Les Passagères (Alfred CAPUS)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois au théâtre de la Renaissance, le 9 octobre 1906.

 

Personnages

 

ROBERT VANDEL

LA HERCHE

BARON DE TINOIS

PHILIPPE AUBIER

AMÉLIE VANDEL

HORTENSE VILMENARD

ADRIENNE

CLOTILDE LA HERCHE

CÉLESTE BROQUET

JULIETTE

YVONNE VANDEL

FANNY

ANNA

 

De nos jours.

 

 

ACTE I

 

Chez Robert.

Petit salon dans un vieil hôtel de la rue de l’Université, donnant sur des jardins. Très élégant.

 

 

Scène première

 

PHILIPPE AUBIER, LA FEMME DE CHAMBRE, ROBERT, puis JULIETTE

 

Au lever du rideau, la femme de chambre introduit Philippe.

ROBERT, serrant la main de Philippe et désignant un livre.

Vous voyez, cher ami, je travaille comme un écolier, un pauvre écolier que je suis.

PHILIPPE, regardant le livre.

Chimie organique... Mais c’est très bien.

Souriant.

Vous savez que vous faites de grands progrès.

ROBERT.

Je voudrais pouvoir suivre vos expériences. Elles m’intéressent passionnément.

PHILIPPE.

Et si je puis les continuer, c’est grâce à qui ?

ROBERT.

Chut !

PHILIPPE.

Soyez tranquille, je ne le dis à personne. Mais, ça vous est égal que je vous en sois très reconnaissant ?

ROBERT.

Ça me fait plaisir. Seulement, il ne faut pas vous méprendre sur mon caractère. N’allez pas vous imaginer que j’agisse pour le bien de l’humanité. Je suis d’un égoïsme fou, tel que vous me voyez.

PHILIPPE.

Vous ?

ROBERT.

Mais oui, moi. Il m’est impossible de faire une chose qui ne m’amuse pas, et j’essaye de me procurer tout ce qui m’amuse. Or, vos expériences m’amusent et m’intéressent, voilà la vérité. Je suis un ignorant et je me plais dans la société d’un très jeune et très grand savant comme vous.

PHILIPPE.

Oh ! oh !

ROBERT.

D’un homme, en tout cas, qui sera demain un très grand savant.

PHILIPPE.

Je ne veux pas vous contrarier. Mais ce n’est pas pour entendre des compliments que je suis venu de si bon matin. Devinez qui je me suis permis d’amener ? Notre petite amie Juliette...

ROBERT.

Tant mieux! Je la verrai avec plaisir.

PHILIPPE, souriant.

Encore une victime de votre égoïsme !

ROBERT.

Eh ! je me dis quelquefois qu’un égoïsme intelligent conduirait l’homme aux plus hautes vertus... Et que me veut-elle, notre petite amie ? Le savez-vous ?

PHILIPPE.

Elle vient vous annoncer une nouvelle, et, comme elle n’osait pas venir toute seule, elle m’a prié de l’accompagner.

ROBERT.

Une nouvelle ?

PHILIPPE.

Elle se marie.

ROBERT.

Elle a bien raison. J’espère qu’elle na plus rien à craindre de ce gredin qui l’a abandonnée après lui avoir fait un enfant ?

PHILIPPE.

Mon garçon de laboratoire ?

ROBERT.

Oui.

PHILIPPE.

Mais c’est lui, justement, qu’elle épouse.

ROBERT.

Ah ! bah !

PHILIPPE.

Mon Dieu, oui. Elle s’est réconciliée avec le gredin.

ROBERT.

C’est triste ! Elle sera très malheureuse. Cet homme-là ne l’épouse que parce qu’elle a maintenant un peu d’argent...

PHILIPPE.

L’homme n’est pas parfait et les femmes ne sont jamais aussi malheureuses qu’on le croit.

ROBERT.

C’est tout ce que vous inspire cette histoire ?

PHILIPPE.

Elle est si banale !

ROBERT.

Elle vous semble banale parce qu’au fond, les aventures de la femme ne vous intéressent pas, et, dans la simple histoire d’une fille comme Juliette, vous ne percevez pas ce qu’il y a d’émouvant. Vous avez beau avoir du talent, de la générosité d’esprit, vous appartenez tout de même à la génération cruelle...

PHILIPPE.

Cruelle ?... Oh ! oh !

ROBERT.

Mais si, à la génération qui ne verra bientôt plus dans les femmes que des rivales et des concurrentes.

PHILIPPE.

Nous les rencontrons dans toutes les luttes de la vie et dans les mêmes carrières que nous, ce n’est pas de notre faute. Mais nous ne sommes pas des monstres.

ROBERT.

Presque.

PHILIPPE.

Nous sommes un peu moins dupes que vous ne l’étiez, voilà tout.

ROBERT.

Je suis épouvanté à l’idée que ma fille en sera réduite un jour ou l’autre à prendre un mari dans votre genre.

PHILIPPE.

Elle s’y attend. Ce sera peut-être même moi.

ROBERT.

C’est triste.

PHILIPPE.

Elle va bien, mademoiselle Yvonne ?

ROBERT.

Elle travaille avec son institutrice.

PHILIPPE.

Vous ne l’envoyez plus au lycée !

ROBERT.

Rassurez-vous, elle aura tous ses brevets. Mais elle avait une tendance à se surmener, alors j’ai pris une institutrice libre, qui est d’ailleurs une personne tout à fait charmante et intéressante... De quoi riez-vous ? De quoi riez-vous encore ?

PHILIPPE.

De ce que vous ne pouvez parler d’une femme sans que votre voix s’amollisse subitement.

ROBERT.

Vous ne me corrigerez pas.

PHILIPPE.

Ce serait dommage. En réalité, vous devez vous amuser beaucoup dans la vie... Avez-vous fait la noce autrefois ?

ROBERT.

Pendant de longues années, ce qui me permet aujourd’hui, sans ridicule, d’être la sagesse même.

PHILIPPE.

Mais vous savez que, moi aussi, je ferai un très bon mari.

ROBERT.

Nous en reparlerons dans quelques mois, si d’ici là vous ne vous débauchez pas trop.

PHILIPPE.

On vous verra ce matin, au laboratoire ?

ROBERT.

Je n’en suis pas sûr. J’attends mon beau-frère et ma belle-sœur qui arrivent de Tours, passer une semaine à Paris... La Herche, je vous en ai parlé.

Il sonne la femme de chambre.

PHILIPPE.

Vous allez recevoir Juliette ?

ROBERT.

À l’instant.

À la femme de chambre qui parait.

Faites entrer la personne qui est venue avec monsieur Aubier.

Sort la femme de chambre.

Vous n’êtes pas de trop.

Entre Juliette.

JULIETTE, à Robert.

Bonjour, monsieur Vandel...

À Philippe.

Vous avez raconté... ?

PHILIPPE.

En partie, mademoiselle Juliette, en partie seulement.

Serrant la main de Robert.

Au revoir.

ROBERT.

À tantôt.

PHILIPPE.

Au revoir, mademoiselle Juliette.

JULIETTE.

Au revoir, monsieur Philippe.

Sort Philippe.

 

 

Scène II

 

ROBERT, JULIETTE, puis AMÉLIE

 

ROBERT.

Eh bien, vous voilà contente, petite Juliette ?

JULIETTE.

Mon Dieu, oui, assez contente. Mais il ne faudrait pas croire que je saute de joie. Édouard s’est décidé à m’épouser, mais il y a mis le temps.

ROBERT.

Édouard, c’est... ?

JULIETTE.

C’est lui qui est la cause de l’enfant, oui, monsieur. Il ne voulait rien savoir, d’abord ; puis, quand il a vu qu’un homme comme vous s’occupait de moi, il s’est dit : »Ce n’est peut-être pas la première venue, cette femme-là... » Et il m’a demandé si je voulais m’établir avec lui.

ROBERT.

Il ne trouvera jamais mieux.

JULIETTE.

D’autant plus qu’il a maintenant une place où l’on a besoin d’un homme marié... au Havre... Nous allons partir gérer un hôtel... l’hôtel de l’Océan. Si jamais vous venez au Havre, vous ne descendrez pas ailleurs que chez nous. Vous me le promettez ?

ROBERT.

Je vous le promets.

JULIETTE.

On va s’installer dès demain. Nous avons tout ce qu’il nous faut, à peu près. Il ne nous manque plus grand’chose.

Voyant que Robert met la main à son portefeuille.

Oh ! non, monsieur, non... Ne croyez pas que je... Vous avez été trop bon, déjà...

ROBERT.

Tenez.

Il lui remet un billet de banque.

JULIETTE.

Merci, monsieur... Comment pourrai-je vous prouver ma reconnaissance ?

ROBERT.

Ce n’est pas la peine.

JULIETTE, baissant les yeux.

Les femmes n’ont qu’un moyen de la prouver, leur reconnaissance. Mais ce moyen-là, je sens bien que vous n’en voudriez pas, si je vous le proposais... Oh ! je le sens.

ROBERT, riant.

Mais non, petite effrontée, je n’en voudrais pas.

JULIETTE.

C’est dommage.

ROBERT.

Comment ! Vous n’auriez pas honte de tromper Édouard ?

JULIETTE.

Ça dépendrait avec qui... Pas avec vous... Comme on se fait des illusions sur les hommes, pourtant ! En vous voyant si gentil avec moi, si doux... je m’étais figuré que...

ROBERT.

Que ?

JULIETTE.

Dame ! que vous aviez une petite arrière-pensée, que je ne vous déplaisais peut-être pas.

ROBERT.

Mais vous ne me déplaisez pas du tout. Je vous trouve charmante... Seulement, je suis marié.

JULIETTE.

Oh ! monsieur.

ROBERT.

Je sais bien que ce détail n’a pas une grosse importance pour vous.

JULIETTE.

Enfin, je tombe sur un homme vertueux, ce n’est pas de chance ! Dire que j’ai failli devenir amoureuse de vous !

ROBERT.

Ça n’aurait pas duré longtemps.

JULIETTE.

Ça aurait duré ce que ça aurait duré. Et tenez, encore maintenant, je suis émue de vous quitter, c’est vrai.

ROBERT.

Est-ce que le mariage n’est pas préférable, voyons ? Réfléchissez.

JULIETTE.

Le mariage pour une femme, aujourd’hui, c’est bien délicat. Tandis qu’une liaison, une bonne liaison avec un homme marié, ça c’est la sécurité.

ROBERT.

Allons, au revoir, mon enfant.

JULIETTE.

Au revoir, monsieur. Je ne vous reverrai peut-être plus ?

ROBERT.

Mais si, mais si.

JULIETTE.

Vous garderez tout de même un bon souvenir de moi, n’est-ce pas ?

ROBERT.

Un excellent, petite Juliette. Et je vous écrirai toutes les années au jour de l’an.

JULIETTE.

Moi aussi. Ça me console un peu, cette idée... Et puis, quand vous viendrez au Havre...

ROBERT.

Entendu.

JULIETTE, s’approchant de lui.

C’est-y permis de vous embrasser ?...

ROBERT, riant.

C’est permis... pour une fois...

Elle l’embrasse. Entre Amélie.

AMÉLIE, les apercevant.

Tiens !

ROBERT, à Juliette, qui se recule.

N’ayez pas peur, c’est ma femme.

 

 

Scène III

 

ROBERT, JULIETTE, AMÉLIE

 

ROBERT, à Amélie.

Ah ! que je te présente ma petite protégée. Je t’en ai parlé souvent, tu ne la connaissais pas.

AMÉLIE.

Mademoiselle...

JULIETTE.

Madame.

ROBERT.

Elle se marie et elle va habiter le Havre.

AMÉLIE.

Mes compliments, mademoiselle.

JULIETTE.

Votre servante, madame. Et merci, encore une fois, de vos bontés, monsieur Vandel.

Vandel lui tend la main et la reconduit.

 

 

Scène IV

 

ROBERT, AMÉLIE

 

AMÉLIE, de très bonne humeur.

Écoute, mon ami. Je vais te faire une réflexion absurde, qui n’a pas le sens commun. Je suis enchantée que cette demoiselle s’en aille un peu loin.

ROBERT.

Bah !

AMÉLIE.

Ma foi, oui. On n’entend parler que d’elle ici, depuis quelque temps.

ROBERT.

Je t’ai expliqué sa situation. Elle avait perdu sa place, elle était en pleine détresse.

AMÉLIE.

Alors, tu as été bon pour elle. Je ne t’en fais pas un reproche, certes, non... Tu es très bon et tu te laisses embrasser avec une grande bonté.

ROBERT.

C’est sérieux, ce que tu me dis là ?

AMÉLIE.

Non, ce n’est pas sérieux, quoiqu’il y ait des hommes que la bonté entraine trop loin, comme certaines femmes la coquetterie... Allons, allons, c’est oublié. Je te demande pardon. Tu sais que j’ai quelques minutes de mélancolie par semaine.

ROBERT.

C’est ton jour, aujourd’hui ?

AMÉLIE.

Juste.

ROBERT.

Et pourquoi cette mélancolie ?

AMÉLIE.

Toujours pour la même raison. Je te regarde et je constate que j’ai beau vieillir un peu chaque année, comme tout le monde, tu ne te décides pas à en faire autant.

ROBERT.

Moi ? Mais qu’est-ce que tu crois que je fais du matin au soir ? Je vieillis, je vieillis. J’ai une fille de dix-sept ans.

AMÉLIE.

Et moi, donc !

ROBERT.

J’ai des tas d’années de plus que toi.

AMÉLIE.

Trois, à peine. Et quelles années ? Des années d’homme.

ROBERT.

Remarque que la conception que nous avons de l’âge est purement arbitraire.

AMÉLIE.

Vraiment ?

ROBERT.

Oui, car au fond, l’âge, l’âge véritable, celui qui compte, ce n’est pas le nombre des années que nous avons vécu, c’est le nombre des années qui nous restent à vivre.

AMÉLIE.

Comme nous ne le savons pas...

ROBERT.

Ce n’est donc pas la peine d’en parler. C’est un sujet de conversation qui ne mène à rien.

AMÉLIE.

Oh ! je ne te fais pas une scène de jalousie, Dieu, non ! Je ne veux pas devenir acariâtre après avoir été si longtemps heureuse et rassurée. La jalousie n’est belle que sur un visage jeune et ardent. Après les premières rides, la confiance doit revenir.

ROBERT.

Et d’ailleurs, je suppose qu’elle n’a jamais disparu.

AMÉLIE.

Laissons flotter là-dessus un peu de vague.

ROBERT.

Ma pauvre Amélie, ma pauvre Amélie, si tu savais comme tu as tort de t’inquiéter ! Il y a des jours où je suis stupéfait moi-même de la quantité de choses qui me sont indifférentes, la plupart de celles que je fais, entre autres.

AMÉLIE.

Tu te calomnies, Robert. Tu es l’être le plus généreux et le plus sensible qu’il y ait au monde.

ROBERT.

Les apparences sont contre moi, mais, je le disais à l’instant à Philippe, mon égoïsme est sans bornes.

AMÉLIE.

Ton égoïsme ne t’empêche pas de rendre de grands services à tous ceux qui s’adressent à toi.

ROBERT.

Mais il m’empêche d’y attacher la moindre importance.

AMÉLIE.

Tu ne peux pas voir une créature malheureuse sans être immédiatement attendri.

ROBERT.

Ce n’est pas de l’attendrissement, c’est de la méfiance. Ah ! la femme qui voudra déranger ma vie, gare à elle !

AMÉLIE.

Oh ! ce que je redoute, ce n’est pas une coquette, mais une femme qui passera près de toi, qui aura besoin de toi et qui pleurera.

ROBERT.

J’essuierai ses larmes en pensant à autre chose. Arrêtons-nous, parce que nous allons nous attrister sur des aventures imaginaires.

AMÉLIE.

Oui, c’est fini. Je n’ai plus qu’à te poser ma petite question obligatoire, ainsi que je le fais deux ou trois fois par an, pas plus, tu me rendras cette justice.

ROBERT.

Va, va !

AMÉLIE.

Tu n’as pas de maîtresse ?

ROBERT.

Quelle horreur !

AMÉLIE.

Jure-le ?

ROBERT.

Je le jure !

AMÉLIE.

Donne-moi ta parole d’honneur ?

ROBERT.

Je te la donne.

AMÉLIE.

Dis-moi « non », tout simplement.

ROBERT.

Non. Et j’ajoute que si jamais j’en avais une, écoute bien ce que je te dis, ce ne serait pas de ma faute...

Entre Yvonne vivement.

 

 

Scène V

 

ROBERT, AMÉLIE, YVONNE

 

YVONNE.

Bonjour, papa !

Elle l’embrasse.

ROBERT, à Amélie, bas et riant.

Et puis, me vois-tu trompant... Yvonne ?

YVONNE.

Qu’est-ce que tu dis de moi ?

ROBERT.

Je dis que tu auras dix-sept ans dans huit jours.

YVONNE.

Comme c’est vrai, ça !

ROBERT.

D’où viens-tu ?

YVONNE.

De prendre ma leçon d’histoire avec Adrienne.

AMÉLIE.

Tu pourrais dire : mademoiselle Adrienne.

YVONNE.

Non, nous sommes devenues très camarades, toutes les deux. Elle est très gentille, mon institutrice ; elle me plaît beaucoup.

À son père.

Pourquoi n’es-tu pas venu, aujourd’hui ?

ROBERT.

Quoi faire ?

YVONNE.

Mais assister à la leçon ! Tu aurais tort de ne pas continuer. Tu n’es pas très fort en histoire.

ROBERT.

Je ne suis fort en rien, mon enfant.

YVONNE.

L’autre jour, tu as dit sur Charlemagne des enfantillages, positivement.

ROBERT.

Tu m’aurais interrogé sur Pépin le Bref, ç’aurait été exactement la même chose.

AMÉLIE.

Ne te surmène pas, au moins, tu as le temps. Je ne tiens pas du tout à ce que tu passes ton brevet cette année-ci.

YVONNE.

J’en réponds. Il n’y a aucun surmenage dans mon cas.

Entre Adrienne.

 

 

Scène VI

 

ROBERT, AMÉLIE, YVONNE, ADRIENNE

 

YVONNE.

Adrienne, dites donc à maman que j’apprends très vite et sans l’ombre d’une fatigue.

ADRIENNE.

C’est exact, madame.

YVONNE.

Voilà comment nous sommes dans notre génération.

ROBERT, à Adrienne.

Je vous recommande tout de même une sage lenteur dans l’éducation de cette enfant.

ADRIENNE.

N’ayez pas peur, monsieur.

ROBERT.

D’abord, vous n’êtes pas pressée de nous quitter ? Vous vous trouvez bien ici ?

ADRIENNE.

Oh ! monsieur. Le jour où mon amie de pension, votre cousine, madame Vilmenard, m’a donné une lettre de recommandation pour vous, ce jour-là j’ai compris ce que c’était que la chance.

ROBERT.

À propos de notre cousine, avez-vous de ses nouvelles ?

ADRIENNE.

Pas depuis quelque temps.

AMÉLIE.

Elle ne vous a pas écrit la date de son mariage ?

ADRIENNE, étonnée.

Mais j’ignorais même... Hortense se marie ?

AMÉLIE.

Bientôt.

ADRIENNE.

Ah ! par exemple ! Comment se fait-il qu’elle ne m’ait pas informée ?... Vous êtes sûre, madame ?

AMÉLIE.

Mon frère me l’a affirmé dans sa lettre d’hier. Hortense épouse le baron de Tinois, une des grosses fortunes de la Touraine.

ROBERT.

Ma femme oublie de vous dire que le baron de Tinois est non seulement un des hommes les plus riches, mais un des hommes les plus âgés de la Touraine.

ADRIENNE.

Il est vieux ?

ROBERT.

Oh !

YVONNE.

Quand on me fera épouser un vieux monsieur, moi !

AMÉLIE.

Tais-toi !

ADRIENNE.

Je suis très étonnée. Ce genre de mariage était si peu dans les idées d’Hortense, autrefois.

ROBERT.

Ça me la gâte même légèrement, notre belle cousine.

AMÉLIE.

Nous aurons des détails par mon frère, tout à l’heure.

ROBERT, regardant sa montre et à Amélie.

Il est temps. Prends la voiture.

AMÉLIE.

Tu ne viens pas avec moi ?

ROBERT.

J’ai envie de passer au laboratoire inviter Philippe Aubier à déjeuner avec nous. Qu’est-ce que tu en dis ?

AMÉLIE.

Mais c’est parfait. Je te laisserai en route.

ROBERT.

Et si j’ai le temps, je te rejoindrai à la gare.

À Yvonne.

Toi, tu devrais te promener dans le jardin jusqu’à midi.

YVONNE.

Pas maintenant. Nous allons faire de la photographie avec Adrienne.

ROBERT, en sortant avec Amélie dont il prend le bras.

Tu veux donc tout savoir ?

YVONNE, riant.

Tout, papa, tout !

 

 

Scène VII

 

YVONNE, ADRIENNE

 

YVONNE.

Mon père se moque de moi, mais entre nous, il ne serait plus capable de passer son baccalauréat, voilà la vérité. On était très ignorant dans cette génération-là.

ADRIENNE.

Vous êtes incroyable, Yvonne !... Cette génération-là... Vous parlez toujours de votre père comme d’un vieux monsieur. Ah çà ! quel âge croyez-vous qu’il a, votre père ?

YVONNE.

Papa ?

ADRIENNE.

Oui, papa.

YVONNE.

Tiens ! je ne me suis jamais demandé ça. Mais je vous parie tout ce que vous voudrez qu’il a plus de quarante ans !

ADRIENNE.

Il a quarante-quatre ans. Votre mère me l’a dit encore hier soir à table.

YVONNE.

Vous voyez.

ADRIENNE.

Mais, ma pauvre Yvonne, c’est tout ce qu’il y a de plus jeune, un homme de quarante-quatre ans, surtout avec l’entrain, la bonté, le caractère admirable de votre père.

YVONNE, naïvement.

Il vous plaît beaucoup, papa, avouez-le ?

ADRIENNE, interloquée.

Comment, il me plaît ! Mais il ne faut pas employer des expressions pareilles, Yvonne !

YVONNE.

Quel mal y a-t-il ? C’est tout naturel.

ADRIENNE.

Il n’y a pas de mal, en effet, mais l’expression est impropre. J’ai pour monsieur et madame Vandel une égale gratitude parce qu’ils sont charmants avec moi et qu’ils m’ont donné la plus gentille petite élève que j’aie jamais eue.

YVONNE.

Merci, mademoiselle.

ADRIENNE.

Et moi, est-ce que je vous plais ?

YVONNE.

Tout à fait, et je le répète à qui veut l’entendre. Et ce qui me va le plus en vous, c’est que l’on sent que vous n’êtes pas une institutrice ordinaire, une simple savante.

ADRIENNE.

Qu’est-ce que je suis ?

YVONNE, avec une importance comique.

Vous êtes une personne qui connaissez la vie.

ADRIENNE, riant.

Que vous êtes drôle, Yvonne ! Et à quoi devinez-vous que je connais la vie, vous qui avez dix-sept ans ?

YVONNE.

Qu’est-ce que ça prouve ? Il y a l’intuition... Quand nous serons encore plus amies, plus intimes, vous me raconterez tout ce qui vous est arrivé, n’est-ce pas ? Ça doit être très intéressant.

ADRIENNE.

Il ne m’est arrivé rien d’intéressant.

YVONNE.

Tenez, une qualité que vous avez aussi et qui est rare, c’est le jugement.

ADRIENNE.

Je ne peux pas m’empêcher de rire.

YVONNE.

Si, si ! vous jugez les gens très bien. Nous sommes presque toujours du même avis. Et puis, vous êtes franche, vous ne cachez pas votre façon de penser. L’autre soir, ce monsieur, monsieur de Belfonds, qui parlait des femmes et qui disait tant de bêtises...

ADRIENNE.

Eh bien ?

YVONNE.

Eh bien, quand il a eu fini, vous n’avez pas pu vous empêcher de murmurer... J’étais près de vous, j’ai bien entendu... Heureusement même que je suis seule à avoir entendu...

ADRIENNE.

Pardon, je n’ai pas prononcé un mot.

YVONNE.

Si ! vous avez murmuré : « Il en a une couche, celui-là ! »

ADRIENNE.

Moi, j’ai dit : « Il en a une... »

YVONNE.

Parfaitement, « une couche », vous l’avez dit.

ADRIENNE.

Je vous prie de ne jamais employer ce terme qui m’est échappé par hasard, et dont vous ne comprenez pas la portée.

YVONNE.

Rassurez-vous... Ah ! allons faire de la photographie. Nous avons le temps avant l’arrivée de mon oncle. Vous le connaissez, mon oncle La Herche ?

ADRIENNE.

Je n’ai pas cet honneur.

YVONNE.

Vous ne perdez rien.

ADRIENNE.

Yvonne !

YVONNE.

Ma tante, elle, est très agréable. Mais mon oncle est arriéré, grognon, plein de préjugés. Quand il a dit : « La province n’est plus ce qu’elle était il y a un siècle », il croit avoir tout dit. Naturellement, elle n’est plus la même, la province... Ça devait être gai, Tours, il y a un siècle !

ADRIENNE.

Ce que vous dites là est mal, Yvonne. Monsieur La Herche est le frère de votre maman, il faut l’aimer.

YVONNE.

Oh ! je l’aime bien... je l’aime bien parce que j’y suis forcée. Mais je n’ai aucune sympathie pour lui.

Entre Hortense.

 

 

Scène VIII

 

YVONNE, ADRIENNE, HORTENSE

 

HORTENSE, entrant gaiement.

Les voici !

YVONNE, se retournant.

Ma cousine Hortense ! Quel bonheur ?

Elle va l’embrasser.

ADRIENNE.

Toi !

Elle lui prend les deux mains.

HORTENSE.

Oui, je suis arrivée hier soir, de Tours...

À Yvonne.

Que vous êtes grande, Yvonne ! et jolie !

YVONNE.

Et vous donc ! Vous avez vu mon père ?

HORTENSE.

Il est sorti...

À Adrienne.

Ah ! j’en ai à te raconter !

ADRIENNE.

Oui, je sais.

HORTENSE.

Tu sais ?

ADRIENNE.

Je me doute.

HORTENSE.

Tu ne sais rien, rien !

YVONNE.

Je vais vous laisser.

HORTENSE.

Non, non... Pourquoi ?

YVONNE.

Parce que si je restais, vous ne vous diriez pas la moitié de ce que vous avez à vous dire.

ADRIENNE.

Vous m’excusez, Yvonne ?

YVONNE.

Quand vous aurez fini, vous m’appellerez, voilà tout. À tout de suite, ma cousine.

HORTENSE.

Oui, ma petite Yvonne, oui, à tout de suite !

Sort Yvonne.

 

 

Scène IX

 

ADRIENNE, HORTENSE

 

HORTENSE.

Je voulais t’écrire pour te donner un rendez-vous, mais je ne suis pas encore installée à Paris.

ADRIENNE.

Tu vas t’installer à Paris ?

HORTENSE.

Attends... attends que je te raconte... Nous avons un instant ?

ADRIENNE.

Oui, je suis toute seule, monsieur et madame Vandel sont sortis. Et, justement, ils viennent de me parler de toi. C’est comme ça que j’ai appris ton mariage.

HORTENSE.

C’est mon cousin La Herche qui doit leur avoir écrit.

ADRIENNE.

Alors, tu deviens baronne de Tinois ?

HORTENSE.

Moi ? Mais pas du tout. Voilà précisément où est l’histoire et pourquoi je tenais tant à te voir.

ADRIENNE.

Tu ne te maries pas ? C’est rompu, ton mariage ?

HORTENSE.

Oui.

ADRIENNE.

Mais personne ici n’en sait rien. Qu’est-ce qui s’est donc passé ?

HORTENSE.

Écoute un peu, ne sois pas si pressée. Il y a huit jours, j’étais décidée. Tu serais venue à Tours, je t’aurais dit : « Voilà, j’épouse le baron de Tinois ». Dame ! tu connais ma situation. Elle n’est pas gaie. Je suis veuve depuis trois ans. Mon mari a laissé des affaires très embrouillées. On a fini par les liquider et mon notaire m’a remis le compte de ce qui me reste. C’est de quoi vivre à peine un an ou deux avec le train de maison que j’ai là-bas. Or, sur ces entrefaites, le baron de Tinois me demande ma main. Tu m’avoueras que c’était tentant.

ADRIENNE.

Et que lui as-tu répondu, au baron de Tinois ?

HORTENSE.

Je ne lui ai répondu ni oui, ni non. Il était aux nues. Il en conclut que je lui donne de l’espoir et il va le raconter à tout le monde, et d’abord à mon cousin La Herche, qui me conseille d’accepter, en ajoutant que je n’ai pas autre chose à faire dans la position où je suis. Le bruit de mon mariage se répand dans la ville. Les gens qui commençaient à me regarder de travers reviennent à moi, m’accablent de compliments, de gracieusetés, d’invitations...

ADRIENNE.

Je ne comprends pas. Tu dis : « Les gens qui commençaient à me regarder de travers... » Pourquoi ?

HORTENSE.

Ah ! ma chère, tu ne sais pas ce que c’est que la haute bourgeoisie de province ! Les La Herche avaient été scandalisés déjà que leur cousin Vilmenard épousât la fille d’un petit boutiquier de Chinon, sans dot, comme moi. Depuis la mort de mon mari, ils me tenaient très à l’écart. Je te passe la médisance et les potins. Bref, la position peu à peu devenait intenable, et j’allais me décider à devenir baronne. Car enfin, du moment qu’on n’épouse pas un homme jeune, quelle importance ça a-t-il qu’on en épouse un vieux ou un très vieux ?

ADRIENNE.

À ce point de vue...

HORTENSE.

Par malheur, j’avais beau me tenir ce raisonnement, j’avais beau me dire que ces mariages-là sont très bien vus aujourd’hui dans la meilleure société, j’avais beau me représenter en baronne de Tinois, je ne pouvais pas m’empêcher de songer, à part moi, que j’étais sur le point de faire quelque chose d’assez vilain... Tu l’as vu, Tinois, à Tours ?

ADRIENNE.

Vaguement.

HORTENSE.

Il est effrayant, ma chère. Il a la goutte, il se teint... il croule. Il n’y a pas moyen, je te jure qu’il n’y avait pas moyen. Je m’en serais repentie toute sa vie. À nos âges, vois-tu, il faut avoir tout de même plus d’énergie, plus de courage... J’ai pensé à toi, à la façon si propre dont tu te tirais d’affaire dans l’existence. En somme, les femmes ont maintenant plus de ressources qu’autrefois. Nous n’avons pas été trop mal élevées... Allons-y gaiement ! Et, ma foi, j’ai envoyé le baron de Tinois se faire teindre ailleurs !

ADRIENNE.

Comme tu as bien fait ! Comme tu as bien fait ! Et que je suis contente... Alors, en définitive, quelle résolution as-tu prise ?

HORTENSE.

Je crois que j’ai trouvé la vraie combinaison. Te rappelles-tu Céleste, notre amie de lycée ?

ADRIENNE.

Parfaitement. Je la rencontre quelquefois. Est-ce quelle n’est pas modiste ?

HORTENSE.

Elle a une très grande maison de modes, rue de la Chaussée-d’Antin. J’étais toujours restée en relations avec elle ; nous nous écrivions souvent. Eh bien, figure-toi que la semaine dernière, elle est arrivée à Tours. Elle m’a raconté qu’elle faisait d’excellentes affaires, mais qu’elle en ferait de meilleures encore et qu’elle lancerait tout à fait sa maison si elle pouvait y mettre une certaine somme. Ce serait un très bon placement. Et elle m’a demandé si je pouvais la lui prêter, cette somme. C’est à peu près celle que j’avais à ma disposition. Je la lui ai offerte. Céleste m’a proposé de devenir sa commanditaire. J’ai accepté. Nous avons signé. Et tu vois devant toi, ma chère, l’associée de la maison Céleste et compagnie. Ça donnera ce que ça donnera.

ADRIENNE, lui tendant les mains.

Je deviens ta cliente.

HORTENSE.

Si rien de tout cela ne réussit, il sera toujours temps de faire mille folies... Ce qui a été drôle, par exemple, c’est quand j’ai annoncé à mon cousin La Herche que je n’épousais plus le baron de Tinois et que je devenais modiste à Paris !

ADRIENNE.

Il t’a battue ?

HORTENSE.

Il m’a dit simplement : « Madame, vous serez la première modiste qu’il y aura eu dans notre famille... » Il s’est incliné et il est parti. Tu comprends, je ne suis plus seulement la parente pauvre, je suis la parente compromettante, déchue, la déclassée.

ADRIENNE.

Ça t’est égal, j’imagine ?

HORTENSE.

J’en ris encore. Mais j’aime autant ne pas le rencontrer. Et comme je suppose que mon cousin Vandel ne serait pas plus flatté de ma présence que son beau-frère, maintenant que je t’ai vue et que tu sais où me trouver, je m’en vais. Tâche de passer demain au magasin.

ADRIENNE.

J’irai certainement. Mais tu te trompes pour monsieur Vandel. C’est un homme qui a des idées très larges, qui est très généreux de caractère, et qui continuera à t’accueillir fort bien.

HORTENSE.

Je préfère ne pas m’y exposer. Vandel et La Herche sont des gens fort riches, qui ont les plus hautes relations. En réalité, c’est mon mari qui était leur cousin. Moi, je suis une alliée lointaine... et dont on ne se vante pas.

ADRIENNE, avec reproche.

Quelle erreur ! Comment se fait-il que tu ne connaisses pas mieux monsieur Vandel ? Il n’y a pas d’homme plus juste, plus simple ! Je sais des traits de lui d’une délicatesse !

HORTENSE.

Oh ! je ne le compare pas à son beau-frère, remarque.

ADRIENNE.

Tu aurais tort.

HORTENSE.

Quel enthousiasme! Alors, tu es heureuse toi, ici ?

ADRIENNE.

Oui.

HORTENSE.

Tu ne préférerais pas une autre situation ?

ADRIENNE.

Une autre ? Mais non... Pourquoi quitterais-je celle-ci.

HORTENSE.

J’avais songé à te prendre avec moi, plus tard, à nous établir toutes les deux. Quel avenir as-tu ? L’éducation d’Yvonne sera vite terminée. Et alors, qu’est-ce que tu feras ? Il faudra bien que tu t’en ailles. C’est l’affaire d’un an, deux au plus.

ADRIENNE.

C’est toujours ça...

HORTENSE, avec intention, la regardant.

Tu regretterais donc beaucoup de quitter cette maison ?... Tu ne réponds pas ?... Écoute, c’est fou ce que je vais te demander, évidemment, c’est fou...

ADRIENNE.

Demande tout de même.

HORTENSE.

Est-ce que par hasard ?...

ADRIENNE.

Quoi ?... Oh ! dis...

HORTENSE.

Est-ce que par hasard ?... Non... c’est impossible...

ADRIENNE.

Achève... tu peux achever...

HORTENSE.

Ça ne te froissera pas ?

ADRIENNE.

Ça ne me froissera pas du tout.

HORTENSE.

Est-ce que par hasard Robert t’aurait fait la cour, et... ?

ADRIENNE.

Lui, faire la cour à une femme... Ah ! tu ne le connais pas, décidément non !

HORTENSE.

Je respire... Je te jure que j’ai eu peur.

ADRIENNE.

Ah ! ma chère, il n’y a rien à craindre avec lui, de ce côté ! Il est charmant, il vous sourit, il vous dit les choses les plus gracieuses... Demande-lui un service, il te le rendra tout de suite. Mais la malheureuse qui s’emballera sur lui, ah ! je la plains, celle-là !

HORTENSE.

Tu la plains ?

ADRIENNE.

Je serais curieuse de savoir s’il a jamais été amoureux, ton cousin, ça, oui, je serais curieuse de le savoir.

HORTENSE.

J’ignore s’il a jamais été amoureux ; ce que je sais seulement, c’est qu’il y a une femme qui est très amoureuse de lui, en ce moment.

ADRIENNE.

Ça, c’est impossible ! Je m’en serais aperçue... Qui est cette femme ?

HORTENSE.

Toi !

ADRIENNE.

Moi ?

HORTENSE.

Oui.

ADRIENNE.

Tu as trouvé ça toute seule... comme c’est malin ! Il y a une demi-heure que je cherche un moyen de te le dire. Je n’en peux plus. Si je ne l’avais pas dit à quelqu’un, j’aurais fini par le lui dire, à lui. Je l’aime comme une folle, ma chère, voilà la vérité... comme une folle, depuis le premier jour que je suis entrée chez lui...

HORTENSE.

Depuis près d’un an ?

ADRIENNE.

Depuis onze mois... Tu te rappelles. Je venais de quitter renseignement où je n’avançais pas, où je périssais peu à peu d’ennui et de dégoût... Quel métier ! Je songeais à m’en aller à l’étranger, dans des Amériques du Sud ou dans des Australies, faire n’importe quoi. J’allais partir à l’aventure, avec je ne sais quelle famille allemande ou anglaise. C’est toi qui m’as retenue. Et un matin, avec une lettre de toi, je suis tombée ici. Je m’attendais à trouver une famille de bourgeois quelconques, étroits et durs, et j’ai rencontré des êtres tendres, gais et humains. Deux jours après, ton cousin aurait pu me demander de me jeter à l’eau : je lui aurais obéi comme un caniche.

HORTENSE.

Et il n’a jamais deviné ? Il n’a jamais compris ?

ADRIENNE.

C’est un miracle. D’autant plus que j’ai dû en faire, des maladresses ! C’est la première fois qu’une histoire pareille m’arrive.

HORTENSE.

C’est vrai, j’oubliais.

ADRIENNE.

Tu n’oublies que ça ? Tu en as de bonnes.

HORTENSE.

Mais c’est affreux, au fond.

ADRIENNE.

C’est un supplice. Quand il est près de moi, quand il me regarde, j’ai les yeux qui me tournent et les bras qui me tremblent comme ça, tiens !

Elle laisse pendre ses deux bras le long de son corps.

HORTENSE.

Oh !

ADRIENNE.

Mais je me suis juré qu’il ne s’apercevrait de rien, parce que ce serait ignoble de ma part. Madame Vandel m’a trop bien reçue, elle est trop gentille avec moi. Non, ce serait ignoble.

HORTENSE.

Tu ferais mieux d’accepter ce que je le propose, au lieu de rester ici à t’exalter l’imagination et à souffrir.

ADRIENNE.

Mais je ne souffre pas. Je te le disais tout à l’heure, je me trompais. Je suis heureuse, au contraire, délicieusement heureuse.

HORTENSE.

C’est stupide, ce qui t’arrive.

ADRIENNE.

D’une rare stupidité.

HORTENSE.

Car enfin, mettons les choses au mieux et supposons que Robert finisse par t’aimer.

ADRIENNE.

Tais-toi, ne dis pas ça. Ce serait effrayant. D’ailleurs, je ne voudrais pas, je ne voudrais pas... Le sentiment que j’éprouve est assez curieux. Ça m’est égal qu’il aime sa femme ; ça me fait même plaisir. Mais s’il en aimait une autre, je deviendrais enragée !

HORTENSE.

Qu’est-ce que tu voudrais, en somme ?

ADRIENNE.

Je n’en sais rien... Ah ! je ne sais pas du tout où je vais. Je suis dans un fichu état ?

HORTENSE.

Au fond, notre situation n’est pas très gaie. Si tu ne sais pas où tu vas, moi non plus.

ADRIENNE, lui tendant la main.

Allons-y ensemble !

Apercevant Robert qui entre.

Ah !

 

 

Scène X

 

ADRIENNE, HORTENSE, ROBERT

 

ROBERT.

Qu’est-ce qu’on m’apprend ? Quelle surprise !

Il serre la main d’Hortense.

HORTENSE.

Trop aimable, Robert... Amélie se porte bien ?

ROBERT.

Vous allez la voir. Elle est allée chercher son frère à la gare.

HORTENSE.

Vous lui ferez toutes mes amitiés.

ROBERT.

Comment ? Mais vous allez déjeuner avec nous !

HORTENSE.

Vous êtes trop aimable, je suis attendue. Et puis, je vais vous dire : je suis un peu en froid avec mon cousin La Herche.

ROBERT.

Allons donc ! Il m’a écrit ces jours-ci à votre sujet... et dans des termes !...

HORTENSE.

Il vous annonçait mon mariage, n’est-ce pas ?

ROBERT.

Oui.

HORTENSE.

Eh bien, c’est précisément pour cela que nous sommes en froid. Ce mariage est rompu... La Herche s’en est froissé ; nous avons eu une petite pique. Il vous racontera ça lui-même.

ROBERT.

Je le reconnais bien là ! Qu’est-ce que ça peut lui faire que votre mariage soit rompu ?

HORTENSE.

Il semblait y tenir beaucoup.

ROBERT.

Et vous, y teniez-vous beaucoup ? C’est l’important.

HORTENSE, riant.

Vous voyez que non.

ROBERT.

Tant mieux ! Voulez-vous mon opinion sincère ?

HORTENSE.

Certes.

ROBERT.

Ce mariage était la chose du monde la plus inutile. Quant à La Herche, je vais vous réconcilier avec lui.

HORTENSE, après un temps.

Robert, j’aime autant vous dire la vérité. Si vous l’appreniez par votre beau-frère, il y mêlerait toutes sortes de réflexions désobligeantes pour moi, et j’aime mieux pas.

À Adrienne qui s’éloigne.

Reste donc.

ROBERT, à Adrienne.

Je vous en prie...

À Hortense.

Qu’y a-t-il ?

HORTENSE.

Je vais être obligée, mon cousin, de changer tout à fait de situation.

ROBERT.

Comment cela ?

HORTENSE.

Ce que vous ignoriez probablement, c’est que mon mari m’avait laissé un état de fortune des plus précaires.

ROBERT, vivement.

Vous ?... Mais certes, oui, je l’ignorais. Je croyais que Vilmenard, au contraire, avait de grandes propriétés en Touraine ?

HORTENSE.

Il les avait très mal exploitées et, peu à peu, s’en était défait à des conditions désavantageuses. Je ne m’occupais jamais de ses affaires ; vous savez dans quelles circonstances il m’avait épousée...

ROBERT, avec intérêt.

Oui, oui... continuez...

HORTENSE.

Quoi qu’il en soit, il me faut aujourd’hui gagner ma vie.

ROBERT.

Gagner votre vie, vous ! Mais c’est très grave, très difficile ! Il fallait me raconter ça plus tôt. C’est inouï comme dans les familles on est peu renseigné les uns sur les autres !... Ma pauvre petite Hortense ! Et qu’allez-vous faire ?

HORTENSE, souriant.

Ne me plaignez pas. Je crois que cela ne va pas m’être trop dur. J’ai heureusement retrouvé une de nos amies de pension, qui est modiste rue de la Chaussée-d’Antin. J’ai réuni tout ce qui me restait d’argent et je m’associe avec elle. Je comprends très bien, remarquez, que mon cousin La Herche ait vu cela d’un mauvais œil.

ROBERT.

Quel imbécile !

HORTENSE.

Mais à vous, Robert, je n’ai aucune honte à confesser cette... mettons déchéance.

ROBERT.

Mais il n’y a aucune déchéance là dedans ! La Herche est un niais !... Nous allons causer de cela. Je suis tout à votre disposition.

ADRIENNE, à Hortense.

Tu vois ce que je te disais, tu vois !

ROBERT, se retournant en souriant, à Adrienne.

Et qu’est-ce que vous disiez, mademoiselle ?

ADRIENNE, subitement troublée.

Que vous n’étiez pas comme... enfin que... vous ne seriez pas choqué... de...

ROBERT.

D’avoir une modiste dans ma famille ? Mais il devrait y avoir une modiste dans toutes les familles.

HORTENSE.

Vous êtes gentil, Robert.

ROBERT.

Et maintenant,

Désignant le manteau et le chapeau d’Hortense.

allez enlever tout ça...

HORTENSE.

Pourquoi faire ?

ROBERT.

Pour déjeuner avec nous et La Herche... Pas d’observations, n’est-ce pas ? Je me charge de La Herche, de sa femme.

HORTENSE.

Oh ! Clotilde est parfaite avec moi... mais...

ROBERT.

Nous allons faire cette petite farce à mon beau-frère. J’ai d’ailleurs l’intention de lui en faire beaucoup d’autres pendant son séjour à Paris... Allez, allez !

HORTENSE, riant.

J’hésite. Il va être indigné.

ROBERT.

Tant mieux !

HORTENSE.

Moi, ma foi, je suis bien contente.

ROBERT.

Et tout est là.

HORTENSE.

Oh ! mais... plus contente encore que je ne peux dire... Avec votre accueil presque fraternel, Robert, vous me rendez la confiance. Il me semble que je ne suis plus aussi seule...

ROBERT.

On est amis ?

HORTENSE.

Grands amis, Robert.

Elle lui tend la main.

ROBERT.

Dépêchez-vous, je les entends... Mademoiselle, voulez-vous conduire ?...

ADRIENNE.

Oui.,. Viens...

Un peu brusquement.

Mais viens donc !

Elle l’entraîne à droite.

 

 

Scène XI

 

ROBERT, seul, puis LA HERCHE, AMÉLIE, CLOTILDE

 

ROBERT, prêtant l’oreille.

Oui, c’est lui.

La porte de gauche s’ouvre. La Herche parait.

LA HERCHE, allant à Robert.

Te voilà, mon vieux Robert ? Ça va bien depuis l’année dernière ?

ROBERT.

Pas mal... Vous n’êtes pas trop fatigués ?

CLOTILDE, entrant.

Trois heures de chemin de fer, qu’est-ce que c’est que ça ?

ROBERT, allant embrasser Clotilde.

Ma chère Clotilde...

CLOTILDE.

Bonjour, Robert... bonjour... Oh ! quelle jolie installation !... Votre appartement du boulevard Malesherbes était délicieux, mais il n’y a pas de comparaison...

LA HERCHE.

Mes enfants, mes enfants, mais c’est le luxe, le grand luxe !

ROBERT.

Bah !

CLOTILDE.

Ça donne sur des jardins, ça ?

AMÉLIE, la conduisant à la fenêtre.

Regardez.

CLOTILDE.

Et de l’autre côté, rue de l’Université ?

LA HERCHE.

L’hôtel est à vous ?

AMÉLIE.

Mais oui.

LA HERCHE.

Magnifique ! magnifique ! Vous allez bien, mes enfants, vous allez bien. Et à propos de quoi avez-vous quitté un appartement qui n’était déjà que trop spacieux pour trois personnes, et avez-vous acheté un hôtel rue de l’Université ?

CLOTILDE.

Votre question est absurde, mon cher... Amélie et Robert sont des êtres intelligents, des êtres de bonne humeur et qui savent jouir de la vie : voilà ce que ça prouve. Il faut être vous, avec votre caractère, pour se résigner, quand on pourrait faire autrement, à habiter en province, d’un bout de l’année à l’autre, une maison triste, humide et moisie !

LA HERCHE.

Triste ? Sur la place de l’Archevêché !

CLOTILDE.

Elle est mortelle.

LA HERCHE.

J’y suis né.

CLOTILDE.

Ce n’est pas une raison pour que j’y meure !

LA HERCHE.

Oh !

CLOTILDE.

Nous ne voyageons jamais. Il a fallu des supplications pour le décider à venir passer un mois chez vous.

LA HERCHE.

Un mois !

CLOTILDE.

Oui, un mois au moins ! Oh ! n’ayons pas de discussion là-dessus, je t’en prie. Nous arrivons à peine, ne parlons pas de départ.

AMÉLIE.

D’abord, on ne vous laissera partir sous aucun prétexte.

ROBERT, à Clotilde.

Dites-moi, Clotilde, est-ce que vous vous êtes déjà disputés dans le train ?

CLOTILDE.

Tout le temps.

ROBERT.

Il a peut-être faim...

À La Herche.

As-tu faim ? On va déjeuner dans un quart d’heure.

LA HERCHE.

Tant mieux ! J’ai un appétit d’enfer.

CLOTILDE.

Oh ! mais nous reprendrons cette conversation... Je tiens à la reprendre devant Robert, parce que j’ai raison et que nous ne menons pas la vie que nous devrions mener. Vous ne vous imaginez pas comme il est devenu avare !

LA HERCHE.

Moi ?

ROBERT.

La vieille avarice de nos provinces.

LA HERCHE.

Il n’y a aucune avarice dans mon cas, elle le sait mieux que personne... Il y a de la prudence, simplement... Avec les événements qui se préparent, dont je n’ai pas la moindre idée d’ailleurs, et qui n’en sont que plus redoutables, je prétends que tout homme, aujourd’hui, qui dépense plus du tiers de ses revenus est un insensé...

À Robert.

Je regrette de dire cela devant toi.

ROBERT.

Je ne le prends pas pour moi.

CLOTILDE.

Voilà ce qu’il faut s’entendre répéter du matin au soir.

AMÉLIE.

Allons, allons ! La querelle est finie.

CLOTILDE.

Et il serait si gentil, s’il voulait ! Car il est très gentil, au fond, vous savez, et, sans en avoir l’air, nous faisons un très bon ménage. Ce n’est pas du tout un mari aussi insupportable qu’on pourrait le croire. Il y a pire, on ! je suis juste !

Elle lui donne sa main à embrasser.

Quant à cette manie que tu as de faire des économies, je t’en guérirai, mon chéri. Rapporte-t’en à moi, je me suis juré de te guérir. Et alors, tu seras parfait, comme Robert.

LA HERCHE.

Oui, je connais cette ritournelle... Robert est bon, il est généreux, il a toutes les vertus.

ROBERT.

Glisse ! glisse !

LA HERCHE.

Il est le monsieur dont on dit qu’il fait un noble usage de sa fortune. C’est un philanthrope. Ce qui ne l’empêche pas de vivre dans une demeure princière et de ne se priver de rien.

CLOTILDE.

Ne se priver de rien, c’est la moitié de la charité.

ROBERT.

Je suis obligé par modestie d’interrompre brusquement cette conversation. Passons à un autre sujet. Une question me brûle les lèvres depuis ton arrivée. Quoi de nouveau, à Tours ?

LA HERCHE.

Ah ! mes amis, une histoire invraisemblable !

CLOTILDE.

Ça m’étonnait aussi qu’il ne vous l’ait pas encore racontée, ça m’étonnait.

LA HERCHE.

Je la réservais pour le déjeuner, mais puisqu’on ne déjeune pas...

Un temps.

Notre cousine Vilmenard... écoute bien.

AMÉLIE.

Oui, j’écoute.

LA HERCHE.

Elle est en fuite.

AMÉLIE.

En fuite !

CLOTILDE.

Voilà sa façon d’interpréter les choses... On est en fuite parce qu’on a quitté Tours ! J’ai vu Hortense avant son départ et elle m’a parfaitement expliqué...

LA HERCHE.

Pardon, ma chère, pardon. Je sais ce que je dis. Après avoir, sans raisons sérieuses, rompu un mariage superbe avec un homme qui n’a pas cinq ans à vivre, Hortense est partie subrepticement... avant-hier. Eh bien ! moi, j’appelle ça prendre la fuite. Et savez-vous où elle est allée ?

ROBERT.

À Paris ?

LA HERCHE.

Tout juste. Et savez-vous ce qu’elle va y faire, à Paris ?

ROBERT.

Y exercer l’état de modiste.

LA HERCHE.

Précisément.

ROBERT.

Rue de la Chaussée-d’Antin.

LA HERCHE.

Rue de la Chaussée... Ah çà ! comment es-tu au courant ?

AMÉLIE, à Robert.

Oui ?

ROBERT.

Hortense est venue ici, ce matin, pendant que tu étais à la gare.

LA HERCHE.

Hein ! je crois qu’elle a un certain aplomb !

CLOTILDE.

Moi, je trouve Hortense extrêmement intéressante.

AMÉLIE.

Moi aussi, moi aussi.

LA HERCHE, à Robert.

Et toi aussi, sans aucun doute ?

ROBERT.

Il n’y a rien de plus touchant qu’une femme seule, pauvre, obligée de gagner sa vie.

LA HERCHE.

Principalement quand elle est jolie, comme Hortense. Quand donc verrai-je un philanthrope s’intéresser à une femme laide ?

ROBERT, riant.

Dès que tu seras philanthrope, tu verras ça... Alors, tu crois que si Hortense avait été laide, je l’aurais accueillie avec la dernière brutalité ?

LA HERCHE.

Bon, bon ! n’en parlons plus. Vous avez raison, je suis un égoïste, un sauvage. J’ai des idées arriérées ; j’en suis encore à cette vieille idée que le mariage, pour une femme, est préférable au vagabondage... À la pensée que la veuve de mon cousin germain va tenir une boutique, au lieu de devenir baronne de Tinois, il m’est impossible d’être chatouillé dans mon amour-propre...

À Robert.

Que veux-tu ? Je n’ai pas un caractère aussi moderne que toi ! Je te donne simplement rendez-vous dans six mois, et nous verrons le chemin que notre belle cousine aura fait dans Paris.

CLOTILDE.

Oh !

LA HERCHE.

En ce qui me concerne, tu ne t’étonneras pas, j’espère, que je cesse toutes relations avec Hortense, du moins provisoirement...

ROBERT.

Alors, ça ne te ferait pas plaisir de déjeuner avec elle, ce matin ?

LA HERCHE.

Ne plaisantons pas là-dessus, n’est-ce pas ?

ROBERT.

C’est que je l’ai invitée à déjeuner avec nous...

Haut-le-corps de La Herche.

CLOTILDE.

Bravo !

ROBERT, à Amélie.

Tu ne me blâmes pas ?... Elle est ici.

AMÉLIE.

Mais, mon ami, en aucune façon... Tu as fort bien fait.

LA HERCHE.

Ah ! c’est comme ça ! Eh bien, mais, moi aussi, je vais être très aimable avec elle ! Qu’est-ce que ça me fait, au fond ! Nous verrons bien comment tout ça finira, n’est-ce pas ? Nous le verrons bien, et d’ailleurs je m’en doute !

Entre Hortense.

 

 

Scène XII

 

ROBERT, LA HERCHE, AMÉLIE, CLOTILDE, HORTENSE

 

AMÉLIE, allant à sa rencontre et l’embrassant.

Soyez la bienvenue, Hortense...

Hortense et Clotilde se serrent la main.

LA HERCHE.

Ma chère cousine...

Il lui tend la main le plus gracieusement qu’il peut.

HORTENSE.

Cher cousin...

LA HERCHE, avec une fausse amabilité.

Enchanté de vous retrouver à Paris, enchanté.

HORTENSE.

Et moi de même, cher cousin...

LA HERCHE.

Je ne m’y attendais pas.

HORTENSE.

Moi non plus.

LA HERCHE.

C’est une surprise très agréable.

HORTENSE.

Surtout pour moi, cousin...

Allant à Robert.

Mais vous me l’avez changé ?

CLOTILDE, à Hortense.

On va se voir souvent.

LA HERCHE, grommelant, à part.

On pourrait même ne plus se quitter.

Entrent Yvonne et Adrienne.

 

 

Scène XIII

 

ROBERT, LA HERCHE, AMÉLIE, CLOTILDE, HORTENSE, YVONNE, ADRIENNE puis PHILIPPE AUBIER

 

YVONNE.

Mon oncle, excusez-moi, il a fallu que je m’arrange un peu.

LA HERCHE, l’embrassant.

Tu es tout excusée, mon enfant...

Regardant sa montre.

Il n’est d’ailleurs que midi trente-cinq.

YVONNE, allant embrasser Clotilde.

À quelle heure déjeunez-vous, à Tours ?

LA HERCHE.

À onze heures. Chaque pays a ses usages.

Entre Philippe Aubier.

PHILIPPE, à Robert qui va à sa rencontre.

J’ai été retenu au laboratoire.

ROBERT.

Vous n’êtes pas en retard...

Le conduisant à Clotilde.

Ma chère amie, permettez-moi de vous présenter monsieur Philippe Aubier, un de nos plus jeunes et de nos plus distingués savants.

Clotilde lui tend la main.

Mon beau-frère, La Herche.

LA HERCHE.

Monsieur, charmé.

AMÉLIE, à Philippe.

Cher monsieur...

PHILIPPE.

Madame, j’ai accepté cette invitation sans la moindre cérémonie.

AMÉLIE.

Et je vous en remercie.

CLOTILDE, à Philippe.

Mon beau-frère me dit que vous êtes en train de faire une grande découverte...

PHILIPPE, riant.

Mais non, mais non.

ROBERT.

Je vous assure, Clotilde !

CLOTILDE.

Je n’ai jamais vu de laboratoire. Ce doit être curieux.

ROBERT.

C’est infiniment curieux.

CLOTILDE.

Vous m’y conduirez, Robert ?...

Clotilde cause avec Philippe. Robert va rejoindre Hortense. Yvonne et Advienne lui montrent des clichés photographiques.

YVONNE, son appareil à la main.

On a encore cinq minuties. Je vais vous prendre tous dans le jardin.

ROBERT.

C’est ça...

À Hortense.

Allons, cousine, prenez mon bras et allons nous faire photographier.

HORTENSE, lui prenant le bras gaiement.

Voilà, cousin !

ROBERT, regardant sa main.

Vous avez une jolie bague...

HORTENSE.

N’est-ce pas ?

ROBERT, sans galanterie, très fraternellement, et à haute voix.

Et la main n’est pas vilaine non plus...

ADRIENNE, à part.

Eh bien, et moi ?... Elle ne fait déjà plus attention à moi. Je n’existe plus, moi, je n’existe plus !

LA HERCHE, à lui-même.

C’est charmant ! C’est charmant !

AMÉLIE, à la Herche, au premier plan, pendant que tout le monde est au fond.

Qu’est-ce que tu dis ?

LA HERCHE.

Je dis que ma femme va se faire photographier avec un monsieur qu’elle ne connaissait pas il y a un quart d’heure...

AMÉLIE.

Ça arrive tous les jours.

LA HERCHE.

Je dis aussi que tu es bien imprudente de laisser s’introduire chez toi une femme de la figure et de la situation d’Hortense.

AMÉLIE, riant.

Ce n’est pas la première jolie femme qui vient ici, et, tu vois, nous ne sommes pas encore divorcés.

LA HERCHE.

Je dis enfin que je regrette joliment d’être venu à Paris et que j’ai bien envie de reprendre le train de quatre heures !

 

 

ACTE II

 

Entresol de modiste.

Pièce blanche, élégante : à droite, une porte qui donne sur un escalier descendant au magasin. À gauche, l’atelier. À droite, au premier plan, une porte donnant sur les appartements particuliers.

 

 

Scène première

 

HORTENSE, ANNA, puis CÉLESTE

 

HORTENSE, à Anna qui sort de l’atelier de gauche avec deux cartons.

Ce sont les chapeaux de mademoiselle Grinaldi ?

ANNA.

Oui, madame.

HORTENSE, lui tendant un papier.

N’oubliez pas la facture...

Anna la prend. Entre Céleste pur la droite, chapeau, gants, prête à sortir.

CÉLESTE.

Je sors un instant, faire une petite course...

À Anna.

Dépêchez-vous, Anna.

Sort Anna. À Hortense.

Dis donc ? Il me semble qu’il est venu pas mal de monde aujourd’hui ?

HORTENSE.

Oui, il me semble.

CÉLESTE.

Je te le dis, nous avons une maison admirable et qui ne demande qu’à marcher ! Il s’en manque de ça que nous soyons tout à fait lancées... de ça... d’un rien. Je sens venir la clientèle, je la sens venir, elle est là... Seulement, il ne faut pas reculer devant certains sacrifices, et j’en reviens toujours à mon idée : il faut déménager.

HORTENSE.

Mais pourquoi ? Nous sommes très bien ici.

CÉLESTE.

Non, c’est trop étroit. Des qu’on a cinq ou six clientes à la fois, on ne sait plus où les fourrer.

HORTENSE.

On a rarement cinq ou six clientes à la fois, d’ailleurs.

CÉLESTE.

On peut les avoir, on les aura bientôt... ! Tu ne trouves pas curieux que le propriétaire de ce superbe entresol que j’ai visité, boulevard Malesherbes, tout près de la Madeleine, et qui ferait si bien notre affaire, soit précisément ton cousin, monsieur Vandel ?

HORTENSE.

Mais c’est tout naturel. Il est très riche.

CÉLESTE.

C’est ce fameux cousin dont tu me parles tout le temps et dont la femme est notre cliente ?

HORTENSE.

D’abord, permets, je ne t’en parle pas tout le temps.

CÉLESTE.

Enfin, s’il nous accorde la diminution que je lui ai demandée...

HORTENSE, riant.

Comment ! tu as eu le toupet de lui écrire ?

CÉLESTE.

Pourquoi pas ? Il doit être charmant, cet homme-là !

HORTENSE.

Tu ne le connais pas.

CÉLESTE.

Je connais sa maison... Enfin, nous recauserons de cela. Tu as une famille très chic : laisse-moi te dire que tu ne t’en sers pas assez. Je sais bien qu’il ne faut pas trop compter sur sa famille ; mais, du moment qu’on en a une, autant qu’elle soit riche... La voilà, la vraie clientèle, la voilà ! Et c’est toi qui devrais nous l’amener. Tu vis trop renfermée, tu ne sors pas assez... Et puis, je me figure que tu n’es pas aussi gaie qu’autrefois ? Dans le commerce, il faut être gaie.

HORTENSE.

Je suis la gaieté même.

CÉLESTE.

Est-ce que tu regrettes de n’avoir pas épousé ton vieux bonhomme ?

HORTENSE.

Si je le regrettais, je l’épouserais. Il est encore temps... tout juste, mais il est encore temps.

CÉLESTE.

Alors, tu as toujours confiance ?

HORTENSE.

Mais toujours... et de plus en plus.

CÉLESTE.

Tu es persuadée que nous serons dans six mois la première maison de modes de Paris ? malgré les petits accrocs qui nous arrivent ?

HORTENSE, riant.

Je n’en doute pas une minute.

CÉLESTE.

Voilà comment je te veux.

HORTENSE.

Au fait, où vas-tu ?

CÉLESTE.

Chez la mère Blondais... C’est demain le trente...

HORTENSE.

Ah ! oui.

CÉLESTE.

J’aurais bien envoyé Léon, mais on ne le voit jamais, ce coco-là. Il n’est bon qu’à fumer de gros cigares et à traîner au café... Quelle drôle d’idée j’ai eue de l’épouser !... Quand une femme a une profession, elle n’a pas besoin de mari : un amant suffit ! Rappelle-toi ça à l’occasion.

HORTENSE.

Tu me donnes de jolis conseils, toi, une honnête femme !

CÉLESTE.

Il y a de mauvais conseils que seule une honnête femme peut donner... À tout de suite...

Entre Fanny par le magasin.

Qu’y a-t-il ?

FANNY.

Monsieur et madame La Herche font demander à madame Vilmenard s’ils peuvent lui serrer la main !

HORTENSE.

Certes ! oui...

Sort Fanny. À Céleste.

Mes cousins La Herche, de Tours !

CÉLESTE.

Tu en as des cousins ! Soigne-les bien... Songe à la clientèle de province. Elle est excellente aussi, la clientèle de province... Je te laisse...

Elle sort après avoir salué La Herche et Clotilde.

 

 

Scène II

 

HORTENSE, LA HERCHE, CLOTILDE, puis quelques instants FANNY

 

HORTENSE.

Que c’est gentil à vous, Clotilde !

CLOTILDE, l’embrassant.

Bonjour, chère amie !

LA HERCHE.

Votre santé est bonne, Hortense ?...

Il lui tend la main.

HORTENSE.

Très bonne, je vous remercie.

LA HERCHE.

Le fait est que vous avez une mine radieuse.

CLOTILDE.

Oh ! mais je ne viens pas seulement vous embrasser, Hortense, et prendre de vos nouvelles. Je viens vous acheter une foule de chapeaux.

LA HERCHE.

Toute la boutique !

HORTENSE.

Tant mieux ! J’y compte bien.

CLOTILDE.

J’en ai vu en bas, au magasin, plusieurs délicieux.

HORTENSE.

Il y en a d’autres à l’atelier, qui ne sont pas encore sortis, des modèles nouveaux...

À Fanny qui passe.

Montrez donc, Fanny, les modèles nouveaux.

FANNY.

Bien, madame.

Elle passe à l’atelier.

LA HERCHE.

C’est gai, ici, c’est pimpant !

HORTENSE.

Ce n’est pas immense, mais c’est tout ce qu’il faut pour essayer des chapeaux.

LA HERCHE.

On nous a dit que vous faisiez très bien vos affaires.

HORTENSE.

Nous sommes assez contentes... Quand êtes-vous arrivés de Tours ?

LA HERCHE.

Avant-hier.

HORTENSE.

Vous restez quelque temps ?

LA HERCHE.

Comment ! si nous restons quelque temps ! Au fait, j’aurais dû commencer par vous dire ça. Nous avons quitté Tours définitivement... Nous venons habiter Paris.

HORTENSE, étonnée.

Vous, mon cousin ! Vous !

LA HERCHE.

J’aime votre étonnement : il me fait plaisir.

CLOTILDE.

Oui, ma chère, Adolphe a enfin consenti à ce que je lui demandais depuis notre mariage.

LA HERCHE.

Pardon ! pardon ! Je tiens à rétablir la vérité devant Hortense. Je n’ai pas consenti et je ne consens pas. Je cède devant une force supérieure à ma volonté, c’est tout différent.

HORTENSE.

Quelle force ?

LA HERCHE.

La santé de ma femme, parbleu !... Oui, chère amie, il a bien fallu, Clotilde dépérissait à vue d’œil...

Clotilde hausse les épaules.

Elle passait ses journées étendue sur une chaise longue, à pousser des soupirs. Elle refusait de voir son médecin. Il est vrai que c était un médecin de province... Nous partions donc pour Paris le soir même. Savez-vous combien de voyages nous avons faits à Paris, depuis votre départ, depuis moins de deux mois ? Onze... C’est-à-dire ce que je comptais en effectuer dans ma vie entière. Je dois ajouter qu’une fois à Paris la santé de Clotilde redevenait vite florissante. Nous allions au théâtre, puis souper, et nous nous couchions à quatre heures du matin, si l’on peut appeler ça se coucher. Quelques semaines de ce régime m’ont mis dans l’état où vous me voyez.

HORTENSE.

Vous êtes superbe.

LA HERCHE.

Je suis flapi.

CLOTILDE.

Il ne s’est jamais mieux porté.

LA HERCHE.

Vous comprenez qu’entre ma santé et celle de ma femme je n’ai pas hésité, et voilà pourquoi, comme je vous le disais tout à l’heure, j’ai cédé à une force supérieure à...

CLOTILDE.

Ne te répète pas.

HORTENSE.

Vous êtes un bon mari, voilà ce que ça prouve.

CLOTILDE.

Et il sera un mari meilleur encore quand il fera de bonne grâce tout ce qu’il fait aujourd’hui avec une mauvaise humeur non dissimulée et une ironie un peu vulgaire...

LA HERCHE.

Je sens que je deviendrai un jour très parisien ! Oh ! j’ai encore bien des tares. Par exemple, j’accompagne ma femme dans les magasins, au lieu de l’y laisser aller toute seule... ou avec des jeunes gens... Mais tout cela disparaîtra, tout cela disparaîtra peu à peu...

Entre Fanny, de l’atelier, deux chapeaux dans une main, un dans l’autre.

CLOTILDE.

Ah ! occupons-nous de choses sérieuses... Voyons ces chapeaux.

FANNY, en posant un.

Pas celui-ci, n’est-ce pas, madame ?

HORTENSE.

Évidemment.

CLOTILDE, souriant.

En effet...

LA HERCHE, qui regarde le chapeau que Fanny vient de déposer sur un meuble.

Pourquoi ce mépris pour ce chapeau ? Il est charmant, je le trouve charmant.

FANNY, avec indulgence.

Voyons, monsieur.

LA HERCHE.

Je vous donne mon goût. Et je le préfère à ceux-là...

Il désigne les autres. Pendant les répliques qui suivent, Clotilde, aidée par Hortense et Fanny, en essaye un.

FANNY.

Oh ! monsieur, il n’y a aucune comparaison.

LA HERCHE.

Ah !

FANNY.

La preuve, monsieur, c’est que celui que vous préférez coûte cinquante francs.

LA HERCHE.

Et l’autre ?

FANNY.

Celui que madame essaye ?

LA HERCHE.

Oui.

FANNY.

Cent cinquante francs.

CLOTILDE.

Vous voyez.

LA HERCHE.

Mais ils sont pareils !

FANNY.

Monsieur ne voit pas la différence ?

LA HERCHE.

Je vois une différence de cent francs. Enfin, je le préfère. Je ne peux pas vous dire autre chose.

CLOTILDE, après avoir essayé.

Ils me vont bien, il me semble, tous les deux... avec cette petite modification...

Elle fait un geste.

FANNY.

Ce sera miraculeux, madame...

Elle sort en emportant les deux chapeaux.

LA HERCHE.

On doit s’enrichir très vite dans ce métier-là. Je comprends que vous l’ayez choisi.

HORTENSE.

Je vous affirme, mon cousin, qu’il existe pour les femmes des métiers où l’on s’enrichit encore plus vite.

CLOTILDE.

Je pense ! Et vous avez eu un vrai mérite, ma chère. Je le disais en venant. Vous avez montré un vrai courage et il est de notre devoir de vous aider de toutes nos forces.

HORTENSE.

Merci, Clotilde.

CLOTILDE.

Car enfin, vous pouviez ne pas réussir... Et alors, où alliez-vous ?

LA HERCHE.

D’ailleurs, si vous aviez des regrets, il serait trop tard, puisque Tinois... Vous avez appris ce qui arrive à Tinois, je suppose ?

HORTENSE.

Mais non, je ne savais pas... Il est mort ? Oh ! ce pauvre baron, ça me fait beaucoup de peine.

LA HERCHE.

Non, non, il n’est pas mort, Il se marie.

HORTENSE, stupéfaite.

Vous dites ?

CLOTILDE.

Oui, ma chère, il se marie. C’est d’un comique !

LA HERCHE.

Ça n’a rien de comique.

CLOTILDE.

C’est triste, alors.

HORTENSE.

Racontez-moi donc ?... Qui épouse-t-il ?

LA HERCHE.

Sa gouvernante.

HORTENSE.

Cette grande femme noire, sèche, affreuse ?

LA HERCHE.

Elle-même. C’est un homme qui ne peut pas vivre seul.

HORTENSE.

Pas possible ! Mais il y a au moins trente ans qu’il l’a épousée !

LA HERCHE.

On le dit.

CLOTILDE.

C’est un mariage scandaleux. Et je suis doublement heureuse de ne plus habiter une ville où il se passe des choses pareilles.

HORTENSE, gaiement.

Eh bien ! je l’ai échappé belle !

LA HERCHE.

Vous ?

HORTENSE.

Oui, moi. Car savez-vous ce qui me serait arrivé, à moi, si j’avais épousé le baron de Tinois ? Il m’aurait trompée avec sa gouvernante.

CLOTILDE, qui a remis son chapeau.

Probablement. Et Adolphe vous doit des excuses pour vous avoir autrefois conseillé ce mariage.

LA HERCHE.

Je vous les fais, ma cousine.

HORTENSE.

Et je les accepte.

CLOTILDE.

Au revoir, Hortense. Dès que nous serons installés, nous vous ferons signe... Vous m’envoyez ces deux chapeaux chez mon beau-frère, n’est-ce pas ?

HORTENSE.

Vous les aurez demain matin.

CLOTILDE.

À bientôt, ne vous dérangez pas.

LA HERCHE, sortant.

Au revoir, Hortense. Hein ! croyez-vous que nous sommes loin de la place de l’Archevêché ?

La Herche et Clotilde sortent par la porte de droite donnant sur l’escalier.

 

 

Scène III

 

HORTENSE, seule, puis CÉLESTE et ADRIENNE

 

HORTENSE, seule, gaiement.

Il n’y a plus qu’à faire fortune, maintenant... c’est bien simple !

Apercevant Céleste.

Ah ! tu es de retour...

Elle va serrer la main d’Adrienne.

CÉLESTE.

J’ai rencontré Adrienne qui venait chez nous. Je quitte la mère Blondais... Elle n’a pas d’argent en ce moment.

HORTENSE.

Oh !... Et notre échéance de demain ?

CÉLESTE.

Ne t’inquiète pas. Nous avons trouvé la combinaison, Adrienne et moi... ou plutôt c’est Adrienne qui en a eu l’idée la première.

HORTENSE.

Et cette combinaison, c’est ?...

CÉLESTE.

Ton cousin, pardi !

HORTENSE.

La Herche !

ADRIENNE.

Mais non... monsieur Vandel.

HORTENSE.

Robert !... Ah çà ! tu plaisantes ?...

ADRIENNE.

Il sera enchanté de vous les prêter, les six mille francs.

CÉLESTE.

Pardi !

HORTENSE.

C’est possible ; mais, moi, je ne les lui demanderai jamais...

CÉLESTE.

Réfléchis à...

HORTENSE.

Jamais de la vie ! Ce n’est pas la peine d’insister.

CÉLESTE.

Mais pourquoi ? pourquoi ?

HORTENSE.

C’est beaucoup trop délicat.

CÉLESTE.

Quand on va emprunter de l’argent, ce qui est délicat, c’est qu’on ne vous le prête pas.

HORTENSE.

Ne parlons plus de cela, je vous en prie, c’est inutile. Vous ne me déciderez pas... Mais je préférerais m’adresser à Tinois, s’il n’y avait pas d’autre ressource.

CÉLESTE.

Tiens ! c’est une idée... Ça me dit assez, Tinois...

HORTENSE.

C’est un très galant homme. Et puisqu’il se marie, je n’ai plus de scrupules à avoir...

ADRIENNE.

Ah bah ! il se marie ?...

HORTENSE.

Oui, avec sa gouvernante... Quelle heure est-il ?

CÉLESTE.

Cinq heures et demie.

HORTENSE.

J’ai largement le temps de prendre le train de sept heures et d’être de retour demain à midi.

CÉLESTE.

Ça va.

HORTENSE.

Et puis, c’est drôle, parce qu’elle va être affolée, la gouvernante, en me voyant arriver. Ça me décide.

CÉLESTE, à Adrienne.

Toi, tu reviens dîner avec moi, puisque tu es libre ce soir ?

ADRIENNE.

C’est entendu.

CÉLESTE.

À sept heures, le train ?

HORTENSE.

Je crois. Regarde dans l’Indicateur.

Céleste entre à l’atelier.

 

 

Scène IV

 

HORTENSE, ADRIENNE

 

ADRIENNE.

Tu sais que je te trouve absurde de demander un pareil service à un étranger, surtout à celui-là, quand, en une heure, en faisant une démarche toute simple, toute logique...

HORTENSE.

J’ai mes raisons. Comment peux-tu parler ainsi, toi qui connais les circonstances dans lesquelles je me suis trouvée vis-à-vis de ma famille... quoique Robert, lui, ait été parfait ?... Mais les autres ?... Si l’on m’y reçoit encore assez bien, – il est vrai que je n’abuse pas de la permission...

ADRIENNE.

Assez bien ? On t’y reçoit parfaitement bien.

HORTENSE.

Je m’entends... C’est que l’on me croit dans une situation brillante. Et alors, me vois-tu allant avouer la vérité, la pénible vérité, obligée de dire que nos affaires ne vont pas... Non, non, vois-tu La Herche ?

ADRIENNE.

Comment le saurait-il ?

HORTENSE.

Par Amélie, la femme de Robert, qui le saurait par son mari... Est-ce qu’on cache ces choses-là à sa femme ? Et alors, moi, je serais bien arrangée... Non, non, ne faisons pas intervenir la famille !

ADRIENNE.

Ne te fâche pas, ne te fâche pas ! Comme tu es nerveuse !... Tu ne veux pas, n’en parlons plus... Les raisons que tu me donnes ne m’ont pas convaincue, mais tu me pries de ne pas insister, je n’insiste pas.

HORTENSE.

Les raisons que je te donne ne t’ont pas convaincue ?

ADRIENNE.

Non.

HORTENSE.

Alors, tu me crois une arrière-pensée ?

ADRIENNE.

Peut-être...

HORTENSE.

Explique-toi mieux... En voilà des insinuations !... Ah çà ! vas-tu me faire une scène de jalousie, par hasard ?

ADRIENNE.

Oh ! non, rassure-toi... J’ai été horriblement jalouse de toi au début, je ne m’en cache pas... mais c’est fini...

HORTENSE.

Tu as été jalouse de moi ?

ADRIENNE.

Dès le premier jour... Il ne parlait qu’à toi, il te regardait avec des yeux souriants et tendres. J’étais persuadée qu’il te faisait la cour.

HORTENSE.

Lui, faire la cour à une femme !... Je cite tes propres paroles...

ADRIENNE.

Je disais ça, je disais ça... parce qu’il ne me la faisait pas, à moi !... Mais toi, ce n’est pas la même chose, je m’en rends compte. Tu es jolie, tu es séduisante. Il te revoyait dans des conditions spéciales, avec un petit air de persécution qui te rendait touchante, surtout pour un caractère comme le sien.

HORTENSE.

Enfin, tu n’étais pas rassurée ?

ADRIENNE.

Je l’avoue.

HORTENSE.

Et maintenant ?

ADRIENNE.

Maintenant, il me semble que le danger est passé. Je me trompe peut-être, mais j’ai réfléchi. Au fond, vois-tu, c’est un homme sans cœur.

HORTENSE, en riant.

Lui ! sans cœur !

ADRIENNE.

Oui, en ce sens que l’idée ne lui vient même pas qu’on pourrait l’aimer... Va, ma chère, on en est avec lui pour ses frais d’imagination. Il nous traite avec douceur, comme des petites bêtes gentilles, mais en réalité il nous dédaigne. Et je finis par croire que c’est pour ce dédain que nous l’aimons, et non pour sa bonté.

HORTENSE.

Que nous l’aimons !... Parle pour toi... Moi, je ne tiens pas du tout à être traitée comme une petite bête gentille.

ADRIENNE.

Jure-moi que tu ne t’es pas emballée sur lui ?

HORTENSE.

Ah ! tu m’agaces, à la fin ! Je te prie de t’arrêter. Tu t’imagines que toutes les femmes sont amoureuses de Robert ! C’est une manie, je t’assure. Il faut soigner ça...

Fanny regarde par la porte ouvrant sur l’escalier.

FANNY.

Oui, monsieur, ces dames sont là.

Entre Robert.

 

 

Scène V

 

HORTENSE, ADRIENNE, RORERT

 

HORTENSE, se levant vivement.

Oh ! mon cousin, quelle surprise !

ROBERT.

Bonjour, cousine !... Bonjour, mademoiselle Adrienne !...

ADRIENNE, très troublée.

Monsieur Vandel...

À part.

Lui, ici !...

ROBERT.

Voici, cousine, ce qui m’amène...

ADRIENNE, avec difficulté, à Hortense.

Je... je te quitte...

ROBERT.

À demain, alors, mademoiselle ?

ADRIENNE.

À... demain... Au revoir, toi...

À part, en sortant.

Qu’est-ce qu’il vient faire ?... Qu’est-ce qu’il vient faire ?

 

 

Scène VI

 

ROBERT, HORTENSE

 

HORTENSE.

Asseyez-vous, Robert...

ROBERT.

Je ne vous dérange pas ?

HORTENSE.

Mais non, mais non...

ROBERT.

Voici l’objet de ma visite. J’ai trouvé chez moi, tout à l’heure, une lettre de madame Broquet, Céleste Broquet, modiste... C’est bien votre associée ?

HORTENSE.

En effet...

ROBERT.

Cette dame est allée visiter un entresol boulevard Malesherbes...

HORTENSE.

Ah ! oui, elle m’a raconté...

ROBERT.

Vous comprenez que je serai enchanté de vous avoir comme locataires, toutes les deux. D’ailleurs, cet entresol n’était jamais loué, c’est un véritable service que vous me rendez.

HORTENSE, souriant.

Oh ! mon cousin...

ROBERT.

Si, si, je vous assure... Et puis, vous vous agrandissez, ça me fait plaisir. Les affaires vont donc bien ?

HORTENSE.

Assez bien, Robert, je vous remercie.

ROBERT.

Vous êtes contente ?

HORTENSE.

Fort contente.

ROBERT.

Voilà qui est parfait. Vous allez me faire faire la connaissance de ma nouvelle locataire...

HORTENSE.

Elle est à l’atelier.

ROBERT, désignant la droite.

C’est là, l’atelier ?

HORTENSE.

Non, c’est de ce côté. Là, c’est notre appartement, à Céleste et à moi.

ROBERT.

Vous demeurez ensemble ?

HORTENSE.

C’est-à-dire que nous avons deux logements contigus, car Céleste est mariée, comme vous savez, ou comme vous ne savez pas.

ROBERT.

J’avoue que je l’ignorais. Qui est ce mari ?

HORTENSE.

Un monsieur qui cherche une place et qui n’arrive pas à en trouver une depuis que sa femme gagne sa vie. Céleste est très méritante, je vous assure.

ROBERT.

J’aime infiniment ces créatures-là, courageuses, vivantes. Vous aussi, cousine, vous en êtes une. C’est ce qui me donne une si vive sympathie pour vous.

HORTENSE.

Merci, Robert.

ROBERT.

Sympathie qui m’a d’ailleurs l’air de vous être prodigieusement indifférente !...

HORTENSE.

À moi ?... Oh !

ROBERT.

Oui, à vous. Si vous la partagiez, vous ne resteriez pas des semaines sans venir à la maison... car enfin, pourquoi ne vous voit-on plus jamais ?

HORTENSE.

C’est un hasard.

ROBERT.

Non, non, ce n’est pas un hasard. Vous avez refusé trois ou quatre invitations à dîner sous des prétextes que je ne qualifierai pas... et il y a plus d’un mois que vous n’avez fait à ma femme la moindre visite... Elle s’en plaignait hier.

HORTENSE.

Elle s’en plaignait ?

ROBERT.

Mais oui.

HORTENSE.

Vraiment ?

ROBERT.

Vous en doutez ?... Comment, vous en doutez ?... Mais c’est pourtant la vérité pure.

HORTENSE.

Je veux bien croire qu’elle l’ait remarqué ; je ne suis pas aussi sûre qu’elle s’en soit plainte.

ROBERT.

Par exemple ! Mais je ne veux pas que vous disiez cela ! Amélie a une grosse affection pour vous. Je ne parle pas de ma fille, qui vous adore.

HORTENSE.

Mon cher cousin, il y a dans l’affection que les femmes ont les unes pour les autres une foule de nuances qui échappent aux hommes, mais qui sont notre spécialité, à nous.

ROBERT.

Ce qui signifie ?... Voyons, dites ?

HORTENSE.

Ce qui signifie que votre femme est très affectueuse avec moi, certes... et je lui en suis fort reconnaissante. Mais que vous vous en aperceviez ou non, qu’elle-même le fasse plus ou moins inconsciemment, eh bien ! que voulez-vous ? elle ne me considère plus tout à fait comme son égale... Remarquez que c’est tout naturel, je n’y mets aucune amertume.

ROBERT.

Quelle erreur est la vôtre ! Et comment une femme aussi fine que vous peut-elle se tromper à ce point-là ?

HORTENSE.

Quelle erreur est la vôtre, cousin ! Et comment un homme aussi fin que vous n’en a-t-il pas été frappé ? Non, non, je ne suis plus pour Amélie, ni pour Clotilde, une femme de leur monde... Elles m’achètent des chapeaux, c’est bien gentil de leur part ; vous venez me voir aujourd’hui, c’est bien gentil de la vôtre. Mais, si j’étais allée chez vous chaque fois que vous m’y avez invitée, si j’avais accablé votre femme de visites, je ne vous dis pas que je vous aurais perdu, vous, comme ami, mais j’aurais certainement perdu madame Vandel comme cliente. Je suis modiste, mon cher cousin.

ROBERT.

Vous êtes ma cousine, chère modiste, et la cousine de ma femme. Et ma femme a un cœur excellent. Elle est très intelligente... Ce malentendu est absurde, il ne repose sur rien, sur rien. Et nous allons le dissiper tout de suite. Amélie va vous inviter à dîner pour demain. Ne songez pas à refuser, vous me feriez beaucoup de peine.

HORTENSE.

J’accepte, mon cousin, puisque vous insistez si gracieusement.

ROBERT.

Nous aurons La Herche... ce sera très gai.

HORTENSE.

Je l’ai vu tout à l’heure.

ROBERT, riant.

Vous savez son histoire ?

HORTENSE, même jeu.

Oui, oui...

ROBERT.

Il est dans une forme splendide en ce moment-ci... À demain, cousine...

Il lui prend la main qu’il conserve un instant dans la sienne et qu’il regarde.

Tiens ! vous ne portez plus votre bague?

HORTENSE.

Mais si, voyez.

ROBERT.

Non, pas celle-là... l’autre.

HORTENSE.

Ah ! oui, le rubis ?

ROBERT.

Le rubis entouré de brillants.

HORTENSE.

Vous vous le rappelez ?

ROBERT.

Il est si beau !

HORTENSE.

Il vous plaisait ?

ROBERT.

Beaucoup... Vous ne l’avez donc plus ?

HORTENSE.

Il détonnait un peu dans ma position... je m’en suis défaite.

ROBERT.

Oh ! que c’est dommage !

HORTENSE.

Je vous promets de m’en racheter un tout pareil sur mes premiers bénéfices.

ROBERT.

Ce n’est pas un ennui, au moins, qui vous a forcée de vous en défaire ?

HORTENSE.

Non... non...

ROBERT.

Sûr ?

HORTENSE.

Sûr...

Entre Céleste.

 

 

Scène VII

 

ROBERT, HORTENSE, CÉLESTE

 

CÉLESTE, vivement, portant un manteau de voyage et un chapeau.

Dis donc, ma chère, tu vas manquer ton train !... Je t’apporte...

Apercevant Robert.

Oh ! pardon...

HORTENSE.

Vous désiriez connaître mon associée, Robert... permettez-moi de vous la présenter.

CÉLESTE.

Oh ! monsieur, c’est vous qui seriez le... le cousin... de... ?

ROBERT.

Mais oui, madame, c’est moi. Enchanté de faire votre connaissance.

CÉLESTE.

Ah ! par exemple !... Ce n’est peut-être pas très poli ce que je vais vous dire... mais je ne vous voyais pas du tout comme ça... Oh ! mais pas du tout...

HORTENSE.

Voyons, Céleste...

ROBERT.

Et comment me voyiez-vous ?

CÉLESTE.

Autrement...

ROBERT.

Pourtant, je suis comme ça.

HORTENSE.

Excusez-la, Robert...

CÉLESTE.

Ton cousin voit bien que je suis une bonne fille, il ne se fâchera pas.

ROBERT.

D’autant plus qu’il va falloir causer un peu de cet entresol... J’ai reçu votre lettre.

CÉLESTE.

Ah ! oui...

ROBERT.

Elle est très juste, cette diminution que vous réclamez. Je me demandais pourquoi on ne le louait jamais, cet entresol. Vous avez trouvé tout de suite : il était trop cher.

CÉLESTE.

Je suis confuse...

ROBERT, à Hortense qui prend non chapeau et son manteau.

Vous allez en voyage, cousine ? Mais vous avez donc oublié que vous dînez demain à la maison ?

CÉLESTE, avec intention.

Elle ne va qu’à Tours...

ROBERT.

Tiens !... À Tours ?...

CÉLESTE, regardant na montre, à Hortense.

Dépêche-toi, dépoche-toi !... La banque n’attend pas.

HORTENSE, bas, à Céleste.

Tais-toi, hein !

ROBERT.

Quelle banque, mon Dieu ?... Vous allez à la banque... de Tours !

CÉLESTE, riant.

Non, c’est la Banque de France... Ah ! vous n’êtes pas dans le commerce, vous ! Vous avez de la chance !

HORTENSE, furieuse, à Céleste, bas.

Je te défends !

CÉLESTE.

Qu’est-ce que tu me défends ?... Mais il n’y a pas de honte à avoir des billets à payer. Ton cousin n’en a pas, mais il sait ce que c’est...

ROBERT.

Certainement, je le sais...

À Hortense.

Et c’est pour ça que vous allez à Tours ?

HORTENSE.

Non, Robert, non... je vous en prie... Cette Céleste est d’une indiscrétion !

ROBERT, à Céleste.

Dites-moi un peu, vous ?...

CÉLESTE.

Eh bien, oui, je vais vous le dire, parce que c’est trop bête, à la fin !

HORTENSE.

Oh ! oh !

CÉLESTE, à Robert.

Elle a envie de m’avaler, mais ça m’est égal... Je trouve absurde d’aller à Tours faire une démarche très délicate, au lieu d’exposer carrément la situation à ton cousin... n’essaye pas de m’arrêter, tu n’y parviendras pas... Ne dirait-on pas que c’est une chose inavouable ?... Nous avons une maison admirable, monsieur Vandel, et qui ne demande qu’à marcher... seulement, il nous arrive un petit accroc... Nous sommes un peu gênées en ce moment... Pardi ! ce ne serait rien si nous avions quelques jours devant nous. Par malheur, c’est comme un fait exprès... c’est justement demain la fin du mois... Si vous pouviez nous avancer cet argent-là, monsieur Vandel... six mille francs... pas un sou de plus... je m’engagerais à vous les rendre le mois prochain...

ROBERT.

Mais évidemment, je vais vous les prêter... Je vous les apporterai ce soir, je ne les ai pas sur moi.

CÉLESTE.

Oh ! monsieur Vandel, vraiment, vous pouvez... Oh ! merci, monsieur Vandel... merci.

ROBERT.

Mais c’est à vous que je les prête, à vous personnellement, ce n’est pas à Hortense... Elle ne le mérite pas...

À Hortense.

Savez-vous à quoi on s’expose, dans le commerce, en ne payant pas ses billets ?

HORTENSE.

Vaguement.

ROBERT.

On s’expose à faire faillite.

HORTENSE.

Oh !

CÉLESTE.

Parfaitement.

ROBERT.

Et réfléchissez, entre autres choses, à ce que dirait La Herche, si jamais vous faisiez faillite !

CÉLESTE, à Hortense.

Mais, remercie donc ton cousin !... Allons, embrasse-le ! embrasse-le tout de suite...

À Robert.

Je vais annoncer à mon mari, vous permettez ?...

ROBERT.

Faites, faites...

CÉLESTE, à part, en sortant vers l’appartement.

Eh bien, si j’avais eu un cousin comme ça, moi ! Pauvre Léon !

 

 

Scène VIII

 

ROBERT, HORTENSE

 

HORTENSE, lui tendant les mains en souriant.

Il faut que je vous remercie, en effet, Robert. Vous nous rendez un grand service.

Elle s’avance pour l’embrasser.

ROBERT.

Vous m’embrasserez tout à l’heure... Mais, pour l’instant, je suis furieux. Comment ! vous vous trouvez dans une situation pareille, vous avez besoin d’argent, et l’idée ne vous vient pas immédiatement de vous adresser à moi ?... Mais pourquoi cette défiance ? pourquoi ?... Je vous ai donc mal reçue ?

HORTENSE.

Oh ! Robert... Vous m’avez reçue, au contraire, avec une cordialité, une bonté... Je ne l’oublie pas.

ROBERT.

Il n’est pas question de ça. Il s’agit de confiance, de sympathie. Je suis votre plus proche parent, ce qui n’est pas grand’chose, mais je suis aussi votre camarade et votre ami, ce qui est mieux. Et, si je n’ai pas connu moi-même les difficultés de la vie, que voulez-vous ? on n’est pas parfait, – je les ai vues souvent auprès de moi, avec leurs complications et leurs angoisses, et leur spectacle m’a toujours ému. Alors, on peut tout m’avouer, à moi. On peut me confier ses ennuis et ses secrets. Je garde très bien les secrets, vous savez, cousine...

HORTENSE.

Oh ! je n’ai pas de secrets, je vous assure.

ROBERT.

Et des ennuis ?

HORTENSE.

Qui n’en a pas ? Mais ils ne sont pas graves.

ROBERT.

Pas graves ?... Vous voulez continuer le système des cachotteries avec moi ?... Il est trop tard. Si vous croyez que je ne devine pas où vous en êtes... C’est comme votre bague, tenez... Osez me dire que vous ne l’avez pas mise au clou, votre bague ?

HORTENSE, riant.

D’abord, quel mal y aurait-il ?

ROBERT.

C’est vrai, n’est-ce pas ?... Allons, avouez-le ?...

HORTENSE.

Eh bien, oui, là, c’est vrai !... Mais ne me regardez pas avec ces yeux-là, vous m’intimidez. Vous me regardez comme s’il m’arrivait un grand malheur... Mais non, c’est un petit malheur, tout petit, ce n’est rien.

ROBERT.

Vous riez ?... Moi, c’est bien simple, ça me navre ce que vous me racontez là, ça me navre.

HORTENSE.

Il n’y a pourtant pas de quoi, Robert, je vous assure.

ROBERT.

Et quand y êtes-vous allée, au Mont-de-Piété ?

HORTENSE.

À la fin du mois dernier, avec Céleste, qui en a d’ailleurs l’habitude. On nous a prêté beaucoup d’argent. Je ne me savais pas si riche, j’étais très contente, pas triste du tout. Le Mont-de-Piété est une étape nécessaire de la vie un peu aventureuse des bijoux, une épreuve qu’il faut qu’ils subissent et d’où ils sortent plus précieux. Cette pensée m’a empêchée d’éprouver la moindre mélancolie en voyant disparaître ma bague dans une vieille boite en carton.

ROBERT.

Ma pauvre petite Hortense ! Et moi qui vous croyais dans la position la plus prospère ! Je ne m’inquiétais plus de vous... On me disait que vous étiez en train de faire fortune... J’aurais dû m’en douter, pourtant, en vous voyant vous risquer dans cette aventure... Il est vrai que vous étiez si gaie, si confiante ! Vous m’aviez laissé une telle impression de santé, de bonne humeur, que je m’imaginais que la vie, au contraire, vous réservait ses plus belles surprises.

HORTENSE, hochant la tête.

Il a fallu déchanter.

ROBERT, la prenant paternellement.

Mais je suis là, heureusement, je suis là...

HORTENSE, troublée.

Laissez-moi, Robert... Je vous en prie, laissez-moi.

ROBERT.

Qu’est-ce que vous avez ?

HORTENSE.

Oh ! rien... Je suis un peu... un peu nerveuse tout à coup... Depuis ce matin, je ne me sentais pas dans un de mes bons jours... Je me trouvais seule, isolée. Il me semblait que, brusquement, une espèce d’obscurité était tombée sur mon existence... et j ‘avais un peu peur... Mais ça commence à passer, vous voyez...

Elle sourit.

ROBERT.

Il faut vous dire surtout que vous n’êtes pas seule, et qu’il y a, pas loin de vous, quelqu’un qui a une profonde amitié pour vous...

HORTENSE, émue.

Oui, Robert... oui, merci...

ROBERT.

Et, maintenant, embrassez-moi et n’en parlons plus...

Hortense s’avance, puis hésite.

Vous ne voulez pas m’embrasser ?

HORTENSE, le regardant.

Non.

ROBERT, souriant.

Et pourquoi ?

HORTENSE.

Pourquoi ?...

ROBERT.

Oui ?...

HORTENSE.

Je ne sais pas... Et puis, si, je veux... je veux...

Elle s’approche de lui, l’embrasse sur le front, puis brusquement lui prend la tête à deux mains et l’embrasse à pleines lèvres.

ROBERT, stupéfait.

Oh !

HORTENSE, sortant de ses bras et balbutiant.

Oui... oui... voilà... tant pis !

ROBERT, se rapprochant d’elle.

Ma petite Hortense !... ma petite Hortense ! Je ne savais pas, moi, je ne savais pas... Comment pouvais-je deviner ?

HORTENSE.

Que je vous aimais ?... Oh ! naturellement, vous ne l’avez pas deviné... Vous ne pensez jamais à ça, vous !

ROBERT.

Vous m’aimez ! Vous m’aimez !... C’est inouï !... inouï et charmant ! Je me rends compte que je dois avoir l’air stupide !... Voyons, asseyez-vous là, près de moi... tâchons de voir un peu clair en nous...

Il lui prend la main et la fait asseoir.

HORTENSE.

Oh ! moi, il y a longtemps que je vois clair... C’est pour cela que je n’allais plus chez vous, que je vous fuyais. Je sentais bien que je ne vous inspirais que cette espèce de sympathie, de pitié tendre que vous éprouvez pour tous les êtres qui ont besoin de vous.... Tandis que moi, je vous avais aimé tout de suite. Je m’étais juré de ne jamais vous le dire. Il a fallu l’émotion de cette journée, votre arrivée subite, mon désarroi, la douceur avec laquelle vous m’avez parlé, ce baiser... enfin...

ROBERT.

Ma chère petite Hortense, vous ne vous imaginez pas combien je suis troublé. Je suis aussi ému que vous... Non, non, l’affection que j’ai pour vous n’est pas banale, ne croyez pas cela. Elle est très profonde, au contraire, très différente de celle que j’ai ressentie pour d’autres femmes qui ont passé près de moi, dont l’existence a touché la mienne...

HORTENSE.

Mais vous ne m’aimez pas et vous ne m’aimerez jamais... Oh ! j’ai compris, allez !... Oubliez ce que j’ai eu la folie de vous dire... Je ne chercherai plus à vous revoir, vous pouvez être tranquille.

ROBERT.

Eh ! il s’agit bien de ma tranquillité ! Est-ce que vous supposez que je vais être tranquille, maintenant, après cet aveu ?... Car votre brusque contact m’a remué, moi aussi !

HORTENSE.

Robert !

ROBERT.

Je ne sais pas si je vous aime, si je vous aimerai jamais !... Mais je serais un pauvre être si, en vous sentant entre mes bras, je ne vous avais pas tout d’un coup ardemment désirée !

HORTENSE.

Robert, Robert ! Si vous ne pensez pas ce que vous dites, ne continuez pas, laissez-moi...

ROBERT.

Et d’être là, si proche de vous, de deviner à vos yeux que vous êtes toute prête à vous laisser emporter... Ah ! comment ne pas vous dire des folies ?... Comment ne pas vous dire que je vous adore ? même si je me trompe ! même si je mens !

HORTENSE.

Ça m’est égal, ça m’est égal ! Dites-le-moi, Robert... Ce qu’il vous plaira que je sois pour vous, je le serai... Décidez vous-même.

ROBERT.

Ah ! ce qui nous arrive était fatal, inévitable... Comment ne l’avais-je pas prévu ? J’étais un fou ! La nature avait tendu sous nos pas son piège le plus sûr. Depuis que je vous avais revue, il flottait autour de nous toutes les tentations. Vous aviez en vous, le jour de votre arrivée, la plus irrésistible force de séduction, je me le rappelle à présent. Vous sembliez seule et sans armes contre les menaces de la vie... Oui, oui, je me souviens de la sympathie soudaine qui m’a entraîné vers vous... Et désormais, c’était fatal ! fatal ! Nous ne pouvions pas échapper à l’étreinte.

HORTENSE.

Oui, c’était fatal ! Voilà ce qu’il faut nous dire.

ROBERT, l’attirant à lui.

Venez que je vous regarde encore ! Viens que je te regarde ! Viens que je trouve sur ton visage l’admirable excuse de ma défaite. Car tu ne te doutes pas de ce que tu as fait avec ton petit geste de tout à l’heure. Tu as détruit, d’un simple mouvement de tes lèvres, les plus fortes résolutions qu’un homme croyait avoir prises sur la terre... Oui, oui... cousine, riez. Vous pouvez rire, il y a de quoi !...

HORTENSE.

Je suis si heureuse ! Je ne vois pas au delà de la minute où vous me parlez... Je ne veux pas réfléchir...

ROBERT.

Oh ! surtout, ne réfléchissons pas... Nous sommes dans la tempête et dans l’imprévu. Mais vous valez tous les risques par votre beauté et votre charme.

HORTENSE.

Vous avez déjà des remords ?

ROBERT.

Si je n’en avais pas, où serait le plaisir ?

HORTENSE.

Allez, Robert, ne craignez rien. Je me contenterai de la place que vous voudrez me faire dans votre vie.

ROBERT.

Ne me faites pas de promesses, ne nous faisons pas de serments... Ma vie, mais vous allez la merveilleusement bouleverser de fond en comble...

HORTENSE.

Oh ! non... jamais...

ROBERT.

Si, si ! mais il le faut, c’est indispensable ! Tu es l’aventure et la fantaisie, il faut que tu apportes avec toi la complication et le désordre... Et ces complications seront délicieuses, ce désordre sera une joie... Je les aperçois au loin, car je viens d’avoir un éclair de lucidité. Tant mieux, tant mieux ! Mais nous allons être très heureux tout de même... Oh ! oui, très heureux... Tu vois, ma lucidité a déjà disparu, ce n’était qu’un éclair. Me voici de nouveau dans l’état où on aime. Je t’aime !

HORTENSE.

Répétez-le !

ROBERT.

Je t’aime !

HORTENSE.

Je ne serai pas pour vous une maîtresse comme vous en avez eu tant ?

ROBERT.

Je n’en ai pas eu tant... Si on s’en allait ? Avez-vous quelque chose à faire, ici ?

HORTENSE.

Rien.

ROBERT.

Alors, partons... Tiens ! il est l’heure de dîner... Allons dîner !

HORTENSE, avec joie.

Vous m’emmenez ?

ROBERT.

À moins que vous ne vous y opposiez formellement...

HORTENSE, mettant son chapeau et son manteau.

Vous êtes donc libre, ce soir ?

ROBERT.

Toute la soirée. Je devais dîner au cercle. N’allons pas dîner au cercle.

HORTENSE.

C’est ça.

ROBERT.

Et votre amie ? La prévenez-vous que vous sortez ?

HORTENSE.

Faut-il la prévenir ?... Non... Ce n’est pas la peine. Elle s’en apercevra bien.

ROBERT.

Et qu’est-ce que vous lui direz, demain ?

HORTENSE.

Je ne lui dirai rien. Elle pensera ce qu’elle voudra.

ROBERT.

Je ne suis pas inquiet.

HORTENSE.

Voilà, je suis prête...

ROBERT.

Venez...

HORTENSE, tendrement près de lui.

Toute la soirée avec vous, Robert... C’est un rêve !

ROBERT.

En effet... c’est un rêve... J’ai vingt ans de moins... De là à avoir vingt ans de plus, il n’y a qu’un pas... Par où passe-t-on ?

HORTENSE.

Par ici...

 

 

ACTE III

 

Le cabinet de travail de Robert.

Cabinet de travail d’un homme intelligent et oisif. Beaux meubles. Bibliothèques très soignées. Belles reliures.

 

 

Scène première

 

ROBERT, YVONNE, puis AMÉLIE et HORTENSE

 

Au lever du rideau. Yvonne est devant Robert, toute droite, se regardant de côté dans une glace. Robert a un livre à la main.

YVONNE.

Mon petit papa, comment trouves-tu cette robe ?

ROBERT.

Voyons... Je la trouve élégante... Tu commences à avoir l’air d’un bout de femme.

YVONNE.

Il me semble, je ne sais pas si c’est une illusion, que je me suis extraordinairement développée cet hiver.

ROBERT.

Tais-toi. Tu n’es qu’une petite fille sans conséquence.

YVONNE.

J’aurai des conséquences quand je voudrai... Ris donc, papa... C’est inouï comme tu deviens difficile pour les plaisanteries !

ROBERT.

Faut-il encore qu’elles aient le sens commun.

YVONNE.

Je t’ai vu rire aux éclats pour de vraies bêtises.

ROBERT.

Dis-moi une vraie bêtise et tu verras.

YVONNE.

Adrienne a raison. Tu as l’air préoccupé depuis quelque temps.

ROBERT.

De quoi se mêle-t-elle, mademoiselle Adrienne ? De quoi se mêle-t-elle ?

YVONNE.

Quel mal y a-t-il ? Elle a remarqué que tu n’étais plus d’aussi bonne humeur. Mais, moi aussi, je l’ai remarqué.

ROBERT.

Tu vois, je ris... Tu me dis une vraie bêtise, alors je ris.

YVONNE.

Enfin, tu n’es pas fâché après moi et la première chose que je te demanderai tu me l’accorderas ?

ROBERT.

Si elle est raisonnable. Quelle est cette « chose » ?

YVONNE.

Pour l’instant – je dis pour l’instant – c’est de me laisser emporter les journaux qui sont là sur cette table.

ROBERT.

Emporte, emporte.

YVONNE.

Je n’ai encore regardé que l’Illustration.

Un temps.

As-tu vu, dans l’Illustration, le portrait de monsieur Philippe Aubier, à propos de sa découverte ?

ROBERT.

Pas encore.

YVONNE, négligemment.

Il est ressemblant... Tu n’es pas fâché que je te dise qu’il est ressemblant ?

Robert hausse les épaules.

Bon, bon, j’ai compris...

Entrent Amélie et Hortense.

AMÉLIE.

Yvonne, mademoiselle Adrienne te cherche.

YVONNE.

On y va...

À Hortense.

On va se revoir après ma leçon, n’est-ce pas, Hortense ? Vous savez, j’ai placé tous mes billets à des amies. Il ne m’en reste plus un seul. C’est un succès, votre loterie...

Elle l’embrasse et sort.

 

 

Scène II

 

ROBERT, AMÉLIE, HORTENSE, puis CLOTILDE

 

HORTENSE, très gaie.

On vous envahit un peu, Robert ? Nous n’avons que quelques adresses à prendre sur le Tout-Paris, et nous vous laissons.

ROBERT.

Tenez, voilà...

AMÉLIE, s’asseyant.

Tu permets, mon ami ?

Elle feuillette vivement le Tout-Paris. Pendant ce temps.

HORTENSE, bas à Robert.

J’ai une lettre pour vous... Avancez la main...

ROBERT, même jeu.

Non, non... non... pas ici... Voici Clotilde...

Entre Clotilde, Robert quitte Hortense assez brusquement et s’avance vers Clotilde.

CLOTILDE.

J’ai apporté mes deux lots. Je les ai mis avec les autres.

ROBERT.

Et au bénéfice de qui, cette loterie ?

HORTENSE.

Au bénéfice des malheureux. Nous ne savons pas encore lesquels. Mais ce n’est pas ça qui manque, Dieu merci !

AMÉLIE, continuant à écrire.

Reste-t-il beaucoup de billets à placer ?

CLOTILDE.

Très peu, je crois.

HORTENSE.

À ce sujet même, Robert, je vous retiens une petite conversation tout à l’heure, avec le consentement de ma cousine.

AMÉLIE.

Je vous le livre.

CLOTILDE.

Où faisons-nous le tirage, décidément ?

HORTENSE.

Oh ! chez moi... chez moi... Ce sera une crémaillère.

CLOTILDE.

Vous ne connaissez pas son appartement, Amélie ?

AMÉLIE.

Pas encore.

CLOTILDE.

C’est une perfection... un modèle de garçonnière pour femme seule... Elle a du goût, cette Hortense !

AMÉLIE.

Nous verrons ça...

HORTENSE.

Mais, d’ici là, vous n’oubliez pas ce qui est convenu ?... Je vous emmène tous souper au restaurant, vous aussi, Robert... Oh ! il faut venir... N’est-ce pas, cousine ? Il faut qu’il vienne ?

AMÉLIE.

Ne serait-ce que pour payer l’addition.

ROBERT.

Vous ne songez plus qu’à faire des orgies, toutes les trois.

CLOTILDE.

Ne bougonnez donc pas, Robert, ça vous va si peu !

AMÉLIE, à Clotilde.

Est-ce qu’on apercevra mon frère, cet après-midi ?

CLOTILDE, placée devant Amélie, entre elle et Robert.

Je crois bien. Il viendra me chercher pour sortir avec lui. Je refuserai parce que j’ai des courses à faire avec Hortense, avant dîner. Il sera furieux... et alors, ce soir, nous causerons de mon automobile...

Pendant que Clotilde parlait, Hortense. tenant dans la main, derrière le dos, le billet dont il a été question, essaye de le montrer à Robert.

ROBERT, apercevant le manège d’Hortense, à part.

Allons... bon !... Allons, bon !

CLOTILDE.

C’est un de ces hommes dont on n’obtient rien si on ne les pousse pas à la dernière limite de l’exaspération...

Hortense, pendant cette réplique, a agité vigoureusement sa main.

ROBERT, s’avance et, à part.

Terrible !... Terrible !...

Il saisit maladroitement la lettre et la place dans la poche de son veston.

AMÉLIE, fermant des lettres.

Là, j’ai fini...

CLOTILDE.

Donnez-moi vos lettres, Amélie...

AMÉLIE.

Si on tenait notre séance d’aujourd’hui dans le jardin ? Il fait très beau.

HORTENSE.

Oui... oui... Nous allons tout préparer, Clotilde et moi.

CLOTILDE.

Nous vous ferons prévenir dès que ces dames arriveront.

AMÉLIE.

C’est ça...

Sortent Clotilde et Hortense.

 

 

Scène III

 

ROBERT, AMÉLIE

 

ROBERT, après avoir froncé les sourcils, en regardant du côté de la porte. Un temps. À Amélie, toujours assise.

Elles ne se quittent plus.

AMÉLIE.

Qui ?

ROBERT.

Hortense et Clotilde.

AMÉLIE.

Elles se sont prises d’amitié l’une pour l’autre. C’est très naturel. Elles ont le même âge, elles se ressemblent beaucoup de caractère... Mais j’avoue que moi-même j’ai grand plaisir à voir Hortense, maintenant. Est-ce que ça t’ennuie ?

ROBERT.

Moi ?

AMÉLIE.

C’est que tu en as l’air parfois, je t’assure... Comme c’est bizarre ! À son arrivée à Paris, c’est moi qui avais une tendance à me méfier d’elle...

ROBERT.

Tiens ! pourquoi ?

AMÉLIE.

Je ne sais pas trop... À cause de la sympathie subite qu’elle t’avait inspirée, peut-être... À cause de certaines réflexions de La Herche... Et aujourd’hui, me voilà presque obligée de la défendre non seulement contre mon frère, mais contre toi.

ROBERT.

Contre moi ?

AMÉLIE.

Est-ce que tu te crois gracieux avec elle, par hasard ? Tu te tromperais joliment. Et elle finira par le remarquer. Comme tu es un être capricieux, au fond ! Depuis qu’elle a, si heureusement pour elle, changé de position, depuis qu’elle a hérité de ce parent de Chinon, on dirait qu’elle t’agace. Tu es bien le contraire de La Herche, par exemple ! Il ne voulait plus la recevoir parce qu’elle était pauvre. Toi, tu la reçois moins bien depuis qu’elle ne l’est plus. Elle n’a vraiment pas de chance avec sa famille !

ROBERT.

Que veux-tu ?... Je trouve quelle est devenue plus exubérante qu’autrefois... qu’elle est un peu trop gaie.

AMÉLIE.

Voilà un reproche ! Mettons-nous à sa place. La pauvre enfant allait de déboires en déboires. Tout à coup, il lui tombe une fortune... d’un parent assez éloigné pour que sa mort ne l’oblige même pas à faire semblant d’être triste, et tu ne voudrais pas qu’elle fût gaie !...

Elle se dirige vers la porte de droite par où sont sorties Clotilde et Hortense.

ROBERT.

Oui, oui... en effet... je ne suis pas juste. C’est une bonne fille, pleine de qualités. Tu as raison... Remarque d’ailleurs que je n’en dis pas de mal, elle est très gentille. Nous sommes tous d’accord.

Sort Amélie.

 

 

Scène IV

 

ROBERT, seul, ouvre la lettre et murmure

 

Voyons un peu, maintenant... les billets en cachette, ô la complication, l’odieuse complication de la vie !

Regardant la lettre.

Qu’est-ce qu’elle me veut ?...

Lisant.

« Robert, pourquoi n’êtes-vous pas venu hier ?... »

Parlé.

Au fait, pourquoi ne suis-je pas venu ? Ah ! je me rappelle... Pour rien, pour être tranquille toute une journée...

Lisant.

« Je veux absolument vous voir ce soir et dîner avec vous... »

Parlé.

Ah ! non !

Lisant.

« Répondez-moi tout de suite... »

Parlé.

Une pareille aventure à mon âge, à mon âge ! Quand il y a tant de jeunes gens qui seraient enchantés de faire ces choses-là.

Il va à son bureau. Entre Hortense virement.

Comment ? C’est vous ?

 

 

Scène V

 

ROBERT, HORTENSE

 

HORTENSE, devant le mouvement de Robert.

Ne craignez rien. Votre femme reçoit dans le jardin. J’ai dit que je venais pour le restant de mes billets qui doivent être placés ce soir... Prenez-les-moi tous... Tenez, les voici... Robert, pourquoi n’êtes-vous pas venu hier ?

ROBERT.

Pour des tas de raisons que je vous expliquerai... Mais, au nom du ciel, ma chère petite Hortense, faites attention ! Je vous affirme qu’avec vos billets glissés dans le creux de la main, avec nos coups d’œil équivoques devant le monde, nos gestes furtifs, je vous affirme que nous allons nous faire prendre comme des enfants... Vous, parbleu ! vous accomplissez cette petite gymnastique avec une souplesse, un tact, c’est merveilleux !... Mais comprenez donc qu’il n’y a pas que vous... Il y a moi ! moi !... qui ne suis qu’un homme... un homme qui avait fait avant son mariage tout ce qu’il était humainement possible de faire dans cet ordre d’idées-là et qui se croyait bien tranquille pour le reste de ses jours... Alors, naturellement, j’ai perdu l’habitude, je suis à la merci d’une maladresse ou d’une distraction. Il y a des choses dont je ne suis plus capable, voyons ! Réfléchissez, sapristi ! Est-ce que vous supposez, par exemple, que je peux encore entrer dans des armoires ?... Regardez-moi... Ça ne fermerait plus... Étant jeune, j’ai passé une nuit entière à gémir devant la porte de ma bien-aimée, sur un paillasson. Je vous jure que je ne pourrais plus faire ça aujourd’hui, comprenez-le ! comprenez-le, ma bonne petite Hortense !... Notre liaison n’est durable et précieuse qu’à la condition d’être secrète... dissimulée... Combien de fois vous l’ai-je dit ?

HORTENSE.

Vous me grondez pour un malheureux billet !... C’est entendu, j’ai peut-être eu tort ! Mais, pour le reste, voyez comme nous sommes prudents ! Quand je pense que vous ne venez même jamais chez moi ! Que vous ne connaissez même pas mon appartement ! Chaque fois, nous imaginons, pour nous voir, une combinaison nouvelle, comme si c’était la première fois !... C’est charmant !... Et puis cette histoire d’héritage que nous avons inventée...

ROBERT.

Ce n’est pas moi qui l’ai inventée, c’est vous.

HORTENSE.

Que j’ai inventée, si vous préférez, et qui m’a permis de reprendre mon rang avec votre appui si délicat, Robert, si tendrement délicat...

ROBERT.

Ne parlons pas de ça...

HORTENSE.

Est-ce qu’elle ne nous met pas toujours à l’abri du soupçon, cette histoire d’héritage ? La Herche y a cru, comme tout le monde aussi ! Et pour que La Herche y ait cru !...

ROBERT.

Il est bien mort, au moins, ce parent dont vous avez hérité ?

HORTENSE, riant.

N’ayez pas peur. J’ai fait le voyage de Chinon exprès. J’ai tout arrangé, tout combiné...

ROBERT.

Mais nous n’en vivons pas moins dans la fragilité et le mensonge... et j’ai l’impression très nette que si nous continuons à nous voir ici, chez moi, devant ma femme, devant La Herche, devant Clotilde, nous courons à un désastre.

HORTENSE.

Vous n’allez pourtant pas m’empêcher de venir chez vous, je suppose ?

ROBERT.

Il est si facile de nous voir ailleurs !

HORTENSE.

Vous n’y pensez pas, Robert, vous n’y pensez pas !... Ne plus venir chez vous, dans ma famille ! Mais où voulez-vous que j’aille ?

ROBERT.

Voyez comme vous êtes peu logique ! Quand nous n’étions pas... enfin, autrefois, il n’y avait pas moyen de vous avoir à la maison ; vous refusiez systématiquement toutes les invitations, vous aviez cessé vos visites à ma femme, qui l’avait remarqué, et à présent, au contraire...

HORTENSE.

Mais vous n’allez pas comparer, Robert ! Ce n’est plus la même chose. Autrefois, j’étais dans une position inférieure et subalterne, réduite tout d’un coup à gagner ma vie très durement. J’en soutirais, je n’ai pas de honte à l’avouer, j’en éprouvais une vive humiliation... C’est un sentiment que toutes les femmes comprendront... Je me sentais hors de ma famille, hors de mon milieu...

ROBERT.

Et vous y voilà rentrée, parce que...

HORTENSE.

Mais oui...

ROBERT.

Quel drôle de raisonnement !

HORTENSE.

C’est le raisonnement de la vie, en tout cas de la société où nous vivons. Mais si je cessais de venir chez votre femme, maintenant, c’est elle qui pourrait avoir des soupçons !...

ROBERT.

Là, je reconnais que je ne trouve rien à vous répondre.

HORTENSE.

À la bonne heure !

ROBERT.

Vous avez raison, vous avez raison... Que dirait Amélie si elle ne vous voyait plus ?... En effet, elle serait capable de nous soupçonner ?... C’est admirable. Continuons ! continuons donc !

HORTENSE.

Il n’y a que ça à faire.

Entre Clotilde.

 

 

Scène VI

 

ROBERT, HORTENSE, CLOTILDE, puis LA HERCHE

 

CLOTILDE.

Ne bougez pas. Ce n’est que moi.

ROBERT, levant la tête.

Que signifie ce : « Ce n’est que moi ?... »

CLOTILDE, riant.

Ce que ça signifie ?

ROBERT.

Oui.

CLOTILDE.

Rien.

ROBERT.

Pardon...

CLOTILDE.

Ça vous intrigue ?

ROBERT.

Beaucoup.

CLOTILDE, après un coup d’œil à Hortense.

Bêta !

ROBERT, stupéfait.

Quoi ?

HORTENSE, tranquillement.

Oui, je lui ai tout raconté, à elle. C’est notre amie.

ROBERT, indigné.

Oh !

CLOTILDE, avec reproche.

Eh bien, vous imaginez-vous que je vais vous trahir ?

ROBERT.

C’est inouï ! C’est inouï !

CLOTILDE.

Vous n’êtes pas gracieux, Robert... Hortense me connaît, heureusement.

HORTENSE, allant à Robert.

Oh ! vous êtes fâché ?

ROBERT.

Mais non, mais non, au contraire... C’est une idée très ingénieuse. Clotilde était tout indiquée... Au moins, comme ça, nous ne sommes plus seuls à le savoir, c’est l’important, c’est l’important.

CLOTILDE.

Me croyez-vous femme à révéler un pareil secret à mon mari ou à qui que ce soit ?

ROBERT.

Quoi ? La Herche ne le sait pas encore ? Ça ne peut pas durer, dépêchez-vous d’aller le lui dire.

CLOTILDE.

Viens-tu, Hortense ? Laissons-le, il est furieux.

ROBERT, se retournant.

« Viens-tu ?... » Ah çà ! vous vous tutoyez, à présent ?

CLOTILDE.

Oui, mon cher, nous nous tutoyons depuis qu’elle m’a fait cette confidence. Est-ce que ça vous gêne ?

ROBERT, les prenant chacune par la main.

Mes amies, mes amies, vous êtes de délicieuses petites femmes, qui avez reçu une excellente éducation... Je ne veux pas vous faire de reproches... hélas ! je n’en ai pas le droit, mais rentrez une seconde en vous-même, je vous en supplie... Réfléchissez... Est-ce que vous ne trouveriez pas plus naturel que nous causions de ces choses-là ailleurs que chez moi ?

CLOTILDE.

Personne ne nous écoute.

ROBERT.

Ma femme, qui est votre belle-sœur, Clotilde, est en bas, dans le jardin. Ma fille est en haut, en train de prendre sa leçon... Est-ce que cette idée ne vous frappe pas un peu ?

CLOTILDE.

Je cherche le rapport, je le cherche.

HORTENSE.

Ah ! ma chère, je vois ce qu’il veut, je le vois bien maintenant !... Ma présence ici, près de sa femme, près de sa fille, le choque... le froisse !... Il ne fait pas de différence entre moi et la première maîtresse venue... Ah ! je suis très malheureuse ! Moi qui ne cherche qu’à être agréable à tout le monde !

CLOTILDE.

Voyez dans quel état elle est. Vous n’avez pas honte ?

ROBERT.

Mais...

HORTENSE.

Il ne m’aime plus, voilà la vérité... Mais dites-le au moins, ayez le courage de le dire ?

ROBERT, à part.

Il n’y a rien à faire... C’est le gâchis, je n’en sortirai pas... C’est l’insoluble, je suis dans l’insoluble.

Allant à Hortense.

Ne vous énervez pas comme ça. Je ne vous demande rien, qu’un peu plus de prudence...

HORTENSE.

Vous ne m’aimez plus !...

CLOTILDE.

Sacrifiez donc tout à un homme !

HORTENSE.

Ah ! vous êtes cruel, Robert !

CLOTILDE.

Votre conduite est indigne !

ROBERT, allant à Hortense.

Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! voilà que je suis un homme cruel, maintenant... Allons, Hortense, ma chère petite Hortense ! voyons, du calme... J’ai tort, là, c’est moi qui ai tort... Ne vous affolez donc pas pour rien... pour une observation insignifiante... qui n’avait d’autre but que de mettre notre liaison en sûreté...

Il lui prend les mains.

HORTENSE, se calmant.

Et quel jour choisissez-vous pour me causer un pareil chagrin ?... Le jour de notre anniversaire...

ROBERT.

Notre anniversaire ?... Il n’y a pas un an ?

HORTENSE.

Non, mais il y a un mois juste.

ROBERT.

Déjà !

HORTENSE.

Enfin, j’entends une parole aimable, ce n’est pas trop tôt. Vous n’oubliez pas, au moins, ce qui a été convenu ?

ROBERT.

Quoi donc ?

HORTENSE.

Que tous les mois à la même date, le 30 de chaque mois, nous passerions la soirée ensemble. Vous trouverez bien un prétexte.

CLOTILDE.

Il en trouvera un... Je vous le trouverai, moi, si vous voulez ?

ROBERT, vivement.

Non, non ! je vous en prie, Clotilde... Pas vous !... Je le trouverai bien tout seul.

HORTENSE.

À ce soir, Robert ?

ROBERT.

Oui, oui... à ce soir... à ce soir...

Au moment où elles vont sortir par le fond, entre La Herche.

LA HERCHE, à Clotilde.

Où vas-tu ?

CLOTILDE.

Nous sortons ensemble. Nous avons mille choses à faire. Ne bouge pas, je te retrouve ici...

Clotilde et Hortense sortent par le fond.

 

 

Scène VII

 

ROBERT, LA HERCHE

 

LA HERCHE, à Robert.

C’est incroyable, je ne peux plus apercevoir ma femme dans l’après-midi. Nous prenons chaque jour, entre le déjeuner et le dîner, trois ou quatre rendez-vous, elle les manque tous. Je cours dans un endroit, elle n’est pas arrivée. Je vais dans un autre, elle vient de partir. Je vis dans l’instabilité et le désordre, moi qui suis avant tout un homme de règle et de sécurité... T’ai-je dit que je n’avais plus aucune confiance en Clotilde ?

ROBERT.

Non, pas encore... Et depuis quand n’as-tu plus confiance ?

LA HERCHE.

Depuis que nous habitons Paris. Ai-je été assez stupide ! Quand Clotilde en a manifesté le désir, j’aurais dû m’y opposer avec une volonté de fer...

ROBERT.

Oui, mais as-tu une volonté de fer ?

LA HERCHE.

Je l’avais à ce moment-là. J’étais le maître chez moi, je ne le suis plus. Clotilde a profité d’une heure de faiblesse pour s’emparer habilement de la direction du ménage. Et elle le conduit dans un précipice... As-tu remarqué quelle avait un commencement d’intrigue avec ton ami Philippe Aubier ?

ROBERT.

Non, pas du tout.

LA HERCHE.

Je te l’affirme.

ROBERT.

Alors, je te crois.

LA HERCHE.

Ah ! ces féroces petites femmes d’aujourd’hui !... Où sont-elles les femmes de la grande époque, les femmes comme la tienne, parbleu ! dont la vie était un long sacrifice... qui n’étaient heureuses que lorsqu’elles nous avaient pardonné nos fautes... tandis que maintenant elles ne nous pardonnent même plus les leurs !... Et puis, encore un détail, ne l’oublions pas. Il y a Hortense, à présent, il y a Hortense ! À Tours, ma femme n’avait pas d’amie intime, elle en a une. Elle a la confidente, la redoutable confidente... Songes-tu parfois qu’une femme est capable de faire le mal rien que pour avoir le plaisir de le raconter à son amie intime ?

ROBERT.

Tu es subtil, mais il y a un fond de vérité.

LA HERCHE.

Sans compter qu’Hortense, par sa frivolité et son goût du gaspillage, a une influence déplorable sur Clotilde... Ah ! il ira loin l’héritage de ce parent ! Il a eu une bonne idée, celui-là ! Quel imbécile !

ROBERT.

Ah ! oui...

LA HERCHE.

Hortense a un loyer de cinq mille francs. Savais-tu ça ?

ROBERT.

Non.

LA HERCHE.

C’est Clotilde qui me l’a dit. Elle a une automobile électrique au mois. Et Clotilde en veut une aussi. Et nous allons prendre un appartement de dix mille francs sous prétexte que celui d’Hortense est de cinq mille et que nous sommes deux. Tu vois l’influence, tu la vois ! Et je ne peux plus résister. Je suis entraîné, je suis maté...

Entre Amélie.

 

 

Scène VIII

 

ROBERT, LA HERCHE, AMÉLIE

 

AMÉLIE.

Devinez qui vient nous faire une visite ?... Tinois ! le baron de Tinois !

ROBERT.

Tiens !

LA HERCHE.

Je savais qu’il était à Paris pour son mariage.

AMÉLIE.

Désirez-vous le voir ?

LA HERCHE.

Un compatriote ?... Avec joie !

ROBERT, à la femme de chambre, qui est entrée, derrière Amélie.

Faites entrer.

Sort la femme de chambre.

LA HERCHE.

Ce bon Tinois ! Il est complètement ramolli, depuis le départ d’Hortense. Il voulait épouser tout le monde, il a fini par choisir sa gouvernante : c’est un scandale, à Tours.

Entre Tinois, un peu cassé, mais très élégant, très distingué.

 

 

Scène IX

 

ROBERT, LA HERCHE, AMÉLIE, LE BARON DE TINOIS

 

 

ROBERT, allant à sa rencontre.

Mon cher baron, voilà qui est gentil ! Comment ça va depuis des années qu’on ne vous a pas vu ?

LE BARON.

Trop aimable, cher ami, trop aimable...

À Amélie.

Mes hommages, chère madame.

AMÉLIE.

Que vous êtes rare, mon cher baron ! Il ne faudra plus rester si longtemps sans venir voir vos amis.

LE BARON.

Votre accueil me comble de joie... Bonjour, La Herche !

LA HERCHE.

Bonjour, mon brave ami, bonjour !

LE BARON, à Robert le regardant.

Quelle mine ça a, ces jeunes gens ! Moi, je me maintiens, mais avec les plus grandes difficultés.

AMÉLIE.

Vous êtes magnifique !

LE BARON.

J’ai reçu un coup bien dur pour mon âge, voyez-vous ?

AMÉLIE.

Ah ! oui...

LE BARON.

Il y avait dans mon amour pour votre cousine, madame Vilmenard, mieux qu’une passion sénile... il y avait ça aussi... mais il y avait mieux... il y avait une superstition.

LA HERCHE.

Comment ça ?

LE BARON.

J’avais la conviction que si j’épousais madame Vilmenard, je vivrais cent ans...

LA HERCHE.

Bigre ! Mais vous vivrez cent ans tout de même, puisque vous en épousez une autre.

LE BARON.

Eh ! non... mon mariage est rompu.

LA HERCHE.

Encore !... vous en avez des aventures !

LE BARON.

Cette fois-ci, il est rompu par ma faute... Oui, mon ami... J’ai réfléchi tout à coup, j’ai réfléchi que depuis trente ans que cette personne est à mes côtés, je n’ai jamais eu une seconde l’idée de... vous me comprenez ?

LA HERCHE.

À merveille... Mais je le croyais, baron, je le croyais...

LE BARON.

Non, mon ami, jamais... Et j’en ai conclu que ce n’est pas parce que je l’épouserai que cette idée me viendra.

LA HERCHE.

C’est juste.

LE BARON.

Alors, j’ai résolu de faire une dernière tentative auprès de madame Vilmenard...

LA HERCHE.

Ah ! mon cher baron, vous avez encore moins de chances qu’avant ?

LE BARON.

Je lui donne toute ma fortune, si elle veut, toute... Dites-lui ça.

LA HERCHE.

J’ai toujours été pour vous dans cette affaire-là, vous le savez, baron... mais je perdrais mon temps... Hortense a fait un gros héritage. C’est votre dernière chance qui disparaît... Du courage, allons !

LE BARON.

Il ne me manquait plus que ça ! Et de qui a-t-elle hérité ? Je connais très bien sa famille, moi. J’avais pris toutes les informations... Elle n’attendait rien.

LA HERCHE.

Elle a hérité d’un parent de Chinon...

LE BARON.

Oui, sa famille est de Chinon... Mais qui est ce parent ?

LA HERCHE.

Un nommé...

À Robert.

Comment s’appelle-t-il, déjà ?

ROBERT, embêté.

J’ai oublié.

LA HERCHE.

Ah ! oui... Landier... Landier, un grand propriétaire...

LE BARON.

Landier ?

LA HERCHE.

Oui.

LE BARON.

En effet, il est mort récemment. C’était un de mes amis, ce pauvre Landier !

ROBERT, moins inquiet.

Ah !

LE BARON.

Mais il n’a pas laissé un sou.

LA HERCHE.

Allons donc !

LE BARON.

Pas un sou, mon ami. J’étais très lié avec lui. Il me doit encore de l’argent... Je vous affirme, La Herche, que vous devez vous tromper.

ROBERT.

En effet, il me semble que ce n’est pas ce nom-là.

LA HERCHE.

Pardon, j’en suis sûr.

AMÉLIE.

Moi aussi.

LE BARON.

Je vous donne ma parole que Landier n’a laissé qu’une bicoque sans valeur... que les créanciers sont en train de faire vendre.

LA HERCHE.

Vous me stupéfiez, baron. Hortense a un appartement de cinq mille francs et une automobile. C’est vous qui devez faire erreur.

LE BARON.

Qu’est-ce que vous me chantez là ?

LA HERCHE.

La vérité, baron, la vérité...

À Robert.

N’est-ce pas ?

ROBERT.

Mais je n’en sais rien.

LA HERCHE.

Tu n’en sais rien... Tu le sais aussi bien que moi.

LE BARON, à Amélie.

C’est elle qui vous a raconté cette histoire d’héritage ?

AMÉLIE.

Plusieurs fois... Et, en effet, c’est assez curieux.

LE BARON.

Mes amis, mes amis, il y a quelque chose là-dessous. Il faut que je le tire au clair... Au revoir, mes bons amis... Au revoir, chère madame...

À La Herche qui le reconduit.

Si c’est ce que je suppose, eh bien ! ma parole, j’aime mieux ça ! Il me reste une chance, au moins, il me reste une chance !

Il sort.

 

 

Scène X

 

ROBERT, LA HERCHE, AMÉLIE

 

ROBERT, affectant de rire.

Ce pauvre baron ! Il est assez ramolli, en effet !

LA HERCHE.

Mais pas tant que je croyais.

ROBERT.

Tu es indulgent.

LA HERCHE, un temps.

Tu ne trouves pas ça louche ?

ROBERT.

Quoi ?

LA HERCHE.

Ce qu’il vient de nous dire au sujet d’Hortense ?

ROBERT.

C’est si vague !

LA HERCHE, à Amélie.

Et toi ?

AMÉLIE.

J’avoue que je suis un peu interloquée. Ça me défrise, cette histoire-là. Mais, par exemple, je me demande à quel propos Hortense nous aurait fait ce conte.

LA HERCHE.

Ah ! ah ! tu es bien bonne de chercher. Mais pour justifier son luxe, parbleu !

AMÉLIE.

Alors, selon toi, Hortense aurait… ? Oh ! tout de même...

LA HERCHE.

Un amant ?... Mais c’est l’évidence, mes bons amis...

ROBERT, d’un ton de reproche.

Voyons, voyons !...

LA HERCHE.

Je n’en doute pas un instant. D’ailleurs, rien ne m’étonne moins. Le jour de son arrivée à Paris, je l’avais prévu...

À Robert.

Rappelle-toi ce que je te disais quand tu t’attendrissais bêtement ? Hein ! qui avait raison de nous deux ?

AMÉLIE.

Non, je ne peux pas encore croire...

LA HERCHE.

C’est-à-dire que nous avons été aveugles de ne pas le deviner tout de suite. Une automobile, une installation princière, l’argent jeté par les fenêtres... Et nous coupions dans le bonhomme de Chinon !...

À Robert, se méprenant sur un geste d’impatience qui lui échappe.

Ne dis donc pas le contraire, tu y as coupé le premier, oui, toi... Moi, encore, il m’était venu des doutes dont je t’avais fait part... Mais toi !... Tu as même soutenu que tu le connaissais... qu’il était très riche... Non, elle est drôle !...

Il rencontre le regard de Robert, et ne comprenant pas, il continue.

Quoi ? Mais j’avais eu envie, à un moment donné, d’y aller, à Chinon, tellement ça me paraissait louche...

Nouveau geste de Robert.

Hein ? Qu’est-ce que tu as ?... Oui, j’en avais eu envie... C’est toi qui...

Geste violent de Robert derrière Amélie. La Herche s’arrête brusquement et balbutiant.

Dame ! Après ça... a-t-elle un amant ?... N’en a-t-elle pas ?... Dame !

AMÉLIE.

Eh bien, moi, je vous le dirai bientôt. Je me charge de lui faire avouer la vérité....

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

ROBERT, LA HERCHE

 

LA HERCHE, stupéfait.

Comment ! ce serait toi ?... toi, le... ?

ROBERT.

L’imbécile ? Oui, c’est moi... Et, avec tes maladresses, tu allais forcer Amélie à comprendre !

LA HERCHE.

Je suis abruti ! Ça ne m’étonne pas, mais je suis abruti !

ROBERT.

Ne parle donc pas si haut.

LA HERCHE.

Mes compliments, tu fais bien les choses. Ai-je été assez clairvoyant dans toute cette affaire ! J’en suis épouvanté moi-même. Ah çà ! tu t’es laissé pincer par cette maudite petite femme ? Tu en es donc amoureux comme un fou ?

ROBERT.

Moi ? Je l’ai vue un jour en proie à de gros ennuis, triste, malheureuse...

LA HERCHE.

Tu es pour femmes malheureuses, décidément.

ROBERT.

Elle a pleuré, je me suis attendri... Elle m’a dit qu’elle m’aimait.

LA HERCHE.

Ah ! ah !... et tu l’as cru ?

ROBERT.

Je ne l’ai pas cru une minute, mais je suis devenu tout de même son amant.

LA HERCHE.

Malheureux ! malheureux ! mais vois-tu où tu vas ? Est-ce que tu espères pouvoir cacher toujours cette situation à ta femme ? Mais elle a déjà des soupçons. Amélie, j’en suis convaincu... Et moi ?... Crois-tu qu’en revoyant Hortense je serai capable de contenir mon indignation ? Je ferai mon possible, mais je ne réponds de rien... Quant à Clotilde !...

Se frappant le front.

Veux-tu parier que Clotilde est au courant de tout ?

ROBERT.

Ça ne m’étonnerait pas.

LA HERCHE.

Ah ! par exemple, cette fois-ci, nous allons rire ! Oh ! oh ! assez de faiblesse, assez, assez ! Je vais la reprendre, la direction de mon ménage, et d’une main ferme, tu vas voir ça !... Cette histoire-là, mais j’en suis enchanté, maintenant !

ROBERT.

Merci !

LA HERCHE.

C’est ma rentrée à Tours, cette histoire-là, tout simplement. Et toi, s’il te reste un atome de sens moral et d’énergie, tu vas en profiter pour rompre avec Hortense...

Lui prenant le bras.

Écoute, mon vieux Robert, écoute ce que je vais te dire. Nous sommes tous les deux à un tournant de notre vie. Si, pendant un quart d’heure, nous n’avons pas une volonté de fer, nous sommes submergés ! Un quart d’heure ! Je ne crois pas, d’ailleurs, qu’on puisse avoir une volonté de fer pendant plus longtemps que ça...

ROBERT.

Tu as raison, tu as raison ! Non, non ! je ne continuerai pas à vivre dans cette atmosphère de soupçon, de mensonge, d’énervement ! Je n’ai plus l’âge, je n’ai plus l’âge !... J’en ai assez, moi aussi... Il faudra qu’Hortense le comprenne et que nous prenions des résolutions définitives... Oh ! ce ne sera pas commode. As-tu déjà rompu avec des maîtresses ?

LA HERCHE.

Mais je n’ai jamais eu de maîtresses, surtout depuis mon mariage. Pour qui me prends-tu ? J’adore ma femme, tu entends ?

ROBERT.

Moi aussi, j’adore ma femme. Et je serais navré de lui faire le moindre chagrin. Jamais je ne l’avais trompée jusqu’à présent, sache-le !

LA HERCHE.

Allons donc !

ROBERT.

Parfaitement. Je ne l’ai trompée qu’une fois en vingt ans. Eh bien ! un mari qui n’a trompé sa femme qu’une fois en vingt ans, c’est peut-être plus rare qu’un mari qui ne l’a pas trompée du tout.

LA HERCHE.

Fais tout de suite ton éloge... Enfin, es-tu décidé à rompre ?

ROBERT.

J’y suis très décidé... Je vais avoir ce soir une conversation avec Hortense. D’abord, il faut que je la prévienne de ce qui s’est passé avant quelle ne voie Amélie.

LA HERCHE.

Bigre, oui, en effet. Et de l’énergie, de l’énergie !

Entre Amélie, chapeautée, gantée, prête à sortir.

 

 

Scène XII

 

ROBERT, LA HERCHE, AMÉLIE

 

ROBERT.

Tiens, tu sors ?

AMÉLIE.

Oui.

ROBERT.

Où vas-tu ?

AMÉLIE.

Chez Hortense.

ROBERT.

Chez Hortense !... Pourquoi faire ?

AMÉLIE.

Pour causer avec elle.

ROBERT.

Maintenant ?

AMÉLIE, le regardant.

Ça te contrarie ?

ROBERT.

Non... non... Seulement, je me demande si c’est la peine d’aller... immédiatement...

AMÉLIE.

Mais oui...

ROBERT.

Comme tu voudras, ma chérie, comme tu voudras...

AMÉLIE, va pour sortir, puis se retourne, aperçoit Robert qui échange un coup d’œil avec La Herche et revenant à ce dernier.

Laisse-moi avec Robert, je t’en prie.

LA HERCHE.

Moi... que... je... ?

AMÉLIE.

Oui, va... je t’en... je t’en prie... je t’en prie...

Elle le pousse légèrement vers la porte.

LA HERCHE, sortant.

Oh ! là... là... là... là...

 

 

Scène XIII

 

ROBERT, AMÉLIE, puis CLOTILDE

 

AMÉLIE, à Robert.

Il y a quelque chose entre Hortense et toi... C’est certain ! certain ! Dis-le-moi... Tu peux me le dire... Je suis prête. Je viens de m’y préparer, là... tiens, en mettant mon chapeau... Nous ne pouvons plus éviter une explication à ce sujet, maintenant ; il faudra bien l’avoir un jour ou l’autre, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi pas tout de suite ?

ROBERT.

Tu as raison. Je vais te dire... Écoute-moi bien. Ce n’est pas la peine d’aller chez Hortense. Tu vas voir comme c’est simple... Assieds-toi... assieds-toi et écoute-moi... Hortense s’est trouvée un jour, du temps qu’elle était modiste, dans une situation financière très embarrassée... Il y a un peu plus d’un mois. Elle était même sur le point de faire faillite. Elle a eu recours à moi et m’a demandé de lui prêter de l’argent. Pouvais-je refuser ? Non ! Je le lui ai donc prêté. Elle m’a affirmé que je lui sauvais la vie et l’honneur, elle s’est jetée à mon cou... elle m’a embrassé... J’ai été ému... et cela a créé entre nous une situation particulière... Une espèce d’intimité... Tu comprends ?

AMÉLIE.

Non, pas tout à fait... Enfin, qu’y a-t-il eu entre vous exactement ? Dis-le-moi... Est-ce que, tôt ou tard, je n’arriverai pas à la connaître, la vérité ? Mais je vais peut-être la savoir dans un quart d’heure... Et n’es-tu pas sûr d’avance d’être pardonné, quoi que tu aies fait ? Alors, j’aime autant te pardonner tout de suite... Va, dépêche-toi... Es-tu son amant, oui ou non ?

ROBERT.

Non... C’est fini... Je te jure que c’est fini !

AMÉLIE.

Alors, tu l’as été ?

ROBERT.

Mais je ne le suis plus. C’est l’important, comprends donc, c’est l’important... Le reste n’est qu’un détail... Mais oui...

AMÉLIE.

Je...

ROBERT.

Ne dis pas ça, ce n’est pas juste. Car la franchise avec laquelle je te fais cette révélation t’indique bien mon repentir, ma sincérité, et doit te convaincre qu’une histoire pareille ne peut plus se renouveler, et tout est là... Ah ! ma chérie, tu ne t’imagines pas la période d’inquiétudes de toutes sortes, d’agitation que je viens de traverser, à la pensée du gros chagrin que tu aurais, que tu aurais eu certainement si tu avais appris ça par un autre que par moi. Et, à présent, au contraire, il me semble que c’est un épisode de ma vie de garçon que je viens de te raconter, tellement c’est loin, c’est loin !... N’est-ce pas que ça te fait aussi cet effet-là ?

AMÉLIE.

Moins qu’à toi.

ROBERT.

Vois-tu, ce qu’il faudrait, maintenant, ce serait de ne plus en parler, jamais, jamais, jamais ! Tu y consens, n’est-il pas vrai ? Il ne va plus subsister entre nous la moindre arrière-pensée ? Tout va être oublié de part et d’autre, et nous allons enfin reprendre notre calme, notre bienfaisante existence d’autrefois. Comme elle me manquait ! comme elle me manquait !... Tu ne sais pas ce que nous devrions faire ?... Ce voyage en Italie, que nous promettons à Yvonne depuis si longtemps ?... Eh bien ! nous allons le faire, veux-tu ? Nous allons partir demain ou après-demain, le temps de préparer nos bagages... Va-t-elle être heureuse, Yvonne !... Et moi, que je suis content ! que je suis content !

AMÉLIE.

Il ne te faut pas grand’chose.

ROBERT, l’embrassant, avec effusion.

Tu es une excellente femme, Amélie !

Entre Clotilde.

CLOTILDE.

Vous vous embrassez ? Ça, c’est gentil !

ROBERT.

Nous nous embrassons, parce que nous partons pour l’Italie.

AMÉLIE.

Et je vais faire les malles.

ROBERT.

Oui... va... va...

Il la reconduit avec mille caresses.

 

 

Scène XIV

 

ROBERT, CLOTILDE

 

CLOTILDE.

Vous partez ?

ROBERT.

Ma petite Clotilde, vous allez me rendre un grand service... Je vous ai un peu bousculée tout à l’heure.

CLOTILDE.

Ça ne fait rien, mais qu’y a-t-il ?

ROBERT.

Vous allez retourner chez Hortense et lui dire que ma femme sait tout.

CLOTILDE.

Oh !

ROBERT.

C’est comme ça, hélas ! oui... Par conséquent, je ne puis guère la voir en ce moment, vous devez le sentir.

CLOTILDE.

Oh ! évidemment... évidemment !

ROBERT.

Rassurez Hortense pour l’avenir... Qu’elle n’ait aucune inquiétude... Seulement, il est indispensable que nous nous séparions... quelque temps... Et vous, surtout, ne la quittez pas. C’est à vous que je la confie...

CLOTILDE.

Vous pouvez compter sur moi, Robert.

ROBERT.

Merci, ma bonne Clotilde, merci.

CLOTILDE, allant vers le fond.

Je vais chez elle de ce pas.

ROBERT.

Tâchons d’arranger tout cela sans faire souffrir personne.

Entre La Herche du fond. Il se rencontre nez à nez avec Clotilde.

 

 

Scène XV

 

ROBERT, CLOTILDE, LA HERCHE

 

LA HERCHE, à Clotilde.

Eh bien !... Ah ! te voilà... Enfin, c’est toi ?

CLOTILDE.

Tu as à me parler ?

LA HERCHE.

Oh ! oui.

CLOTILDE.

Bon. Je te retrouve à la maison.

LA HERCHE.

Non... non... nous allons rentrer ensemble.

CLOTILDE.

Impossible, mon chéri, j’ai une course à faire.

LA HERCHE.

Où ?

CLOTILDE.

Je te le dirai plus tard.

LA HERCHE.

Pardon. Je veux le savoir tout de suite, j’en ai le droit. J’en ai le droit.

CLOTILDE.

Eh bien, je vais chez Hortense !

LA HERCHE.

Je te le défends.

ROBERT.

Mes enfants, mes enfants, ne vous disputez pas.

LA HERCHE, à Robert.

Laisse donc, tu vas voir.

CLOTILDE.

Ah ! tu me le défends ?...

LA HERCHE.

Oui, oui, oui ! ainsi que de la fréquenter désormais !

CLOTILDE, riant.

Ah ! ah ! tu sais, il paraît ?

LA HERCHE.

Je sais. Et tu me permettras de ne pas prendre la chose aussi gaiement que toi. D’ailleurs, cette aventure va être le point de départ d’une série de réformes dans notre ménage.

CLOTILDE.

Vraiment ? Et lesquelles ?

LA HERCHE.

D’abord, nous allons quitter Paris et rentrer à Tours, chez moi.

CLOTILDE.

Dans la maison où tu es né ?

LA HERCHE.

Oui. Place de l’Archevêché.

CLOTILDE.

Tu es fou !

LA HERCHE.

Tu refuses ?

CLOTILDE.

Oui, mon ami. oui.

LA HERCHE.

Tu sais à quoi tu t’exposes ?

CLOTILDE.

Oui, à rien... Ah çà ! est-ce que tu crois que je vais abandonner une amie dans une circonstance aussi douloureuse ? Tu n’as donc pas de cœur ?

LA HERCHE, furieux, tout à coup.

Vous allez voir que cette affaire-là va retomber sur moi !

CLOTILDE.

Tu ne m’empêcheras pas de faire mon devoir...

Elle s’esquive adroitement pendant que La Herche lui tourne le dos.

 

 

Scène XVI

 

ROBERT, LA HERCHE

 

LA HERCHE.

Elle appelle ça un devoir !...

Se retournant.

Ma petite amie !... Comment ! elle est partie !

À Robert.

Je suis maté ! Ça y est, je suis bien maté !... Eh bien ! Et toi ?

ROBERT.

Ah ! mon ami. J’ai tout avoué à Amélie. Elle a été admirable, elle ne m’a fait aucun reproche.

LA HERCHE.

Ah ! les femmes de la grande époque !

ROBERT.

Tout nuage entre nous a disparu... Plus de prétextes, plus d’histoires à inventer, plus de trahison ! J’ai retrouvé la quiétude morale, le contentement de moi-même ! Quelle délivrance !

LA HERCHE.

Et Hortense ? Qu’est-ce que tu en fais ?

ROBERT.

Clotilde se charge de tout.

LA HERCHE.

Clotilde !

ROBERT.

Et à mon retour d’Italie.

LA HERCHE.

Hein ! tu vas en Italie ?

ROBERT.

Oui, demain.

LA HERCHE.

Ah çà ! c’est trop fort ! ça, c’est trop fort !... En Italie !... Mais tu ne vois donc pas dans quelle situation tu me laisses ? Avec ta maîtresse sur les bras ! car elle et ma femme ne vont plus se quitter, et c’est moi qui vais supporter les conséquences de tes fredaines !

ROBERT.

Tu exagères, tu exagères...

LA HERCHE.

Sais-tu ce que tu es en train de faire en ce moment ?... Tu es en train de te débarrasser sur moi de tous tes ennuis, de les prendre comme ça dans ta poche et de les mettre dans la mienne !... Ah ! tu es un fier égoïste !...

Prenant les journaux sur la table de Robert.

Enfin, je vais attendre Clotilde ; j’espère qu’elle finira par revenir.

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

ROBERT, seul, puis LA FEMME DE CHAMBRE un instant, puis ADRIENNE

 

ROBERT, fait un geste de délivrance et s’écrie.

Ah !... Ah ! enfin...

Entre la femme de chambre.

LA FEMME DE CHAMBRE, au fond.

Mademoiselle Adrienne fait demander à Monsieur si Monsieur peut lui accorder quelques instants d’entretien.

ROBERT.

Mais certainement, quelle entre.

La femme de chambre introduit Adrienne.

Entrez, mademoiselle, entrez. Vous désirez me parler ?

ADRIENNE, intimidée d’abord, se remettant peu à peu.

Oui, monsieur Vandel.

ROBERT, très gai, très amical.

Eh bien ! asseyez-vous... Je vous écoute. De quoi s’agit-il ?

ADRIENNE.

Je voudrais vous demander, monsieur Vandel, la permission de m’en aller.

ROBERT.

Vous désirez un congé ?

ADRIENNE.

Non... Je désirerais partir... partir définitivement.

ROBERT.

Nous quitter ? Vous voulez nous quitter ?

ADRIENNE.

C’est cela.

ROBERT.

Mais pourquoi donc ?

ADRIENNE.

Une de mes amies m’a procuré une place, une place en Amérique, pour l’éducation d’une jeune fille. Il y a longtemps que je rêvais d’aller en Amérique... je parle anglais... D’autre part, l’éducation d’Yvonne est achevée ; elle n’a plus besoin de moi.

ROBERT.

L’éducation d’Yvonne est loin d’être terminée, d’abord ; et vous resterez encore très longtemps auprès d’elle. Si votre avenir vous préoccupe, eh bien ! c’est moi qui, plus tard, me charge de vous trouver une place, une très bonne place, bien meilleure que celle que l’on vous offre, je vous le promets.

ADRIENNE.

Ce que vous me dites me touche profondément... et la pensée de quitter Yvonne m’émeut à un point que je ne peux pas vous exprimer...

ROBERT.

Alors, qu’il ne soit plus question de ce départ... qui nous chagrinerait tous, car tous, ici, nous avons une grande amitié pour vous, un vrai attachement.

ADRIENNE.

Merci, monsieur Vandel, merci. Vous êtes trop bon. Mais il faut que je parte. Il le faut.

ROBERT.

Il le faut ?

ADRIENNE.

Oui.

ROBERT.

Absolument ?

ADRIENNE.

Absolument.

ROBERT, souriant avec douceur.

Ah ! oui... Je crois que je commence à comprendre. Voyons, mademoiselle Adrienne, voyons, ayez confiance en moi. Je ne suis pas un patron sévère, que diable !... Et je serai le premier à excuser... certaines petites faiblesses...

ADRIENNE, étonnée.

Des petites faiblesses ?... Lesquelles ?

ROBERT.

Que vous n’osiez pas les raconter à ma femme, je le conçois... mais à moi, voyons, on peut tout me dire, à moi ?...

ADRIENNE, indignée.

Oh ! monsieur, mais que supposez-vous donc ?... Que je... ? Ah ! par exemple !

ROBERT.

Ne vous fâchez pas, ne vous fâchez pas. Je ne suppose rien.

ADRIENNE.

Si, monsieur Vandel, si !... Je devine ce que vous croyez... Vous croyez que j’ai... moi... un amant et que... Ah ! bien, il ne manquait plus que ça... Oh ! oh ! oh !

ROBERT, vivement.

Je vous demande pardon, je vous demande pardon... C’est vrai, j’ai dû vous blesser, pauvre petite.

ADRIENNE, suffoquant.

Ah ! non ! restez donc jusqu’à vingt-huit ans sans que... Oh ! ce n’était vraiment pas la peine !

ROBERT.

Mais je sais... je sais bien que vous êtes une très honnête fille !

ADRIENNE.

C’est heureux que vous sachiez ça, c’est heureux, vraiment !

ROBERT, à part.

Quelle drôle de petite femme !

Haut.

Là, je vous fais des excuses... Votre départ me paraissait incompréhensible... Alors, je cherchais, je cherchais quelles pouvaient être les raisons...

ADRIENNE.

Oh ! n’ayez pas peur. Je vais vous les dire. Je suis venue exprès pour vous les dire... Je vous quitte parce que, depuis un mois, depuis que je sais... ce que je sais... je fais tellement d’efforts pour me retenir, que... je suis à bout de nerfs... là !... Je ne suis plus la même femme, quoi ! Avant, je n’osais pas vous regarder en face, j’avais pour vous une admiration, un culte... Je vous voyais si différent des autres hommes... Enfin, je m’étais fait de vous un idéal... un idéal !... Mais un jour, il s’est écroulé, mon idéal ! je me suis aperçue que vous étiez comme les autres... aussi hypocrite et aussi menteur que les autres !

ROBERT, ahuri.

Eh ! mais... Eh ! mais !

ADRIENNE.

Et alors, je n’ai plus eu d’illusions... J’ai été très malheureuse... Je vous ai détesté, j’ai voulu vous fuir... Si vous ne comprenez pas pourquoi je pars, maintenant !

ROBERT, se levant avec agitation.

Qu’est-ce qui m’arrive encore ?

Allant à Advienne.

Je vous en prie, je vous en supplie, ma chère mademoiselle Adrienne, ne continuez pas ! Nous reprendrons cette conversation une autre fois, je le veux bien. Mais, en ce moment, je vous jure... je vous jure que je ne suis pas en état d’en entendre davantage... Non, non !... vous ne pouvez pas savoir, mais j’en ai assez pour aujourd’hui... Vous, d’un autre côté, vous semblez un peu exaltée... Notre conversation a tout à gagner...

ADRIENNE.

Mais non, mais non, je ne suis pas exaltée... Je ne le suis plus, du moins... C’est fini. Je suis très calme, à présent... voyez... tout ce qu’il y a de plus calme. Le plus difficile est fait. Et rassurez-vous, je ne ferai pas de scandale, j’en suis incapable. Depuis un an que je vous aime comme une folle, est-ce que vous vous en êtes aperçu ?... Est-ce que vous avez seulement remarqué que, quand vous me touchiez la main, les yeux me tournaient ? Non, n’est-ce pas ? C’est que je m’étais juré que vous ne le sauriez pas tant que je resterais chez vous... Et je pars pour avoir enfin le droit de vous le dire !

ROBERT.

Ma pauvre enfant !

ADRIENNE.

Oh ! ne vous apitoyez pas sur moi, je m’attends à tout dans la vie... et vous pensez que je n’ai jamais espéré une minute que vous m’aimeriez. Je ne suis pas belle comme Hortense, je ne suis pas une femme du monde intéressante et persécutée... Je ne sais pas regarder les hommes, leur planter mes yeux dans la figure... Oui, c’est ce qu’ils demandent, aujourd’hui... Enfin, je n’avais rien de ce qu’il faut pour emballer un monsieur comme vous... Hortense l’avait ; moi, je ne l’ai pas.

ROBERT.

Que vient faire Hortense là dedans ?

ADRIENNE.

Oh ! non, vous n’allez pas nier qu’Hortense soit votre maîtresse ?... À moi ! ce serait un comble. Non, non, je ne veux pas songer à ça. Hortense a fait ce quelle a voulu. Les femmes n’ont pas tant le choix des moyens dans la lutte pour la vie. Je l’excuse, je l’excuse. Elle vous aimait, moi aussi... passons là-dessus... Jamais je n’essayerai de me venger d’elle, à moins que ça ne se trouve, bien entendu.

ROBERT.

Ce serait indigne de vous, mademoiselle Adrienne, car vous êtes une très loyale fille, de la grâce la plus franche... et la plus imprévue... Et la sévérité avec laquelle vous venez de me traiter... mettons la juste sévérité, ne m’empêche pas d’avoir pour vous une sympathie et une estime tout à fait particulières, au contraire... Vous m’avez un peu insulté, mais avec une brusquerie charmante. Je n’y pense plus, c’est oublié...

ADRIENNE.

Ne me parlez pas avec cette voix. Je perdrais la tête et ce n’est pas l’heure.

ROBERT.

Alors, voici ce que vous allez faire, écoutez-moi bien. Vous allez renoncer à ce départ pour l’Amérique, qui est absurde, et vous allez me demander un petit congé pendant que nous irons nous-mêmes en Italie...

ADRIENNE.

Vous êtes très indulgent, monsieur Vandel, mais ma résolution est bien prise. Si je restais près de vous, je me connais, hélas ! je continuerais à souffrir le martyre et à me manger le sang. Avant Hortense encore, je me résignais. Vous ne m’aimiez pas, évidemment, mais vous n’aimiez personne. Ça me suffisait. Je vous voyais heureux et je n’étais pas jalouse... Comprenez- vous la différence ? Je n’étais pas jalouse... J’ignorais même à quel point et de quelle façon je vous aimais. C’est Hortense qui me l’a appris... Elle me l’a bien appris, par exemple ! Et aujourd’hui, s’il me fallait vivre à vos côtés, comme autrefois, sentir autour de moi vos gestes, vos yeux... Oh ! non, je souffrirais trop !... Non, non, pourquoi souffrir quand on peut faire autrement, quand il vous reste assez de courage pour vous éloigner !

ROBERT.

Adieu donc, mademoiselle Adrienne... Partez... Que puis-je faire pour vous retenir ?

ADRIENNE.

Oui, oui... je vais partir... je vais partir après-demain... Ma place est déjà retenue sur le paquebot. J’étais bien décidée, vous voyez. Seulement...

Elle hésite.

ROBERT.

Seulement ?

ADRIENNE.

Seulement... Seulement... je ne vais pas partir « comme ça ».

ROBERT.

« Comme ça ? » Qu’est-ce que ça signifie ?

ADRIENNE.

Ça signifie que mon amour s’est transformé, qu’il a changé de nature. Ce n’est plus une admiration que j’ai pour vous, ce n’est plus un culte... non ! C’est l’autre amour, l’autre !... Ah ! il est loin, l’idéal, il est loin !

ROBERT, avec reproche.

Oh ! voyons... voyons...

ADRIENNE.

Non ! Je n’aurais jamais cru que le regard, le sourire d’un homme puissent vous chavirer à ce point-là ! J’aurai attendu longtemps pour être prise, mais je l’aurai été pour de bon !

ROBERT.

Ma pauvre enfant, ma pauvre enfant ! Vous vous exagérez singulièrement l’importance...

ADRIENNE.

Ça me regarde. Oh ! je ne vous demande pas, moi, des bijoux, le luxe... Je vous demande de venir me dire adieu là-bas... Et puis, je disparaîtrai... je disparaîtrai pour toujours... Vous avez trompé votre femme. Alors, une fois de plus, une fois de moins, qu’est-ce que ça fait ? Ce qui est grave, c’est la trahison, ce n’est pas le nombre des trahisons. Et vous n’avez pas le droit de refuser... non ! à moins que vous ne soyez un être sans cœur, à moins que votre bonté ne soit pas la vraie et profonde bonté, mais une bonté légère et hypocrite pour des misères banales !

ROBERT.

Pauvre petite ! pauvre petite !

ADRIENNE.

Car vous ne savez pas ce que, avec cette heure-là, vous me payeriez de déceptions, de découragement, d’humiliations, quelle joie vous me laisseriez et quel beau rêve vous m’auriez fait faire !

ROBERT.

Vous êtes exquise, je ne peux pas dire autre chose, vous êtes exquise, je suis très ému.

Il s’approche d’elle.

ADRIENNE, s’appuyant sur lui.

Oh ! oui, gardez-moi une seconde entre vos bras... Jamais un homme n’a été aussi près de moi que vous l’êtes en ce moment... Jamais, jamais, je le jure... Alors, vous voulez ? vous voulez ?

ROBERT.

Adrienne, ma petite Adrienne, c’est insensé, ce que vous faites, c’est très grave.

ADRIENNE.

Alors, vous viendrez me voir partir, dites ? Vous m’accompagnerez ! Vous resterez avec moi jusqu’à la dernière minute ?

ROBERT.

C’est très grave ! C’est très grave !...

ADRIENNE.

C’est du Havre que je pars... Oh ! vous viendrez jusqu’au Havre ?

ROBERT.

Au Havre ?

ADRIENNE.

Vous trouverez un moyen... Il faut le trouver... Je serais si heureuse ! si heureuse !...

ROBERT.

Eh bien ! oui... oui... Je trouverai un moyen... Je ne sais pas lequel, mais je le trouverai... C’est promis ! c’est promis !...

Elle fléchit.

Qu’avez-vous !

ADRIENNE, s’éloignant.

Rien... C’est passé... J’ai failli m’évanouir... Je m’en vais... Au revoir... là-bas... Je vous laisserai un mot pour vous dire où je serai... Au revoir... au revoir...

Elle sort.

 

 

Scène XVIII

 

ROBERT, seul, puis LA HERCHE

 

ROBERT, seul, fait un génie de découragement.

Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Il me semble que je suis emporté par un cyclone. Il n’y a qu’à s’incliner, on ne lutte pas contre un cyclone...

Un temps.

Au Havre !... Qu’est-ce que je vais dire pour pouvoir aller au Havre ?... Ah ! La Herche !

Il va l’appeler.

La Herche !

LA HERCHE, entrant de gauche.

Elle ne revient pas, elle ne revient toujours pas !

ROBERT, allant à lui.

La Herche !

LA HERCHE.

Eh bien, quoi ?

ROBERT.

Tu vas me rendre un grand service !

LA HERCHE.

Encore, ce n’est donc pas fini ?

ROBERT.

Il faut que je m’absente vingt-quatre heures, il faut que j’aille au Havre.

LA HERCHE.

Au Havre !

ROBERT.

Ne me demande pas pourquoi... Tu vas dire à ma femme que tu as besoin de moi pour des affaires, des affaires urgentes... Tiens, pour ce procès que tu vas avoir à Tours et dont tu nous parlais hier.

LA HERCHE.

Ah ! non ! et mille fois non ! Je ne veux plus me mêler de cette histoire d’Hortense, dont j’ai par-dessus la tête !

ROBERT.

Eh ! il s’agit bien de cette histoire !

LA HERCHE, scandalisé.

Il s’agit d’une autre ?

ROBERT.

Une aventure imprévue, une trombe. Il me faut vingt-quatre heures de liberté ! Si tu refusais, tu serais cause d’un désastre... et je ne te le pardonnerais jamais !

LA HERCHE.

Tu es effrayant ! tu es effrayant !

ROBERT.

Je suis victime d’une série de fatalités... Mets-toi à ma place...

LA HERCHE.

Je suis déjà assez embêté d’être à la mienne !... Tu es un débauché, voilà ce que tu es... Tu n’as pas d’excuse !... Après ce qui vient de se passer, tu aurais encore l’impudence de raconter des blagues à ta femme ?... Ah çà ! est-ce que tu t’imagines qu’elle te croira ? Est-ce que tu t’imagines qu’elle a encore confiance en toi, la malheureuse ?

ROBERT, voyant entrer Amélie.

Tais- toi !

 

 

Scène XIX

 

ROBERT, LA HERCHE, AMÉLIE

 

AMÉLIE.

Je viens de prévenir Yvonne que nous partions pour l’Italie. Elle est dans la joie la plus folle. Nous serons prêtes pour demain.

ROBERT.

Ma chérie, je ne demanderais pas mieux, mais il va falloir retarder le voyage d’un ou deux jours... oui... deux jours à peine.

AMÉLIE.

Ah !

LA HERCHE, à part, ricanant.

Si tu crois que ça va prendre !

ROBERT.

Ton frère...

Soubresaut de La Herche.

a besoin de m’envoyer à Tours...

AMÉLIE.

À quel propos, mon Dieu ?

ROBERT, se tournant vers La Herche stupéfait.

Explique !...

LA HERCHE, retenant un mouvement d’indignation, et à part.

Oh !

AMÉLIE.

Eh bien ?

LA HERCHE, avec une fureur contenue.

Voici...

À part.

Quel gredin !...

Haut.

Voici. Je viens de recevoir une lettre... c’est pour ce procès... Ah ! je suis furieux... L’avocat, tu sais, l’avocat de la partie adverse... je ne pourrais pas le voir en face... je ferais un éclat... Il m’a déjà insulté à la première audience... Il m’a appelé le fossile de la place de l’Archevêché... Et je suis dans un tel état de fureur... que je préfère envoyer Robert... Moi, j’éclaterais... j’éclaterais... j’éclaterais !... Gredin ! Gredin !...

AMÉLIE, riant.

Voyons... voyons... ne te mets pas dans cet état-là... Robert ira à ta place, c’est bien simple... Nous ne partirons que dans trois jours.

ROBERT.

C’est ça, ma chérie, dans trois jours...

AMÉLIE.

Je vais le dire à Yvonne.

Elle sort.

 

 

Scène XX

 

ROBERT, LA HERCHE

 

LA HERCHE.

Et tu me fais faire des mensonges, misérable ! À moi !... Tu me compromets !... Ce qu’il y a d’inouï, c’est que j’inventerais une pareille blague, moi, je serais pincé tout de suite... parce que moi, je suis un bon mari... et que je n’ai rien à me reprocher... Quelle ironie !... Quelle ironie ! À partir d’aujourd’hui, tu vas pouvoir tromper ta femme, tranquillement, bien à ton aise, sans qu’elle ait le moindre soupçon !...

ROBERT, le secouant par les deux pans de son veston.

Est-ce que tu crois que ça m’amuse ?

 

 

ACTE IV

 

Au Havre, dans l’hôtel de l’Océan.

Un petit salon d’hôtel, attenant à une chambre à coucher dont la porte est à droite. Porte à gauche, donnant sur le palier.

 

 

Scène première

 

ROBERT, JULIETTE

 

JULIETTE, à Robert qui arrange une valise.

Vous ne m’avez pas vue hier, en arrivant... Mais moi je vous ai reconnu tout de suite...

ROBERT.

Je me rappelle, maintenant... Hôtel de l’Océan...

JULIETTE.

Vous n’êtes donc pas descendu ici, à cause de moi ?

ROBERT.

Heu... Si ! si !

JULIETTE.

Ce n’est pas sûr, ça... Ce n’est pas sûr... C’est peut-être cette dame qui avait choisi l’hôtel de l’Océan et pas vous...

ROBERT.

Quelle dame ?... Quelle dame ?...

JULIETTE.

Celle qui est ici avec vous... Oh ! monsieur, vous n’avez pas la prétention d’amener une dame dans un hôtel et d’empêcher la patronne de l’hôtel de s’en apercevoir ?

ROBERT.

Ce serait de la folie.

JULIETTE.

Je n’en reviens pas, tout de même !... Vous, monsieur Vandel, vous !... Vous êtes au Havre avec une bonne amie !... Si l’on m’avait dit ça, il y a un an !... Vous avez fini par faire comme tout le monde... pardi !

ROBERT.

Voulez-vous vous taire, petite Juliette !

JULIETTE.

Ça me fait tout de même un gros plaisir de vous revoir, quoique vous ne soyez pas venu exprès.

ROBERT.

Je n’ai pas besoin de vous recommander la plus grande discrétion.

JULIETTE.

N’ayez pas peur...

ROBERT.

Et... il va bien, l’hôtel de l’Océan ?

JULIETTE.

Vous voyez... C’est plein. Nous l’avons complètement restauré, avec tout le confortable moderne... Et puis nous sommes à deux pas du quai d’embarquement. C’est une situation exceptionnelle.

ROBERT.

Ah ! j’oublie de vous demander !... Vous êtes toujours mariée ?

JULIETTE.

Toujours, monsieur Vandel, toujours... et avec le même.

ROBERT.

Alors, tout va bien... Dites donc ?...

JULIETTE.

Oui... oui... je comprends... Je vous laisse, monsieur Vandel, je vous laisse... Si vous avez besoin de quoi que ce soit ?... Vous n’attendez personne ?

ROBERT.

Non... non !... personne...

Sort Juliette.

 

 

Scène II

 

ROBERT, seul, puis ADRIENNE

 

ROBERT, allant à la porte de droite et parlant.

Que faites-vous ?

ADRIENNE, entrant.

J’essayais de fermer une valise et je n’y arrive pas.

ROBERT.

Vous avez le temps.

ADRIENNE.

Tout juste.

ROBERT.

Je vous assure que vous avez le temps.

ADRIENNE.

Êtes-vous déjà sorti ce matin ?

ROBERT.

Oui, un instant...

Il la prend par la main.

Venez, ici...

Il la conduit au canapé et s’assied à côté d’elle.

ADRIENNE, le regarde en souriant.

Alors ?

ROBERT.

Alors, quoi ?

ADRIENNE.

Vous penserez quelquefois à moi ?

ROBERT.

Très souvent...

La regardant.

Vous n’êtes pas triste du tout, comme c’est curieux !

ADRIENNE.

C’est vrai, je n’éprouve aucune tristesse. Et pourtant je vais me séparer de vous pour longtemps peut-être. C’est que, voyez-vous, les femmes comme moi, qui se débattent dans la vie depuis leur extrême jeunesse, ont, devant les événements nécessaires, une résignation simple et immédiate.

ROBERT.

Je comprends, je comprends... Vous ne m’aimiez pas. Et c’est tant mieux... Oh ! oui, tant mieux !

ADRIENNE.

Vous vous trompez. Je vous aimais, je vous aime encore. Mais j’ai obtenu de cet amour plus que je n’avais espéré dans mes plus beaux moments d’illusion. Je n’avais jusqu’à présent que des souvenirs pauvres et mesquins, et vous m’en laissez un de joie, de lumière et de revanche. Il me semble qu’un miracle a eu lieu en ma faveur... Non, je ne suis pas triste. Je suis pleine d’espoir, au contraire... J’ai une confiance folle...

ROBERT.

Je vais vous regretter, savez-vous ?

ADRIENNE.

Quelle chance !... Vous m’écrirez par-ci par-là ? D’ailleurs, je n’ai pas l’intention de rester éternellement en Amérique... Oh ! non... En arrivant là-bas, je vous enverrai une lettre à Paris, poste restante. Nous verrons bien si vous irez la chercher. Irez-vous ?

ROBERT.

J’irai.

Un temps.

ADRIENNE.

Qu’avez-vous ? Depuis un instant, vous me laissez bavarder et vous me répondez à peine. Est-ce que j’ai dit quelque chose qui vous a déplu ?

ROBERT.

Non, Adrienne. Je pense, au contraire, que vous vous en allez très loin, toute seule, presque au hasard ; que vous risquez votre avenir sur une chance bien fragile, et qu’en réalité c’est moi qui suis la cause de cette aventure.

ADRIENNE.

Vous ?

ROBERT.

Vous ne m’auriez pas rencontré, votre vie eût été probablement plus facile et plus calme... Et moi qui me suis toujours efforcé de faire le moins de chagrin possible aux êtres qui m’entouraient, j’aurai eu sur vous une influence malheureuse. Voilà les réflexions qui me troublent à l’heure de votre départ...

ADRIENNE.

Parce que vous ne connaissez pas mon caractère. Je suis une vagabonde. Je ne peux pas tenir en place : tôt ou tard, je devais partir... En outre, je suis un peu superstitieuse, c’est plus fort que moi. Figurez-vous que je crois aux lignes de la main... Vous comprenez ? Quand je dis que j’y crois, ce n’est pas un article de foi...

ROBERT.

Je l’espère...

ADRIENNE.

Mais ça me fait des sujets de conversation avec moi-même. Et quand, par hasard, leurs indications concordent avec les événements qui m’arrivent, je me livre à de profondes méditations qui me font passer le temps... Tout cela est évidemment assez bête, mais ça me distrait. Ainsi ma ligne de chance est très mauvaise jusqu’à trente ans... mais elle reprend à partir de ce moment-là en rencontrant la ligne de cœur... Il y a un choc qui m’est favorable... En outre, cette croix, en chiromancie, indique un grand voyage...

ROBERT.

Taisez-vous... taisez-vous. C’est absurde.

ADRIENNE.

Au fait, m’avez-vous apporté la broche que je vous ai demandée ce matin ?

ROBERT.

Je vous l’ai apportée, parce que vous l’avez exigé, mais quelle horreur !

ADRIENNE.

Où est-elle ?

ROBERT.

Tenez...

Il lui remet une broche.

Adrienne, voyons... pourquoi ne voulez-vous pas accepter autre chose ?

ADRIENNE.

Non, non... jamais. Je ne veux que cela...

Ouvrant la boîte.

C’est bien la même...

Riant.

Un vaisseau traversé d’une flèche en haut de laquelle il y a un cœur et au bas : Souvenir du Havre.

ROBERT.

C’est une honte.

ADRIENNE.

Une réussite que j’ai faite hier dans la soirée, en vous attendant, semble indiquer que je ne ferai fortune qu’à cette condition-là.

ROBERT, se levant brusquement.

Eh bien, non, non ! Je ne suis pas décidé du tout à vous laisser partir !

ADRIENNE.

Oh ! que dites-vous ? Je pars dans une heure.

ROBERT.

Si je veux !... Vous riez ?... Vous avez le courage de rire ?

ADRIENNE.

C’est en songeant à ce que vous feriez de moi à Paris... et surtout à l’opinion que vous auriez de moi au bout de huit jours. Vous m’avez raconté votre histoire avec Hortense, il ne faut pas l’oublier.

ROBERT.

Ce n’est pas la même chose. J’ai conscience que je n’ai pas été pour elle un être malfaisant. C’est une femme exquise, certes !... mais d’un caractère léger, incapable de souffrir et de faire souffrir les autres. Elle se consolera de tout, si elle a le luxe et une vie brillante. Enfin, je la connais, je suis tranquille. Tandis que vous, je ne vous connais pas.

ADRIENNE, riant.

Eh bien alors, qu’est-ce qu’il vous faut ?

ROBERT.

On ne se connaît pas pour ça...

ADRIENNE.

N’essayez pas de me retenir. Ne me tentez pas. Ce serait insensé et vous vous en repentiriez si vite ! Car c’est votre générosité seule, c’est votre sensibilité qui vous attirent vers moi en ce moment... Vous êtes ému parce que je m’en vais et que vous me voyez environnée de périls.

ROBERT.

Non, Adrienne, non... Tu te trompes... Je suis ému parce que je te tiens entre mes bras et que je me rappelle les heures que tu viens de me donner.

ADRIENNE.

Éloignez-vous, je ne veux pas... Nous ne serions heureux ni l’un ni l’autre, car je suis violente et jalouse.

ROBERT.

C’est peut-être ce que je cherchais.

ADRIENNE.

Vous ne pourriez jamais vous débarrasser de moi, je vous en préviens... Non, non ! je ne veux pas !... Dites-moi adieu ! Ce n’est pas une femme comme moi qui peut briser la vie d’un homme comme vous... Elle peut y passer quelques heures, y laisser une trace légère, mais elle ne vaut pas un malheur.

On frappe à la porte de gauche.

ROBERT, à Adrienne.

Rentrez une seconde... Je vais voir...

Il la conduit à la porte et la referme.

 

 

Scène III

 

ROBERT, LA HERCHE

 

ROBERT va ouvrir la porte de gauche, tout doucement, avec précaution, et fait un mouvement de recul.

Toi ?

LA HERCHE, montrant d’abord la tête, son pardessus relevé et l’air fatigué d’un homme qui a sommeil.

Mon Dieu, oui... c’est moi, mon ami, c’est moi.

ROBERT.

Ah çà ! qu’est-ce que tu viens faire, et d’abord comment m’as-tu trouvé ici ?

LA HERCHE, entrant.

Je te savais au Havre puisque tu me l’avais dit... J’ai pris hier soir le train de minuit quarante-cinq... c’est un train omnibus... un train lourd !... Oh ! qu’il est lourd !... Il met sept heures pour aller au Havre... Je tombe de sommeil...

ROBERT, lui présentant un fauteuil.

Assieds-toi...

LA HERCHE.

Je suis arrivé à huit heures du matin... Je t’ai cherché dans plusieurs hôtels et heureusement qu’ici la patronne te connaissait... Je viens t’avertir de ce qui s’est passé hier...

ROBERT.

Où ?

LA HERCHE.

Chez toi.

ROBERT.

Va... va vite... C’est grave ?

LA HERCHE.

Ça dépend...

ROBERT.

Il est arrivé quelque chose à Amélie ?

LA HERCHE.

Non... non... rien... Il s’agit de toi.

ROBERT.

De moi ?... Au nom du ciel, dépêche-toi... Voyons !

LA HERCHE.

Ah ! ne me brusque pas, je t’en prie... je ne le souffrirais pas... Je me conduis avec toi depuis quelques jours comme jamais un homme ne s’est conduit avec son beau-frère.

ROBERT.

Je te demande pardon. Mais raconte-moi ce qui s’est passé... va... va...

LA HERCHE.

Tu n’es pas sans te rappeler que tu m’as fait faire avant-hier un mensonge, un horrible mensonge.

ROBERT.

Eh bien ?

LA HERCHE.

Je ne voulais pas... tu m’y as forcé... C’est tant pis pour toi... Quelques heures après ton départ, Clotilde, qui, entre parenthèses, ne quitte plus Hortense, ainsi que je l’avais prévu... Elles ont même dîné hier ensemble. Et je te donne en mille avec qui elles ont dîné ? Ça, comme immoralité et comme inconscience, c’est ce que je n’ai jamais vu de plus extraordinaire, mais avec les femmes d’aujourd’hui, tout est incompréhensible, tout est affolant.

ROBERT.

Et avec qui ont-elles dîné ?

LA HERCHE.

Avec Tinois ! Avec le baron de Tinois ! Tu verras qu’Hortense finira par l’épouser, le baron de Tinois... Tu auras encore cette chance ! Ah ! j’en ai appris en six mois, sur les femmes !

ROBERT.

Et remarque que tu ne sais rien. Mais tu disais ?

LA HERCHE.

Clotilde, donc, est venue rendre visite à ta femme : « Où est Robert ? – Mais à Tours, pour votre procès, a répondu Amélie... – Notre procès, s’est écrié Clotilde, il se plaide dans six semaines ! C’est bizarre ! Pourquoi ce mensonge ?... » Alors, tu ne sais pas ce qui est arrivé ?

ROBERT.

Non.

LA HERCHE.

Il est arrivé que ce n’est pas toi qu’on a soupçonné... mais moi ! entends-tu, moi !... Car, jusqu’à la dernière minute il est dit que cette histoire retombera sur moi... Je suis entré à ce moment-là. Ta femme et la mienne se sont précipitées, m’ont interrogé, m’ont accablé de questions... J’en avais une à droite et l’autre à gauche... J’étais harcelé, j’étais harcelé... je balbutiais... Je me noyais... Ah ! mon ami, une femme ment à deux hommes, un homme ne peut pas mentir à deux femmes !...

ROBERT.

Et ?...

LA HERCHE.

Alors, comme j’en avais assez, je t’ai débarqué froidement. Et j’ai dit toute la vérité...

ROBERT.

Tu as dis quoi ?

LA HERCHE.

J’ai tout dit...

ROBERT.

Qu’est-ce que tu appelles tout ?

LA HERCHE.

Eh bien !... que tu étais, non à Tours pour mes affaires, mais au Havre pour les tiennes.

ROBERT.

Oh ! oh !

LA HERCHE.

Et ce qui a compliqué la situation, c’est que, à peine avais-je prononcé ces paroles, qu’on a apporté une dépêche de Tours, signée de toi...

ROBERT.

En effet... en effet...

LA HERCHE.

Car toi, malin, tu avais fait télégraphier de Tours à ta femme : « Bien arrivé. Embrasse. »

ROBERT.

Qui pouvait prévoir ?

LA HERCHE.

Ah ! mon ami. quand on veut mener la vie que tu mènes depuis quelque temps ; quand on est sorti de l’existence normale et régulière ; quand on veut faire de la fantaisie et courir les aventures – comme don Juan – eh bien ! il faut s’attendre à tout... On est désormais entre les mains de la fatalité... Il faut prévoir toutes les incohérences, tous les hasards... les dépêches qui arrivent trop tôt... les lettres qui arrivent trop tard... les femmes qui soupçonnent... les amis qui font des gaffes... les trains qui déraillent... les rencontres imprévues ! N’en doute pas, mon ami, n’en doute pas... Il y a quelqu’un qui dirige ces événements... Qui ? Je l’ignore, mais nous le saurons un jour ou l’autre.

ROBERT.

Continue, continue... Que s’est imaginé Amélie ?

LA HERCHE.

Elle a fait mille suppositions, comme bien tu penses... et qui n’étaient pas à ton avantage... Elle est en plein soupçon... ce qui est naturel, après l’histoire d’avant-hier... Elle a même été jusqu’à établir une corrélation entre ton départ et celui de la petite institutrice...

ROBERT.

Oh !

LA HERCHE.

Tu devines ses réflexions.

ROBERT.

Comment va-t-elle ?

LA HERCHE.

Elle va bien... un peu fatiguée parle voyage...

ROBERT, sursautant.

Quel voyage ?

LA HERCHE.

Elle est en bas... dans le bureau de l’hôtel.

ROBERT.

Et tu ne me te disais pas !

LA HERCHE.

J’allais te le dire.

ROBERT.

Sapristi ! sapristi !

LA HERCHE.

Tu es avec une femme, bien entendu ?

ROBERT.

Oui.

LA HERCHE.

Admirable ! admirable ! Et laquelle ? Je la connais ?

ROBERT.

Non.

LA HERCHE.

D’ailleurs, ça m’est égal.

ROBERT.

Si encore je pouvais dire que c’est à cause d’Hortense que j’ai été obligé de...

LA HERCHE.

N’y songe pas. Ta femme sait qu’Hortense est restée à Paris. Enfin, qu’est-ce que tu décides ?

ROBERT.

Va dire à Amélie que je l’attends ici. Nous ne pouvons guère avoir une explication dans le bureau de l’hôtel...

LA HERCHE s’éloigne et revient, ému tout à coup.

Mon vieux Robert... il y a une chose que je veux te demander depuis quelque temps...

ROBERT.

Laquelle ?

LA HERCHE.

J’ai une grande affection pour ma sœur, tu n’en doutes pas... et pour toi aussi, malgré tout...

ROBERT, lui serrant la main.

Oui... oui...

LA HERCHE.

Réponds-moi, franchement, mais là, entre hommes...

ROBERT.

Je te le promets. Parle.

LA HERCHE.

Aimes-tu encore ta femme, oui ou non ?

ROBERT.

La Herche, mon brave La Herche, je te donne ma parole d’honneur qu’il n’y a pas un mari sur la terre qui aime sa femme plus tendrement que moi.

LA HERCHE.

Et dire que je te crois.

ROBERT.

Tu le peux.

LA HERCHE.

Alors, je vais la chercher ?

ROBERT.

Oui, va...

LA HERCHE.

Mon vieux Robert, mon vieux Robert... Tu es gentil au fond... Tu es effrayant, mais tu es gentil !...

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ROBERT, JULIETTE

 

JULIETTE, entrant de gauche.

Monsieur...

ROBERT.

Quoi ?

JULIETTE, lui remettant une lettre.

Une lettre de la part de la dame... la dame de cette nuit.

ROBERT.

Donnez ! Donnez !

JULIETTE.

Elle a dit qu’il n’y avait pas de réponse.

Elle sort.

ROBERT, décachette vivement la lettre.

« Je viens de voir votre femme, mon ami. Elle m’a vue aussi. C’est le hasard qui se met brusquement entre nous et nous sépare. Je pars. Votre Adrienne... »

Parlé.

Pauvre petite, pauvre petite !

Entre Amélie sans mot dire.

 

 

Scène V

 

ROBERT, AMÉLIE

 

ROBERT, se retournant vivement.

Amélie ! ma bonne Amélie ! Je vais t’expliquer, je vais t’expliquer... Écoute-moi... assieds-toi et écoute-moi...

AMÉLIE.

Non, mon ami, non ! Ne me dis rien, ce n’est pas la peine, j’ai compris... Ce serait trop commode, chaque fois que tu prendrais une maîtresse, de me faire asseoir bien tranquillement et de me raconter que tu as été entraîné par la fatalité... Et qui as-tu pris cette fois-ci ?... Quand je pense que depuis un an peut-être, tu me trompais chez moi, sous mon toit, à mes côtés ! Et tu supposes que je puis accepter cela ?... Oh ! Robert, voyons !...

ROBERT, assis, Amélie debout.

Ma chérie, je...

AMÉLIE, l’interrompant.

Non, non, je te vois venir... Tu veux me raconter qu’elle s’est jetée à ton cou, comme Hortense, et que toi, par bonté d’âme, tu as consenti à devenir son amant... Mais à ce compte-là, toutes les femmes seraient heureuses autour de toi, excepté la tienne ! Et dans ta vie, tu n’aurais fait qu’une victime, moi !... Avoue que ce n’est pas juste, tout de même ?

ROBERT.

Ma chérie...

AMÉLIE.

Oh ! je vois bien la vérité !... je la vois enfin... Tu as assez de ta femme, tu as assez de ton ménage. La vie de famille t’est devenue odieuse... Hélas ! je le sens tellement que je n’ai pas hésité à venir ici, te surprendre et te dire : « Robert, séparons-nous, veux-tu ?... Laisse-moi partir... »

ROBERT, assis.

Tais-toi, Amélie, tais-toi... Oh ! je suis triste... Je suis affreusement triste... car j’aurais beau te dire la vérité, je ne te convaincrais pas. Et je m’aperçois aussi que moi, qui me croyais plutôt bon, sensible, humain, je ne fais que du mal à ceux qui m’entourent...

AMÉLIE.

Ce n’est pas à Hortense, je suppose ?

ROBERT, se levant et avec force.

Mais si ! car le pire égoïste ne se serait pas conduit avec elle autrement que je ne l’ai fait ! Après quelques jours de liaison et dès qu’elle a commencé à encombrer ma vie, je n’ai songé qu’à la rupture. Et j’ai profité de la première occasion qui s’offrait... Aujourd’hui, la voilà presque contrainte, à cause de moi, d’épouser un vieillard... Et cette pauvre fille qui part en ce moment ? Eh bien, oui, je te le dis à toi-même, elle s’est conduite presque héroïquement... et aujourd’hui, elle s’enfuit à l’aventure pour se punir des torts qu’elle a envers toi. Et tout ce que j’ai pu lui faire accepter, c’est une broche en acier bruni de quinze francs !

AMÉLIE.

Mais ce n’est pourtant pas de ma faute, tout ça !

ROBERT.

Et toi aussi, je suis en train de te rendre malheureuse ! car te voilà convaincue que je ne t’aime plus ! et j’aurai gâché ta vie en même temps que la mienne ! Allons, décidément, je ne suis qu’un égoïste et j’ai un caractère malfaisant et dangereux.

AMÉLIE.

Non, non, je ne veux pas que tu dises cela. Voilà que tu vas trop loin, maintenant ! Malfaisant !... Dangereux !... Tu es la bonté même et je sais bien que tu ne vas pas abandonner tout à coup ta femme, ta fille pour courir après la première venue... Tu m’as donné vingt ans presque de joie et de sécurité ; évidemment, je ne peux pas oublier ça en une heure. Mais avoue tout de même que je n’ai pas lieu de me réjouir.

Gestes de Robert.

Tu eu conviens, n’est-ce pas ? Je te demandais tout à l’heure si tu voulais que nous nous séparions, ce n’est pas que j’en aie envie. Mais, franchement, c’est toi qui as l’air de le désirer... Enfin, tu te conduis comme si tu le désirais... Certes, tu as des excuses, tout le monde abuse de toi... tu as été entraîné, je m’en rends compte... tu as été entraîné par les circonstances...

Le regardant.

Oh ! tu as une figure navrée... C’est absurde, c’est absurde !

ROBERT.

Je suis très changé, Amélie...

AMÉLIE.

Et pourquoi es-tu changé ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Je comprendrais encore que moi je dise cela, mais toi ? Je ne suppose pas que tu aimes Hortense, puisque tu en as pris une autre... ni que tu sois devenu amoureux d’Adrienne, puisque tu la laisses partir ? Alors je ne vois pas pourquoi tu aurais de la peine... Quelle raison aurais-tu maintenant de perdre ta gaieté et ta belle humeur de jadis ? Je ne le veux pas. Il ne faut pas ! il ne faut pas ! j’en serais navrée... Ta vie n’est pas gâchée, c’est insensé de te figurer ça, ni la mienne non plus, j’espère... Car je finirai par oublier, j’oublierai très vite, je te le promets. Je suis ton amie, après tout, ta camarade dans la vie... Voyons, ne sois plus triste...

Un temps.

Ça tient toujours, ce voyage en Italie ?

ROBERT.

Je ne sais plus, moi...

AMÉLIE.

Allons, nous allons partir pour l’Italie... Ce voyage fera beaucoup de bien à ta fille, et à toi aussi... D’abord, Yvonne y compte de plus en plus... Philippe Aubier doit venir nous y retrouver. Tu es capable d’être grand-père dans un an.

ROBERT.

Je suis capable de tout...

AMÉLIE.

Embrasse-moi.

ROBERT, l’embrassant.

Tu es une excellente femme, Amélie...

On frappe.

Entrez !

Entre La Herche.

 

 

Scène VI

 

ROBERT, AMÉLIE, LA HERCHE, puis JULIETTE

 

LA HERCHE.

Écoute, mon ami, je ne veux pas te faire de reproches, je ne veux pas jeter une note discordante dans votre réconciliation, mais, franchement, je viens de voir le tableau des voyageurs : pourquoi es-tu descendu ici sous le nom de La Herche ?

ROBERT.

C’est un hasard, mon bon ami.

JULIETTE, entrant.

J’ai fait servir dans un petit salon. Madame sera très bien.

Amélie et La Herche se dirigent vers la porte de droite.

ROBERT, à Juliette.

Vous me ferez descendre ma valise.

JULIETTE.

Oui, monsieur...

S’apercevant qu’Amélie est sortie, à Robert qui s’apprête à en faire autant et à voix basse.

Monsieur Vandel ?

ROBERT, se retournant.

Quoi ?

JULIETTE.

Vous ne partez pas tout de suite, j’espère.

ROBERT.

Mais si.

JULIETTE.

Oh ! monsieur... Vous ne ferez pas ça... Figurez-vous que mon mari va à Rouen cet après-midi...

Elle lui parle à l’oreille.

ROBERT, avec éclat.

Ah ! non... cette fois-ci, c’est fini !

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