Cléomédon (Pierre DU RYER)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, en 1635

 

Personnages

 

ARGIRE, Reine, Mère de Céliante et de Cléomédon

CÉLIANTE, Frère de Célanire, et amoureux d’elle

PLACIDE, Confident d’Argire

POLICANDRE, Roi, Père de Célanire et de Céliante

CÉLANIRE, amoureuse de Cléomédon

BÉLISE, Sœur de Célanire, amoureuse de Céliante

BIRÈNE, Capitaine du parti de Policandre

CLÉOMÉDON, Amoureux de Célanire

ORONTE, Confident de Céliante

CRÉON, Prince

TIMANTE, Prince

CLORIMANTE, Vieillard

 

 

À TRÈS HAUT ET TRÈS PUISSANT PRINCE CÉSAR,

DUC DE VANDÔME, DE MERCŒUR, DE PENTHIEVRE, de Beaufort et d’Etampes, Prince d’Anet et de Martigues, etc. Pair de France.

 

Monseigneur,

 

Je ne vous dirai point quel est ce Cléomédon, que j’ose aujourd’hui vous présenter ; Vous le connaissez, puisqu’il est né en votre maison, et vous l’avez toujours si favorablement élevé depuis sa naissance, qu’il ne peut plus passer pour inconnu auprès de votre Grandeur. Il est Prince, Mais il n’est pas de ceux qui n’ont besoin que d’eux-mêmes pour se conserver l’éclat d’une condition si relevée ; Sa puissance n’est pas capable de travailler toute seule à l’établissement de sa gloire, et s’il n’est secouru de l’estime, dont vous l’avez toujours honoré, je désespérerai bientôt de son avancement. Par cette précieuse estime il a commencé de devenir grand, et par elle seule il s’est fait même considérer par ces juges sévères, qui ne trouveraient rien d’héroïque au monde si votre vertu ne s’y rencontrait pas. Continuez-lui donc, Monseigneur, cet heureux avantage, et jugez après tout qu’il est de la gloire d’un grand Prince de protéger un Prince qui ne peut subsister de lui-même. Cléomédon est né seulement pour vous plaire, permettez qu’il vive seulement pour s’avouer de vous ; Et puis que je ne veux vivre que pour le même dessein pour lequel est né celui que je vous présente, permettez aussi que je puisse incessamment publier que je suis,

 

Monseigneur,

 

De votre Grandeur.

 

Le très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur.

 

DU RYER

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ARGIRE, CÉLIANTE, PLACIDE

 

ARGIRE.

Va d’un pas généreux pour suivre la victoire ;

Ajoute à ta grandeur le lustre de ta gloire,

Et montre que ton bras t’eût le sceptre donné

Si le Ciel en naissant ne t’eût pas couronné.

Déjà nos ennemis ont senti les tonnerres

Que ton bras redoutable a lancé sur leurs terres,

Déjà leurs champs déserts blanchissent d’ossements,

Le Soleil n’y reluit que sur des monuments,

Et s’étonne de voir en faisant sa carrière,

Où fut un grand Royaume un ample cimetière.

Enfin de tous côtés on respecte ton nom,

Tu triomphes partout où vole ton renom

Et de tout ce pays si grand et si fertile,

Policandre son Roi n’a plus rien qu’une ville.

Il voit avec horreur son état limité

Du périssable enclos des murs d’une Cité.

Mais ce n’est pas assez que son état succombe,

Il faut suivre ce Roi jusques dedans la tombe,

Et des restes affreux de son trône ébranlé

Lui faire en peu de temps un tombeau signalé.

Donne donc à sa ville une dernière atteinte,

Entre victorieux où tu portes la crainte,

Et tire du malheur d’un Monarque défait

Le superbe appareil d’un triomphe parfait.

CÉLIANTE.

C[’est peu pour] m’animer d’employer le langage,

Vous m’avez en naissant inspiré le courage,

Et quelques beaux discours que vous m’ayez tracez,

La gloire a des appas qui m’animent assez.

C’est le plus riche prix qu’un grand cœur se propose.

Mais étant né de vous puis-je aimer autre chose,

Déjà de tous côtés Policandre assiégé

Voit entre nous et lui son sceptre partagé,

La ville qui lui reste à nos soins est acquise,

Et l’effroi seulement nous l’a déjà conquise.

En vain elle se fie à ses superbes tours,

Et d’un Cléomédon elle attend le secours.

À nos puissants efforts elle est abandonnée,

Nous tenons dans nos mains sa triste destinée,

Et quoi que Policandre espère de nouveau,

Il ne peut éviter nos fers ou le tombeau.

ARGIRE.

Quel est ce défenseur que l’ennemi souhaite,

Et qui vient à ses faits ajouter sa défaite,

D’où sort à ton avis ce cœur audacieux ?

Monte-t-il des Enfers, ou descend-t-il des Cieux ?

CÉLIANTE.

Placide qui le sait vous dira son histoire.

PLACIDE.

Je n’en saurais parler sans parler à sa gloire.

ARGIRE.

Parle, dis-nous les biens dont il est revêtu,

Je hais mes ennemis, mais j’aime leur vertu.

PLACIDE.

Cléomédon esclave en son âge plus tendre

Fut autrefois offert au Prince Policandre,

La Nature, et le Ciel firent tous leurs efforts,

L’un à former l’esprit, l’autre à former le corps.

Il charmait tout le monde, en tous ses exercices ;

De l’œil le plus barbare il était les délices,

Et fit assez juger qu’il était réservé

Plutôt à captiver, qu’à se voir captivé.

Il fut donc acheté par ce malheureux Prince

De qui vous renversez le Trône et la Province,

Et le premier objet dont il parût vainqueur

Fut de ce même Prince et l’amour et le cœur.

Enfin il devint grand, mais dans son esclavage

Il crut plus en vertus qu’il ne fit pas en âge ;

Comparable au Soleil toujours faible en naissant

Il acquit plus d’éclat la journée s’avançant.

ARGIRE.

Ne pût-il s’affranchir avecques tant de grâce ?

PLACIDE.

Un jour que l’on prenait les plaisirs de la chasse,

Le plus grand des Lions qu’on tenait resserrés,

Rompit de sa prison les fers mal assurés,

Se jette dans le bois, s’adresse à Policandre,

Chasse ou renverse ceux qui pouvaient le défendre ;

Il rugit, il étonne, et par un même effort

Il donne en même temps et la fuite et la mort.

Chacun selon sa peur rend sa route diverse,

Policandre est pressé, son cheval se renverse ;

Mais pour le garantir Cléomédon paraît,

Plus le danger est grand, plus son courage croît.

Il attend ce Lion, il l’esquive, il le presse,

Sa force en ce combat fait moins que son adresse,

Il parût un Hercule en cette occasion,

Et contre ce Lion il se montra Lion.

ARGIRE.

Quoi, Placide, il vainquit cette effroyable bête ?

PLACIDE.

Enfin sa liberté suivit ceste conquête,

Son Prince dégagé de crainte et de souci,

D’esclave le fit libre et Chevalier aussi.

Depuis ce temps, Madame, où son noble courage,

Dessus ce grand Lion fit son apprentissage,

Il vit avec honneur les pays étrangers,

Et vainquit tout autant qu’il tenta de dangers.

Mais sachant de son Roi le malheur sans remède

Pour la seconde fois il paraît à son aide,

Et mène à son secours ceux qu’il a rencontrés,

Qui faute d’un bon chef ne s’étaient point montrés.

ARGIRE.

Quoiqu’il ait fait de grand, sa défaite est possible,

Pour vaincre des Lions on n’est pas invincible,

Alcide sut calmer mille rebellions,

Étouffa des Serpents et dompta des Lions,

Il fut de cent Tyrans l’équitable homicide,

Et pourtant une femme a triomphé d’Alcide.

CÉLIANTE.

Fut-il environné de mille bataillons,

Fut-il comme les Dieux armé de tourbillons,

Il aura seulement cette bonne fortune,

D’avoir avec son Prince une tombe commune,

Et quelque grand succès qu’il se soit proposé

Il aura le seul bien d’avoir beaucoup osé.

Mais il est temps d’aller où la gloire m’appelle.

ARGIRE.

Vis pour elle mon fils, et meurs aussi pour elle ;

Enfin n’épargne rien si tu veux tout gagner,

Un Prince conquérant ne doit rien épargner,

Presse, attaque pour lui, fais ce que je désire,

Cours, et ne permets pas que l’ennemi respire,

Souvent la moindre trêve est fatale au vainqueur,

Et peut rendre aux vaincus leur première vigueur.

Va donc accompagné de force et de courage

Fondre comme un tonnerre, où la gloire t’engage,

Éteins jusqu’à la cendre un feu si violent,

N’en laisse rien de vif, n’en laisse rien de lent,

Souvent d’une étincelle un grand feu se rallume,

Et par sa négligence un vainqueur se consume ;

Montre-toi sans frayeur aux plus rudes travaux

Regarde d’un même œil et les biens et les maux,

On ne doit redouter, ni peine, ni martyre,

Alors que pour son prix on attend un empire.

CÉLIANTE.

Animé par la gloire, et par votre discours,

Je vaincrais des démons armés à son secours.

ARGIRE.

Vous suivez votre Roi, certains d’une victoire,

Dont vous partagerez et le gain et la gloire.

Céliante se retire avec eux qui l’accompagnaient.

Toi Placide demeure, et me dis nettement

Ce qui tombe en ceci dessous ton sentiment,

Enfin notre ennemi nous cède sa couronne ?

PLACIDE.

Mais après tout, Madame, une chose m’étonne.

Vous avez autrefois recherché son Amour,

Et cherchez maintenant à le priver du jour.

ARGIRE.

Oui, Placide, il est vrai que depuis mon veuvage,

J’ai longtemps en secret cherché son mariage,

Tu ne l’ignores pas, puisque secrètement

Je t’envoyai vers lui pour cela seulement.

Ne crois pas toutefois après cette poursuite

Qu’un appétit brutal à ce point m’ait réduite,

Si j’ai sollicité ce misérable Roi,

Je l’ai pu sans rougir puisque j’avais sa foi.

Ainsi je le pressai d’accomplir ses promesses,

Mais l’ingrat dédaigna mon sceptre et mes caresses,

Et crût qu’impunément on pouvait négliger

Une femme qui règne, et qui se peut venger.

Enfin de son dédain ma haine prit naissance,

Et contre cet ingrat souleva ma puissance,

Mille prétextes faux couvrent mes passions,

Les grands n’en manquent point en ces occasions.

PLACIDE.

J’ignorai jusqu’ici qu’au nom de l’hyménée

La foi de ce grand Roi vous eut été donnée,

Et s’il m’était permis de vous interroger,

Si le bien de l’État m’y pouvait obliger,

Ma curiosité me forcerait d’apprendre

Quel sort vous engagea la foi de Policandre,

Mais l’on ne doit jamais se montrer curieux

Des affaires des Rois, et des secrets des Dieux,

Et l’on ne peut sans crime en vouloir plus connaître

Que leur intention ne nous en fait paraître.

ARGIRE.

Tu peux tout demander, et tu dois tout savoir,

Ce que je cache à tous à toi je le fais voir.

Sache que Céliante est fils de Policandre.

PLACIDE.

Céliante est son fils !

ARGIRE.

Il te faut tout apprendre.

PLACIDE.

Vous m’étonnez, Madame.

ARGIRE.

Écoute seulement,

Et donne un peu de trêve à ton étonnement.

Policandre fort jeune, et bien plus téméraire

Se déroba jadis à la Cour de son père,

Et d’un seul écuyer ayant fait tout son train,

Il s’expose aux dangers d’un voyage incertain.

Il vit en inconnu mainte terre étrangère,

Fut reçu comme tel où commandait mon père,

Et comme un jeune cœur est bientôt enflammé,

Il me vit, il m’aima, je le vis, je l’aimai.

Il m’aborde, il me parle avec autant de charmes

Qu’il recelait de feinte, et m’apprêtait de larmes.

Mais il eut peu de peine à me gagner le cœur,

Puisque déjà son œil en était le vainqueur.

Ma Nourrisse et son fils furent sa confidence,

Par eux sa passion tenta mon innocence,

Mais quoi qu’il employât, et qu’il m’offrît son sang,

Il ne sut son amour, que quand je sus son rang

Voyant donc que son Sceptre autorisait la flamme

Que son premier regard alluma dans mon âme,

Placide à mon malheur, le traître apprit de moi

Qu’il avait pour sujette une fille de Roi.

Il me donna sa foi, je lui donnai la mienne,

Il feignit d’être mien, en effet je fus sienne,

Et ma facilité lui fit bien voir alors

Que qui peut tout sur l’âme a beaucoup sur le corps.

Hélas comme l’Amour toute chose surmonte,

(Dirai-je sans rougir, ce que je fis sans honte,)

Ma pudeur lui céda, je contentai ses veux,

Et le consentement nous maria tous deux.

Placide en même-temps la triste renommée

De la mort de son Père en tous lieux fut semée,

Ce funeste accident l’éloigna de mes yeux,

Et d’amant inconnu le fit Roi glorieux.

Il me fit en partant mille promesses vaines,

Me dit qu’un prompt hymen abrégerait mes peines,

Et qu’on verrait chez nous de ses Ambassadeurs

Lorsqu’il aurait atteint le sommet des grandeurs,

Mais le traître qu’il fut, indigne de ma flamme,

S’éloignant de mes yeux m’éloigna de son âme.

Il crut insolemment au mépris de sa foi

Que les vœux d’un Amant n’obligeaient pas un Roi.

Et pour comble de mal, le croiras-tu Placide,

Un autre mariage engagea le perfide.

Cependant ma douleur, et mon ressentiment

Avancèrent le jour de mon accouchement,

Et je vis naître enfin le gage illégitime,

Issu de mon amour ou plutôt de son crime.

Mais je n’eus pas en tout le destin rigoureux,

Puisque je pus cacher cet enfant malheureux.

Ma nourrice et son fils par leurs soins le cachèrent,

Aussi fidèlement que ces flancs le portèrent.

À peine fus je libre, et de crainte et d’effroi,

Que le Roi des Santons jeta l’œil dessus moi,

J’épousai ce Monarque, et son grand héritage

Vit naître un successeur de notre mariage.

PLACIDE.

N’est-ce pas Céliante ?

ARGIRE.

On l’appelait ainsi,

Mais écoute comment son sort a réussi,

Écoute maintenant la plus triste aventure

Qui passera jamais chez la race future.

Bien qu’un Royal hymen m’engageât sous ses lois,

J’avais toujours au cœur le plus traître des Rois ;

Je brûlais en secret de ma première flamme,

Mon époux eut mon corps, Policandre eut mon âme,

Et lorsqu’à l’enchâsser j’employais ma raison,

Ses charmes me touchaient plus que sa trahison.

Comme j’aimai ce traître, hélas ! j’aimai le gage

Qu’en ce malheureux corps il laissa pour otage,

N’eusse-je pas aimé cet enfant fortuné,

Puisque c’était l’Amour qui me l’avait donné ?

Craignant donc que du sort la fatale puissance

Rendît sa vie obscure ainsi que sa naissance,

Que fis-je à ton avis, ou que ne fis-je pas,

Pour garder près de moi ses innocents appas ?

Je fis accroire au Roi qu’une Vierge savante

Menaçait de la mort le petit Céliante,

Si durant trente mois mon idolâtre amour

Ne cachait cet enfant aux regards de la Cour ;

On se moqua d’abord de ces menaces vaines :

Mais enfin par mes pleurs, par mes cris, par mes peines,

Et par tous les transports à un esprit empêché

J’obtins même qu’au Roi l’enfant serait caché.

Or je ne pris ce temps qu’afin de pouvoir rendre,

Au lieu du fils du Roi celui de Policandre,

Ma ruse réussit avec le même sort

Que si toute la Cour en eût été d’accord,

Ainsi dans ce dessein dont le succès m’étonne,

Je fus mauvaise mère afin de t’être bonne.

On vit croître à la Cour cet enfant supposé,

Et j’admirais en lui ce que j’avais osé.

Enfin le Roi mourut, cet enfant lui succède,

Il reçut de sa mort le Sceptre qu’il possède,

Et par son grand courage incapable d’effroi,

D’injuste possesseur, il se fit digne Roi.

PLACIDE.

Quelle triste fortune eut le vrai Céliante ?

ARGIRE.

Je suis de son Destin tout à fait ignorante.

Ma Nourrisse le prit, et dès le même jour

Clorimante son fils l’éloigna de la Cour.

Hélas depuis ce temps j’ai vécu sans délices,

Mille secrets remords ont été mes supplices,

Je vois à cent vautours mon cœur abandonné,

Et je porte un enfer sous un front couronné.

Cet enfant fut perdu dans les guerres Civiles,

Dont le flambeau fatal consomma tant de Villes,

Et Clorimante même y fut aussi perdu,

Au moins, je l’ai depuis vainement attendu.

Voilà de mes ennuis l’histoire véritable,

Dont l’étrange succès approche de la fable,

Mais après tant de feinte, et de serments faussés

Juge si Policandre endure encor’ assez.

Je brûle de fureur lorsque je considère

Que j’ai donné mon Sceptre au fils d’un adversaire.

Ô malheureux effet des desseins que je fis !

Je renverse le père, et j’élève le fils.

J’ai toutefois ce bien dans ma juste colère

Que je me sers du fils pour me venger du père

Et le Ciel n’a permis que pour me contenter

Qu’il meure par le bras qui devait l’assister.

PLACIDE.

Vous exposez le fils en vous vengeant du Père.

ARGIRE.

Et pour mieux me venger j’exposerais la Mère.

PLACIDE.

C’est vouloir perdre tout que de le négliger.

ARGIRE.

N’importe on gagne assez, lorsqu’on peut se venger.

PLACIDE.

Mais il est votre sang.

ARGIRE.

Il l’est de Policandre,

Ne t’étonne donc pas si je veux le répandre.

Si le malheur du fils est au père fatal,

Que l’on verse son sang, je consens à son mal.

Pour avoir sur ce traître une insigne victoire,

Je voudrais hasarder, et mon Sceptre et ma gloire,

Je perdrais mon renom tout illustre qu’il est,

On n’achète point trop la vengeance qui plaît.

Mais enfin monstre toi par un juste silence

Digne de mon secret et de ma confidence.

PLACIDE.

Quand vous me l’avez dit je l’ai si bien celé,

Que vous-même doutiez de m’en avoir parlé.

Il demeure seul.

Hé Dieux ! de quels desseins n’est capable une femme

Quand la haine ou l’amour tyrannise son âme ?

À quoi me résoudrai-je en cette extrémité,

Verrai-je par le fils le Père mal traité,

Et pouvant divertir cette horrible aventure,

Verrai-je renverser les lois de la Nature ?

Souffrirai-je qu’un Roi se rende criminel,

Jusqu’à laver ses mains dans le sang paternel,

Et que pour arriver au trône qu’il espère

Il se fasse un degré du tombeau de son père ?

Que je me sens gêné de pensers différents !

Et que c’est un grand faix que le secret des grands !

On aime à s’en charger, on le reçoit à l’aise,

Et lorsqu’on s’en décharge on sent combien il pèse.

Mais ne consultons point, il le faut dire au Roi,

La Nature, et le Ciel m’imposent cette loi.

Découvrir ce secret est un mal nécessaire,

Et le dire à propos vaut mieux que de le taire.

 

 

Scène II

 

POLICANDRE, CÉLANIRE, BÉLISE

 

POLICANDRE.

Mes filles, mon souci, seules pour qui je crains,

Seules pour qui j’endure, et pour qui je me plains,

Vous jadis mes plaisirs, et maintenant mes peines

Tarissez de vos yeux les amères fontaines ;

Bien qu’un sort rigoureux animé contre moi,

M’ôte avec le pouvoir, le nom même de Roi,

Mes filles, mes trésors, je le trouve prospère,

Puisqu’il me laisse encor la qualité de père.

Et malgré mon désastre et mes adversités

Il me reste beaucoup puisque vous me restez.

Faites voir désormais par un peu de constance

Que votre cœur est grand comme votre naissance.

Ne pouvoir constamment supporter la douleur,

Dans les plus grands malheurs est un autre malheur.

CÉLANIRE.

Quand d’un père affligé nous pleurons l’aventure,

Ne nous défendez point ce qu’apprend la nature,

Serions-nous vos enfants, si pour vos déplaisirs

Nos yeux étaient sans pleurs, et nos cœurs sans soupirs ?

Non, non, il faut pleurer, la plainte est légitime,

En cette occasion la constance est un crime,

Et vous croiriez vous-même en ce cruel instant

Que mon cœur serait dur au lieu d’être constant.

Si nous étions sans pleurs, nous serions inhumaines,

Et notre dureté ferait croître vos peines.

Quand je vous aperçois si proche du danger,

La constance n’a rien qui me puisse alléger.

Si c’est une vertu qui luit dans la misère,

C’est un vice à l’enfant qui voit périr son père ;

Souffrez donc que mes pleurs mouillent ces tristes lieux,

S’ils ne touchent la terre, ils toucheront les Cieux,

La justice du Ciel nous donnera des armes

Si celle de la terre en refuse à nos larmes.

POLICANDRE.

Cessez pour mon repos de plaindre mon malheur,

Ces traits de votre Amour, me sont traits de douleurs.

BÉLISE.

Quand votre volonté me défend de me plaindre,

Vos maux sont des tyrans qui m’y viennent contraindre.

Mais pour être obéi sans peine, et sans effort,

Au lieu de la constance ordonnez-nous la mort,

Il nous est plus facile, et bien plus honorable

De terminer nos jours qu’une plainte équitable.

POLICANDRE.

Dieux que de traits divers sont poussés de vos mains,

Quand vous avez conclu la peine des humains !

Bien souvent d’un enfant la fatale malice,

Aux pères affligés sert d’un rude supplice,

Et par un sort contraire où je suis destiné,

Par la bonté des miens je me trouve gêné,

Mais quelqu’un vient ici.

 

 

Scène III

 

POLICANDRE, BIRÈNE, CÉLANIRE, PLACIDE

 

POLICANDRE.

Quelle triste nouvelle

Venez-vous ajouter à ma peine éternelle ?

Voit-on pendre sur nous un désastre nouveau ?

Suis-je proche du trône, ou proche du tombeau ?

Et pour comble de maux, et d’un sort plus infâme

Me verrai-je vaincu par les mains d’une femme ?

BIRÈNE.

Commencez d’espérer et changez de discours.

Enfin Cléomédon vient à votre secours,

Et déjà de ses faits la seule renommée

 A chez les ennemis l’épouvante semée.

À son premier aspect les nôtres ont fait voir

Ce qu’un peu d’espérance a sur nous de pouvoir,

Et par une sortie aussi prompte qu’ardente

Ils ont des ennemis augmenté l’épouvante.

POLICANDRE.

C’était-là l’ordre exprès que j’en avais donné,

Mais qu’en peut espérer un peuple infortuné ?

Quel succès a suivi cet effort nécessaire,

Que d’une et d’autre part a reçu l’adversaire ?

BIRÈNE.

Sire, dans ce combat vos gens victorieux

Ont fait de cent captifs un butin glorieux.

POLICANDRE.

Que servent cent captifs à qui perd un Empire ?

BIRÈNE.

Mais on a pris entre eux un confident d’Argire,

Qui de trois coups mortels a ressenti l’effort,

Et qui veut vous parler auparavant sa mort.

Il a, nous a-t-il dit, des secrets à vous dire,

Qui vous rendront la paix, avecque votre Empire,

Et que même à son Prince il allait faire voir

Alors qu’il est tombé dessous notre pouvoir.

POLICANDRE.

Qu’on le fasse venir ! ô Ciel si tu ne m’aides,

Puis-je aux maux où je suis trouver quelques remèdes ?

Et du secours humain l’incertaine vertu

Peut-elle relever un Monarque abattu ?

C’est où les homes seuls ne peuvent rien prétendre.

BIRÈNE.

Voici le prisonnier.

POLICANDRE.

Que voulez-vous m’apprendre.

Il se meurt, mon ami, parle, et faits un effort.

PLACIDE.

Grand Prince Céliante.

POLICANDRE.

Achevez.

CÉLANIRE.

Il est mort.

BIRÈNE.

Courage, Céliante achevez.

POLICANDRE.

Ha ! Birène.

Je crois qu’il n’a paru que pour me mettre en peine,

Et pour venger sur moi son désastre apparent,

Par les profonds soucis qu’il me laisse en mourant.

BIRÈNE.

Sire, Cléomédon est pour vous un Alcide,

Il vous rendra la paix que promettait Placide.

POLICANDRE.

Hélas j’ai dans le Ciel de si grands ennemis

Que l’espoir seulement ne m’en est pas permis.

Faisons voir toutefois proche de mon naufrage,

Que si je perds l’espoir, je garde le courage.

Mourons avec honneur si nous devons périr,

On m’a vu vivre en Roi, l’on m’y verra mourir.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CÉLANIRE, BÉLISE

 

CÉLANIRE.

Enfin de nos malheurs la course est arrêtée,

Le sort nous rend la paix qu’il nous avait ôtée,

Et de Cléomédon le bras victorieux

Rend notre gloire égale à la gloire des Dieux.

Enfin il est vainqueur, et sa poursuite ardente

Fait notre prisonnier du Prince Céliante,

Ce superbe ennemi des peuples affligés

Se voit chargé des fers qu’il nous avait forgés,

Et par un coup du Ciel qui sauva cet Empire,

Il prend de nous la loi qu’il nous voulait prescrire.

S’il battit nos remparts ce fut avec raison,

Puisqu’ils devaient un jour lui servir de prison.

Ainsi, ma chère sœur, quand le Ciel nous regarde

Son aspect seulement nous assure et nous garde.

Rien ne nous est cruel quand les Dieux nous sont doux,

Et la terre fléchit quand le Ciel est pour nous.

BÉLISE.

J’ai senti de nos maux les efforts tyranniques,

J’ai donné de mes pleurs aux misères publiques,

Et depuis que le Ciel accomplit nos désirs

L’allégresse commune a fait tous mes plaisirs.

Mais quoi que je vous dise, il faut que je confesse

Que de ce Roi captif je ressens la tristesse,

Je tremble pour moi-même alors que j’aperçois

Que la rigueur du sort traite si mal un Roi.

CÉLANIRE.

Bélise le Destin lui paraîtrait contraire,

S’il avait pour vainqueur un courage ordinaire :

Mais dans ces déplaisirs son sort est glorieux,

Puisque Cléomédon en est victorieux.

Le plus triste vaincu n’est pas sans avantage,

Lorsqu’il a pour vainqueur un généreux courage.

BÉLISE.

Vous parlez si souvent de cet heureux vainqueur,

Qu’à la fin je croirai qu’il est dans votre cœur.

Que votre servitude augmente ici sa gloire,

Et que jusqu’à votre âme il étend sa victoire.

CÉLANIRE.

Vous plaignez si souvent un ennemi défait,

Il paraît à vos yeux si doux et si parfait,

Vous partagez si bien la honte de sa prise,

Que vous-même ma sœur sembleriez être prise.

L’on dirait que ses fers s’étendent jusqu’à vous,

Et tout captif qu’il est, qu’il triomphe chez nous.

BÉLISE.

La commune pitié que l’on doit aux misères,

Me fait pousser pour lui des plaintes si légères.

CÉLANIRE.

Et de Cléomédon l’invincible secours

M’oblige à lui donner pour le moins mon discours.

Je paraîtrais ingrate, et plaine d’injustices,

Si ma louange au moins ne payait ses services.

Ma sœur, l’ingratitude arrive au dernier point,

Lorsqu’on reçoit des biens, et qu’on n’en parle point.

Ne t’étonne donc pas si ma bouche est ouverte,

Aux louanges du bras qui détourne ma perte,

Pour n’être pas ingrate à ce noble vainqueur,

Si ma voix ne suffit je donnerai le cœur.

Ne pense pas pourtant qu’un si juste langage

Soit d’un feu déréglé le honteux témoignage.

Quand mon esprit conçoit ce discours généreux,

Il est reconnaissant, et non pas amoureux.

BÉLISE.

Ne faites point si vite une excuse semblable,

Qui s’excuse trop tôt montre qu’il est coupable.

Célanire souvent.

CÉLANIRE.

Hé bien n’en parlons plus,

Aussi bien ces discours me semblent superflus.

BÉLISE.

Sortez-vous ?

CÉLANIRE.

Non ma sœur.

BÉLISE.

Adieu donc je vous laisse,

Il faut que j’aille au temple, et déjà l’heure presse.

CÉLANIRE, seule.

Oui Bélise, il est vrai que le même vainqueur

Surmonte Céliante, et captive mon cœur,

Il est vrai que je l’aime, et que dans nos histoires

On pourra bien me mettre au rang de ses victoires,

Ce grand feu que je sens n’est pas un feu d’un jour,

Mais dans un jeune corps je cache un vieil Amour.

J’aimai Cléomédon durant son esclavage,

La douceur de ses yeux commença mon servage,

Et maintenant ma sœur, ses exploits glorieux

Lui conservent ce cœur que gagnèrent ses yeux.

Si sa condition rend mon amour blâmable,

La gloire de ses faits le peut rendre louable.

Enfin si mon amour naquit honteusement,

Il peut vivre sans honte, et croître justement.

J’aime mon défenseur, tout aime de la sorte,

Et la nature enseigne une amitié si forte.

À qui nos cœurs brûlants seraient-ils mieux rendus

Qu’à l’invincible main qui les a défendus.

Mais voici ce guerrier avec autant de grâce,

Qu’il fait voir aux combats de courage et d’audace.

 

 

Scène II

 

CÉLANIRE, CLÉOMÉDON

 

CÉLANIRE.

Déjà je vous pensais éloigné de ces lieux.

CLÉOMÉDON.

Je ne m’éloigne point sans adorer mes Dieux,

Je dois suivre, il est vrai, cette cruelle Argire,

Dont la seule fureur embrasa cet Empire,

Je dois aller abattre un reste de mutins,

Et par leur sang infâme apaiser nos destins,

Mais pour avoir sur eux un illustre avantage,

Il faut que vos regards m’inspirent le courage,

Et que j’apprenne à vaincre auprès des plus beaux yeux,

Dont jamais la nature ait enrichi ces lieux.

CÉLANIRE.

Va donc, Cléomédon, assuré de la gloire,

Si de mes bons regards dépend cette victoire.

Par de nouveaux exploits que ton bras fasse voir,

Que qui conserve un Sceptre est digne de l’avoir.

Donne un nouveau laurier à ton courage extrême,

Et pour mieux t’animer, souviens-toi que je t’aime.

CLÉOMÉDON.

Si quelque heureux succès a suivi mes combats,

Ce seul ressouvenir a plus fait que mon bras,

Quand de nos ennemis j’ai fait voir un carnage,

Votre amour agissait plutôt que mon courage.

Et si quelque victoire honore mon retour,

Je ne la veux devoir qu’à votre seul Amour,

Par lui j’ai triomphé d’un puissant adversaire,

Mais par lui-même aussi je semble téméraire,

Et par le juste excès de mon affection,

Je change en vérité la fable d’Ixion.

Ainsi par un destin qu’à peine on pourrait croire,

L’amour est tout ensemble, et mon vice et ma gloire.

CÉLANIRE.

Quelques difficultés que tu sembles trouver,

Si l’amour est ta gloire, il le faut conserver,

Et si ce n’est qu’un vice alors qu’il te transporte,

Je t’aimerai toujours vicieux de la sorte.

CLÉOMÉDON.

Puisque je suis certain que mon vice vous plaît,

Je le conserverai tout extrême qu’il est.

Pour chasser de mon cœur un feu si légitime,

Il faudrait en chasser celui-là qui m’anime,

Votre œil qui ne reluit qu’affin de triompher,

Ne produit point d’amour que l’on puisse étouffer.

A lorsque dans les cœurs il jette quelque flamme,

Il fait prendre à l’Amour la nature de l’âme.

Qui vous aime une fois vous aime incessamment,

Et qui brûle pour vous brûle éternellement.

Mais loin de dire j’aime, alors que je soupire,

Je dois dire en tremblant, j’adore Célanire.

CÉLANIRE.

Si tu veux alléger les peines que je sens,

Donne moi de l’amour et non pas de l’encens.

Je ne veux point paraître à tes yeux adorable,

Ce me sera beaucoup si je leur suis aimable.

CLÉOMÉDON.

Vous êtes l’une et l’autre, à mon cœur, à mes yeux,

Où je vois vos beautés, là je trouve mes Dieux ;

Mais si j’aime trop haut, et si ce m’est un vice,

J’aime sans espérance, et c’est là mon supplice.

Alors qu’en vos liens mon cœur est arrêté,

N’appelez point ma flamme une témérité :

Je brûle sans espoir du beau feu qui m’éclaire,

Et l’amour sans espoir n’est jamais téméraire ;

Le sort qui me conduit me semblera bien doux,

Si comme j’ai vécu, je meurs aussi pour vous.

C’est la seule faveur comme la moins commune,

Que sans témérité j’attends de ma fortune.

CÉLANIRE.

Je t’aime, c’est assez, et ce discours t’apprend

Que tu dois regarder plus haut que tu n’es grand ;

Pour aspirer enfin où j’aspire moi-même,

Ne te regarde pas, mais regarde qui t’aime,

Et crois que ce destin qui te fit mon Amant,

Sage en tous ses desseins ne fait rien vainement.

Si du sort inconstant l’orgueilleuse puissance

Nous cache injustement le lieu de ta naissance,

Si tu n’es pas connu par un nombre d’aïeux,

Qu’une erreur idolâtre ait mis au rang des Dieux,

C’est assez que tes faits te rendent adorable,

Et que par ta vertu tu sois considérable.

« Bien qu’on sorte d’un Dieu, bien qu’on sorte d’un Roi,

« Qui vante ses aïeux ne vante rien de soi » ;

Mais poursuis ton dessein, va triompher d’Argire,

Et comme ton Amour mérite Célanire,

Fais voir que ton courage à vaincre si constant,

Mérite aussi sa part du sceptre qu’elle attend.

CLÉOMÉDON.

Ce n’est point là le prix, ni le bien que j’espère,

Souffrez que je vous aime, et j’aurai mon salaire.

En l’état où le Ciel me voulut abaisser,

Endurer mon amour c’est me récompenser.

CÉLANIRE.

En l’état glorieux où nous met ton courage,

Ne te pas adorer, c’est te faire un outrage.

Espère, je le veux, tu dois persévérer,

Lorsqu’on mérite tout on peut tout espérer.

CLÉOMÉDON.

Que dois-je à ces faveurs dont l’excès me transporte,

Et que ne dompterais-je animé de la sorte ?

 

 

Scène III

 

CÉLIANTE, ORONTE

 

ORONTE.

Puisque par les Destins il était arrêté,

Que je partagerais votre captivité.

Puisque le bras fatal de l’aveugle fortune

Nous a fait rencontrer une prison commune,

Souffrez qu’à vos douleurs tous mes soins soient offerts,

Et qu’enfin je vous aide à supporter vos fers.

Jusqu’ici vos soupirs ont rendu témoignage,

Que l’averse fortune abat votre courage,

Jusqu’ici vos vertus, sans âme et sans vigueur,

Ont fait trop peu d’efforts contre votre langueur.

Il est temps de montrer qu’elles savent combattre,

Alors que le malheur s’efforce à vous abattre.

Qui se laisse dompter par quelque adversité.

Semble indigne des biens de la prospérité.

Vous pourra-t-on juger digne d’une couronne,

Si le mal qui la suit vous trouble et vous étonne ?

Que pourra-on penser qui ne soit contre vous,

Si le sort vous abat au premier de ses coups ?

Mon discours est hardi, mais excusez mon zèle,

Ne point flatter les Rois c’est leur être fidèle,

Montrez donc qu’un courage où règne la vertu

Peut bien être assailli, mais non pas abattu.

Votre captivité n’est point si déplorable,

Policandre vous aime, il vous est favorable,

Vous possédez enfin toute la liberté

Que l’on peut souhaiter dans la captivité.

Vous allez, vous venez, personne ne vous garde,

Et votre seule foi vous sert ici de garde.

CÉLIANTE.

La perte de mon sceptre et de ma liberté,

N’est pas le plus grand coup dont je sois tourmenté.

Lorsqu’un mauvais destin me fit perdre les armes,

 Je préparai mon cœur à toutes ses alarmes,

Je prévis tout le mal qui trouble mon parti,

Et l’ayant plus prévu je l’ai moins ressenti.

Mais d’un trait plus aiguë mon âme est traversée,

Et sous un autre joug ma gloire est abaissée,

Si le sort triompha de mon trône abattu,

Un ennemi plus fort surmonte ma vertu.

Ainsi pour me gêner avecques plus d’outrage,

Le Ciel ne m’a laissé ni sceptre, ni courage.

ORONTE.

Qui vous pourrait troubler en cette extrémité,

Si vous ne l’êtes pas par votre adversité ?

CÉLIANTE.

Hélas ! de mille maux ma fortune est suivie,

Un ennemi secret attente sur ma vie,

Et déjà de ses traits l’invincible rigueur,

Malgré tous mes efforts m’a traversé le cœur.

ORONTE.

Sire, que dites-vous ? faites-le moi connaître,

Mon bras vous sauvera des outrages d’un traître,

Eut-il à son secours les forces de l’enfer,

Tout captif que je suis j’en saurai triompher.

CÉLIANTE.

Ton secours est trop faible.

ORONTE.

Hé bien pour s’en défendre

Il faut de son dessein avertir Policandre.

CÉLIANTE.

Vois, mon fidèle Oronte, où je suis destiné,

C’est lui qui l’a fait naître, et qui me l’a donné.

ORONTE.

Ne le connais-je point ?

CÉLIANTE.

As-tu vu Célanire ?

C’est l’aimable ennemi qui fait que je soupire,

Je l’aime, et son bel œil triomphant à son tour

D’un prisonnier de guerre en a fait un d’amour.

Je vois de deux façons ma liberté ravie,

De même que mon corps mon âme est asservie :

Et pour mieux m’arrêter chez ce peuple vainqueur,

Le père tient mon corps, et la fille a mon cœur.

Regarde maintenant si le mal qui me presse

Fait voir dessus mon front une juste tristesse ;

Que pourrais-je espérer d’un Roi victorieux,

À qui mes actions me rendent odieux ?

Que pourrais-je espérer d’une fille en colère,

De qui j’ai tant de fois fait soupirer le père ?

Hélas ! quand mon esprit regarde le passé,

Quand je vois par mes mains Policandre abaissé,

Quand je vois chez les siens tant de villes désertes,

De carnage, de cendre, et de tombes couvertes,

J’apprends que c’est en vain parmi tant de travaux,

Que j’attends quelques biens où j’ai tant mis de maux.

Je trouve qu’en ce point ma raison est perdue,

De demander l’amour où la haine m’est due.

Aussi mon cher, Oronte, en l’état où je suis,

Espérer de mourir est tout ce que je puis.

ORONTE.

Puisque c’est de l’amour d’où votre mal procède,

Quelque grand qu’il puise être, il n’est pas sans remède :

Et bien que vos douleurs se connaissent assez,

Vous n’êtes pas malade au point que vous pensez.

Alors que vous croyez vos blessures mortelles,

La seule opinion vous les rend si cruelles ;

Pour moi j’ai cet espoir qui sans beaucoup d’efforts

Ce servage de l’âme affranchira le corps,

Et qu’après les assauts d’une vaine tristesse

L’Amour relèvera ce que le Sort abaisse.

CÉLIANTE.

Crois-tu me secourir quand tu flattes mes maux ?

Le discours qui nous flatte est un remède faux.

ORONTE.

Permettez seulement qu’on vous soit secourable,

Souvent par notre faute un mal est incurable.

CÉLIANTE.

Que pourrais-tu trouver qui fut à mon secours ?

Penses-tu m’alléger avecques le discours ?

Ne me diras-tu point qu’une flamme amoureuse

Est un indigne objet d’une âme généreuse ?

Ne me diras-tu point qu’un vertueux effort

Est maître de l’Amour de même que du Sort ;

Que ce jeune tyran ne peut rien sur nos âmes,

Si nous ne consentons qu’il y jette les flammes,

Et qu’enfin ses tourments si cruels et si longs

Ne s’arrêtent chez nous que tant que nous voulons.

Tiendras-tu ce discours pour me donner de l’aide ?

Mon mal sera bien long si c’est là mon remède.

Ne t’efforce donc point de rompre mes prisons,

Mon amour est plus fort que ne sont tes raisons.

Croirais-tu résister à ce feu qui me brûle,

Et vaincre un ennemi qui triompha d’Hercule ?

ORONTE.

Non, non, Sire.

CÉLIANTE.

Hé quoi donc ?

ORONTE.

Écoutez seulement.

CÉLIANTE.

Que pourrais-je écouter pour mon soulagement ?

Pour me tirer des maux où mon âme soupire,

Il faut à mon secours la mort ou Célanire.

ORONTE.

Vous l’aurez.

CÉLIANTE.

Quoi la Mort ?

ORONTE.

Vous aurez du secours

Si l’oreille et le cœur s’ouvrent à mon discours.

CÉLIANTE.

Il te faut écouter, mais que peux-tu m’apprendre.

ORONTE.

Bien qu’un destin plus doux regarde Policandre,

Bien que ce Roi vainqueur grave par tout ses lois,

Et qu’il soit aussi craint qu’il craignait autrefois :

Bien qu’enfin son malheur ait fait place à sa gloire,

Ses maux sont toutefois restés dans sa mémoire,

Il sait combien d’ennuis suivent les Potentats,

Qu’il tonne incessamment à l’entour des États,

Et que de ce grand trône où le Ciel le veut rendre,

Il peut avec horreur une autrefois descendre.

Il sait qu’un sceptre tremble, et qu’il est un grand faix,

Lorsqu’une longue guerre en éloigne la paix.

Jugez donc si ce Prince instruit par sa misère,

Dédaignerait pour lui cet appui nécessaire ;

Et de quelle façon l’arrêterait-il mieux

Que par les nœuds sacrés d’un hymen glorieux ?

Peut être que le Ciel a permis votre prise,

Pour en faciliter l’agréable entreprise.

Si le Sort de la guerre eut suivi vos souhaits,

Votre courage seul eût retardé la paix :

Mais par un coup du Ciel, moins funeste qu’utile,

Maintenant votre amour vous la rendra facile,

Et vous aplanira tant de difficultés,

Qui d’une longue paix précédent les traités.

CÉLIANTE.

Ami, cela se peut : mais que j’y vois d’obstacles.

ORONTE.

Le Dieu que vous servez sait faire des miracles,

Mais sans plus consulter sur un si beau dessein,

Permettez seulement que j’y prête la main.

CÉLIANTE.

Va, je te le permets. Hélas ! reviens Oronte,

Mais surtout ne fais rien qui retourne à ma honte

Et songe en ce dessein d’où dépend mon bonheur,

Que j’aime également Célanire et l’honneur.

ORONTE.

En vain sur ce sujet votre esprit se travaille,

Je conduirai l’affaire où vous voulez qu’elle aille.

CÉLIANTE.

Va, ne diffère plus : Amour, sois mon secours,

Et si mes maux sont grands, faits au moins qu’ils soient courts.

Mais écoute, reviens ; il m’importe, Oronte,

Que cette paix me comble ou de gloire, ou de honte

Quoique l’honneur demande, et s’oppose à ce coup

Contente mon amour et tu feras beaucoup.

Donne sans résister, sceptre, couronne, Empire,

Je gagnerai bien plus si j’obtiens Célanire.

Accepte librement toutes sortes de lois,

Hercule pour l’Amour sut filer autrefois.

Qu’on ait le Sort contraire, ou qu’on l’ait favorable,

Ce qu’on fait pour l’Amour est toujours honorable.

ORONTE.

Laissez-moi travailler à cette heureuse Paix :

Et l’Honneur, et l’Amour en seront satisfaits.

 

 

Scène IV

 

POLICANDRE, CLÉOMÉDON, CÉLANIRE, TIMANTE, CRÉON

 

POLICANDRE.

Devant que ton courage achève une victoire,

Qui nous va couronner d’une immortelle gloire :

Tu dois voir par un prix qui soit digne de toi,

Que je mérite au moins qu’on travaille pour moi.

Si ton bras généreux paru à ma défense,

Vois-tu bien Célanire ? elle est ta récompense.

CLÉOMÉDON.

Ha ! Sire, je croirais qu’on se rirait de moi,

Si je n’avais ouï les paroles d’un Roi :

Quel Dieu n’estimerait sa fortune contente

De la possession du bien qu’on me présente ?

Et qui ne jugerait qu’un honneur si parfait,

Ne soit un prix plus grand que tout ce que j’ai fait.

Je sais bien que Madame est sous votre puissance,

Et qu’entre ses vertus on voit l’obéissance ;

Mais me voyant si bas, je vois trop clairement

Qu’elle vous peut ici résister justement.

POLICANDRE.

J’ai sondé là dessus l’esprit de Célanire :

Ce que j’ai résolu c’est ce qu’elle désire.

Mais ma fille parlez, ne vous contraignez pas.

TIMANTE à l’écart.

Elle a le cœur trop haut pour l’arrêter si bas.

POLICANDRE.

Parlez-moi librement, cette affaire vous touche.

CÉLANIRE.

Mon cœur ne dément point ce qu’avance ma bouche.

POLICANDRE.

Ne vous contraignez point, soyez libre une fois.

CÉLANIRE.

C’est à moi d’obéir quand vous faites des lois,

Et vous nous les donnez si douces et si saintes,

Que les plus endurcis les suivraient sans contraintes.

CLÉOMÉDON.

Ha ! ce bien est si haut par dessus mon espoir

Que même en l’obtenant je doute de l’avoir.

Ainsi lorsque pour moi vos bontés sans limites

Destinent tant de gloire à si peu de mérites,

Vous montrez que les Rois qui veulent notre bien,

Savent comme les Dieux faire beaucoup de rien.

POLICANDRE.

Va donc, Cléomédon, achever des conquêtes,

Qui doivent de nos jours éloigner les tempêtes,

Et si jadis ton bras a combattu pour moi,

Assuré de ton prix va combattre pour toi.

Timante et Créon demeurent.

TIMANTE.

Ô dessein plus honteux et bien plus redoutable,

Que notre adversité ne fut épouvantable !

Faut-il qu’un étranger, notre esclave autrefois,

Remplisse avec orgueil le trône de nos Rois ?

Souffrirons-nous enfin qu’un inconnu nous brave,

Et qu’il commande à ceux dont il était l’esclave ?

Élever ce superbe à ce bien nonpareil,

C’est mettre un Phaéton dans le char du Soleil.

Il faut rompre ce coup par force, ou par adresse,

Gagner subtilement le cœur de la Princesse ;

Et lui rendre suspect ce jeune audacieux,

Qui dédaigne la terre, et regarde les Cieux.

Croyez-vous que son cœur parle comme sa bouche,

Qu’elle puisse approuver ce dessein qui la touche,

Et que de sa naissance oubliant la grandeur

Elle veuille obscurcir sa Royale splendeur ?

Non, non, cette Princesse a l’âme mieux placée,

Une haute naissance élève la pensée,

Et sert d’enseignement aux esprits généreux,

Pour ne rien concevoir qui soit indigne d’eux.

CRÉON.

Mettons le trône à bas, et même à notre honte,

Plutôt que de souffrir que cet esclave y monte.

Prendre la loi de ceux qui la prenaient de nous,

Est le plus grand des maux dont l’on sente les coups.

Entretenons plutôt des guerres éternelles.

 

 

Scène V

 

TIMANTE, ORONTE, CRÉON

 

TIMANTE.

Mais Oronte s’avance : hé bien ! quelles nouvelles ?

ORONTE.

Que peut dire un captif qui ne voit rien que soi ?

TIMANTE.

Au moins nous direz-vous l’état de votre Roi.

ORONTE.

Vous le comblez ici de tant de bons offices,

Qu’il y met sa prison au rang de ses délices.

Et loin de vouloir mal à celui qui l’a pris,

Il pense lui devoir un légitime prix.

TIMANTE.

Il est prêt d’en avoir un salaire assez ample.

ORONTE.

Peut-on donner assez aux vertus sans exemple ?

Mais que lui donne-t-on ?

TIMANTE.

Célanire est son prix.

ORONTE.

Célanire ?

CRÉON.

Elle-même.

ORONTE.

Ha ! vous m’avez surpris.

Et je n’eusse pas crû qu’en l’état où nous sommes

Ce que mérite un Dieu l’on le donnât aux hommes,

Mais chacun y consent.

TIMANTE.

J’en doute justement,

Et pour moi j’en craindrais un triste événement.

ORONTE.

Mais je sais que le peuple estime son courage ;

Et la faveur du peuple est un grand avantage.

TIMANTE.

Bien souvent pour égaux l’on en a bien reçus,

Que l’on détesterait s’ils tenaient le dessus.

Pour vivre sans révolte, un peuple qui murmure,

Veut des Rois de naissance, et non pas d’aventure.

Tant que le char du jour fut conduit du Soleil,

Il remplit l’univers d’un lustre nonpareil.

De ce char lumineux les chevaux sans audace

Ne quittèrent jamais leur route ni leur trace :

Mais lorsqu’un Phaéton les tint dessous sa main,

Devenus orgueilleux ils rompirent leur frein.

Dans le monde troublé leurs flammes s’épandirent,

Et perdant le cocher, eux-mêmes se perdirent.

Le peuple en est de même, il s’émeut aisément,

Lorsqu’un Maître inconnu prend son gouvernement :

Mais sans peine et sans force il adore des maîtres,

Dont il a respecté les illustres ancêtres.

ORONTE.

Ce discours me promet de bons événements ;

Et je dois profiter de leurs ressentiments.

Il le faut confesser, un hymen de la sorte

À beaucoup de malheurs pourrait ouvrir la porte.

Ce qui peut dans l’État faire des mécontents,

Peut renverser aussi les trônes plus constants :

Mais comme il est certain qu’une paix bienheureuse

Finirait de nos maux la course rigoureuse.

Je songeais l’autre nuit qu’après beaucoup de vœux,

Célanire et mon Prince étouffaient de grands feux :

Et je crus en sortant d’un si plaisant mensonge,

Qu’ils pouvaient en effet ce qu’ils faisaient en songe :

Mais depuis.

TIMANTE.

Quoi depuis ?

ORONTE.

Il n’y faut plus songer.

CRÉON.

L’avis n’est pas de ceux que l’on doit négliger.

ORONTE.

Croyez-vous aux erreurs où le somme nous plonge ?

Célanire est promise, et ce songe est un songe.

TIMANTE.

Quelquefois le sommeil ne nous ferme les yeux

Que pour nous avertir des volontés des Dieux.

ORONTE.

Il est vrai quelquefois.

CRÉON.

Il le peut être encore.

TIMANTE.

Mais que dit votre Roi de ce songe ?

ORONTE.

Il l’ignore.

TIMANTE.

Y voudrait-il penser ?

ORONTE.

Célanire et la Paix,

Pour donner de l’amour ne manquent point d’attraits.

TIMANTE.

Oronte, croyez-nous que s’il y veut entendre,

Nous ferons plus pour lui qu’il ne saurait prétendre.

ORONTE.

Si vous êtes pour lui, je veux tout espérer.

TIMANTE.

De ce que nous pouvons, vous pouvez l’assurer.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

BÉLISE, seule

 

Que m’aidera la paix qu’espère cette terre,

Si des troubles nouveaux me gênent chaque jour ?

Que me sert d’éviter les flammes de la guerre

Si je meurs dans celle d’Amour ?

Il est vrai que le Ciel a chassé les tempêtes,

Dont nos peuples troublez redoutaient la rigueur,

Mais s’il chasse les maux qui pendaient sur nos têtes,

C’est pour les cacher dans mon cœur.

Je suis dedans les fers, je suis dedans la flamme,

L’un et l’autre à son tour tâche de m’étouffer,

Et j’ignore aujourd’hui si je porte dans l’âme,

Un Amour, ou bien un Enfer.

J’y porte des Enfers puisque ma plainte est vaine,

Et qu’un mal infini me presse incessamment,

Mais j’y porte l’Amour puisque j’aime ma peine,

Et que je chéris mon tourment.

Céliante captif me vainquit par ses charmes,

Il combattit mon cœur, et mon cœur fut son prix,

Et ce triomphe heureux qu’il n’eut pas sur nos armes,

Il l’obtint dessus mes esprits.

Mais dedans ce triomphe où j’ai si peu de gloire,

Je ne rencontre rien qui me blesse en effet,

Sinon que Céliante ignore sa victoire,

Et ne sait pas ce qu’il a fait.

Douce gêne des cœurs, petit Démon de flamme,

Amour toujours puissant, et toujours glorieux,

Comme ton feu divin brûle dedans mon âme,

Fais qu’il reluise dans mes yeux.

Mais en vain de l’Amour j’implore cette grâce,

Il tient toujours du sexe où s’adressent ses coups,

Dedans l’esprit d’un homme, il monstre de l’audace

Et se rend honteux dedans nous.

Ainsi d’un trait mortel, mon âme est traversée ;

Mais quelqu’un interrompt cette triste pensée.

 

 

Scène II

 

BÉLISE, CÉLANIRE

 

BÉLISE.

Ha ! ma sœur qu’avez-vous ? Cette pâle couleur

Est le triste témoin d’une vive douleur.

CÉLANIRE.

Cléomédon revient.

BÉLISE.

Est-ce un sujet de larmes ?

Quelque triste accident a-t-il suivi ses armes ?

CÉLANIRE.

Il revient pour se voir méprisé désormais,

Et pour trouver la guerre, où son bras mit la paix.

BÉLISE.

Que dites-vous, ma Sœur ? vous m’avez étonnée.

CÉLANIRE.

Tu sais qu’à son départ ma foi lui fut donnée.

Il me fut commandé d’en faire mon Amant,

Et mon amour naquit de ce commandement.

Cependant aujourd’hui le Roi moins équitable

Donne à d’autres le prix dont il le crût capable.

BÉLISE.

Cléomédon sait-il la volonté du Roi ?

CÉLANIRE.

On le mande, ma sœur, mais sans dire pourquoi

Et sans doute de peur que sur cette nouvelle

Un généreux dépit ne le rende rebelle,

Et que pour se venger ayant la force en main

Il n’excite l’orage où le temps est serein :

Ainsi le Roi le traite, et me rend criminelle,

Puisque les passions me rendent infidèle.

BÉLISE.

Il est père, ma sœur, il est Roi dessus nous,

Et ces deux qualités sont excuses pour vous.

CÉLANIRE.

Il est père, il est vrai ; mais hélas comme père

Me doit-il obliger d’embrasser la misère ?

Et s’il est Roi, ma Sœur, les paroles des Rois

Sont-elles pas pour eux d’inviolables lois ?

BÉLISE.

Mais après tout, ma sœur, peut on trouver étrange

Que le vouloir du Roi vous porte à quelque change ?

Celui que vous plaignez est-il de votre sang ?

Pourriez-vous sans rougir le voir en votre rang ?

Pourriez-vous sans horreur après tant de misères

Partager avec lui le trône de vos pères ?

Considérez de près ce que vous prétendez,

Vous y gagnez beaucoup lorsque vous le perdez.

Que sait-on quel il est ? sa naissance est secrète,

Et peut-être son père a porté la houlette.

CÉLANIRE.

Soit que ce fut mon bien, soit que ce fut mon mal,

La volonté du Roi me le rendait égal.

Il est vrai que le sort nous cacha sa naissance,

Et qu’il en cache encor l’heureuse connaissance

Mais si par la vertu l’on paraît des Dieux,

Cléomédon sans doute est descendu des Cieux.

BÉLISE.

Mais que je sache enfin celui qu’on vous destine ?

CÉLANIRE.

L’auteur de nos ennuis et de notre ruine,

Le cruel Céliante.

BÉLISE.

Hé Dieux ! que dites-vous ?

Que mon cœur en secret reçoit de rudes coups !

CÉLANIRE.

Juge ainsi des douleurs où je suis destinée.

BÉLISE.

Vous pourriez vous résoudre à ce lâche hyménée ?

Pourriez-vous conserver un courage si franc,

Et donner votre cœur à qui veut votre sang ?

CÉLANIRE.

Quoi que je considère, et qu’on me puisse dire,

Je le pourrai, ma sœur, si le Roi le désire.

BÉLISE.

Vous le pourrez, ma Sœur ?

CÉLANIRE.

Suivre sa volonté,

C’est tout ce que je puis en cette extrémité.

BÉLISE.

Ô Dieux ! qui l’exposez à cette tyrannie,

Quel crime a-elle fait pour être ainsi punie ?

Quoi vous obéirez, aveugle à votre bien.

CÉLANIRE.

Un cœur obéissant ne considère rien.

J’aurai d’assez grands biens même dans mon martyre,

Si d’un si triste accord vient la paix de l’Empire

Et je croirai mon Sort d’autant moins rigoureux,

Si par mes déplaisirs un grand peuple est heureux.

BÉLISE.

Que vous profitera qu’à l’abri du tonnerre,

Un peuple vive en paix si vous vivez en guerre ?

Ce nombre de sujets dessus qui nous vivons,

Ne doit avoir la paix qu’en tant que nous l’avons ;

Et si quelque repos s’étend sur les Provinces,

Ce doit être un effet de celui qu’ont les Princes.

Voir par ses déplaisirs les autres bienheureux

Lasse en fort peu de temps les cœurs plus généreux.

CÉLANIRE.

Il n’importe, ma Sœur.

BÉLISE.

Ouvrez les yeux de l’âme,

Et si ce mal est peu, craignez au moins le blâme,

Appréhendez au moins qu’un infâme renom

Sache honteusement l’honneur de votre nom.

N’est ce pas ce Tyran dont l’ardente colère

Le rendit altéré du sang de votre père ?

Cependant vos faveurs, plutôt que vos mépris,

De l’assassin d’un père auront été le prix ?

Vous ne pouvez l’aimer sans être criminelle,

La Nature défend une amour si cruelle.

Quoiqu’un père commande, et montre ce qu’il peut,

On doit désobéir quand Nature le veut.

Suivez, suivez ses lois, elles sont honorables,

Et si le Ciel les fit, elles sont équitables.

Faites enfin paraître un courage indompté,

Où trop d’obéissance est une impiété.

Et pour vous délivrer d’une honte éternelle,

Ne feignez point, ma Sœur, d’être une fois rebelle.

Que n’ai-je votre sort ? que n’ai-je vos ennuis ?

C’est ici que ce cœur ferait voir qui je suis.

Mais je veux que ce Roi soit dedans votre estime,

Et qu’Amour en ait fait votre époux légitime.

Croyez-vous que le peuple encore plein d’effroi,

L’ayant eu pour bourreau le reçoive pour Roi ?

Qu’il puisse voir le sceptre en des mains détestées,

Et de son propre sang encor ensanglantées ?

Penserez-vous enfin qu’un Royaume irrité

Respecte le pouvoir qui l’a persécuté ?

De quoi qu’on flatte un peuple à qui l’on fit outrage,

Rarement les bienfaits lui changent le courage.

Aimez Cléomédon bien plutôt que ce Roi,

Gardez-lui votre cœur, gardez-lui votre foi,

Fût-il d’un rang plus bas qu’on élève le nôtre,

Sa bassesse vaut mieux que la grandeur de l’autre.

Pour moi qui n’aime rien que ma sœur et l’État,

Qui croirais autrement commettre un attentat,

Je croirais consentir même à votre martyre,

Si du moins mon discours : Mais elle se retire,

Et laisse dans mon cœur trop vivement atteint

Beaucoup plus de tourment que je n’en ai dépeint.

Que mon sort est étrange et bien peu désirable,

Je veux rendre odieux tout ce qui m’est aimable,

Et croirais avoir fait un coup plus glorieux

Si je pouvais le rendre à moi-même odieux.

Mais en vain contre lui j’use de ce langage,

Plus je veux en parler, moins mon mal se soulage,

Et pour me châtier des discours que je tiens,

Il semble que l’Amour renforce mes liens.

Je vois mes maux présents, je découvre mes gênes,

Je résiste souvent, et veux rompre mes chaînes :

Mais, hélas ! en ce point mes veux sont superflus,

À peine ai-je voulu que je ne le veux plus.

Je connais cependant que mes plaintes sont vaines,

Et que le désespoir couronnera mes peines ;

Que pourrait espérer ce cœur infortuné,

S’il court après un bien qu’on a déjà donné ?

 

 

Scène III

 

CLÉOMÉDON, CÉLANIRE

 

CLÉOMÉDON.

Par quel injuste effet de fureur ou d’envie,

Trouverai-je la Mort où j’attendais la vie ?

Après tant de périls à ma constance offerts,

J’ai crû monter aux Cieux, et je tombe aux Enfers.

Est-il donc arrêté par vos lois inhumaines,

Qu’un autre aura mon prix, et que j’aurai ses peines ?

Quelle injustice ordonne un si lâche attentat ?

CÉLANIRE.

Il n’en faut point chercher dans les raisons d’État.

CLÉOMÉDON.

Je viens de voir le Roi, dont l’accueil favorable

Me peut faire douter d’un sort si déplorable.

CÉLANIRE.

Ne vous a il rien dit ?

CLÉOMÉDON.

Rien, sinon que ce soir

Pour un point important j’allasse le revoir.

CÉLANIRE.

Hélas !

CLÉOMÉDON.

Que dites-vous ?

CÉLANIRE.

Hélas ! il faut me taire,

Et dire seulement, c’est mon Roi, c’est mon Père.

CLÉOMÉDON.

Qu’avez-vous résolu ?

CÉLANIRE.

Je ne te puis haïr,

Je t’aime, je te plains, mais je dois obéir.

CLÉOMÉDON.

Donc on m’aura donné l’espérance si belle,

Pour rendre en me l’ôtant ma peine plus cruelle ?

Si j’avais de l’État choqué le fondement,

Me pourrait-on punir d’un plus rude tourment ?

CÉLANIRE.

Faits à tes déplaisirs un peu de résistance,

Pour mon soulagement faits voir de la constance :

Et vainquant la douleur qui te va surmonter,

Montre à tes ennemis que tu sais tout dompter.

CLÉOMÉDON.

Ha ! Madame, pour vous rien ne m’est impossible,

Je puis vaincre pour vous ce qui fut invincible ;

D’un trône trébuchant je puis porter le faix,

Aux Empires troublés je puis rendre la paix :

Bref par tout où le Ciel environne la terre,

Je puis pour vous éteindre ou rallumer la guerre :

Mais vaincre mon amour, étouffer mes ennuis,

Et vivre enfin sans vous, c’est ce que je ne puis.

J’ai nourri sans espoir une amour légitime,

Tant que mon espérance eut passé pour un crime ;

Mais depuis que le Roi me permit cet espoir,

Je ne saurais sans lui, ni vivre, ni vous voir.

CÉLANIRE.

Je sais que votre plainte a beaucoup de justice,

Mais il est juste aussi qu’une fille obéisse.

Et j’aime mieux enfin que ce cœur soit blâmé,

D’avoir trop obéi, que d’avoir trop aimé.

CLÉOMÉDON.

Hé bien ! obéissez ; j’étais un téméraire

Quand je vous contemplais ainsi que mon salaire.

Et votre obéissance est la punition

Que le Ciel préparait à mon ambition.

Vous avez triomphé de mon âme asservie,

Il lui présente son épée.

Tenez voilà de quoi, triomphez de ma vie,

Punissez justement ce cœur audacieux,

D’avoir cru que la Terre était digne des Cieux.

Ou si vous pardonnez une si belle offense

Donnez-moi le trépas pour une récompense,

Je recevrai la Mort qui me viendra de vous,

Non comme un châtiment, mais comme un prix bien doux.

Achevez aujourd’hui les jours d’un misérable,

La mort qui nous soulage est toujours désirable,

Pour le prix des travaux qu’on me vit endurer

Je ne veux que le mal dont j’ai su vous tirer.

Faites donc de ma mort, mon prix ou mon supplice,

Et si l’œil m’a blessé, que la main me guérisse.

CÉLANIRE.

Adieu ; va voir le Roi ; voici la fin du jour,

Montre lui du respect, et cache mon amour.

Résiste prudemment à ce malheur extrême,

Et lorsque tu me perds ne te perds pas toi-même.

CLÉOMÉDON, seul.

Tout le soulagement que j’espère en mes fers,

C’est de pouvoir me perdre alors que je vous perds.

Ha ! Princesse arrêtez, non pour vouloir m’entendre,

Mais pour brûler ce cœur jusqu’à le mettre en cendre ;

Et puisque pour jamais je vous perds en aimant,

Soyez encore à moi pour le moins un moment.

Mais je demande en vain cette grâce légère,

On me refuse tout si ce n’est la misère :

Je n’ai chassé les maux de cet État troublé

Que pour en voir mon cœur incessamment comblé.

Mon sort en tout étrange est doux à tout le monde,

Et pour moi seulement en malheurs il abonde.

Je me suis préparé les maux dont je me plains,

J’ai mis dedans mon bien l’ennemi que je crains.

J’ai fait un Roi captif, j’en attends de la gloire,

Il jouit cependant du prix de ma victoire ;

Et par l’injuste effet d’une ingrate rigueur,

La gloire est au vaincu, la honte est au vainqueur.

Ha ! ma douleur se rend si vive et si certaine,

Que s’il est un enfer on y souffre ma peine.

 

 

Scène IV

 

POLICANDRE, TIMANTE

 

POLICANDRE.

À la fin vos conseils l’emportent de dessus moi,

Je cède à vos raisons, et m’en faits une loi.

Par cet heureux hymen deux couronnes unies,

De nos mauvais destins vaincront les tyrannies.

Par lui dans nos États on verra désormais

Renaître heureusement l’abondance et la paix.

Bien qu’à Cléomédon ma promesse m’engage,

Bien qu’il en ait reçu ma parole pour gage,

Je sais bien néanmoins que ses affections

Se régleront toujours par mes intentions :

Qu’il a bien plus d’amour pour le bien de l’Empire,

Qu’il n’en a pas reçu des yeux de Célanire ;

Et que pour voir l’État d’inquiétude franc

Avecques Célanire il donnerait son sang.

TIMANTE.

Un cœur vraiment guerrier ne veut rien que la gloire,

Que l’on peut recueillir d’une illustre victoire.

L’honneur est le seul bien qui le peut rendre heureux,

Et s’il demande plus il n’est pas généreux.

Si de Cléomédon vous prisez le courage,

Sire, ne croyez pas qu’il veuille davantage.

Mais le voici qui vient.

 

 

Scène V

 

POLICANDRE, CLÉOMÉDON, TIMANTE

 

POLICANDRE.

Il est temps désormais

De te communiquer le dessein de la paix.

La guerre a trop fait voir de maux et de carnages,

Il est temps que la paix dissipe tant d’orages.

Sans elle un sceptre d’or, est un Sceptre de fer,

Sans elle un grand Royaume est au monde un enfer :

Bref l’État est un corps d’une grandeur énorme,

À qui la seule paix donne une belle forme.

Or sans attendre un jour que le victorieux

Nous en fasse à son gré des traités odieux,

Sachant que nos sujets l’ont toujours souhaitée,

Pour le commun repos nous l’avons arrêtée ;

D’autant plus librement que pour notre intérêt,

Nous lui pouvons donner telle loi qu’il nous plaît.

CLÉOMÉDON.

Il est vrai qu’un grand Roi doit calmer les tempêtes,

Et borner par la paix le cours de ses conquêtes.

Alors qu’elle se donne on la doit accepter,

Et qui ne la prend pas ne la peut mériter.

Mais bien que par sa force un peuple ressuscite,

Il ne faut pas pourtant que l’on la précipite.

Il faut pour l’assurer un ferme fondement,

Et qui se hâte trop le trouve rarement ;

Alors que sa naissance est trop précipitée,

D’abord elle est plaisante, à la fin détestée,

Comparable aux fruits verts que l’œil a souhaités,

Et qu’on jette aussitôt que l’on les a goûtés.

 Sire, dedans l’État où le Ciel vous assure,

La paix dont vous parlez est de cette nature.

Pour la précipiter, qu’aura-elle de doux ?

Ne courrez point après puisqu’elle vient à vous,

Et que dans peu de temps une entière victoire

Vous la doit emmener avecques plus de gloire.

Nos plus forts ennemis confus et divisés

Entrent dans les tombeaux qu’ils nous avaient creusés.

Votre soin glorieux sut si bien les détruire

Qu’il ne leur reste pas la volonté de nuire.

Ils endurent les maux que vous avez soufferts,

Ils sont dans vos prisons, ou dedans les enfers,

Ou s’il en reste encore, ils vivent dans les larmes,

Ils font mieux le rebut que le but de nos armes.

Devant que de nous voir ils ressentent nos coups,

Et la peur qui les tue en triomphe avec nous.

Qui pourra donc juger une paix nécessaire,

Qui se fait moins pour nous, que pour notre adversaire ?

TIMANTE.

Vos exploits généreux sont de justes témoins,

Que le bien de l’Empire est le but de vos soins.

Il est vrai que le Ciel vous prodigue la gloire,

Et que chaque dessein vous est une victoire :

Mais tandis que partout votre nom sans pareil,

Fait craindre autant de Rois qu’en peut voir le Soleil ;

Tandis que l’ennemi trouve ses funérailles,

Où vous trouvez la gloire, et le gain des batailles,

Le peuple ruiné languit sous les impôts,

Qui nourrissent sa peine, et troublent son repos :

Et vous ne savez pas ce qu’endure un bon Prince,

Et combien il pâtit des maux de sa Province.

Le moyen qu’épuisé des trésors anciens

Il fournisse à la guerre et soulage les siens.

Peut-il entretenir une si longue guerre,

Si des tributs nouveaux ne foulent cette terre ?

Et sans faire tomber ses peuples au tombeau,

Les pourra-il charger d’un subside nouveau ?

Que sert qu’il gagne ailleurs un sceptre et de l’estime,

S’il voit périr chez soi son peuple légitime ?

Ce n’est pas profiter, ni se conduire en Roi,

Que de gagner ailleurs, et de perdre chez soi.

Ces raisons ont touché notre juste monarque,

La paix qu’il a conclue en doit être la marque,

Son peuple la demande, il la donne à ses pleurs,

Et veut qu’elle succède à ces longues douleurs.

Mais parce qu’on fait peu pour un sceptre adorable,

Si comme on fait la paix on ne la rend durable,

Sa Majesté choisit les plus heureux liens

Qui puissent désormais l’arrêter chez les siens.

Ainsi pour nous la rendre, et parfaite et constante

Il donne Célanire au Prince Céliante.

CLÉOMÉDON.

Ha ! Sire souffrez vous qu’on couvre un attentat

Sous ce nom spécieux de maxime d’État ?

Qu’un traitre vous conseille une paix plus cruelle

Que les longues rigueurs d’une guerre éternelle,

Et que pour vous priver de votre liberté

On se serve aujourd’hui de votre autorité ?

Grand Prince, pardonnez à l’ardeur de mon zèle,

Je serais moins hardi, si j’étais moins fidèle.

On vous creuse un abîme, et vous vous y jetez,

On vend votre Couronne, et vous y consentez ;

Sire, que faites-vous en donnant Célanire ?

N’abandonnez-vous pas, Sceptre, Couronne, Empire ?

L’ennemi n’aspira qu’à ces biens précieux,

Qu’à vous chasser du trône où régnaient vos aïeux,

Et pour mieux l’élever en ce degré suprême

Vos propres volontés vous en chassent vous-même.

Il voulut votre Sceptre, et vous l’abandonnez,

Il voulut votre perte et vous vous ruinés,

Vous le mettez au but où l’on le vit prétendre,

Vous donnez au voleur le bien qu’il ne pût prendre,

Et lorsqu’il est trop faible, et qu’il est sans vigueur,

Vous lui prêtez vos mains pour vous percer le cœur.

POLICANDRE.

Quoiqu’on veuille opposer au cours de cet affaire,

Sert à la ruiner bien moins qu’à me déplaire ;

Je ne t’ai pas mandé pour suivre tes avis :

Mais pour te faire part de ceux que j’ai suivis.

Si ce conseil est lâche, et trahit ma Couronne,

Tu peux connaître en moi le traître qui le donne.

Mais bien que cette paix occupe mes esprits,

Il me souvient encor de te devoir un prix :

De tes hautes vertus ma mémoire ravie,

Me présente par tout un tableau de ta vie ;

Enfin pour m’acquitter des biens que je te dois,

Sache, Cléomédon, que ma fille est à toi.

CLÉOMÉDON.

Ha ! Sire, un si beau prix surpasse mes services,

Vous me comblez d’honneur autant que de délices ;

Et montrez par le bien dont vous me faites part,

Qu’il vaut mieux vous servir que régner autre part.

Mais bien qu’à mon malheur on vienne ici de dire,

Que pour avoir la paix vous donnez Célanire,

Je veux croire pourtant que j’ai mal entendu,

Puisque par vous enfin mon espoir m’est rendu.

POLICANDRE.

Je puis suivre aisément l’une et l’autre entreprise,

L’un aura Célanire, et vous aurez Bélise.

CLÉOMÉDON.

Ha ! Sire, ce n’est pas ce que l’on m’a promis,

Si je demande trop, vous me l’avez permis ;

Et si d’un téméraire on m’impute le crime,

Votre promesse en est l’excuse légitime.

POLICANDRE.

N’oppose point d’obstacle à mes intentions,

Que je donne pour règle à tes prétentions.

CLÉOMÉDON.

Donc pour récompenser tant d’illustres services,

Vous me préférerez l’auteur de vos supplices.

Il ne vous souvient plus qu’il fut votre bourreau,

Qu’il fut de cet État le tragique flambeau,

Et que de tous côtés mille horreurs manifestes

Sont de ses passions les répliques funestes.

Là des tombeaux affreux touchent les yeux troublez,

Ici les ossements, pêle-mêle assemblez.

Là parmi le débris des Palais plus superbes,

L’on voit avec effroi de la cendre et des herbes :

Bref de tant d’ornements l’Empire est dépourvu,

Qu’on croit avoir songé ce que l’on en a vu.

C’est de lui toutefois d’où ce mal prit naissance,

C’est un cruel effet de sa seule puissance ;

C’est lui qui vous perdit, et c’est lui désormais

Que vous récompensez des maux qu’il vous a faits.

N’appréhende-t-on point que cette terre s’ouvre,

Qu’elle redonne au jour tant de morts qu’elle couvre,

Et que leur noble sang qui fut versé pour nous,

Justement ranimé s’élève contre vous ?

Je pense déjà voir leur troupe infortunée,

Qui vous vient reprocher ce cruel hyménée,

Et que par le dessein de cet injuste accord

Elle souffre aux Enfers une seconde mort.

POLICANDRE.

N’élevez pas plus haut ce superbe langage,

Qui vous nuit aujourd’hui tout autant qu’il m’outrage,

Vous l’opposez en vain au dessein que j’ai fait,

Ce que j’ai résolu doit avoir son effet ;

Je vous donne Bélise, et le bien de l’Empire

Veut qu’enfin Céliante obtienne Célanire.

Adieu, soyez content, ne vous plaignez de rien,

Puisqu’étant offensé je vous traite si bien.

Peut-être qu’en ce point on me croira peu sage,

De donner un salaire à qui me fait outrage.

CLÉOMÉDON.

Bien que l’heureux succès qui suivit mes combats,

Vous élève plus haut que vous ne fûtes bas,

Que malgré la fortune à vos vœux endormie,

Je captive en vos fers la puissance ennemie,

Je confesse pourtant que ma fidélité

Est au dessous du prix que l’on m’a présenté,

Et de peur que l’État vous estime peu sage

De donner un salaire à qui vous fait outrage,

Comme indigne de biens et de prospérités,

Je refuse l’honneur que vous me présentez

Soit que je vive encor, soit enfin que je meure,

Si je vous ai servi la gloire m’en demeure :

Et pour le prix qu’on doit au secours de ce bras,

Je me veux contenter d’avoir fait des ingrats.

J’aurai d’assez grands biens, tant que j’aurai l’épée,

Qui remit dessus vous la Couronne usurpée.

Si je veux des États où le monde en aura,

Vous en ayant su rendre elle m’en donnera.

Achevez cet hymen pour le bien de l’Empire,

Au repos du pays consacrés Célanire :

Mais je veux bien qu’on sache après tant de rigueur,

Qu’on ne l’aura jamais tant que j’aurai ce cœur,

Et que pour obtenir cette illustre conquête,

Il faut qu’en mariage on lui donne ma tête.

POLICANDRE.

Osez-vous insolent, indigne de mon soin,

D’un semblable discours me rendre le témoin ?

À mes justes fureurs dérobe ta préférence.

Te laisser impuni c’est une récompense :

Et pour vaincre l’orgueil, où je te vois monté,

Esclave, souviens-toi que je t’ai racheté.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CÉLIANTE, CÉLANIRE, BÉLISE

 

CÉLIANTE.

Quand je le vois réduit à ce point de disgrâce,

Je plains son infortune, et blâme son audace.

Je l’aime toutefois, bien que victorieux,

Puisqu’il est cause enfin que j’adore vos yeux.

CÉLANIRE.

Quiconque est animé d’une âme généreuse,

Saura plaindre partout la vertu malheureuse.

CÉLIANTE.

Je ne sais si l’amour, ou bien l’ambition

Lui firent souhaiter votre possession.

CÉLANIRE.

Je n’en sais rien aussi.

CÉLIANTE.

Mais sa raison perdue

Est à l’un comme à l’autre une peine bien due.

CÉLANIRE.

Que dites-vous, Monsieur ?

CÉLIANTE.

N’avez-vous pas appris

Qu’Amour ou sa disgrâce a troublé ses esprits ?

Et que par les effets de la mélancolie

À son ambition succède la folie ?

CÉLANIRE.

Hélas !

CÉLIANTE.

Cléomédon devenu furieux

Choque indifféremment les hommes et les Dieux.

Mais comme on ne voit rien qui ne cède à vos charmes,

Votre nom seulement lui fait quitter les armes,

Lorsqu’on veut rappeler ses esprits égarés

On n’a qu’à lui crier que vous l’en blâmerez ;

Quelquefois tout d’un coup sa longue rêverie

Excite sa colère et se change en furie,

Et tout d’un coup aussi qu’on lui parle de vous,

Il devient plus tranquille et se montre plus doux.

CÉLANIRE.

Laissons ce malheureux.

CÉLIANTE.

N’en parlons plus, ma Reine :

Mais parlons d’un captif qui n’aime que sa chaîne.

BÉLISE, à l’écart.

Adorable Captif, que l’Amour fait mon Roi,

Puis-je t’ouïr parler que ce ne soit à moi ?

CÉLIANTE.

Que le Ciel m’était doux lorsqu’il semblait me nuire !

Il élevait mon Sort et semblait le détruire ;

Loin d’offrir des plaisirs, et de donner des pleurs,

Il me montra l’épine, et me donne les fleurs.

S’il ne m’eut pas rendu la fortune adversaire,

Je trouve en vous voyant qu’il m’eut été contraire.

Il fallait qu’une fois il me fut rigoureux,

Pour rendre mon destin parfaitement heureux.

J’entre par les prisons au séjour des délices,

Mes biens ont commencé par mes propres supplices,

Et j’éprouve aujourd’hui que la captivité

Ne me fut qu’un chemin à la félicité.

Que de Princes puissants souhaiteraient les chaînes,

Si le même bonheur devait finir leurs peines !

Et qu’on verrait bientôt, affin de vous gagner,

Autant de Rois captifs que l’on en voit régner !

Ici de tant de biens ma fortune est suivie,

Que je pardonne à ceux qui me portent envie ;

Et je fais plus d’état d’un rayon de vos yeux,

Que le sceptre ne plaît aux cœurs ambitieux.

Que ma captivité dure autant que moi-même,

Il ne m’importe pas si Célanire m’aime.

Que je sois dépouillé du haut titre de Roi,

Il ne m’importe pas si vous estes à moi.

CÉLANIRE.

Le Ciel en même temps vous est deux fois contraire,

Vous faisant mon captif, et celui de mon père :

Mais il vous est plus rude en ce point seulement,

Qu’il vous fait trop aimer un objet peu charmant.

CÉLIANTE.

Ne faites point d’injure à de si hauts mérites,

On croit ce qu’on en voit, non ce que vous en dites,

Et ma captivité m’apprend bien que les Dieux

Captivent comme moi ceux qu’ils aiment le mieux.

CÉLANIRE.

Gardez que vos discours ne me rendent trop vaine,

Et que ma vanité ne vous soit une peine.

À la fin je croirai que je suis sans défaut,

Et qu’un captif a tort de prétendre si haut.

CÉLIANTE.

Il est vrai que j’ai tort, et j’ose vous le dire,

Mais qui peut justement espérer Célanire ?

Entre nous néanmoins est cette égalité,

Que je suis en amour ce qu’elle est en beauté.

Enfin je vous adore, enfin belle Princesse,

Je ne connais que vous de Reine et de Déesse,

Et je souhaiterais d’être au nombre des Dieux,

À dessein seulement de vous mériter mieux.

Mais lorsque je vous dis, je brûle, je vous aime,

Pour me mettre en leur rang, répondez-moi de même.

BÉLISE, à l’écart.

S’il pouvait m’adresser un discours si charmant,

Que ce cœur amoureux répondrait librement !

CÉLIANTE.

Dites qu’en me donnant une si belle flamme,

Il en est pour mon bien demeuré dans votre âme.

CÉLANIRE.

Que je dise que j’aime, ha ! Monsieur nullement,

Lorsque j’en crois rougir je parle rarement.

Et je ne pense pas qu’une fille modeste

Le puisse avec honneur dire même du geste.

BÉLISE, à l’écart.

S’il était mon captif, comme il est mon vainqueur,

Que ce faible respect toucherait peu mon cœur !

CÉLIANTE.

Bélise, approuvez-vous cette injuste maxime ?

S’il est permis d’aimer, nous le dire est-il un crime ?

BÉLISE.

Il est vrai que sans crime on peut nourrir l’Amour,

Et mettre sans pécher ce bel enfant au jour :

On le peut, on le veut : toutefois on ne l’ose ;

La honte seulement tient notre bouche close ;

Pour moi je le dirais, vous sauriez mon ardeur,

Si je pouvais dompter cette vaine pudeur.

CÉLIANTE, à Célanire.

Faites-moi donc savoir ce qu’il faut que je sache,

Que nous sert d’être aimez alors qu’on nous le cache ?

L’Amour est dans les cœurs un trésor attaché

Qui ne profite point durant qu’il est caché.

CÉLANIRE.

Si vous êtes Amant, je suis opiniâtre,

Je ne vous dirai point que je vous idolâtre :

Mais si dans mes froideurs j’ai nourri de l’amour,

Espérez pour tout bien de le savoir un jour.

CÉLIANTE.

Bien que votre rigueur choque un peu ma constance,

Je ne suis pas sans bien ayant cette espérance :

Mais j’ai troublé sans doute un entretien si doux,

Qu’avant que de me voir vous receviez de vous.

Adieu, ma Reine, adieu, parlez pour moi Bélise,

Faites lui ressentir le beau feu qu’elle attise :

Et montrez-lui qu’hymen est si proche de nous,

Qu’elle peut dire enfin qu’elle aime son époux.

Ne voulant pas répondre à mon amour extrême,

Mon âme pour le moins songez à qui vous aime.

CÉLANIRE.

J’y pense plus souvent que vous ne croyez pas.

CÉLIANTE.

Que ce nouveau discours m’est un puissant appas !

Et que j’ai de mes vœux une ample récompense,

En ce point seulement que Célanire y pense.

Céliante se retire.

BÉLISE.

Qu’en dites-vous, ma Sœur ?

CÉLANIRE.

Qu’il est toujours celui

Qui causa nos malheurs, et qui fit mon ennui.

Qu’il m’aime, qu’il soupire, et qu’il verse des larmes,

Son amitié me plaît comme firent ses armes.

S’il parut odieux à mon cœur affligé,

La qualité d’Amant ne me l’a pas changé,

Ou bien elle change en ce point détestable,

Qu’elle me l’a rendu beaucoup plus redoutable :

Vous parlez cependant pour ce roi détesté,

Vous voulez qu’il triomphe en sa captivité,

Qu’il reçoive le prix où l’on lui doit la peine,

Qu’on lui donne l’Amour, où l’on lui doit la haine.

Et vous voulez enfin par une injuste loi,

Que de notre captif je fasse notre Roi.

Mais d’où ce changement a il pris sa naissance ?

Et quel charme trompeur vous tient sous sa puissance ?

Hier tous vos conseils, et toutes vos raisons

Me peignaient ses amours comme des trahisons.

Aujourd’hui toutefois à vos yeux plus aimable,

Il perd à votre avis ce qu’il eut de blâmable.

Vous voulez m’obliger par des soins odieux

À donner aux Démons ce qui n’est dû qu’aux Dieux.

Lorsque je veux répondre à l’amour qui le touche,

La honte, dites vous, ferme seule ma bouche :

Mais sachez que ma haine aveugle à sa langueur,

Lui ferme toute seule et ma bouche et mon cœur.

Que j’aime ce cruel ! que même je le dise !

Et qu’enfin ce conseil me vienne de Bélise !

Grands juges de nos maux, ô Dieux qu’ai-je commis,

Pour voir même ma Sœur entre mes ennemis ?

BÉLISE.

Croyez, ma chère Sœur, qu’à sa seule présence

J’ai donné malgré moi ce trait de complaisance :

Et que dedans mon cœur vous verrez aisément

Que je n’ai pas dessein d’en faire votre Amant ;

Si je vous conseillais cette amour mutuelle,

Ce conseil me rendrait à moi-même cruelle,

Et si dans son amour vous trouviez des appas,

J’aurais peine, ma Sœur, à ne vous haïr pas.

CÉLANIRE.

Si j’aimais ce Tyran, j’en serais détestée,

Et j’aurais justement la haine méritée.

BÉLISE.

Quoique de mon discours on puisse présumer,

Je vous aime, ma Sœur, et je vous veux aimer,

Et pour vous en donner une preuve évidente,

Je demande au Destin le mal qu’il vous présente ;

Qu’il me donne au Tyran qu’il captive chez nous,

Si je puis vous l’ôter, mes maux me seront doux.

Si l’avoir pour époux, vous est un mal extrême,

Pour vous en délivrer je le prendrai moi-même.

CÉLANIRE.

Mon repos me serait une autre adversité,

Si par tes déplaisirs il m’était acheté :

Cesse de souhaiter ce que nous devons craindre,

C’est à toi d’être bien, c’est à moi de me plaindre,

Et le Ciel veut qu’un Sceptre à nos yeux si charmant,

Soit un fardeau pour moi, plutôt qu’un ornement.

BÉLISE.

Je ne puis être heureuse, où vous aurez des peines.

Où vos maux sont certains, mes douleurs sont certaines ;

Enfin ce que le Ciel vous donne à redouter,

Mon amour seulement le fait souhaiter.

Mais, hélas ! quelle Amour ?

CÉLANIRE.

Je sais qu’elle est divine.

BÉLISE.

Elle est autre, ma Sœur, que l’on ne l’imagine :

Mais adieu, je vous laisse. Un moment de séjour

Eut sans doute fait voir ma peine et mon amour.

CÉLANIRE, seule.

Ainsi de mon bonheur la fortune envieuse

Me rend cruelle à tous, à moi-même ennuyeuse.

Une Sœur trop sensible a partagé mes maux,

Et la part qu’elle y prend augmente mes travaux.

Un Roi jette à mes pieds sa Couronne abattue :

Ma haine le tourmente, et son amour me tue.

Mais je trouve en ce point mon Sort plus rigoureux,

Que mon libérateur est le plus malheureux ;

Il nous combla de biens, on le comble de gênes :

Il nous tira des fers, on le met dans les chaînes :

Et pour dire en un mot sa peine, et mon ennui,

Le mal dont il nous prive est retombé sur lui.

Mais bien que la fortune en outrages féconde,

L’exposât comme infâme aux yeux de tout le monde,

Et quoi qu’elle dérobe à ce noble vainqueur,

On ne lui peut ôter ni ma foi, ni mon cœur.

Ce sont pour lui des biens que garde Célanire,

Et sur qui le destin n’exerce point d’Empire.

J’irai les lui porter jusque dans les enfers :

Si malgré mon secours il périt dans ses fers,

Il saura qu’en un temps où l’injustice éclate

Le Ciel put m’affliger, non pas me rendre ingrate.

S’il est d’un sang plus bas que mon extraction,

Son mérite l’égale à ma condition.

Si d’un Sceptre fameux sa fortune n’hérite,

Il suffit, c’est assez que son bras le mérite.

Mériter la Couronne et savoir commander,

Est autant à mon gré que de la posséder.

S’il parût notre esclave en ses jeunes années,

C’est un injuste effet des fières Destinées.

Mais s’il a relevé cet Empire abattu,

C’est un illustre effet de sa seule vertu.

Enfin quoi que le Ciel en menace ma tête,

Je suis Cléomédon, ton prix et ta conquête ;

Ni respect, ni devoir ne peuvent rien sur moi,

L’Amour est mon conseil, et l’Amour est ma loi.

Je dédaigne sans toi le plus superbe Empire,

Cléomédon est seul le bien de Célanire,

Le trône n’est pour moi sans lui qui l’a sauvé,

Qu’aux yeux de tout le monde un enfer élevé.

Si mon mal est le sien, sa douleur est la mienne,

Il aura ma fortune, ou bien j’aurai la sienne.

Je brûlerai pour lui jusqu’à me consommer,

Ou je saurai mourir si je ne sais l’aimer.

Mais quelqu’un vient ici.

 

 

Scène II

 

CÉLANIRE, TIMANTE

 

CÉLANIRE.

Que me voulez-vous dire ?

TIMANTE.

Je viens vous annoncer le naufrage d’Argire.

CÉLANIRE.

Elle est morte !

TIMANTE.

Elle l’est ! La Cour est en pleurs,

Et d’un si prompt trépas chacun sent les douleurs.

CÉLANIRE, un peu bas.

Si j’en pleure aujourd’hui, si je m’en désespère,

C’est de voir que le fils n’a pas suivi la Mère.

TIMANTE.

Mais pour vous consoler de cette adversité,

C’est assez de savoir que le fils est resté.

CÉLANIRE.

Ô sensible malheur !

TIMANTE.

Il est grand, mais Madame,

Montrez aux accidents les forces de votre âme.

CÉLANIRE.

Mais rendez-moi contente, et dites-moi comment,

Et depuis quand on sait ce triste événement.

TIMANTE.

Venant ici par mer pour votre mariage,

Pour le dire en un mot, Argire a fait naufrage,

Tous les vents déchaînés sur ses tristes vaisseaux,

Pour elle et pour les siens en ont fait des tombeaux.

Mais dedans un esquif quelques Dames sauvées,

Depuis une heure ou deux sont au port arrivée,

Elles vous diront tout : elles vous viennent voir.

CÉLANIRE.

En autre lieu qu’ici je les veux recevoir.

 

 

Scène III

 

BIRÈNE, CLÉOMÉDON

 

Cléomédon doit se promener sur le théâtre, comme un homme qui a perdu le sens, sans entendre ce que lui dit Birène.

BIRÈNE.

Tenez-vous au repos qui vous est nécessaire,

Et ne vous rendez point à vous même contraire.

CLÉOMÉDON.

Cependant pour le prix de ma fidélité,

Souviens-toi, me dit-on, que je t’ai racheté.

BIRÈNE.

Il ne peut oublier ce discours qui le touche,

Il l’a toujours au cœur, et toujours dans la bouche.

CLÉOMÉDON.

Cependant pour le prix de ma fidélité,

Souviens-toi, me dit-on, que je t’ai racheté.

BIRÈNE.

Faut-il qu’une parole abatte ce courage,

Qu’un lion ne pût vaincre avec toute sa rage ?

Faut-il que quatre mots triomphent de ce cœur,

Dont le pouvoir d’un Roi ne pût être vainqueur ?

CLÉOMÉDON.

N’ai-je pas relevé ce Monarque perfide ?

N’ai je pas fait douter si j’étais un Alcide ?

J’ai paru sans frayeur, et sans être troublé,

Où Mars, tout grand qu’il est, eût sans doute tremblé.

J’ai chassé de l’État les ombres plus funèbres,

J’ai ramené le jour où régnaient les ténèbres,

Et j’ai fait d’un Empire où je dois triompher,

Pour tout le monde un Ciel, pour moi seul un Enfer.

Enfin de mon travail le repos prend naissance,

Un Roi me doit sa vie ainsi que sa puissance.

Cependant pour le prix de sa félicité,

Souviens-toi, me dit-on, que je t’ai racheté.

Il est vrai que le sort captiva mon jeune âge,

Tandis que mon enfance offusqua mon courage.

Mais si la servitude est odieuse à tous,

C’est un vice du sort bien plutôt que de nous.

Au point de sa naissance un Roi sans avantage

Pourrait-il empêcher sa honte et son servage,

Et qu’un tour de fortune aveugle et sans raison,

De son berceau royal lui fît une prison ?

Hé bien ! je fus esclave en mon âge plus tendre :

Mais ce fut pour ton bien, infâme Policandre,

Tu dois ton diadème à ma captivité,

Et tu serais captif si je ne l’eusse été.

Lorsque rien ne s’égale à ton bonheur extrême,

Tu ne peux m’oublier sans t’oublier toi-même.

Songe à cet ornement qui brille sur ton front,

Regarde en tes prisons, tes ennemis y sont.

Eux-mêmes te diront que j’assurai ta gloire,

Et que tout ton État m’est un champ de victoire.

Cependant pour le prix de ta félicité,

Souviens-toi, me dis tu, que je t’ai racheté.

Ô rage ! ô désespoir ! ô douleur sans pareille !

Réveille à ce grand coup ta fureur qui sommeille,

Ne laissons rien debout, où l’on veut m’abaisser :

Si j’ai tout relevé, je puis tout renverser.

BIRÈNE.

Monsieur, parlez plus bas songez à Célanire.

Si vous ne vous taisez, pour moi je le vais dire.

CLÉOMÉDON.

Arrête-toi, Birène : ainsi chère beauté

Par ton nom seulement ce grand cœur est dompté.

Ce bras aussi puissant que le Dieu de la guerre,

Ce bras plus redouté que le feu du tonnerre,

Ce bras dont l’Univers a reçu tant d’effroi,

Ayant vaincu pour toi, n’est vaincu que par toi.

Pardonne, ma Princesse, à mon inquiétude,

e veux ce que tu veux, te plaire est mon étude,

Et si du seul penser j’y manquais seulement

Ta perte me serait un juste châtiment.

Mais faut-il qu’à mes maux la fortune inhumaine

Me dérobe aujourd’hui ce beau prix de ma peine ?

Verrai-je sans fureur, verrai-je sans transports,

Enlever à mes yeux mes plus riches trésors ?

Non, non, je ne le puis, aides-moi si tu m’aimes,

Sauvons de si grands biens, ou nous perdons nous-mêmes :

Permettons toute chose à mon juste courroux,

Célanire, ou la Mort seront des biens pour nous.

Vous qui rendiez hommage à mon Destin prospère,

Vrais amis, montrez vous, où paraît ma misère,

Et faites-moi connaître en mon adversité

Que vous m’avez aimé dans la prospérité.

Je dois voir en l’état où le Ciel m’abandonne,

Si vous avez aimé mon sort, ou ma personne :

Nous tirons ce bonheur de l’excès de nos maux,

Qu’ils font voir les amis, véritables, ou faux.

Mais de tant de flatteurs la troupe criminelle

Vint avec ma fortune, et s’enfuit avec elle ;

Ce sont de ces oiseaux, qu’amène le Printemps,

Et que loin de nos yeux chasse le mauvais temps.

Enfin tout m’abandonne, et tout me désespère.

Enfin je reste seul, et rien ne m’est prospère.

Mais, que dis-je, insensé par ma propre langueur ?

Celui-là n’est point seul à qui reste un bon cœur.

Osons tout, perdons tout, déjà la terre s’ouvre,

Et pour me secourir tout l’enfer se découvre,

De leurs fers éternels les Titans détachés,

Paraissent sur les monts qu’ils avaient arrachés.

Regarde, cher ami, leur troupe qui s’assemble,

Dessous de si grands corps déjà la terre tremble.

Le Soleil s’en étonne, et semble dire aux Dieux,

Qu’une seconde guerre a menacé les Cieux.

Géants par qui les Cieux autrefois se troublèrent,

Vos efforts sont si grands que les Dieux en tremblèrent,

Allons donc assurés de vaincre cette fois,

Qui fit trembler des Dieux, peut bien vaincre des Rois.

BIRÈNE.

Ce violent transport déplaît à Célanire.

CLÉOMÉDON.

Ne bougez donc Géants, ma Reine le désire ;

Mon Sort est rigoureux, mon malheur apparent,

Mais déplaire à ses yeux m’est un mal bien plus grand.

Vois-tu qu’à ce beau nom, ces Géants obéissent,

Birène, vois tu pas comme ils s’évanouissent,

Et que par le pouvoir de ce nom révéré,

La terre est en repos, et le Ciel assuré.

Mais, hélas, cher ami, ne vois-tu pas ma Reine,

Qu’un possesseur indigne horriblement entraîne ?

Je la vois toute en pleurs, elle me tend les bras,

Et les miens paresseux ne la sauveraient pas ?

Une lance, un épieu, dépêche, il ne m’importe.

BIRÈNE.

Célanire défend que l’on ne vous l’apporte.

CLÉOMÉDON.

Je pâme, soutiens-moi, termine mes erreurs,

Et fais de mon trépas la fin de mes fureurs :

Ôte à mes ennemis le plaisir, et la gloire

D’obtenir sur ma vie une pleine victoire.

Je serai satisfait de mon sort rigoureux,

Si je meurs dans mon mal autrement que par eux.

BIRÈNE.

Monsieur, espérez mieux, les Dieux sont équitables.

CLÉOMÉDON.

Ha ! pour moi seulement les Dieux sont redoutables.

Mais le somme ou la Mort appesantit mon œil,

Porte-moi dans le Ciel, ou bien dans le cercueil.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

BIRÈNE, ORONTE

 

BIRÈNE.

Oronte, à mon avis ce funeste naufrage

Retardera sans doute un si beau mariage,

Et l’on dérobera quelque temps à l’Amour,

Afin de le donner au deuil de cette cour.

ORONTE.

Il n’en faut point douter, mais dis-moi je te prie

Comment Cléomédon en est de sa furie ?

En quel état l’as-tu si longuement laissé ?

BIRÈNE.

Assez bon, grâce aux Dieux, son transport est passé,

Ses esprits sont remis, et son âme arrêtée

Dompte les passions qui l’avaient surmontée.

Il se blâme lui-même, il reçoit nos conseils,

Et fait de ses douleurs les meilleurs appareils,

Et ne s’en faut enfin que l’Amour de son Maître,

Qu’il ne soit aujourd’hui ce qu’on l’a vu paraître.

ORONTE.

Mais le Palais du Prince est toujours sa prison ?

BIRÈNE.

Il n’en est point sorti depuis sa guérison,

Il va dans les jardins, ainsi on le hasarde,

Et si je le quittais il n’aurait plus de garde.

Mais quel est celui-ci qui vient si vitement ?

ORONTE.

Vous le pouvez juger par son habillement.

 

 

Scène II

 

CLORIMANTE, ORONTE, BIRÈNE

 

CLORIMANTE.

Ne puis-je voir le Roi ?

ORONTE.

Que lui voulez-vous dire ?

CLORIMANTE.

Chose qui le regarde aussi bien que l’Empire.

ORONTE.

Sans doute celui-ci blessé du jugement,

N’a pas l’esprit mieux fait que l’est son vêtement.

CLORIMANTE.

Faites-moi voir le Roi, son bien vous en conjure,

Me retenir ici c’est lui faire une injure.

BIRÈNE.

Mais quel Prince, ou quel Roi vous dépêche en ces lieux ?

CLORIMANTE.

Moi-même, ou bien plutôt la volonté des Dieux.

ORONTE.

Il ne faut plus douter de son extravagance,

Ce discours nous en donne assez de connaissance.

Sortez d’ici, bonhomme, adieu, retirez-vous,

Et croyez que la Cour, ne manque pas de fous.

CLORIMANTE, un peu bas.

Hélas ! tout clairement mon malheur me le montre,

Puisqu’à mon triste abord je fais cette rencontre.

Faites-moi voir le Roi, de grâce et promptement,

Comme fol, comme sage, il n’importe comment,

Je porte avecques moi le bien de deux provinces,

Et l’on me vit jadis assez proche des Princes.

ORONTE.

Je suis d’opinion qu’on l’a vu plus de fois

Dedans les hôpitaux, que dans les Cours des Rois.

CLORIMANTE.

Ne me dédaignez point pour me voir de la sorte,

Ne jugez pas de moi par l’habit que je porte,

Quelquefois le dedans vaut mieux que le dehors,

Et sous une ruine on trouve des trésors.

 

 

Scène III

 

ORONTE, BIRÈNE, CLORIMANTE, POLICANDRE

 

ORONTE.

Mais déjà le Roi sort.

BIRÈNE.

Mais voyez quelle audace.

CLORIMANTE.

Ha ! grand Prince, ha ! Messieurs, permettez que je passe,

Ne me retenez point, grand Monarque arrêtez,

Pour entendre la fin de vos adversités.

POLICANDRE.

Qu’on éloigne ce gueux.

CLORIMANTE.

Sire, c’est Clorimante.

POLICANDRE.

Que dit-il ?

ORONTE.

À ce mot son esprit s’épouvante.

POLICANDRE.

Qu’on le fasse approcher.

CLORIMANTE.

Que les Dieux me sont doux,

De me permettre encor d’embrasser vos genoux !

POLICANDRE

Est-ce toi Clorimante, ô changement extrême,

Je cherche ton visage, en ton visage même,

Je te vois tout ensemble, et je ne te vois pas,

Mais quel heureux Destin conduit ici tes pas ?

De quels maux as-tu vu ta fortune suivie ?

Quelle triste aventure a traversé ta vie !

Quel Sort à ton sujet plein d’horreur et d’effroi,

Ne me fait voir en toi que des restes de toi ?

CLORIMANTE.

Que la faveur du Ciel vous est bien manifeste,

En ce qu’elle conserve un si malheureux reste !

Je viens vous faire part d’un secret important

Qui vous doit étonner et vous rendre content,

C’est de lui d’où dépend le repos de votre âme,

Il vous doit exempter, et de crime, et de blâme,

Et par même moyen vous montrer tout à nu,

Que vous avez un bien qui vous est inconnu.

POLICANDRE.

Dis le moi ce secret, ne me fais plus attendre.

CLORIMANTE.

Sire, c’est en secret, qu’un secret doit s’apprendre.

POLICANDRE.

Rentrons, et sois certain en ce qu’il te plaira,

Que jamais ma faveur ne t’abandonnera.

ORONTE.

Monsieur, pardonnez-nous.

CLORIMANTE.

Est-ce à moi qu’on s’adresse ?

Qui m’outrageait tantôt, maintenant me caresse.

Que ne peut la faveur ! Quand nous la possédons,

Nous avons plus d’amis que nous n’en demandons.

 

 

Scène IV

 

CÉLANIRE, seule

 

Malheureuse Princesse aux peines asservie,

Perds avecques tes pleurs la lumière et la vie,

Pour un esprit touché de misère et de deuil,

Le trône a moins d’appas que n’en a le cercueil.

En vain par ma raison je veux être guidée,

Toujours de deux Tyrans mon âme est possédée,

 L’amour et le respect la divisent entre-eux,

Et même ma raison paraît pour tous les deux.

La raison équitable autant qu’elle est sévère,

Veut que je suive ici les volontés d’un père.

Et la même raison venant à mon secours,

Veut qu’à nos défenseurs nous devions nos amours.

Tristes extrémités où je me vois contrainte,

Sujets de mon bonheur, autant que de ma crainte,

Respect qui me blessez, Amour qui me flattez,

À quoi se porteront mes esprits agités ?

Si je suis le respect, ma peine est évidente :

Si je suis mon amour, ma honte est apparente.

Quel choix avantageux finira mon transport ?

Je fuirai l’un et l’autre, et je prendrai la mort.

L’on ne publiera point que je fus infidèle,

Ni qu’au vouloir d’un père on me trouva rebelle.

Mais l’on dira par tout sans me rien reprocher

Que j’ai su me punir devant que de pécher.

 

 

Scène V

 

BIRÈNE, CLÉOMÉDON, CÉLANIRE

 

BIRÈNE.

Monsieur, que faites-vous ?

CLÉOMÉDON.

Sa perte est arrêtée,

Dès le même moment que je l’ai méditée.

Puisque je l’ai juré sa ruine le suit.

Tu me retiens en vain.

CÉLANIRE.

Mais j’entends quelque bruit.

Est-ce vous ?

CLÉOMÉDON.

Ha ! ma Reine.

BIRÈNE.

Opposez-vous, Madame,

À ce nouveau transport qui bourrelle son âme.

Il cherche Céliante, et conspire sa mort.

CÉLANIRE.

N’était-il pas guéri ? d’où lui vient ce transport ?

BIRÈNE.

Ayant su le retour de la Princesse Argire,

Il a fait le dessein que je vous viens de dire.

CLÉOMÉDON.

Oui pour votre repos, plutôt que pour mon bien,

Il faut que son trépas précède ici le mien.

CÉLANIRE.

Argire est de retour, elle avait fait naufrage.

BIRÈNE.

Son vaisseau fut poussé sur un autre rivage,

Si bien que quelque temps on a cru justement

Que le lit de la mer était son monument.

CÉLANIRE.

Hélas ! que ce retour est pour moi redoutable !

Mais me fais-tu, Birène, un discours véritable ?

BIRÈNE.

Argire est dans la ville, et déjà son retour

A rendu l’allégresse au front de cette Cour.

CLÉOMÉDON.

Croyez ce qu’il en dit, n’en doutez point, Madame,

L’allégresse est par tout, si ce n’est dans mon âme.

CÉLANIRE.

Mais Birène, allez voir tandis qu’il m’entretient,

Si dedans ce jardin personne ne survient.

CLÉOMÉDON.

Permettez mes transports, vous aurais-je chérie,

Si lorsque je vous perds je restais sans furie ?

Non, il faut qu’elle éclate, et qu’en un même jour

Un coup de désespoir vous montre mon amour.

Dans un cercueil infâme on veut me voir descendre,

L’on désire ma mort, mais je la saurai vendre.

Quoiqu’on ait lâchement contre moi suscité,

Mon sang ne coule pas s’il n’est bien acheté.

Ce Monarque amoureux sera de mes victimes,

Je veux de son trépas faire l’un de mes crimes,

Je le veux immoler à mon dernier transport,

Afin que si je meurs je mérite la mort.

CÉLANIRE.

Arrête, et monstre moi par ton obéissance,

Que j’ai dessus ton âme un reste de puissance.

Si le sort est contraire à tes prétentions,

N’ajoute point le crime à tes afflictions :

Vis avec ce plaisir que si ton cœur endure,

Tu ne mérites pas une peine si dure.

Bien que l’on soit touché d’un désastre puissant,

On vit avec plaisir lorsqu’on vit innocent.

CLÉOMÉDON.

Que ce soit à mes jours une honteuse tache,

Le crime me plaît mieux qu’une innocence lâche.

Si pourtant c’est un crime à mes justes transports,

De punir un voleur qui m’ôte mes trésors.

Que ce soit crime ou non, c’est ma seule allégeance,

N’importe que ma mort suive cette vengeance.

Quoique votre raison s’oppose à mon désir,

Lorsque l’on meurt vengé on meurt avec plaisir.

Je vivrais malheureux, et de mes longs supplices

Un ennemi content tirerait ses délices.

Non, non, il faut qu’il meure, il ne m’importe pas,

Que le Ciel me prépare un infâme trépas.

Le plus grand de nos maux n’est pas cette infamie,

Que donne si souvent la fortune ennemie ;

Mais le malheur extrême et le plus éclatant,

C’est de voir par nos maux notre ennemi content.

CÉLANIRE.

Arrête encore un coup.

CLÉOMÉDON.

Ainsi tout m’est contraire,

Puisque ce qui m’aimait défend mon adversaire.

CÉLANIRE.

Penses-tu que mon soin tende à le secourir ;

Alors que je te veux empêcher de périr ?

CLÉOMÉDON.

Ne vous opposez point aux restes de ma rage,

Ne craignez plus pour moi, j’ai déjà fait naufrage.

De quelque Amour qu’on voie un malheureux chéri,

Lorsqu’il est sans espoir, il a déjà péri.

CÉLANIRE.

Ne désespère point, assuré que personne

Ne t’ôtera jamais la foi que je te donne.

Et si tu n’as ce cœur amoureux et brûlant,

Un autre désormais ne l’aura que sanglant.

Le Ciel ne l’enferma dans ce sein misérable,

Qu’afin qu’il fût un jour ton prix plus honorable.

Tu peux en disposer, je le mets en ta main ;

Et si tu crains sa perte ôte le moi du sein.

CLÉOMÉDON.

Ha ! c’est pouvoir beaucoup sur une âme en furie,

Que de la surmonter par une flatterie ;

Puisque vous le voulez je perdrai mon transport,

J’espérerai, Madame, et ce sera la mort.

BIRÈNE.

Quelqu’un vous vient quérir.

CÉLANIRE, en s’en allant.

Adieu donc, mais espère,

Et crois ce que je dis plutôt que ta colère.

CLÉOMÉDON.

Qu’un mot qui vient d’Amour nous a bientôt changés,

Et qu’il a de pouvoir sur nos cœurs affligés !

Je sais qu’elle me donne une espérance ingrate,

Je la crois toutefois, pour ce qu’elle me flatte,

Et si la mort venait en cet heureux instant,

Avec ce seul espoir j’expirerais content.

Mais de quelque discours qu’on flatte ma misère,

À peine ai-je espéré que je me désespère.

Mes tourments m’ont quitté pour revenir plus forts,

Et je rentre toujours aux prisons d’où je sors :

Je m’imagine voir qu’après cette promesse,

Le respect me ravit la foi de ma Princesse

Et que même l’Amour de frayeur étonné

Abandonne le cœur qu’elle m’avait donné.

Hélas ! que ne fait point le respect et la crainte

Dans l’esprit inconstant d’une fille contrainte ?

Que l’amour qui s’y trouve est sujet à manquer,

Quand ses deux ennemis le viennent attaquer !

 

 

Scène VI

 

POLICANDRE, ARGIRE, CÉLIANTE, CÉLANIRE, BÉLISE, CLORIMANTE

 

POLICANDRE.

Céliante, mon fils ! ha, permettez, Madame,

Qu’au lieu d’un compliment, je vous donne du blâme.

Vous deviez terminer tant de maux inhumains,

Puisque vous en aviez le remède en vos mains.

Je confesse pourtant, aimable et grande Reine,

Que ma déloyauté mérita cette peine.

Quand vous me punissiez des maux que je vous fis,

Vous m’étiez douce encor en chérissant mon fils.

ARGIRE.

Depuis que mes fureurs allumèrent les guerres,

Qui de pleurs et de sang ont arrosé nos terres,

J’ai mille fois cherché la fin de ce tourment,

De qui ma passion fut le commencement :

Et même je ne dis mon histoire à Placide,

Qu’à dessein seulement qu’il se rendît perfide,

Et qu’il put en secret conclure avec son Roi

Une honorable paix, et pour vous, et pour moi.

Mais ce Dieu qui conduit les affaires humaines,

Rend selon qu’il lui plaît nos entreprises vaines :

Et selon qu’il lui plaît il verse dessus nous

Ce qui nous est amer, ou ce qui nous est doux.

POLICANDRE.

Mais montrons à ce Dieu par un excès de joie,

Que nous reconnaissons le bien qu’il nous envoie,

Que je trouve mon sort, et doux et triomphant,

Puisqu’au lieu d’un captif il me donne un enfant.

CÉLIANTE.

Mais que je dois louer la faute de ma mère,

Puisqu’elle me rend fils d’un si généreux père !

Ainsi, belle Princesse, en un même moment

Vous acquérez un frère, et perdez un Amant.

CÉLANIRE.

Je suis de mon Destin pleinement satisfaite,

Puisque même en perdant j’ai ce que je souhaite

POLICANDRE.

Que j’aime mes malheurs, puisque j’apprends par eux,

Que j’ai mis sur la terre un enfant généreux !

Ha ! qu’on doit estimer les fautes de jeunesse,

Lorsqu’un bien si parfait en vient à la vieillesse !

ARGIRE.

Hélas ! depuis ce temps mille secrets ennuis

Ont sans cesse nourri les tourments où je suis.

La perte d’un enfant incessamment me gêne

Et ce qui fut mon crime, est aujourd’hui ma peine.

Hélas en l’exposant j’oubliai qui j’étais,

J’oubliai lâchement le nom que je portais ;

Mais lorsqu’il fut perdu, la Nature sévère

M’en fit avoir trop tard des sentiments de mère.

POLICANDRE. Il parle à l’oreille d’un page.

Page, faites venir ; allez et promptement

Espérez en ce mal quelque soulagement.

Nous avons un vieillard dont la science obscure

Vous pourra contenter dessus cette aventure.

Et je crois que les Dieux qui font tout sagement,

L’envoyèrent ici pour votre allégement.

Mais le voici qui vient.

ARGIRE.

Hé ! Dieux, c’est Clorimante.

Que devint en tes mains le petit Céliante ?

CLORIMANTE.

Ha ! Madame.

ARGIRE.

Dis vite, est-il vif ? est-il mort ?

CLORIMANTE.

Il est.

ARGIRE.

Achève.

CLORIMANTE.

Il est ce qu’a voulu le Sort.

ARGIRE.

Céliante n’est plus.

CLORIMANTE.

Je n’en saurais rien dire,

Je pense toutefois que ce Prince respire,

Et que ce Dieu qui règle et la terre et les Cieux,

Ne voulut me l’ôter que pour le garder mieux.

À peine eut-il atteint l’âge de six années,

Que l’on recommença les guerres terminées.

Dans ce désordre affreux je le vis enlever,

Et je fus pris esclave en voulant le sauver :

En cette qualité ma cruelle fortune

Me rendit vagabond sur les flots de Neptune,

Et depuis dans Tunis on me mit en des fers,

Où j’ai passé vingt ans comme on vit aux Enfers.

Enfin par mes langueurs je devins inhabile,

Et on me rejeta comme esclave inutile.

Ainsi par les rigueurs de ma captivité,

 Je regagnai le bien qu’elle m’avait ôté.

Je vins donc en ces lieux, où j’appris d’aventure

Cet hymen détestable à toute la nature,

Si bien que pour chasser tant d’horreurs et d’effroi,

Un moment devant vous je vins trouver le Roi.

ARGIRE.

Hélas ! mon fils est mort.

POLICANDRE.

Mais lorsque cette guerre

Passa dans vos États de même qu’un tonnerre,

Un enfant aussi beau que la même beauté

Me fut pour mon bonheur esclave présenté ;

Je l’achetai, Madame, et depuis son courage

M’a bien récompensé du prix de son servage.

Ne serait-ce point lui ? Mandez Cléomédon.

Le reconnaîtrez-vous ?

CLORIMANTE.

Non pas, Sire, à ce nom.

POLICANDRE.

Celui de Quinicson le fera-il connaître ?

CLORIMANTE.

Ha ! Sire, je le vois.

ARGIRE.

Je ne vois rien paraître.

CLORIMANTE.

À ce nom seulement je pense le revoir.

Ô Dieux ! montrez-ici quel est votre pouvoir.

ARGIRE.

Hélas ! voilà le nom que reçut Céliante,

Lorsque pour le cacher j’en chargeai Clorimante.

Je crains de me flatter d’un faux soulagement,

Et de n’avoir trouvé que son nom seulement.

Pourquoi le changea-on ?

POLICANDRE.

Il sembla trop barbare,

Pour un petit enfant d’une beauté si rare.

ARGIRE.

Mais qu’il me sera doux, qu’il chassera d’ennui

Si l’enfant qui l’avait se trouve avecques lui ?

BÉLISE à l’écart.

Enfin à mon Amour l’espérance est permise,

Et quand j’y pense moins le Ciel me favorise.

ARGIRE.

Bien que l’âge en un corps fasse un grand changement,

Je le saurai connaître à la main seulement.

Elle porte un laurier qu’y traça la Nature.

CÉLANIRE.

C’est lui-même, Madame, ô Divine aventure !

ARGIRE.

Dois-je espérer ce bien ?

POLICANDRE.

Madame le voici.

 

 

Scène VII

 

POLICANDRE, CLÉOMÉDON, CLORIMANTE, ARGIRE, CÉLANIRE, CÉLIANTE, BÉLISE

 

POLICANDRE

Venez, Cléomédon, approchez-vous d’ici,

Voyez subtilement si sa main est marquée.

CLÉOMÉDON.

Faut-il voir de nouveau ma fortune attaquée ?

Ne me fait-on paraître en ces lieux redoutés,

Que pour mieux m’assurer de mes adversités ?

Que pour me faire voir que ma force contrainte,

Est le mépris de ceux dont elle fut la crainte ?

Hé ! quoi, pour vos États par ma main défendus,

Pour tant de maux chassés, pour tant de biens rendus,

N’aurai-je pas au moins mérité ce salaire,

De ne pas endurer aux yeux d’un adversaire ?

Ha ! Sire, à quels ennuis me peut-on destiner,

Si l’on m’a tout donné ce qu’on en peut donner ?

Tous les maux assemblés me sont venus atteindre,

J’en ai reçu ce bien que je n’en dois plus craindre,

Et quoi qu’on me menace en cette extrémité,

L’on ne peut rien m’ôter puis qu’on m’a tout ôté.

Qu’on exerce sur moi des rigueurs inhumaines,

J’en attends moins la mort que la fin de mes peines.

Comme votre injustice a commencé mes maux,

Que ce soit elle aussi qui borne mes travaux.

Employez à ma mort une illustre puissance,

Dont je vous ai rendu la libre jouissance :

Achevez de me perdre ayant su commencer,

Je ne perds le respect que pour vous y forcer.

Non, non, n’attendez pas que ma révolte éclate

Qu’elle abaisse le prix d’une couronne ingrate,

Et que pour mieux venger mon honneur offensé,

Je rappelle chez vous le mal que j’ai chassé.

Cette fatale main sut relever l’Empire,

Et cette même main sait aussi le détruire.

CLORIMANTE lui prend la main.

Ha ! Sire, c’est lui-même, ha ! mon Prince, ha ! mon Roi.

POLICANDRE.

Je le vois, ce laurier.

ARGIRE.

Moi-même je le vois,

Mais mieux que le laurier que nous voyons paraître,

Un secret mouvement me l’a fait reconnaître,

La Nature et le Ciel favorables et doux,

Me le font voir ici par d’autres yeux que vous.

POLICANDRE.

Ainsi le juste Ciel lui donna par avance,

De ses hautes vertus la noble récompense,

Et montra qu’il serait la gloire des guerriers,

Puisque même en naissant il obtint des lauriers.

ARGIRE.

Que des Dieux souverains la conduite est couverte !

J’employais votre fils au coup de votre perte,

Et par un sort étrange, et d’où vient notre bien,

Pour vous venger de moi vous vous serviez du mien.

Ne m’accusez donc point de votre mal extrême,

Puisque votre secours est venu de moi-même.

Je n’accuserai point votre amour parjuré,

Puisque j’obtiens de vous ce bien inespéré.

CLÉOMÉDON.

Votre injuste rigueur n’est donc pas épuisée ;

On veut donc à ma peine ajouter la risée.

Et parce qu’aux grands cœurs c’est le trait de la mort,

Par elle on veut finir mon misérable sort.

ARGIRE.

Cléomédon, mon fils, étouffe ta colère

Dans les embrassements que te donne ta mère ;

Si tu ne peux me croire, apprends par tes exploits,

Que tu n’as pu sortir que des Dieux et des Rois.

CLÉOMÉDON.

Est-ce l’effet d’un charme, ou bien plutôt d’un songe,

Qui présente à mes maux le secours d’un mensonge ?

POLICANDRE.

Rassure ton esprit, ton sort est adouci,

Et si ton mal fut grand, ton bon cœur l’est aussi.

Vois ton frère, et l’embrasse.

CLÉOMÉDON.

Hé ! Dieu, ce Roi mon frère,

Ha ! Sire, la risée est ici toute claire.

Mon frère, un ennemi qui me prive de biens,

Et m’ôte mes trésors pour en faire les siens !

CÉLIANTE.

Mon frère, dissipez ces soupçons, et ses craintes,

Je remets en vos mains le sujet de vos plaintes,

Céliante donne Célanire à Cléomédon.

Je vous rends les trésors que je vous avais pris,

Et pour m’avoir vaincu je vous donne le prix.

POLICANDRE.

Célanire est à toi, que rien ne t’en étonne,

Par les mains de mon fils, c’est moi qui te la donne,

Et tu me dois aimer tout autant que jamais,

Puisqu’enfin je guéris les maux que je t’ai faits.

Madame, approuvez-vous ce qu’il a peine à croire ?

ARGIRE.

S’il en reçoit du bien, j’en reçois de la gloire.

POLICANDRE.

Vous, ma fille, en ceci serez-vous contre nous ?

CÉLANIRE.

Vous pouvez disposer des biens qui sont à vous.

N’ayant point d’autre soin que de vous satisfaire,

Je borne mes désirs de celui de vous plaire.

CLÉOMÉDON.

Ha ! Madame, est-il vrai qu’un sort prodigieux

M’élève des Enfers à la gloire des Cieux ?

ARGIRE.

N’en doute point, mon fils, tu sauras l’aventure,

Qui rend à tes beaux jours une gloire si pure.

POLICANDRE.

Mais pour nous mieux combler de biens et de plaisirs,

Céliante, mon fils, contente mes désirs.

CÉLIANTE.

Me voilà prêt à tout.

POLICANDRE.

Vois-tu cette Princesse ?

Elle est pour un monarque une digne Maîtresse.

Adore ses vertus, aime-la désormais,

Elle n’est pas ma fille, on le sait, tu le sais.

Alors que j’épousai la Reine Doranise,

D’un premier mariage elle avait eu Bélise.

CÉLIANTE.

La loi que je reçois de votre volonté,

Je la prendrai bientôt de sa seule beauté.

Si Madame y consent, je l’adore, je l’aime,

Et mon âme lui fait un présent de soi-même.

BÉLISE.

J’aimerais peu mon bien et mon contentement,

Si je n’acceptais pas un présent si charmant.

POLICANDRE.

Mais ce n’est pas assez que ces deux mariages

Éloignent de nos cœurs la crainte des orages.

Bien que l’on en espère un calme non commun,

L’honneur de Céliante en demande encor un.

C’est le nôtre, Madame, en serez-vous contente,

Et verrai-je à mes vœux répondre votre attente ?

ARGIRE.

Je me déclarerais indigne de bonheur,

Si je ne consentais à ce que veut l’honneur.

POLICANDRE.

Mais après tant de biens, sans borne et sans exemples,

N’oublions pas le prix que l’on en doit aux Temples.

Ainsi les feux de Mars étouffez à leur tour,

Céderont pour jamais aux flammes de l’Amour.

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