Une évasion de Latude (Georges COURTELINE)

Pièce en un acte.

 

Personnages

 

LATUDE

PREMIER CARDEUR

DEUXIÈME CARDEUR

 

Le théâtre représente l’intérieur d’un cachot.

 

Face au public, une porte percée d’un guichet. À gauche, une lucarne grillée, aux barreaux découpés en croix de saint André sur le clair azur du dehors. À droite, une couchette composée en tout et pour tout d’un matelas et d’un traversin.

Au lever du rideau, la scène est vide. Soudain, tremolo à l’orchestre. Coups sourds dans le sol. Une dalle se soulève, et l’on voit apparaître le visage inculte et la tignasse ébouriffée de l’infortuné Latude.

 

 

Scène première

 

LATUDE

 

Personne ?

Il jette un coup d’œil autour de lui.

Personne !

Il se hisse sur les poignets et pénètre dans la cellule.

Je suis Laté, j’ai trente-cinq ans de captivitude.

Il se reprend.

Heu... Je suis Latude, veux-je dire ; j’ai trente-cinq ans de viticapté ; heu... de tivécapti ; pardon !... Flûte, je ne trouve plus mes mots. C’est le manque d’oxygène. Saleté de Pompadour qui me laisse pourrir sur la paille humide des cachots ! Si jamais... Mais patience ! patience ! l’heure est proche !

Solennel.

Voici la cellule où le vidame de Proutrépéto, victime comme moi des haines de la favorite, gémit durant tant d’années ; et voici le lit où ce digne vieillard rendit, hier, le dernier soupir.

Il soulève sa casquette.

Salut, demeure chaste et pure ! – Cristi, que ça sent le renfermé.

Il va à la lucarne, qu’il ouvre ; puis revient à l’avant-scène.

Or, M. de Proutrépéto ayant dévissé son billard, l’administration a conçu le dessein de faire carder son matelas. Ceci m’a donné une idée. J’ai enlevé une partie de la laine, je l’ai fait disparaître de la façon suivante.

Il indique qu’il l’a boulottée.

Et à cette heure, je vais prendre sa place. Une fois dans le matelas, qu’est-ce que je fais ? Je ramène la toile sur moi et je la recouds à l’intérieur. Arrivent les cardeurs qui n’y voient que du feu et me descendent ingénument devant la porte de la prison. C’est très bien. Je tire mon couteau, je crève la toile au matelas, je crève la paillasse aux cardeurs, après quoi, à nous l’oxygène ! C’est extrêmement ingénieux. – Mais, me direz-vous, mon ami, tu t’es donc procuré du fil, une aiguille et un couteau ? Chut !...

Mystérieux. 

J’ai improvisé moi-même ces divers objets mobiliers. Le couteau, je l’ai fabriqué avec un manche de côtelette ; l’aiguille, avec une arête de merlan ; et le fil... – Devinez un peu ? Non, devinez un peu, pour voir ? – ...Avec du bœuf !!! Tous les jours, depuis trente-cinq ans, je prenais sur ma portion un petit filament de gîte à la noix que je dissimulais avec soin dans le creux de ma main, et qui venait s’ajouter à la masse. Résultat : ceci... 

Il tire de sa poche une pelote de couleur brune.

c’est-à-dire la liberté !! Ah ! l’ingéniosité des prisonniers défie toute comparaison ! – Avec tout ça, je bavarde, moi. Quelle heure est-il ?

Il regarde par la lucarne.

Il est précisément, au soleil, onze heures quarante-quatre minutes ; dans un quart d’heure, mes deux gaillards seront ici. Deux cardeurs de matelas et un quart d’heure d’horloge, ça fait trois quarts d’heure ; j’ai le temps.

Il va au matelas et l’éventre. Suffoqué.

Crebleu ! quelle poussière ! Pourvu que je n’aille pas éternuer !

Il plonge les pieds en avant, dans le matelas, qu’il referme et recoud sur lui, conformément à son petit programme.

Un temps. Au dehors, l’horloge de la prison sonne les douze coups de midi. Re-tremolo à l’orchestre. Grincement de clef dans la serrure.

La porte s’ouvre. Apparition des deux cardeurs de matelas.

 

 

Scène II

 

LES CARDEURS, LATUDE caché

 

PREMIER CARDEUR.

Voici l’objet. À nous camarade ! et du nerf !

Le jour s’assombrit. Grondement d’orage qui se prépare.

Diable ! le temps se gâte.

DEUXIÈME CARDEUR.

Oui, camarade, nous allons avoir de l’orage. Le pauvre cardeur de matelas est exposé plus que tout autre aux intempéries des saisons.

PREMIER CARDEUR.

Tu dis vrai, mais assez causé. Tu feras de la philosophie un autre jour. Allume ! Allume !

DEUXIÈME CARDEUR.

Espère un peu.

Les deux hommes s’approchent du matelas où est enseveli Latude, et ils en soulèvent les coins. Nouveau nuage de poussière.

DEUXIÈME CARDEUR, toussant à fendre l’âme.

Oïe ! Oïe ! Oïe !

PREMIER CARDEUR, même jeu.

Eh là ! Eh là ! Voilà un sacré nid à vermine qui ne pèche pas par excès d’humidité. S’il y pousse des champignons, je consens à cesser de boire.

DEUXIÈME CARDEUR.

J’ai la langue aussi rêche qu’une râpe à fromage, rien que d’avoir ouvert la bouche.

PREMIER CARDEUR.

La peste soit de ta langue, éternel bavard ! Au lieu de t’attarder à des sottises, que ne vas-tu plutôt nous quérir deux bons gourdins de chêne ou d’érable dont nous rosserons ce matelas tant et si bien qu’il ne gardera pas plus de poussière que tu n’as, toi, gardé de jugeote ?

DEUXIÈME CARDEUR.

Belle idée !

PREMIER CARDEUR, égayé.

Eh ! eh ! que t’en semble ?

DEUXIÈME CARDEUR.

Oui, l’invention est lumineuse ; j’ai justement, depuis l’an dernier, une belle gaule à abattre les noix, qui fera tout à fait l’affaire. Espère un peu ; je ne fais qu’aller et revenir ; le temps de donner un coup de scie et de faire d’une seule perche deux triques. Je suis à toi dans la minute.

Il sort.

Derrière le dos du premier cardeur, le matelas donne des signes manifestes d’inquiétude.

Un temps.

Rentrée du deuxième cardeur armé de deux énormes rotins.

DEUXIÈME CARDEUR.

Ils sont de pareille longueur. Choisis.

PREMIER CARDEUR.

Camarade, tout est bon outil aux mains d’un bon ouvrier.

Il s’empare d’un des bâtons, retrousse ses manches et crache dans sa main.

À c’t’heure, faisons vite et bien. Et en mesure, autant que possible !

Ils remontent au fond du théâtre et se mettent, pleins d’entrain, à l’ouvrage. Sur le matelas, les coups s’abattent en cadence.

LES DEUX CARDEURS, chantant.

Pan ! pan ! Courage,
Bon artisan !
Ton poing pesant
Tape et fait rage.
Je fais ma besogne en chantant
Pan ! Pan !

Ils s’arrêtent pour souffler. Silence, auquel se mêlent les gémissements de l’infortuné Latude.

DEUXIÈME CARDEUR, l’oreille tendue.

Espère un peu ! Tu entends, eh ?

PREMIER CARDEUR, indifférent.

C’est ce pauvre diable de Latude qui se désole à l’étage au-dessous.

DEUXIÈME CARDEUR, apitoyé.

Trente-cinq ans de captivité !

PREMIER CARDEUR.

Bah ! le gaillard n’est pas un sot, c’est au contraire une fine mouche qui a plus de malignité dans son petit doigt que toi dans toute ta carcasse, et qui s’évade de prison aussi aisément qu’il rote.

DEUXIÈME CARDEUR.

Tu badines !

PREMIER CARDEUR.

Je ne badine point. Il se gausse d’un mur de cachot comme une poignée d’eau se gausse d’une main fermée. Gageons qu’un de ces quatre matins il trouvera encore moyen de prendre la clef des champs. Or ça, si nous en finissions ? J’ai hâte d’aller vider bouteille.

Les deux hommes s’emparent du matelas, s’efforcent de le soulever et y parviennent à grand-peine.

Stupéfaits.

DEUXIÈME CARDEUR.

Diantre !

PREMIER CARDEUR.

Qu’est ceci ?

DEUXIÈME CARDEUR.

En voilà bien d’une autre. M’est avis que ce pucier pèse le poids d’un pourceau de six mois.

PREMIER CARDEUR.

M’est avis aussi.

DEUXIÈME CARDEUR.

Si je tenais l’enfant de cocu qui le rembourra de limaille de plomb, je lui prouverais le contraire sur l’heure.

PREMIER CARDEUR, inspiré.

L’ami, par l’huis béant de cette porte, j’aperçois une fenêtre ouverte. Elle donne sur la route déserte qui borde le mur de la prison. Ne penses-tu pas que si nous y précipitions le gaillard, après l’avoir gentiment balancé en comptant : « Une ! deusse ! troisse ! » il serait arrivé avant nous, nous évitant ainsi la peine de le descendre et nous épargnant de l’huile de bras ?

DEUXIÈME CARDEUR, enthousiasmé.

Tu es décidément un habile homme, l’ami ! J’admire la simplicité de ton projet et je crois que nous devons sans retard le mettre à exécution. Donc, partageons-nous la besogne et voyons à faire diligence.

Ayant ainsi parlé, il imprime au matelas un mouvement balancé de tribord à bâbord. Son camarade l’imite.

LES DEUX CARDEURS, comptant les mesures.

Une !... deusse !... et troisse !

Le matelas, échappé à leurs doigts, s’envole comme un énorme oiseau et disparaît par le cadre de la fenêtre.

Coup de timbre. Le décor change.

 

 

Scène III

 

 

 

Au fond, le pied de meulière du mur de la prison. À l’avant-scène, un chemin semé d’herbes et d’orties, sur lequel repose le matelas.

Troisième tremolo à l’orchestre, puis craquement de calicot qu’on déchire, et apparition de Latude. Sur le visage de cet infortuné, les coups de bâton des cardeurs ont marqué en larges bandes noires qui le font pareil à un zèbre.

LATUDE, qui se dresse.

Quelle chute !...

Il se tâte.

Mes membres endoloris sont-ils toujours à leur place ?

Rassuré.

Merci, mon Dieu !!! Que ne suis-je en sûreté, loin de ces murs... je me livrerais à une courte prière. Mais courons au plus pressé.

Il s’élance.

À moi, l’oxygène !

Fausse sortie.

Que j’emporte ce matelas, au fait. Je le vendrai au premier fripier que je rencontrerai sur ma route, et le diable s’en mêlera, ou j’en tirerai vingt-cinq sols, lesquels me feront grand bien.

Il charge le matelas sur ses épaules et s’enfuit précipitamment.

La scène reste vide.

Tout à coup, à l’orchestre, quatrième et dernier tremolo et apparition des cardeurs.

PREMIER CARDEUR, le regard promené autour de lui.

Où est le matelas ?

Épouvanté.

Ventre du Christ ! il y a de la magie là-dessous !...

DEUXIÈME CARDEUR.

Eh ! espère un peu, que diable ! Donne-lui le temps d’arriver.

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