Clitophon (Pierre DU RYER)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, en 1629.

 

Personnages

 

HIDASPE

TIRSIS, Ami de Calistène

CALISTÈNE, Amant de Lucipe

CLITOPHON, Amant aimé de Lucipe

CLINIAS, Confident de Clitophon

LUCIPE, Amante de Clitophon

SATIRE, Domestique de Lucipe

HIPPIAS, Père de Clitophon

CALLIGONNE, Fille de Panthie

PANTHIE, Dame de Tyr

MÉNÉLAS, Père de Satire Sacrificateur

BUSIRE, Tyran

LÉONTE, son confident

TIMANDRE, Confident de Charmide

CHARMIDE, Roi d’Alexandrie.

CHÉRÉE, l’un des siens, ravisseur de Lucipe

ÉRIPHILE, Suivante de Mélite

MÉLITE, Femme de Tersandre

TERSANDRE, Amoureux de Lucipe

POLÉMON, Ami de Tersandre

LE JUGE

SOSTRATE

TROUPE DE SOLDATS

UN HÉRAUT

UN PRISONNIER

LE GEÔLIER

 

La Scène du premier Acte est à Tyr. Celle du deuxième et du troisième en Égypte, Et celle du quatrième et cinquième dans Éphèse.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

HIDASPE, TIRSIS

 

HIDASPE.

Admire désormais la puissance des flammes

Qu’un aveugle démon allume dans nos âmes

Et confesse avec moi que ses attraits vainqueurs

Sont toujours ennemis du repos de nos cœurs.

Calistène autrefois insensible à ses charmes

Met aujourd’hui sa gloire à lui donner des larmes.

Son esprit languissant dans un soin déréglé

Tient si fort de l’amour qu’il en est aveuglé ;

S’il fait quelque discours, l’amour y participe.

Il commence et finit par le nom de Lucipe,

Et bien qu’en sa recherche il ait toujours souffert

Il se plaît à nourrir sa flamme qui le perd.

TIRSIS.

Mais pour nous divertir attendant Calistène,

Dis-moi de ces transports d’origine certaine.

Puisque sa passion employe mon secours

Au dessein d’enlever l’objet de ses amours,

Il montre qu’il veut bien que j’en sache l’histoire.

HIDASPE.

À peine pourras-tu m’écouter et me croire :

Au temps que la fureur de cent peuples mutins

Avait semé l’effroi parmi les Byzantins

Et que le bruit confus d’une guerre civile

Semblait leur annoncer la perte de leur ville,

La crainte du péril fit de si grands efforts

Qu’elle s’alla placer sur le front des plus forts.

Les pères étonnés et les mères craintives

Éloignèrent soudain leurs filles et leurs rives

Et leur firent chercher aux pays étrangers

Un peu de sûreté contre tant de dangers ;

Si bien que le dessein de sortir de misère

Fit venir en ces lieux et Lucipe et sa mère,

Où la ville de Tyr si féconde en plaisirs

En produit des effets plus prompts que les désirs.

TIRSIS.

Jusqu’ici l’amour n’a point fait de surprise

Et Calistène même a gardé sa franchise.

HIDASPE.

Il la perdra bientôt, écoute seulement

Le merveilleux sujet d’un grand étonnement :

On commença la guerre avecque tant d’outrage

Qu’on eût dit que l’enfer y mêlait de sa rage.

Partout où la discorde alluma ses flambeaux

Ces monstres inhumains en firent des tombeaux

Et l’on vit ondoyer durant toute la guerre

Le feu sur les maisons et le sang sur la terre.

Mais la rébellion succombant sous ses fers

Entraîna les mutins avec elle aux enfers,

Et leur honteuse mort justement poursuivie

Nous rendit le repos que nous ôta leur vie.

Enfin de tous les feux qui nous privaient du jour

Byzance ne retint que les flammes d’amour :

En parlant des beautés qui s’étaient absentées,

Lucipe qu’on aimait fut des plus regrettées,

Si bien qu’au seul récit de ses divins attraits

Calistène sentit que l’amour a des traits

Et son cœur s’étonna d’avoir pris par l’oreille

Et non pas par les yeux une ardeur nonpareille.

TIRSIS.

Il connaissait déjà Lucipe.

HIDASPE.

Nullement.

Sache qu’il n’a pas vu son portrait seulement.

Il est vrai néanmoins qu’il connaît bien son père,

Qu’il connaît ses parents et qu’il a vu sa mère.

TIRSIS.

Tu m’étonnes beaucoup. Achève.

HIDASPE.

En peu de temps

Notre amant mérita le prix des plus constants,

Et son feu crût si fort au point de sa naissance,

Que le moins curieux en eût la connaissance.

Il demande Lucipe et toutefois en vain

Car le refus du père arrêta son dessein.

Je te laisse à penser si ce jeune courage

Supporta constamment un si sensible outrage.

Il partit de Byzance et s’en vint en ces lieux

À dessein d’enlever ce qu’il aime le mieux.

TIRSIS.

Il est vrai que jamais une amour de la sorte

Ne forgea dans ses feux une chaîne si forte,

Mais connais-tu Lucipe, as-tu vu ses beautés

Qui font de tels efforts dessus les libertés ?

HIDASPE.

Jamais.

TIRSIS.

Notre victoire est donc bien incertaine.

Je ne la connais point.

HIDASPE.

Mais voici Calistène.

Avez-vous vu Lucipe et son portrait vainqueur

N’est-il point par vos yeux entré dans votre cœur ?

 

 

Scène II

 

HIDASPE, TIRSIS, CALISTÈNE

 

CALISTÈNE.

Le Ciel à mes travaux refuse ce salaire.

J’ai fait ce que j’ai pu sans toutefois rien faire ;

Au point de voir le bien que l’amour m’a promis

Le malheur qui me suit ne me l’a pas permis.

Mon âme qui lui sert d’objet et de trophée

Ne connaît pas l’ardeur dont elle est échauffée,

Et dans un feu divin mes esprits retenus

Font encore des vœux à des Dieux inconnus.

HIDASPE.

Vous n’avez donc pas vu votre belle maîtresse ?

CALISTÈNE.

Parle plus sainement en l’appelant déesse.

Lucipe tient si fort de l’essence des Dieux

Qu’elle se fait aimer sans paraître à nos yeux.

TIRSIS.

Il n’a plus de raison que l’amour ne dissipe.

CALISTÈNE.

Ami, que dites-vous ?

TIRSIS.

Je parlais de Lucipe :

Ne la connaissant pas, la pourrons-nous ravir ?

CALISTÈNE.

Embrasse seulement le soin de me servir.

J’ai su que tous les soirs Lucipe se promène

Sur ces bords écartés où sa mère la mène.

Je connais bien sa mère et par elle je puis

Connaître la beauté d’où viennent mes ennuis.

Mais quand Lucipe seule y daignerait paraître,

L’excès de sa beauté nous la ferait connaître

Et l’amour qui me blesse avec tant de pouvoir

L’accompagne toujours pour me la faire voir.

Enfin lorsque la nuit rendra ces lieux plus sombres,

Il se faudra servir de la faveur des ombres

Et ne rien épargner d’un violent effort

Au dessein d’adoucir les rigueurs de mon sort.

Mais attendant le soir et l’heure favorable

Qui me doit enrichir d’un bien si désirable,

Allons nous tenir prêts dans un vaisseau léger

Qu’un si noble butin doit aujourd’hui charger.

HIDASPE.

Lorsque l’on précipite un dessein d’importance

On se met au hasard d’en faire pénitence.

Ne faites rien encore.

CALISTÈNE.

Je ne puis retarder :

Lorsque l’on désespère, il faut tout hasarder.

 

 

Scène III

 

CLITOPHON, CLINIAS

 

CLITOPHON.

Confesse que Lucipe a des beautés si grandes

Que sans être idolâtre on lui fait des offrandes.

Depuis qu’elle a choisi sa demeure chez nous,

J’ai cent fois adoré ses attraits à genoux,

J’ai souffert tant de maux qu’il est presque impossible

Que leur triste récit trouve une âme insensible.

Mais aussi je connais que l’amour sans rigueurs

Sous un même brasier consomme nos deux cœurs.

Peux-tu donc me blâmer sachant bien que j’adore

Plus de perfections qu’on en donne à l’aurore ?

N’as-tu pas vu son port qui fait juger aux Dieux

Que la terre est ici plus riche que les Cieux ?

N’as-tu pas vu son teint avec le privilège

De montrer un accord des feux et de la neige ?

N’as-tu pas vu ses yeux qui font croire au soleil

Qu’on ne l’appelle plus un astre sans pareil ?

CLINIAS.

Pour plaire aux passions où ton esprit s’engage,

Clitophon, si tu veux j’en croirai davantage.

CLITOPHON.

Ami, crois seulement que ce corps si bien fait

Est la belle prison d’un esprit plus parfait.

Sa langue assujettit ces âmes relevées

Que l’éclat de ses yeux n’avait pas captivées

Et l’amour ne sait pas s’il reçoit plus de cœurs

Du charme de sa voix que de ses yeux vainqueurs.

CLINIAS.

Une fille d’esprit qui captive notre âme

Est bonne pour maîtresse et rarement pour femme.

CLITOPHON.

Tous les feux de l’amour ne m’échaufferaient pas

Si le corps et l’esprit n’avaient mêmes appas.

Être esclave d’un corps dont la grâce volage

Ne va pas jusqu’à l’âme et change au gré de l’âge,

C’est faire vivre encor ce malheureux amant

Que l’amour d’un beau marbre a mis au monument.

CLINIAS.

Bien que sur la raison ton sentiment se fonde,

Il n’est pas toutefois celui de tout le monde.

CLITOPHON.

Un beau corps sans esprit incapable d’ardeur

Est une fleur qui passe et qui n’a point d’odeur,

Clinias, ce n’est rien qu’une belle peinture,

Qu’un ouvrage imparfait des mains de la nature.

C’est un ciel sans soleil, un flambeau sans clarté,

Ou bien un beau palais qui n’est pas habité.

CLINIAS.

Plusieurs où la raison est toujours assez forte

Voudraient bien posséder des palais de la sorte,

Ou si on les fuyait tu me dois avouer

Qu’il se verrait beaucoup de palais à louer.

Mais que te servira de cacher dans ton âme

Ces secrets mouvements d’une si vive flamme ?

Tu sais bien que ton père a des intentions

Qui ne sont pas d’accord avec tes passions.

Tu désires Lucipe et son vouloir ordonne

Que tu dois quelque jour épouser Calligonne.

CLITOPHON.

Hélas ! je sais trop bien que ses lâches désirs

Sont des empêchements au cours de mes plaisirs.

L’on dirait aujourd’hui qu’il m’ait donné la vie

Pour la rendre aux ennuis dont elle est poursuivie.

C’est de lui seulement dont mes soins sont venus,

C’est par lui-même aussi qu’ils sont entretenus.

Mais ce qui les augmente et me fait toujours craindre,

C’est qu’il faut endurer sans toutefois me plaindre.

Et je suis malheureux après mille travaux

Jusqu’au point d’honorer la cause de mes maux.

J’aimerai toutefois malgré cette contrainte

La divine beauté dont je ressens l’atteinte

Et je suis résolu de montrer quelque jour

Que le respect est faible où préside l’amour.

CLINIAS.

Quand verras-tu Lucipe ?

CLITOPHON.

Elle m’a fait entendre

Que dedans ce jardin je la devais attendre.

CLINIAS.

Il est bien malaisé que tu l’y puisses voir.

CLITOPHON.

Pourquoi dis-tu cela ?

CLINIAS.

Voici l’heure du soir.

Tu sais bien que sa mère à ses vœux trop cruelle

L’amène tous les soirs promener avec elle.

CLITOPHON.

Je ne l’ignore pas, mais que m’importe-t-il ?

Laisse faire l’amour, il est assez subtil.

Ses traits accoutumés à faire des miracles,

Nous ouvrent des chemins au travers des obstacles.

Mais regarde venir.

CLINIAS.

Ha, je ne croirais pas

Que tu dusses ce soir adorer ses appas.

CLITOPHON.

De quelle invention vous êtes-vous servie,

Pour venir en ce lieu me conserver la vie ?

 

 

Scène IV

 

CLITOPHON, CLINIAS, LUCIPE

 

LUCIPE.

J’ai feint qu’un petit mal m’ôtait la liberté

De m’aller promener sur ce bord écarté

Où tous les soirs ma mère a pris une habitude

De chercher du plaisir dedans la solitude.

CLITOPHON.

Pourvu que votre mal ne la puisse arrêter,

Nous aurons aujourd’hui de quoi nous contenter.

LUCIPE.

Clitophon, ne crains point, elle est déjà partie,

Ton père et Calligonne ont fait cette partie.

Satire qui les suit et qui sait notre amour

Me doit faire savoir l’heure de leur retour ;

Si bien que nous pouvons sans qu’on nous importune

Considérer l’état où nous met la fortune.

CLINIAS.

Sachant fort bien qu’un tiers nuit toujours aux amants,

J’irai chercher ailleurs des divertissements.

CLITOPHON.

Demeure, Clinias. Un ami véritable

Aux amants comme nous est toujours profitable.

CLINIAS.

Je sais bien toutefois qu’ils trouvent des plaisirs

À se dire en secret leur peine et leurs désirs

Et je suis assuré par mon expérience

Que le meilleur ami quelquefois les offense.

CLITOPHON.

Puisque tu veux sortir, au moins ressouviens-toi

De passer cette nuit encore avec moi.

CLINIAS.

Je n’y manquerai pas.

 

 

Scène V

 

CLITOPHON, LUCIPE

 

CLITOPHON.

Ha, Lucipe, ma vie,

Adorable prison de mon âme asservie,

Combien dois-je d’autels à l’éclat de tes yeux

Qui rend mon sort égal à celui-là des Dieux !

Tu me fais éprouver que le bonheur extrême

Consiste seulement à voir ce que l’on aime.

LUCIPE.

Et moi je trouve ici que le plus grand tourment

Procède de la peur de perdre son amant.

CLITOPHON.

Dissipe cette peur et chasse ces alarmes

Qui changent tes beaux yeux en des torrents de larmes

Je suis si bien à toi que je doute souvent

Si je suis aujourd’hui le même que devant.

LUCIPE.

Ce respect importun que tu rends à ton père

Te fera consentir à tout ce qu’il espère.

CLITOPHON.

Si mon père veut être en cela respecté,

L’amour veut être aussi tout de même traité.

Je pourrai donc sans crime au feu qui me consomme.

Respecter un grand Dieu pour mépriser un homme.

Mais sortons de ce lieu : je crains les envieux

Et les yeux indiscrets de quelque curieux.

 

 

Scène VI

 

HIPPIAS, CALISTÈNE, CALLIGONE, HIDASPE, TIRSIS

 

HIPPIAS.

La promenade est belle ; on dirait que l’ombrage

Ajoute de la grâce à ce plaisant rivage.

CALISTÈNE.

Amis, je vois la mère, et la fille la suit.

Prenons l’occasion, servons-nous de la nuit.

Lucipe, vous viendrez.

HIPPIAS.

Que voulez-vous ? à l’aide !

SATIRE.

Qu’avez-vous ?

HIPPIAS.

Calligonne ! un voleur la possède ;

Ce vaisseau que tu vois sur ce traître élément,

Emporte Calligonne et mon contentement.

Poursuivons le pirate et faisons de sa barque

Pour les siens et pour lui le vaisseau de la parque.

PANTHIE.

Ma fille était le but de ce lâche dessein,

Leur bouche a découvert ce qu’ils ont dans le sein :

On en veut à Lucipe et le ciel me menace

D’un orage prochain après tant de bonace.

Je croirai ce malheur qui me vient avertir

Qu’il est temps de quitter la demeure de Tyr.

 

 

Scène VII

 

LUCIPE, CLITOPHON

 

LUCIPE.

Bien que ta passion me soit assez connue

Et qu’elle m’ait montré ton âme toute nue,

Toutefois, Clitophon, tu me vois en un point

Qu’une fatale peur ne m’abandonne point.

Tantôt je me rassure et tantôt je me trouble,

Tantôt mon soin se perd, tantôt il se redouble

Et selon les pensers qui naissent de mon sort,

Je me vois dans l’orage ou bien dedans le port.

Enfin, cher Clitophon, mon amour désespère

Que tu puisses tromper le dessein de ton père.

CLITOPHON.

Je te ferai connaître en cette extrémité

Que l’on peut toute chose en servant ta beauté.

LUCIPE.

Que de difficultés m’ôtent cette espérance

Que tu donnes sans cesse à ma persévérance !

CLITOPHON.

Tant d’obstacles vaincus te feront dire un jour

Qu’on n’est pas sans plaisir avec beaucoup d’amour.

LUCIPE.

Mais Satire revient ! Ma mère approche-t-elle ?

 

 

Scène VIII

 

LUCIPE, CLITOPHON, SATIRE

 

SATIRE.

Je vous viens apporter une étrange nouvelle :

Calligonne est ravie.

LUCIPE.

Ha ! que viens-je d’ouïr !

Bons Dieux, dois-je la plaindre ou bien me réjouir ?

CLITOPHON.

Ainsi sans y songer la fortune prospère

Oppose un grand obstacle au dessein de mon père

Et sa seule faveur donne à ta passion

Ce que tu demandais à mon affection.

LUCIPE.

La fortune changeante en tout ce qu’elle ordonne

Ravit en peu de temps le bonheur quelle donne,

Si bien que connaissant ta constance et ta foi,

J’en ferais plus d’état s’il procédait de toi.

CLITOPHON.

Mais voici Clinias. Ami, viens-tu d’apprendre?

 

 

Scène IX

 

CLINIAS, CLITOPHON, LUCIPE, SATIRE

 

CLINIAS.

Mais toi-même, sais-tu ce que je viens d’entendre ?

CLITOPHON.

Qu’as-tu donc entendu ?

CLINIAS.

Qu’avant qu’il soit deux jours

Tes yeux ne verront plus l’objet de tes amours.

CLITOPHON.

De qui tiens-tu cela ?

CLINIAS.

Lucipe, votre mère

Fait dessein de quitter cette terre étrangère.

SATIRE.

C’est ce qu’elle m’a dit.

CLITOPHON.

Pourquoi si promptement ?

SATIRE.

Lucipe était le but de ce ravissement.

Aveuglés de la nuit qui cachait cette belle,

Les ravisseurs ont pris Calligonne pour elle.

CLITOPHON.

Qui l’a dit ?

SATIRE.

Le coup fait, un pirate en partant

A dit ; je tiens Lucipe, allons, je suis content.

Et sa mère présente, à ce mot étonnée,

Pour elle a redouté la même destinée ;

Elle part dès demain.

CLITOPHON.

Ô funeste discours

Qui me donne le mal et m’ôte le secours !

Que dessus moi le Ciel exerce un triste empire !

Je n’ai pas respiré qu’il faut que je soupire

Et parmi les tourments qu’on me voit endurer,

Peine ai-je espéré qu’il faut désespérer.

Te verrai-je Lucipe enlever à ma vue ?

Souffrirai-je aisément un dessein qui me tue,

Et sans rien opposer contre tant de rigueur,

Souffrirai-je à la fin qu’on m’arrache mon cœur ?

LUCIPE.

Non, non, cher Clitophon, tu me verras constante

À rendre incessamment ta passion contente ;

Ou s’il faut que le Ciel nous sépare tous deux.

Je ferai de la mer le tombeau de mes feux

Et je ferai connaître au destin plus sévère

Que moi-même je puis me ravir à ma mère.

CLITOPHON.

Sans nous précipiter nous pouvons aisément

Rechercher les moyens de vivre sûrement

Et si je connaissais aussi bien ton courage

Que je connais l’amour où ton âme s’engage,

Je te dirais ?

LUCIPE.

Dis-moi tout ce que tu voudras,

Propose librement ce que tu résoudras.

Sois assuré de moi : quand l’amour est extrême,

Il produit dans les cœurs un courage de même.

CLITOPHON.

Sortons de ce pays, laissons-y nos soucis

Et cherchons autre part des destins adoucis.

LUCIPE.

L’amour doit approuver une telle entreprise

Mais l’honneur me défend ce qu’amour autorise.

CLITOPHON.

Si tu veux toutefois notre commun bonheur

Tu dois te rendre sourde aux conseils de l’honneur.

CLINIAS.

Je ne découvre point de moyen plus facile

Que de chercher ailleurs un favorable asile ;

Le plus sévère honneur que l’on ait mis au jour

Ne défend pas de suivre un vertueux amour.

LUCIPE.

Il est vrai que l’honneur qui connaît le mérite

Ne défend pas de suivre une amitié licite ;

Mais ce tyran contraire à ce contentement

Me défend d’écouter et de suivre un amant.

CLITOPHON.

Il faut donc me résoudre à la plus dure peine

Que nous puisse laisser une absence inhumaine

Et croire tous mes maux assez récompensés

De baiser les endroits que tes pieds ont tracés.

LUCIPE.

Brisons-là, Clitophon ; l’amour m’a résolue

Et je cède à la fin à sa force absolue.

Je veux suivre partout tes pas et tes désirs,

J’aurai part à tes maux ainsi qu’à tes plaisirs,

Mais où faut-il aller ?

CLITOPHON.

Songeons-y, je vous prie.

CLINIAS.

Vous avez des amis dedans Alexandrie :

Le père de Satire y demeure toujours.

SATIRE.

Ignorez-vous le mal qui traverse ses jours ?

CLINIAS.

Quel mal ? je n’en sais rien.

SATIRE.

Un furieux corsaire

L’a rendu prisonnier chez un peuple adversaire

Où la sévérité d’un tyran odieux

Le force d’immoler des hommes à ses Dieux.

CLINIAS.

Je ne le savais pas.

CLITOPHON.

Mon cœur, je me dispose

À suivre le conseil que notre ami propose.

Il faudra vois ces murs vantés par le renom

Que le plus grand des Rois honora de son nom.

Satire, suivras-tu cette triste aventure ?

SATIRE.

Je vous suivrai partout jusqu’à la sépulture.

CLITOPHON.

Mais pourrons-nous avoir un vaisseau ?

CLINIAS.

Que ce point

À quoi je songerai ne vous travaille point.

Conservez seulement cette ardeur généreuse

Qui rendra quelque jour votre âme plus heureuse.

SATIRE.

Il faudra donc partir sans lumière et sans bruit

Devant que le soleil ait dissipé la nuit.

CLITOPHON.

J’y suis tout résolu.

LUCIPE.

Me voilà toute prête

À m’aller embarquer même dans la tempête.

CLINIAS.

Venez en mon logis pour attendre le temps

Qu’un départ désiré vous doit rendre contents.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MÉNÉLAS

 

Dieux qui savez mes maux, puissances souveraines

Qui pouvez d’un regard mettre fin à mes peines,

Dois-je encore longtemps immoler les mortels

Qu’un tyran forcené destine à vos autels ?

Vous plairez-vous toujours en la terre où nous sommes

De voir avec l’encens fumer le sang des hommes ?

Hélas ! quelle constance en l’état où je suis

Pourrait sans murmurer supporter mes ennuis ?

Mais que vois-je sortir de ce triste rivage ?

C’est un homme resté des fureurs d’un orage ;

Son port tout étonné me fait assez juger

Qu’il sort de la tempête ou d’un autre danger.

 

 

Scène II

 

MÉNÉLAS, SATIRE

 

SATIRE.

Après avoir souffert de xi cruelles pertes

Quel pays me reçoit en ces rives désertes ?

Ai-je été conservé parmi tant de tourments

Pour pleurer le malheur de deux parfaits amants ?

MÉNÉLAS.

Qui t’a fait aborder cette terre funeste

Que tout le monde fuit à l’égal de la peste ?

Hé, mon fils, est-ce vous ?

SATIRE.

Ha, mon père !

MÉNÉLAS.

Bons Dieux !

D’un enfer où j’étais vous m’élevez aux Cieux.

SATIRE.

Ô Dieux, vous ne pouviez adoucir ma misère

Qu’en me faisant revoir une autre fois mon père.

MÉNÉLAS.

Mais sans t’abandonner à de plus grands transports,

Dis-moi quel accident t’a jeté sur ces bords.

SATIRE.

Ayant vu par deux fois sur la terre et sur l’onde

Tout ce qu’on peut voir dans l’espace du monde.

Je me vins arrêter sans biens et sans support

Où le peuple de Tyr a fait un si beau port ;

Là j’appris de Syphax l’aventure fatale

Qui vous a fait quitter votre terre natale.

Alors, désespérant de vous revoir un jour,

Dans la ville de Tyr j’établis mon séjour,

Où l’on me vit servir une dame étrangère

De qui l’œil pitoyable a pleuré ma misère

Et qui logeait alors chez un des Tyriens

Redouté pour sa force et chéri pour ses biens.

Cet homme avait un fils, ma maîtresse une fille,

Et ces enfants étaient l’espoir de leur famille.

Je pense que le Ciel ne les voulut former

Qu’à dessein seulement qu’ils se pussent aimer ;

Aussi s’aimèrent-ils et leurs fidèles âmes

Reçurent par les yeux de mutuelles flammes.

Mais que ce triste amour a produit de malheurs

Depuis qu’il a causé leurs premières douleurs !

J’étais leur confident et leurs âmes blessées

Déchargeaient dans mon sein leurs secrètes pensées.

Enfin ayant connu que mille empêchements

Se venaient opposer à leurs contentements

Et que leur amitié trop longuement gênée

Perdait de jour en jour l’espoir de l’hyménée,

Nous prîmes le dessein d’aller chercher ailleurs

Des biens plus assurés et des destins meilleurs.

MÉNÉLAS.

Que l’amour est fertile en conseils téméraires,

Et qu’aux jeunes esprits ses flammes sont contraires !

SATIRE.

Nous nous mîmes sur mer dont les flots incertains

Semblèrent par leur calme approuver leurs desseins ;

Jamais un plus beau temps ne réjouit le monde :

Un favorable vent frisait le front de l’onde,

Mais ce calme trompeur ne servit seulement

Que pour nous attirer sur ce traître élément.

Deux jours nous avaient vus sans aucune infortune

Fendre avec plaisir les plaines de Neptune

Et le troisième jour le Ciel tout pluvieux

Fit voir à nos desseins un visage ennuyeux.

Le vent fit élever des montagnes liquides

Dont l’aspect seulement faisait des homicides ;

Enfin notre vaisseau porté contre un écueil,

De vaisseau qu’il était ne fut plus qu’un cercueil ;

L’onde y trouvant partout un facile passage

Ne nous présageait rien qu’un funeste naufrage

Et le choc d’un rocher en fit plus de morceaux

Qu’on ne verrait de flots dans l’empire des eaux.

MÉNÉLAS.

Que devinrent alors ces amants déplorables ?

SATIRE.

Le malheureux jouet des vents inexorables,

Je les vis dessus l’eau quelque temps embrassés

Aller au gré des vents et des flots courroucés.

Ha ! si la Déité voyait notre misère,

Leur pitoyable état eût vaincu sa colère.

MÉNÉLAS.

Garde de blasphémer contre la Déité :

Lorsqu’elle nous punit nous l’avons mérité,

Ses jugements obscurs sont toujours équitables.

SATIRE.

Je suivis donc de l’œil ces amants lamentables

Et je vis à la fin qu’un grand flot écumant

Les vint ensevelir et fit leur monument.

Hélas ! en même temps tous les vents s’apaisèrent,

Le Ciel se découvrit et les flots s’abaissèrent

Et comme si la mer n’eût voulu que leur corps,

La prise qu’elle fit termina ses efforts.

S’il resta quelques vents après cette aventure,

Ce furent des soupirs qu’en jetait la nature ;

Et si l’on vit pleuvoir ce ne fut que des pleurs

Que le Ciel par pitié donnait à nos malheurs.

MÉNÉLAS.

Ces maux sont-ils récents ?

SATIRE.

Tant de maux arrivèrent

Au point qu’hier au soir les astres se levèrent ;

Pour moi, qui tins toujours l’antenne du vaisseau,

Après avoir flotté toute la nuit sur l’eau,

Je viens d’être jeté sur ces tristes rivages

Qui n’offrent à mes yeux que des objets sauvages.

MÉNÉLAS.

Que le Ciel t’est propice et qu’il a soin de toi

De t’avoir aujourd’hui présenté devant moi !

S’il t’eût fait rencontrer quelqu’un de ces corsaires

Qui remplissent d’horreurs ces pays adversaires,

D’un danger d’où tu sors, le sort t’allait jeter

Dans un autre péril qu’on ne peut éviter.

Le Tyran qui commande en ces terres cruelles,

Fait gloire d’inventer des tortures nouvelles

Et me fait malgré moi sacrifier aux Dieux

Tous ceux que le hasard fait venir en ces lieux.

SATIRE.

Que pouvais-je espérer d’un si cruel orage,

Que l’horreur de ces lieux ou celle du naufrage ?

Mais les peuples voisins peuvent-ils endurer

Qu’on voye ce tyran plus longtemps prospérer ?

MÉNÉLAS.

La guerre est immortelle en ces lieux détestables

Que le sang a rendu partout épouvantables.

Mais que veut celui-ci ? vois son port et ses yeux

Que la cruauté même a rendus furieux.

 

 

Scène III

 

MÉNÉLAS, SATIRE, SOLDAT

 

SOLDAT.

Notre Roi te commande ou d’aller au supplice

Ou de te préparer à faire un sacrifice.

MÉNÉLAS.

Quel ?

SOLDAT.

De deux prisonniers.

MÉNÉLAS.

Où les avez-vous pris ?

D’un généreux combat ont-ils été le prix ?

SOLDAT.

Hier au soir le vent et la mer toute émue

Les firent sur ces bords arriver à ma vue.

MÉNÉLAS.

C’est assez ; je suivrai ce devoir rigoureux.

SATIRE.

Demandez-lui le nom de ces deux malheureux.

MÉNÉLAS.

Soldat, encore un mot : me pourriez-vous apprendre

Le nom des prisonniers qui se sont laissé prendre ?

SOLDAT.

Ce sont noms étrangers, fâcheux à retenir ;

J’aurai bien de la peine à m’en ressouvenir.

Lucipe et Clitophon sont les noms, ce me semble?

SATIRE.

Hélas ?

SOLDAT.

Qu’ils prononçaient en se plaignant ensemble.

Adieu, fais ton devoir.

MÉNÉLAS.

Je n’y manquerai pas.

 

 

Scène IV

 

SATIRE, MÉNÉLAS

 

SATIRE.

Ce sont ces deux amants que l’on mène au trépas,

Ce sont ces deux amants que le destin resserre

Et qu’il sauva des eaux pour les perdre sur terre.

Quoi, mon père, faut-il que l’injure du sort

Leur donne par vos mains une cruelle mort ?

MÉNÉLAS.

Depuis que le malheur nourrit ici mes peines,

Je n’ai jamais souffert de plus sensibles gênes.

Hélas ! ma volonté trop faible en ce dessein

Veut s’opposer au coup que doit faire ma main ;

Elle veut arrêter mes bras impitoyables.

Qui rougissent du sang de tant de misérables,

Mais ces bras malheureux suivant une autre loi

Ne dépendent plus d’elle et ne sont plus à moi.

Un tyran les retient, un tyran les remue

Selon les passions dont son âme est émue.

 

 

Scène V

 

SOLDAT, MÉNÉLAS, SATIRE

 

SOLDAT.

Que ne me suivez-vous ?

MÉNÉLAS.

J’allais tout doucement.

SOLDAT.

Ne vous amusez point et venez promptement.

 

 

Scène VI

 

CLITOPHON, LUCIPE

 

CLITOPHON, dans une prison.

Cesse de soupirer et de perdre de larmes,

Un favorable instant peut finir nos alarmes.

Ce Dieu qui nous sauva sur les flots irrités

Nous peut tirer des fers où l’on nous a jetés.

Son œil peut pénétrer l’obscurité de l’ombre

Qui rend cette prison si terrible et si sombre,

Ou quelque cruauté régnerait dans les Cieux

S’ils nous avaient sauvés pour nous perdre en ces lieux.

LUCIPE.

Hélas ! peux-tu nourrir une espérance vaine

Où le bien est douteux et la mort est certaine ?

Quel bien espères-tu d’un peuple tout de fer

Qui passe en cruauté les rages de l’enfer ?

CLITOPHON.

Je n’en espère point qu’un peuple sanguinaire

Mais j’espère du Ciel l’assistance ordinaire.

Il nous met quelquefois dans un mal apparent,

Pour montrer son pouvoir en nous en retirant.

LUCIPE.

Ne me console point, tout le bien que j’espère

C’est de mourir ensemble après tant de misère.

CLITOPHON.

Puisque je suis tout seul la cause de tes fers,

J’ai tout seul mérité la mort et les enfers

Et si je dois souffrir selon ton infortune,

Je souffrirai pour toi mille morts au lieu d’une.

Les soupirs et les pleurs que tu jettes ici

Sont mes accusateurs et mes juges aussi

Et ce même tourment qui te tient asservie,

Sera jusqu’à la mort le bourreau de ma vie.

LUCIPE.

Quand tu me vois pleurer je donne à tes douleurs

Et non pas à mon mal mes soupirs et mes pleurs.

Voyant brûler ton cœur dans des flammes si saintes,

De quoi t’accuseraient mes regrets et mes plaintes?

Pour t’appeler coupable as-tu dedans le sein

D’une infidélité le malheureux dessein ?

CLITOPHON.

Rejette ces pensers, n’ajoute point, mon âme,

À l’excès de tes maux un soupçon de ma flamme.

Tes yeux ont mis mon cœur en des liens plus forts

Que ces funestes fers qui captivent nos corps.

Je suis plus criminel que personne du monde

De t’avoir exposée à la merci de l’onde

Et d’avoir hasardé sue ce traître élément

De tout cet univers le plus riche ornement.

LUCIPE.

Hélas ! hélas ! je suis la première coupable

D’avoir causé l’amour qui te rend misérable.

Ne t’accuse donc plus, mon âme et mon souci,

Tu ne peux t’accuser sans m’accuser aussi.

CLITOPHON.

Permets qu’à tout le moins je pleurs tes désastres

Et que j’accuse enfin la cruauté des astres.

LUCIPE.

Non, non, n’accuse rien : au milieu de l’effroi

Je serai toujours bien si je suis avec toi.

CLITOPHON.

J’entends un bruit de clefs.

LUCIPE.

C’est ce que je désire :

Ces clefs me vont ouvrir le cercueil où j’aspire.

 

 

Scène VII

 

SOLDAT, CLITOPHON, LUCIPE

 

SOLDAT.

Debout que l’on me suive !

LUCIPE.

Ami, vois nos malheurs

Et d’un œil de pitié regarde nos douleurs.

SOLDAT.

La pitié n’est qu’un vice aux hommes de courage

Et lorsque l’on m’en parle on me fait un outrage.

Si ma mort peut finir ta plainte et ton tourment,

Espère désormais quelque soulagement.

 

 

Scène VIII

 

BUSIRE, LÉONTE

 

BUSIRE.

A-t-on sacrifié ces personnes captives

Que le Ciel à dessein fit prendre sur nos rives ?

LÉONTE.

Je crois que maintenant on les mène aux autels

Que votre majesté consacre aux immortels

Et que dans peu de temps, invincible monarque,

Nous saurons de quel œil ils ont reçu la parque.

Ha, qu’ils auront joui d’un favorable sort,

D’avoir eu des autels pour le lit de la mort !

BUSIRE.

Cependant tu sais bien que chacun en murmure,

Que je suis appelé l’horreur de la nature,

Et qu’on nomme partout du nom de cruauté

Ce qu’on doit justement appeler piété.

LÉONTE.

Il est vrai que l’on dit que de tels sacrifices

Ne nous rendent jamais les Déités propices

Et qu’au lieu d’apaiser le céleste courroux

Ils peuvent attirer des foudres dessus nous.

Partout où j’ai passé, sur la terre et sur l’onde,

J’ai reçu ce discours des plus sages du monde ;

L’homme le plus content et le plus désolé

Est fait pour immoler, non pour être immolé.

BUSIRE.

Les Dieux sont des objets si grands et si sublimes

Qu’on ne leur peut donner d’assez grandes victimes.

Rien n’est plus accompli que l’homme sous les Cieux

Et c’est ce qui m’oblige à l’immoler aux Dieux.

Ainsi sans murmurer tout le monde peut croire

Que chez moi les mortels trouvent beaucoup de gloire

Puisque je les crois même en leur adversité

Dignes d’être immolés à la Divinité.

Mais que veut ce soldat ? fait-on le sacrifice ?

 

 

Scène IX

 

BUSIRE, LÉONTE, SOLDAT

 

SOLDAT.

Sire, on se préparait à ce divin office

Et déjà les captifs de cent chaînes liés

Étaient proches des lieux où vous sacrifiez,

Lorsque les ennemis nous sont venus surprendre

Avec des fureurs qu’on ne saurait comprendre.

BUSIRE.

Ha, mon ressentiment ne se peut égaler,

Mais qu’a-t-on fait de ceux qu’on allait immoler ?

SOLDAT.

Le garçon s’est sauvé durant cette mêlée

Mais nous avons retint la fille désolée

Et le prêtre attendant votre commandement

La retient en prison dedans son logement.

BUSIRE.

Que l’on aille immoler dessus cette montagne

Qui semble présider sur toute la campagne.

Allez, mais en bon nombre et montrez-vous si forts

Que tous les ennemis redoutent vos efforts.

SOLDAT.

Vous serez obéi.

BUSIRE.

Je déteste, j’enrage

De souffrir sans vengeance un si cruel outrage.

Tous les jours l’ennemi verse le sang des miens,

Ma ruine l’assure et le comble de biens ;

Il tache mon renom, il obscurcit ma gloire,

Chaque jour dessus-moi lui donne une victoire

Et cet audacieux vient jusqu’à nos autels

Prendre part aux présents que j’offre aux immortels.

Cependant je le souffre et sans rien entreprendre

Je verrai mon pays se convertir en cendre.

Non, non, sans plus languir dans la peur du danger

Il faut par un duel me perdre ou me venger.

Léonte, dès demain je veux que tu l’appelles.

LÉONTE.

Vous pouvez autrement terminer vos querelles.

Un duel est douteux au faible comme au fort

Et souvent la valeur y fait moins que le sort.

Hasardez donc plutôt encore une bataille.

BUSIRE.

En vain sur ce sujet ton esprit se travaille,

Ne me conteste point.

LÉONTE.

Pour moi, Sire, je crois

Qu’il vaut mieux hasarder dix mille hommes qu’un Roi.

 

 

Scène X

 

TIMANDRE, CLITOPHON

 

TIMANDRE.

De quoi soupires-tu, pourquoi fais-tu ces plaintes

Puisque nous t’exemptons de danger et de craintes ?

Charmide, notre Roi, te fera tôt voir

Que la même douceur est jointe à son pouvoir,

Comme c’est le recours des âmes affligées.

Cependant tes douleurs ne sont pas allégées

Et tu sembles enfin témoigner par tes pleurs

Que ce n’est qu’à regret que tu sors des malheurs.

CLITOPHON.

Hélas ! dedans l’état où me met la tristesse,

Au lieu de m’alléger votre pitié me blesse.

TIMANDRE.

Qu’une extrême douleur est peinte sur son front !

Il revient de la mort comme d’autres y vont.

CLITOPHON.

Je vois bien toutefois que vos faveurs sont grandes,

Je vous dois comme aux Dieux des vœux et des offrandes,

Rien n’égale le bien où vous m’avez remis

Que celui que je laisse entre vos ennemis.

Hélas ! c’est un trésor d’une valeur extrême

Dont la perte m’oblige à me perdre moi-même.

TIMANDRE.

Un trésor ? quel est-il ?

CLITOPHON.

Un trésor qui comprend

Tout ce que l’univers a de rare et de grand.

Hélas ! c’est une fille à qui les destinées

Ont donné plus d’attraits qu’elle n’a de journées.

TIMANDRE.

Je pensais qu’il parlât de quelque somme d’or,

Il parle d’une fille et non pas d’un trésor.

CLITOPHON.

Mais que je vois de monde au pied de la montagne !

TIMANDRE.

Ce sont les ennemis que la force accompagne

À voir cet appareil et ce triste flambeau,

Quelqu’un monte à l’autel pour descendre au tombeau.

CLITOPHON.

Mes amis, approchons.

TIMANDRE.

Garde qu’on ne te voie

Et d’être encore un coup leur victime et leur proie.

CLITOPHON.

Hé Dieux, qu’ai-je aperçu ! Lucipe est à l’autel

Prête à souffrir le coup qui lui sera mortel !

Est-ce une illusion ? ne vois-je pas Satire,

De qui la cruauté travaille à mon martyre ?

Il attache Lucipe, ô désastre nouveau !

Celui qui nous aidait se rend notre bourreau

Et je le souffrirais ? non, non.

TIMANDRE.

Que veux-tu faire ?

Nous ne permettrons pas ce dessein téméraire.

Sommes-nous assez forts pour la tirer des mains

Et de la cruauté de ces cœurs inhumains ?

CLITOPHON.

Ha, j’aperçois déjà les couteaux effroyables

Et le prêtre a levé ses bras impitoyables.

Dieux, détournez ce coup ! hélas ! je parle en vain,

Son beau sang a rougi la neige de son sein,

Son esprit qui parut si chaste et si fidèle

Sort avec regret d’une prison si belle

Et son col languissant après un tel effort

Laisse pencher sa tête au plaisir de la mort.

Ce corps qui renfermait une si sainte flamme

Devait être immortel aussi bien que son âme

Et le charme puissant de ses chastes appas

Devait même donner du respect au trépas.

Dieux, comment souffrez-vous sans venger cet outrage

Que l’on traite si mal votre plus belle image

Et qu’on fasse servir vos autels détestés

De théâtre sanglant à tant de cruautés ?

Pouvez-vous recevoir de pareilles victimes

Sans approuver aussi de si damnables crimes

Et sans nous faire voir que les trônes des Cieux

Ont reçu des tyrans en la place des Dieux ?

Mais enfin ces cruels après cette aventure

Enferment ce beau corps dedans la sépulture

Et malgré tous mes cris leur courroux satisfait

Cache dans le tombeau le crime qu’ils ont fait.

Attendez, assassins, je vous porte ma tête,

Je vous porte mon cœur.

TIMANDRE.

Non, non, que l’on l’arrête !

CLITOPHON.

Puisqu’on veut m’empêcher d’aller jusques à vous,

Venez jusques à moi, je vous attendrez tous ;

Venez, venez bourreaux, ma douleur vous convie

De venir triompher des restes de ma vie.

Ce cruel sacrifice où j’étais destiné

Ne peut être parfait si je n’y suis mené.

Vous n’avez immolé qu’une part de l’hostie

Dont je suis aujourd’hui la meilleure partie.

Mais les traîtres s’en vont et ne m’entendent pas.

Je pâme.

TIMANDRE.

Prêtons-lui secours de nos bras.

CLITOPHON.

Ô favorable mort, termine mes attentes !

TIMANDRE.

Amis, que de ce pas on le porte en nos tentes.

Après sa pamoison nous apprendrons de lui

Quelle est cette beauté qui cause son ennui.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CLITOPHON

 

Malgré leur violence, hors de toute contrainte

Je puis en liberté recommencer ma plainte.

La nuit et le sommeil ont fermé tous les yeux

Qui pouvaient m’empêcher de venir en ces lieux.

Tout le monde insensible au soin qui le consomme,

Demeure captivé dans les charmes du somme

Et ce Dieu du repos tout rempli de douceur

M’ouvre ainsi le chemin pour aller à sa sœur.

Allons donc au tombeau qui tient dans son espace

Tout ce que l’univers a jamais eu de grâce

Et pour mieux exprimer l’excès de tes douleurs

Mêle un ruisseau de sang au torrent de tes pleurs.

Enfin, chère Lucipe, après tant de supplices

Du plus grand de mes maux je ferai mes délices

Et puisque le destin contraire à nos accords

Défend à mon amour d’embrasser ton beau corps

Malgré ses cruautés où ma force succombe

Pour le moins aujourd’hui j’embrasserai son ombre.

Si tu voulus quitter tous tes parents pour moi,

Je suis prêt à quitter tout le monde pour toi

Et je vais témoigner par ma douleur extrême

Qu’ayant vécu pour toi je sais mourir de même.

Comme un tyran t’a fait la victime des Dieux,

Mon deuil me fait la tienne en ces funestes lieux.

Ton cercueil est l’autel où je vois ton idole

Et l’amour tout en pleurs est celui qui m’immole.

Que mon sort est étrange ! en causant mes regrets

Mon âme est dans la tombe et mon corps est auprès.

N’ai-je nourri pour toi cette amour invincible

Que pour trouver un jour ta perte plus sensible ?

N’ai-je brûlé pour toi d’un feu qui fut si fort

Que pour donner un jour plus de pleurs à ta mort ?

Ô maudite cent fois la triste destinée

Qui rend de nos amours la course infortunée !

Nature peu soigneuse, et vous Dieux ennemis,

Pleurez cet accident que vous avez permis !

Vous, astres, qui veillez à la garde du monde

Tandis que le soleil sommeille dedans l’onde,

Si vous êtes de feu connaissant mess malheurs,

Quittez votre nature et vous changez en pleurs !

Et vous, affreux rochers dont les masses chenues

Semblent charger la terre et soutenir les nues,

Conservez mes regrets et mes derniers accents

Et redites ma perte et ma mort aux passants

Afin que quelque jour la fortune meilleure

Venge sur un tyran les grâces que je pleure !

Cependant que l’enfer et toutes ses fureurs

Remplissent ce pays d’éternelles horreurs,

Qu’un air tout corrompu des vapeurs de la peste

Rende éternellement cette terre funeste,

Que la flamme du foudre y luise incessamment,

Que la seule discorde y règne absolument

Et que par les effets d’une ruine extrême

L’on cherche ce pays dedans ce pays même !

Mais qui pourrait penser que selon mes désirs

Ce pays détesté doive être sans plaisirs,

Puisque malgré les maux dont mon esprit abonde

Il tient dans ce cercueil le plus grand bien du monde ?

Tombeau de mon bonheur, ouvre-moi ton séjour

Et prends un misérable ou rends-moi mon amour !

 

 

Scène II

 

CLITOPHON, MÉNÉLAS, SATIRE

 

SATIRE.

Il faut se dépêcher.

MÉNÉLAS.

N’entendez-vous personne ?

SATIRE.

Montons, je n’entends rien que l’écho qui résonne.

CLITOPHON.

Adorable beauté dont l’esprit glorieux

Trouve place aujourd’hui dans le nombre des Dieux,

Vois tomber devant toi la victime amoureuse

Qui rejoindra bientôt ton ombre bienheureuse

Et ne t’offense pas après tant de tourment

Si je mets au tombeau ton misérable amant.

SATIRE.

À quelle extrémité vous réduit l’ignorance ?

CLITOPHON.

Ha ! cruels, vous mourrez après mon espérance !

SATIRE.

Lucipe n’est pas morte.

CLITOPHON.

Ha ! traîtres, imposteurs !

MÉNÉLAS.

Nous voulons expirer, si nous sommes menteurs.

Je viens la retirer de la demeure obscure

Que lui prête l’enclos de cette sépulture ;

Ce lieu que vous voyez et d’où vient votre deuil

Est pour elle un asile et non pas un cercueil.

SATIRE.

Ne vous étonnez pas, sans le secours des charmes

Celui-là de Lucipe arrêtera vos larmes

Et vous reconnaîtrez malgré tant de malheurs

Que l’on trouve au tombeau la fin de ses douleurs.

CLITOPHON.

Hélas ! j’ai vu percer le sein de cette belle

J’ai vu couvrir son corps d’une tombe cruelle,

Et Lucipe vivrait !

MÉNÉLAS.

Aidez-nous seulement

À lever cette tombe.

CLITOPHON.

Ô faible allégement,

Qui ne rendra jamais mon âme réjouie !

SATIRE.

Levons !

CLITOPHON.

Lucipe, hélas !

MÉNÉLAS.

Elle est évanouie.

CLITOPHON.

 Ha traîtres, elle est morte et l’on se rit de moi !

MÉNÉLAS.

Monsieur, assurez-vous, elle revient à soi.

CLITOPHON.

Lucipe !

LUCIPE.

Clitophon !h que je suis ravie

De trouver au cercueil une seconde vie !

CLITOPHON.

Quel esprit en bonheur me pourrait surpasser ?

Que n’ai-je plus de bras pour te mieux embrasser !

LUCIPE.

Te voici, Clitophon ! ha bons Dieux, puis-je croire

Que je jouisse encore de ma première gloire ?

CLITOPHON.

Et moi croirai-je aussi que l’horreur du tombeau

Nous puisse rendre un corps si charmant et si beau

Et qu’on puisse trouver dans ces demeures sombres

Des objets plus plaisants que des os et des ombres ?

J’y laisse cependant le mal que j’ai souffert,

Je trouve mon espoir où le monde le perd

Et malgré les transports qui naissaient de ma flamme,

Où je pensais mourir je retrouve mon âme.

Mais durant tous mes cris ne pouvais-tu m’ouïr ?

LUCIPE.

La frayeur de la mort me fit évanouir,

Si je t’eusse entendu, ta parole charmante

Eût tiré du cercueil ta misérable amante.

CLITOPHON.

Mais dis-moi, mon souci, quel remède assez fort

Te délivre aujourd’hui d’une tragique mort ?

LUCIPE.

Lorsque l’on t’eût sauvé des mains de ces infâmes

Qui vouaient à l’autel et nos corps et nos âmes,

L’on me mena soudain chez ce sage vieillard

Où Satire a montré son adresse et son art.

C’est à lui seulement à qui je dois la vie,

Puisqu’il vient d’empêcher qu’on ne me l’ait ravie.

Il remplit donc de sang cette peau que tu vois.

CLITOPHON.

Bons Dieux, l’étonnement m’arrête ici la voix.

LUCIPE.

Et la mit sur mon sein avec tant d’adresse

Que je perdis ma crainte et non pas ma tristesse ;

Enfin il réussit si bien en ce dessein

Que moi-même je crus avoir changé de sein

Et que les ennemis trompés par l’apparence

Reçurent de ma mort une ferme assurance.

SATIRE.

Ce qui favorisa ce dessein hasardeux

C’est que les ennemis nous laissèrent loin d’eux.

Tandis que nous étions dessus cette montagne,

La peur d’être surpris les tint à la campagne,

Si bien que pour témoins d’une telle action

Nous n’avions que nos yeux et notre intention.

CLITOPHON.

Combien dois-je de vœux à la bonne fortune

Qui te sauva pour moi des fureurs de Neptune ?

MÉNÉLAS.

Mais puisque les destins nous ont ici permis

De surmonter la mort et tous vos ennemis,

Sans parler plus longtemps d’une feinte blessure,

Recherchons autre part une retraite sûre ;

Allons devers Charmide. Il est doux et courtois,

Ceux qui vous ont sauvés fléchissent sous ses lois.

Mais pour bien réussir parmi tant de misère,

Clitophon devant lui se dira notre frère,

Vous vous direz sa sœur.

CLITOPHON.

Mon père, vos avis

Par vos deux obligés seront toujours suivis.

MÉNÉLAS.

Sans doute que ces noms et d’amant et d’amante

Pourraient rendre suspect l’amour qui vous tourmente,

Mille et mille discours qu’il faudrait endurer

Blesseraient votre honneur au lieu de l’assurer.

 

 

Scène III

 

TIMANDRE, parlant aux siens.

 

La nuit a resserré ses ombrageuses toiles,

Les regrets du soleil ont terni les étoiles

Et de tous les côtés le jour est revenu

Depuis que nous cherchons ce jeune homme inconnu.

Ce bois n’a point de lieux si cachés et si sombres

Dont nous n’ayons forcé les plus secrètes ombres

Et les vastes rochers n’ont point d’antres si creux

Dont nous n’ayons suivis les détours plus affreux.

Je crains qu’un désespoir ou plutôt une rage

N’ait armé contre lui ses mains et son courage.

À l’entendre parler, le trépas seulement

Préparait à ses maux quelque soulagement,

Mais j’ai les yeux trompés ou bien quelqu’un s’avance ;

C’est sans doute un héraut qu’un trompette devance.

 

 

Scène IV

 

TIMANDRE, HÉRAUT

 

HÉRAUT.

Celui-là que je sers, ce prince sans effroi,

Pour finir nos discours m’envoie à votre Roi.

TIMANDRE.

Nous vous y conduirons, et vous verrez un prince

Qui doit de l’univers se faire une province

Et de qui la douceur nécessaire aux grands Rois

Fait aimer sa puissance et respecter ses lois.

 

 

Scène V

 

CHARMIDE, CHÉRÉE, CLITOPHON, LUCIPE, MÉNÉLAS, SATIRE

 

CHARMIDE.

Espérez avec moi tout autant de délices

Que vous aviez ailleurs rencontré de supplices

Et soyez assurés que les contentements

Vous feront en ces lieux oublier vos tourments.

CLITOPHON.

Grand Roi, cette faveur qui passe les communes

Nous contraint aujourd’hui d’aimer nos infortunes

Puisqu’après des ennuis qu’on ne peut concevoir

Elles nous ont causé le bonheur de vous voir.

CHARMIDE.

Je donne tout le soin au fidèle Chérée

De vous faire jouir d’un bonheur de durée.

Ne leur refusez rien, donnez à leur désir

Tout ce que l’on emploie à vaincre un déplaisir.

Surtout soyez discret et suivez mon envie,

Une indiscrétion vous coûterait la vie.

CHÉRÉE.

Sire, j’éviterai sans peine ce danger.

CHARMIDE.

Mais qu’on me laisse seul avec cet étranger.

 

 

Scène VI

 

CHARMIDE, CLITOPHON

 

CHARMIDE.

Cher ami, je ne sais si le destin t’amène

Ou pour te rendre heureux, ou pour me mettre en peine ;

Ne t’étonne de rien et sachez que mon cœur

Dans les yeux de Lucipe a trouvé son vainqueur.

Bien qu’un Roi puisse aimer sans aucune infamie

Toute sorte de fille en qualité d’amie,

La raison toutefois m’inspire dans le sein

En faveur de ta sœur un plus noble dessein.

Mon âme en a reçu de si divines flammes

Qu’elle mérite place au nombre de mes femmes.

Juge par ce discours qu’un désir si parfait

Tient de l’honnêteté de celle qui l’a fait.

CLITOPHON.

Monarque généreux, l’honneur que vous lui faites

Surpasse de beaucoup ses beautés imparfaites.

Elle n’a rien d’auguste, elle n’est pas d’un sang

Qui lui fasse espérer de se voir en ce rang.

CHARMIDE.

Ainsi que je suis Roi, sa beauté souveraine

A gagné dessus moi la qualité de Reine

Et cet effet d’amour qui commence mes maux

Me fait assez juger que nous sommes égaux.

Quand elle n’aurait rien de noble ni d’illustre,

L’affection d’un Roi lui peut donner du lustre.

CLITOPHON.

Les promptes passions ressemblent à l’éclair

Qu’un moment voit paraître et disparaître en l’air.

CHARMIDE.

Hélas ! en un instant fatal aux misérables

L’on reçoit bien souvent des plaies incurables,

Mais mon mal ne l’est pas, j’espère en la douceur

Qui fait une moitié des beautés de ta sœur.

CLITOPHON.

Son cœur est si rempli de frayeur et de glace

Qu’à peine un trait d’amour y pourra trouver place.

CHARMIDE.

Parle-lui toutefois de mon affection,

Fais-lui voir mes transports et ma condition.

Si le titre d’amant ne peut rien dessus elle,

La qualité de Roi me la rendra fidèle.

Montre-lui les honneurs qui suivront son amour,

Dis-lui qu’elle sera l’idole de ma cour.

Clitophon, toute fille a l’âme ambitieuse,

La moindre vanité s’en rend victorieuse

Et l’unique désir d’être grande en vivant

À tout ce que l’on veut la résout bien souvent.

Tâche donc que mon âme aille toucher la sienne ;

Tu combleras ainsi ma fortune et la tienne.

CLITOPHON.

En la sollicitant d’adorer un grand Roi

J’entreprendrai beaucoup et pour elle et pour moi.

CHARMIDE.

Timandre, que veux-tu ?

 

 

Scène VII

 

TIMANDRE, CHARMIDE, HÉRAUT, CLITOPHON

 

TIMANDRE.

Sire, je vous viens dire

Qu’un héraut vous veux voir de la part de Busire.

CHARMIDE.

Qu’il entre ! Clitophon, résous-toi cependant

À tirer du malheur un misérable amant.

 

 

Scène VIII

 

HÉRAUT, CHARMIDE, TIMANDRE

 

HÉRAUT.

Un Roi toujours vainqueur et toujours redoutable,

Propose à ton courage un duel équitable.

Sa clémence l’oblige à pardonner aux tiens

Puisqu’il est arrêté qu’il en fera les siens

Mais il veut à l’aspect du ciel et le terre

Éteindre de ton sang les flammes de la guerre.

CHARMIDE.

J’accepte ce duel où ton maître inhumain

Se tiendra glorieux de mourir par ma main.

Va lui dire sa mort. Qu’on prépare mes armes,

Mon bras seul finira la guerre et vos alarmes.

 

 

Scène IX

 

TIMANDRE, CHARMIDE

 

TIMANDRE.

Ha Sire, pardonnez à mon affection

Qui semble s’opposer à votre passion.

L’on ne doit au hasard laisser courir un prince

Que quand l’extrémité menace la province.

Son exemple est alors un appas assez fort

Pour obliger les siens à mépriser la mort.

Mais alors qu’un monarque élevé dans la gloire

A bien plus de lauriers que la même victoire

Et lorsque ses vertus le comblent de tous biens,

Il ne doit plus agir que par la main des siens.

Le hasard des duels est le dernier remède

D’où les désespérés peuvent tirer de l’aide.

CHARMIDE.

Quoi ! l’univers saurait que la peur du trépas

Du chemin de l’honneur détournerait mes pas

Et qu’enfin mon courage à qui tout est possible

Aurait oublié l’art de se rendre invincible ?

Il vaut bien mieux périr par la témérité

Que de se conserver par une lâcheté.

Qu’en dis-tu, Clitophon ? réponds à ma demande.

CLITOPHON.

Le danger paraît grand, mais la gloire est plus grande

Et je n’aperçois point en cela de malheur

Qui puisse résister contre votre valeur ?

CHARMIDE.

Qu’on n’oppose dons plus des raisons au contraire.

Le dessein en est pris, on ne m’en peut distraire.

 

 

Scène X

 

CLITOPHON, seul

 

Que mon cœur est gêné, que de maux chaque jour

Se rendent immortels avecques mon amour !

Hé Dieux, quelle fortune est égale à la nôtre ?

Nous sortons d’un malheur pour entrer dans un autre

Et la rigueur du Ciel me rend si malheureux

Que si je trouve un bien c’est un bien dangereux.

La douceur de ce Roi nous a rendu la vie

Mais hélas ! ses transports me l’ont déjà ravie

Et bien que la pitié nous soit un grand support,

Son amour me contraint de désirer sa mort.

 

 

Scène XI

 

CHÉRÉE, LUCIPE

 

CHÉRÉE.

Je ne puis plus cacher cette flamme naissante

Que l’œil qui l’alluma vient rendre plus puissante.

LUCIPE.

Je crois que vous aimez et qu’un objet parfait

Autorise le choix que votre amour a fait.

CHÉRÉE.

C’est un sujet si beau, qu’il en est adorable.

Je vous en puis montrer l’image incomparable.

LUCIPE.

Contentez en cela mon désir curieux.

CHÉRÉE.

J’en ai sur mon épée un portrait glorieux.

LUCIPE.

Ainsi vos actions de courage et d’adresse

S’exercent tous les jours devant votre maîtresse.

CHÉRÉE.

Voyez !

LUCIPE.

Je ne vois rien, vous vous moquez, je crois.

CHÉRÉE.

Regardez de plus près.

LUCIPE.

Je ne vois rien que moi.

CHÉRÉE.

Vous ne voyez que vous ! ha ! c’est assez, Madame.

Pour découvrir le feu que je cache dans l’âme !

C’est assez pour juger que vos perfections

Au cœur d’un malheureux mettent ces passions.

LUCIPE.

Prenez d’autres discours puisque je vous assure

Que me parler d’amour est me faire une injure.

CHÉRÉE.

Pouvez-vous empêcher qu’on aime vos beautés ?

LUCIPE.

Je ne puis empêcher toutes vos volontés

Mais je puis empêcher par ma rigueur extrême

Qu’on ne vienne à mes yeux me dire que l’on m’aime.

CHÉRÉE.

Vous vous adoucirez.

LUCIPE.

Mes rigueurs cesseront

Alors que devant moi vos discours finiront.

CHÉRÉE.

Il faut donc maintenant sans parler davantage

Qu’un baiser ?

LUCIPE.

Impudent ! au secours, on m’outrage !

Je vais m’en plaindre au Roi.

CHÉRÉE, en la suivant.

Je l’empêcherai bien

Et toutes vos rigueurs ne serviront de rien.

 

 

Scène XII

 

CHARMIDE, BUSIRE, TIMANDRE, CLITOPHON

 

CHARMIDE.

Devant que ton orgueil reçoive son salaire,

Pour la dernière fois vois le jour qui t’éclaire

Et sache que le sort te traite heureusement

Puisqu’il veut que ma main te mène au monument.

BUSIRE.

Parle, exerce ta voix, fais agir ta malice !

L’on souffre tout de ceux qui s’en vont au supplice.

Je te verrai brûler sur les mêmes autels

Où je n’offre à nos Dieux que le sang des mortels.

TIMANDRE.

Deux lions au combat feraient voir moins de rage

Que ces deux puissants Rois témoignent de courage.

Hé Dieux, un même coup les renverse tous deux.

CLITOPHON, à l’écart.

Ha, que ce coup m’est doux ! tout succède à mes vœux.

CHARMIDE, parlant à Busire.

Puisque cette victoire entre nous se partage,

Puisque le Ciel nous donne un pareil avantage

Et qu’après tant de soins qui touchèrent nos cœurs

Il nous rend maintenant et vaincus et vainqueurs,

La mort ayant fini notre longue querelle,

Laissons à nos sujets une paix éternelle.

BUSIRE.

Charmide, j’y consens, mourons donc allégés ;

Un trépas mutuel nous a tous deux vengés.

Soldats, embrassez-vous, que le sang de vos princes

Fasse naître la paix au sein de vos provinces.

À Dieu, vivez heureux sous un règne plus doux ;

La parque pour jamais me sépare de vous.

CHARMIDE.

Oubliez désormais les injures souffertes

Dont le ressentiment a causé tant de pertes

Et pour vous établir, que notre monument

Soit de votre repos le premier fondement.

Clitophon, si le Ciel eût prolongé ma vie

L’on eût vu d’un grand bien ta fortune suivie.

Timandre prend le solin du frère et de la sœur

Et pour ces étrangers succède à ma douceur.

À Dieu, je ?

 

 

Scène XIII

 

SATIRE, CLITOPHON, TIMANDRE

 

SATIRE, survient.

Clitophon, l’infidèle Chérée

Vient d’enlever Lucipe.

CLITOPHON.

Est-ce chose assurée ?

SATIRE.

Et déjà son vaisseau s’éloigne de ces bords.

CLITOPHON.

Que pour moi les malheurs ont d’étranges ressorts !

Satire, allons après. Permettez-moi, Timandre,

De suivre ce corsaire.

TIMANDRE.

Allez sans plus attendre.

Avons-nous résolu d’entretenir les lois

Que nous vient de laisser le vouloir de nos Rois ?

LÉONTE.

Si nous avons aimé leur royale puissance

Nous le témoignerons par notre obéissance.

TIMANDRE.

Dressons donc leurs tombeaux de qui le seul aspect

Aux âges qui suivront donnera du respect.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

SATIRE, CLITOPHON

 

SATIRE.

Retenez vos soupirs, rappelez la constance,

Faites à votre mal un peu de résistance

Et sache que les pleurs ne nous retirent pas

De l’éternelle nuit où nous met le trépas.

Hé bien, Lucipe est morte, était-elle immortelle ?

Voir mourir les humains est-ce chose nouvelle ?

Le temps devait finir vos regrets superflus ;

Pourquoi soupirez-vous si vous n’espérez plus ?

CLITOPHON.

Non, je n’espère plus, et ce point seul m’oblige

À donner tant de pleurs au malheur qui m’afflige.

Si j’espérais encore je serais plus constant :

L’on se flatte toujours pour le bien qu’on attend

Et malgré les malheurs l’espérance a des charmes

Qui soulagent le mal et tarissent les larmes,

Mais je n’espère plus si ce n’est en la mort

Que mon esprit troublé regarde comme un port.

SATIRE.

Étrange rêverie où la douleur nous porte

Lorsque nous permettons qu’elle soit la plus forte !

Mais sans être insensé, le moyen de juger

Que la mort qui nous perd nous puisse soulager ?

Monsieur, songeons ailleurs, la misère nous presse

Et la nécessité se rend notre maîtresse.

Nous sommes éloignés d’amis et de parents

Et c’est en quoi nos maux paraissent bien plus grands.

CLITOPHON.

Que veux-tu que je fasse ? ayant perdu Lucipe

Je ne m’étonne pas si mon bien se dissipe.

SATIRE.

Vous savez qu’une veuve assez riche en beautés

A pour vous en ce lieu de bonnes volontés ;

Elle brûle pour vous, son amour excessive

La rend à tout moment bien plus morte que vive ;

Vous savez les discours qu’elle vous a tenus,

Et que dans son logis nous sommes bienvenus ;

Acceptez son amour pour le moins par maxime.

CLITOPHON.

Quoi ! pour sortir d’un mal je commettrais un crime ?

SATIRE.

Aimez-la donc sans feinte.

CLITOPHON.

Ô funeste conseil !

SATIRE.

Dites que de nos maux c’est le seul appareil.

Quel bien espérez-vous en aimant une morte ?

CLITOPHON.

Le bien d’être fidèle en aimant de la sorte.

SATIRE.

Quand la nécessité nous aura mis à bas,

Cette fidélité ne nous nourrira pas.

CLITOPHON.

Veux-tu d’un bon ami me donner quelque preuve ?

Ne me parle jamais de vivre ni de veuve,

Souffre que de mes pleurs je sois toujours trempé.

SATIRE.

Mais je vois Clinias ou mon œil est trompé.

CLITOPHON.

Ha, c’est lui : Clinias, le mal qui me dévore

Me laisse-t-il le bien de te revoir encore ?

Qui t’amène en ce lieu ?

 

 

Scène II

 

CLINIAS, CLITOPHON

 

CLINIAS.

Le dessein seulement

De vous faire jouir d’un vrai contentement.

Votre père ayant su que cette grande ville

Après beaucoup de maux vous donnait un asile

Et sachant que l’amour vous éloignait de nous,

A résolu l’hymen de Lucipe et de vous.

Sa mère en est contente et chacun le désire,

Pour moi je vous viens voir afin de vous le dire.

CLITOPHON.

Ô Dieux, injustes Dieux, je vous puis accuser

De m’envoyer le bien quand je n’en puis user.

Hélas ! cher Clinias, pensant m’offrir de l’aide,

Tu viens après ma mort m’apporter un remède.

Lucipe ne vit plus.

CLINIAS.

Quel injuste trépas

A sitôt dérobé tant de chastes appas ?

CLITOPHON.

Après mille dangers dont le Ciel l’a sauvé,

Enfin par un corsaire elle fut enlevée.

Je le sus aussitôt et sans plus d’entretien

Je suivis ce voleur qui m’emportait mon bien.

Lorsque j’eus tout un jour poursuivi ce barbare,

Je vis sur son tillas une beauté si rare

Et ce cruel me dit : c’est la loi du destin

Qu’on partage entre nous un si sacré butin.

Aussitôt (je ne puis achever ce qui reste)?

Satire, achève donc un discours si funeste,

Mêle tant d’artifice à ce triste rapport

Que selon mes désirs j’en reçoive la mort.

SATIRE.

Ce traître nous montrant Lucipe toute en larmes,

Par ce triste discours redoubla nos alarmes :

Partageons, ce dit-il, de si riches trésors,

Je retiendrai la tête et vous aurez le corps.

À peine eut-il parlé que sa main toute prête

Sépara de son corps et l’esprit et la tête.

La tête demeura dans les mains du bourreau

Et le corps aussitôt s’ensevelit dans l’eau.

CLITOPHON.

Si bien que mon soleil en sortant de ce monde,

Comme l’autre soleil s’alla coucher dans l’onde

Et la mère d’amour lui prêta son berceau

Pour faire à ses beautés un superbe tombeau.

CLINIAS.

Que devint ce voleur ? le courroux de Neptune

Ne vous vengea-t-il point d’une telle infortune ?

CLITOPHON.

Au lieu de nous venger, le vent injurieux

Comme pour le sauver l’éloigna de nos yeux.

Enfin ayant couru de rivage en rivage

Sans découvrir les lieux qui cachent ce sauvage,

Depuis deux ou trois mois sans secours et sans biens,

Nous sommes arrivés chez les Éphésiens.

CLINIAS.

Si ton malheur est grand, c’est en quoi ton courage

Doit montrer plus de force et luire davantage.

CLITOPHON.

En vain de mes ennuis je veux être vainqueur.

L’amour plus fort que moi les fait croître en mon cœur

Et le cruel tyran de mon âme agitée,

Se changeant en vautour, me change en Prométhée.

SATIRE.

Il semble à vous ouïr que l’amour soit si fort

Qu’on ne puisse aisément affaiblir son effort.

Quelque pouvoir qu’on donne aux traits dont il nous blesse,

Sa force ne lui vient que de notre faiblesse.

Bien que nos passions lui dressent des autels,

La raison peut l’ôter du rang des immortels,

Et l’amour n’est enfant que pour nous faire croire

Que l’on peut aisément en avoir la victoire.

CLINIAS.

Il est vrai qu’un esprit tant soit peu résolu

Peut vaincre heureusement l’amour plus absolu.

L’amour pour vous dompter vous montre ses délices

Mais pour les surmonter regardez ses supplices.

Mais que veut cette fille ?

SATIRE.

Écartons-nous un peu.

 

 

Scène III

 

ÉRIPHILE, CLITOPHON

 

ÉRIPHILE.

Serez-vous toujours froid auprès d’un si grand feu ?

SATIRE, à Clinias.

Elle lui vient parler d’une veuve assez belle

Qui brûle à son sujet d’une amitié fidèle.

Mais il ne peut souffrir l’ardeur qu’elle a pour lui.

ÉRIPHILE.

Un seul de vos regards peut charmer son ennui.

Vous savez son amour, vous savez son mérite

Et tout cela ne veut qu’une seule visite.

CLITOPHON.

Et bien, je l’irai voir et vous suivrai de près.

 

 

Scène IV

 

CLINIAS, CLITOPHON

 

CLINIAS.

C’est ainsi que le Ciel veut finir vos regrets.

Si son vouloir plus juste et plus fort que le nôtre

Vous ôte une maîtresse, il vous en donne une autre.

CLITOPHON.

Quand l’amour de Lucipe aurait quitté mon cœur,

Le regret de sa mort nourrirait ma langueur.

CLINIAS.

Surmontez votre amour, sortez de votre flamme

Et bientôt le regret sortira de votre âme.

Voyez donc cette dame et blâmez vos froideurs

D’avoir trop combattu ses plus vives ardeurs.

Songez à vous résoudre et sachez que le change

Qui se fait par raison est digne de louange.

Les règles de l’amour ne nous obligent pas

À garder nos serments au-delà du trépas.

CLITOPHON.

Donc puisqu’à ton abord tu veux que je te quitte,

Selon ta volonté je reverrai Mélite.

 

 

Scène V

 

CLINIAS, SATIRE

 

CLINIAS.

Depuis quand Clitophon est-il son favori ?

SATIRE.

Depuis que cette veuve a perdu son mari.

Il voulut s’embarquer pour faire un grand voyage

Mais on apprit bientôt qu’il avait fait naufrage.

Mélite à ce rapport n’oublia point les pleurs,

Un transport excessif exprima ses douleurs

Et comme si son sein eût fait un sacrilège,

À force de le battre elle en noircit la neige ;

Elle se désespère, elle accuse les Cieux,

Elle veut arracher et son cœur et ses yeux.

Enfin elle parut tellement désolée

Qu’en moins de quatre jours elle fut consolée

Et peu de temps après que son mal fut passé,

En voyant Clitophon son cœur en fut blessé.

Hé bien, après cela, que direz-vous des femmes ?

CLINIAS.

Que beaucoup de raisons se trouve dans leurs âmes.

Après avoir rendu ce que l’on doit aux morts,

Que nous sert d’affliger nos esprits et nos corps ?

À se plaindre toujours l’on fait voir sa faiblesse

Et la vertu se montre à vaincre une maîtresse.

SATIRE.

Mais allons voir Mélite et venez confesser

Qu’elle a plus de beautés qu’on ne saurait penser.

Cependant sur un point contentez mon envie ;

Que devient Calligonne après qu’on l’eût ravie ?

CLINIAS.

Celui qui l’enleva l’épousa du depuis

Et cet heureux hymen termina mille ennuis.

 

 

Scène VI

 

MÉLITE, CLITOPHON

 

MÉLITE.

Écoute mes soupirs, reconnais par ma plainte

Que mon âme confuse est vivement atteinte

Et si pour moi ton cœur se ferme à l’amitié,

Que ma douleur au moins l’ouvre à quelque pitié,

Juge combien l’amour tyrannise mon âme

Puisque j’ose moi-même en découvrir la flamme.

Penses-tu que ta glace éteigne mon ardeur ?

Je deviens plus ardente auprès de la froideur,

Je suis comme le feu dont la chaleur s’augmente

Quand la saison d’hiver se rend plus véhémente.

Et tu vois néanmoins l’excès de mes travaux

De même qu’un rocher regarderait mes maux.

Ayant blessé mon cœur tu dois m’offrir de l’aide

Et tu me vois mourir auprès de mon remède.

Tu ressembles celui qui commet un forfait

Et qui voit sans pitié le meurtre qu’il a fait.

Regarde encore un coup si l’amour me surmonte :

Pour se rendre plus fort il a chassé ma honte

Et lorsqu’à ses autels je cherche du recours,

Il me renvoie à toi pour avoir du secours.

CLITOPHON.

Quelle aide espérez-vous d’un amant déplorable

Que tous les maux ensemble ont rendu misérable ?

Quel bien peut-on avoir des esprits malheureux

À qui même le Ciel n’en laisse pas pour eux ?

Si je suis un enfer de maux et de supplices,

Pouvez-vous sans miracle en tirer des délices ?

MÉLITE.

Hélas ! cher Clitophon, mon cœur et mon espoir,

Pour adoucir mon mal tu n’as qu’à le vouloir.

Si tu veux, tu le peux, mais ta rigueur extrême

Dédaigne le captif qui se rend de lui-même.

Tu ferais plus d’état de mes longues douleurs

Si tu m’avais acquise au dépends de tes pleurs.

CLITOPHON.

Je jure par Lucipe et par ses ombres saintes

Que c’est avec respect que j’écoute vos plaintes.

MÉLITE.

Que te sert de nourrir des transports superflus

Et d’adorer encore un sujet qui n’est plus ?

CLITOPHON.

Bien qu’elle ne soit plus, le Ciel veut que je l’aime

Et son ressouvenir me tient lieu d’elle-même.

MÉLITE.

Hé bien, pour modérer l’excès de ma langueur,

Que l’une est ta mémoire et que l’autre ait ton cœur.

CLITOPHON.

Hélas je suis si plein de son amour extrême

Que je n’ai pas en moi de place pour moi-même

Et je suis obligé de croire cette loi,

Que je suis mort en elle et qu’elle vit en moi.

Mais que veut celle-ci ?

MÉLITE.

C’est une pauvre fille

Que mon fermier nourrit avec sa famille.

 

 

Scène VII

 

MÉLITE, CLITOPHON, LUCIPE

 

LUCIPE.

Dieux, que viens-je de voir, il ne me connaît pas

Et pour me faire aimer mon front n’a plus d’appas.

Que de cruels soupçons renouvellent ma peine !

Aime-t-il cette dame ? il faut que je l’apprenne,

Le bonheur a voulu que j’ai changé de nom.

MÉLITE.

Lucène, venez-vous de la part de Damon ?

LUCIPE.

Je viens ici, madame, à dessein de me plaindre

De mille cruautés que je ne puis dépeindre.

Il me traite si mal qu’il semble à notre hameau

Que je sois criminelle et qu’il soit un bourreau

Et sa brutalité depuis peu découverte

Menace honteusement mon honneur de sa perte.

MÉLITE.

Je donnerai bientôt bon ordre à sa folie.

CLITOPHON.

De quel pays es-tu ?

LUCIPE.

Je suis de Thessalie

Et Lucène est mon nom.

MÉLITE.

N’ayez plus de souci,

Quittez votre tristesse et demeurez ici.

 

 

Scène VIII

 

LUCIPE, seule

 

Il n’en faut plus douter, perfide, tu me laisses

Et tu portes ailleurs tes feux et tes caresses.

Tu crois que mon esprit soit aussi loin de toi

Que ton cœur inconstant s’est éloigné de moi.

Mais que fais-je, insensée ? alors que je l’accuse

Je trouve que ma mort lui fournit une excuse

Et qu’il a pu sortir de ses premiers transports

Puisque c’est vainement que l’on aime les morts.

Si j’allais le trouver, un reste de mes charmes

L’obligerait sans doute à répandre des larmes,

Mais hélas ! ma misère a terni les attraits

Dont l’amour, disait-il, se faisait tant de traits.

Ainsi Lucipe est morte auprès de l’infidèle

Puisqu’une fille meurt en cessant d’être belle.

N’importe, il faut le voir et lui faire des vœux ;

Peut-être que mes pleurs rallumeront ses feux.

Qu’ai-je dit ? il m’a vue, il m’a parlé, le traître,

Et toutefois il feint de ne me pas connaître.

L’infidèle qu’il est, me pouvant secourir,

Me voit bien dans les fers et m’y laisse périr.

Et pour combler mes maux à qui rien ne s’égale,

Je viens à mon secours implorer ma rivale.

Traître, ai-je donc sans crainte accompagné tes pas

Afin que ton mépris me livrât au trépas ?

Perfide, j’ai donc vu tant de peuples sauvages

Pour savoir qu’ils n’ont rien d’égal à tes outrages

Et j’éprouve aujourd’hui qu’en mon adversité

Le plus grand de mes maux c’est la déloyauté.

Je t’aime toutefois et mon âme charmée.

Ne peut quitter le feu dont elle est enflammée.

Je voudrais étouffer ma flamme et mes soupirs

Mais, hélas ! sans pouvoir, que servent les désirs ?

Je suis comme une esclave au milieu des gênes

Qui peut et ne peut pas abandonner ses chaînes.

 

 

Scène IX

 

SATIRE, CLINIAS, LUCIPE

 

SATIRE.

Hé bien, que dites-vous des beautés de ces lieux ?

CLINIAS.

Que c’est assurément la demeure des Dieux.

LUCIPE.

Malheureuse Lucipe, ô fille infortunée !

SATIRE.

Qu’avons-nous entendu ?

LUCIPE.

Cruelle destinée !

SATIRE.

N’est-ce point Clitophon qui se plaint ici près ?

LUCIPE.

Dieux, finissez mes jours avec mes regrets !

SATIRE.

Clinias, qu’ai-je vu ? quelle métamorphose !

LUCIPE.

Vous avez vu Lucipe et non pas autre chose.

SATIRE.

Lucipe !

LUCIPE.

Oui, Lucipe elle-même.

SATIRE.

Bons Dieux,

Un fantôme trompeur abuse ici nos yeux.

LUCIPE.

Si ce n’est sa beauté qui parut si parfaite

C’en est à tout le moins une image parfaite.

SATIRE.

Ayant vu séparer la tête de son corps,

Qui ne jugerait pas qu’elle est au rang des morts ?

CLINIAS.

Pour vous désabuser, écouter l’aventure

Qui me sauva des eaux et de sa sépulture

Et blâmez désormais la cruauté du sort

D’avoir tant différé le moment de ma mort.

Celui qui me ravit avec tant de colère

Tenait dans son navire une esclave étrangère

Et pour vous abuser par un déguisement

Il la fit revêtir de mon habillement,

Si bien qu’en mes habits l’esclave malheureuse

Ressentit de la mort l’atteinte rigoureuse.

SATIRE.

Crut-il nous arrêter en la traitant ainsi ?

LUCIPE.

C’était là son dessein qui n’a pas réussi.

Il crut que Clitophon employerait ses peines

À retirer mon corps des ondes inhumaines

Et que durant ce temps qui vous retiendrait tous

Il aurait le loisir de s’éloigner de vous.

SATIRE.

C’était là le moyen de nous donner des ailes

Pour suivre cet auteur de cruautés nouvelles

Et d’augmenter ainsi par cette lâcheté

Le furieux transport d’un amant irrité.

LUCIPE.

Il prévit bien cela, mais il faisait son compte

Que s’il ne fuyait pas d’une course assez prompte

Et que si Clitophon se rendait le plus fort,

Il me rendrait à lui pour faire son accord.

CLINIAS.

Tant de subtilité dans un esprit barbare

Est toujours, ce me semble, une chose assez rare.

SATIRE.

Hélas ! que cette feinte a causé de douleurs !

Mais que devîntes-vous parmi tant de malheurs ?

LUCIPE.

Les vents toute la nuit nous ayant fait la guerre,

À trois mille d’ici nous vîmes prendre terre.

Ce fut là que Chérée et ceux qui le suivaient

Pensaient mettre en effet le dessein qu’ils avaient

Mais bien que leurs désirs n’eussent rien de contraire

Leur accord toutefois ne se put jamais faire.

Tous me voulaient avoir, chacun me vint tirer

Et ce désordre seul me semblait assurer.

On me quitte aussitôt, on se bat, on s’outrage,

À la fin sur Chérée on vit tomber l’orage ;

Ce meurtre étant commis, je gagne un petit bois

Où la peur qu’on me prit me mit jusqu’aux abois

Mais ces voleurs craignant qu’on ne les vint surprendre,

Songeaient à se sauver et non pas à me prendre.

SATIRE.

Que fîtes-vous depuis ?

LUCIPE.

Je fus dans un hameau

Où cent fois mon destin m’approcha du tombeau ;

Où croyant éviter une seconde peine,

Je convertis mon nom en celui de Lucène

De peur que ces voleurs ne revinssent un jour

En demandant Lucipe apprendre mon séjour.

Là, suivant les effets du malheur qui m’agite,

Je servis de bergère au fermier de Mélite

Et je viens aujourd’hui me plaindre des rigueurs

Dont cet esprit sauvage entretient mes langueurs.

Ainsi le Ciel sauve mon honneur et ma vie

Malgré tous les efforts d’une brutale envie.

SATIRE.

Hé Dieux, que Clitophon ?

LUCIPE.

Ne parle point de lui :

Le perfide a causé mon plus sensible ennui.

 

 

Scène X

 

CLITOPHON, CLINIAS, SATIRE, LUCIPE

 

CLITOPHON.

Que cette pauvre fille a remis dans mon âme

De tristes souvenirs de ma première flamme !

Je croirais voir Lucipe à sa bouche, à son port,

Si mes yeux ne m’avaient assuré de sa mort.

C’est un portrait vivant d’une personne morte

Qui ne fait qu’irriter le mal qui me transporte.

CLINIAS.

Clitophon !

CLITOPHON.

Est-ce vous ?

LUCIPE.

Oui, perfide, c’est moi.

Qui te conserve encor mon honneur et ma foi.

Si ces tristes habits où tu me vois paraître

Empêchaient à tes yeux de me pouvoir connaître.

Je me plains si souvent au gré de mes ennuis

Qu’à ma voix seulement j’apprendrais qui je suis.

Va, perfide, va voir ta nouvelle maîtresse,

Va perdre dans son sein tes maux et ta tristesse.

Je ne suis plus égale à ta condition

Pour espérer encore à ton affection,

Mais je suis toutefois cette même étrangère

Que tu voulus tirer hors des bras de sa mère,

Je suis toujours Lucipe, esclave de tes lois,

Mais tu n’es plus celui qui l’aimait autrefois.

CLITOPHON.

En te voyant mourir si je ne t’ai pu suivre,

Veux-tu donc que je meure en te voyant revivre ?

Si tu veux que le meure après tant de malheur,

Que ce soit de plaisir et non pas de douleur.

Chasse donc de tes yeux ces rigueurs inhumaines

Et qu’une douce mort récompense mes peines ;

Je suis toujours le même et toujours cet amant

Qui méprisa pour toi l’honneur du monument.

Et ma fidélité qui vainquit tant d’obstacles

Peut prétendre une place au nombre des miracles.

Il est vrai que ta mort fit mourir mon espoir

Mais non pas mon amour qui se fit toujours voir.

Juge ainsi que ma flamme est sans doute immortelle

Puisque même ta mort n’a rien pu dessus elle.

Bien qu’on cesse d’aimer en cessant d’espérer,

Mon malheur toutefois m’a vu persévérer

Et le Ciel n’a voulu me prolonger ma vie

Depuis que par ta mort elle me fut ravie

Qu’à dessein de montrer aux injures du sort

Qu’un véritable amour triomphe de la mort.

LUCIPE.

Perfide, le remords te presse et te dévore

Et ton crime est trop grand pour le cacher encore.

CLITOPHON.

Si cessant d’espérer j’ai commis un forfait,

Je confesse aujourd’hui le crime que j’ai fait

Et si je suis enfin de ta grâce incapable,

Prends ce fer en ta main et punis ce coupable.

Si mon œil par deux fois te regarda mourir,

Qu’une fois pour les moins tu me voyes périr.

Porte donc dans mon sein de mortelles atteintes ;

Une mort véritable en payera deux feintes

Et j’aurai pour loyer de mes maux inhumains

D’avoir enfin reçu le repos de tes mains.

LUCIPE.

Soyez libre et vivez.

CLITOPHON.

Que je vive, Madame,

Lorsque vos cruautés me privent de mon âme ?

Le moyen d’être libre après tant de rigueur

Et de vivre au moment qu’on me perce le cœur ?

CLINIAS.

Mais quelqu’un vient à nous.

CLITOPHON.

Hé Dieux, que j’appréhende !

ÉRIPHILE.

Lucène, venez tôt, madame vous demande.

 

 

Scène XI

 

CLITOPHON, SATIRE, CLINIAS

 

CLITOPHON.

Hélas ! elle s’en va ! vient-elle des enfers

Pour m’apporter au monde et leur flamme et leurs fers ?

Amour, montre en ce lieu ta divine justice,

Fais-moi voir à Lucipe et sans tache et sans vice,

Dis-lui que sa rigueur me traîne au monument

Et que son œil la trompe et non pas son amant.

Mais ai-je vu Lucipe ou son ombre irritée

D’attendre trop longtemps mon âme épouvantée ?

SATIRE.

Apprenez que Lucipe a tracé tous ces pas

Et qu’elle vous a dit ce qu’elle ne veut pas ;

Toute fille se plaît à donner de la crainte

Lorsque de son amour nous avons l’âme atteinte.

CLITOPHON.

Quel Dieu la fait revivre ?

CLINIAS.

Ami, sortons d’ici

Et dessus ce sujet vous serez éclairci.

 

 

Scène XII

 

MÉLITE, LUCIPE

 

MÉLITE.

Lucène, ton bonheur doit être incomparable

Si tu veux à mes maux te rendre secourable.

LUCIPE.

Disposez de ma vie à toute heure, en tous temps,

L’honneur de vous servir est le bien que j’attends.

Mais que puis-je pour vous ?

MÉLITE.

Étant de Thessalie

Tu peux venir à bout de ma mélancolie.

Celles de ton pays, savantes à charmer,

N’ont jamais ignoré l’art de se faire aimer

Et de faire céder à la force des herbes

L’orgueil impérieux des âmes plus superbes.

Voilà ce qui m’oblige à te dire aujourd’hui

Que cet art seulement peut vaincre mon ennui

Et que si ton secours ne travaille à mon aide

Je suis sans espérance et mon mal sans remède ;

L’étranger que tu viens de voir avec moi

Méprise ouvertement les offres de ma foi

Et bien qu’il ait connu l’amour que je lui porte,

Il préfère à mes feux les cendres d’une morte.

LUCIPE.

Ne vous aime-t-il point ?

MÉLITE.

Nullement.

LUCIPE.

Hé bons Dieux !

MÉLITE.

Je fais en vain parler et mon cœur et mes yeux.

Une Lucipe morte est la beauté qu’il aime,

Comme elle est insensible, il se rend tout de même,

Si bien que l’on peut dire en voyant ses transports

Qu’il idolâtre une ombre et méprise un vrai corps.

Tâche donc d’ébranler par la force des charmes

Ce rocher immobile aux torrents de mes larmes

Et si ton amitié succède à mes désirs

Sache que ton bonheur naîtra de mes plaisirs.

LUCIPE.

Madame, cet amour que font naître les charmes

Est un commencement de nouvelles alarmes :

Quoi qu’il fasse espérer avec ses faux appas

C’est un bien dérobé qui ne profite pas,

C’est un mauvais démon dont homicide rage

D’une divinité prend le titre et l’image.

MÉLITE.

N’importe, que ce soit tout ce que tu voudras,

Pourvu que Clitophon languisse entre mes bras.

LUCIPE.

Il faut donc que je cherche une herbe nécessaire

Pour vous faire un amant d’un puissant adversaire.

MÉLITE.

Va chercher le bonheur que mon âme poursuit

Et qu’une herbe aujourd’hui me produise du fruit,

Mais j’entends un grand bruit. Que vois-je en ton visage

Qui me fait concevoir un sinistre présage ?

Parle-moi promptement.

 

 

Scène XIII

 

ÉRIPHILE, MÉLITE

 

ÉRIPHILE.

Votre époux de retour

Fait mettre Clitophon dans une affreuse tour.

Il a su par le bruit qui court parmi le monde

Que vous brûlez pour lui d’une ardeur sans seconde.

Il s’est imaginé ?

MÉLITE.

Te moques-tu de moi ?

ÉRIPHILE.

Madame je l’ai vu, mais non pas sans effroi

Et je viens de savoir qu’au milieu de l’orage

Un favorable esquif le sauva du naufrage.

Il se jeta dedans et les flots irrités

Le firent aborder en des lieux écartés.

Où la nécessité le mit en servitude

Jusqu’à ce qu’un ami l’ôta d’inquiétude.

Enfin il est venu.

MÉLITE.

Que ferai-je, bons Dieux,

Si quelque grand secours ne m’arrive des Cieux.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLINIAS, SATIRE

 

CLINIAS.

Qu’a-t-on fait de Lucipe ?

SATIRE.

Hélas ! je te puis dire

Que nous n’eûmes jamais une fortune pire.

Quand Lucipe eût appris qu’une effroyable tour

Captivait sans raison l’objet de son amour,

Sans rien considérer, sa passion l’y porte,

Le mal de Clitophon rend sa flamme plus forte

Et le ressentiment de sa vive amitié

Toucha même les fers d’amour et de pitié.

Tersandre (c’est le nom du mari de Mélite)

Apprit par le geôlier une telle visite

Et comme il est subtil en ces moindres discours,

En parlant à Lucipe il apprit ses amours.

Au lieu de lui donner un espoir d’allégeance,

Ce furieux en fit l’objet de sa vengeance

Et sa brutalité lui fit croire aisément

Qu’en outrageant l’amante il blesserait l’amant.

Hélas ! hélas ! depuis cette triste journée

Je n’ai pu rien savoir de cette infortunée.

CLINIAS.

Si la moindre justice habite dans ces lieux,

Elle nous vengera contre ce furieux.

SATIRE.

Il est trop absolu, tout cède à sa malice.

Le crime est aujourd’hui plus fort que la justice

Et la moindre faveur d’un esprit trop puissant

Fait vivre le coupable et détruit l’innocent.

CLINIAS.

L’on rencontre partout des juges équitables

Que les appas du vice ont trouvés indomptables.

Quand la peste a passé par les grandes cités,

Il s’en trouve toujours qui s’en sont exemptés

Et durant les efforts d’une affreuse tempête

Tous les arbres d’un bois ne baissent pas la tête ;

Ainsi dans un sénat des esprits se font voir

Contre qui la faveur n’eût jamais du pouvoir.

Satire, poursuivons avec cette assurance

Que le Ciel favorise une juste espérance ;

Allons voir Clitophon, les esprits affligés

À l’aspect d’un ami sont toujours consolés.

 

 

Scène II

 

CLITOPHON

 

Grands Dieux qui me voyez en ces lieux redoutables

Aux cœurs plus généreux,

Pouvez-vous conserver le titre d’équitables

Et me voir malheureux ?

Percez l’obscurité de la fosse profonde

Où l’on me tient captif !

Qu’ai-je fait, Immortels, pour être dans le monde

Enseveli tout vif ?

 

Voyez dans les enfers l’innocente contrainte

Sous des fers odieux !

Mais étant aux enfers, croirai-je que ma plainte

Peut aller jusqu’aux Cieux ?

Si le nom d’affligé que l’outrage me donne

Ne vous peut émouvoir.

Que celui d’innocent que la peine environne

Touche votre pouvoir.

 

Qu’ai-je dit, innocent, en l’état déplorable

Où je me vois rangé ?

C’est assez aujourd’hui pour être cru coupable

Que l’on soit affligé.

Ô mort, délivre-moi du mal qui me bourelle

Absent de ma moitié,

Arrache-moi le cœur et que ta main cruelle

Fasse un coup de pitié.

 

Mais en vain je l’invite à finir mes années

Par l’excès de mes cris.

Me voyant aussi mal que les âmes damnées

Elle croit m’avoir pris.

Mais voici mes amis. Hé bien, que dois-je craindre ?

 

 

Scène III

 

CLINIAS, SATIRE, CLITOPHON

 

CLINIAS.

Vous devez espérer et cesser de vous plaindre.

CLITOPHON.

A-t-on trouvé Lucipe ?

SATIRE.

On la retrouvera

Et la pitié du Ciel vous favorisera.

CLITOPHON.

Ô Dieux, votre conduite aujourd’hui se repose,

Je n’espère plus rien et je crains toute chose.

Le crime d’adultère et celui de voleur

Que l’on m’impose à tort ne font pas ma douleur.

Lucipe seulement fait croître ainsi mes gênes

Et distiller les pleurs dont j’arrose mes chaînes.

Hélas ! qui ne dirait qu’il est tout apparent

Que le destin me l’ôte alors qu’il me la rend ?

J’ai revu seulement son aimable visage

Comme un astre qui passe au-dessous d’un nuage.

 

 

Scène IV

 

PRISONNIER, CLINIAS, SATIRE, CLITOPHON

 

PRISONNIER.

Ô siècle malheureux, ô temps désespérés

Où les plus innocents sont les moins assurés !

SATIRE.

De quoi vous plaignez-vous ?

PRISONNIER.

D’une injuste licence

Qui d’un assassinat charge mon innocence.

CLITOPHON.

Il semble que ces lieux qui tourmentent nos sens

Ne soyent faits aujourd’hui que pour les innocents.

CLINIAS.

Dites-nous l’accident d’où vient votre fortune.

PRISONNIER.

Hier lorsque le jour eût fait place à la lune,

En revenant chez moi je tombai sur un corps

De qui déjà l’esprit habitait chez les morts.

Le guet passe aussitôt et me vit si timide

Qu’il crût facilement que j’étais l’homicide,

Mon visage changé par un si grand effroi

Servit de faux témoin pour parler contre moi.

Il se fait un grand bruit, chacun sort, chacun pleure,

Chacun me condamnait à mourir tout à l’heure

Et je crus être mort sans l’avoir mérité

Lorsque dans cet enfer je me vis arrêté.

SATIRE.

Reconnût-on le corps ?

PRISONNIER.

C’était une bergère.

CLINIAS.

Une fille ? bons Dieux !

PRISONNIER.

Elle était étrangère.

CLITOPHON.

Étrangère ! un soupçon me fait appréhender

Ce que mon cœur troublé n’ose pas demander.

Ne sais-tu point son nom ?

PRISONNIER.

Quelqu’un me fit entendre

Qu’elle avait demeuré chez un nommé Tersandre ;

Il la nommait Lucène ou Lucipe.

CLITOPHON.

Ô malheur !

Mais puis-je résister à ce trait de douleur ?

Puis-je recevoir ce dernier coup de foudre

Et n’être pas encore converti tout en poudre ?

Qu’a-t-on fait de son corps qu’on devait adorer ?

PRISONNIER.

Chacun prit à l’envi le soin de l’enterrer.

CLITOPHON.

Ne verrai-je donc point après tant de contraintes

De la perfection les reliques plus saintes ?

Ha Dieux ! avez-vous fait ce riche diamant

Pour être renfermé dedans le monument ?

Ses attraits tout divins, ses beautés sans exemples,

Au lieu d’un monument mériteraient des temples,

Mais que fais-je ? que dis-je ? à quelle extrémité

Résoudrai-je à la fin mon esprit agité ?

Ouvre, cher Clinias, le sein d’un misérable,

Rends-toi mon ennemi pour m’être favorable,

Lucipe t’en conjure. Hélas ! je la revois :

Son corps pâle et sanglant se présente à moi

Et l’amour est auprès sans attraits et sans charmes

Qui tâche à le laver par les eaux de ses larmes.

CLINIAS.

Rappelle ta raison, tu sais bien que les morts

Ne se réveillent point au bruit de nos transports,

Nous leur devons des pleurs mais non pas notre vie.

CLITOPHON.

Je dois tout à Lucipe après l’avoir ravie.

CLINIAS.

La passion de l’âme en montre le défaut.

 

 

Scène V

 

LE GEÔLIER, CLITOPHON

 

LE GEÔLIER.

Vos juges assemblés vous attendent là-haut.

CLITOPHON.

À Dieu, mes chers amis, je vais cesser de vivre.

Lucipe, je connais des moyens pour te suivre.

 

 

Scène VI

 

TERSANDRE, MÉLITE

 

TERSANDRE.

Non, non, ne pleure plus, quand l’honneur s’est perdu

Les soupirs et les pleurs ne l’ont jamais rendu.

Ce n’est pas une fleur à la terre attachée

Qui puisse profiter alors qu’on l’a touchée ;

L’honneur est toujours trouble et si prompt à périr

Que le moindre soupçon le peut faire mourir ;

Bien qu’il soit un soleil qui nous fasse connaître,

Ainsi que le soleil il ne peut pas renaître ;

Et sans rebattre l’air de discours superflus,

L’honneur comme le temps ne se recouvre plus.

Tu pleures, déloyale, et ton amour infâme

Au travers de tes pleurs fait reluire sa flamme.

Voyant que mon retour a fini ton bonheur

Tu plains ton adultère et non pas ton honneur.

Garde pour cet ami tes sentiments plus tendres

Et réserve tes pleurs pour mêler à ses cendres.

Quoi qu’il puise arriver au milieu des liens,

La justice a des feux pour me venger des tiens.

MÉLITE.

Crois ce qu’il te plaira mais garde-toi de croire

Qu’une amour criminelle obscurcisse ma gloire.

La passion abuse un esprit furieux

Ainsi qu’un faux miroir nous abuse les yeux,

Elle sait mal nommer ce qu’elle croit connaître

Et l’on s’en doit garder de même que d’un traître.

J’atteste tout l’enfer, j’atteste tous les Dieux,

Que mon cœur n’eût jamais de desseins vicieux.

Si tu veux m’écouter plutôt que ta colère

Tu te condamneras de m’être si sévère

Et de tous ces transports qui te gênent le cœur

Celui de l’amitié demeurera vainqueur.

TERSANDRE.

Ainsi que ton esprit tes paroles confuses

Pour un crime si grand ne savent pas d’excuses.

Quoi que le repentir te fasse dire ici,

Le bruit commun t’accuse et te condamne aussi.

MÉLITE.

Tant de bruits criminels sont des fruits de l’envie.

TERSANDRE.

Dis que ce sont des fruits de ta mauvaise vie

Et pour mieux t’excuser dis-moi qu’un suborneur

Gagna ton amitié pour perdre ton honneur.

MÉLITE.

S’il faut croire un faux bruit, je confesse, Tersandre,

Que j’ai bien mérité d’être réduite en cendre,

Mais si tu crois aussi ce qu’il met en avant,

Tu me dois confesser que tu n’es plus vivant.

TERSANDRE.

Tu nies toutefois et tu maudis les ondes

De m’avoir rejeté de leurs grottes profondes,

Mais voici celui-là qui me doit annoncer

L’arrêt qu’un si grand crime aura fait prononcer.

Hé bien, le favori de cette déloyale

Aura-t-il une peine à son forfait égale.

 

 

Scène VII

 

TERSANDRE, POLÉMON, MÉLITE

 

POLÉMON.

Jamais sur un procès le Sénat assemblé

Ne parut jusqu’ici plus justement troublé ;

Clitophon est absous du crime d’adultère

Mais il a découvert un étrange mystère :

Il se vient accuser devant tout le Sénat

D’avoir été l’auteur d’un lâche assassinat.

TERSANDRE.

De quel assassinat ?

POLÉMON.

De Lucipe.

TERSANDRE.

Ha, le traître,

Qu’une rage infernale a sans doute fait naître !

POLÉMON.

On en doute pourtant et quelqu’un a fait voir

Que tout ce qu’il a dit sortit d’un désespoir

Si bien qu’on a jugé, comme la loi le porte

Lorsqu’un désespéré s’accuse de la sorte,

Qu’il irait dans le temple en présence des Dieux

Montrer son innocence ou son crime odieux.

TERSANDRE.

Cette confession n’est-elle pas capable

D’allumer le brasier que mérite un coupable ?

Qui s’accuse soi-même est croyable toujours.

Mais d’où vient ce grand bruit de voix et de tambours ?

POLÉMON.

Ce sont des Byzantins tous remplis d’allégresse

Qui viennent rendre grâce à la grande Déesse

Dont l’unique secours a dissipé les feux

Qu’une guerre civile entretenait chez eux.

TERSANDRE.

J’appréhende aujourd’hui que la loi le délivre.

POLÉMON.

Quelle loi peut permettre aux coupables de vivre ?

TERSANDRE.

Lorsque des étrangers viennent sacrifier,

Toujours à leur abord on sauve un prisonnier.

Allons voir néanmoins quel horrible supplice

Clitophon recevra des mains de la justice ;

Pourvu que ce cruel endure le trépas,

Pour quoi que ce puisse être il ne m’importe pas.

MÉLITE.

Je te suivrai, Tersandre, et malgré toi j’espère

Que ces derniers discours éteindront ta colère :

La parole de ceux qui sont prêt de la mort

Peut relever l’honneur que l’on abaisse à tort.

 

 

Scène VIII

 

CLITOPHON, LE JUGE

 

CLITOPHON.

Pourquoi différez-vous ? le remords de mon crime

Doit servir contre moi de témoin légitime

Et je jure aujourd’hui devant les Immortels

Qu’un infâme assassin embrasse leurs autels.

Faut-il que votre main soit encore impuissante ?

Vengez avec mon sang le sang d’une innocente,

Inventez des tourments dont l’enfer ait l’horreur

Et faites les servir à punir ma fureur.

LE JUGE.

Ce discours le condamne à la mort qu’il désire.

Voici les étrangers, il faut qu’on se retire,

Laissons à leurs désirs l’entière liberté

D’offrir un sacrifice à la Divinité.

CLITOPHON.

Hé Dieux, qu’ai-je aperçu ! pour comble de misère,

Si je ne vois Lucipe, hélas ! je vois son père

 

 

Scène IX

 

SOSTRATE, CLITOPHON, LE JUGE

 

SOSTRATE.

Te vois-je, Clitophon, es-tu donc devant moi ?

Qu’as-tu fait de Lucipe ? est-elle avec toi ?

LE JUGE.

Il vient de confesser qu’il en est l’homicide.

SOSTRATE.

Ha, que m’avez-vous dit ! ô cruel ! ô perfide !

Si le respect du lieu ne me retenait pas

Tu n’aurais maintenant de bourreau que mon bras.

Ô père malheureux ! ô ravisseur infâme,

Digne que mille enfers te préparent leur flamme !

Que t’avait fait Lucipe ? eut-elle trop d’amour

Pour le plus grand criminel qui regarde le jour ?

N’était-ce pas assez de nous l’avoir ravie

Sans lui ravir encore la lumière et la vie ?

L’as-tu voulu punir parmi ses déplaisirs

Du crime qu’elle a fait en suivant tes désirs ?

 

 

Scène X

 

SOSTRATE, CLITOPHON, SATIRE, LE JUGE

 

SATIRE.

Ne vous affligez point, Lucipe n’est pas morte :

Je lui viens de parler derrière cette porte.

La peur et le respect de son père irrité

L’empêchent de paraître.

CLITOPHON.

Ô juste Déité !

SOSTRATE.

Qu’elle vienne !

CLITOPHON.

Bons Dieux, que l’humaine prudence

Est aveugle aux secrets de votre providence !

SOSTRATE.

Ma fille !

CLITOPHON.

Ma Lucipe !

 

 

Scène XI

 

SATIRE, CLITOPHON, LUCIPE, SOSTRATE, LE JUGE

 

LUCIPE.

Ha, mon père, pardon !

SOSTRATE.

Le bien de ta rencontre a mérité ce don.

Qu’il est aisé de voir que c’est dedans les temples

Qu’on trouve des faveurs et des biens sans exemples !

CLITOPHON.

Qui ne voudrait juger que tes divins appas

Doivent être immortels après tant de trépas.

LE JUGE.

Depuis qu’on obéit aux lois de la nature

L’on n’a jamais parlé d’une telle aventure.

Pourquoi vous chargez-vous d’un crime si brutal ?

CLITOPHON.

Pour trouver par ma mort un remède à mon mal.

LE JUGE.

Qui vous a donc causé ses fureurs inhumaines ?

CLITOPHON.

Un homme comme moi restant dedans les chaînes

Pour avoir, disait-il été pris près du corps

De l’aimable beauté d’où viennent mes transports.

LE JUGE.

Que l’on l’aille quérir, et cependant, Madame,

Dissipez les faveurs qui traversent votre âme.

Est-ce enfin un dessein de l’amour ou du sort

Qui vous a fait sauver votre amant de la mort ?

LUCIPE.

Pour sauver mon honneur des fureurs d’un profane,

Je recherche un asile aux autels de Diane.

Dès le même moment que Tersandre eût appris

Que Clitophon tout seul possédait mes esprits,

Son cœur brûla pour moi d’une amour forcenée

Et me voulut traiter comme une abandonnée.

Il me fit renfermer espérant quelque jour

Assouvir malgré moi son impudique amour

Mais en dépit de ceux qui veillaient à ma garde

J’ai trouvé dans ce temple un lieu de sauvegarde.

LE JUGE.

Tersandre, suborneur, que n’a point mérité

L’injurieux excès de ta brutalité ?

Mais il faut écouter celui que l’on amène :

Le remords le poignarde et lui fait de la peine.

Lucipe est-elle morte ?

 

 

Scène XII

 

PRISONNIER, LE JUGE

 

PRISONNIER.

On m’a pris près du corps.

LE JUGE.

Elle est donc de retour de l’empire des morts ?

PRISONNIER.

Sans prendre devant vous le soin de me défendre

Je confesse ma faute et j’accuse Tersandre.

LE JUGE.

Tersandre ?

PRISONNIER.

Ce cruel tout brûlant de courroux,

Jugeant que Clitophon serait bientôt absous,

Et sachant que Lucipe en était si chérie,

Me fit exécuter un coup de sa furie

Et trouva le moyen de me mettre en la tour

Où je dis que Lucipe avait perdu le jour.

LE JUGE.

Pourquoi donc feignais-tu que Lucipe était morte ?

PRISONNIER.

Tersandre avec moi raisonnait de la sorte :

Si le malheur voulait que Clitophon sortit

Et que de ma fureur le Ciel le garantit,

Sachant que sa maîtresse aurait perdu la vie,

Avec l’espérance il en perdrait l’envie

Et se verrait contraint d’abandonner ces lieux

Que tant de déplaisirs lui rendraient odieux.

Ainsi par son départ et durant son absence

J’obtiendrai sur Lucipe une entière puissance

Et sans plus redouter les veilles d’un rival

Ou de force ou de gré j’adoucirai mon mal.

LE JUGE.

Que ce mauvais dessein mérite de supplices !

Mais j’aperçois l’auteur de tous ces artifices.

 

 

Scène XIII

 

TERSANDRE, LE JUGE

 

TERSANDRE.

N’avez-vous pas encore sur sa confession

Envoyé ce barbare à la punition ?

Ne pouvez-vous trouver de supplice capable

De punir justement un esprit si coupable ?

LE JUGE.

N’en ayez plus de soin, Clitophon est absous

L’on ne voit point ici de coupable que vous.

TERSANDRE.

De coupable que moi ? n’est-ce pas légitime

De poursuivre partout le châtiment d’un crime ?

LE JUGE.

Ne vous plaignez donc pas en cet événement

Si l’on va travailler à votre châtiment.

Voyez ce prisonnier, connaissez cette dame

Et blâmez les desseins qui vous rendent infâme.

TERSANDRE.

Je ne les connais point.

LE JUGE.

Saisissez-vous de lui.

MÉLITE.

Hé Dieux, que de malheurs m’attaquent aujourd’hui !

Si Tersandre est coupable, hélas ! je vous demande

Pour le favoriser ce que la loi commande :

Lorsque des étrangers visitent ces saints lieux

Afin de présenter quelque offrande à nos Dieux,

L’on sauve un criminel qui ne se peut défendre

Et cette loi m’oblige à demander Tersandre.

LE JUGE.

S’il ne veut maintenant s’accuser devant moi

Il ne saurait jouir des faveurs de la loi.

TERSANDRE.

Ha, que c’est vainement qu’on cherche la science

De vouloir résister contre sa conscience !

Le remords qui se mêle aux effets du courroux

Nous oblige à parler nous-même contre nous.

CLITOPHON.

Si j’eusse été chargé du crime d’adultère

Que m’imposait à tort votre injuste colère,

Ayant su que Lucipe était au monument

Je l’eussent confessé pour mourir promptement.

TERSANDRE.

Pardonne à ma faveur et toi, beauté divine,

Pardonne à des transports dont tu fus l’origine.

Il est bien malaisé quoi qu’on puisse tenter

D’être auprès d’un trésor et n’en rien souhaiter.

LUCIPE.

Vivez sans déplaisirs, je serais criminelle

D’opposer à la loi ma volonté rebelle.

LE JUGE.

Jouissez des plaisirs que la loi nous départ

Et que ce prisonnier en reçoive sa part ;

Et puisqu’on vous délivre en faveur de Mélite

Donnez à son amour l’amour qu’elle mérite.

TERSANDRE.

Je n’y résiste plus et mon cœur adouci

Lui promet plus d’amour qu’elle n’eût de souci.

LE JUGE.

Mais puisque ces amants triomphent de l’orage

Qui semblait aujourd’hui les conduire au naufrage,

Ne consentez-vous pas qu’un mariage heureux

Convertisse leurs maux en des biens amoureux ?

Il semble que le Ciel qui les voit sans exemple

Les fasse en ce dessein rencontrer dans ce temple.

SOSTRATE.

J’approuve cet hymen d’où naîtront mes plaisirs

Pourvu que Clitophon consente à nos désirs.

CLITOPHON.

Devons-nous demander à celui qui soupire

S’il a quelques désirs de quitter son martyre ?

SOSTRATE.

Et vous, Lucipe ?

LUCIPE.

Et moi sans rien dissimuler

Je sais mieux obéir que je ne sais parler.

LE JUGE.

Puisque c’est par les maux qu’on arrive aux délices,

Goûtez heureusement le fruit de vos supplices

Et donnez aux autels la gloire du bonheur

Qui finit votre peine et vous comble d’honneur.

SOSTRATE.

Je n’eusse jamais cru qu’une terre étrangère

M’eût gardé tant de biens après tant de misère.

Ô juste effet du Ciel, doux loyer de mes vœux,

Pensant perdre un enfant j’en ai recouvré deux.

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