le choix,

Et te le laisse, ingrat, pour la dernière fois.

PLISTHÈNE.

Ah ! mon choix est tout fait dans ce moment funeste ;

C’est mon sang qu’il vous faut, non le sang de Thyeste.

ATRÉE.

Quand l’amour, de mon fils, semble avoir fait le sien,

Il ne m’importe plus de son sang ou du tien.

Obéis cependant, achève ma vengeance.

L’instant fatal approche, et Thyeste s’avance :

S’il n’est mort lorsque enfin je reverrai ces lieux,        

J’immole sans pitié ton amante à tes yeux.

Rappelle tes esprits : avec lui je te laisse.

Au secours de ta main appelle ta princesse ;

Le soin de la sauver doit exciter ton bras.

PLISTHÈNE.

Quoi ! vous l’immoleriez ! Je ne vous quitte pas.       

Je crois voir dans Thyeste un dieu qui m’épouvante.

Ah ! seigneur !

ATRÉE.

Viens donc voir expirer ton amante :

Du moindre mouvement sa mort sera le fruit.

PLISTHÈNE, seul.

Dieux ! plongez-moi plutôt dans l’éternelle nuit.

Non, cruel, n’attends pas que ma main meurtrière

Fasse couler le sang de ton malheureux frère.

Assouvis, si tu veux, ta fureur sur le mien ;

Mais, dussé-je en périr, je défendrai le sien.

 

 

Scène IV

 

THYESTE, PLISTHÈNE

 

THYESTE.

Prince qu’un tendre soin dans mon sort intéresse,

Héros dont les vertus charment toute la Grèce,           

Qu’il m’est doux de pouvoir embrasser aujourd’hui

De mes jours malheureux l’unique et sûr appui !

PLISTHÈNE.

Quel appui, juste ciel ! Quel cœur impitoyable

Ne serait point touché du sort qui vous accable ?

Ah ! plût aux dieux pouvoir, aux dépens de mes jours,        

D’une si chère vie éterniser le cours !

Que je verrais couler tout mon sang avec joie,

S’il terminait les maux où vous êtes en proie !

Ce n’est point la pitié qui m’attendrit, seigneur ;

Je sens des mouvements inconnus à mon cœur.         

THYESTE.

Seigneur, soit amitié, soit raison, qui m’inspire,

Tout m’est cher d’un héros que l’univers admire.

Que ne puis-je exprimer ce que je sens pour vous !

Non, l’amitié n’a point de sentiments si doux.

PLISTHÈNE.

Ah ! si je vous suis cher, que mon respect extrême

M’acquitte bien, seigneur, de ce bonheur suprême !

On n’aima jamais plus, le ciel m’en est témoin :

À peine la nature irait-elle aussi loin ;

Et ma tendre amitié, par vos maux consacrée,

A semblé redoubler par les rigueurs d’Atrée.

Vous m’aimez ; le ciel sait si je puis vous haïr,

Ce qu’il m’en coûterait s’il fallait obéir.

THYESTE.

Seigneur, que dites-vous ? qui fait couler vos larmes ?

Que tout ce que je vois fait renaître d’alarmes !

Vous soupirez ; la mort est peinte dans vos yeux ;

Vos regards attendris se tournent vers les cieux :

Quel malheur si terrible a pu troubler Plisthène ?

Jusqu’au fond de mon cœur je ressens votre peine.

Voulez-vous dérober ce secret à ma foi ?

Quand je suis tout à vous, n’êtes-vous point à moi ?

Cher prince, ignorez-vous à quel point je vous aime ?

Ma fille ne m’est pas plus chère que vous-même.

PLISTHÈNE.

Faut-il la voir périr dans ces funestes lieux ?

THYESTE.

Quel étrange discours ! Cher prince, au nom des dieux,

Au nom d’une amitié si sincère et si tendre,

Daignez m’en éclaircir.

PLISTHÈNE.

Ah ! dois-je vous l’apprendre ?

Mais, dût tomber sur moi le plus affreux courroux,

Je ne puis plus trahir ce que je sens pour vous.

Fuyez, seigneur, fuyez.

THYESTE.

Quel est donc ce mystère,

Cher prince ? et qu’ai-je encore à craindre de mon frère ?

PLISTHÈNE, apercevant Atrée.

Ah ! ciel !

 

 

Scène V

 

ATRÉE, THYESTE, PLISTHÈNE

 

ATRÉE.

C’est donc ainsi que, fidèle à son roi...

Mais je sais de quel prix récompenser ta foi...

PLISTHÈNE.

Ah ! seigneur, si jamais...

ATRÉE.

Que voulez-vous me dire ?

Sortez : en d’autres lieux vous pourrez m’en instruire.

Votre frivole excuse exige un autre temps ;

Et mon cœur est rempli de soins plus importants.

 

 

Scène VI

 

ATRÉE, THYESTE

 

THYESTE.

De ce transport, seigneur, que faut-il que je pense ?

Qui peut vous emporter à tant de violence ?

Qu’a fait ce fils ? qui peut vous armer contre lui ?

Ou plutôt contre moi qui vous arme aujourd’hui ?

Ne m’offrez-vous la paix...

ATRÉE.

Quel est donc ce langage ?

À me l’oser tenir quel soupçon vous engage ?

Quelle indigne frayeur a troublé vos esprits ?

Quel intérêt enfin prenez-vous à mon fils ?

Ne puis-je menacer un ingrat qui m’offense,

Sans aigrir de vos soins l’injuste défiance ?

Allez : de mes desseins vous serez éclairci,

Et d’autres intérêts me conduisent ici.

 

 

Scène VII

 

ATRÉE

 

Quoi ! même dans des lieux soumis à ma puissance,

J’aurai tenté sans fruit une juste vengeance !

Et le lâche qui doit la servir en ce jour

Trahit, pour la tromper, jusques à son amour !

Ah ! je le punirai de l’avoir différée,

Comme fils de Thyeste, ou comme fils d’Atrée.

Mériter ma vengeance est un moindre forfait

Que d’oser un moment en retarder l’effet.

Perfide, malgré toi, je t’en ferai complice :

Ton roi pour tant d’affronts n’a pas pour un supplice ;

Je ne punirais point vos forfaits différents,

Si je ne m’en vengeais par des forfaits plus grands.

Où Thyeste paraît, tout respire le crime :

Je me sens agité de l’esprit qui l’anime ;

Je suis déjà coupable. Était-ce me venger

Que de charger son fils du soin de l’égorger ?

Qu’il vive ; ce n’est plus sa mort que je médite.

La mort n’est que la fin des tourments qu’il mérite.

Que le perfide, en proie aux horreurs de son sort,

Implore comme un bien la plus affreuse mort ;

Que ma triste vengeance, à tous les deux cruelle,

Étonne jusqu’aux dieux qui n’ont rien fait pour elle.

Vengeons tous nos affronts, mais par un tel forfait

Que Thyeste lui-même eût voulu l’avoir fait.

Lâche et vaine pitié, que ton murmure cesse :

Dans les cœurs outragés tu n’es qu’une faiblesse ;

Abandonne le mien : qu’exiges-tu d’un cœur

Qui ne reconnaît plus de dieu que sa fureur ?

Courons tout préparer ; et, par un coup funeste,

Surpassons, s’il se peut, les crimes de Thyeste.

Le ciel, pour le punir d’avoir pu m’outrager,

A remis à son sang le soin de m’en venger.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

PLISTHÈNE, THESSANDRE

 

THESSANDRE.

Où courez-vous, seigneur ? qu’allez-vous entreprendre ?

PLISTHÈNE.

D’un cœur au désespoir tout ce qu’on peut attendre.

THESSANDRE.

Quelle est donc la fureur dont je vous vois épris ?

Ciel ! dans quel trouble affreux jetez-vous mes esprits !

D’où naît ce désespoir que chaque instant irrite ?

Pour qui préparez-vous ces vaisseaux, cette fuite ?

Quel intérêt enfin arme ici votre bras,

Et ces amis tout prêts à marcher sur vos pas ?

Parlez, seigneur : le roi, désormais plus sévère...

PLISTHÈNE.

Qu’avais-je fait aux dieux pour naître d’un tel père ?

Ô devoir ! dans mon cœur trop longtemps respecté,

Laisse un moment l’amour agir en liberté.

Les rigoureuses lois qu’impose la nature

Ne sont plus que des droits dont la vertu murmure.

Secrets persécuteurs des cœurs nés vertueux,

Remords, qu’exigez-vous d’un amant malheureux ?

THESSANDRE.

Que dites-vous, seigneur ? quelle douleur vous presse ?

PLISTHÈNE.

Thessandre, il faut périr, ou sauver ma princesse.

THESSANDRE.

La sauver ! et de qui ?

PLISTHÈNE.

Du roi, dont la fureur

Va lui plonger peut-être un poignard dans le cœur.

C’est pour la dérober au coup qui la menace

Que je n’écoute plus qu’une coupable audace.

Non, cruel, ce n’est point pour la voir expirer

Que du plus tendre amour je me sens inspirer.

Croirais-tu que du roi la haine sanguinaire

A voulu me forcer d’assassiner son frère ;

Que, pour mieux m’obliger à lui percer le flanc,

De sa fille, au refus, il doit verser le sang ?

Ah ! je me sens saisir d’une fureur nouvelle.

Courons, pour la sauver, où mon honneur m’appelle.

Mais où la rencontrer ? Eh quoi ! les justes dieux

M’ont-ils déjà puni d’un projet odieux ?

Que fait Thyeste ? Hélas ! qu’est-elle devenue ?

Qui peut dans ce palais la soustraire à ma vue ?

Je frémis... Retournons les chercher en ces lieux,        

Les en sauver, Thessandre, ou périr à leurs yeux.

Allons : ne laissons point, dans l’ardeur qui m’anime,

Un cœur comme le mien réfléchir sur un crime ;

Étouffons des remords que j’avais dû prévoir,

Lorsque je n’attends rien que de mon désespoir.       

Suis-moi ; c’est trop tarder, et d’un péril extrême

On doit moins balancer à sauver ce qu’on aime.

Ce n’est point un forfait ; c’est imiter les dieux

Que de remplir son cœur du soin des malheureux.

Mais que vois-je, Thessandre ? ô ciel ! quelle est ma joie !

 

 

Scène II

 

PLISTHÈNE, THÉODAMIE, THESSANDRE, LÉONIDE

 

PLISTHÈNE.

Se peut-il qu’en ces lieux Plisthène vous revoie ?

Unique objet des soins de mon cœur éperdu,

Hélas ! par quel bonheur nous est-il donc rendu ?

Quoi ! c’est vous, ma princesse ! Ah ! ma fureur calmée

Fait place à la douceur dont mon âme est charmée.

Dieux ! qu’allais-je tenter ?... Mais quel est votre effroi !

Qui fait couler vos pleurs ? et qu’est-ce que je vois ?

THÉODAMIE.

Seigneur, vous me voyez les yeux baignés de larmes,

Et le cœur agité des plus vives alarmes.

Thyeste va bientôt ensanglanter ces lieux,

Si vous ne retenez ce prince furieux.

Trop sûr que votre mort, que la sienne est jurée,

Il veut la prévenir par la perte d’Atrée :

Il erre en ce palais dans ce cruel dessein,

Tout prêt à lui plonger un poignard dans le sein.

Il est perdu, seigneur, ce prince qui vous aime,

Si vous ne le sauvez d’Atrée ou de lui-même.

Il voit de tous côtés qu’on observe ses pas :

Le péril cependant ne l’épouvante pas.

Si la pitié pour nous peut émouvoir votre âme,         

Si moi-même en secret j’approuvai votre flamme,

S’il est vrai que l’amour ait pu vous attendrir,

Au nom de cet amour daignez le secourir.

Je vous dirais qu’un cœur plein de reconnaissance

D’un service si grand sera la récompense,

S’il avait attendu que tant de soins pour nous

Vinssent justifier ce qu’il sentait pour vous.

PLISTHÈNE.

Dissipez vos frayeurs et calmez vos alarmes :

Vos yeux, pour m’attendrir, n’ont pas besoin de larmes.

Hélas ! qui plus que moi doit plaindre vos malheurs ?

Ne craignez rien : mes soins ont prévenu vos pleurs.

De ces funestes lieux votre fuite assurée

Va vous mettre à couvert des cruautés d’Atrée ;

Et je vais, s’il le faut, aux dépens de ma foi,

Prouver à vos beaux yeux ce qu’ils peuvent sur moi.

Oui, croyez-en ces dieux que mon amour atteste,

Croyez-en ces garants du salut de Thyeste.

Il m’est plus cher qu’à vous : sans me donner la mort,

Le roi ne sera point l’arbitre de son sort.

Votre père vivra, vous vivrez, et Plisthène

N’aura point eu pour vous une tendresse vaine.

Je sauverai Thyeste. Eh ! que n’ai-je point fait ?

Hélas ! si vous saviez d’un barbare projet

À quel prix j’ai déjà tenté de le défendre...

Venez : pour lui, pour vous, je vais tout entreprendre.         

Heureux si je pouvais, en vous sauvant tous deux,

Près de ne vous voir plus, expirer à vos yeux !

Mais Thyeste paraît : quel bonheur est le nôtre !

Quel favorable sort nous rejoint l’un et l’autre !

 

 

Scène III

 

THYESTE, PLISTHÈNE, THÉODAMIE, THESSANDRE, LÉONIDE

 

THYESTE, apercevant Plisthène.

Que vois-je ? Dieux puissants, après un si grand bien,         

Non, Thyeste de vous ne demande plus rien.

Quoi ! prince, vous vivez ! Eh ! comment d’un perfide

Avez-vous pu fléchir le courroux parricide ?

Que faisiez-vous, cher prince ? et dans ces mêmes lieux

Qui pouvait si longtemps vous cacher à nos yeux ?

Effrayé des fureurs où mon âme est livrée,

Je vous croyais déjà la victime d’Atrée :

Plisthène dans ces lieux n’était plus attendu.

Je l’avoue, à mon tour je me suis cru perdu ;

J’allais tenter...

PLISTHÈNE.

Calmez le soin qui vous dévore ;

Vous n’êtes point perdu, puisque je vis encore.

Tant que l’astre du jour éclairera mes yeux,

Il n’éclairera point votre perte en ces lieux.

Malgré tous mes malheurs, je vis pour vous défendre.

De ces bords cependant fuyez, sans plus attendre ;

Et, sans vous informer d’un odieux secret,

Croyez-en un ami qui vous quitte à regret.

Adieu, seigneur, adieu : mon âme est satisfaite

D’avoir pu vous offrir une sûre retraite.

Thessandre doit guider, au sortir du palais,

Des pas que je voudrais n’abandonner jamais.

THYESTE.

Moi fuir, prince ! qui ? moi ! que je vous abandonne !

Ah ! ce n’est pas ainsi que ma gloire en ordonne.

Instruit par vos bontés pour un sang malheureux,

Je n’en trahirai point l’exemple généreux.

Accablé des malheurs où le destin me livre,

Je veux mourir en roi, si je ne puis plus vivre.

Laissez-moi près de vous ; je ne puis vous quitter.

De noirs pressentiments viennent m’épouvanter ;

Je sens à chaque instant que mes craintes redoublent ;

Que pour vous en secret mes entrailles se troublent :

Je combats vainement de si vives douleurs ;

Un pouvoir inconnu me fait verser des pleurs.

Laissez-moi partager le sort qui vous menace.

Au courroux du tyran la tendresse a fait place ;

Les noms de fils pour lui sont des noms superflus,

Et ce n’est pas son sang qu’il respecte le plus.

PLISTHÈNE.

Ah ! qu’il verse le mien : plût au ciel que mon père

Dans le sang de son fils eût éteint sa colère !

Fuyez, seigneur, fuyez ; et ne m’exposez pas

À l’horreur de vous voir égorger dans mes bras.

Hélas ! je ne crains point pour votre seule vie :

Ne fuyez pas pour vous, mais pour Théodamie.

C’est vous en dire assez, seigneur : sauvez du moins

L’objet de ma tendresse et l’objet de mes soins ;

Et ne m’exposez pas à l’horreur légitime

D’avoir, sans fruit pour vous, osé tenter un crime.

Fuyez : n’abusez point d’un moment précieux.

Cherchez-vous à périr dans ces funestes lieux ?

Thessandre, conduisez...

THESSANDRE.

Seigneur, le roi s’avance.

PLISTHÈNE.

Il en est temps encore, évitez sa présence.

 

 

Scène IV

 

ATRÉE, THYESTE, PLISTHÈNE, THÉODAMIE, EURISTHÈNE, THESSANDRE, LÉONIDE GARDES

 

ATRÉE.

D’où vient, à mon abord, le trouble où je vous vois ?

Ne craignez rien, les dieux ont fléchi votre roi :

Ce n’est plus ce cruel guidé par sa vengeance ;

Et le ciel dans son cœur a pris votre défense.

À Thyeste.

Ne crains rien pour des jours par ma rage proscrits.

Gardes, éloignez-vous. Rassure tes esprits :

D’une indigne frayeur je vois ton âme atteinte ;

Thyeste, chasses-en les horreurs et la crainte ;

Ne redoute plus rien de mon inimitié :

Toute ma haine cède à ma juste pitié.

Ne crains plus une main à te perdre animée :

Tes malheurs sont si grands qu’elle en est désarmée ;

Et les dieux, effrayés des forfaits des humains,

Jamais plus à propos n’ont trahi leurs desseins.         

Quelle était ma fureur ! et que vais-je t’apprendre !

Ton cœur déjà tremblant va frémir de l’entendre.

Je le répète encor ; tes malheurs sont si grands

Qu’à peine je les crois, moi qui te les apprends.

Il lui montre un billet d’Ærope.

Ce billet seul contient un secret si funeste...

Mais, avant de l’ouvrir, écoute tout le reste.

Tu n’as pas oublié les sujets odieux

D’un courroux excité par tes indignes feux :

Souviens-t’en, c’est à toi d’en garder la mémoire :

Pour moi, je les oublie ; ils blessent trop ma gloire.

Cependant contre toi que n’ai-je point tenté !

J’en sens encor frémir mon cœur épouvanté.

En vain sur mes serments ton âme rassurée

Comptait sur une paix que je t’avais jurée ;

Car, dans l’instant fatal où j’attestais les cieux,

Je me jurais ta mort, et j’imposais aux dieux.

Je n’en veux pour témoin que ce même Plisthène,

Par de pareils serments qui sut tromper ma haine.

C’était lui qui devait me venger aujourd’hui

D’un crime dont l’affront rejaillissait sur lui ;

Et pour mieux l’engager à t’arracher la vie,

J’en devais, au refus, priver Théodamie.

De ce récit affreux ne prends aucun effroi :

Tu dois te rassurer en le tenant de moi.

À Plisthène.

Et toi, dont la vertu m’a garanti d’un crime,

Ne crains rien d’un courroux peut-être légitime.

Si c’est un crime à toi de ne le point servir,

Quelle eût été l’horreur d’avoir pu l’assouvir !

Enfin, c’eût été peu que d’immoler mon frère ;

Le malheureux aurait assassiné son père.        

THYESTE.

Moi, son père !

ATRÉE.

Ces mots vont t’en instruire. Lis.

Il lui donne la lettre d’Ærope.

THYESTE.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ? c’est d’Ærope. Ah ! mon fils !

La nature en mon cœur éclaircit ce mystère :

Thyeste t’aimait trop pour n’être point ton père.

Cher Plisthène, mes vœux sont enfin accomplis.        

PLISTHÈNE.

Ciel ! qu’est-ce que j’entends ? Moi, seigneur, votre fils !

Tout semblait réserver, dans un jour si funeste,

Ma main au parricide, et mon cœur à l’inceste.

Grands dieux ! qui m’épargnez tant d’horreurs en ce jour,

Dois-je bénir vos soins, ou plaindre mon amour ?

À Atrée.

Vous qui, trompé longtemps dans une injuste haine,

Du nom de votre fils honorâtes Plisthène,

Quand je ne le suis plus, seigneur, il m’est bien doux

D’être du moins sorti d’un même sang que vous.

Je ne suis consolé de perdre en vous un père

Que lorsque je deviens le fils de votre frère.

Mais ce fils près de vous privé d’un si haut rang,

L’est toujours par le cœur, s’il ne l’est par le sang.

ATRÉE.

C’eût été pour Atrée une perte funeste,

S’il eût fallu te rendre à d’autres qu’à Thyeste.

Le destin ne pouvait, qu’en te donnant à lui,

Me consoler d’un bien qu’il m’enlève aujourd’hui.

Euristhène, sensible aux larmes de ta mère,

Est celui qui me fit de son bourreau ton père :

Instruit de mes fureurs, c’est lui dont la pitié

Vient de vous sauver tous de mon inimitié.

À Thyeste.

Thyeste, après ce fils que je viens de te rendre,

Tu vois si désormais je cherche à te surprendre.

Reçois-le de ma main pour garant d’une paix

Que mes soupçons jaloux ne troubleront jamais.

Enfin, pour t’en donner une entière assurance,

C’est par un fils si cher que ton frère commence.

En faveur de ce fils, qui fut longtemps le mien,

De mon sceptre aujourd’hui je détache le tien.

Rentre dans tes états sous de si doux auspices,

Qui de notre union ne sont que les prémices.

Je prétends que ce jour, que souillait ma fureur,

Achève de bannir les soupçons de ton cœur.

Thyeste, en croiras-tu la coupe de nos pères ?

Est-ce offrir de la paix des garants peu sincères ?

Tu sais qu’aucun de nous, sans un malheur soudain,

Sur ce gage sacré n’ose jurer en vain ;

C’est sa perte, en un mot : cette coupe fatale

Est le serment du Styx pour les fils de Tantale.

Je veux bien aujourd’hui, pour lui prouver ma foi,

En mettre le péril entre Thyeste et moi :

Veut-il bien, à son tour, que la coupe sacrée

Achève l’union de Thyeste et d’Atrée ?

THYESTE.

Pourriez-vous m’en offrir un gage plus sacré

Que de me rendre un fils ? Mon cœur est rassuré ;

Et je ne pense pas que le don de Plisthène

Soit un présent, seigneur, que m’ait fait votre haine.

J’accepte cependant ces garants d’une paix

Qui fait depuis longtemps mes plus tendres souhaits.

Non que d’aucun détour un frère vous soupçonne ;

À la foi d’un grand roi Thyeste s’abandonne :

S’il en reçoit enfin des gages en ce jour,

C’est pour vous rassurer sur la sienne à son tour.

ATRÉE.

Pour cet heureux moment qu’en ces lieux tout s’apprête ;

Qu’un pompeux sacrifice en précède la fête :

Trop heureux si Thyeste, assuré de la paix,

Daigne la regarder comme un de mes bienfaits !

Vous qui de mon courroux avez sauvé Plisthène,

C’est vous, de ce grand jour que je charge, Euristhène ;

J’en remets à vos soins la fête et les apprêts :

Courez tout préparer au gré de mes souhaits.

Mon frère n’attend plus que la coupe sacrée :

Offrons-lui ce garant de l’amitié d’Atrée.

Puisse le nœud sacré qui doit nous réunir

Effacer de son cœur un triste souvenir !

Pourra-t-il oublier...

THYESTE.

Tout, jusqu’à sa misère.

Il ne se souvient plus que d’un fils et d’un frère.

PLISTHÈNE, à Thessandre.

Dès ce moment, au port précipite tes pas :

Que le vaisseau, surtout, ne s’en écarte pas.

De mille affreux soupçons j’ai peine à me défendre.

Cours, et que nos amis viennent ici m’attendre.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

PLISTHÈNE

 

Thessandre ne vient point ! rien ne l’offre à mes yeux !

Tout m’abandonne-t-il dans ces funestes lieux ?

Tristes pressentiments que le malheur enfante,

Que la crainte nourrit, que le soupçon augmente,

Secrets avis des dieux, ne pressez plus un cœur

Dont toute la fierté combat mal la frayeur.

C’est en vain qu’elle veut y mettre quelque obstacle ;

Le cœur des malheureux n’est qu’un trop sûr oracle.

Mais pourquoi m’alarmer ? et quel est mon effroi ?

Puis-je, sans l’outrager, me défier d’un roi

Qui semble désormais, cédant à la nature,

Oublier qu’à sa gloire on ait fait une injure ?

L’oublier ! ah ! moi-même, oublié-je aujourd’hui

Ce qu’il voulait de moi, ce que j’ai vu de lui ?

Puis-je en croire une paix déjà sans fruit jurée ?

Dès qu’il faut pardonner, n’attendons rien d’Atrée.

Je ne connais que trop ses transports furieux,

Et sa fausse pitié n’éblouit point mes yeux.

C’est en vain de sa main que je reçois un père :

Tout ce qui vient de lui cache quelque mystère.

J’en ai trop éprouvé de son perfide cœur,

Pour oser, sur sa foi, déposer ma frayeur.

Je ne sais quel soupçon irrite mes alarmes ;

Mais du fond de mon cœur je sens couler mes larmes.         

Thessandre ne vient point : tant de retardements

Ne confirment que trop mes noirs pressentiments.

Mais je le vois.

 

 

Scène II

 

PLISTHÈNE, THESSANDRE

 

PLISTHÈNE.

Eh bien ! en est-ce fait, Thessandre ?

Sur les bords de l’Euripe est-il temps de nous rendre ?

Pour cet heureux moment as-tu tout préparé ?

De nos amis secrets t’es-tu bien assuré ?

THESSANDRE.

Il ne tient plus qu’à vous d’éprouver leur courage ;

Je les ai dispersés, ici, sur le rivage ;

Tout est prêt. Cependant, si Plisthène aujourd’hui

Veut en croire des cœurs pleins de zèle pour lui,

Il ne partira point : ce dessein téméraire

Pourrait causer sa perte et celle de son père.

PLISTHÈNE.

Ah ! je ne fuirais pas, quel que fût mon effroi,

Si mon cœur aujourd’hui ne tremblait que pour moi :

Thessandre, il faut sauver mon père et la princesse ;

Ce n’est plus que pour eux que mon cœur s’intéresse.

Cherche Théodamie, et ne la quitte pas ;

Moi, je cours retrouver Thyeste de ce pas.

THESSANDRE.

Eh ! que prétendez-vous, seigneur, lorsque son frère

Semble de sa présence accabler votre père ?

Il ne le quitte point ; ses longs embrassements

Sont toujours resserrés par de nouveaux serments.

Un superbe festin par son ordre s’apprête ;

Il appelle les dieux à cette auguste fête.

Mon cœur, à cet aspect qui s’est laissé charmer,

Ne voit rien dont le vôtre ait lieu de s’alarmer.

PLISTHÈNE.

Et moi, je ne vois rien dont le mien ne frémisse.

De quelque crime affreux cette fête est complice :

C’est assez qu’un tyran la consacre en ces lieux,

Et nous sommes perdus s’il invoque les dieux.

Va, cours avec ma sœur nous attendre au rivage ;

Moi, je vais à Thyeste ouvrir un sûr passage.

Dieux puissants, secondez un si juste dessein,

Et dérobez mon père aux coups d’un inhumain.

 

 

Scène III

 

ATRÉE, PLISTHÈNE, GARDES

 

ATRÉE.

Demeure, digne fils d’Ærope et de Thyeste ;

Demeure, reste impur d’un sang que je déteste

Pour remplir de tes soins le projet important,

Demeure, c’est ici que Thyeste t’attend ;

Et tu n’iras pas loin pour rejoindre, perfide,

Les traîtres qu’en ces lieux arme ton parricide.           

Prince indigne du jour, voilà donc les effets

Que dans ton âme ingrate ont produits mes bienfaits !

À peine le destin te redonne à ton père,

Que ton cœur aussitôt en prend le caractère ;

Et plus ingrat que lui, puisqu’il me devait moins,

L’attentat le plus noir est le prix de mes soins.

Va, pour le prix des tiens, retrouver tes complices ;

Va périr avec eux dans l’horreur des supplices.

PLISTHÈNE.

Pourquoi me supposer un indigne forfait ?

Est-ce pour vos pareils que le prétexte est fait ?         

Vos reproches honteux n’ont rien qui me surprenne,

Et je ne sens que trop ce que peut votre haine.

Aurais-je prétendu, né d’un sang odieux,

Vous être plus sacré que n’ont été les dieux ?

À travers les détours de votre âme parjure,

J’entrevois des horreurs dont frémit la nature.

Dans la juste fureur dont mon cœur est épris...

Mais non, je me souviens que je fus votre fils.

Malgré vos cruautés, et malgré ma colère,

Je crois encore ici m’adresser à mon père.        

Quoique trop assuré de ne point l’attendrir,

Je sens bien que du moins je ne dois point l’aigrir,

Dans l’espoir que ma mort pourra vous satisfaire,

Que vous épargnerez votre malheureux frère.

Le crime supposé qu’on m’impute aujourd’hui,        

Tout, jusqu’à son départ, est un secret pour lui.

Sur la foi d’une paix si saintement jurée.

Il se croit sans péril entre les mains d’Atrée :

J’ai pénétré moi seul au fond de votre cœur ;

Et mon malheureux père est encor dans l’erreur.

Je ne vous parle point d’une jeune princesse ;

À la faire périr rien ne vous intéresse.

ATRÉE.

Va, tu prétends en vain t’éclaircir de leur sort ;

Meurs dans ce doute affreux, plus cruel que la mort :

De leur sort aux enfers va chercher qui t’instruise.

Où l’on doit l’immoler, gardes, qu’on le conduise ;

Versez à ma fureur ce sang abandonné,

Et songez à remplir l’ordre que j’ai donné.

 

 

Scène IV

 

ATRÉE

 

Va périr, malheureux, mais, dans ton sort funeste

Cent fois moins malheureux que le lâche Thyeste.

Que je suis satisfait ! que de pleurs vont couler

Pour ce fils qu’à ma rage on est près d’immoler !

Quel que soit en ces lieux son supplice barbare,

C’est le moindre tourment qu’à Thyeste il prépare.

Ce fils infortuné, cet objet de ses vœux,

Va devenir pour lui l’objet le plus affreux.

Je ne te l’ai rendu que pour te le reprendre,

Et ne te le ravis que pour mieux te le rendre.

Oui, je voudrais pouvoir, au gré de ma fureur,

Le porter tout sanglant jusqu’au fond de ton cœur.

Quel qu’en soit le forfait, un dessein si funeste,

S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste.

De son fils tout sanglant, de son malheureux fils,

Je veux que dans son sein il entende les cris.

C’est en toi-même, ingrat, qu’il faut que ma victime,

Ce fruit de tes amours, aille expier ton crime...

Je frissonne, et je sens mon âme se troubler...

C’est à mon ennemi qu’il convient de trembler.

Qui cède à la pitié mérite qu’on l’offense ;

Il faut un terme au crime, et non à la vengeance.        

Tout est prêt, et déjà, dans mon cœur furieux

Je goûte le plaisir le plus parfait des dieux :

Je vais être vengé, Thyeste, quelle joie !

Je vais jouir des maux où tu vas être en proie.

Ce n’est de ses forfaits se venger qu’à demi,

Que d’accabler de loin un perfide ennemi.

Il faut, pour bien jouir de son sort déplorable,

Le voir dans le moment qu’il devient misérable,

De ses premiers transports irriter la douleur,

Et lui faire à longs traits sentir tout son malheur.

Thyeste vient ; feignons. Il semble, à sa tristesse,

Que de son sort affreux quelque soupçon le presse.

 

 

Scène V

 

ATRÉE, THYESTE, GARDES

 

ATRÉE.

Cher Thyeste, approchez : d’où naît cette frayeur ?

Quel déplaisir si prompt peut troubler votre cœur ?

Vous paraissez saisi d’une douleur secrète,

Et ne me montrez plus cette âme satisfaite

Qui semblait respirer la douceur de la paix :

Ne serait-elle plus vos plus tendres souhaits ?

Quoi ! de quelques soupçons votre âme est-elle atteinte ?

Ce jour, cet heureux jour est-il fait pour la crainte ?

Mon frère, vous devez la bannir désormais ;

La coupe va bientôt nous unir pour jamais.

Goûtez-vous la douceur d’une paix si parfaite ?

Et la souhaitez-vous comme je la souhaite ?

N’êtes-vous pas sensible à ce rare bonheur ?

THYESTE.

Qui ? moi vous soupçonner, ou vous haïr, seigneur !

Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qu’ici j’atteste,

Qui lisent mieux que vous dans l’âme de Thyeste.

Ne vous offensez point d’une vaine terreur

Qui semble, malgré moi, s’emparer de mon cœur.

Je le sens agité d’une douleur mortelle :

Ma constance succombe ; en vain je la rappelle ;

Et depuis un moment, mon esprit abattu

Laisse d’un poids honteux accabler sa vertu.

Cependant près de vous, un je ne sais quel charme

Suspend dans ce moment le trouble qui m’alarme.

Pour rassurer encor mes timides esprits,

Rendez-moi mes enfants, faites venir mon fils ;

Qu’il puisse être témoin d’une union si chère,

Et partager, seigneur, les bontés de mon frère.

ATRÉE.

Vous serez satisfait, Thyeste ; et votre fils

Pour jamais en ces lieux va vous être remis.

Oui, mon frère, il n’est plus que la Parque inhumaine

Qui puisse séparer Thyeste de Plisthène.

Vous le verrez bientôt ; un ordre de ma part

Le fait de ce palais hâter votre départ.

Pour donner de ma foi des preuves plus certaines,

Je veux vous renvoyer dès ce jour à Mycènes.

Malgré ce que je fais, peu sûr de cette foi,

Je vois que votre cœur s’alarme auprès de moi.          

J’avais cru cependant qu’une pleine assurance

Devait suivre...

THYESTE.

Ah ! seigneur, ce reproche m’offense.

ATRÉE, à ses gardes.

Qu’on cherche la princesse, allez ; et qu’en ces lieux

Plisthène, sans tarder, se présente à ses yeux.

Il faut...

 

 

Scène VI

 

ATRÉE, THYESTE, EURISTHÈNE, apportant la coupe, GARDES

 

ATRÉE.

Mais j’aperçois la coupe de nos pères :

Voici le nœud sacré de la paix de deux frères ;

Elle vient à propos pour rassurer un cœur

Qu’alarme en ce moment une indigne terreur.

Tel qui pouvait encor se défier d’Atrée

En croira mieux peut-être à la coupe sacrée.

Thyeste veut-il bien qu’elle achève en ce jour

De réunir deux cœurs désunis par l’amour ?

Pour engager un frère à plus de confiance,

Pour le convaincre enfin, donnez, que je commence.

Il prend la coupe de la main d’Euristhène.

THYESTE.

Je vous l’ai déjà dit, vous m’outragez, seigneur,         

Si vous vous offensez d’une vaine frayeur.

Que voudrait désormais me ravir votre haine,

Après m’avoir rendu mes états et Plisthène ?

Du plus affreux courroux quel que fût le projet,

Mes jours infortunés valent-ils ce bienfait ?

Euristhène, donnez ; laissez-moi l’avantage

De jurer le premier sur ce précieux gage.

Mon cœur, à son aspect, de son trouble est remis :

Donnez... Mais cependant je ne vois point mon fils.

Il prend la coupe des mains d’Atrée.

ATRÉE, à ses gardes.

Il n’est point de retour ?

À Thyeste.

Rassurez-vous, mon frère ; 

Vous reverrez bientôt une tête si chère :

C’est de notre union le nœud le plus sacré ;

Craignez moins que jamais d’en être séparé.

THYESTE.

Soyez donc les garants du salut de Thyeste,

Coupe de nos aïeux, et vous, dieux que j’atteste ;

Puisse votre courroux foudroyer désormais

Le premier de nous deux qui troublera la paix !

Et vous, frère aussi cher que ma fille et Plisthène,

Recevez de ma foi cette preuve certaine...

Mais que vois-je, perfide ? Ah ! grands dieux, quelle horreur !       

C’est du sang ! Tout le mien se glace dans mon cœur.

Le soleil s’obscurcit ; et la coupe sanglante

Semble fuir d’elle-même à cette main tremblante.

Je me meurs. Ah ! mon fils, qu’êtes-vous devenu ?

 

 

Scène VII

 

ATRÉE, THYESTE, THÉODAMIE, EURISTHÈNE, LÉONIDE, GARDES

 

THÉODAMIE.

L’avez-vous pu souffrir, dieux cruels ? Qu’ai-je vu ?

Ah ! seigneur, votre fils, mon déplorable frère,

Vient d’être pour jamais privé de la lumière.

THYESTE.

Mon fils est mort, cruel ! dans ce même palais,

Et dans le même instant où l’on m’offre la paix !

Et pour comble d’horreurs, pour comble d’épouvante,        

Barbare, c’est du sang que ta main me présente !

Ô terre, en ce moment, peux-tu nous soutenir !

Ô de mon songe affreux triste ressouvenir !

Mon fils, est-ce ton sang qu’on offrait à ton père ?

ATRÉE.

Méconnais-tu ce sang ?

THYESTE.

Je reconnais mon frère.

ATRÉE.

Il fallait le connaître, et ne point l’outrager ;

Ne point forcer ce frère, ingrat, à se venger.

THYESTE.

Grands dieux ! pour quels forfaits lancez-vous le tonnerre ?

Monstre que les enfers ont vomi sur la terre,

Assouvis la fureur dont ton cœur est épris ;

Joins un malheureux père à son malheureux fils ;

À ses mânes sanglants donne cette victime,

Et ne t’arrête point au milieu de ton crime.

Barbare, peux-tu bien m’épargner en des lieux

Dont tu viens de chasser et le jour et les dieux !

ATRÉE.

Non, à voir les malheurs où j’ai plongé ta vie,

Je me repentirais de te l’avoir ravie.

Par tes gémissements je connais ta douleur :

Comme je le voulais tu ressens ton malheur ;

Et mon cœur, qui perdait l’espoir de sa vengeance,

Retrouve dans tes pleurs son unique espérance.

Tu souhaites la mort, tu l’implores ; et moi,

Je te laisse le jour pour me venger de toi.

THYESTE.

Tu t’en flattes en vain, et la main de Thyeste

Saura bien te priver d’un plaisir si funeste.

Il se tue.

THÉODAMIE.

Ah ciel !

THYESTE.

Consolez-vous, ma fille ; et de ces lieux

Fuyez, et remettez votre vengeance aux dieux.

Contente par vos pleurs d’implorer leur justice,

Allez loin de ce traître attendre son supplice.

Les dieux, que ce parjure a fait pâlir d’effroi,

Le rendront quelque jour plus malheureux que moi :

Le ciel me le promet, la coupe en est le gage ;

Et je meurs.

ATRÉE.

À ce prix, j’accepte le présage :

Ta main, en t’immolant, a comblé mes souhaits ;

Et je jouis enfin du fruit de mes forfaits.

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