Coriolan (Jean-François de LA HARPE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 2 mars 1784

 

Personnages

 

C. MARCIUS, surnommé CORIOLAN

T. VOLUMNIUS, sénateur, ami de Coriolan

TULLUS, général des Volsques

AUFIDE, officier volsque

PROCULE, officier volsque

ALBIN, romain, de la suite de Volumnius

VÉTURIE, mère de Coriolan

FLAVIE, suivante de Véturie

DEUX FEMMES romaines

SÉNATEURS romains

CHEFS volsques

SOLDATS volsques

 

La scène est à Rome, dans la maison de Coriolan, pendant les deux premiers actes ; et au camp des Volsques, devant Rome, pendant les trois derniers.

 

 

PRÉFACE

 

C’était une entreprise si hasardeuse de traiter de nouveau un sujet où l’on a si souvent échoué, que même après le succès je crois devoir, au moins pour le petit nombre d’amateurs éclairés de l’art dramatique, rendre compte des motifs qui m’ont déterminé, et des principes que j’ai suivis.

J’avouerai d’abord que j’ai toujours regardé Coriolan comme un des plus beaux rôles qu’il fût possible de mettre sur la scène. C’est un de ces caractères éminemment poétiques qui plaisent à notre imagination qu’ils élèvent ; un de ces personnages dans le genre de l’Achille d’Homère, qui font le sort d’un État, et semblent mener avec eux la fortune et la gloire ; une de ces âmes nobles et ardentes, qui ne peuvent pardonner à l’injustice, parce qu’elles ne la conçoivent pas, et qui se plaisent à punir les méchants et les ingrats, comme on aime à écraser les bêtes rampantes et venimeuses.

Les historiens qui lui accordent toutes les vertus, ne lui reprochent que ce seul défaut, presque inséparable de la supériorité, surtout dans une république, un trop grand sentiment de ses propres forces ; et c’est précisément dans une république que ce défaut a moins d’excuse et plus de danger, parce que l’égalité est jalouse, et la liberté altière et soupçonneuse. Mais ici ce qui rend un caractère blâmable en morale et en politique, est aussi (suivant l’idée juste et profonde d’Aristote, si souvent confirmée par l’expérience), ce qui le rend plus théâtral. De pareils hommes sont toujours près de ces passions extrêmes qui sont l’âme de la tragédie.

Les motifs de l’exil de Coriolan sont détaillés dans le premier acte de cet ouvrage avec la plus grande fidélité, tels qu’on les trouve dans l’histoire. On y voit un grand homme victime de cette jalousie républicaine qui cherche des prétextes, quand les raisons lui manquent, un patricien opprimé par la cabale des tribuns et par une multitude séduite. Il est certain que le seul tort qu’on pût lui reprocher, c’était d’avoir opiné au sénat, dans l’affaire des bleds, avec toute l’aigreur qu’avait laissée dans son âme le refus du consulat, et d’avoir dit aux tribuns des vérités dures. Ils surent en profiter pour le rendre tellement odieux, que s’ils ne l’eussent pas ajourné devant le peuple, il courait risque d’être mis en pièces, et que les sénateurs eurent beaucoup de peine à l’arracher des mains d’une populace furieuse. Condamné au bannissement, il se retira chez les Volsques, déjà dans le fond du cœur, dit Tite-Live, ennemi de sa patrie : minitans patriae et hostiles jam tùm spiritus gerens.

Un tel homme outragé et vainqueur, implacable par caractère, et paraissant même avoir droit de l’être, si jamais l’homme pouvait avoir ce droit, respirant la vengeance dont il est prêt à jouir, et ne la sacrifiant qu’au seul ascendant qu’une mère a sur lui, offre sans doute un sujet très intéressant et très tragique. Aussi l’a-t-on traité sur tous les théâtres de l’Europe. Il faut donc, dit judicieusement M. Gudin, qu’il ait de grandes beautés et même de ces beautés qui frappent toutes les nations[1].

Pourquoi donc n’a-t-il jamais réussi ? La raison en est simple ; c’est que tous ceux qui l’ont essayé, n’ont saisi qu’un seul moment de cette grande action, et qu’aucun ne l’a embrassée dans son entier. Il ne faut pas parler de Hardy et de Chapoton, qui travaillaient dans l’enfance de l’art. Ils n’ont fait que mettre l’histoire en scène et en dialogue, menant leur héros de Rome à Antium, et d’Antium au siège de Rome, et donnant à leur action l’espace de plusieurs mois qu’elle occupe chez les historiens. Tous les autres, sans exception, ont montré dès le commencement de la pièce, Coriolan vainqueur et les Romains à ses pieds. Ce plan une fois établi, je ne crois pas que le plus grand talent pût s’en tirer avec succès. Il est facile de le démontrer à tous ceux qui ont quelque idée de l’art du théâtre.

La première de toutes les règles, c’est que l’action qui doit remplir cinq actes, marche de scène en scène vers le même but par des événements qui varient la situation des personnages et soutiennent jusqu’au bout la curiosité et l’intérêt. Or, dans le plan dont je viens de parler, le nœud de l’intrigue est de nature à être nécessairement tranché dans une seule scène, Coriolan sera-t-il ou ne sera-t-il pas fléchi par les Romains ? Vous amènerez devant lui tour-à tour, comme on a toujours fait, un ami, des prêtres, sa femme, sa mère. Mais qui ne voit que la situation est sans cesse la même, qu’il ne peut faire que la même réponse à la même demande, sans que l’action avance d’un pas, et que dès lors cette monotonie produit la froideur et l’ennui, les seuls défauts qu’on ne pardonne pas au théâtre ? Quelques-uns ont eu recours à des intrigues amoureuses ; mais dès lors ce n’est plus ce grand tableau que présente l’histoire, et qu’on s’attend à retrouver sur la scène : c’est un roman trivial ; ce n’est plus Coriolan. Celui de tous qui a le plus complète ment oublié son sujet, c’est l’abbé Abeille. Coriolan est aimé d’une Camille, sœur d’Aufide, général des Volsques, et il aime une Virgilie dont cet Aufide eșt amoureux. Voilà ce qui occupe cinq actes, où il est à peine question de la querelle de Rome et de Coriolan. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que ce ridicule ouvrage intitulé, on ne sait pourquoi, Coriolan, est la seule pièce de ce nom qui ait eu du succès. Elle eut dix-sept représentations. Il est vrai, comme l’observe fort à propos M. Gudin, que Britannicus n’en eut que cinq ; et puis comptez sur les succès du moment.

Je n’ai rien à dire de ceux qui de nos jours ont travaillé sur le sujet de Coriolan avec plus ou moins de mérite ; ce n’est pas à moi de les apprécier. Ils ont tous des beautés que je n’ai pas ; mais ils se sont interdit à eux-mêmes les ressources que j’ai trouvées dans la manière dont j’ai envisagé le sujet.

J’y ai vu toute cette grande querelle de Rome et d’un citoyen, si attachante dans l’histoire. La difficulté était de ramener les évènements de plusieurs mois à la vraisemblance des vingt quatre heures et à l’unité dramatique. Je conçus l’idée de le tenter, et l’espérance d’en venir à bout, à la lecture d’un passage de M. de la Motte, cité par Voltaire dans la préface de l’Œdipe. « Je ne serais pas étonné qu’une nation sensée, mais moins amie des règles, s’accommodât de voir Coriolan condamné à Rome au premier acte, reçu chez les Volsques au troisième, assiégeant Rome au quatrième, etc.

« Premièrement, répond Voltaire, je ne conçois pas qu’un peuple sensé et éclaire ne fût pas ami des règles toutes puisées dans le bon sens, et toutes faites pour son plaisir. »

On voit bien que Voltaire écrivait ainsi longtemps avant les nouvelles lumières apportées par les législateurs d’aujourd’hui, qui témoignent un mépris si sublime pour le bon sens, et qui nous ont appris que le génie et la raison ne peuvent jamais se rencontrer ensemble.

Voltaire ajoute : « secondement, qui ne sent que voilà trois tragédies ? » J’avoue que, malgré le juste respect qu’on doit avoir pour une si grande autorité, je me suis trouvé, en lisant ce passage, d’un avis tout différent, et que la réflexion a encore affermi. Je vois bien là trois faits, trois évènements ; mais je n’y vois point trois tragédies. Je crois même y voir l’impossibilité qu’aucun de ces faits, pris séparément et en lui-même, forme jamais une action dramatique. Au contraire, en approfondissant l’idée de M. de la Motte, j’ai cru y découvrir le seul moyen de traiter un sujet regardé jusqu’alors comme intraitable[2], non pas en violant les règles (je n’ai pas assez de génie pour les mépriser), mais en rapprochant en, liant ces trois faits historiques de manière que n’étant plus que les parties successives et nécessaires d’une même action, naissant du caractère et des passions d’un même personnage, elles pussent dans l’espace prescrit arriver au même but, qui est la décision de la querelle entre Rome et Coriolan. Cette idée première une fois établie, tout s’est arrangé de soi-même. Il ne faut guères plus de temps pour aller de Rome au camp des Volsques, qui est sous les murs, que pour passer d’un palais dans un temple ou une prison, comme on se l’est permis plus d’une fois, sans que l’unité parût violée. La proximité des lieux sauve la vraisemblance, qui est le fondement de toute règle ; et sans cette extension raisonnable donnée à la loi, il aurait fallu se priver de plus d’un sujet très heureux. C’est le cas d’appliquer ce vers de Boileau :

Et de l’art même apprend à franchir les limites.

Ce qui signifie qu’on peut transgresser la lettre de la loi, pourvu qu’on en conserve l’es prit. Restait un point essentiel : c’était que le départ de Coriolan exilé fût tel, que, sans faire pressentir son dessein, et sans annoncer sa vengeance (ce qui gâterait tout), il laissât pour tant le spectateur dans l’attente et l’inquiétude de ce qui doit arriver. Il fallait pour cela que son caractère, ses paroles, ses actions le fissent assez connaître pendant les deux premiers actes, pour qu’on fût bien persuadé que son exil ne finissait pas la querelle, et que Coriolan opprimé n’était pas vaincu. L’histoire m’a fourni les premiers traits de ce tableau. Voici comme l’a tracé l’abbé de Vertot d’après les historiens do l’antiquité.

« Le seul Coriolan, insensible en apparence à sa disgrâce, sortit de l’assemblée, avec la même tranquillité que s’il eût été absous. Il fut d’abord à sa maison, où il trouva, sa mère, appelée Véturie, et Volumnie sa femme, toutes en larmes et dans les premiers transports de leur affliction. Il les exhorta en peu de paroles, à soutenir ce coup de la fortune avec fermeté ; et après leur avoir recommandé ses enfants encore jeunes, il sortit sur-le-champ de sa maison et de Rome, seul et sans vouloir être accompagné par aucun de ses amis, ni» suivi par ses domestiques et ses esclaves. Quelques patriciens et quelques jeunes sénateurs l’accompagnèrent jusqu’aux portes de la ville ; mais sans qu’il lui échappât aucune plainte. Il se sépara d’eux sans leur faire ni remerciement pour le passé, ni prières pour l’avenir. »

Ce sont là, dit Tite-Live, dans son style éloquent, les indices d’une âme profondément blessée, et qui porte un grand fardeau de ressentiment et de vengeance. Vindictam et ingentem irarum molem ex alto cientis animi indicia. Voilà le germe de cette scène des adieux, qui a produit un grand effet au théâtre.

Ce n’est pas la seule dont je sois redevable à l’Histoire ; car je me plais à convenir que si le nouveau plan que j’ai suivi dans la tragédie de Coriolan, m’a sauvé de toute ressemblance avec les pièces du même nom ; il m’a mis a portée de tirer un grand parti des anciens, ce qui est toujours un avantage réel pour les modernes. Plutarque m’a fourni l’ouverture du troisième acte. On ne sera pas fâché d’entendre parler cet écrivain, et de voir combien il m’a servi.

« En entrant chez Tullus, Coriolan alla droit au foyer domestique, asile des suppliants, et là il s’assit, la tête couverte, immobile et en silence. Les esclaves du général Volsque, frappés d’étonnement, et apercevant je ne sais quoi de grand et de majestueux dans sa contenance, n’osèrent pas le troubler. Ils allèrent avertir Tullus qui était alors à souper. Le Volsque se lève, vient trouver cet hôte extraordinaire, et lui demande qui il est ; et ce qu’il veut. Alors Marcius se découvrant, et après être resté un moment sans rien dire : Si tu ne me reconnais pas encore, lui dit-il, ou si tu doutes de ce que tu vois, je vais te tirer d’incertitude. Je suis Caius Marcius, qui ai fait tant de mal aux Volsques. Le surnom de Coriolan que je porte, suffit pour t’annoncer leur plus grand ennemi, et c’est aussi la seule récompense qu’on n’ait laissée. Tout le reste m’est enlevé par la haine et l’injustice du peuple, et la faiblesse du sénat. Banni par les Romains, je suis venu m’asseoir en suppliant auprès de ton foyer, non pas pour obtenir la vie ; serais-je ici, si je craignais la mort ? mais je brûle d’être vengé de ceux qui m’ont banni, et je commence à l’être depuis que j’ai mis Marcius, entre tes mains. Si tu as le courage d’attaquer Rome, tu peux te servir de mon malheur pour l’avantage de ton pays. Je combattrai nos ennemis communs, d’autant mieux que je dois mieux les connaître. Si tu crains de leur faire la guerre, je ne désire plus de vivre, et tu ne dois pas laisser le jour à un ancien ennemi, si tu ne veux pas qu’il te soit utile. »

Je n’ai fait que mettre en vers ce discours, où respire l’éloquence énergique et simple qui caractérise les anciens, et je ne me suis permis que quelques légers changements qu’exigeait la différence de situation ; car ici les Volsques sont en paix avec les Romains, et dans une tragédie ils sont en guerre.

Shakespeare est, je crois, le seul qui dans son Coriolan ait fait usage de cette scène historique. On m’a reproché, dit-on, de lui avoir mon troisième acte. On a supposé apparemment que je n’avais jamais lu Plutarque. D’ailleurs il n’y a qu’à lire le troisième acte du poète Anglais. On verra, cette scène exceptée, s’il ressemble au mien. Si j’avais trouvé dans son Coriolan quelque chose qu’on pût heureusement transporter sur notre théâtre, je l’aurais fait et je l’aurais dit ; mais je n’ai pas été dans ce cas.

On voit à présent tous les avantages que m’a donnés mon plan ; plusieurs scènes tracées dans l’Histoire, et qui ont paru théâtrales ; la facilité de développer le caractère de Coriolan dans des situations successives, toutes différentes les unes des autres ; d’inspirer de l’intérêt pour lui dès les premiers actes, en le montrant sous l’oppression ; d’établir, dès le commencement, ce grand ascendant que sa mère a sur lui ; de porter au cinquième acte la scène où elle triomphe de ses ressentiments, et après laquelle on ne doit plus rien voir que la mort de Coriolan : voilà ce qui a dû enrichir un sujet où l’on s’obstinait à ne voir qu’une scène.

Dans cette scène fameuse et si souvent traitée ; j’ai encore appelé les anciens à mon secours : Tite-Live m’en a fourni tout le commencement. Chez cet historien, dont la narration est si souvent dramatique, Coriolan, à la vue de sa mère, veut se précipiter dans ses bras ; elle le repousse avec une fermeté romaine. Avant que je reçoive tes embrassements, lui dit-elle ; apprends-moi si tu es mon fils ou mon ennemi, si je suis ici ta mère ou ta captive... As-tu bien pu ravager un pays qui t’a donné le jour et qui t’a nourri ? Malgré toute la fureur qui t’animait, comment à la vue des murs de Rome, ne t’es-tu pas dit à toi-même : C’est dans l’enceinte de ces murs que sont mes dieux pénates, mes enfants, mon épouse, ma mère ! Donc, si je n’avais pas mis un fils au monde, Rome ne serait pas assiégée ! Si je n’avais pas un fils, je serais morte libre dans ma patrie libre, etc.

Elle lui parle ensuite de son épouse et de ses enfants qui l’ont accompagnée. J’ai cru devoir retrancher tous ces accessoires, dont je n’avais pas besoin, et qui forment tous des scènes identiques. De plus, il n’y a pas de raison valable pour que Marcius accorde à sa mère ce qu’il a refusé à son épouse. Il ne faut dans un drame que les personnages nécessaires à l’action. Quant aux enfants, on sait combien l’on a abusé depuis quelques années de ce ressort facile et postiche. Dans quelque sujet que ce soit, dès qu’on voudra fléchir quelqu’un, il est trop aisé d’amener ses enfants. Athalie et Inès auraient dû nous apprendre que pour mettre avec succès un enfant sur la scène, il faut qu’il tienne essentiellement au sujet.

J’ai supposé que la femme et les fils de Coriolan n’étaient plus, pour deux raisons : d’abord, parce qu’il serait naturel qu’ils accompagnassent Véturie, et que pour la vraisemblance il faudrait les faire venir avec elle, quoique dans le fait ils ne fussent propres qu’à affaiblir et partager l’intérêt ; ensuite, pour donner plus de force à l’amour filial, en rassemblant sur Véturie toutes les affections de Coriolan.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une salle de la maison de Coriolan.

 

 

Scène première

 

CORIOLAN, VOLUMNIUS

 

CORIOLAN.

Quoi ! le sénat romain jusque-là me rabaisse !

Au tribunal du peuple il veut que je paraisse !

Un tribun factieux, un vil Sicinius,

De l’aveu du sénat, va juger Marcius !

J’avilirais ainsi mes droits et ma naissance !

Depuis quand les tribuns ont-ils tant de puissance ?

Magistrats plébéiens, du peuple protecteurs,

Se sont-ils cru jamais juges des sénateurs ?

Souffre-t-on qu’aujourd’hui l’orgueil qui les inspire,

Sur les patriciens étende leur empire ?

Est-ce aux pères de Rome à trembler devant eux ?

Nul de nous n’a fléchi sous un joug si honteux.

Et le sénat, flattant leur audace impunie,

M’a choisi le premier pour cette ignominie !

C’est ainsi que mon sort a pu l’intéresser !...

Et c’est Volumnius qui vient me l’annoncer !

VOLUMNIUS.

Je gémis comme vous de cet opprobre insigne :

Sénateur, j’en rougis ; ami, je m’en indigne.

Je ressens notre injure, et surtout votre affront ;

Mais à se soulever ce peuple toujours prompt,

Nous fait trembler pour Rome : il semble, à sa furie,

Qu’une seconde fois désertant la patrie,

Il soit tout prêt encore à partager l’état ;

Ou que, poussant plus loin l’audace et l’attentat,

Dans les derniers excès précipitant sa rage,

Il veuille de nos murs faire un champ de carnage.

Depuis le jour fatal qu’un camp séditieux,

Au mépris du serment, des consuls et des dieux,

Sur le mont Aventin portant l’aigle transfuge,

Voulait entre eux et nous le glaive seul pour juge ;

Ce peuple n’a jamais montré tant de fureur :

Pour lui Coriolan est un objet d’horreur ;

Et, s’il ne peut vous perdre, il ne se croit plus libre.

CORIOLAN.

Jour fatal en effet, et la honte du Tibre !

J’ai trop prédit dès lors un sinistre avenir,

Et que de nos bienfaits on saurait nous punir.

J’ai prévu tous nos maux : que n’a-t-on pu m’en croire !

L’ordre patricien n’eût pas flétri sa gloire.

Il voit, il voit trop tard l’orgueilleux tribunat,

D’un pouvoir oppresseur effrayer le sénat.

Le peuple seul enfin de l’état est l’arbitre :

Ses flatteurs peuvent tout : point de rang, point de titre,

De services, d’exploits qu’il ne mette en oubli,

Si devant ses tribuns on ne rampe avili ;

Et quiconque soutient la dignité romaine,

Quoi qu’il fasse pour Rome, est l’objet de leur haine.

Vous en voyez l’exemple : autour de nos remparts,

Le Volsque ose porter ses hardis étendards.

Le moment du péril est celui du courage :

Le mien du nom romain voulait venger l’outrage.

Je crus pouvoir briguer l’honneur du consulat ;

J’en aimais le danger, j’en oubliais l’éclat ;

Je n’y vis qu’un chemin pour chercher la victoire,

Et mon ambition fut l’amour de la gloire.

Peut-être quelques droits autorisaient mes vœux.

J’ai, dès mes premiers ans, rendu mon nom fameux.

Des remparts d’Antium aux murs de Coriole,

On craignait mes destins et ceux du Capitole,

Et de Coriolan le glorieux surnom

A rehaussé le lustre acquis à ma maison.

Ce Tullus, des Romains adversaire implacable,

De mes heureux exploits rival infatigable,

Trois fois en frémissant a succombé sous moi.

Marcius est du Volsque et l’horreur et l’effroi.

Eh bien ! qu’ai-je obtenu ? Le refus et l’offense.

Des comices vendus l’aveugle préférence

Sur mes obscurs rivaux a fait tomber leur choix.

Telle est la multitude ; et, sans frein et sans lois,

Injuste sans pudeur, et sans remords ingrate,

Elle hait qui la sert, et chérit qui la flatte ;

Et, craignant son vengeur, aime mieux aujourd’hui

Fuir sous d’indignes chefs, que de vaincre avec lui.

VOLUMNIUS,

La suite en est cruelle, et Rome est trop punie.

Ses timides consuls, dégradant son génie,

Sont, dans un camp honteux, sous nos murs renfermés.

CORIOLAN.

Et voilà ces Romains à vaincre accoutumés !

Ainsi les factions dont Rome est déchirée,

Arrêtent dans son vol l’aigle déshonorée !

Ah ! lorsqu’ils ont suivi Marcius au combat,

Qu’ils menaçaient le Volsque, et non pas le sénat ;

Quand partout le premier aux assauts, aux batailles,

Dépouillant l’ennemi forcé dans ses murailles,

J’abandonnais en proie à mes braves Romains,

Tout ce que la victoire avait mis dans mes mains ;

Quand faisant tout pour eux et pour la république,

Je ne me réservais que la palme civique ;

Alors tous nos soldats, riches de mes lauriers,

Heureux et triomphants, revoyaient leurs foyers.

Les ingrats !... Et c’est moi que leur fureur opprime,

Qu’ils ont juré de perdre !... Et quel est donc mon crime ?

Qu’ai-je donc fait enfin ? Pour quel forfait si grand

Me donnent-ils les noms d’ennemi, de tyran ?

Dans Rome divisée une guerre intestine,

(Digne fruit de leur rage !) a produit la famine.

Tandis que le sénat, par un soin paternel,

Occupé d’écarter un fléau si cruel,

Promet à leurs besoins les moissons de Sicile ;

Ces insensés, jouets d’un mensonge imbécile,

Sur la foi des tribuns, osent nous accuser

D’affamer les Romains pour les tyranniser.

Je l’avoue : irrité d’une atroce imposture,

Je leur ai reproché leurs terres sans culture,

Leurs champs abandonnés, leurs travaux suspendus,

Pour venir, des tribuns esclaves assidus,

De la sédition trop fidèles ministres,

Applaudir à grands cris leurs harangues sinistres,

Et que de la discorde auteurs accoutumés,

Ils recueillaient les maux qu’eux seuls avaient semés.

Voilà mes attentats, et Rome est offensée

Que l’on ose au sénat expliquer sa pensée !

Je suis un monstre affreux qu’elle doit détester,

Que du roc Tarpéien il faut précipiter !

À prononcer ma mort Sicinius l’excite !

D’un magistrat du peuple un impur satellite

A sur un sénateur osé porter la main !

Un tribun ose plus que n’eût osé Tarquin !

Ah ! cette injure amère à regret dévorée,

Ne sortira jamais de mon âme ulcérée.

Et le sénat, grands dieux ! a donc pu la souffrir ?

VOLUMNIUS.

Vous avez vu du moins, prompts à vous secourir,

Tous nos patriciens, nos dignes consulaires,

Arrêter le torrent des fureurs populaires ;

À cette foule aveugle, à sa férocité,

Opposer du sénat toute la majesté.

Le peuple en a rougi ; mais c’est ce même zèle

Qui rend encor pour vous sa haine plus cruelle.

Plus vous nous êtes cher, plus il veut nous ôter

Ce grand appui qu’en vous on lui fait redouter.

Votre cause est la nôtre.

CORIOLAN.

Et ce sénat qui m’aime,

Ames persécuteurs m’abandonne lui-même !

Il me livre aux tribuns que j’ai bravés pour lui !

VOLUMNIUS.

Il veut sauver l’état : il pense qu’aujourd’hui

Vous pouvez faire à Rome un noble sacrifice.

Peut-être, satisfait que ce grand cœur fléchisse,

Le peuple, s’il vous voit soumis à son pouvoir,

Peut en votre faveur se laisser émouvoir.

C’est l’espoir du Sénat, c’est le mien : je me flatte

Que Rome jusqu’au bout ne sera pas ingrate.

Peut-être à votre aspect, de remords combattu,

Cc peuple rougira de punir la vertu. 

CORIOLAN.

J’ai cru que le sénat prendrait mieux ma défense ;

Sa prudence timide et l’égare et m’offense.

Nos droits, nos intérêts, nos périls sont communs ;

Et quand il cède ainsi leur victime aux tribuns,

Lui-même de son rang il trahit la noblesse,

Et joint l’ingratitude ensemble et la faiblesse.

Jamais Coriolan ne peut être assez bas

Pour accorder au peuple un pouvoir qu’il n’a pas.

Qu’à son gré, s’il le faut, une foule inhumaine

Dans mon sang répandu vienne éteindre sa haine.

Je l’attends : je mourrai, mais sans m’être abaissé.

VOLUMNIUS.

C’est donc là votre arrêt ?

CORIOLAN.

L’honneur l’a prononcé.

VOLUMNIUS.

Non, vous écouterez l’amitié, la patrie.

Vous ne permettrez pas...

 

 

Scène II

 

VÉTURIE, CORIOLAN, VOLUMNIUS

 

VOLUMNIUS.

J’aperçois Véturie.

Une mère sur vous aura plus de pouvoir.

À Véturie.

Vous savez nos dangers, nos malheurs, notre espoir.

La voix de son ami n’a pu rien sur son âme.

Ah ! joignez-y la vôtre ; et moi, je vais, madame,

Attendant qu’au sénat il veuille déférer

Préparer les secours qu’il en doit espérer.

Il sort.

 

 

Scène III

 

VÉTURIE, CORIOLAN

 

CORIOLAN.

Croit-il que de son sang démentant la noblesse,

Véturie à son fils ordonne une bassesse ?

Il vous connaît bien mal, s’il ose s’en flatter.

VÉTURIE.

Oui, votre honneur m’est cher, vous n’en pouvez douter.

Véturie à vos jours préfère votre gloire.

Mon fils, après ce mot, daignerez-vous m’en croire ?

CORIOLAN.

Ah ! ce cœur est à vous, vous l’avez su former.

Chaque jour, chaque instant m’apprend à vous aimer.

De tous vos droits sur moi vous devez être sûre,

Et la reconnaissance ajoute à la nature.

Vous le savez : depuis qu’enlevés au berceau,

Mes deux fils ont suivi mon épouse au tombeau,

Ma tendresse sur vous s’attacha toute entière,

Et le ciel à mon cœur n’a laissé qu’une mère.

Ce n’est qu’en votre sein que je puis m’épancher.

Cet ami, dont les soins ont droit de me toucher,

Ne sait point tous les maux dont je ressens l’atteinte :

Il a vu mon courroux ; vous, recevez ma plainte.

Entendez mes douleurs, et voyez tous les coups

Dont je ne rougis pas de gémir devant vous.

Les ai-je mérités ? ai-je dû les attendre ?

J’ai servi les Romains dès l’âge le plus tendre.

Fier d’être né dans Rome, et de vivre pour eux,

En leur donnant mon sang, je me croyais heureux.

Ces destins immortels promis au Capitole,

De la grandeur romaine avaient fait mon idole.

Je brûlais de hâter les promesses des cieux,

Et chaque citoyen me semblait précieux.

Combien ont dû la vie à cet ardent courage !

Combien sauvés par moi dans l’horreur du carnage !

Tout le prix de na gloire en leurs mains fut laissé,

Et quand ils étaient grands, j’étais récompensé.

À cette erreur si chère il faut que je renonce !

Je suis leur ennemi : leur fureur me l’annonce ;

Et le peuple romain, à me perdre occupé,

M’arrache un sentiment qui m’a longtemps trompé.

On oppose au destin un courage invincible ;

C’est la main des ingrats qui blesse un cœur sensible ;

Et des maux qu’ils m’ont faits c’est le plus douloureux,

De perdre tout l’amour que j’ai senti pour eux.

VÉTURIE.

Haïr votre pays ! Eh, quoi ! ce titre auguste ?...

CORIOLAN.

Il mérite ma haine, alors qu’il est injuste.

VÉTURIE.

Si je l’étais, mon fils, pourriez-vous me haïr ?

CORIOLAN.

Ô ciel ! que dites-vous ? Moi, je pourrais trahir

Ces sentiments si doux et cette amour si chère ?...

VÉTURIE.

Ainsi Rome aujourd’hui n’est donc plus votre mère ?

CORIOLAN.

Me traite-t-elle en fils, lorsqu’un Sicinius,

Au mépris de mon rang ?...

VÉTURIE.

Écoutez, Marcius ;

Mes leçons ont instruit votre jeune courage,

Et j’ai souvent joui de mon heureux ouvrage.

Vos exploits, vos vertus, tous ces présents du ciel,

Ont répandu la joie en ce cœur maternel.

Vous êtes généreux : la gloire vous enflamme ; 

Mais la fierté souvent égare une grande âme.

Soutien de l’héroïsme, elle en devient l’écueil.

Du sang patricien je connais tout l’orgueil,

Leur joug impérieux, leurs superbes maximes.

Le peuple, comme vous, a ses droits légitimes.

Sans doute je suis loin d’en approuver l’abus,

Ni les emportements de ses chefs corrompus.

Je les ai déplorés ; mais, s’il ne faut rien taire,

Le sénat n’a-t-il point de reproche à se faire ?

Ses hauteurs, ses dédains, n’ont-ils pas trop aigri

Un peuple libre et fer, dans la guerre nourri ?

Les riches, abusant d’une loi trop sévère,

N’ont-ils pas quelquefois accablé sa misère ?

CORIOLAN.

Je n’ai pas à rougir de tant de dureté.

 L’indigent débiteur éprouva ma bonté.

J’ai du pauvre cent fois relevé la faiblesse.

VÉTURIE.

Oui ; mais trop prévenu des droits de la noblesse,

Vous suivez d’Appius les principes altiers,

Et vous dédaignez trop un peuple de guerriers,

Qu’enorgueillit encor sa liberté récente.

Ici, depuis vingt ans, en sa forme naissante,

À peine s’affermit l’état républicain,

Et votre enfance a vu le règne de Tarquin.

De ce bonheur nouveau l’ivresse est orageuse.

La liberté, mon fils, est farouche, ombrageuse,

Craint jusqu’à la grandeur qui peut la menacer :

Devant des citoyens elle doit s’abaisser,

De leur égalité respecter l’équilibre :

Vous payez de ce prix la gloire d’être libre,

Et ce grand intérêt exige qu’un héros

Contre son ascendant rassure ses égaux ;

Que la vertu dans lui se montre populaire :

C’est peu de les servir ;ܪil faut encor leur plaire.

CORIOLAN.

Non ; s’il faut les flatter, je ne leur plairai pas.

Citoyens dans nos murs, hors de Rome soldats,

Que de l’état en nous ils respectent les pères,

Et Rome jouira de ses destins prospères.

S’ils veulent tout régir, ils vont tout entraîner.

Et le peuple est-il fait pour savoir gouverner ?

N’est-il pas au pouvoir du fourbe qui l’obsède ? 

Tout est perdu pour nous, si le sénat lui cède.

VÉTURIE.

Il cède avec sagesse ; et peut-on l’en blâmer ?

Vous irritez ce peuple : il faut le désarmer.

CORIOLAN.

Quoi donc ! à ses arrêts ma dignité soumise ?...

VÉTURIE.

Un décret du sénat à juger l’autorise.

CORIOLAN.

Et sur quoi me juger ? Suis-je donc criminel ?

VÉTURIE.

Non, vous ne l’êtes pas : j’en rends grâces au ciel.

Si vous l’étiez, mon fils, me verriez-vous tranquille ?

Je dirais : Marcius, va chercher quelque asile

Où tu sois inconnu : n’attends pas que la loi,

En flétrissant ton nom, me frappe ainsi que toi.

Vous êtes innocent : je suis en assurance.

Descendez, pour le peuple, à quelque déférence.

Ne nous exposez pas au plus affreux des maux.

Faut-il que de l’état les deux ordres rivaux,

Pour vous seul, ô mon fils ! embrasent cette ville ?

Serez-vous le flambeau de la guerre civile ?

N’est-ce donc pas assez de craindre l’étranger ?

Le Volsque est sous nos murs, et loin de nous venger,

Nos consuls devant lui cachent l’aigle indignée.

Ah ! que Rome en péril soit par vous épargnée !

Voulez-vous jusqu’au bout braver avec éclat

L’autorité du peuple et celle du sénat ?

CORIOLAN.

Je me rends seulement à celle de ma mère.

Je me soumets pour vous à cette honte amère.

Un fils à tous vos vœux instruit à consentir,

Ne commencera pas à vous désobéir.

Sans doute de mon sort le peuple n’est pas maître ;

N’importe : devant lui je suis prêt à paraître.

Coriolan, grands dieux ! devant Sicinius !...

Allons, vous le voulez, je n’y résiste plus.

Mais, dans l’abaissement où je puis me contraindre,

Je ne saurais du moins les prier ni les craindre,

Ni prendre devant eux ces soins humiliants

D’obscurcir mes habits du deuil des suppliants.

Ils verront si je puis trembler en leur présence.

VÉTURIE.

La fermeté modeste honore l’innocence.

Ne les implorez point, et ne les bravez pas.

 

 

Scène IV

 

VOLUMNIUS, VÉTURIE, CORIOLAN, SÉNATEURS

 

VÉTURIE.

Mais quel concours nombreux ?...

VOLUMNIUS.

Marcius, sur mes pas,

Le sénat rassemblé, résolu de vous suivre,

Partage les périls où la haine vous livre.

Venez donc aux regards de ce peuple étonné,

De tous ces grands appuis paraître environné.

À vous, à Véturie il doit ce privilège.

Quel accusé jamais eut un plus beau cortège ?

CORIOLAN.

Coriolan sensible à ce généreux soin,

Si vous l’en aviez cru, n’en aurait pas besoin.

Grâce à vous, Marcius et le sénat lui-même

Attendront des tribuns la sentence suprême.

Quel triomphe pour eux ! quel opprobre pour nous !

Et cet exemple un jour peut retomber sur vous.

Du moins en sénateur je saurai me défendre.

Avant de me juger, les Romains vont m’entendre,

Et voir Coriolan braver le tribunat,

Du front dont ils m’ont vu les mener au combat.

Marchons.

Il sort accompagné de Volumnius et des sénateurs.

 

 

Scène V

 

VÉTURIE, seule

 

Puisse ce jour ne pas apprendre à Rome

Tout ce que peut coûter la perte d’un grand homme !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

VÉTURIE, seule

 

Ah ! que de ces moments l’importune longueur

Redouble les chagrins qui déchirent mon cœur !

Romaine, je m’armais d’un courage sévère :

Hélas ! à mes terreurs je sens que je suis mère.

Quel état ! quel tourment de trembler pour un fils !

Et quel fils ! un guerrier, l’honneur de son pays,

Aux ennemis terrible, aux Romains si fidèle,

Marcius !... De nos mœurs austérité cruelle !

Si dans un tel danger je pouvais aujourd’hui

À ses accusateurs me montrer avec lui,

Étonner l’injustice, intimider l’envie,

Faire parler sa gloire, en racontant sa vie !...

D’une oreille jalouse on entend un héros,

Que l’on force au récit de ses propres travaux.

Le cri de la nature et celui de la gloire,

Plus puissants dans ma bouche, obtiendraient la victoire.

Mais que servent pour lui ces transports superflus ?

Déjà peut-être...

 

 

Scène II

 

VÉTURIE, VOLUMNIUS

 

VÉTURIE.

On vient. – Eh bien, Volumnius ?

VOLUMNIUS.

Rappelez votre force, et soyez Véturie.

VÉTURIE.

Je le suis... achevez.

VOLUMNIUS.

C’en est fait : la patrie

Perd ce grand citoyen si mal récompensé,

Madame, et son exil est enfin prononcé.

VÉTURIE.

Quelle honte pour nous ! quel coup pour une mère !

Quoi ! de ses ennemis l’imposture grossière

A prévalu dans Rome ! et l’arrêt qu’elle rend !...

VOLUMNIUS.

Coriolan jamais ne s’est montré plus grand.

Un spectacle si rare, une cause si chère

Avaient dans le forum assemblé Rome entière.

À peine il a paru, du sénat entouré,

Tranquille, et présentant sur un front assuré

Ce calme noble et fier qui sied à l’innocence ;

Le silence a régné dans cette foule immense.

Tous les yeux l’observaient, attachés et surpris ;

L’attente suspendait les voix et les esprits.

Sicinius se lève, et sa rage impunie,

Organe du mensonge et de la calomnie,

Reproche à Marcius le projet odieux

D’opprimer les Romains et de régner sur eux ;

Sa haine pour le peuple, et l’amitié fidèle

Du sénat toujours prêt à prendre sa querelle,

Et ces clients nombreux, assidus sur ses pas,

Et jusqu’à ses bienfaits prodigués aux soldats.

Marcius, pour réponse, attestant ses services,

De son sein découvert montre les cicatrices,

Ces couronnes, le prix de cent périls bravés,

De tant de citoyens dans les combats sauvés ;

Lui-même par leur nom les cite, les appelle.

Un cri s’élève alors : tous, pleins du même zèle,

Tous, d’un même transport, réunissant leurs voix :

« Le voilà, criaient-ils, nous l’avons vu cent fois

« Qui prodiguait pour nous sa vie et sa vaillance,

« Et vous lui reprochez notre reconnaissance !

« Tout est à lui, nos jours, nos familles, nos biens,

« Et nous vous les offrons, s’il faut sauver les siens. »

Ils pleuraient à ces mots, et leurs plaintes touchantes,

Leurs bras qu’ils étendaient, et leurs mains suppliantes,

Tout semblait émouvoir le peuple combattu :

J’ai cru voir un moment triompher la vertu ;

Et si de votre fils l’âme eût été moins fière,

S’il avait pu du moins descendre à la prière,

Sur tous ses ennemis il l’aurait emporté.

Je ne puis cependant blâmer sa fermeté :

Rarement à prier un grand cœur se résigne ;

Le coupable supplie, et l’innocent s’indigne.

Le vulgaire séduit, de ses tribuns fauteur,

Orgueilleux de se voir juge d’un sénateur,

A voulu signaler ses tristes avantages ;

La faiblesse et la haine ont dicté les suffrages.

Marcius immobile, écoutant son arrêt,

Paraissait insensible à son propre intérêt.

Sans proférer un mot il quitte l’assemblée ;

Et lorsqu’autour de lui l’amitié désolée

Gémit du coup affreux sur nous appesanti,

On dirait que lui seul ne l’a pas ressenti.

VÉTURIE.

Je n’en ressens que trop l’atteinte douloureuse.

Eh ! quelle mère, hélas ! se croyait plus heureuse ?

Par tout ce que mon cœur en avait attendu,

Concevez, s’il se peut, tout ce que j’ai perdu.

Tant d’amour, de respect, un dévouement si tendre,

Cet éclat que sur moi lui seul pouvait répandre,

Et ce plaisir si pur, pour moi d’un si grand prix,

D’enorgueillir mon cœur de la gloire d’un fils,

Tout ce que sa tendresse avait pour moi de charmes,

Tout est évanoui !... Pardonnez à mes larmes.

Je ne les cache point dans un si grand malheur ;

Des yeux de l’amitié vous voyez ma douleur.

De ce cœur maternel vous sentez la blessure ;

Et qui peut condamner les pleurs de la nature ?

VOLUMNIUS.

Ah ! madame, avec vous Rome devrait pleurer.

Jusqu’où sa haine aveugle a donc pu l’égarer ?

Quand le Volsque du Tibre a couvert le rivage,

Oubliant son danger pour écouter sa rage,

Rome perd son soutien : elle-même aujourd’hui

Se prive du héros qui faisait son appui.

VÉTURIE.

Ô mon cher Marcius ! ô mon fils ! ô grand homme !

Qu’avec tant de plaisir j’avais formé pour Rome !

Je ne le verrai plus m’apporter ses lauriers ;

Ses couronnes orner nos temples, nos foyers ;

Et dans ces jours si beaux, si chers à la patrie,

Les mères envier le sort de Véturie !...

Marcius vit encore, et je n’ai plus de fils !

 

 

Scène III

 

VÉTURIE, CORIOLAN, VOLUMNIUS

 

VOLUMNIUS.

Il vient.

VÉTURIE.

Coriolan ! tes cruels ennemis

De nos malheurs communs ont consommé l’ouvrage.

C’en est fait, l’innocence est proscrite, et leur rage

Déchire, en te frappant, ce cœur trop malheureux.

Lorsque ta mère, hélas ! t’envoyait devant eux,

Elle n’a pu penser qu’avec tant d’injustice,

Jamais...

CORIOLAN.

Sicinius demandait mon supplice !

S’il eût fallu l’en croire, on m’aurait condamné

À ce trépas infâme aux traîtres destiné.

L’indulgence de Rome adoucit ma sentence...

Je suis banni.

VÉTURIE.

Qui ? toi ! leur appui, leur défense !...

VOLUMNIUS.

Toi, que tant de travaux qu’on t’a vu soutenir !...

CORIOLAN.

Oui, c’est là mon seul crime... ils ont dû m’en punir.

VÉTURIE.

De mes soins, de ton sang, voilà donc le salaire !

CORIOLAN.

Du moins jusques au bout j’aurai pu vous complaire.

Vous avez exigé qu’à ce peuple soumis,

Coriolan parût devant ses ennemis ;

Et je vous ai donné, lui rendant cet hommage,

De mon obéissance un dernier témoignage.

VÉTURIE.

Ah ! c’est un souvenir qui sert à m’accabler,

Qui...

CORIOLAN.

Ce n’est pas à moi d’oser vous consoler

Il ne me siérait pas d’apprendre à Véturie,

À cette âme intrépide et de vertus nourrie,

Comme on cède au destin, sans mériter ses coups :

C’est une des leçons que je reçus de vous.

D’une Romaine ici la force doit paraître.

VÉTURIE.

Ah ! je ne suis que mère...

CORIOLAN.

Il n’est plus temps de l’être.

Vous n’avez plus de fils.

VÉTURIE.

Moi !

CORIOLAN.

Rome l’a voulu :

Rome n’a-t-elle pas un pouvoir absolu ?

VÉTURIE.

Et peut-elle effacer ce sacré caractère ?

Mon fils !...

CORIOLAN.

C’est d’un Romain que vous étiez la mère !...

Je ne suis plus Romain.

VÉTURIE.

Qui ! toi, Marcius ?

CORIOLAN.

Non.

Ce jour d’un citoyen m’ôte les droits, le nom,

Tout... je suis un banni.

VOLUMNIUS.

Ce peuple, en sa furie,

Ignore quelle atteinte il porte à la patrie.

Entouré d’ennemis qui viennent l’assiéger...

CORIOLAN.

N’a-t-il pas ses tribuns tout prêts à le venger ?

Avec Sicinius est-il rien qu’il redoute ?

VOLUMNIUS.

Le temps doit l’éclairer : un jour viendra, sans doute,

Que ses justes remords...

CORIOLAN.

Qu’il s’épargne ce soin :

Je ne les attends pas, et n’en ai pas besoin.

VÉTURIE.

Quels sont les lieux, hélas ! où ton malheur t’exile ?

CORIOLAN.

Eh ! qu’importe aux Romains quel sera mon asile ?

Ne sont-ils pas contents, si je sors de leurs murs ?

VÉTURIE.

Tout asile est égal à des destins obscurs.

Mais toi, si renommé par l’éclat de tes armes,

Ce grand nom qui te suit, ajoute à mes alarmes.

Parle : as-tu fait le choix d’un refuge assuré ?...

Tu ne me réponds rien ?...

CORIOLAN.

Peut-être je pourrai

Trouver quelque demeure ouverte à l’infortune,

Où la vertu du moins ne soit pas importune.

Je m’en remets aux dieux qui conduiront mes pas.

Vous, si vous m’en croyez, ne vous informez pas

Du sort d’un exilé qui n’a plus de patrie...

Je recommande au ciel les jours de Véturie.

Mon ami... Vous, ma mère... oubliez-moi tous deux,

Et de Coriolan recevez les adieux.

VÉTURIE.

Quoi ! malgré la rigueur de cet arrêt funeste,

Ne peux-tu ?...

CORIOLAN.

De ce jour on m’a donné le reste...

Qu’importe un vain délai pour le sort qui m’attend ?

Je dois sortir de Rome, et j’en sors à l’instant.

VÉTURIE.

Sans suite, sans secours, sans ressource certaine !...

CORIOLAN.

Non, je ne veux de Rome emporter que sa haine :

Sa haine me suffit.

VÉTURIE.

Qu’au moins jusqu’aux remparts

J’accompagne tes pas ; que mes derniers regards...

CORIOLAN.

Ah ! demeurez : songez qu’une foule égarée,

D’un triomphe odieux est encore enivrée.

Pensez-vous qu’aujourd’hui leur insolent orgueil

Épargne Véturie, et respecte son deuil ?

Voulez-vous, dans l’ivresse où ce peuple est en proie,

Exposer vos douleurs en spectacle à sa joie ?

C’est trop... Adieu, ma mère... Adieu, Volumnius...

Adieu, Rome... je pars.

 

 

Scène IV

 

VÉTURIE, VOLUMNIUS

 

VÉTURIE.

Il ne m’écoute plus.

Il nous échappe... Il laisse en cette âme tremblante,

Du plus sinistre adieu l’horreur et l’épouvante.

Venez, Volumnius, venez, suivez mes pas.

Jusqu’au dernier moment ne l’abandonnons pas.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente le camp des Volsques. La tente de Tullus, ouverte sur un des côtés, occupe une partie de la scène. Au fond du théâtre s’élève, sur un autel, la statue d’une des divinités du peuple Volsque. On découvre dans l’éloignement les murs de Rome.

 

 

Scène première

 

AUFIDE et PROCULE, hors de la tente, et sur le devant de la scène, CORIOLAN, sous un habit plébéien, de bout, près de l’autel

 

PROCULE.

Quel est cet étranger ? que cherche-t-il, Aufide ?

Quel est dans notre camp le dessein qui le guide ?

Il est sombre, immobile ; il se tait : son aspect,

Sous un vêtement simple, imprime le respect.

Son maintien m’a frappé. Que veut-il ?

AUFIDE.

Je l’ignore.

On l’amène à l’instant : il n’a point dit encore

Son nom, ni son pays : avec sécurité,

Aux limites du camp il s’était présenté.

Il demandait Tullus : ce n’est qu’en sa présence

Devant lui seul, dit-il, qu’il rompra le silence.

Je l’ai fait introduire en l’observant toujours.

Il a quelque raison de craindre pour ses jours.

Dès qu’il a vu le Dieu qui reçoit notre hommage,

Il s’est venu placer auprès de son image,

Comme s’il eût voulu qu’un abri respecté

Rendît plus saints les droits de l’hospitalité.

Sans doute son destin ne peut être vulgaire,

Et même dans ce temps de péril et de guerre,

Il peut...

 

 

Scène II

 

AUFIDE, PROCULE, TULLUS, CORIOLAN

 

AUFIDE.

Voici Tullus : tout va se dévoiler.

TULLUS.

C’est là cet inconnu qui prétend me parler !...

Coriolan.

Quel es-tu ? Près de moi qui t’oblige à te rendre ?

CORIOLAN.

Ce n’est qu’au seul Tullus que je pourrai l’apprendre.

TULLUS, à Procule et à Aufide.

Laissez-nous.

Procule et Aufide sortent.

 

 

Scène III

 

TULLUS, CORIOLAN

 

CORIOLAN.

Un seul mot te fera concevoir

Quel destin aujourd’hui je mets en ton pouvoir.

Je suis Coriolan.

TULLUS.

Coriolan !

CORIOLAN.

Lui-même.

Seul bien que m’ait laissé mon infortune extrême,

Ce nom, le plus beau don que m’avait fait le sort,

Ce nom seul, je le sais, est l’arrêt de ma mort.

Mais serais-je en ces lieux, si j’avais pu la craindre ?

À supporter le jour si j’ai pu me contraindre,

C’est dans le seul espoir de venger mes douleurs,

Et de faire aux Romains expier mes malheurs.

Les Romains m’ont banni : le sénat, en silence

A laissé des tribuns triompher l’insolence.

Je suis persécuté par de vils ennemis ;

Je suis abandonné par de lâches amis.

Je t’offre contre Rome et ma main et ma haine.

À ton pays, à toi, ma vengeance m’enchaîne.

Si tu le veux, ce bras aux Volsques si fatal,

Leur fera plus de bien qu’il ne leur fit de mal.

Si tu crois Marcius aux Volsques inutile,

Ne considère point les dieux ni cet asile.

Frappe : j’ai trop vécu.

TULLUS.

Dans ce grand changement,

À peine revenu d’un long étonnement,

Je me rends, avant tout, à l’honneur qui m’engage,

Et de la sûreté te présente le gage.

Touche dans cette main, approche, et ne crains plus ;

Tes jours sont désormais confiés à Tullus.

Je suis fier d’un dépôt si grand, si respectable.

Ô brave Marcius ! du malheur qui t’accable,

Que ton cœur près de moi ne soit plus occupé ;

Tu m’as cru généreux : tu ne t’es pas trompé.

Conçois quelle surprise en mon âme a dû naître.

Juge, sous cet habit, si j’ai pu reconnaître

Un guerrier que souvent, au mépris du danger,

Dans l’horreur des combats j’osais envisager.

Je te rappelle ici ma défaite et ta gloire :

Coriolan sur moi remporta la victoire.

Lui-même il m’en console et me venge aujourd’hui,

Et, s’il fut mon vainqueur, je deviens son appui.

C’est le jour de Tullus : c’est le seul avantage

Que le sort me gardait sur un si grand courage,

Le seul que désormais on ne peut me ravir :

Je n’avais pu te vaincre, et pourrai te servir.

Mais comment des Romains l’injuste violence

A-t-elle à cet exil condamné ta vaillance ?

Quel Dieu, propice au Volsque, a pu les aveugler ?

CORIOLAN.

Laissons là mes affronts : je souffre d’en parler.

Puis-je, dans les transports où la fureur m’entraîne,

Perdre en de vains récits un temps cher à ma haine,

Gémir encor des maux qu’il me faut supporter ?

Non, il faut les venger, et non les raconter.

Qu’il te suffise enfin que ce peuple, en sa rage,

A payé Marcius par l’exil et l’outrage,

Que les Romains m’ont tous proscrit, déshonoré,

Que mon cœur est contre eux sans retour ulcéré,

Que leur perte est le vœu conçu dans ma colère,

Que l’ennemi de Rome est mon ami, mon frère.

Oui c’est ce titre seul, je ne le cèle pas,

Qui d’abord dans ce camp guida vers toi mes pas.

Des peuples à qui Rome a paru redoutable,

Le Volsque est le plus fier et le plus implacable.

Dans ses ressentiments plus qu’eux tous affermi,

Tullus est des Romains le plus grand ennemi.

J’ai préféré Tullus, et, s’il était un homme,

Qu’un plus ardent courroux animât contre Rome,

Plus fait pour la combattre et pour la renverser,

C’est à lui que ma haine eût voulu s’adresser.

TULLUS.

Ah ! puisque s’emportant à cet excès d’outrage,

Rome a contre elle-même armé ce grand courage,

Les dieux, qui trop longtemps ont servi son orgueil,

De son ambition marquent enfin l’écueil.

Qu’elle tremble ! le sort ne nous est plus contraire.

Marcius est pour nous : je sais ce qu’il peut faire.

Le Volsque en ses desseins par toi seul confondu,

Retrouve dans toi seul plus qu’il n’avait perdu.

À mes concitoyens j’en vais porter la joie.

Qu’ils sachent quel secours le destin leur envoie.

Quoique leur général, et nommé par leur choix,

Du conseil assemblé je dois prendre les voix.

Je dois en leur pouvoir moi-même te remettre ;

Mais compte sur l’appui que j’ose t’en promettre.

Je vais à tous nos chefs appelés en ces lieux,

Montrer Coriolan comme un présent des cieux ;

Et tu les verras tous, d’un transport unanime,

Faire éclater pour toi le zèle qui m’anime.

Demeure, et de mes soins attends l’heureux effet.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

CORIOLAN, seul

 

Respire, Marcius : que ton cœur satisfait

S’ouvre au prochain espoir d’une juste vengeance.

Mes oppresseurs, si fiers de punir l’innocence,

Pensent de mes affronts triompher à loisir ;

Ils n’auront pas longtemps à goûter ce plaisir.

À leur ivresse aveugle ils sont encore en proie ;

Mais le deuil va bientôt se mêler à leur joie.

Ce jour, que signalait leur triomphe inhumain,

Va voir Coriolan la foudre dans la main :

Quelques instants encore, elle part, elle éclate,

Et je vais de son crime accabler Rome ingrate.

Ils l’ont voulu... mon cœur ne hait pas à demi.

Autant qu’ils le voulaient, je suis leur ennemi.

Je le suis... Ils verront ce que peut mon courage,

S’il sait et ressentir et repousser l’outrage ;

Et quoi qu’il leur en coûte, ils l’auront mérité.

 

 

Scène V

 

CORIOLAN, TULLUS, CHEFS VOLSQUES

 

TULLUS.

Oui, Volsques, le voilà ce Romain si vanté,

Dont vous avez longtemps redouté le génie ;

De ses concitoyens il fuit la tyrannie.

Banni de sa patrie, il la retrouve en nous :

Vous lui tendez les bras, et le sien est à vous.

De tous vos sentiments près de lui l’interprète,

J’en étais le garant, et ma voix lui répète,

Au nom de cet état, qu’il rendra triomphant,

Qu’Antium aujourd’hui l’adopte pour enfant :

Que puisse, Marcius, la nouvelle patrie,

Par ton bras illustrée, et de ton cœur chérie,

Réparer tous les maux que t’ont faits les Romains,

Et payer les secours qu’elle attend de tes mains !

CORIOLAN.

Guerriers, qu’un tel accueil me ranime et m’enflamme !

En venant parmi vous, je portais dans mon âme

Le poids de mes affronts, l’injure et le malheur ;

Il tombe le fardeau qui pesait sur mon cœur.

Ce cœur plein d’un courroux que votre aspect rallume,

Tout prêt à l’assouvir, n’en sent plus l’amertume.

Vous vengerez mes maux, vous armerez ces mains

Et je suis entouré d’ennemis des Romains.

Vous savez si pour eux j’ai prodigué ma vie,

Et vous n’exigez pas que je m’en justifie.

Marcius, dont les jours sont en votre pouvoir,

Ne s’excusera point d’avoir fait son devoir.

Je servais le pays qui m’a donné naissance,

Et je vous appartiens par la reconnaissance.

Aujourd’hui de son sein Rome m’a rejeté ;

Je ne lui dois plus rien : vous m’avez adopté ;

Je vous dois tout : autant j’ai signalé de zèle,

Quand l’honneur m’ordonnait de combattre pour elle,

Autant vous me verrez de courage et d’ardeur,

Pour payer des bienfaits dont je sens la grandeur.

Je jure par vos dieux, je jure par ma haine,

D’être à jamais fidèle au nœud qui nous enchaîne ;

De combattre avec vous ce peuple impérieux,

Toujours de ses voisins tyran injurieux,

De ses citoyens même oppresseur arbitraire.

À nos efforts unis qui pourrait le soustraire ?

La discorde en son sein, l’ennemi sous ses murs,

Des généraux sans gloire, et dont les noms obscurs

Du consulat romain souillent la renommée,

Oisifs, et dans un camp renfermant leur armée.

Marchons, braves anis, et nous sommes vainqueurs.

Je ne demande point un rang ni des honneurs ;

Combattre est mon seul vœu, me venger est ma gloire,

Et tout soldat est grand dans un jour de victoire.

TULLUS.

Quoi ? Marcius voudrait !...

CORIOLAN.

Les armes d’un soldat,

Un glaive en cette main, le signal du combat,

C’est tout ce que je veux.

TULLUS.

On te doit davantage.

J’ennoblis le pouvoir qu’avec toi je partage.

Crois-tu n’être pour nous rien qu’un guerrier de plus ?

Désormais dans ce camp sois l’égal de Tullus.

Aujourd’hui que ta cause à la nôtre est unie,

Autant que ta valeur tu nous dois ton génie.

Et ne crains point de moi de sentiments jaloux :

L’intérêt le plus grand, le plus sacré pour nous,

C’est celui d’abaisser Rome qui nous déteste :

Voyons qui de nous deux lui sera plus funeste.

C’est tout ce que Tullus prétend te disputer.

Plût au ciel que déjà !...

CORIOLAN.

Qui peut nous arrêter ?

TULLUS.

L’ennemi dans son camp se borne à se défendre :

Il craint de nous combattre.

CORIOLAN.

Et pourquoi donc l’attendre ?

Vous voyez sa frayeur : sachez-en profiter.

Sur les remparts d’un camp n’oseriez-vous monter ?

Est-il à la valeur un mur inaccessible ?

À l’honneur qu’on lui fait Coriolan sensible,

À la victoire, amis, brûle de vous guider.

Quand l’ennemi nous craint, il faut tout hasarder.

Le Romain dans ses chefs a peu de confiance ;

Il se croira vaincu, s’il voit votre assurance.

Saisissez ce moment.

TULLUS.

Eh bien ! je t’en croirai.

J’embrasse cet avis par les dieux inspiré.

Commande la moitié de nos braves cohortes,

Et du camp des Romains allons briser les portes.

De ta bouillante ardeur je me sens animer.

CORIOLAN.

Venez : puisse la main que vous allez armer,

Versant des flots de sang, de ce sang que j’abhorre,

Éteindre dans mon cœur la soif qui le dévore.

Les dieux, les justes dieux vont conduire mon bras ;

C’est leur voix qui m’anime à frapper des ingrats.

Que ces fiers ennemis, dont la chute s’apprête,

Sentent que Marcius combat à votre tête ;

Et que sur leur ruine élevant mes destins,

Le jour de mon exil soit fatal aux Romains.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

AUFIDE, TULLUS

 

TULLUS.

Non, ce n’est point, ami, sa gloire qui m’outrage.

Qu’il nous ait bien servis, que son ardent courage

Ait signalé pour nous les plus hardis efforts ;

Que, le premier, marchant sur des monceaux de morts,

Et des mains d’un tribun arrachant l’aigle altière,

Il ait du camp romain renversé la barrière ;

Moi-même j’applaudis à de si nobles coups :

J’aime trop la valeur pour en être jaloux.

Mais moi, qui de l’honneur lui viens d’ouvrir la route,

Ai-je donc mérité les affronts qu’il me coûte ?

Quoi ! sa fougue imprudente, au sortir d’un combat,

Où la victoire même épuise le soldat,

S’enivrant d’un espoir qui n’a pu me séduire,

À l’attaque de Rome a voulu nous conduire ;

Et lorsque je m’oppose à ce bouillant orgueil

Qui du plus beau triomphe allait être l’écueil,

J’entends crier partout : « Suivons tous ce grand homme ;

« Suivons Coriolan : seul, il peut prendre Rome ! »

Et mes propres soldats, et mes concitoyens,

Désertent mes drapeaux pour courir sous les siens !

Lui-même, encourageant la désobéissance,

Enseigne à mon armée à braver ma puissance ;

Écoute, en frémissant, mes ordres absolus

Et ne cède qu’à peine au pouvoir de Tullus !

Ai-je pu dévorer un si cruel outrage ?

AUFIDE.

Les succès de ce jour ont paru son ouvrage ;

Et lorsqu’il poursuivait, au pied de leurs remparts,

Les Romains devant nous fuyant de toutes parts,

Pardonnez, mais on croit qu’offensé de sa gloire,

Vous avez refusé d’achever la victoire.

TULLUS.

De cet opprobre insigne on a pu me charger !

On connaitra Tullus, qu’on ose ainsi juger.

Je reçois de mes soins un indigne salaire.

Ce superbe banni, que ma main tutélaire

A sauvé des dangers qui suivent les proscrits,

S’élève insolemment sur mes propres débris...

Eh bien ! quoi qu’ait souffert ma fierté combattue,

Je lui pardonne tout, si Rome est abattue.

Mais de ce fier proscrit qu’ose-t-on espérer ?

Un envoyé de Rome en ce camp vient d’entrer.

À Coriolan seul aujourd’hui l’on s’adresse.

Croit-on pour son pays réveiller sa tendresse ?

A-t-il encor pour eux le cour d’un citoyen ?...

Je pouvais empêcher un semblable entretien :

Le Volsque soupçonneux peut le craindre sans doute.

Éprouvons Marcius ; il le faut : qu’il écoute

Ce député romain : s’il paraît chanceler,

S’il n’est pas tout à nous, c’est à lui de trembler.

Plus les Volsques pour lui montrent d’idolâtrie,

Plus il doit, s’il changeait, redouter leur furie.

Ce peuple, extrême en tout, désormais voit en lui

Son fléau le plus grand, ou son plus grand appui.

Un moment à nos yeux peut le rendre coupable. 

AUFIDE.

Non, n’en attendez rien : son âme est implacable.

Ils feront près de lui des efforts superflus.

C’est le connaître mal...

 

 

Scène II

 

AUFIDE, TULLUS, CORIOLAN, en habit guerrier, CHEFS VOLSQUES

 

AUFIDE.

Mais il paraît.

CORIOLAN.

Tullus,

Si vous l’aviez voulu, dans ce moment peut-être,

De Rome et de son sort le Volsque serait maître.

J’ai présumé de lui (j’en jugeais par mon cœur)

Qu’il pourrait, plein du feu qui l’avait fait vainqueur,

Et dans un si grand jour prodiguant les miracles,

Démentir des Romains les orgueilleux oracles.

J’embrassais cet espoir : il a pu m’égarer.

L’ennemi dans ses murs s’est pressé de rentrer.

Lui laissez-vous le temps de les mettre en défense ?

J’ai soumis mon audace à votre expérience.

Jusques à quand, seigneur, retenez-vous mon bras ?

La nuit a réparé les forces des soldats.

Pour marcher contre Rome ils attendaient l’aurore ;

Et, si leur général ne les arrête encore,

Dans ce même moment l’assaut peut se tenter.

Je n’attends que votre ordre, et cours l’exécuter.

TULLUS.

J’estime en un guerrier la noble impatience,

Qui sait, quand il le faut, céder à la prudence.

Je diffère mes coups pour les assurer mieux.

Croyez que tout Romain m’est assez odieux.

 

 

Scène III

 

TULLUS, CORIOLAN, PROCULE, AUFIDE, CHEFS VOLSQUES

 

PROCULE.

Député du sénat, Volumnius s’avance ;

Et de Coriolan demande la présence.

Il marche sur mes pas.

TULLUS.

Qu’il paraisse.

CORIOLAN, à part.

Qui ! lui !

Haut.

Il était mon ami, Volsques ; mais aujourd’hui

Tout cède aux droits sacrés que la reconnaissance

Vient d’ajouter encore aux droits de la vengeance...

 

 

Scène IV

 

TULLUS, CORIOLAN, AUFIDE, PROCULE, VOLUMNIUS, ALBIN, CHEFS VOLSQUES

 

CORIOLAN.

Il vient.

VOLUMNIUS.

Au nom de Rome, en ce camp député,

Puis-je à Coriolan parler en liberté ?

CORIOLAN

Des Volsques désormais mon destin doit dépendre !

Ce n’est que devant eux que je puis vous entendre.

Les mêmes intérêts, les mêmes ennemis,

Ont formé ces liens pour jamais affermis.

Ils verront si mon cœur sait leur être fidèle :

Parlez.

TULLUS.

Coriolan, assuré de ton zèle,

Ce peuple que tu sers met sa cause en tes mains ;

Tu peux entendre seul l’envoyé des Romains,

Sans que cet entretien doive nous faire ombrage,

Ni sur toi d’un soupçon répandre le nuage.

Quoi que Rome, en un mot, puisse nous proposer,

Les Volsques sur ta foi veulent s’en reposer.

Il sort avec les Volsques.

 

 

Scène V

 

CORIOLAN, VOLUMNIUS, ALBIN

 

CORIOLAN.

Eh bien ! Volumnius, que faut-il que je croie ?

C’est le peuple romain qui vers moi vous envoie ?

Moi qu’ils ont condamné, que l’exil a puni !

Quoi ! ces Romains si fiers recherchent un banni !

Vous baissez vos regards ? vous craignez de répondre ?

VOLUMNIUS.

Oui : tout ce que je vois a de quoi me confondre.

Tout doit me pénétrer de honte et de pitié.

Je sens gémir en moi l’honneur et l’amitié.

Je pleure mon pays, quand sa faute l’accable ;

Je vois Rome vaincue, et mon ami coupable.

La colère, à ce mot, s’élève en votre cœur...

Et je n’ai pas dessein d’irriter un vainqueur.

Je sais quelle injustice envers lui fut commise ;

Qu’il croit à ses affronts la vengeance permise.

Le ciel qui dans ce jour veut nous humilier,

Semble avoir pris le soin de la justifier.

Quel en sera le terme ? et jusqu’où sa furie

Prétend-elle jouir des maux de sa patrie ?

Fière encor, sous les coups qu’a portés votre main,

De n’avoir succombé qu’aux armes d’un Romain,

Sa défaite, il est vrai, coûte moins à sa gloire :

Faites vous pardonner cette triste victoire.

Donnez la paix à Rome, et que votre équité

Règle nos intérêts et préside au traité.

Marcius en est digne, et Rome, à plus d’un titre,

Entre le Volsque et nous le choisit pour arbitre.

Elle oublie, à ce prix, sa faute et ses succès ;

Et le plus beau retour va payer vos bienfaits.

CORIOLAN.

Je rends grâce aux bontés dont je vois qu’on m’honore.

Coriolan, sans doute, est trop heureux encore

De reprendre chez vous le rang de citoyen ;

Rien ne doit égaler un si précieux bien ;

Et, si je me soumets aux devoirs qu’on me trace,

Legrand Sicinius veut bien me faire grâce.

Certes, quoiqu’en vos murs Marcius ait vécu,

Tant de hauteur m’étonne, alors qu’on est vaincu.

Mais puisqu’à ma justice on daigne s’en remettre,

Sachez donc à quel prix vous pouvez vous promettre

De fléchir le vainqueur et d’arrêter son bras.

Les Romains ont du Volsque envahi les états :

De ses champs usurpés accru leur territoire ;

Vous abusiez ainsi du droit de la victoire.

Il ne demande rien que ce qu’il a perdu.

Je prétends, en son nom, que tout lui soit rendu ;

Que pour mieux étouffer ces jalouses querelles,

De la guerre entre vous semences éternelles,

Parmi vos citoyens le Volsque soit compté ;

Que réunis ensemble avec égalité...

VOLUMNIUS.

Juste ciel ! d’un Romain est-ce là le langage ?

Quel que soit en ces lieux le nœud qui vous engage,

Tous nos droits près de vous seraient-ils donc perdus !

Le Romain et le Volsque ensemble confondus !

Et c’est Coriolan, grands dieux ! qui le propose !

Cette loi si honteuse, un Romain nous l’impose !

Il est donc vrai qu’enfin ce cœur envenimé

Est par la haine seule à jamais animé,

Que même en notre sang elle n’est pas éteinte !

J’ai cru que d’un affront la douloureuse atteinte

Avait pour un moment égaré ta valeur,

Et d’un premier transport j’excusais la chaleur.

Je me suis applaudi de voir Rome plus juste,

Ouvrir encor les bras à ce proscrit auguste ;

Et lorsque dans son sein tout l’invite à rentrer,

Au lieu de l’embrasser, il veut le déchirer !

CORIOLAN.

Quoi ! par la liberté, devenu plus sauvage,

Contre ses défenseurs ce peuple arme sa rage,

Et son féroce orgueil serait sacré pour moi !

Son caprice insolent serait encor ma loi !

Il faut, si j’en croyais un préjugé frivole,

Chérir sa tyrannie, alors qu’elle m’immole !

Des nœuds qu’on a rompus suis-je encore enchaîné ?

Qu’au nom de citoyen l’homme obscur soit borné ;

Que de ce vain honneur son âme soit nourrie ;

Le grand homme partout rencontre une patrie,

Fait le sort d’un empire en lui prêtant son bras ;

Il apporte la gloire, et ne la reçoit pas.

Les Romains sous leur joug se flattaient de m’abattre ;

Ils osaient m’outrager : qu’ils viennent me combattre.

J’ai bravé leurs tribuns, j’ai vaincu leurs soldats ;

Et je sens qu’il est doux d’abaisser des ingrats.

VOLUMNIUS.

Souvent on paya cher le plaisir des vengeances.

Irrité contre Rome, et plein de ses offenses,

Vous n’envisagez pas un sinistre avenir ;

Mais le Volsque lui-même un jour peut vous punir.

Craignez, en vous livrant à ce honteux refuge,

Les retours de l’envie et la fin d’un transfuge.

Elle est toujours funeste ; ; et qui trahit les siens,

Craint et ses alliés et ses concitoyens.

CORIOLAN.

Si je dois en tous lieux trouver l’ingratitude,

Des mains de l’étranger le coup en est moins rude.

J’aurai puni, du moins, ceux qui m’ont outrage :

Je mourrai, mais vainqueur : je mourrai, mais vengé.

Je vais donner l’assaut ; que Rome s’y prépare.

VOLUMNIUS.

C’est là votre réponse ! et cet arrêt barbare,

Je le porte au sénat, à votre mère, hélas !

CORIOLAN.

Elle connaît ce cœur, sans doute, et ne croit pas

Que pour elle jamais ma tendresse s’altère.

Rome lui coûte un fils, et m’arrache une mère.

Rome seule est coupable : elle n’a pas tremblé

D’opprimer l’innocent...

 

 

Scène VI

 

PROCULE, CORIOLAN, VOLUMNIUS, ALBIN

 

PROCULE.

Le conseil assemblé,

Sous vos ordres, seigneur, vient de ranger l’armée.

Vous la commandez seul : de vos exploits charmée,

Elle se flatte enfin, sous un chef tel que vous,

De pouvoir aux Romains porter les derniers coups.

CORIOLAN.

Ce choix m’est glorieux : mon espoir est le vôtre ;

Mais pourrai-je accepter la dépouille d’un autre ?

Tullus qui m’a reçu, devant moi dégradé...

PROCULE.

On reproche à Tullus d’avoir seul retardé

La chute des Romains par vous seul préparée :

En marchant sur vos pas on la croit assurée ;

Et sans doute l’assaut doit leur être fatal,

Si Coriolan seul est notre général.

Le conseil vous attend.

CORIOLAN.

Je suis prêt à m’y rendre.

À Volumnius.

Ainsi donc de moi seul votre sort va dépendre.

L’amitié que mon cœur garde à Volumnius,

Le voit avec regret du parti des vaincus.

Il n’est rien qu’un ami sur moi ne pût prétendre ;

Mais au nom des Romains il ne doit rien attendre.

Vous savez à quel prix ils obtiendront la paix.

VOLUMNIUS.

Rome, au prix de l’honneur, ne l’achète jamais.

Que plutôt notre perte aujourd’hui se consomme.

CORIOLAN.

Attendez Marcius sur les remparts de Rome.

Il sort avec Procule.

 

 

Scène VII

 

VOLUMNIUS, ALBIN

 

VOLUMNIUS.

Jusqu’où nous a conduits un sort injurieux ?

Vaincus et dédaignés ! En est-ce assez, ô dieux ?

Nous trompiez-vous, hélas ! ô vous dont les oracles

Ont au peuple de Mars promis tant de miracles ?

Dieux, immortels auteurs de nos prospérités,

Avec Coriolan nous avez-vous quittés ?

L’horreur est dans nos murs ; il semble qu’un seul homme

Emporte le courage et les forces de Rome.

Troublé par les remords, ce peuple sans appui,

S’accuse et croit le ciel irrité contre lui.

Le malheur qu’on mérite accable davantage.

Si, parmi tant de maux que ma douleur partage,

Je pouvais... mais que dis-je ?... oui, cet heureux dessein,

Un dieu, lui-même, un dieu le fait naître en mon sein.

J’embrasse avec transport cette unique assistance,

Des malheureux Romains la dernière espérance...

Albin, volez à Rome, et portez au sénat

Un avis important qui peut sauver l’état,

Qu’en vos fidèles mains la mienne va remettre :

Hâtez l’heureux secours que j’ose m’en promettre.

Au conseil assemblé je vais parler de paix,

De l’assaut, s’il se peut, retarder les apprêts,

D’un délai précieux ménager l’avantage,

Et vous donner le temps d’achever mon ouvrage...

Daigne conduire, Ô ciel ! mes efforts et ses pas.

Tu donnas Marcius à Rome : ah ! ne fais pas

Un sinistre fléau d’un mortel tutélaire ;

Et d’un si beau présent un don de ta colère !

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CORIOLAN, CHEFS VOLSQUES

 

CORIOLAN.

Enfin vous le vouliez ; il a fallu céder :

Mais si Coriolan consent à commander,

S’il a sacrifié sa juste répugnance,

S’il souscrit à ce choix dont un autre s’offense,

C’est pour hâter les coups que vont porter nos mains,

Et pour mieux assurer la perte des Romains...

On prépare déjà les machines guerrières

Qui des murs ébranlés renversent les barrières.

Les Romains vainement abaissent leur orgueil ;

Que leurs remparts détruits deviennent leur cercueil.

Dans une heure, guerriers, je marche à votre tête.

Allez.

Les chefs volsques sortent.

 

 

Scène II

 

CORIOLAN, seul

 

D’où vient qu’ici Volumnius s’arrête ?

De quel espoir encor pourrait-il se flatter ?

Par des soumissions croit-il nous arrêter ?

Ou bien que la pitié dans mon âme entendue ?...

 

 

Scène III

 

DEUX FEMMES ROMAINES, FLAVIE, VÉTURIE en deuil, CORIOLAN

 

CORIOLAN.

Que vois-je ?... Vous, ma mère ! ah ! m’êtes-vous rendue ?

Partagez les transports dont mes sens sont émus.

Dans cet embrassement...

VÉTURIE.

Arrête, Marcius.

Viens-tu pour embrasser ta mère ou ta captive ?

Ordonnes-tu ma mort, ou faut-il que je vive ?

Es-tu mon fils enfin, ou bien mon ennemi ?

Parle.

CORIOLAN.

À ce mot affreux tout mon cœur a frémi.

Non, l’exil et l’outrage, et Rome et sa colère,

N’ont point flétri cette âme aussi tendre que fière.

Quoique par tant d’affronts ce cœur soit déchiré,

Les Romains ne l’ont pas rendu dénaturé.

VÉTURIE.

Qu’as-tu donc fait, cruel ? que veux-tu faire encore ?

Qui m’amène à tes yeux dans ce camp que j’abhorre ?

En quels lieux te revois-je ? où suis-je ? quelle main

Prétend anéantir jusques au nom romain ?

C’est celle de mon fils, du fils de Véturie.

À l’aspect de ces murs, quoi ! malgré ta furie,

Tu n’as pas dit toi-même à ton cœur attendri :

C’est là que je suis né, là que je fus nourri ! 

De mes fils, de ma femme, on y garde la cendre !

C’est là que vit pour moi la mère la plus tendre !

Tu la forces, barbare, en sa calamité,

À maudire l’hymen et sa fécondité ;

À pleurer ta naissance, hélas ! jadis si chère !

Pour le malheur de Rome ai-je donc été mère ?

J’ai produit le plus grand de tous ses ennemis !

Rome ne craindrait rien, si je n’ n’avais un fils !

Ah ! cette horrible idée accable mon courage.

CORIOLAN.

Vous plaignez les Romains ! n’accusez que leur rage.

Vous me montrez ces murs ! là sont mes oppresseurs ;

Là sont mes ennemis : ici mes défenseurs.

Ce camp qui vous irrite est mon unique asile :

Dois-je lui préférer Rome d’où l’on m’exile ?

Qui doit m’être plus cher du Volsque ou du Romain ?

L’un pour qui j’ai tout fait, est injuste, inhumain ;

Par un bannissement a payé mon service ;

L’autre à son ennemi tend une main propice.

Dois-je donc l’oublier, et faut-il désormais

Récompenser l’outrage et punir les bienfaits ?

VÉTURIE.

Et n’ont-ils pas joui de ta reconnaissance ?

N’as-tu donc pas assez relevé leur puissance ?

Ils te doivent l’honneur de nous avoir vaincus ;

Nous demandons la paix ; et que faut-il de plus ?

Règle au moins cette paix sans que Rome en rougisse.

Je suis loin d’exiger que ton cœur les trahisse.

Mais quoi ! leur as-tu fait le serment odieux

De détruire ces murs, ta patrie, et tes dieux ;

De leur sacrifier, de ta main meurtrière,

Tout le sang des Romains et le sang de ta mère ?

Si c’est là le seul prix qu’attendait leur fureur,

Si le Volsque y prétend, il doit te faire horreur.

Ah ! si Coriolan daignait ici m’en croire,

Que d’un autre destin il peut goûter la gloire !

Quel immortel honneur s’en va le couronner

De triompher de Rome, et de lui pardonner !

CORIOLAN.

Pardonner aux Romains ! l’effort est impossible :

Je tiens de vous un cour trop fier et trop sensible.

Le connaissez-vous bien ? avez-vous oublié

Par quelle épreuve amère il fut humilié ?

Non, vos yeux n’ont point vu mes affronts, mes supplices ;

Vous n’étiez pas témoin de ces affreux comices,

Où d’arrogants tribuns, arbitres de mon sort,

Me présentaient les fers, et la honte et la mort ;

Où j’entendais, au gré des plus vils adversaires,

Rugir autour de moi les fureurs populaires.

Assailli de leurs cris, de leur rage entouré,

Au milieu de l’opprobre où je parus livré,

Je rassemblais en moi ma force et ma constance,

Et dans ce cœur souffrant j’amassais ma vengeance.

Je jurais à ce cour, que cet instant passé,

Rome en vain pleurerait de m’avoir offensé.

Non, je n’aurai point fait une menace vaine.

VÉTURIE.

Eh ! doit-on accomplir les serments de la haine ?

Quel est ce faux honneur dont tu vas t’occuper ?

Ah ! je t’en offrais un qui ne peut te tromper,

Que rien ne peut ternir, dont rien ne me sépare...

CORIOLAN.

Et quel honneur vaudrait celui qu’on me prépare ?

De deux états rivaux je vais changer le sort.

Toujours vaincu, toujours déçu dans son effort,

Le Volsque s’est longtemps débattu dans ses chaînes ;

Sans cesse il retombait sous les aigles romaines.

Je commande le Volsque ; il triomphe : mon bras

Ôte à Rome en un jour le fruit de cent combats.

Au parti que je sers je fais passer l’empire ;

Et, si j’en crois l’espoir que la fortune inspire,

Antium des Romains éteignant la splendeur,

Ne devra qu’à moi seul sa nouvelle grandeur.

Il devient ma patrie, et je n’en veux plus d’autre.

Loin de me l’envier, ah ! faites-en la vôtre.

Détachez-vous enfin de mes persécuteurs ;

Songez auprès de moi quels destins plus flatteurs

Pourraient...

VÉTURIE.

Moi ! sauver Rome, ou périr avec elle,

Voilà mon seul destin, et j’y serai fidele.

Serai-je donc témoin de tes noires fureurs ?

Verrai-je consommer ce spectacle d’horreurs ?

Toi-même dans nos murs apportant le ravage,

Et donnant contre nous le signal du carnage ?

Non, ce fer si coupable et teint du sang romain,

Ce fer, si je ne puis l’arracher de ta main,

Il faut du moins, il faut m’en percer la première ;

Pour sortir de ce camp, fouler aux pieds ta mère.

CORIOLAN.

Ô ciel !... et c’est ainsi que vous aimez un fils !

Voilà ces nœuds si chers qui nous avaient unis,

Ces tendres sentiments qui depuis mon enfance,

Ainsi que mon bonheur, faisaient ma récompense !

Marcius à vos yeux n’est plus rien aujourd’hui :

Vous aimez mieux mourir que de vivre pour lui.

C’est à mes ennemis que ce cœur s’intéresse ;

Les cruels m’ont ravi jusqu’à votre tendresse.

VÉTURIE.

Moi ! cesser de t’aimer !... Marcius, le crois-tu ?

Ah ! si je n’écoutais qu’une austère vertu,

Si Véturie, hélas ! n’était rien que Romaine,

Un ennemi de Rome eût mérité ma haine.

Cet affreux sentiment n’est pas en mon pouvoir ;

Et quand je viens ici te montrer ton devoir,

C’est toi, toi-même, hélas ! qu’une mère attendrie

Voudrait sauver du crime en sauvant la patrie.

Ah ! mon fils !... car ce nom dont tu trahis les droits,

Ce nom, tu t’en souviens, te fut cher autrefois ;

Comme il faisait ma gloire, il faisait tes délices ;

Et par toi seul livrée aux plus affreux supplices,

Mourante sous les coups, ce nom cher et sacré,

Tu l’entendrais sortir de ce cœur déchiré...

Par ce nom, par les soins que j’eus de ta jeunesse,

Par ces plaisirs si purs que goûta ma tendresse,

Alors que sous mes yeux, pour les plus grands destins,

Tu croissais, l’espérance et l’amour des Romains ;

Par ce deuil, de nos maux sinistre témoignage,

Qui déjà de ma mort te présente l’image

De ma mort, seul asile ouvert au désespoir,

Si ton cœur obstiné ne se peut émouvoir...

Ne me refuse pas...

CORIOLAN.

Ce peuple qui m’opprime,

Même dans mes bontés verrait un nouveau crime,

Il n’oublierait jamais que je l’ai fait trembler,

Et tôt ou tard encore il saurait m’accabler.

VÉTURIE.

Non ; qui reçoit sa grâce, au remords s’abandonne.

CORIOLAN.

Non, l’orgueil est ingrat : il hait qui lui pardonne ;

Et je dois à moi-même, au Volsque mon soutien...

VÉTURIE.

Suis-je la seule, hélas ! à qui tu ne dois rien ?

Toi qui me rappelais notre union si chère,

Qui ressens le besoin d’être aimé d’une mère,

Pourrais-tu loin de toi repousser ma douleur ?

J’ai si souvent au ciel demandé ton bonheur !

Je demande le mien à mon fils que j’implore.

CORIOLAN.

Quoi ! Rome dans ses murs me reverrait encore !

J’irais pour y ramper sous un joug odieux !

VÉTURIE.

Non ; pour m’y voir jouir de tout ce que les dieux

Peuvent verser de biens sur les jours d’une mère,

Pour les voir du bonheur me rouvrir la carrière.

Rome attend mon retour, la réponse et son sort.

Songe quel jour pour moi, quel moment, quel transport,

Quand je vais d’un seul mot leur rendre à tous la vie,

Leur conter par mes soins Rome au glaive ravie ;

Le fer qu’elle craignait tombé de cette main,

Et mon fils, à ma voix, redevenu Romain !

CORIOLAN.

Ah ! que prétendez-vous ?

VÉTURIE.

Je crois voir leurs hommages

Parmi les immortels consacrer mes images ;

Rome reconnaissante honorer mon tombeau...

Et je puis te devoir un triomphe si beau !

Et tu pourrais, cruel, m’en refuser la gloire !

Non, la nature enfin obtiendra la victoire.

Ta mère et ta patrie, et tous ces noms si doux,

Et Véturie en pleurs embrassant tes genoux...

Oui, je m’y jette, ingrat...

Elle se jette aux pieds de son fils.

CORIOLAN, voulant la faire relever.

Quel transport vous égare ?

Vous à mes pieds, ô ciel !

VÉTURIE.

J’y resterai, barbare !

J’expirerai du moins en étendant mes bras

Vers mon fils révolté, que je n’attendris pas.

CORIOLAN, en faisant relever sa mère.

Ah ! vous en triomphez : la victoire est entière,

Et je n’ai pu jamais résister à ma mère.

Les Romains sont sauvés : je dois y consentir...

Et puissé-je bientôt ne m’en pas repentir !

VÉTURIE.

Non, ne te repens pas, quand tu me vois heureuse.

CORIOLAN.

Du Volsque en ce moment la fougue impétueuse

Menace vos remparts, prépare les assauts ;

Il faut que de vos murs j’éloigne ses drapeaux.

Je vais dire au conseil (et puisse-t-il m’en croire !)

Qu’une honorable paix vaut mieux qu’une victoire ;

Et que, s’ils ont enfin résolu sans retour

De détruire la ville où j’ai reçu le jour,

Plutôt que par mes mains sa ruine s’achève,

J’aime mieux renoncer au rang où l’on m’élève,

Volumnius au camp est encore arrêté :

Quel que soit le décret qui doit être porté,

Qu’il aille sur vos pas apprendre à la patrie

Qu’elle ne craint plus rien du fils de Véturie.

Quoi qu’il puisse arriver, je vais vous obéir.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

DEUX FEMMES ROMAINES, FLAVIE, VÉTURIE

 

VÉTURIE.

Oui, j’en crois ce grand cœur qui n’a pu se trahir,

Et qui de la nature a reconnu l’empire,

Ciel ! après tant de maux, souffre que je respire :

Laisse rentrer la joie en ce cœur ranimé.

Je retrouve mon fils tel que je l’ai formé.

Rome est en sûreté : Rome que j’ai servie,

Va consacrer ce jour le plus beau de ma vie.

Je dus, il est trop vrai, le croire évanoui,

Ce bonheur dont mon âme a si longtemps joui,

Le sort veut me payer de cette perte amère,

Et de Coriolan je suis encor la mère.

Que le Volsque s’obstine en ses projets hautains,

Il n’a plus le héros qui faisait ses destins.

J’ai rendu Marcius aux Romains, à lui-même,

Et l’on ne doit qu’à moi ce triomphe suprême...

 Mais quel bruit effrayant a glacé mes esprits ?

Quelque danger, ô ciel ! menace-t-il mon fils ?...

À Flavie.

Ah ! calme mes terreurs, vole, et reviens m’apprendre

À de nouveaux revers s’il faut encore m’attendre.

Va.

Flavie sort.

 

 

Scène V

 

DEUX FEMMES ROMAINES, VÉTURIE

 

VÉTURIE.

D’un mortel effroi tous mes sens sont saisis.

Quand j’ai tout obtenu, quand mes vœux sont remplis,

Quoi ! cet instant si doux deviendrait-il funeste ?

Veillez sur Marcius, dieux justes que j’atteste !

Ô vous qui par ma voix le changez aujourd’hui,

Ce cœur qui lui doit tout, vous implore pour lui !

 

 

Scène VI

 

DEUX FEMMES ROMAINES, FLAVIE, VÉTURIE

 

FLAVIE.

Ah ! que puisse le ciel démentir nos alarmes !

Tout ce camp retentit du bruit affreux des armes.

Je tremble des fureurs de ce peuple inhumain,

Et j’ai vu du conseil sortir, le fer en main

Des guerriers tout sanglants ; leur voix criait vengeance...

VÉTURIE.

Viens, courons vers mon fils...

 

 

Scène VII

 

DEUX FEMMES ROMAINES, FLAVIE, VÉTURIE, VOLUMNIUS

 

VÉTURIE.

Volumnius s’avance.

Sur son front consterné je lis tous nos malheurs.

Je vois...

VOLUMNIUS.

Ô coup affreux ! ô comble de douleurs !

Qu’il vous en coûte, hélas ! pour avoir sauvé Rome !

VÉTURIE.

Quoi ! mon fils ! se peut-il ? achevez...

VOLUMNIUS.

Ce grand homme

Est victime à la fois des Volsques, des Romains.

Il meurt.

VÉTURIE.

Mon fils ! grands dieux ! qu’a-t-on fait ? quelles mains ?...

Je succombe.

Elle tombe dans les bras de Flavie.

VOLUMNIUS.

Au conseil j’étais admis encore.

Ce héros, qu’à jamais il faut que l’on déplore,

S’y montre tout à coup ; ose leur annoncer

Qu’à l’attaque de Rome ils doivent renoncer ;

Que contre elle son bras ne peut rien entreprendre.

Du côté de Tullus un cri se fait entendre.

Ses amis indignés, dont le ressentiment

De perdre Marcius attendait le moment,

Se lèvent en fureur : « Ô Volsques ! quoi ! ce traître

« Vous sacrifie à Rome, et veut parler en maître !

« Ce transfuge aux Romains nous aura donc vendus !

« Immolez le perfide, ou vous êtes perdus... »

Sur lui, le fer en main, ils fondent avec rage.

Le héros, dont le nombre accable le courage,

Abandonne sa vie à leur lâche courroux,

Et sous tant d’ennemis tombe percé de coups.

Il invoquait en vain les dieux vengeurs du crime.

Les assassins, couverts du sang de leur victime,

Ont fui, comme effrayés de leur propre fureur ;

Tous se sont dispersés ; et moi, saisi d’horreur,

J’embrassais mon ami, le baignais de mes larmes.

Mais lui : « Dissipe, hélas ! de trop justes alarmes ;

« Revole vers ma mère, a-t-il dit ; tes secours

« Peuvent seuls à mon cœur répondre de ses jours.

« Heureux, si retrouvant un reste de lumière,

« Je puis la voir encore à mon heure dernière ! »

Tandis que mes Romains, par un trop vain effort,

En arrêtant son sang, ont retardé sa mort,

J’ai couru vers ces lieux, le désespoir dans l’âme.

Mais, par pitié pour vous, épargnez-vous, madame,

De votre fils mourant le douloureux aspect ;

Puisqu’on vous garde encore une ombre de respect,

Venez, arrachez-vous de ce lieu trop funeste,

Hélas ! et profitez du moment qui vous reste.

VÉTURIE.

Eh ! qu’importe ma vie en ces instants affreux ?

Je veux revoir mon fils : oui, ce cœur malheureux,

Ce cœur désespéré demande encor sa vue.

S’il meurt, j’en suis la cause, et c’est moi qui le tue.

C’est moi... Guidez mes pas...

 

 

Scène VIII

 

DEUX FEMMES ROMAINES, FLAVIE, VÉTURIE, CORIOLAN porté par des soldats, VOLUMNIUS, SOLDATS

 

VÉTURIE.

Mais quel objet ! ô cieux !

À Coriolan.

Ils ont versé ton sang, ces monstres odieux !

Et j’ai livré mon fils à leur main forcenée !...

CORIOLAN.

Ne leur reprochez point la mort qu’ils m’ont donnée :

Ils n’ont fait qu’achever l’ouvrage des Romains.

Ah ! ceux qui m’ont banni sont mes vrais assassins.

Voilà ce qu’a fait Rome, et vous l’avez sauvée ;

Vous seule de mes coups vous l’avez préservée.

Vous payez cher, hélas ! vos funestes secours...

Mon dernier sacrifice est celui de mes jours :

Ils vous appartenaient.

VÉTURIE.

Épargne Véturie,

Épargne sa douleur...

CORIOLAN.

Vous, que j’ai tant chérie,

Vivez, ma tendre mère !... Et vous, Volumnius,

Ne craignez plus le Volsque... il n’a plus Marcius,

Son infâme attentat a souillé sa victoire ;

Et j’emporte avec moi sa fortune et sa gloire.

VOLUMNIUS.

Puisse Rome sur lui venger votre trépas !

CORIOLAN.

L’honneur a jusqu’au bout accompagné mes pas.

Je l’ai vue à mes pieds, cette Rome si fière...

J’ai fait grâce... et je meurs dans les bras de ma mère.

Il expire.


[1] Dans sa Dissertation sur les différentes tragédies de Coriolan.

[2] Un des plus respectables amis qu’ait eus Voltaire, lui demandait un jour s’il n’avait jamais pensé au sujet de Coriolan. Il n’y a qu’une scène, répondit-il. Tout le monde le croyait comme lui ; mais il croyait aussi qu’on ne pouvait pas faire une Iphigénie en Tauride. Il n’y a point de dénouement, disait-il en plaisantant, si ce n’est d’emporter la maison. Il arrive quelquefois qu’un grand artiste n’est frappé que de la difficulté, parce qu’il la sent mieux qu’un autre. Guymond de la Touche, plus hardi, a fait d’Iphigénie en Tauride une pièce dont en effet le dénouement est forcé et invraisemblable ; mais qui d’ailleurs est simple, intéressante, tragique, et où l’on ne peut guères désirer qu’un meilleur style.

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