La Veine (Alfred CAPUS)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois au Théâtre des Variétés, le 2 avril 1901, reprise au Théâtre du Vaudeville, le 21 décembre 1907.

 

Personnages

 

JULIEN BRÉARD

EDMOND TOURNEUR

CHANTEREAU

SIGISMOND

LEBRANCARD

POUSSIER

CHARLOTTE LANIER

SIMONE BAUDRIN

JOSÉPHINE

GENEVIÈVE

CLÉMENCE

LOUISE

ROSALIE

UNE BONNE

DEUX MESSIEURS

UN COMMISSIONNAIRE

UN DOMESTIQUE

 

À Paris, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

La scène représente une boutique de fleuriste, à Paris. La devanture de la boutique est garnie de plantes et de fleurs. À droite, une table sur laquelle sont des guirlandes et des corbeilles. À gauche, le comptoir. La porte donnant sur la rue est au fond.

 

 

Scène première

 

JOSÉPHINE, CLÉMENCE, LOUISE, UN GARÇON DE MAGASIN

 

Louise et Clémence travaillent à droite, arrangeant les guirlandes et les corbeilles qui sont sur la table. À gauche, Joséphine assoupie sur une chaise, près du comptoir.

LE GARÇON DE MAGASIN, entrant à droite, un paquet à la main.

Il arrive deux paniers... roses et violettes de Parme.

LOUISE.

Eh bien ! recevez-les. Madame n’est pas encore rentrée.

LE GARÇON.

Et puis ce paquet... de la part de la lingère. Ce sont des modèles. On attend la réponse.

CLÉMENCE.

Ah ! voyons...

LOUISE, lisant.

Chemises de nuit... chemises de jour... Madame répondra tout à l’heure.

LE GARÇON.

Bon !

Il dépose le paquet et sort par la droite.

CLÉMENCE, se remettant au travail.

Dépêchons-nous. Il faut cette guirlande pour ce soir, vous le savez.

Entre Rosalie.

 

 

Scène II

 

JOSÉPHINE, CLÉMENCE, LOUISE, ROSALIE

 

ROSALIE.

Bonjour, mesdemoiselles. Madame Baudrin m’envoie vous demander si elle peut compter sur vous.

LOUISE.

Ça va être fini.

ROSALIE.

Vous aviez promis pour deux heures. Vous êtes en retard, comme toujours. Madame ne sera pas contente.

LOUISE.

Puisqu’on vous dit que c’est fait !

ROSALIE.

Alors, je peux dire à madame...

LOUISE.

Que tout sera chez elle dans une heure.

ROSALIE.

Bien. Au revoir, mesdemoiselles !

Elle sort.

CLÉMENCE.

Elle en fait des manières, celle-là !

LOUISE.

Autant que sa maîtresse.

CLÉMENCE.

La belle madame Baudrin.

LOUISE.

On disait la belle Simone, l’an dernier. Cette année-ci, on dit la belle madame Baudrin, parce que, dans l’intervalle, un imbécile lui a laissé trois millions en mourant.

CLÉMENCE.

C’est ce qu’on peut appeler une belle mort.

LOUISE, à Clémence, désignant Joséphine.

Regardez-moi cette fille-là... De quoi a-t-elle l’air ?

CLÉMENCE.

Elle a l’air d’une personne qui a passé la nuit à courir.

LOUISE, élevant la voix.

Eh bien ! Joséphine, vous n’avez pas honte de dormir à cinq heures de l’après-midi ?

JOSÉPHINE, s’étirant.

C’est vrai que je dormais... J’étais même en train de rêver que je tombais, que je tombais...

CLÉMENCE.

À quelle heure vous êtes-vous couchée ?

JOSÉPHINE.

À quatre heures du matin.

LOUISE.

Vous vous abîmerez la figure, à cette vie-là, et vous vous ruinerez la santé.

CLÉMENCE.

Et qu’est-ce que vous avez fait, pour vous coucher si tard ?

JOSÉPHINE.

Nous sommes allés souper, Henri et moi.

CLÉMENCE.

Où cela, si je ne suis pas indiscrète ?

JOSÉPHINE.

Chez une dame de nos amies qui pendait la crémaillère.

CLÉMENCE.

Une cocotte, probablement.

JOSÉPHINE.

Une femme entretenue, ce qui n’est pas la même chose.

CLÉMENCE.

Comment s’appelle-t-elle ?

JOSÉPHINE.

Laure... Laure de...

LOUISE.

Vous ne savez même pas son nom !

JOSÉPHINE.

Je l’ai oublié... Ça n’empêche pas que nous nous sommes amusés follement.

CLÉMENCE.

Je suis sûre, Joséphine, que cette existence vous plairait ?

JOSÉPHINE.

Beaucoup. J’aimerais avoir un appartement superbe, ou même un petit hôtel, avec une voiture, et des robes de deux à trois mille francs.

LOUISE.

Vous raisonnez comme une ouvrière d’il y a trente ans. Vous êtes vieux jeu, ma chère !

CLÉMENCE.

Vous me rappelez les grisettes d’autrefois, qui soupiraient après des cachemires.

JOSÉPHINE.

Chacun a ses idées.

CLÉMENCE.

Alors, quand vous voyez une femme couverte de diamants, cela vous épate ?

JOSÉPHINE.

Non, mais...

CLÉMENCE.

Cela excite votre envie ou votre admiration ? Vous regrettez de ne pas être à sa place ?

JOSÉPHINE.

Certainement.

LOUISE.

Ah ! ma pauvre enfant, vous êtes bien naïve ! Quel âge avez-vous donc ?

JOSÉPHINE.

Dix-neuf ans.

LOUISE.

Moi, j’en ai vingt et un, et Clémence que voilà est dans sa vingtième année. Vous pouvez donc vous en rapporter à notre expérience. Eh bien ! la vie de ces femmes-là est aussi dure que la nôtre ; et, pour gagner un collier de perles qu’elles seront peut-être obligées de porter au clou le lendemain, elles font des machines que je ne vous souhaite pas.

JOSÉPHINE.

Tenez, vous et Clémence, vous avez l’esprit gâté par la lecture des journaux. Vous êtes socialistes.

CLÉMENCE.

Absolument.

JOSÉPHINE.

Vous avez tort. Moi, je suis pour l’ancien système : les bijoux, les toilettes, le luxe.

LOUISE.

Vous me faites pitié.

CLÉMENCE.

Et vous accepteriez cela du premier venu ?

JOSÉPHINE.

Un homme capable d’offrir un hôtel à une femme n’est jamais le premier venu.

CLÉMENCE, riant.

Est-ce qu’on vous en a déjà offert souvent, ma petite ?

JOSÉPHINE.

Pas encore.

LOUISE.

C’est dommage.

CLÉMENCE.

Ça ne tardera pas, espérons-le.

JOSÉPHINE.

Qui sait ?

LOUISE, à Clémence.

Elle est étonnante !

JOSÉPHINE.

Apprenez, mesdemoiselles, que pas plus tard qu’avant-hier j’ai été suivie par un monsieur depuis le coin de l’avenue de l’Opéra jusqu’ici.

LOUISE.

Qui était ce monsieur ?

JOSÉPHINE.

Un monsieur très bien, qui avait fait arrêter son coupé. Je l’ai parfaitement vu.

CLÉMENCE.

Et vous a-t-il parlé, ce monsieur très bien ?

JOSÉPHINE.

Il ne m’a pas parlé, parce que j’étais avec Henri.

Elle est à ce moment près de la devanture et regarde dans la rue.

Ah ! par exemple !

LOUISE.

Eh bien ! qu’y a-t-il ?

JOSÉPHINE.

Le voilà encore... Je le reconnais... Oh ! c’est bien lui.

Elle se redresse.

LOUISE.

Ne vous pavanez donc pas comme ça devant la fenêtre. Ma parole ! vous êtes indécente !

JOSÉPHINE, se reculant un peu.

Il regarde par ici.

Elle s’éloigne après avoir jeté un dernier coup d’œil.

CLÉMENCE.

N’ayez donc pas peur ; s’il veut vous retrouver, il vous retrouvera.

JOSÉPHINE, avec dignité.

Et surtout, si moi je le veux.

LOUISE.

Oh !...

CLÉMENCE.

Et ce pauvre Henri, qu’est-ce qu’il deviendrait dans cette combinaison ?

JOSÉPHINE.

Il est convenu avec lui que, du jour où je trouverais une situation, on se quitterait comme de bons amis.

CLÉMENCE.

On n’est jamais si bons amis que quand on se quitte.

LOUISE, avec ironie.

Ce que je vois de plus clair là dedans, c’est que Joséphine va rouler carrosse.

JOSÉPHINE.

Vous seriez bien étonnées, mesdemoiselles !

LOUISE.

En aucune façon. Vous êtes assez jolie pour tourner la tête à quelqu’un.

CLÉMENCE.

Certes !... J’espère que vous reviendrez voir vos anciennes camarades ?

JOSÉPHINE.

Moquez-vous de moi. Je suis bonne fille.

LOUISE, venant vers elle.

Ma chère petite, je vais vous parler sérieusement, maintenant. Vous êtes dans une très mauvaise voie. Vous croyez encore aux gens qui viennent mettre leur fortune aux pieds de la femme aimée ? Il n’y en a plus. Il n’y a plus que des boursiers qui vous paient tout juste à souper, ce qui est très fatigant, et des gommeux qui mettent leur amour-propre à ne pas vous offrir seulement un chapeau. Résignez-vous à rester ici. Le métier n’est pas mauvais, on gagne sa vie ; nous avons une patronne intelligente et pas rosse du tout... Contentez-vous donc de cela, ma chère ; c’est un conseil d’amie que je vous donne.

Charlotte a ouvert la porte de droite ; elle entre en entendant ces derniers mots.

 

 

Scène III

 

JOSÉPHINE, CLÉMENCE, LOUISE, CHARLOTTE, puis CHANTEREAU

 

CHARLOTTE.

C’est très bien, Louise, de ne pas dire du mal de la patronne quand elle est absente.

LOUISE.

Je dis ce que je pense, madame.

CHARLOTTE.

Vous êtes très gentilles toutes les trois... Est-ce que monsieur Chantereau est venu ?...

CLÉMENCE.

Pas encore, madame... Il n’est venu que la lingère.

CHARLOTTE.

A-t-elle apporté mes modèles ?

CLÉMENCE.

Oui, madame.

CHARLOTTE.

Voyons...

Elle entr’ouve le paquet.

Mais c’est du linge de cocotte, ça !... Je n’en veux pas... Pour qui me prend-elle !

Allant à la table de droite.

Et la guirlande de madame Baudrin, où en est-ce ?

CLÉMENCE.

Regardez, madame.

CHARLOTTE.

Pas mal...

Prenant un des bouquets.

Il faudrait m’incliner ces fleurs-là un peu à gauche... Je ne vois pas autre chose à changer.

Prenant l’autre.

Et pour ceci je voudrais un ruban orange au lieu d’un grenat.

LOUISE, prenant un bouquet et s’apprêtant à sortir par la droite.

N’est-ce pas, madame, qu’à notre époque il vaut mieux pour une femme avoir un métier honorable que de faire la noce ?

CHARLOTTE.

Qu’est-ce que vous dites ?

LOUISE.

Nous discutions ça quand vous êtes entrée, madame.

CLÉMENCE.

Et nous voudrions avoir votre avis.

CHARLOTTE.

Vous me posez là une question très délicate, mes enfants. Pour bien vous répondre, il faudrait que j’aie pu comparer. Or, je n’ai pas été cocotte.

JOSÉPHINE.

Et pourtant, il n’aurait tenu qu’à vous, patronne, élégante comme vous l’êtes...

CHARLOTTE.

Je n’ai aucun mérite : l’occasion ne s’est pas présentée. Cependant je vais vous dire à peu près ce que je pense.

LOUISE.

Ah !

Elles entourent Charlotte toutes les trois.

CHARLOTTE.

Eh bien ! je pense que toutes les professions sont pleines de difficultés, et que les femmes ne doivent pas se mépriser entre elles. Si c’est un conseil que vous me demandez, je vous dirai de rester honnêtes le plus longtemps que vous pourrez ; d’abord, vous ne risquez rien. Mais le jour où le hasard vous fera rencontrer un homme qui vous aimera et que vous aimerez aussi, tâchez de ne plus le quitter et de l’aider de toutes vos forces, car c’est encore avec un homme qu’une femme se tire le mieux d’affaire dans l’existence.

LOUISE.

Pourtant, vous, patronne, vous êtes seule, et vous avez fait votre fortune.

CHARLOTTE.

Ma fortune ! Elle n’est pas faite, hélas ! il s’en faut de beaucoup. Et puis, je ne suis pas un modèle de toutes les vertus, il ne faudrait pas croire cela ; j’ai fait des bêtises comme tout le monde.

TOUTES LES TROIS, avec curiosité, se rapprochant.

Vraiment ?

JOSÉPHINE, joignant les mains.

Oh ! racontez-nous-le, patronne ?

CHARLOTTE.

Ce sera pour une autre séance, mes enfants.

Paraît Chantereau, serviette sous le bras, tenue et gestes d’homme d’affaires.

Bonjour, monsieur Chantereau, je vous attendais.

CHANTEREAU.

Madame... mesdemoiselles... votre serviteur.

CHARLOTTE, aux ouvrières.

Allez donc défaire les paniers qui viennent d’arriver. Je vous rejoins.

Clémence, Louise et Joséphine se retirent par la droite.

 

 

Scène IV

 

CHARLOTTE, CHANTEREAU

 

CHARLOTTE, vivement.

Vous êtes-vous occupé de moi ?

CHANTEREAU.

Tous ces jours-ci.

CHARLOTTE.

Où en sommes-nous ?

CHANTEREAU.

Voilà. J’ai établi votre actif et votre passif, sou par sou, comme c’était convenu. Vous devez beaucoup plus que vous ne croyiez... N’en soyez pas surprise. On doit toujours beaucoup plus qu’on ne croit.

CHARLOTTE.

Mais alors, comment vais-je faire ?

CHANTEREAU.

C’est très grave.

CHARLOTTE.

Est-ce que je vais être obligée de liquider ?

CHANTEREAU.

Hum !...

CHARLOTTE.

Vous n’avez donc pas expliqué aux créanciers que leur intérêt est de patienter ? que la maison n’a que deux ans d’existence et qu’il faut donner à la clientèle le temps de venir ? Nous avons vu beaucoup de monde aujourd’hui.

Entre un monsieur.

Tenez, voilà encore quelqu’un.

Au monsieur.

Vous désirez, monsieur ?

LE MONSIEUR.

Une botte de violettes.

CHARLOTTE.

Voici, monsieur. Comme cela, n’est-ce pas ?

LE MONSIEUR.

À merveille... Combien ?

CHARLOTTE.

Trois francs...

Le monsieur paie et sort.

CHARLOTTE, à Chantereau.

Il suffit d’un rien pour lancer une maison à Paris. C’est insensé que les gens ne comprennent pas ça !

CHANTEREAU.

Les créanciers n’entrent pas dans ces considérations.

CHARLOTTE.

Quels idiots !

CHANTEREAU.

Tenez, ce qu’il vous faudrait, ce serait une bonne somme de vingt à vingt-cinq mille francs qui vous permettrait de tenir le coup et de vous débarrasser de tous ces gêneurs.

CHARLOTTE.

Vous devriez me trouver cela, mon cher monsieur Chantereau.

CHANTEREAU.

C’est fait.

CHARLOTTE.

Vous avez trouvé quelqu’un qui consentirait à me prêter ?...

CHANTEREAU.

Oui.

CHARLOTTE.

Qui ?

CHANTEREAU.

Moi.

CHARLOTTE, lui serrant la main.

Mais il fallait me dire cela tout de suite, au lieu de me mettre la mort dans l’âme. Asseyez-vous donc.

CHANTEREAU.

Par exemple, il y a une petite condition.

CHARLOTTE.

Tout ce que vous voudrez. Et laquelle ?

CHANTEREAU.

Laquelle ?... Vous me demandez laquelle !

Hésitant.

Heu !... Vous vous appelez Charlotte Lanier, n’est-ce pas ? Mademoiselle Charlotte Lanier ?

CHARLOTTE.

Vous le savez bien.

CHANTEREAU.

Moi, je m’appelle Chantereau, Jules Chantereau. J’ai quarante-deux ans.

CHARLOTTE.

Vous ne les paraissez pas.

CHANTEREAU.

Parce que j’ai mené une existence régulière... Eh bien ! la condition, c’est que vous ne vous appeliez plus mademoiselle Lanier, mais madame Chantereau.

CHARLOTTE.

Ah bah !

CHANTEREAU.

Voilà.

CHARLOTTE.

Vous voulez m’épouser, vous !... Qu’est-ce qui vous a donné cette idée-là ?

CHANTEREAU.

Plusieurs choses. D’abord je suis amoureux de vous.

CHARLOTTE.

Celle-là, par exemple !

CHANTEREAU.

Vous ne vous en étiez jamais aperçue ?

CHARLOTTE.

Non, je l’avoue.

CHANTEREAU.

C’était pourtant facile à deviner.

CHARLOTTE.

À quoi, mon Dieu ?

CHANTEREAU.

À des détails... Ainsi, quand j’ai commencé à m’occuper de vos affaires, il y a un mois, est-ce que je vous ai demandé une provision ?

CHARLOTTE.

Une provision ?

CHANTEREAU.

De l’argent d’avance... Je ne vous en ai pas demandé, n’est-ce pas ?

CHARLOTTE.

C’est vrai.

CHANTEREAU.

Un homme d’affaires qui ne demande pas d’argent d’avance, rien que cela aurait dû vous donner une indication.

CHARLOTTE.

Mon pauvre monsieur Chantereau, il n’y a qu’un obstacle à ce beau projet : c’est que je ne veux pas me marier.

CHANTEREAU.

Laissez-moi ajouter un mot... Je connais votre existence à fond ; vous n’auriez pas grand’chose à me cacher.

CHARLOTTE.

Est-ce que vous seriez de la police ?

CHANTEREAU.

Si j’étais de la police, je ne saurais rien. J’ai pris des informations sur vous, ce n’était pas bien difficile. Vous êtes une très brave personne. À vingt ans, vous habitiez les Batignolles avec vos parents qui étaient vieux et qui sont morts. Vous avez été séduite par un employé de la place Clichy, avec qui vous avez vécu cinq ans ; il vous a quittée. Depuis, vous vous êtes très bien conduite et vous n’avez pas pris d’amant. Vous avez travaillé de votre état. Il y a deux ans, une cousine éloignée vous a laissé quelques billets de mille francs. Vous avez monté un magasin de fleurs ; mais vous avez fini par manger vos capitaux. Aujourd’hui vous êtes à la veille de liquider et de vous trouver sans ressources, obligée de retravailler de vos dix doigts... Réfléchissez donc bien avant de me répondre définitivement.

CHARLOTTE.

Oh ! c’est tout réfléchi.

CHANTEREAU.

Vous refusez ?

CHARLOTTE.

En vous remerciant de la bonne opinion que vous avez de moi, cependant.

CHANTEREAU.

Vous avez le plus grand tort de refuser. Entre autres avantages pratiques, ce mariage aurait celui de vous éviter une folie... une folie que vous êtes sur le point de commettre.

CHARLOTTE.

Moi ?

CHANTEREAU.

Vous.

CHARLOTTE.

Et en quoi consisterait cette folie ?

CHANTEREAU.

Elle consisterait à devenir la maîtresse de monsieur Julien Bréard, avocat, demeurant au quatrième étage de cet immeuble, trois étages au-dessus du vôtre.

CHARLOTTE.

Il paraît que vous avez pris aussi des renseignements sur monsieur Bréard ?

CHANTEREAU.

Je n’avais pas besoin de les prendre, je les avais. Avocat sans clients, paresseux et ambitieux à la fois, égoïste ; aucun avenir, à moins d’une chance extraordinaire que rien ne fait prévoir ; couvert de dettes. Je lui ai fait prêter plusieurs fois de l’argent, il ne l’a rendu que contraint et forcé ; il m’en doit encore personnellement. Un de ces jours, je vais le poursuivre à blanc.

CHARLOTTE.

Dites tout de suite que c’est un malhonnête homme.

CHANTEREAU.

Non, je ne crois pas ; mais c’est la pire connaissance que puisse faire une femme comme vous. Comment ! vous êtes intelligente, vous êtes active, vous avez de l’initiative, des idées – si vous aviez reçu de l’instruction, vous auriez été une femme remarquable – et vous allez !... Mais Bréard ne vous comprendra jamais ! il vous traitera comme la première venue et vous plantera là, son caprice satisfait...

CHARLOTTE.

D’abord, ce serait mon affaire et non la vôtre. Et puis, qui vous a raconté cette histoire ?... Je le connais à peine, moi, votre monsieur Bréard ; je l’ai vu peut-être dix fois dans ma vie... C’est un voisin, voilà tout.

CHANTEREAU.

Il est toujours fourré ici.

CHARLOTTE.

C’est une erreur. Il vient de temps en temps. Il nous apporte des billets de théâtre.

CHANTEREAU.

Il ne vous a jamais fait de déclaration ?

CHARLOTTE.

Jamais ! ma parole !... Qu’est-ce qui vous prouve, d’ailleurs, que c’est pour moi qu’il vient ? Il y a trois ouvrières très gentilles.

CHANTEREAU.

Oh !...

CHARLOTTE.

Pourquoi pas ?

CHANTEREAU.

Évidemment, ce n’est pas impossible.

CHARLOTTE.

Vous voyez !

CHANTEREAU, avec intention.

Le fait est que je l’ai rencontré une fois, sous la voûte, causant d’assez près avec Joséphine.

CHARLOTTE, vivement.

Lui ! avec Joséphine !... Allons donc !... Où l’avez-vous rencontré ? Sous la voûte.

CHANTEREAU.

Rassurez-vous : ce n’est pas vrai. Je voulais m’assurer s’il y avait encore de l’espoir. Il n’y en a plus.

CHARLOTTE.

Comme c’est malin !

CHANTEREAU.

Vous aimez mieux être la maîtresse d’un gommeux que la femme légitime d’un homme qui s’habille mal.

CHARLOTTE.

Je ne serai jamais la femme légitime ou la maîtresse que d’un homme que j’aimerai... et je ne vous aime pas.

CHANTEREAU.

Et vous aimez monsieur Bréard, d’après ce que je vois ?

CHARLOTTE.

Ça ne vous regarde pas... Allons, monsieur Chantereau, sans rancune ?

CHANTEREAU.

Oh ! sans rancune. Nous ne sommes plus, moi qu’un homme d’affaires, vous que ma cliente. Ne parlons donc que de vos intérêts et pas d’autre chose. Quand comptez-vous payer les divers fournisseurs qui réclament leur argent ?

CHARLOTTE.

Je ne sais pas.

CHANTEREAU.

Alors, il faut vous attendre à tout de leur part.

CHARLOTTE.

C’est bon. Je m’arrangerai.

CHANTEREAU, changeant de ton.

Voyons... une dernière fois ?... Non ?

CHARLOTTE.

Non ! Je me passerai de vous. J’en ai vu bien d’autres dans la vie !

CHANTEREAU.

Et ce n’est pas fini !

CHARLOTTE.

Advienne que pourra ! Adieu, Chantereau.

CHANTEREAU.

Adieu, madame.

Voyant Julien Bréard qui entre. À part.

Ah ! ah ! voici le pistolet !...

 

 

Scène V

 

CHARLOTTE, CHANTEREAU, JULIEN

 

JULIEN.

Madame... Tiens ! Chantereau... Ça va bien ?

CHANTEREAU, sèchement.

Pas mal.

Il s’éloigne.

JULIEN.

Eh ! nous sommes de mauvaise humeur, à ce qu’il paraît ?

CHANTEREAU.

Très mauvaise.

JULIEN.

Ne faites pas les gros yeux, Chantereau. On sait bien que vous êtes un bon garçon.

CHANTEREAU.

Non, monsieur, je ne suis pas un bon garçon, et vous ne tarderez pas à vous en apercevoir.

Il sort après avoir salué Charlotte.

 

 

Scène VI

 

JULIEN, CHARLOTTE

 

JULIEN, allant prendre la main de Charlotte.

Je vous demande pardon d’avoir répondu à cet imbécile devant vous.

CHARLOTTE.

Méfiez-vous de lui.

JULIEN, riant.

Et vous aussi.

CHARLOTTE.

Soyez tranquille.

JULIEN.

Je ne vous dérange pas ?

CHARLOTTE.

Pas pour le moment.

JULIEN, souriant.

Dites-moi, est-ce que vous connaissez le Havre ?

CHARLOTTE, étonnée.

Le Havre ? Non.

JULIEN.

Tant mieux. Je parie même que vous n’avez pas vu la mer depuis longtemps ?

CHARLOTTE.

Depuis cinq ans. Je suis allée au Mont-Saint-Michel en train de plaisir. Ça et les environs de Paris, voilà tous mes déplacements.

JULIEN.

C’est parfait ! Alors, vous iriez au Havre volontiers, avouez-le ?

CHARLOTTE.

C’est même un projet que j’avais fait depuis longtemps, de profiter d’un jour de vacances.

JULIEN.

Tout va bien. Figurez-vous que j’ai un procès au Havre lundi.

CHARLOTTE.

Un procès que vous plaidez ?

JULIEN.

Dame !...

CHARLOTTE.

Vous plaidez donc quelquefois ?

JULIEN.

C’est mon état... Il faut donc que je sois là-bas lundi à midi. On pourrait partir ce soir samedi, et on aurait toute la journée du dimanche pour visiter la ville et les environs.

CHARLOTTE.

Partir, qui ?

JULIEN.

Mais, nous deux.

CHARLOTTE.

Nous deux !

JULIEN.

Vous et moi.

CHARLOTTE.

Vous voulez rire ?

JULIEN.

Je voudrais bien !... Il y a un train ce soir à sept heures cinquante ; on arrive à onze heures. Nous dînerions dans le wagon-restaurant en bons camarades... et demain...

CHARLOTTE.

Et demain ?

JULIEN.

Nous ferions une jolie promenade en bateau.

CHARLOTTE.

Comme si de rien n’était.

JULIEN.

Voilà !

CHARLOTTE.

Eh bien ! votre petite combinaison n’est pas pratique du tout.

JULIEN, s’approchant d’elle, tout près.

Vous ne voulez pas ?

CHARLOTTE, troublée.

Non... c’est impossible... Éloignez-vous, voyons. Si on entrait !

JULIEN.

Je vous aime beaucoup.

CHARLOTTE.

Vous ne m’aimez pas du tout. Vous passeriez volontiers une journée au Havre avec moi, je ne dis pas non...

JULIEN.

Je ne vous inspire donc pas un peu de sympathie ?

CHARLOTTE.

J’en aurai toujours trop.

JULIEN.

C’est convenu, alors ?

CHARLOTTE.

Non.

JULIEN.

Si. Ce voyage avec vous, ce sera exquis. Je ne pense plus qu’à cela... Acceptez, ma petite Charlotte. D’abord, je suis sûr que vous en avez envie.

CHARLOTTE.

Une autre fois, nous verrons. Pas cette fois-ci.

JULIEN.

Une autre fois, ce sera moins bien. Et puis, ce ne sera plus improvisé. Je rêve d’être une journée entière tout seul avec vous, de voir votre figure si animée, vos yeux si brillants, les jolis mouvements que vous avez pour faire la moindre des choses ; et j’ai tant de plaisir aussi à causer avec vous !

CHARLOTTE, riant.

Du plaisir à causer avec moi !... Celle-là est drôle !... Mais je ne suis qu’une bête !

JULIEN, indigné.

Qui vous a dit ça ?

CHARLOTTE.

Je m’en rends compte... D’ailleurs, je n’ai pas été à l’école seulement six mois. Vous, vous êtes un savant... un avocat.

JULIEN.

J’ai oublié tout ce que vous n’avez pas appris. Le résultat est le même.

CHARLOTTE.

Taratata ! Croyez-vous que je ne sente pas la différence qu’il y a entre nous ? Je vous plais, par hasard ; au bout de deux jours, vous auriez de moi par-dessus la tête, tant j’aurais dit de sottises.

Entre un monsieur.

LE MONSIEUR.

Combien cette corbeille ?

CHARLOTTE.

Soixante francs.

LE MONSIEUR, après quelques mots à voix basse.

Je compte sur votre exactitude.

Sort le monsieur.

JULIEN.

Ça va, la clientèle, ça va...

CHARLOTTE.

Savez-vous ce que vous devriez faire, à votre âge ? Vous devriez vous marier, au lieu de faire la cour à vos voisines. Vous n’y avez jamais songé ?

JULIEN.

À me marier ?

CHARLOTTE.

Oui.

JULIEN.

Pas un instant.

CHARLOTTE.

Qu’est donc devenue cette femme avec qui on vous rencontrait tout le temps, le mois dernier ?

JULIEN.

Elle ne me l’a pas envoyé dire.

CHARLOTTE.

Comment vous êtes-vous séparés ? Est-ce vous qui l’avez quittée, ou elle ?

JULIEN.

Je cherche.

CHARLOTTE.

Ce doit être vous.

JULIEN.

Je crois en effet que c’est moi.

CHARLOTTE.

Et pourquoi ?

JULIEN.

Pourquoi je l’ai quittée ?... Je l’ai quittée parce qu’elle a pris un autre amant.

CHARLOTTE.

Tenez, vous n’êtes pas sérieux. Je commence à croire que j’ai plus d’expérience de la vie que vous.

JULIEN.

Vous êtes exquise, voilà ce que vous êtes.

CHARLOTTE.

Une chose qui me tenterait, ce serait d’être un peu votre confidente... Je suis sûre que je vous donnerais de très bons conseils.

JULIEN.

Bons ou mauvais, je les suivrais.

CHARLOTTE.

Et, qui sait ? je vous éviterais peut-être bien des sottises... Vous devez en faire beaucoup.

JULIEN.

Ça dépend.

CHARLOTTE.

On dit que vous êtes très paresseux.

JULIEN.

Qui... on ?...

CHARLOTTE.

N’importe... on dit que vous êtes très négligent... Oh ! je n’ai pas de bonnes notes sur votre compte !

JULIEN.

Je parie que c’est Chantereau ? Sous prétexte que je lui dois de l’argent...

CHARLOTTE.

Comment ! vous avez des dettes ?

JULIEN.

Pourquoi n’en aurais-je pas ?

CHARLOTTE.

Et vous ne les payez pas, probablement.

JULIEN.

C’est pour ça que je les ai.

CHARLOTTE.

Vous allez gâcher votre vie, si vous n’êtes pas plus raisonnable, monsieur Julien. Moi, à votre place, avec l’éducation que vous avez reçue, je voudrais arriver très haut. Vous n’êtes donc pas ambitieux ?

JULIEN.

Mais si !

CHARLOTTE.

Je voudrais être un grand avocat, ou bien un député, un ministre... je ne sais pas, moi... quelqu’un de célèbre.

JULIEN, riant.

J’y songe.

CHARLOTTE.

Mais vous ne faites rien pour cela.

JULIEN.

J’attends la veine.

CHARLOTTE.

Vous pourriez l’attendre longtemps.

JULIEN.

Qui sait ?

CHARLOTTE.

Oh ! si vous êtes superstitieux...

JULIEN.

Je ne suis pas superstitieux... Je crois que tout homme un peu bien doué, pas trop sot, pas trop timide, a dans la vie son heure de veine, un moment où les autres hommes semblent travailler pour lui, où les fruits viennent se mettre à portée de sa main pour qu’il les cueille. Cette heure-là, ma petite Charlotte, c’est triste à dire, mais ce n’est ni le travail, ni le courage, ni la patience qui nous la donnent. Elle sonne à une horloge qu’on ne voit pas, et tant qu’elle n’a pas sonné pour nous, nous avons beau déployer tous les talents et toutes les vertus, il n’y a rien à faire, nous sommes des fétus de paille.

CHARLOTTE.

Comme c’est faux, ce que vous dites là, et surtout décourageant !

JULIEN, regardant sa montre.

Aussi, je m’arrête. Parlons de choses sérieuses. Le train du Havre est à sept heures cinquante. Nous nous rendrons à la gare chacun de son côté, afin d’enlever au concierge un sujet de conversation, et...

CHARLOTTE.

Vous avez trouvé cela ?

JULIEN.

À propos... est-ce que vous avez un sac de voyage ? Non, n’est-ce pas ? Vous ne voyagez jamais.

CHARLOTTE, riant.

Et ce ne sera pas aujourd’hui.

JULIEN.

Pas d’observations. Je vais vous envoyer tout à l’heure un petit sac, gentil comme tout, que je choisirai moi-même. Vous y mettrez tout ce qu’il faut...

CHARLOTTE.

Merci du cadeau. Ça me servira plus tard. Mais ce soir, monsieur Julien, je crois bien que vous voyagerez seul. C’est samedi, et tous les samedis je dîne avec mon amie Geneviève, une amie d’enfance que vous avez déjà rencontrée ici, et qui va même arriver bientôt, car la classe doit être finie.

JULIEN.

Ah ! oui, elle est institutrice, mademoiselle Geneviève.

CHARLOTTE.

Nous étions à l’école ensemble, toutes petites. Seulement, elle, elle a continué ses études.

JULIEN.

Est-elle plus heureuse que vous ?

CHARLOTTE.

En tous cas, avec les goûts qu’elle a, elle ne sera jamais malheureuse... tandis que moi...

JULIEN.

Vous, vous serez très heureuse, et vous rendrez très heureux aussi les gens qui seront autour de vous... C’est pourquoi je veux être autour de vous. Au revoir, je vais acheter votre petit sac...

Ouvrant la porte pendant qu’entre Joséphine.

Alors, madame, je peux compter sur votre exactitude : sept heures cinquante !

Il sort.

JOSÉPHINE.

Si madame veut venir voir ?

CHARLOTTE.

J’y vais... j’y vais...

JOSÉPHINE.

Les roses et les violettes sont très belles, madame. Je crois qu’elles peuvent attendre jusqu’à lundi.

CHARLOTTE.

Ça vaudrait mieux.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

JOSÉPHINE, TOURNEUR

 

TOURNEUR, entrant, à part.

Ah ! elle est seule !

JOSÉPHINE.

Monsieur désire ?

À part.

Oh ! le monsieur !

TOURNEUR.

Ce que je désire ?

JOSÉPHINE.

Oui...

TOURNEUR, à part.

Charmante... charmante...

Haut.

Je désire une fleur, une simple fleur, pour ma redingote.

JOSÉPHINE.

Œillet... Muguet ?...

TOURNEUR.

Un œillet.

JOSÉPHINE.

Celui-ci ?

TOURNEUR.

Celui-ci, délicieuse petite Joséphine.

JOSÉPHINE, stupéfaite.

Vous savez mon nom !

TOURNEUR.

J’adore ce nom-là, et vous aussi, je vous adore. Vous me plaisez follement. Il faut absolument que vous veniez dîner avec moi ce soir.

JOSÉPHINE.

Mais, monsieur...

TOURNEUR.

Excusez-moi si je me dépêche, mais nous n’avons probablement que quelques minutes... Est-elle délicieuse !...

Joséphine sourit.

Oui, c’est ça, riez... moquez-vous de moi... Au fond, vous sentez que je suis sincère... un peu brutal, mais très sincère... Vous ferez de moi tout ce que vous voudrez, vous savez... Mais parlons sérieusement, car je suis très sérieux...

JOSÉPHINE.

Oh !

TOURNEUR.

Voici votre nouvelle adresse : c’est là que vous habiterez à partir de demain, 52, rue de Courcelles. Un petit hôtel que je suis en train de faire installer pour vous. Il va être prêt. Nous irons choisir demain deux jolis chevaux et les voitures. Vous serez gentille comme un ange là dedans !

Joséphine, pendant ces phrases, a la figure abasourdie et n’a pas l’idée de faire un mouvement. Tourneur continue.

Ah !... si vous avez une mère, vous pouvez l’emmener, ça ne me gène pas... J’ai oublié de vous dire qui je suis : Edmond Tourneur, pas tout à fait un va-nu-pieds... Alors, c’est convenu, délicieuse petite Joséphine ? Je vous attends ce soir, à huit heures, au coin de l’avenue de l’Opéra et de la rue des Pyramides... Je serai dans mon coupé... vous monterez. Et n’ayez pas peur ! dites-vous que vous avez affaire à un bon garçon... Maintenant, si vous ne voulez pas que je m’en aille en larmes, vous allez accepter ce machin-là.

Il donne à Joséphine un écrin avec sa carte.

C’est gentil, ma parole !... À ce soir huit heures.

Prenant une pièce de monnaie.

Et voici les vingt sous pour la boutonnière.

JOSÉPHINE, levant les yeux.

Ça, par exemple !...

Entre Charlotte, puis, derrière elle, Louise et Clémence.

 

 

Scène VIII

 

CHARLOTTE, JOSÉPHINE, LOUISE, CLÉMENCE

 

CHARLOTTE, entrant.

Mais oui, chaque fois que l’on peut garder des fleurs en panier, ça vaut beaucoup mieux. Maintenant, mes enfants, vous pouvez vous en aller... Je n’ai plus besoin de vous.

LOUISE, qui s’est approchée de Joséphine, apercevant l’écrin que celle-ci tient encore à la main.

Qu’est-ce que vous avez-là, Joséphine !... Un écrin...

Elle l’ouvre.

Oh ! mais c’est un bijou magnifique !... Voyez, madame.

CHARLOTTE.

En effet.

LOUISE.

C’est à vous, ça ?

JOSÉPHINE murmure.

Oui.

LOUISE, ironiquement.

Mes compliments...

Elle lit la carte de Tourneur que Joséphine a laissée sur la table.

CLÉMENCE.

Edmond Tourneur !

LOUISE, à Charlotte.

Est-ce que ce n’est pas le monsieur si riche et qui fait courir ?

CHARLOTTE, prenant la carte et lisant.

C’est lui-même.

CLÉMENCE.

C’est donc votre conquête, Joséphine ?

Mouvement de tête de Joséphine.

Eh bien ! ma chère, vous voilà millionnaire...

LOUISE, raillant.

Femme à la mode !

CLÉMENCE, même jeu.

On entendra parler de vous dans les journaux.

CHARLOTTE.

Voyons, mesdemoiselles, laissez Joséphine tranquille... et à lundi.

CLÉMENCE et LOUISE ont rapidement mis leurs chapeaux.

À lundi donc, madame... Adieu, Joséphine !

CLÉMENCE.

Vous nous enverrez des bonbons au jour de l’an, j’espère.

Elles sortent.

 

 

Scène IX

 

CHARLOTTE, JOSÉPHINE

 

Joséphine, une fois seule avec Charlotte, s’assied brusquement sur une chaise et se met à sangloter.

CHARLOTTE.

Eh bien ! qu’est-ce que tu as, gamine ? Tu pleures ?

JOSÉPHINE, en larmes.

Oh ! patronne...

CHARLOTTE.

C’est vrai ? C’est ce monsieur qui t’a envoyé ?...

JOSÉPHINE, toujours entre deux sanglots.

Oui... Il est venu tout à l’heure... Je ne lui avais jamais parlé, moi... Il m’a donné ça...

CHARLOTTE, souriant.

Tu l’as accepté ?

JOSÉPHINE, même jeu.

Non... Ah ! oui... Il m’a offert un hôtel, des chevaux, une voiture... Tenez, là, à cette adresse.

CHARLOTTE.

Je vois bien... Ce n’est pas la peine de sangloter comme ça.

JOSÉPHINE, se remettant peu à peu.

Je ne sais pas quoi faire, moi...

CHARLOTTE.

Tu ne me demandes pas un conseil, j’espère ?

JOSÉPHINE.

Oh ! non... Vous êtes sage, vous, vous êtes raisonnable.

CHARLOTTE.

Je vois que tu ne te feras pas beaucoup prier.

JOSÉPHINE, timidement.

C’est bien difficile de refuser, dites ?

CHARLOTTE.

Il paraît que c’est très difficile. Te plaît-il au moins un peu, ce monsieur ?

JOSÉPHINE.

Il a l’air d’un bon garçon.

CHARLOTTE.

Allons ! je devine qu’on ne te verra pas ici lundi ?

JOSÉPHINE.

Je ne... pense pas. Vous ne me gardez pas rancune ?

CHARLOTTE.

Moi ? Je ne te souhaite qu’une chose, c’est d’être parfaitement heureuse. Tu vas mener la vie que tu désirais. Tu voulais des bijoux et des toilettes, tu les as tout d’un coup, comme dans un rêve. Tâche de ne pas perdre la tête.

JOSÉPHINE, émue.

Dites, patronne ?

CHARLOTTE.

Quoi ?

JOSÉPHINE.

Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?

CHARLOTTE.

Avec plaisir, mon enfant.

Elle l’embrasse. Entre Geneviève.

 

 

Scène X

 

CHARLOTTE, JOSÉPHINE, GENEVIÈVE

 

GENEVIÈVE.

Bonsoir, toi... Bonsoir, Joséphine.

JOSÉPHINE.

Bonsoir, mademoiselle Geneviève. Au revoir, patronne.

CHARLOTTE.

Au revoir, petite.

Joséphine sort.

 

 

Scène XI

 

CHARLOTTE, GENEVIÈVE

 

CHARLOTTE, embrassant Geneviève.

Tu ne t’imagines pas comme je suis contente de te voir !

GENEVIÈVE.

Plus contente que les autres fois ?

CHARLOTTE.

Beaucoup plus. Comment va ta mère ?

GENEVIÈVE.

Un peu mieux. Elle t’attend ce soir pour dîner. Nous dînons ensemble, n’est-ce pas, comme tous les samedis ?

CHARLOTTE, distraite.

C’est donc samedi, aujourd’hui ?

GENEVIÈVE, riant.

Où as-tu la tête ?

CHARLOTTE.

En effet... je te demande pardon... Oui, certainement, nous dînons ensemble... et plutôt deux fois qu’une.

GENEVIÈVE.

Tu veux dîner deux fois ?

CHARLOTTE.

C’est une façon de parler.

GENEVIÈVE.

En attendant sept heures, si nous allions faire un tour de promenade dans le jardin des Tuileries ? Il fait un temps superbe !

CHARLOTTE.

Pourquoi pas ?... Oui, un tour de promenade... Mais avant, je vais ranger ces lettres... et puis, j’ai les comptes de la semaine à établir.

GENEVIÈVE.

Je ne suis pas pressée... À propos de comptes, et ces petits ennuis avec tes fournisseurs, dont tu me parlais l’autre jour ?

CHARLOTTE.

Ces petits ennuis... ils sont devenus grands.

GENEVIÈVE.

Qu’est-ce que tu dis ?

CHARLOTTE.

Je t’expliquerai ça plus tard... Il est possible que je sois amenée à liquider... Oh ! ne t’effraie pas ! Ce n’est pas un désastre. Je m’en tirerai, j’espère.

GENEVIÈVE.

Ma pauvre Charlotte !

CHARLOTTE.

Bah ! on n’en meurt pas... Je recommencerai.

GENEVIÈVE.

Tu sais que j’ai de vagues économies.

CHARLOTTE.

Ah bien ! me vois-tu touchant à tes économies !... Il faut les garder pour notre vieillesse... Chut ! ne nous attristons pas... Et toi, où en sont tes démarches ?

GENEVIÈVE.

Pour être nommée de première classe ?... Elles vont tout doucement. Je suis au mieux avec l’inspectrice. Je l’ai menée jeudi à l’Opéra-Comique, avec les places que monsieur Bréard m’avait promises.

Mouvement de Charlotte.

et qu’il m’a envoyées.

CHARLOTTE.

Oui, je me rappelle.

GENEVIÈVE.

On jouait Carmen. Il est très galant, ton voisin. Tu l’as revu ?

CHARLOTTE.

Oui, tout à l’heure.

GENEVIÈVE.

Je le soupçonne d’être un peu amoureux de toi.

CHARLOTTE.

Je ne sais pas s’il est amoureux ; mais... devine ce qu’il a eu l’aplomb de me proposer, il y a un instant ?

GENEVIÈVE.

Ce n’est pas difficile à deviner.

CHARLOTTE.

Oui... Mais devine le truc qu’il a employé ?

GENEVIÈVE.

Ça, j’avoue...

CHARLOTTE.

Eh bien ! il a un procès à plaider au Havre, lundi. Tu comprends ? Alors, il m’a tout bonnement offert d’aller au Havre avec lui !

GENEVIÈVE.

Lundi ?

CHARLOTTE.

Non. ma chère, ce soir.

GENEVIÈVE.

Oh !

CHARLOTTE.

À sept heures... Il y a un train à sept heures, il paraît.

Regardant sa montre.

Dans une heure... Comment la trouves-tu, celle-là ?

GENEVIÈVE.

C’est vif ! Qu’est-ce que tu lui as répondu ? Tu as refusé ?

CHARLOTTE.

Tu penses !...

GENEVIÈVE.

Et il a été bien attrapé ?

CHARLOTTE.

Bien attrapé !... Tu ne le connais pas ! Il est tranquillement sorti en me disant : « À ce soir, alors. »

GENEVIÈVE.

C’est de l’aplomb, en effet !

CHARLOTTE.

Je suis sûre qu’il m’attendra à la gare.

GENEVIÈVE.

Et tu n’y seras pas.

CHARLOTTE.

Non, je n’y serai pas ! Voilà une question ! Je n’y serai certainement pas.

GENEVIÈVE, la regardant, après un silence.

Est-ce que tu l’aimerais, par hasard ?

CHARLOTTE.

Lui ?

GENEVIÈVE.

Oui.

CHARLOTTE, brusquement.

Mais, naturellement, je l’aime !... Si je ne l’aimais pas, il y a longtemps que nous serions parties nous promener. Je l’aime à en être à moitié folle ! Je pense à lui du matin au soir !...

Changeant de ton.

Qu’est-ce que tu dis de ça ?

GENEVIÈVE.

Dame !...

CHARLOTTE.

C’est tout ce que ça t’inspire, cette situation ?

GENEVIÈVE.

Que veux-tu que je te dise ?

CHARLOTTE.

Je voudrais que tu m’arrêtes, que tu me raisonnes... que tu me fasses sentir que je fais une folie !... Est-ce qu’il est capable d’aimer vraiment une femme comme moi... qui ne suis pas de son monde, qui n’ai pas d’éducation ! Est-il même capable d’aimer ? Est-ce que je sais ? Je ne le connais pas. Il me gardera huit jours... Moi, au contraire, je suis seule depuis des années ; je n’ai jamais aimé personne depuis Fernand, et encore, Fernand, je ne l’aimais pas, j’étais trop jeune. Je vais me mettre à aimer Julien avec tout mon cœur, avec passion... Il ne s’en apercevra seulement pas, et je serai malheureuse comme les pierres !... Voilà où je vais ! Et tu es là à me regarder sans rien dire, comme une curiosité. Ah ! je serais en train de me noyer, il ne faudrait pas compter sur toi !...

GENEVIÈVE, lui prenant les mains.

Ma chérie... je ne sais pas, moi, je ne sais pas...

CHARLOTTE.

Il y a des choses qu’on devine... Heureusement que j’ai de la raison pour nous deux !... Viens, partons...

On frappe.

Ah ! bon ! on frappe... C’est peut-être lui... Si c’est lui, tant pis ! je n’irai pas ouvrir...

On frappe encore.

Vas-y, toi...

GENEVIÈVE.

Oui.

Elle sort par la droite et disparaît un instant.

CHARLOTTE.

Qui est-ce ?...

GENEVIÈVE, rentrant.

C’est un commissionnaire, avec un paquet et une lettre.

CHARLOTTE, ouvrant la lettre.

C’est de lui...

À Geneviève.

Défais ce paquet, toi...

GENEVIÈVE.

Oui... oui...

Elle défait le paquet.

CHARLOTTE, lisant à voix basse quelques mots de la lettre.

...« Je t’adore... Viens... viens, ce soir... Ma Charlotte chérie... »

Elle s’assied.

GENEVIÈVE, qui a ouvert le paquet.

C’est un sac de voyage. Oh ! qu’il est joli !...

Elle ouvre le sac qui est très élégant et contient un nécessaire.

Qui te fait ce cadeau-là ?

CHARLOTTE.

C’est lui... Il m’avait dit qu’il m’enverrait un sac de voyage pour aller au Havre.

GENEVIÈVE.

Et il te l’envoie. C’est un garçon de parole.

CHARLOTTE. Elle relit la lettre. Un grand temps ; puis, doucement, se retournant vers Geneviève.

Tu m’excuseras auprès de ta mère, n’est-ce pas ?

GENEVIÈVE.

Oui, ma chérie. Je t’aime bien, va.

CHARLOTTE.

Enfin !... Je voyagerai avec cette robe... et ma pèlerine...

Elle prend la pèlerine.

et ce chapeau-là...

Elle prend un chapeau sur la cheminée.

GENEVIÈVE.

Qu’est-ce que tu emportes ?

CHARLOTTE.

Ce que j’emporte...

Elle prend le paquet de linge apporté au début de l’acte.

J’ai envie d’emporter ça...

Regardant l’heure, et brusquement.

Oh ! je vais manquer le train... Arrête-moi une voiture, vite, vite... Dépêche-toi...

GENEVIÈVE, allant à la porte.

Oui... oui...

CHARLOTTE.

En as-tu une ?

GENEVIÈVE, devant la porte.

Oui... j’ai fait signe à un cocher... Il s’arrête.

CHARLOTTE.

Bon !

Elle s’est arrangée et prend son sac à la main.

Je te laisse le magasin, tu le fermeras.

Au garçon de magasin qui entre.

Emportez la guirlande de madame Baudrin tout de suite et cette gerbe, la carte est sur le bureau.

À Geneviève.

Dépêchons-nous... Je n’ai que le temps... Au revoir, ma chérie ! Au revoir !... Viens jeter un coup d’œil lundi... Je reviendrai lundi soir, ou mardi... plutôt mardi !...

Elle sort vivement.

 

 

ACTE II

 

Cabinet de travail de Bréard : bureau, bibliothèque, canapé ; le tout convenable, mais sans luxe.

 

 

Scène première

 

CHANTEREAU, LA BONNE, puis BRÉARD

 

CHANTEREAU, entrant, introduit par la bonne.

C’est un peu fort ! Voilà dix fois que je viens sans rencontrer monsieur Bréard... Il se moque de moi !

LA BONNE.

Vous n’avez pas de chance, monsieur Chantereau.

CHANTEREAU.

Mais, cette fois-ci, j’attendrai, j’attendrai jusqu’à ce qu’il vienne.

LA BONNE.

C’est du temps perdu.

CHANTEREAU.

Comment ai-je pu prêter de l’argent à un être pareil !

LA BONNE.

Ce doit être dans un moment de distraction.

CHANTEREAU.

Vous êtes sûre qu’il n’est pas chez lui ?

LA BONNE.

Oh ! sûre...

CHANTEREAU.

Avez-vous bien cherché ?

LA BONNE.

J’ai cherché partout... Monsieur est sorti... Faut-il vous le jurer ?

Entre Bréard par la droite.

CHANTEREAU.

Ah ! ah !

LA BONNE, à Bréard.

Monsieur a bien fait d’entrer : j’allais jurer. Mais c’est de la faute de monsieur Chantereau, qui est d’un entêtement !

BRÉARD.

C’est bon, Justine, laissez-nous.

Sort la bonne.

 

 

Scène II

 

BRÉARD, CHANTEREAU

 

CHANTEREAU.

On vous trouve !

BRÉARD, s’avançant vers Chantereau.

Chantereau, mon ami, nous allons nous fâcher, vous savez ?...

CHANTEREAU.

Ça m’est égal ! Mais vous ne vous moquerez pas de moi plus longtemps. Payez-moi, ou, dans huit jours, vous aurez affaire à mon huissier.

BRÉARD.

J’aurai affaire à votre huissier ?

CHANTEREAU.

Parfaitement !

BRÉARD.

Eh bien ! du moment que j’aurai affaire à votre huissier, c’est à votre huissier que je parlerai. Sortez !

CHANTEREAU.

On vendra tout !

BRÉARD, ouvrant la porte.

Allons, Chantereau... quand vous voudrez...

CHANTEREAU.

Ce sera un scandale !

BRÉARD, tranquillement.

Un scandale affreux. Ça ne se sera jamais vu !

CHANTEREAU.

Ah ! si vous croyez que...

BRÉARD.

Pas de phrases inutiles... Allez chez votre huissier et dépêchez-vous !

Il le pousse légèrement dehors.

CHANTEREAU, sortant, furieux.

Oh ! vous ne m’effrayez pas !...

BRÉARD, désignant la porte du palier.

Tenez... la porte là... et faites attention : il y a une marche...

On entend un bruit de porte qui claque.

 

 

Scène III

 

BRÉARD seul, puis CHARLOTTE

 

Bréard s’assied, allume une cigarette et réfléchit une seconde. Entre Charlotte, en costume d’intérieur simple et élégant.

CHARLOTTE.

Il t’arrive quelque ennui, n’est-ce pas ?

JULIEN.

Rien de mortel, ni même de grave. Une altercation avec cet imbécile de Chantereau, comme nous en avons tous les quinze jours, à la suite de quoi il me menace généralement de son huissier...

CHARLOTTE.

Il t’a menacé... toi ?

JULIEN.

Parfaitement. Je l’ai mis à la porte. Demain il viendra me faire des excuses. Car, au fond, c’est un homme qui est enchanté d’être mon créancier.

CHARLOTTE, riant.

Tu le gâtes !...

JULIEN, lui prenant la taille.

On ira au théâtre ce soir, veux-tu ?

CHARLOTTE.

Oui... Tu as vraiment un caractère heureux, mon chéri. Tu conserves ta bonne humeur au milieu d’un tas de tracas... Je suis sûre que tu réussiras bientôt... je ne sais pas par quel hasard, par quelle combinaison ; mais il n’est pas possible qu’avec ton talent...

JULIEN.

Oh ! oh !...

CHARLOTTE.

Et, d’ailleurs, tu n’aurais pas de talent, tu réussirais tout de même, par ta tranquillité, ta confiance dans la vie, ton sang-froid. Regarde tes camarades, les gens que tu connais, comme ils sont inquiets et nerveux ! comme ils ont peur de tout ! comme ils perdent la tête devant le moindre obstacle ! Tu es bien mieux organisé qu’eux ; tu les dépasseras !...

JULIEN.

Je n’ai pas grande inquiétude pour l’avenir... Quand on observe bien, on remarque que chacun a dans sa vie un phénomène, toujours le même, qui se reproduit continuellement...

CHARLOTTE, très intéressée.

Oui... Va... Je t’écoute.

JULIEN.

Dans la mienne, il y en a un que j’ai constaté plus de dix fois... J’arrive à deux doigts d’une catastrophe, et, au dernier moment, je l’évite par un vrai miracle, une histoire imprévue sur laquelle j’étais à cent lieues de compter.

CHARLOTTE.

Et ce sera encore comme ça, cette fois-ci.

JULIEN.

Sans aucun doute. D’autant plus que j’ai l’intention d’aider un peu mon miracle habituel.

CHARLOTTE.

Ah !

JULIEN.

Oui... Je vais me décider à payer mes dettes par un sacrifice devant lequel je recule depuis des années... Mais j’ai besoin de toute ma liberté d’esprit ; j’ai à travailler beaucoup.

CHARLOTTE.

Un sacrifice ?...

JULIEN.

Il me reste, – combien péniblement conservée ! – une espèce de petite terre, en province...

CHARLOTTE.

À Nevers ?

JULIEN.

Aux environs de Nevers. Elle représente à peu près ce que je dois... I.es fermiers sont là de père en fils ; ce sont de fort braves gens, mais ils me paient très irrégulièrement, pour ne pas dire jamais.

CHARLOTTE.

C’est peut-être même eux qui t’ont donné cette habitude...

JULIEN.

Je commence à le croire... Il n’y a donc aucun inconvénient à me débarrasser de cette propriété qui ne rapporte rien, et je vais la vendre.

CHARLOTTE.

Comment est-elle ? Est-elle jolie ?

JULIEN.

C’est une métairie.

CHARLOTTE.

Avec des vaches, des moutons ?

JULIEN.

Je le suppose...

CHARLOTTE.

Est-elle près d’une rivière ?

JULIEN.

Tout près... Une rivière délicieuse, entre des peupliers. L’eau est très claire ; elle forme même, avec l’aide d’un rocher, une petite cascade dont le bruit est très suffisant pour vous empêcher de dormir.

CHARLOTTE.

Ça ne fait rien, ce doit être charmant !

JULIEN.

De mon temps, il y avait beaucoup de poisson ; j’allais y pêcher à la ligne et m’y baigner, quand j’étais gosse... J’ajoute, pour être juste, que la maison tombe en ruines.

CHARLOTTE.

N’importe ! quel dommage de la vendre !... Tu ne devrais pas la vendre.

JULIEN.

Hélas !

CHARLOTTE.

Attends encore ! C’est tout ce qui te reste de ce que ta famille t’a laissé ?

JULIEN.

Oh ! oui !

CHARLOTTE.

Raison de plus pour attendre jusqu’à la dernière extrémité. Est-ce qu’on sait ce qui arrive ? Plus tard, si tu es assez riche pour faire reconstruire ta maison, tu seras peut-être bien content d’aller te retirer au bord de la rivière, après la vie enragée que tu auras menée à Paris. C’est un bonheur, je trouve, d’être né dans un petit endroit tranquille, dont on connaît tous les arbres, toutes les pierres... Rien que d’y penser, il me semble que ce doit être un repos et une joie. Et ça vaut mieux que d’être né, comme moi, au fond de l’avenue de Clichy, où les maisons se ressemblent toutes et où le ruisseau sert à tout le monde.

JULIEN.

Eh !... j’ai hésité longtemps ; mais, quand il le faut, il le faut.

CHARLOTTE.

En quoi ta situation est-elle plus grave qu’autrefois ?... À cause de moi !

JULIEN.

Veux-tu bien ne pas dire ça !

CHARLOTTE.

Au contraire, je veux t’en parler. Car je devine ce que tu penses quelquefois. Tu te dis que tu as eu la chance jusqu’à présent, quoique tu aies eu beaucoup de maîtresses, d’éviter l’affreux collage. Tu comptais bien que tu ne courais plus aucun risque, et voilà qu’un jour il tombe chez toi une femme qui s’installe peu à peu et qui, maintenant, a tout l’air de ne plus vouloir s’en aller. Et tu te demandes comment tu t’y prendras pour t’en débarrasser plus tard.

JULIEN.

Je t’assure, ma chérie, que je ne fais pas des réflexions aussi noires !

CHARLOTTE.

Si, tu les fais ; tu ne peux pas ne pas les faire. Eh bien ! je veux te rassurer : le jour où il faudra que je disparaisse, soit que tu te maries, soit que tu aimes une autre femme, ou, tout simplement, que tu préfères vivre de nouveau tout seul, ce jour-là tu n’auras pas besoin de te creuser la cervelle pour me le faire comprendre, je le devinerai tout de suite, et le lendemain tu ne me trouveras plus chez toi. Je m’arrangerai même de façon que tu n’aies pas de remords... Dame ! je ne sortirai pas en te disant « zut ! », d’abord, ça ne te ferait pas plaisir, mais je m’en irai d’une façon très intelligente, je te le promets.

JULIEN.

Tu ne tiens pas à ce que ce soit aujourd’hui ?

CHARLOTTE.

Tu peux le dire, que je n’y tiens pas ! Mais, va, je n’ai pas d’illusions... Et jamais, quoi que tu fasses, je ne me croirai le droit de t’adresser des reproches, car je n’ai pas même le mérite de t’avoir un peu résisté ! Je t’aimais ; tu m’as prise dès que tu en as manifesté le désir, ça n’a pas été long, et, quand je me suis aperçue que je me conduisais sans la moindre dignité, j’étais dans tes bras ; il était trop tard !

JULIEN.

Absolument. Et, quelques jours après ce drame...

CHARLOTTE.

Je fermais la grande maison de fleurs Charlotte Lanier, parce qu’elle ne faisait plus ses affaires ; nous déménagions tous les deux, et il y a déjà six mois que cela dure.

Embrassant Julien avec passion.

Écoute, mon Julien chéri, je ne suis pas si nous devons rester ensemble quelques heures seulement, ou quelques années ; mais, ce que je sais bien, c’est que personne ne m’enlèvera ces six mois que j’ai passés à tes côtés. Que je sois obligée de retravailler demain et de me débattre encore dans la vie comme une malheureuse, ça m’est égal maintenant : j’ai eu de belles vacances !

JULIEN.

Vivent les vacances !

CHARLOTTE.

C’est très sérieux, ce que je te dis.

JULIEN.

Je crois bien !

CHARLOTTE.

Avoue que j’ai un peu deviné ce que tu penses ?

JULIEN.

Non, ma parole ! J’ai horreur de prévoir. Je trouve qu’aujourd’hui, à Paris, dans les conditions où les gens comme nous sont obligés de vivre, le hasard est tellement notre maître, notre maître absolu, tellement plus fort que nous, que c’est une folie de le contrarier. Tout projet que l’on fait est comme un défi qu’on lui adresse, et, alors, gare à nous ! Laissons-nous donc conduire par lui, ma petite Charlotte. Notre liaison est née un beau soir à l’aventure, c’est une raison de plus qu’elle a de durer.

CHARLOTTE.

Si elle devait durer autant que mon amour pour toi, je m’en moquerais bien, de ton hasard !

JULIEN.

Avec tout ça, il est l’heure d’aller gagner ma vie.

CHARLOTTE.

Tu vas au Palais ?

JULIEN.

Un instant : j’y ai un rendez-vous avec un monsieur, pour affaires. Et toi, tu sors ?

CHARLOTTE.

Oh ! non. C’est le jour de Geneviève, c’est même son heure.

JULIEN.

Diable ! j’oubliais... Ça va bien, ces leçons ?

CHARLOTTE.

Pas mal, tu verras.

JULIEN.

Ne t’applique pas trop : tu serais vite plus savante que moi.

CHARLOTTE.

C’est méchant, ça !

JULIEN.

C’est l’affreuse vérité.

Entre Geneviève.

Bonjour, Geneviève ! Je vous laisse ; je vous retrouverai peut-être. À bientôt.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

CHARLOTTE, GENEVIÈVE

 

GENEVIÈVE.

Sommes-nous disposées à bien travailler aujourd’hui, élève Charlotte ?

CHARLOTTE.

Comme toujours : j’ai mon après-midi libre.

GENEVIÈVE.

Alors, asseyons-nous.

CHARLOTTE.

Dis-moi d’abord une chose ?

GENEVIÈVE.

Laquelle ?

CHARLOTTE.

Tu me promets d’être sincère ?

GENEVIÈVE.

Mais oui.

CHARLOTTE.

Est-ce que je fais des progrès ?

GENEVIÈVE.

Beaucoup. Des progrès énormes, mais tu dois t’en apercevoir toi-même ?

CHARLOTTE.

Oui... un peu. Mais je me demande si ces progrès seront jamais suffisants pour que je paraisse un peu moins sotte qu’autrefois.

GENEVIÈVE.

Tu n’étais pas sotte, et tu le savais bien. Tu es même très intelligente, très fine. Tu juges bien les gens.

CHARLOTTE.

Merci.

GENEVIÈVE.

Mais, par exemple, tu étais d’une ignorance !...

CHARLOTTE.

Crasse.

GENEVIÈVE.

C’est le mot.

CHARLOTTE.

Oh ! je me rends bien compte que je ne deviendrai jamais très savante... D’ailleurs, je m’y prendrais un peu tard, à mon âge !

GENEVIÈVE.

Nous avons le même. Ne dirait-on pas que nous sommes de vieilles personnes ?

CHARLOTTE.

Non... Mais ça n’empêche pas que nous aurons vingt-neuf ans... l’année dernière.

GENEVIÈVE.

Nous n’avons que le temps.

CHARLOTTE.

Ne le perdons pas... J’allais donc te dire que ce que à quoi je tiens surtout, c’est que tu m’apprennes le strict nécessaire, de quoi juste n’avoir pas trop l’air d’une dinde, si l’occasion s’en présente. Pour le reste, avec de l’adresse, de l’attention, et en trichant un peu, je crois qu’une femme peut toujours s’en tirer... Tiens ! l’autre jour... Oh ! j’ai bien failli être pincée !... J’étais avec Julien et un de ses amis ; ils causaient littérature, voyages. Voilà que l’ami se tourne vers moi et me demande : « Vous connaissez La Chartreuse de Parme, n’est-ce pas, madame ? » J’étais distraite ; je pensais à autre chose. Figure-toi que j’ai été sur le point de lui répondre : « Non, monsieur, je n’y suis jamais allée. »

GENEVIÈVE.

C’était la gaffe !

CHARLOTTE.

Heureusement, je me suis mordu les lèvres, parce que le soupçon m’est venu tout d’un coup que c’était peut-être le titre d’un livre.

GENEVIÈVE.

En effet... Je l’ai lu.

CHARLOTTE.

Moi, je l’ai deviné : c’est bien plus malin.

GENEVIÈVE.

Et qu’est-ce que tu as répondu ?

CHARLOTTE.

J’ai répondu en souriant : « Je vous avoue à ma honte, monsieur, que je ne me la rappelle plus. » Ce n’était pas fort comme réponse, mais ça pouvait s’appliquer aussi bien à un livre qu’à un monument, et j’étais sauvée. Julien était enchanté, et, quand nous avons été seuls, il m’a embrassée pour la peine.

GENEVIÈVE.

Ce qui est l’essentiel.

CHARLOTTE.

Comme tu dis. N’empêche que je l’avais échappé belle. Et dans les premiers temps, j’étais menacée à chaque instant d’histoires encore plus bêtes, à cause de l’orthographe, quand il me fallait écrire le moindre mot.

GENEVIÈVE.

Le fait est que tu étais terrible... Et maintenant encore, si tu ne t’appliques pas...

CHARLOTTE.

Oui, mais quelle différence ! Je sais bien que tout ça est égal à Julien et que même ça l’amuse. Mais, à la longue, ça finirait peut-être par le choquer... Je dis à la longue, hélas ! comme si nous devions rester ensemble toute la vie !

GENEVIÈVE.

Pourquoi pas ?

CHARLOTTE.

Oh ! oh ! tu es bonne, toi !... Mais n’appelons pas le malheur ; il sera toujours temps de souffrir, quand il nous tombera sur la tête.

GENEVIÈVE.

Et en attendant ce malheur, qui ne me paraît pas prochain... mettons-nous au travail.

CHARLOTTE.

Piochons l’orthographe.

GENEVIÈVE.

As-tu rédige ce que je t’avais dit ? Le récit de ta journée d’hier, des courses que tu as faites ?... C’est un excellent exercice.

CHARLOTTE, prenant un papier dans son corsage.

Voilà le pensum... J’ai écrit comme si je te racontais.

GENEVIÈVE.

Voyons...

Elle lit.

Mais c’est bien ! ton écriture devient plus courante... Tu ne fais presque plus de fautes... Pourtant ici : « une main de papier que j’ai acheté pour Julien »... acheté... t...é...e... Tu as oublié l’e muet. Le complément est avant : qu’est-ce que tu as acheté ?

CHARLOTTE.

Une main. Ça s’accorde.

GENEVIÈVE.

Le reste m’a l’air irréprochable...

Lisant.

« Julien est rentré à la maison à sept heures moins un quart ; nous nous sommes mis à table à sept heures et demie... Nous avons mangé. »

Parlé.

Bon ! bon ! pas de fautes...

Lisant.

« ...et à dix heures nous nous sommes couché... »

Parlé.

Ah ! une faute !

CHARLOTTE.

Où ça ?

GENEVIÈVE.

À « couché »... tu écris sans s... il faut le pluriel. Vous étiez plusieurs.

CHARLOTTE.

Nous étions deux.

GENEVIÈVE.

Mais, malgré ces petites erreurs, l’ensemble est excellent.

CHARLOTTE.

On ne récapitule pas un peu les préfectures ?

GENEVIÈVE.

Je veux bien.

CHARLOTTE.

Je les sais à fond.

GENEVIÈVE.

Même les petites ?

CHARLOTTE.

Toutes !

GENEVIÈVE.

Le Gers ?

CHARLOTTE.

Chef-lieu Auch.

GENEVIÈVE.

La Lozère ?

CHARLOTTE.

Mende.

GENEVIÈVE.

Le Morbihan ?

CHARLOTTE.

Chef-lieu Vannes.

GENEVIÈVE.

La Nièvre ?

CHARLOTTE.

Nevers. Julien a une propriété aux environs.

GENEVIÈVE, riant.

Tu en sais plus long que moi !

CHARLOTTE.

Es-tu satisfaite de ton élève ?

GENEVIÈVE.

Très satisfaite.

CHARLOTTE.

Hein ?... me vois-tu devenant une femme du monde ?

GENEVIÈVE.

Je t’assure que tu n’as pas grand’chose à faire. C’est vrai... Je te regarde... Tu as beaucoup de goût... tu n’as aucune vulgarité ; tu te donnes la peine de réfléchir, d’observer... tu t’habilles parfaitement... Et depuis six mois, tu ne peux pas t’imaginer comme tu as pris de la distinction ! Il y a des moments où je t’admire... Je te vois parfaitement un jour faisant les honneurs d’un salon.

CHARLOTTE.

Elle serait drôle, dis ?

GENEVIÈVE.

On a vu des choses plus extraordinaires !

Entre la bonne.

 

 

Scène V

 

CHARLOTTE, GENEVIÈVE, LA BONNE

 

LA BONNE.

Une dame demande madame.

CHARLOTTE.

Qui est cette dame ? Lui avez-vous demandé son nom ?

LA BONNE.

Elle n’a pas voulu me le dire. Elle vient de la part de mademoiselle Joséphine, fleuriste.

CHARLOTTE.

De la part de Joséphine ! Par exemple !... Faites entrer.

LA BONNE.

Bien, madame.

Elle sort.

CHARLOTTE, à Geneviève.

Reste donc. Tu te rappelles la petite Joséphine du magasin ?

GENEVIÈVE.

Je crois bien !

La porte s’ouvre. Entre Joséphine, extrêmement élégante, avec de l’excentricité.

 

 

Scène VI

 

CHARLOTTE, JOSÉPHINE, GENEVIÈVE

 

CHARLOTTE, s’avançant.

Mais c’est Joséphine elle-même !

JOSÉPHINE.

En personne. Bonjour, patronne. Comment ça va, depuis le temps ?... Tiens ? mademoiselle Geneviève !

GENEVIÈVE.

Bonjour, mademoiselle.

CHARLOTTE.

Mais ça va très bien, Joséphine, je vous remercie. Et vous-même ?

JOSÉPHINE.

Vous-même !... Mais il faut me tutoyer comme autrefois... Si ! si !... Et vous, ça ne vous ennuie pas que je continue à vous appeler patronne ?

CHARLOTTE.

Au contraire. Assieds-toi donc... Tu as une jolie robe !

JOSÉPHINE.

N’est-ce pas ? Oh ! je suis très heureuse ! Et vous aussi, j’espère ?

CHARLOTTE.

Très heureuse.

JOSÉPHINE.

Et vous, mademoiselle Geneviève ?

GENEVIÈVE.

Moi aussi.

JOSÉPHINE.

Alors, tout va bien !... Au fait, patronne, je ne vous dis pas comment j’ai su votre adresse et ce qui vous était arrivé...

CHARLOTTE.

Et comment ?

JOSÉPHINE.

C’est Clémence et Louise, que j’ai rencontrées un jour... Nous sommes allées toutes les trois goûter chez un pâtissier... et elles m’ont donné de vos nouvelles. C’est comme ça que j’ai su toute l’histoire.

CHARLOTTE.

Quelle histoire, mon Dieu ?

JOSÉPHINE.

Dame !... que vous vous étiez retirée des affaires... et puis...

CHARLOTTE.

Et puis quoi ?

JOSÉPHINE.

Et puis... M. Bréard... Elles se sont peut-être trompées ?

CHARLOTTE.

Mais non, Joséphine, ces demoiselles ne se sont pas trompées. Elles étaient bien renseignées.

JOSÉPHINE.

Ah ! tant mieux ! Il est gentil, monsieur Bréard. Vous faites bon ménage, je suis sûre.

CHARLOTTE.

Excellent.

JOSÉPHINE.

Dites donc, au fait, il n’y a pas d’erreur, il est bien avocat, monsieur Bréard ?

CHARLOTTE.

Mais certainement, il est avocat.

JOSÉPHINE.

C’est ce qui me semblait.

CHARLOTTE, riant.

Aurais-tu un procès, par hasard ?

JOSÉPHINE.

Pas moi : Edmond.

CHARLOTTE.

Qui est Edmond ?

JOSÉPHINE.

Tourneur... vous savez ?

CHARLOTTE, vivement.

Monsieur Tourneur ?

JOSÉPHINE.

Oui, il a un procès... Des journalistes qui ont insulté sa famille... je ne me rappelle pas exactement... Il voudrait prendre un grand avocat, le plus grand... je ne sais pas qui c’est. Je lui ai dit : « Mon petit, j’ai ton affaire ; tu vas prendre un avocat que je connais et qui venait au magasin...

À charlotte.

C’est pour ça que je vous demandais tout à l’heure s’il n’y avait pas d’erreur.

CHARLOTTE.

Oui... oui... continue... Qu’a répondu monsieur Tourneur ?

JOSÉPHINE.

D’abord, il n’a pas voulu. Il ne connaissait pas monsieur Bréard.

CHARLOTTE.

Il le connaissait au moins de nom, je suppose ?

JOSÉPHINE, pour ne pas froisser Charlotte.

Oh ! ça, certainement... il le connaissait beaucoup de nom... Mais il avait une autre idée... Enfin, j’ai insisté... j’ai même exigé... parce que je pensais : « Ça fera plaisir à la patronne. »

CHARLOTTE, prenant la main de Joséphine.

Que tu es gentille, ma petite Joséphine !... Certes oui, ça me fait plaisir !

À Geneviève.

N’est-ce pas, Geneviève, que c’est tout plein gentil, ce qu’elle a fait là ?

GENEVIÈVE.

Certainement. Ça prouve un très bon cœur.

JOSÉPHINE.

Alors, Tourneur va venir dans un instant.

CHARLOTTE.

Aujourd’hui ?

JOSÉPHINE.

Nous avons pris rendez-vous ici. Il est allé chez son avoué... Oh ! ça ne traînera pas ! Il est furieux !

CHARLOTTE, à Geneviève.

Quelle chance pour Julien ! Tu ne trouves pas ?

GENEVIÈVE.

C’est une grosse chance. Un procès contre des journalistes, ça fait toujours beaucoup de bruit. On en parle dans les journaux, naturellement...

CHARLOTTE, à Joséphine.

Je te remercie encore, tu sais...

JOSÉPHINE.

Vous êtes contente, alors ?... Eh bien ! c’est comme moi !... D’abord, ça me procure le plaisir de vous revoir... et j’espère que ça ne sera pas la dernière fois.

CHARLOTTE.

Certes non !... Pourvu que Julien rentre assez tôt pour voir M. Tourneur ! Il est allé au Palais.

JOSÉPHINE.

On fera attendre Edmond.

CHARLOTTE.

Tu crois ?

JOSÉPHINE.

Nous attendrons avec lui. Vous ferez sa connaissance.

CHARLOTTE.

Quel homme est-ce ?

JOSÉPHINE.

Tout ce qu’il y a de plus chic !

CHARLOTTE.

Mais comme caractère ?

JOSÉPHINE.

C’est un bon garçon, tout rond ; il tutoie tout le monde, et avec ses millions il ne demande qu’à s’amuser. Seulement, il n’aime pas qu’on l’embête, et il est très roublard sous son air bon enfant... Moi, j’en fais tout ce que je veux.

CHARLOTTE.

Et tu te plais avec lui ?... Tu aimes cette vie-là ?

JOSÉPHINE.

C’était mon rêve. D’ailleurs Edmond se conduit admirablement avec moi.

CHARLOTTE.

Et toi, de ton côté, j’espère ?...

JOSÉPHINE.

Il n’a pas ça à me reprocher... Et puis on ne se quitte presque pas ; il est plus souvent chez moi que chez lui.

CHARLOTTE.

Allons ! te voilà tout à fait lancée. Quel genre de monde fréquentes-tu ?

JOSÉPHINE.

Des gens très bien... Connaissez-vous Sigismond ?

CHARLOTTE.

Non.

JOSÉPHINE.

Ni Poussier ?... Ni Lebrancard ?...

CHARLOTTE.

Comment veux-tu ?...

JOSÉPHINE.

Ce sont des amis d’Edmond. Ils ont été charmants pour moi.

CHARLOTTE.

Et comme femmes ?

JOSÉPHINE.

Des masses... Germaine, Toto, Isabelle, la mère Plesnois... Et puis, j’oubliais, la belle Simone, leur passion à tous ! Mais vous ne connaissez qu’elle !

CHARLOTTE.

Je connais Simone, moi ?

JOSÉPHINE.

C’est madame Baudrin, notre ancienne cliente.

CHARLOTTE.

Ah bah ! Je crois bien que je me la rappelle ! Comment ! elle va ?...

JOSÉPHINE.

Oui. Vous pensez que j’ai été aussi étonnée que vous en la voyant à tu et à toi avec Toto. Quand je lui vendais des fleurs, je croyais que c’était une grande dame. Et il faut entendre ces messieurs ! Lorsqu’ils ont dit Simone Baudrin, ils ont tout dit. Dans les premiers temps. Tourneur lui-même, qui n’est pourtant pas bête, me répétait du matin au soir : « Consulte Simone... Adresse-toi à Simone... Habille-toi comme Simone... » Ça devenait une scie ! J’ai fini par lui faire comprendre qu’en matière de toilette, je n’avais besoin des conseils de personne.

GENEVIÈVE.

Dites-moi, mademoiselle Joséphine, quand vous avez passé brusquement de la situation où vous étiez à celle où vous êtes maintenant, vous n’avez pas été un peu... ahurie ?

JOSÉPHINE.

Un petit peu, dans les commencements. Mais je m’y suis habituée tout de suite.

GENEVIÈVE, riant.

Hein ! Je crois que vous ne redeviendriez pas facilement une petite ouvrière ?

JOSÉPHINE.

C’est ce qui vous trompe. S’il me fallait retravailler demain, je ne serais pas plus embarrassée qu’avant, et je ne verserais pas toutes les larmes de mon corps, allez !

CHARLOTTE.

Et tu aurais bien raison ! Les femmes sont faites pour supporter toutes les aventures, aussi bien les bonnes que les mauvaises, et nous sommes moins effarées que les hommes devant l’imprévu.

Entre la bonne.

 

 

Scène VII

 

CHARLOTTE, JOSÉPHINE, GENEVIÈVE, LA BONNE

 

LA BONNE, tendant une carte à Charlotte.

Pour monsieur.

CHARLOTTE, lisant, à Joséphine.

C’est Tourneur.

GENEVIÈVE.

Je me sauve, je vous gênerais... Je peux passer par ta chambre ?

CHARLOTTE.

À après-demain, n’est-ce pas, sans faute ?

GENEVIÈVE.

À après-demain. Au revoir, mademoiselle Joséphine.

JOSÉPHINE.

Au revoir, mademoiselle.

Sort Geneviève par la droite.

CHARLOTTE, à la bonne.

Faites entrer.

La bonne sort.

JOSÉPHINE, à Charlotte.

Qu’est-ce que je vous disais ?

Entre Tourneur par la gauche.

 

 

Scène VIII

 

TOURNEUR, CHARLOTTE, JOSÉPHINE

 

JOSÉPHINE.

Viens donc... Je te présente madame Charlotte Lanier, dont je t’ai parlé si souvent.

TOURNEUR.

Madame, je vous prie de m’excuser, si j’entre chez vous d’une façon qui...

JOSÉPHINE.

Ne fais donc pas de phrases. On est entre bons garçons.

CHARLOTTE.

Monsieur Bréard est absent, monsieur, mais je pense qu’il va rentrer bientôt.

TOURNEUR, galamment.

Je ne suis pas pressé... pourvu que je le voie aujourd’hui.

CHARLOTTE.

Vous le verrez certainement.

Elle lui montre un siège.

JOSÉPHINE.

Oui... assieds-toi.

TOURNEUR, sévèrement.

Joséphine, vous n’avez aucune éducation.

À Charlotte.

Je vous demande pardon.

JOSÉPHINE.

Elle me connaît depuis plus longtemps que toi. Elle a été ma patronne.

TOURNEUR à Charlotte.

Croyez-vous, madame, que j’arriverai jamais à rendre cette gamine-là plus convenable ?

CHARLOTTE.

Y tenez-vous beaucoup ?

JOSÉPHINE.

Ah ! ah !... il serait le premier embêté !

CHARLOTTE.

C’est probable.

JOSÉPHINE.

Toutes les fois qu’il a été avec une femme convenable, il ne l’a pas gardée plus de huit jours... Il fait des manières devant vous ; mais vous verrez quand vous le connaîtrez davantage !

TOURNEUR.

Ce qui ne tardera pas, j’espère... Irez-vous cet été à Trouville ?

CHARLOTTE.

Je ne pense pas.

JOSÉPHINE.

Il faudra venir. Edmond a une villa magnifique. Nous ferons la fête... A-t-il dû s’en faire des fêtes, là dedans, bon Dieu !

TOURNEUR.

Ça, je suis obligé de l’avouer.

JOSÉPHINE.

Raconte donc celle d’il y a deux ans.

CHARLOTTE.

Les lions ?

TOURNEUR.

Vous avez entendu parler de la fête des lions ?

CHARLOTTE.

Mais je crois bien ! Ça devait être passionnant ! Vous aviez acheté quatre lions...

TOURNEUR.

Six.

CHARLOTTE.

Ah ! oui, six... je me rappelle.

TOURNEUR.

J’avais séparé le grand jardin de la villa en deux parties, et entre les deux j’avais établi une grille de fer, très solide. D’un côté j’avais mis les invités, et, de l’autre, les lions dans leur cage. À un moment donné, on a ouvert la cage, le dompteur s’est retiré rapidement, et les lions, se croyant libres, sont sortis en poussant des hurlements épouvantables.

CHARLOTTE.

C’était une idée très originale.

TOURNEUR.

Je m’en flatte. Il y a même eu un épisode délicieux, que je n’espérais pas. Le mur de la villa n’était pas très haut, ce qui fait qu’un des lions, le franchissant d’un bond prodigieux, s’est trouvé tout d’un coup sur le bord de la mer, à quelques pas des baigneurs.

CHARLOTTE.

Oh !... il n’a mordu personne ?

TOURNEUR.

Non, mais il ne voulait plus s’en aller. On a été obligé de lui donner du sucre pour le faire rentrer dans sa cage.

CHARLOTTE.

J’aurais voulu être là !... Ah ! j’entends la porte s’ouvrir : c’est monsieur Bréard.

Elle s’avance vers la porte.

TOURNEUR, à Joséphine.

Charmante femme !

JOSÉPHINE.

N’est-ce pas ?

Entre Julien.

 

 

Scène IX

 

TOURNEUR, CHARLOTTE, JOSÉPHINE, JULIEN

 

CHARLOTTE.

Mon ami, voici monsieur Tourneur, qui désire te parler pour un procès.

JULIEN.

Monsieur Edmond Tourneur ?... Trop heureux, monsieur...

TOURNEUR, lui tendant la main.

Enchanté de faire votre connaissance.

JOSÉPHINE.

Bonjour, monsieur Bréard.

JULIEN.

Tiens ! Mademoiselle Joséphine !... Vous allez bien depuis l’année dernière ?

JOSÉPHINE.

Comme vous voyez.

CHARLOTTE.

Nous vous laissons, messieurs.

JOSÉPHINE.

Venez, patronne. Allons bavarder... Quand vous aurez fini, vous nous ferez signe.

CHARLOTTE, passant près de Julien, bas.

Si celait le miracle demandé ?

JULIEN, souriant à Tourneur.

Je suis à votre disposition.

Charlotte et Joséphine sortent par la droite.

 

 

Scène X

 

JULIEN, TOURNEUR

 

TOURNEUR.

Je vais vous expliquer mon affaire en deux mots. Le journal la Boussole m’attaque déjà depuis longtemps.

JULIEN.

J’ai lu ça.

TOURNEUR.

Bon. S’il ne s’agissait que de blaguer mes fêtes ou ma manière de vivre, cela me serait bien égal, vous pensez ! Mais la Boussole en est arrivée à de véritables outrages envers moi et envers mon père, ou plutôt la mémoire de mon père, car il est mort, il y a...

Il cherche.

JULIEN.

Il y a cinq ans.

TOURNEUR.

C’est cela. Mon père – je n’ai pas besoin d’insister, puisque vous êtes renseigné, – a gagné une grosse fortune, comme entrepreneur. Il a exécuté des travaux considérables pour le compte de l’État et de la Ville, et il s’est fait naturellement des tas d’ennemis, qui ont inventé sur son compte des histoires infâmes qu’on n’a jamais pu prouver. Il est mort officier de la Légion d’honneur, et je prétends empêcher qu’on l’insulte aujourd’hui, et moi par la même occasion. Ai-je raison ?

JULIEN.

Profondément.

TOURNEUR, prenant des coupures de journaux dans son portefeuille.

Tenez, au cas où vous ne les auriez pas bien lus, voici quelques articles... À propos d’un bal très chic que j’avais donné : « Il est regrettable que les familles d’ouvriers et les petits industriels réduits à la misère par feu Tourneur n’aient pas été invités... » etc. Un autre jour : « L’État, qui a l’habitude d’être volé, – rappelez-vous les affaires de la bande Tourneur et Cie... » Et tout le temps comme ça ! C’est intolérable ! Je suis furieux ! Il faut que cela finisse !

JULIEN.

Ça finira.

TOURNEUR.

J’ai consulté trois de mes amis, Sigismond, Lebrancard et Poussier.

JULIEN.

Qu’ont dit ces messieurs ?

TOURNEUR.

Sigismond m’a conseillé d’aller casser la figure à deux ou trois journalistes ; Lebrancard voulait que j’envoie des témoins.

JULIEN.

Et Poussier ?

TOURNEUR.

C’est lui qui m’a donné l’idée de faire un procès.

JULIEN.

Et vous ? Quelle était votre opinion personnelle ? Vers quelle solution étiez-vous particulièrement attiré ?

TOURNEUR.

Moi, si je m’étais écouté, j’aurais cogné.

JULIEN.

Ah !

TOURNEUR.

D’abord, je suis très vigoureux... Mais j’ai réfléchi qu’après avoir cogné une première fois, il me faudrait cogner une seconde.

JULIEN.

Très bien raisonné.

TOURNEUR.

Et puis, où cogner ? dans la rue ? au théâtre ? C’est très compliqué. Le duel a les mêmes inconvénients, et ça n’aurait pas empêché la campagne de recommencer le lendemain. En outre, on peut tuer son adversaire, et ça m’ennuierait. Je ne suis pas méchant, au fond.

JULIEN.

Et vous vous êtes décidé pour le procès ?

TOURNEUR.

Oui. Je demanderai des dommages et intérêts formidables. Je suis bon garçon, c’est vrai, mais je sais me défendre quand on m’attaque. On m’a apporté un petit dossier sur le directeur de la Boussole, Vermoulin, je vous le remettrai. Il y a quelques histoires de jeunesse, avec preuves à l’appui, je ne vous dis que ça... Nous le traînerons dans la boue, Vermoulin, en plein tribunal ! Ce sera un scandale dans la presse. Je consacrerai six mois de ma vie, s’il le faut, à cette affaire-là, et ça ne m’amuse fichtre pas ! Mais j’en finirai avec la Boussole, d’une manière ou d’une autre !... Qu’est-ce que vous dites de mon plan ?

JULIEN, se levant.

Voilà. Eh bien ! votre plan n’est pas mauvais dans les grandes lignes, mais il a une foule d’inconvénients. Laissez-moi vous expliquer, vous verrez... Que cherchez-vous ? La fin d’une campagne de presse qui vous horripile. Il est certain qu’un procès, sans être un moyen tout à fait radical, est encore ce qu’il y a de mieux dans votre cas. Ce procès, je vous le plaiderai, et je vous le gagnerai probablement...

TOURNEUR.

Comment ! probablement !... Vous admettez que je puisse perdre ? Ce serait un déni de justice !

JULIEN.

Il faut tout prévoir. Mais j’espère que je vous le gagnerai. Où nous différons d’avis complètement, c’est sur les moyens à employer... Vous voulez traîner Vermoulin dans la boue ? C’est une grosse faute. Vous n’aurez pas le tribunal avec vous, ni le public. Vermoulin est un homme qui, depuis dix ans, accuse tout le monde de vol, de concussion, d’immoralité, de lâcheté... À qui ferez-vous croire qu’un monsieur qui a pris cette attitude ait quelque chose à se reprocher ?

Geste de Tourneur.

Attendez donc, Voyons... Oui, vous raconterez des histoires sur son passé. Et, en effet, il est fort obscur, le passé de Vermoulin. Mais justement, à force d’être obscur, il est devenu inattaquable. Je vous le dis carrément : vous n’avez aucune prise sur ce gaillard-là, pas même la ressource de l’acheter. Car pourquoi se vendrait-il ? Ça ne lui rapporterait jamais autant que d’être incorruptible.

TOURNEUR, se calmant.

Mon cher, vous êtes le premier qui me disiez des choses raisonnables.

JULIEN.

Si je n’écoutais que mon intérêt, je vous dirais le contraire. Je vous pousserais à faire un scandale. Je n’ai qu’à y gagner : je suis avocat. Mais vous m’êtes très sympathique.

TOURNEUR, touché.

Et moi de même, mon cher ami, parole d’honneur !

JULIEN.

Alors, vous allez me laisser faire. Au lieu de réclamer cent mille francs de dommages et intérêts à Vermoulin, nous lui réclamerons un franc.

TOURNEUR.

Oui.

JULIEN.

Au lieu de le couvrir de boue, nous nous étonnerons qu’avec son beau talent il s’acharne sur la mémoire d’un homme qui a rendu, après tout, de grands services au pays. Je ferai délicatement comprendre à son avocat que nous aurions pu raconter des histoires assez désagréables pour lui et que nous ne l’avons pas fait, par considération pour la presse. Nous arrangerons cela de confrère à confrère. Alors, vous aurez tout le monde pour vous. Le public dira : « C’est un fils qui défend son père. » Le tribunal vous accordera votre franc de dommages et intérêts, et vous donnerez une fête où vous inviterez Vermoulin, qui trouvera très élégant d’y venir.

TOURNEUR.

Vous avez mille fois raison !... Où avais-je la tête ? J’allais m’embarquer dans une jolie histoire !

JULIEN.

Vous en aviez pour six mois d’ennuis de toutes sortes.

TOURNEUR.

Ma saison était fichue !...

Serrant la main de Julien.

Mon cher, vous venez de me rendre, sans raison, uniquement pour ma bonne figure, un gros service ! Voulez-vous être mon ami ?

JULIEN, affectueusement.

Ça ne se demande pas !

Ils se serrent encore une fois la main.

TOURNEUR.

Vous verrez, je ne suis pas aussi banal que j’en ai l’air. Je sais faire la différence entre les gens, et vous êtes plus fort à vous tout seul que tous les fumistes que j’ai consultés jusqu’ici.

JULIEN.

Vous êtes bien aimable.

TOURNEUR.

Maintenant, à nous deux !... Comment se fait-il que vous ne soyez pas plus...

Il s’arrête.

Dites donc, on peut vous parler franchement ?

JULIEN.

Il le faut.

TOURNEUR.

Comment se fait-il que vous ne soyez pas plus connu que vous ne l’êtes ?... Ça ne vous froisse pas que je vous dise ça ?

JULIEN.

Du tout. C’est bien simple : j’ai horreur de plaider pour n’importe qui et de courir le client.

TOURNEUR.

Vous devez parler très bien !

JULIEN.

Heu...

TOURNEUR.

Si... si... on devine ça... Vous avez la voix, le geste... On ne vous épaterait pas facilement... C’est fâcheux que vous ne fassiez pas de politique !

JULIEN.

Je n’attends que l’occasion.

TOURNEUR.

Vous voyez, je devine... Ce cher ami ! Est-ce que vous avez l’intention de vous présenter quelque part, aux prochaines élections ?

JULIEN.

Dans mon pays... la Nièvre.

TOURNEUR.

La Nièvre... Il me semble que je connais un député de ce pays-là... Est-ce que Pétrel n’est pas de la Nièvre ?

JULIEN.

C’est contre lui que je me présenterai.

TOURNEUR.

Ah ! ah ! elle est bonne !... Ce vieux Pétrel !... Mais vous serez nommé, cher ami ! C’est un imbécile, Pétrel !

JULIEN.

Il n’est pas fort, c’est vrai.

TOURNEUR.

C’est une brute ! Je suis très bien avec lui ! mais il n’en faut plus à la Chambre.

JULIEN, riant.

Il nous embête !

TOURNEUR, riant plus fort.

Il nous rase !... Et puis, il ne parle jamais !

JULIEN.

Qu’est-ce que ce serait, s’il parlait ?

TOURNEUR.

Oui !... Dites donc, Bréard, moi je n’y vais pas par quatre chemins avec les gens qui me plaisent. Si on se tutoyait ?

JULIEN.

Ça me paraît indispensable.

TOURNEUR.

Dînons-nous ensemble, ce soir ? Avec ta bonne amie, cela va sans dire.

JULIEN.

Parbleu !

TOURNEUR.

Allons chercher ces dames.

JULIEN, ouvrant la porte de droite.

Charlotte... Nous avons terminé... Venez donc.

 

 

Scène XI

 

JULIEN, TOURNEUR, CHARLOTTE, JOSÉPHINE

 

TOURNEUR.

Mesdames, nous dînons tous les quatre ensemble, et pas plus tard que dans une heure...

À Julien.

Où veux-tu dîner ?

JULIEN.

Où tu voudras.

Mines stupéfaites de Charlotte et de Joséphine.

TOURNEUR.

Oui, c’est comme ça... on est une paire d’amis. On vous racontera l’histoire à table.

JOSÉPHINE.

Dieu ! que je suis contente.

TOURNEUR.

Assez, gosse ! Sur le coup de dix heures, on ira dans un boui-boui. Nous avons rendez-vous, d’ailleurs, avec Poussier et Sigismond qui accompagnent Simone.

À Charlotte.

Simone... Simone Baudrin. Est-ce que vous ne la connaissez pas ?

CHARLOTTE, avec un froncement de sourcils.

Oui... oui... un peu.

TOURNEUR.

Vous nous retrouverez au Café de Paris, à huit heures.

JULIEN.

Entendu.

TOURNEUR, sortant avec Joséphine et reconduit par Julien.

Au revoir, les enfants !

 

 

Scène XII

 

JULIEN, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE.

Tu es content, dis, mon Julien ?

JULIEN.

Ne prenons pas des airs de triomphe parce que nous avons été tutoyés par un monceau d’or.

CHARLOTTE.

Si... si... c’est très heureux !

JULIEN.

Évidemment, ça vaut mieux que la haine mortelle. Va t’habiller.

CHARLOTTE.

C’est la fortune, je te le prédis, moi !

JULIEN.

Peut-être !... Va t’habiller !

 

 

ACTE III

 

À Trouville, chez Tourneur. Grand hall donnant sur des jardins.

 

 

Scène première

 

SIGISMOND, POUSSIER, LEBRANCARD

 

Tous les trois jouent au whist à une table de jeu, à droite.

POUSSIER.

Plus qu’un tour, voulez-vous ? C’est idiot de jouer au whist tout de suite après dîner !

LEBRANCARD.

Tu as raison. Tourneur et Bréard sont plus malins que nous : ils fument des cigares au grand air.

SIGISMOND, donnant les cartes.

Tourneur et Bréard sont plus malins que nous sous tous les rapports.

POUSSIER.

Surtout Tourneur.

SIGISMOND.

Non, surtout Bréard, parce que Tourneur n’a eu qu’à hériter de son père, ce qui est à la portée du premier venu.

LEBRANCARD.

Eh bien ! et Bréard, qu’est-ce qu’il a fait ?

SIGISMOND.

Bréard, il y a quelques mois, n’était qu’un petit avocat sans clientèle, ayant toutes les peines du monde à ne pas mourir de faim.

POUSSIER.

Qui est-ce qui n’a pas toutes les peines du monde à ne pas mourir de faim ?

SIGISMOND.

Toi... Aujourd’hui, il est l’ami intime de Tourneur, il est installé ici à Trouville chez lui, il a accaparé toutes les affaires que le père Tourneur a laissées à son fils, et il est en route pour la grosse situation. Car il a trouvé le moyen de se faire plus de réclame avec le procès Vermoulin, – un petit procès de rien du tout, – qu’un autre avec dix ans de travail.

LEBRANCARD.

Du talent ?

SIGISMOND.

Aucun !

LEBRANCARD.

De l’avenir ?

SIGISMOND.

Beaucoup... D’ailleurs, ce que j’en dis n’est pas pour le débiner : il m’est très sympathique.

POUSSIER.

Et à moi aussi.

SIGISMOND.

J’adore les gens à qui tout réussi, qui ont la veine ; au moins, on sait à quoi s’en tenir. Quand on se bat avec ces gens-là, on est sûr d’être blessé ; quand on fait une affaire avec eux, on est sûr d’être roulé. Ils arrivent toujours au bon moment ; ils s’en vont toujours quand il faut. Ils ont un instinct admirable pour reconnaître les hommes qui leur seront utiles et les femmes qui les rendront heureux, et un flair non moins subtil pour éviter les autres... La chance, voyez-vous, mes enfants, il n’y a plus que cela de vrai dans une société qui est devenue une maison de jeu. Seulement, c’est comme le génie ou comme la beauté : on l’a ou on ne l’a pas !

POUSSIER.

Des gaillards comme Bréard, il n’y a qu’à être leur ami.

LEBRANCARD.

Jusqu’au moment où la veine tourne.

POUSSIER.

Il est toujours temps de les lâchera ce moment-là.

LEBRANCARD, baissant un peu la voix.

Est-ce vrai, ce qu’on m’a dit tantôt ?... Simone et Bréard ?...

SIGISMOND.

Pas encore.

LEBRANCARD.

Es-tu sûr ?

SIGISMOND.

Absolument. Simone m’aurait prévenu... Je suis son directeur de conscience. Elle ne fait jamais une bêtise sans me demander conseil.

LEBRANCARD.

Tu nous tiendras au courant ?

SIGISMOND.

Parbleu !

Voyant entrer par le fond Tourneur, Bréard, Charlotte et Joséphine.

Chut !

 

 

Scène II

 

SIGISMOND, POUSSIER, LEBRANCARD, TOURNEUR, BRÉARD, CHARLOTTE, JOSÉPHINE

 

TOURNEUR, donnant le bras à Charlotte.

Vous n’avez pas honte de rester enfermés par une nuit pareille ?

SIGISMOND.

On a fini dans cinq minutes... Mesdames...

JOSÉPHINE.

Ne vous dérangez pas.

TOURNEUR, à Charlotte.

Avouez que c’est amusant, Trouville ?

CHARLOTTE.

Je crois bien !

TOURNEUR.

Et encore, cette année-ci, c’est très calme ; on est sage.

CHARLOTTE.

On se couche avant trois heures du matin.

TOURNEUR.

Comme les poules !

CHARLOTTE.

Comme les poules de Trouville.

TOURNEUR, frappant sur l’épaule de Julien.

Ce vieux Julien ! Je suis content de nous trouver tous les quatre ici !

JULIEN.

Nous sommes tous contents.

TOURNEUR.

Dire que nous ne nous connaissions pas, il y a trois mois !

JOSÉPHINE.

J’étais là heureusement !

TOURNEUR, à Julien.

C’est grâce à toi, pourtant, que je n’ai pas raté ma saison !

JULIEN.

Oh !...

TOURNEUR.

Si ! si !... Tout ce que tu m’as prédit est arrivé, et sans toi je faisais une gaffe terrible ! Tandis que j’ai gagné mon procès et que je suis réconcilié avec Vermoulin ; à preuve qu’il est à Trouville et qu’il viendra souper avec nous ce soir.

JOSÉPHINE.

Qui est-ce donc, Vermoulin ?

TOURNEUR.

C’est le journaliste qui m’a tant injurié.

JOSÉPHINE.

Ah ! bon...

TOURNEUR.

Tu le mettras à ta droite.

JOSÉPHINE.

On rira !

TOURNEUR.

Ces messieurs et dames arriveront vers onze heures, après la représentation du Casino. On fera un petit poker jusque vers une heure et demie, et puis on soupera gentiment... Nous n’avons plus que quelques jours à rester au bord de la mer ; il faut en profiter.

JOSÉPHINE.

Combien sera-t-on ?

TOURNEUR.

Quinze ou vingt, ou peut-être davantage. Je ne me rappelle plus qui j’ai invité.

JOSÉPHINE.

Toto, Juliette, Léontine...

TOURNEUR.

Germaine Bilbot...

SIGISMOND.

Avec Versac, qui est libre ce soir, parce que sa femme est allée à Rouen.

LEBRANCARD.

Comment ! Versac est... Tu fais bien de me le dire, car je connais très bien sa femme !

SIGISMOND.

Maintenant, tu connais aussi sa maîtresse.

CHARLOTTE.

Vous connaissez toute la famille.

SIGISMOND.

Oh ! d’ailleurs, il n’y a pas de danger. Germaine a beaucoup de tact.

CHARLOTTE.

La maîtresse d’un homme marié est obligée de se tenir mieux que sa femme.

TOURNEUR.

Comme c’est vrai, ce que vous dites là !... Je vous ai raconté ce qui s’est passé cet hiver entre elles deux ?

CHARLOTTE.

Non.

TOURNEUR.

À une fête de charité, Germaine vendait des fleurs ; madame de Versac s’amuse à lui en acheter. Peu à peu, elles se mettent à causer, et madame de Versac, qui avait commencé par trouver cela très drôle, finit par dire à l’autre des impertinences.

JOSÉPHINE.

Oh !

TOURNEUR.

Mais Germaine, au lieu de se fâcher, les reçoit avec beaucoup de sang-froid et réplique en souriant : « Au moins, moi, madame, je suis fidèle à votre mari. »

JOSÉPHINE.

Très bien !

SIGISMOND.

Et c’est vrai !

JOSÉPHINE.

Alors, nous disons : Juliette, Toto, Léontine, Germaine...

TOURNEUR.

Simone, naturellement.

JOSÉPHINE.

Oh ! oui, naturellement ! Le jour où tu ne l’inviteras pas, celle-là...

TOURNEUR.

Ne t’énerve pas ! ne t’énerve pas !

JOSÉPHINE.

C’est toi qui es énervant ! Tu ne parles que d’elle !... Simone Baudrin, la belle Simone... On ne peut pas la voir sans l’aimer... Oh ! je sais que vous en êtes tous toqués, mais ça m’est bien égal !

TOURNEUR.

J’en suis toqué ?...

JOSÉPHINE.

Parfaitement ! Et Julien aussi !

JULIEN, souriant.

Moi ?

JOSÉPHINE.

Oui, vous ! Vous lui faites la cour dans tous les coins !

JULIEN.

Mais pas du tout !

JOSÉPHINE.

Vous ne lui faites pas la cour ?

JULIEN.

Non.

JOSÉPHINE.

Qu’est-ce que vous lui faites, alors ?

JULIEN.

Rien.

JOSÉPHINE.

D’abord, vous, si vous aviez le malheur de tromper Charlotte, je ne vous parlerais plus de ma vie !

CHARLOTTE, à Julien, gaiement.

En tout cas, tu n’oublies pas nos conventions ? Tu m’avertiras ?

JULIEN.

Je te le promets !

TOURNEUR.

Pour quoi faire ?

CHARLOTTE.

Pour m’en aller.

TOURNEUR.

Où ça ?

CHARLOTTE.

Mais, confectionner des corbeilles !... Vous ne paraissez pas vous douter que j’excelle dans la confection des corbeilles ?

TOURNEUR.

Et nous, qu’est-ce que nous deviendrions dans cette combinaison ? On ne se verrait donc plus ?...

CHARLOTTE.

Vous viendriez me voir au magasin... Ce ne serait pas la première fois.

JOSÉPHINE, à Tourneur, le menaçant.

Et tu en paierais, des fleurs, si ça arrivait !

CHARLOTTE.

Ce serait effrayant !

TOURNEUR.

Je trouve stupide ce sujet de conversation, surtout à propos de Simone, qui est à cent lieues de... Elle est devenue une femme sérieuse. Elle a un salon politique... N’est-ce pas, Sigismond ?

SIGISMOND.

C’est-à-dire que, si on n’est pas un homme politique, il n’y a rien à faire avec elle.

CHARLOTTE.

Alors, un simple avocat ?...

SIGISMOND.

Poussière !

CHARLOTTE, à Julien.

Attrape !

TOURNEUR.

Elle songerait même à se marier que ça ne m’étonnerait pas.

JOSÉPHINE.

Avec un ministre, j’espère ?

SIGISMOND.

Rien ne s’y oppose. Avec cent mille francs de rentes et une mauvaise réputation intacte, elle peut épouser qui elle veut.

TOURNEUR.

Au fait, Charlotte, je n’ai pas osé inviter votre amie.

CHARLOTTE, riant.

Geneviève ? Ah ! elle ferait une bonne figure au milieu de ces dames !... Je ne vous ai donc pas dit qu’elle était institutrice ?

TOURNEUR.

Il est déjà venu des institutrices chez moi.

CHARLOTTE.

Mais pas comme Geneviève !

JOSÉPHINE.

Non, mon vieux !

CHARLOTTE.

D’ailleurs, elle part ce soir. Elle s’est risquée une fois à Trouville, pour me voir ; mais elle passe ordinairement ses vacances aux Batignolles.

TOURNEUR.

Vous lui ferez bien mes compliments.

CHARLOTTE.

Je n’y manquerai pas.

POUSSIER, se levant.

Là ! c’est fini... Tourneur, donne-moi un cigare ; je vais le fumer sur la terrasse.

TOURNEUR, à Joséphine.

Donne donc des cigares à Poussier... Tu ne t’occupes pas du tout de tes invités, c’est désolant !

JOSÉPHINE, prenant une boite.

Tenez, l’invité.

POUSSIER.

Merci.

Pendant que Poussier, Joséphine, Lebrancard, Sigismond, Tourneur, s’éloignent vers le fond, Julien et Charlotte restent seuls au premier plan, après quelques répliques.

 

 

Scène III

 

JULIEN, CHARLOTTE, LES AUTRES, visibles

 

CHARLOTTE.

Tu sais... au fond, je ne le crois pas.

JULIEN.

Quoi ?

CHARLOTTE.

Que tu sois amoureux de cette femme.

JULIEN.

Mais je l’espère bien ! Quelle folie !

CHARLOTTE.

Tu n’en es pas amoureux, n’est-ce pas ?

JULIEN.

Il n’en est pas question.

CHARLOTTE.

Tu en es sûr ?

JULIEN.

Très sûr !

CHARLOTTE.

Regarde-moi en face.

JULIEN, souriant.

Voilà.

CHARLOTTE.

Il est vrai que, si cela était, tu me regarderais exactement de la même façon !

JULIEN.

Pardon, je serais très gêné !

CHARLOTTE.

Toi ?... Ah ! mon pauvre chéri ! mais pas du tout ! Tu serais encore plus gentil, c’est ce qu’il y a de terrible ! Tu es un de ces hommes... quand ils ne vous aiment plus, on ne s’en aperçoit pas... Je te connais.

JULIEN.

Si tu me connais, tu dois savoir, au contraire, que je t’aime et que je ne te ferai jamais de chagrin.

CHARLOTTE.

Ça, j’en suis convaincue... Je crois même que, pour m’éviter un petit chagrin de rien du tout, tu serais capable de me faire souffrir le martyre.

JULIEN.

Mais, chère madame, est-ce une petite scène de jalousie ?

CHARLOTTE.

Une bien petite !

JULIEN.

Il me semble que c’est notre début ?

CHARLOTTE.

Il n’est pas brillant !

JULIEN.

On ne recommencera pas ?

CHARLOTTE.

Je tâcherai. À condition que de ton côté tu t’appliques un peu...

JULIEN.

Je ferai des prodiges !

CHARLOTTE.

Car, ce n’est pas pour insister... mais, depuis que nous sommes à Trouville, Simone et toi, vous ne vous quittez pas d’une semelle.

JULIEN.

Toi non plus, tu ne la quittes pas.

CHARLOTTE.

Mais, moi, je ne demanderais pas mieux !

JULIEN.

Va, tout cela, c’est de la galanterie, sans importance, et pour ainsi dire machinale, dans le monde où nous vivons.

CHARLOTTE.

Quelle figure est-ce que j’ai, au milieu de toutes ces femmes ?

JULIEN.

Tu as une figure parfaite.

CHARLOTTE.

D’ailleurs, elles sont stupides, en général.

JULIEN.

Si tu les voyais en particulier !...

CHARLOTTE.

C’est encore madame Baudrin la plus intelligente, il faut être juste.

JULIEN.

Soyons justes.

CHARLOTTE.

Est-ce qu’on va rester encore longtemps ici ?

JULIEN.

Ça dépendra de Tourneur.

CHARLOTTE.

Lui, par exemple, je l’aime bien !... Te rappelles-tu la première fois qu’il est venu à la maison ? Dans quel état nous étions !

JULIEN.

On était couverts de dettes.

CHARLOTTE.

Tu venais justement de flanquer Chantereau à la porte.

JULIEN.

Oh ! celui-là... Figure-toi qu’il m’a écrit ce matin pour m’emprunter de l’argent !

CHARLOTTE.

Ça, c’est drôle !

JULIEN.

Il me dit : « Je suis complètement ruiné ! Tous les gens à qui j’ai rendu des services me tournent le dos. Alors, je m’adresse à ceux à qui je n’ai causé que des désagréments. Prêtez-moi cinq louis. »

CHARLOTTE, riant.

Tu vas les lui prêter ?

JULIEN.

Je les lui ai envoyés tout de suite.

CHARLOTTE.

Et tes autres créanciers, qu’est-ce qu’ils deviennent ?

JULIEN.

Tu vois, ils deviennent mes débiteurs. Comme on change !

CHARLOTTE.

Ne change pas trop.

JULIEN.

Non.

CHARLOTTE.

Et puis, de temps en temps, dis, songe que je t’aime de toute mon âme !...

JULIEN, ému.

Oui, Charlotte... oui, j’y pense souvent, et je t’aime aussi... je t’aime beaucoup.

 

 

Scène IV

 

JULIEN, CHARLOTTE, TOURNEUR, SIGISMOND, JOSÉPHINE

 

TOURNEUR, du fond.

Si on préparait le souper dans le jardin ?

À Julien, s’avançant.

Qu’est-ce que tu dis de ça ?

JULIEN.

Très bonne idée.

TOURNEUR.

N’est-ce pas, Sigismond ?

SIGISMOND.

Le temps le permet et même l’exige.

TOURNEUR.

Ça vous va-t-il, Charlotte ?

CHARLOTTE.

Mais oui, ce sera charmant.

TOURNEUR, à Joséphine.

Et toi, gosse ?

JOSÉPHINE.

Ce n’est pas une idée géniale, mais je n’y vois pas d’inconvénient.

TOURNEUR.

Alors, tu vas t’occuper d’arranger tout ça ?

JOSÉPHINE.

Oui. Ne t’émotionne pas pour si peu. Il n’y a pas besoin de tant d’histoires pour mettre des tables dans un jardin !

TOURNEUR.

Cette petite est une maîtresse de maison déplorable !...

À un valet de pied qu’il a sonné à l’une des répliques précédentes.

Vous disposerez quatre tables pour le poker dans la véranda.

LE DOMESTIQUE.

Bien, monsieur.

TOURNEUR.

Vous avez vu les tziganes ? Ils seront exacts ?

LE DOMESTIQUE.

Ils seront exacts, mais ce ne sont pas des tziganes. Ce sont des musiciens de l’Éden qui auront des costumes de tziganes.

TOURNEUR.

C’est la même chose.

SIGISMOND.

C’est même mieux.

Entre Simone.

TOURNEUR.

Voici notre belle amie.

Il s’avance vivement vers elle.

JOSÉPHINE, à Charlotte.

Mais regardez-la donc !... A-t-elle assez l’air d’avoir celui de vous dire : « Moi, il y a un imbécile qui m’a laissé trois millions ! »

 

 

Scène V

 

JULIEN, CHARLOTTE, TOURNEUR, SIGISMOND, JOSÉPHINE, SIMONE

 

SIMONE.

Mesdames...

À Bréard.

Cher monsieur...

Elle serre des mains.

SIGISMOND.

Comment ! vous n’êtes pas à la représentation du Casino, vous ?

SIMONE.

Elle est sans intérêt : un vrai spectacle de ville d’eaux...

À Tourneur.

Non, je suis ici de bonne heure, avant tout le monde, parce que je viens intriguer... J’ai quelque chose à vous demander.

TOURNEUR.

À moi ?

SIMONE.

À vous.

JOSÉPHINE, d’un air excessivement aimable.

Alors, c’est accordé d’avance.

TOURNEUR.

Une affaire sérieuse ?

SIMONE.

Un de mes amis à vous recommander.

TOURNEUR.

Eh bien ! vous ne savez pas ce que vous allez faire ? Vous allez en parler à Bréard : les affaires sérieuses, ça regarde Bréard. Moi, j’ai juré de ne plus m’en occuper !

SIMONE, se tournant en souriant vers Julien.

Dans ce cas, cher monsieur...

JULIEN.

Je suis à vos ordres, madame.

TOURNEUR.

On vous laisse, les enfants... Allons nous occuper de l’éclairage du jardin.

À Joséphine.

Viens, gamine !

CHARLOTTE, à Julien, bas.

Tu remarqueras que je m’en vais sans faire le plus petit geste de jalousie, tu le remarqueras, n’est-ce pas ?

JULIEN.

Je le remarque avec plaisir.

Tous sortent, laissant Julien et Simone.

 

 

Scène VI

 

JULIEN, SIMONE

 

SIMONE.

Voici mon affaire...

JULIEN, vivement, regardant si tout le monde est parti.

Oh ! non, n’en parlons pas ! Tout ce que vous me demanderez est accordé d’avance, alors ce n’est pas la peine... Mais, si vous croyez que je vais causer d’affaires avec vous, pour une fois que nous sommes seuls... Avez-vous reçu ma lettre, cette après-midi ?

SIMONE.

Mais oui.

JULIEN.

Vous avez aussi reçu celle d’hier ?

SIMONE.

Aussi.

JULIEN.

Et celle d’avant-hier ?

SIMONE.

Également.

JULIEN.

Et dans toutes ces lettres je vous dis que je vous aime... Quand me répondrez-vous ?

SIMONE.

Quand je serai sûre que vous m’aimez vraiment.

JULIEN.

Qu’est-ce qu’il vous faut ?

SIMONE.

Il me faut un peu moins de plaisanterie, un peu moins d’ironie et un peu plus de sincérité.

JULIEN.

L’ironie est une des formes de la sincérité.

SIMONE.

Trouvez autre chose.

JULIEN.

Alors, jusqu’à présent ?...

SIMONE.

Non, mon ami, non, ce n’était pas ça du tout !

JULIEN.

Dame ! nous ne sommes jamais restés ensemble plus de trente ou quarante secondes.

SIMONE.

Vous avez compté ?

JULIEN.

Il y a toujours vingt personnes autour de nous !

SIMONE.

La foule est aussi une solitude. Qui a dit cela ?

JULIEN.

C’est un homme qui n’est jamais allé à un rendez-vous... Serez-vous chez vous demain dans l’après-midi ?

SIMONE.

Non.

JULIEN.

Serez-vous ailleurs ?

SIMONE.

Non plus.

JULIEN.

Vous ne voudrez donc jamais... jamais ?

SIMONE.

Ça dépendra... J’allais vous dire que mon ami Pétrel...

JULIEN.

Eh ! je me moque bien de Pétrel !... Pétrel le député ?

SIMONE.

Oui.

JULIEN.

Qu’est-ce qu’il veut ?

SIMONE.

Il veut la succession de Bérain, qui vient de mourir.

JULIEN.

Ah ! oui.

SIMONE.

Bérain, le directeur de la Compagnie des Eaux du Centre : une affaire de Tourneur... Et, puisque c’est vous qui vous occupez des affaires de Tourneur ?...

JULIEN.

Il veut la succession de Bérain ? Il l’a... Mais maintenant, qu’il nous laisse tranquille !... Simone... je vous en prie...

SIMONE.

Je peux m’engager ?

JULIEN.

Oui... oui... Ah ! diable ! j’oubliais ?... Mais Pétrel est député ! les deux fonctions sont incompatibles !

SIMONE.

Il donnera sa démission. Il a de la politique par-dessus la tête.

JULIEN.

Comment ! il donnerait sa démission ?

SIMONE.

Tout de suite.

JULIEN.

Vous êtes sûre ?

SIMONE.

Absolument.

JULIEN.

Mais alors, je me présente à sa place !... Je devais me présenter contre lui aux élections générales ; je préfère cette combinaison !

SIMONE.

En effet, vous êtes compatriotes. J’avais oublié... Vous avez des chances ?

JULIEN.

C’est-à-dire que je n’aurai aucun concurrent.

SIMONE.

Je vous félicite. La carrière politique est la meilleure, aujourd’hui, pour un homme de votre âge et de votre caractère. Nous en recauserons. Je ne suis pas tout à fait sans influence... Aurez-vous l’appui du Gouvernement ?

JULIEN.

Je n’en ai pas besoin... Si j’étais aussi sûr de votre amour que de mon élection...

SIMONE.

Soyez donc sérieux. Je ne suis pas une associée à dédaigner.

JULIEN.

Écoutez, Simone, il ne s’agit plus de politique. Pétrel a la place de Bérain, il démissionne, je suis nommé, c’est entendu, il n’y a aucun doute. Ne parlons plus de ça !... Je vous adore, Simone ! Je vous l’ai assez écrit ; laissez-moi au moins vous le répéter dans des conditions qui me permettent d’être éloquent !

SIMONE.

Nous verrons... plus tard.

JULIEN.

Vous n’êtes pas gentille !

SIMONE.

Mais... c’est vous qui êtes étonnant ! Vous n’avez pas l’air de vous rappeler que vous avez emmené une maîtresse à Trouville, et vous me proposez... Au fait, qu’est-ce que vous me proposez ?

JULIEN.

J’espérais m’être fait comprendre.

SIMONE.

Oui... oui... je vous embarrasse... Alors...

JULIEN.

Pas du tout, vous ne m’embarrassez pas.

SIMONE.

Vous n’allez pas nier que vous ayez une maîtresse ?

JULIEN.

Je ne le nie pas.

SIMONE.

Et que vous l’aimez ?

JULIEN.

J’ai beaucoup d’affection pour elle.

SIMONE.

Et pour moi, qu’est-ce que vous avez ?

JULIEN.

J’ai d’autres sentiments. Jai le désir continuel, la pensée toujours avec vous ; votre image, vos lèvres toujours devant les yeux. J’ai la jalousie. J’ai l’amour, enfin !

Entre Charlotte.

CHARLOTTE.

Tu n’as pas vu mon boa ?

JULIEN.

Tiens !

Il le lui donne. Sort Charlotte.

SIMONE.

Voulez-vous me passer aussi mon manteau ?...

Pendant que Julien lui met le manteau sur les épaules.

Et Charlotte ?... Vous ne la désirez pas ? ou vous ne la désirez plus ?

JULIEN, hésitant.

Non.

SIMONE.

Alors, vous allez la quitter ?

JULIEN.

Charlotte ?... Mais non... je ne vais pas la quitter...

SIMONE.

Vous n’allez pas la quitter ?

JULIEN.

Non...

SIMONE.

Ah ! très bien !... Je vois ce que vous me proposez, maintenant, je le vois à merveille ! Vous me proposez de vous divertir quelques instants avec moi. Merci, trop aimable !... Ah çà ! pour qui me prenez-vous ? Comment ! vous supposez que moi je consentirai jamais à être la seconde maîtresse d’un monsieur ! Pourquoi pas entrer dans un harem ? Mais, mon cher, jamais je n’accepterai une situation pareille ! jamais ! Vous entendez : jamais ! serais-je amoureuse à en perdre la tête !

JULIEN.

Vous m’aimez donc un peu ?... C’est vrai, dites, Simone ?

SIMONE.

Peut-être.

JULIEN.

Et moi, je t’adore, je suis fou !

SIMONE.

Je vous aime aussi... oui, je vous aime, Julien. Mais quant à vous aimer clandestinement, comme un homme marié, non ! Je ne veux pas de fiacres, ni d’hôtels meublés, et, s’il me plaît d’aller chez mon amant, je veux pouvoir y aller. Je n’exige pas des choses extraordinaires : il ne s’agit pas d’abandonner, pour me suivre, votre femme et vos enfants. Il s’agit de choisir entre une maîtresse que vous n’aimez plus et moi que vous aimez... Vous n’avez aucun engagement avec cette femme, n’est-ce pas ? Vous ne lui avez fait perdre aucune situation ? Vous n’êtes pas son premier amant ?... Pourquoi ne la quittez-vous pas ?

JULIEN.

Pourquoi je ne quitte pas Charlotte ?... Parce que je n’ai pas ce que vous avez, et qui vous rend, d’ailleurs, plus ardente et plus désirable.

SIMONE.

Quoi ?

JULIEN.

La cruauté.

SIMONE.

Soyez donc tranquille. Vous ne lui feriez pas tant de peine que ça !

JULIEN.

Qu’en savez-vous ?

SIMONE.

C’est excessivement curieux !... Vous allez donc rester toute votre vie avec une femme qui n’est pas de votre monde, qui n’a pas d’éducation ni de distinction véritable et qui est incapable de vous comprendre ?... C’est de l’héroïsme, mon cher ! Tous mes compliments !

JULIEN.

Je ne vous ai pas dit que ma liaison avec Charlotte serait éternelle... Et puis, vous vous trompez tout à fait sur son compte. Elle est très intelligente, d’une intelligence très originale... C’est une créature charmante !

SIMONE.

Vous avez de l’aplomb, de me dire ça en face !

JULIEN.

Mais c’est un hommage que je vous rends, et pour un rien vous me diriez que je vous insulte ! Comme c’est drôle de ne pas comprendre ça !... Vous seriez contente de m’entendre parler de Charlotte avec mépris... vous souririez, vous approuveriez... Eh bien ! alors, qui serais-je, moi qui depuis près d’un an vis avec elle de mon plein gré ?... Tenez, Simone, vous m’avez pris entièrement, et, si je ne vous possédais pas un jour, je serais très malheureux ! Mais quant à dire plus ou moins brutalement à Charlotte : « Je ne t’aime plus, séparons-nous... » non, il ne faut pas me demander ça ! Oh ! ce n’est pas pour me faire meilleur que je ne suis ! Je suis très capable, comme tout le monde, de lâcheté, d’un farouche égoïsme ; mais il y a une certaine catégorie d’actions que, pour arriver à un but, quel qu’il soit, je ne pense pas que je commette jamais Ce sont celles qu’on n’ose pas discuter avec soi-même, dont on ne peut pas se tirer avec de la blague, et qui pourrissent au fond de nous en nous laissant toute la vie une sale odeur. Et en vous disant cela, Simone, non seulement je ne vous insulte pas, mais je vous donne une preuve définitive d’amour, dont vous devriez me récompenser immédiatement en me faisant un de ces sourires devant lesquels il ne reste plus qu’à s’incliner.

SIMONE.

Oui, mon ami, oui, tout cela est très touchant ! Vous avez des raisons très nobles de ne vous décider à rien. Mais, moi, je suis pour le féroce « Chacun pour soi », quand il s’agit de mon cœur et de mon amour. Vous voulez que je sois à vous ?...

JULIEN.

Oui, je t’en supplie... je t’en supplie... Quand ?...

SIMONE.

Chez toi... quand tu seras seul, quand tu seras libre ! Ailleurs ou autrement, jamais !

Ricanant en voyant Charlotte qui entre.

Tenez, Voici cette femme admirable à qui vous avez consacré votre existence !

 

 

Scène VII

 

JULIEN, CHARLOTTE, SIMONE

 

JULIEN, à Charlotte.

Viens... viens... Nous avons fini.

SIMONE, à Julien.

Alors, merci pour mon protégé, cher monsieur.

À Charlotte.

Vous avez une jolie robe, ce soir, mademoiselle Charlotte.

CHARLOTTE.

Trop aimable !

SIMONE.

Qui est votre couturière ?

CHARLOTTE.

Désirez-vous son adresse ? Mais c’est une petite couturière de rien du tout.

SIMONE.

Merci. J’ai la mienne, je ne tiens pas à changer.

CHARLOTTE, avec la plus grande amabilité.

Ce serait dommage.

SIMONE, s’éloignant.

Ces messieurs sont dans le jardin ?

CHARLOTTE.

Et ils vous attendent avec impatience.

 

 

Scène VIII

 

JULIEN, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE.

Je vois que tu lui as accordé tout ce qu’elle te demandait.

JULIEN.

Et comme conséquence, c’est assez curieux, figure-toi... Je me présente à la députation dans mon pays, à la place de Pétrel, qui démissionne. Et je suis nommé naturellement. Oh ! pour ça, il n’y a pas d’erreur ! J’ai des renseignements : c’est fait !

CHARLOTTE.

Te voilà bientôt un grand personnage.

JULIEN, riant.

Député ?... Mais ce n’est rien du tout !

CHARLOTTE.

Ce n’est peut-être rien pour un homme comme Pétrel, mais c’est beaucoup pour un homme comme toi. Enfin ! c’était une de tes ambitions ! Si tu l’as eue, c’est qu’elle n’était pas si puérile.

JULIEN.

Oh ! je l’ai eue sans trop savoir pourquoi... Une fois élu, je me connais, je ne songerai qu’à démissionner.

CHARLOTTE.

N’importe ! c’est un grand changement dans ta vie.

JULIEN.

Mais non...

CHARLOTTE.

Si. Je m’en rends compte, quoique je ne sois pas très au courant de ces choses-là. Tu vas entrer dans un milieu différent, faire des relations nouvelles. Il n’est pas possible que ton avenir ne commence pas à te préoccuper.

JULIEN.

Il ne me préoccupe pas du tout. Notre avenir se prépare en dehors de nous, et il n’y a qu’à l’accepter quand on nous le signifie. C’est parce que la petite Joséphine aura rencontré un jour Tourneur, avenue de l’Opéra, que je serai nommé député, et, en supposant que je rende plus tard des services à mon pays, c’est à Joséphine que mon pays le devra, et ils ne s’en douteront ni l’un ni l’autre !

CHARLOTTE.

Ça me navre toujours de t’entendre parler ainsi... Oui... oui... parce que tu raisonnes de la même façon pour nous, pour notre liaison, pour notre amour. Pour toi, il n’y a dans la vie que des hasards. C’est par hasard que tu m’as prise, et tu me gardes parce que ça se trouve comme ça ! Mais tu ne t’es jamais demandé si tu m’aimerais encore demain ; tu n’as jamais vu au delà de la nuit que tu passais avec moi ; et, quand tu aimeras une autre femme, tu te diras encore : « C’est le hasard ! » et tu ne résisteras pas.

JULIEN.

Mais voilà la question : je n’aime pas une autre femme.

CHARLOTTE.

Si !

JULIEN.

Moi, j’aime une autre femme ?...

CHARLOTTE.

Oui... oui !...

JULIEN.

Laquelle ?

CHARLOTTE.

Simone !

JULIEN.

Mais non, je n’aime pas Simone ; je ne l’aime pas. Nous avons déjà eu tout à l’heure une conversation à son sujet, ici même. Il n’y a rien eu de changé depuis.

CHARLOTTE.

Tout à l’heure j’étais plus calme, parce que je ne vous avais pas vus ensemble depuis hier ; je ne pensais plus à la manière dont tu lui souris, dont tu lui parles... Tiens ! quand je suis entrée ici il y a cinq minutes, j’ai surpris vos yeux en flagrant délit !

JULIEN.

Ma petite Charlotte, c’est absurde, absurde ! Nous causions politique, je lui disais des banalités.

CHARLOTTE.

Ce que tu lui disais, je l’ignore. Mais tu devais lui dire des choses qui m’auraient tordu le cœur, probablement, si je les avais entendues ! Ces choses-là, d’ailleurs, il n’y a pas besoin de les entendre. On peut même en douter encore quand on les entend ; mais quand on ne les entend pas, on en est sûr ! Et puis, j’en avais le pressentiment depuis longtemps, depuis le premier jour que Tourneur est venu à la maison. Elle nous a rejoints au café-concert. Oh ! tu te rappelles... Eh bien ! ce soir-là, quand elle s’est tournée vers toi, j’en ai eu la gorge sèche !... Enfin tu es son amant, ou tu vas l’être, je ne peux pas y échapper !...

JULIEN.

Tu ne sais pas ce que nous allons faire. Charlotte ?... Nous allons garder cette petite querelle-là pour tout à l’heure, quand nous serons chez nous, dans notre chambre.

CHARLOTTE.

Et alors, au premier mot, tu me prendras dans tes bras, je perdrai la tête, et ce sera à recommencer le lendemain... Non ! je ne veux pas !

JULIEN.

Tu tiens à ce que nous nous fassions une scène devant cinquante personnes !... Si tu y tiens, dis-le tout de suite !

CHARLOTTE.

Ils s’occupent bien de nous, tous ces gens-là ! Ils jouent, ils rient, ils s’amusent ! Ça leur est bien égal ce que nous disons !... Julien ! Julien !... ayons une minute de franchise, de profonde franchise ! Une union comme la nôtre ne peut pas durer dans le mensonge. Nous nous sommes donnés trop librement, sans arrière-pensée, sans hypocrisie, et ce serait insensé, vois-tu, maintenant, de nous duper et de nous tricher... Je suis prête à tout ! je préfère tout à la situation équivoque où nous sommes, où je devine que nous sommes avec cette femme entre nous !...

JULIEN.

Que veux-tu que je réponde à des enfantillages pareils ? Je suis désarmé ! Tu me reproches des coups d’œil, des sourires, des pressentiments ! Il n’y a pas de défense possible ! nous sommes dans le vague ! Pense ce que tu voudras...

CHARLOTTE.

Je t’en supplie, ne t’en tire pas avec de l’adresse, avec des détours ! Tu dois comprendre ce que je souffre pour te parler comme je le fais !... Réponds-moi quelque chose de précis, et net, quelque chose de digne de nous !

JULIEN.

Charlotte, j’ai pour toi une tendresse, une affection infinies ; tu le sais, tu n’as pas le droit d’en douter ; je t’en ai donné des preuves, tandis que tu n’as aucune preuve contre moi, aucune de sérieuse... Mais je suis obligé, entends-tu, et je profite de cette occasion pour te le dire une fois pour toutes, je suis absolument obligé, sous peine de renoncer à toute ambition, de rester dans ce monde des amis de Tourneur où nous avons été conduits par hasard, qui ne me plaît pas plus qu’à toi, mais qui représente une influence et des relations dont j’ai besoin. Et si j’y reste, je suis obligé aussi de m’y conduire avec intelligence, avec souplesse, de m’y faire des amis, hommes et femmes... mais oui, hommes et femmes... Ce n’est pas parce que tu me verras causer avec l’une dans un coin, sourire à l’autre, que tu pourras m’accuser de trahison, de déloyauté, de mensonge ! C’est comme ça... c’est comme ça !

CHARLOTTE.

Ce que je vois de plus clair, c’est que je vais te gêner horriblement, moi, dans toutes ces opérations !

JULIEN.

Non, parce que tu as du bon sens. Parce que tu comprendras que nous ne sommes plus, aujourd’hui, dans la même situation que lorsque nous nous sommes rencontrés. Mais tu viens de me le dire toi-même... Je suis chargé de toutes les affaires de Tourneur, qui sont très compliquées, et voilà encore cette histoire de députation ! Tout cela, il ne faut pas nous le dissimuler, va retentir fatalement sur notre manière de vivre... Tiens ! je vais te parler franchement ; en effet, ça vaudra mieux... Eh bien ! oui, par la force des choses, nous allons être amenés à modifier un peu nos habitudes et, par exemple... peut-être, ça dépendra... à ne plus vivre aussi complètement ensemble que par le passé... Laisse-moi continuer... Est-ce que notre amour, qui est éprouvé maintenant, qui est solide, qui est durable, est-ce que notre amour en sera touché ? Est-ce que nous nous aimerons moins, parce que nous n’habiterons plus... je suppose... la même maison ?... Voyons, voyons, ne soyons pas des êtres de préjugés et de routine. Raisonnons avec la vie, avec la vie véritable et réelle en face de nous !

CHARLOTTE.

Oh ! comme tu te tortures l’esprit pour empêcher de sortir ta pensée, ta vraie pensée !... Tu veux être libre, c’est évident, tu veux être libre. Tu ne m’aimes plus, et tu n’oses pas me le dire ; et tu n’oseras jamais, parce que tu as des scrupules. Alors, tu as trouvé cette combinaison... Qu’est-ce que tu me proposes ? De m’entretenir, comme Joséphine avec Tourneur. Et tu seras généreux, c’est certain ; tu me donneras beaucoup d’argent !... Ah ! mon pauvre ami ! je ne t’ai jamais demandé cela. Je ne t’ai jamais demandé que d’être ta maîtresse tant que la vie ne nous séparerait pas ! Comme femme entretenue, vois-tu, je serais déplorable ! je ne te ferais pas assez d’honneur !... Tiens ! je sens que nous en sommes juste au point où notre liaison va te devenir insupportable. Je t’ai souvent promis que, ce jour-là, je saurai m’en aller. Le moment est venu de tenir parole : je m’en irai !

JULIEN.

Voilà l’éternel malentendu ! voilà l’éternel « Tout ou rien » que la femme finit toujours par vous jeter à la figure !... Parce que je te demande une concession, parce que je ne suis plus exactement aujourd’hui ce que j’étais hier, tu dis que je ne t’aime plus ! Te voilà sûre que je veux une séparation, que je la cherche !... Mais non, mais non, Charlotte, je ne veux pas me séparer de toi, je te le jure ! Je t’aime, je t’aime profondément ; mais je t’aime comme je le peux, comme la nature m’a organisé pour aimer : je ne peux pas t’aimer autrement !... Et je ne suis pas non plus maître absolu de mes actions ; personne ne l’est. Les circonstances nous imposent une situation nouvelle : il faut la subir, toi comme moi !

CHARLOTTE.

Oh ! je comprends maintenant !... Tiens ! tout ce que tu viens de me dire, ça peut se résumer en un mot : tu nous veux toutes les deux, Simone et moi !

JULIEN.

Nous y revenons.

CHARLOTTE.

Mais il n’est question que d’elle ! tu ne penses qu’à elle ! Ne dis pas le contraire : elle t’a affolé ! affolé !...

JULIEN.

Je ne suis ni fou, ni affolé... Simone m’est indifférente.

CHARLOTTE.

Oh !

JULIEN.

Oui... parfaitement... indifférente... Et puis, quand même, tu entends, quand même, un jour, je serais pris, pour une femme quelconque, d’un désir violent, d’un coup de passion dont je ne serais pas responsable, que je n’aurais pas cherché, ce ne serait pas encore une raison pour que je ne t’aime plus, pour que je ne veuille plus te garder.

CHARLOTTE.

Et moi, alors ? et moi ?...

JULIEN.

Il n’est pas question de toi ; il est question de moi. Et je te dis que ce ne serait pas encore une raison pour que, moi, je veuille me séparer de toi, parce que tu es pour moi quelque chose de plus et de mieux que ma maîtresse, parce que tu es quelque chose de différent, dont j’ai besoin et dont je ne veux pas me passer. C’est bien simple !

CHARLOTTE.

Mais c’est effrayant, d’être égoïste comme ça ! Dis tout de suite que, chaque fois que tu auras envie dune femme, je devrai me retirer discrètement et revenir ensuite pour te sourire, pour te consoler, pour t’aimer d’une autre façon ! C’est monstrueux l’égoïsme à ce degré- là !... Alors, moi, je n’ai donc pas de nerfs, je n’ai donc pas de sang, pas de jalousie ?... Je ne suis donc pas une femme comme les autres ? Mais je la déteste, tu entends, ta Simone ! je la déteste ! Je ne veux plus la voir ! D’ailleurs, je ne pourrais plus ! Il y a des moments où, en la regardant, je me sens redevenir une fille du peuple, j’ai envie de la prendre par le bras et de la traîner à la porte !... Hein ! qu’est-ce que tu dirais, si je faisais ça ?... Enfin, tu vois où nous allons et que cette situation ne peut plus se prolonger... N’est-ce pas ? Tu le comprends ?... Va, Julien, notre liaison est finie ! elle est bien finie ! Si j’étais assez faible, assez lâche pour rester après ce que nous venons de nous dire, notre existence serait vite abominable, pleine d’amertumes et de colères. Je deviendrais pour toi l’ennemie ; tu en arriverais à me haïr ; et nous perdrions peut-être jusqu’au souvenir des belles heures ! Non, Julien ! Séparons-nous simplement, tout de suite, ici... Quand on s’est aimé, on devrait toujours s’arranger de manière à se séparer dans une fête, au milieu de la lumière et du bruit. On éviterait peut-être ainsi, non la douleur, mais ce qu’il y a de pas beau dans la douleur !

JULIEN.

Eh bien ! moi, je ne te laisserai pas partir... Mais quel besoin ont donc les femmes de compliquer les choses les plus simples !... Je ne te laisserai pas partir, tu entends ?

CHARLOTTE.

Tu ne me retiendras pas de force, n’est-ce pas ? Si je ne pars pas ce soir, je partirai demain.

JULIEN.

Tu partiras demain si tu veux, je ne peux pas m’y opposer. Mais tu le feras de sang-froid, après avoir réfléchi. Je ne te laisserai pas partir dans la colère. Je ne te laisserai pas gâcher ta vie et la mienne dans une minute d’énervement !... Voici les invités de Tourneur : allons, viens, dépêchons-nous !

CHARLOTTE.

Je ne peux pas me montrer avec cette figure... J’ai les bras qui me tremblent...

JULIEN.

Mais viens donc !

Il l’entraine.

Nous avons dit des choses absurdes !

Pendant que le rideau tombe.

Il ne s’est rien passé ! Voilà ce qu’il faut toujours se dire : il ne s’est rien passé !

On entend à peine ces derniers mots, et le rideau tombe pendant qu’il l’entraîne à gauche.

 

 

ACTE IV

 

Chez Julien.

Le cabinet de travail, dans un appartement autre que celui du deuxième acte, beaucoup plus vaste, beaucoup plus luxueux. Bureau et bibliothèque anglais. Mobilier très moderne.

 

 

Scène première

 

JULIEN, LE DOMESTIQUE

 

Au lever du rideau, Julien est étendu sur le canapé.

LE DOMESTIQUE, s’approchant avec un plateau.

Des lettres pour monsieur... les journaux du soir.

JULIEN.

Mettez le tout sur le bureau.

LE DOMESTIQUE, présentant deux cartes.

Deux électeurs de monsieur demandent à quelle heure monsieur le député pourra les recevoir.

JULIEN.

Déjà !

LE DOMESTIQUE.

Que dois-je répondre ?

JULIEN.

Faites entrer dans mon bureau ; j’irai un instant tout à l’heure. Ah ! s’il venait, par hasard, une dame, vous l’introduiriez directement ici.

LE DOMESTIOUE.

Bien, monsieur.

Il sort.

JULIEN, seul.

Oui, mais elle ne viendra pas... Elle ne viendra pas plus cette fois-ci que les autres, pas plus qu’elle n’est venue me retrouver à Nevers, pendant la campagne électorale...

Il va à la fenêtre.

Une voiture qui ressemble à la sienne...

Il ouvre vivement la fenêtre.

Mais ce n’est pas la sienne... Une dame en descend... mais ce n’est pas elle... et d’ailleurs, elle ne vient pas ici, elle va en face... C’est charmant ! Quatre heures et demie !... Une heure de retard !... Je crois que je peux me risquer à allumer une cigarette...

Ce qu’il fait.

Bigre ! me voilà fâcheusement désorienté ! Si je ne prends pas une résolution énergique, c’est la neurasthénie ! Que diable allais-je faire dans cette... Simone, qui est visiblement une femme pour vieux diplomates ?...

Il s’assied à son bureau.

Et à mon âge, encore ! Quelle gaffe !... Amoureux et député de la Nièvre  Il faut choisir : il n’y a pas moyen d’être les deux à la fois... J’ai stupidement désorganisé ma vie... J’ai laissé partir la maîtresse idéale !...

Après avoir décacheté machinalement quelques lettres, il ouvre un journal.

Que dit la Boussole ?... « On annonce le prochain mariage de M. Julien Bréard, le jeune et brillant avocat, depuis hier député, avec madame B... »

Cherchant.

madame B...

Il continue sa lecture à voix basse.

« Madame B... ? qui... »

Haut.

Mais c’est... Comment ! le bruit court que je vais épouser Simone ?... Non ! ça, chère madame, c’est trop ! Beaucoup trop ! Je commence à voir dans votre jeu !... C’est à cela que vous vouliez m’amener, tout doucement... C’est très drôle !... Mais ces manières étaient bonnes du temps de Louis-Philippe ! Nous en recauserons !...

Ouvrant un autre journal et le parcourant.

Ah ! ah ! dans celui-ci je ne suis plus le jeune et brillant avocat...

Lisant.

« Un des fruits secs du barreau parisien... » Parfaitement ! c’est ma carrière qui commence...

Prêtant l’oreille...

On a sonné...

Il se lève.

C’est peut-être elle !...

Il va à la porte.

Oui ?... Non !...

Entre le domestique.

 

 

Scène II

 

JULIEN, LE DOMESTIQUE, puis ROSALIE

 

LE DOMESTIQUE.

Ce n’est pas la dame, monsieur ; c’est la femme de chambre de la dame.

JULIEN.

Faites entrer.

Le domestique introduit Rosalie et sort.

Bonjour, Rosalie.

ROSALIE.

Bonjour, monsieur Julien... Une lettre de madame.

JULIEN.

Donnez !

Il décachète et lit en faisant des gestes de colère.

« Ne m’attendez pas aujourd’hui, mon ami. Encore cette maudite migraine ! Venez donc me voir un de ces jours, j’ai à vous parler. »

À lui-même.

Ah ! la mâtine !

Il remue une chaise violemment.

ROSALIE.

Y a-t-il une réponse, monsieur ?

JULIEN.

Oui, Rosalie.

Il va à son bureau.

Rosalie ?

ROSALIE.

Monsieur ?

JULIEN.

Je désirerais avoir votre opinion personnelle sur un point très délicat.

ROSALIE.

Lequel, monsieur ?

JULIEN.

Vous connaissez bien votre maîtresse ?

ROSALIE.

Très bien.

JULIEN.

Qu’est-ce qu’elle veut faire de moi ?

ROSALIE.

Oh ! c’est très délicat, en effet, monsieur. Je suis femme de chambre !

JULIEN.

Mais vous êtes femme.

ROSALIE.

C’est vrai.

JULIEN.

Alors, dites ?... elle ne viendra jamais ?

ROSALIE.

Ce n’est pas le mot.

JULIEN.

Ah !

ROSALIE.

Mais elle viendra difficilement. Madame a les idées les plus sérieuses, aujourd’hui.

JULIEN.

Quelles idées ?

ROSALIE.

Dame... je vous le répète ! des idées extrêmement sérieuses.

JULIEN.

Eh bien ! elle est folle !

ROSALIE.

Vous êtes pourtant joli garçon !

JULIEN.

Elle est encore plus joli garçon que moi... Je vais vous donner la réponse.

ROSALIE.

Bien, monsieur.

Elle s’assied.

JULIEN, va à son bureau et écrit.

« Chère madame et amie, il me serait impossible de passer chez vous prendre de vos nouvelles avant quelque temps. Je pars pour un voyage électoral. J’espère qu’à mon retour j’aurai le plaisir de vous retrouver en bonne santé. Pour les migraines, on ma beaucoup recommandé la Névralgine, que vous trouverez dans toutes les pharmacies. »

Parlé, à part.

Je sais bien que ça n’est pas très drôle, mais ça me calme...

Haut.

Tenez, Rosalie.

ROSALIE.

Au revoir, monsieur.

JULIEN.

Au revoir, Rosalie, et merci.

Paraît le domestique.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Tourneur et madame... Et puis, toujours, les électeurs de monsieur.

JULIEN.

Bon... bon... j’y vais.

Entrent Tourneur et Joséphine. Rosalie sort, accompagnée par le domestique.

 

 

Scène III

 

JULIEN, TOURNEUR, JOSÉPHINE

 

TOURNEUR.

Bonjour, vieux.

Poignées de mains.

JULIEN.

Bonjour, Joséphine. Votre santé est bonne ?

JOSÉPHINE, sèchement.

Excellente.

JULIEN.

Dites donc, vous ne savez pas ce que vous feriez, si vous étiez bien gentils ? Vous m’attendriez un instant, pendant que j’expédierais deux de mes électeurs.

TOURNEUR.

Va. Ne t’occupe pas de nous.

JULIEN.

Tu as le temps ?

TOURNEUR.

Rien à faire.

JULIEN.

Et vous, Joséphine, vous m’excusez ?

JOSÉPHINE.

Comment donc !

Sort Julien par la gauche.

 

 

Scène IV

 

TOURNEUR, JOSÉPHINE

 

JOSÉPHINE.

Je comprends qu’il ne soit pas pressé de me regarder en face.

TOURNEUR.

Qu’est-ce que tu vas lui dire ?

JOSÉPHINE.

Tu verras.

TOURNEUR.

Mais...

JOSÉPHINE.

Si tu ne veux pas l’entendre, tu n’as qu’à t’en aller.

TOURNEUR.

Joséphine, ton caractère est en train de changer du tout au tout. Voilà quelques jours déjà que je fais cette observation.

JOSÉPHINE.

Tu m’embêtes !

TOURNEUR.

Et toi, tu me fais énormément de chagrin.

JOSÉPHINE.

Oh ! là ! là !...

TOURNEUR.

Tu deviens boudeuse, agressive, et tu es continuellement de mauvaise humeur... Est-ce que tu me trompes ?

JOSÉPHINE.

Vous tromper !... Ah ! mon cher ! les hommes me dégoûtent trop pour ça !

TOURNEUR.

Bien ! très bien !

JOSÉPHINE.

Même vous !

TOURNEUR.

Tu vas trop loin !

JOSÉPHINE.

Mais celui qui me répugne le plus, c’est certainement votre ami Bréard, monsieur le député, chez qui nous sommes en ce moment.

TOURNEUR.

Tu n’es pas juste.

JOSÉPHINE.

Épouser Simone ! c’est le comble des combles !... Quand j’ai lu ça dans le journal, mon sang n’a fait qu’un tour.

TOURNEUR.

C’est une blague, c’est certainement une blague. Julien me l’aurait dit.

JOSÉPHINE.

Nous allons le savoir... En tout cas, quitter une femme comme Charlotte pour courir après une pareille créature, non, il faut être un peu trop bête !

TOURNEUR.

Tu ne connais pas le cœur humain.

JOSÉPHINE.

Il est propre !

TOURNEUR.

Et puis, Simone n’est pas ce que tu crois. C’est une femme charmante.

JOSÉPHINE.

Laisse-moi rire !

TOURNEUR.

Ce que je dis n’est pas pour diminuer les qualités de Charlotte, d’ailleurs.

JOSÉPHINE.

Il ne manquerait plus que ça !

TOURNEUR.

Moi aussi, cette rupture m’a fait beaucoup de peine ! Je suis sûr que Julien s’est bien conduit avec elle.

JOSÉPHINE.

Vous voulez dire qu’il lui a donné de l’argent ? C’est ça que vous appelez se bien conduire ?

TOURNEUR.

C’est l’expression usitée.

JOSÉPHINE.

Eh bien ! mon cher, vous vous trompez.

TOURNEUR.

Oh !

JOSÉPHINE.

Julien lui a offert de l’argent, c’est vrai, mais elle a refusé.

TOURNEUR.

Ah bah !

JOSÉPHINE.

Cela vous étonne de rencontrer de la dignité chez une femme, vous qui jusqu’à présent n’avez eu affaire qu’à des drôlesses, mais c’est comme ça !

TOURNEUR.

Es-tu sûre ?

JOSÉPHINE.

Oui, monsieur !

TOURNEUR.

Cette pauvre Charlotte, tout de même !... J’espère que tu lui as fait comprendre que si elle avait besoin de n’importe quoi ?...

JOSÉPHINE.

Elle n’a besoin de rien... ou, du moins, elle me l’a dit. Quoi qu’il en soit, elle n’a rien voulu accepter.

TOURNEUR.

Est-ce ennuyeux, cette histoire ! On allait si bien, tous les quatre !...

JOSÉPHINE, lui caressant le menton.

Tu es un bon gros, au fond.

TOURNEUR, soupirant.

Enfin ! la vie est la vie !...

La porte de gauche s’ouvre.

Ne sois pas trop méchante avec Julien.

 

 

Scène V

 

TOURNEUR, JOSÉPHINE, JULIEN

 

JULIEN.

Je suis à vous.

JOSÉPHINE, aigre-doux.

Nous venons nous réjouir avec vous de la grande nouvelle.

JULIEN.

Quelle nouvelle ?

JOSÉPHINE.

Nous avons lu la Boussole.

JULIEN.

Moi aussi.

JOSÉPHINE.

On y annonce votre mariage.

JULIEN.

Avec une madame B...

JOSÉPHINE.

Madame Baudrin... Mes compliments, mon cher.

JULIEN.

Trop aimable !

JOSÉPHINE, indignée.

C’est donc vrai ?

JULIEN.

Non.

TOURNEUR.

Je le savais bien !

JOSÉPHINE.

Vous n’épousez pas Simone ?

JULIEN.

Il est impossible de moins épouser une femme que je n’épouse madame Baudrin.

TOURNEUR.

Tu vois !

JULIEN.

Vous me supposiez donc bien idiot, petite Joséphine ?

JOSÉPHINE.

Je vous demande pardon... Alors, non ?... Bien sûr ?

JULIEN.

Bien sûr !

JOSÉPHINE, à Tourneur.

Tu permets que je l’embrasse ?

TOURNEUR.

J’allais te l’ordonner.

JOSÉPHINE, sautant au cou de Julien.

Vous aussi, vous avez du bon ! Mais je vous en veux tout de même beaucoup !

JULIEN.

Vraiment ?

JOSÉPHINE.

Et pendant que j’y suis, je vais vous dire tout ce que j’ai sur le cœur.

JULIEN.

Allez !

JOSÉPHINE.

Vous vous êtes conduit avec Charlotte d’une façon ignoble !

TOURNEUR, avec reproche.

Joséphine !

JULIEN.

Ignoble est exagéré, je vous assure.

JOSÉPHINE.

À peine.

JULIEN.

Vous ne savez pas ce qui s’est passé entre Charlotte et moi.

JOSÉPHINE.

Je le sais !

JULIEN.

Elle est partie de son plein gré.

JOSÉPHINE, ironiquement.

Malgré tous les efforts que vous avez faits pour la retenir ?

JULIEN.

Parfaitement.

JOSÉPHINE.

Vous avez un aplomb !

JULIEN.

Je lui ai écrit plusieurs fois.

JOSÉPHINE.

Je sais encore cela.

JULIEN.

Et elle m’a à peine répondu.

JOSÉPHINE.

Elle n’avait probablement rien à vous dire.

JULIEN, un temps.

Vous l’avez vue, ces temps derniers ?

JOSÉPHINE.

Souvent.

JULIEN.

Elle vit avec Geneviève et sa mère ?

JOSÉPHINE.

Oui.

JULIEN.

Elle n’a pas d’ennuis ?

JOSÉPHINE.

Je ne crois pas.

JULIEN.

Elle n’a pas eu de chagrin ?

JOSÉPHINE.

Je l’ignore.

JULIEN, après un silence.

Joséphine, vous allez me faire un plaisir.

JOSÉPHINE.

Ça dépend... De quoi s’agit-il ?

JULIEN.

Il s’agit d’aller la trouver... de lui parler... de lui faire comprendre.

JOSÉPHINE.

Vraiment !... Et vous croyez que Charlotte est une femme à qui on peut dire : « J’ai fini avec l’autre, je ne serais pas fâché de recommencer avec toi ! »

JULIEN.

Ce n’est pas cela que je lui dirai.

TOURNEUR.

Évidemment.

JOSÉPHINE.

Vous ne la connaissez pas, mon cher, avec toute votre intelligence. Vous avez vécu avec elle sans comprendre son caractère, et, avant que vous rencontriez une femme comme ça, vous avez le temps d’en essayer pas mal.

JULIEN.

Voyons ! soyez gentille, ma petite Joséphine !... Allez chez Charlotte et invitez-la à dîner.

TOURNEUR.

Très bien !

JULIEN.

Et invitez-moi le même soir.

JOSÉPHINE.

Ce que les hommes sont fats, c’est inouï !... Mais d’abord, mon cher, je ne peux pas inviter Charlotte, pour une raison très simple : c’est quelle a quitté Paris.

JULIEN.

Elle n’habite plus Paris !...

JOSÉPHINE.

Depuis quinze jours. Geneviève a été nommée institutrice de première classe en province ; elle est allée s’y installer avec sa mère, et Charlotte les a suivies.

JULIEN, avec douleur.

Oh !... Elle est partie ! sans me prévenir ! sans venir me voir !... Écoutez, Joséphine, je suis navré !

JOSÉPHINE.

Dame !

JULIEN, tombant sur un fauteuil.

Ah ! si j’avais su !... Partie, Charlotte !... Est-ce possible ?...

JOSÉPHINE, s’approchant.

Bêta, ce n’est pas vrai ! Je voulais voir si vous l’aimiez encore.

JULIEN, se levant.

Vous m’avez fait une peur !

JOSÉPHINE.

Vous n’aimez donc plus Simone ?

JULIEN.

Je ne l’ai jamais aimée.

TOURNEUR, à Joséphine.

Tu vois que tu ne le connais pas, le cœur humain.

JULIEN, à Joséphine.

Alors, dites... je vous en prie !...

JOSÉPHINE.

Je tâcherai d’arranger ça.

JULIEN.

Il le faut ! vous l’entendez, petite Joséphine, il le faut !... Trouvez une combinaison, n’importe laquelle, ça m’est égal ; mais je veux revoir Charlotte !... Joséphine, je vous en supplie !... Soyez adroite !... soyez...

JOSÉPHINE, réfléchissant.

J’ai une idée...

JULIEN.

Laquelle ?

JOSÉPHINE.

Vous verrez... À tout à l’heure.

TOURNEUR.

Est-ce que je t’accompagne ?

JOSÉPHINE.

Je n’ai pas besoin de toi... Reste ici, je te retrouverai.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

JULIEN, TOURNEUR

 

TOURNEUR.

Tu as raison. Je ne me serais pas permis de te donner un conseil dans une circonstance aussi délicate, mais Simone... peuh !

JULIEN.

Je n’y ai pas songé une seconde.

TOURNEUR.

Certes, ce doit être une maîtresse charmante !

JULIEN.

On le dit.

TOURNEUR.

Comment !... Non ?

JULIEN.

Non.

TOURNEUR.

Ça, je le regrette pour toi !

JULIEN.

Moi, je ne le regrette plus. J’ai subi la forte crise ; mais j’en suis sorti tout à mon avantage.

TOURNEUR.

Tant mieux !

JULIEN.

Quel effet ça te fait-il, quand tu t’aperçois qu’une femme se moque de toi ?

TOURNEUR.

Je n’ai jamais réfléchi beaucoup à ça, je t’avoue... Et toi ?

JULIEN.

Moi, quand je m’aperçois de ce détail, quand je reconnais à des signes infaillibles que je vais devenir le simple polichinelle entre les mains de la coquette, cette découverte me refroidit instantanément. Je me représente aussitôt l’état d’abrutissement auquel nous réduit la femme aimée, lorsqu’elle veut s’en donner la peine ; je me remémore des exemples historiques, et de toutes ces réflexions il me vient une grande énergie. Je m’éloigne alors en faisant la révérence le plus poliment du monde, et quelques jours après il n’y paraît plus.

TOURNEUR.

Tu n’es pas un passionné, au fond.

JULIEN.

Je suis un intermittent... Mais j’ai passé de sales journées !

TOURNEUR.

Les femmes ne te rendront jamais très malheureux... moi non plus, du reste.

JULIEN.

J’ai eu ma part.

TOURNEUR.

Et puis, nous n’avons plus l’âge d’aimer à tort et à travers.

JULIEN.

C’est ce que je me disais tout à l’heure. Nous avons l’âge d’être aimés.

TOURNEUR.

Et de mener une vie agréable.

JULIEN.

Pour commencer, je suis un peu insulté par les gazettes.

TOURNEUR.

Rappelle-toi ce que tu m’as dit à propos de Vermoulin.

JULIEN.

Sois tranquille.

TOURNEUR.

Ce n’est pas ça qui t’empêchera d’être ministre, mon vieux !

JULIEN, riant.

Au contraire !

TOURNEUR.

Cette brave Charlotte ! Tu ne t’imagines pas quel plaisir ça me ferait de vous voir réconciliés !

JULIEN.

C’est bizarre ! Dans le genre de tendresse, dans le genre d’amour que j’ai pour elle, il entre un peu de superstition. Car je crois qu’il y a, dans la vie comme au jeu, certains gestes, certains mouvements, enfin des choses indéfinissables qui interrompent la veine tout d’un coup. Eh bien ! je suis sûr que si Charlotte ne voulait plus, ce serait désastreux pour moi !

TOURNEUR.

Oui, mais elle voudra.

JULIEN.

Est-ce qu’on sait jamais, avec les femmes !

TOURNEUR.

Évidemment. Mais je compte sur Joséphine... Quelle bonne fille, cette petite !

JULIEN.

Elle est délicieuse.

TOURNEUR.

Je l’adore !

JULIEN.

Ça se voit.

TOURNEUR.

Plaisanterie à part. Je fais le malin, mais, si elle me quittait maintenant, j’en pleurerais !... C’est comme toi si Charlotte ne voulait plus. Avoue que tu en es là aussi ?

JULIEN.

Je l’avoue bêtement.

TOURNEUR.

Tout cela est à la fois très triste et très gai.

JULIEN.

Joséphine doit te retrouver ici ?

TOURNEUR.

Tu as entendu : elle m’a dit de rester.

JULIEN.

Elle est allée chez Charlotte, probablement.

TOURNEUR, regardant sa montre.

Probablement.

JULIEN.

Combien y a-t-il de temps qu’elle est sortie ?

TOURNEUR, regardant également sa montre.

Elle ne peut pas tarder.

JULIEN, allant à la porte.

Ah ! la voici !... Que lui aura dit Charlotte ?

La porte s’ouvre. Entre Charlotte.

 

 

Scène VII

 

JULIEN, TOURNEUR, CHARLOTTE

 

 

JULIEN, étonné.

Mais c’est Charlotte elle-même ! Quelle chance !

CHARLOTTE, lui serrant la main.

Bonjour, Julien... Ah ! Tourneur ! je ne vous voyais pas.

TOURNEUR.

Comment ça va-t-il, Charlotte ?

CHARLOTTE.

Bien. Et vous ?

À Julien.

Joséphine vient de me dire que tu avais absolument besoin de me voir ; que tu avais un grand service à me demander... Je ne vois pas quel service je peux te rendre ; elle a dû se tromper ; mais enfin, je suis venue tout de suite.

JULIEN.

Non, non, elle ne s’est pas trompée.

TOURNEUR.

Je vous laisse, moi.

JULIEN.

On te reverra tout à l’heure ?

TOURNEUR.

Je vais repasser. À tantôt.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

JULIEN, CHARLOTTE

 

JULIEN.

Assieds-toi.

CHARLOTTE, s’asseyant.

Voyons un peu ce grand service ?

JULIEN.

Il n’y en a pas. C’est un petit piège de Joséphine pour t’attirer ici, parce que j’ai à te parler.

CHARLOTTE.

Qu’est-ce que tu as à me dire ?

JULIEN, lui prenant les mains.

Que je t’aime, Charlotte ! que je t’aime toujours !... Cette séparation est absurde !

CHARLOTTE.

Tais-toi, Julien, je t’en prie !... Tiens ! je regrette d’être venue, au risque de me rencontrer avec ta maîtresse d’à présent et d’avoir l’air de courir après toi.

JULIEN.

Ma maîtresse ?... D’abord, je n’ai pas de maîtresse.

CHARLOTTE.

Oh ! Julien...

JULIEN.

Tu crois que je suis l’amant de madame Baudrin ?... Je parie que tu le crois ?

CHARLOTTE.

Je ne te demande pas de détails.

JULIEN.

Veux-tu que je te raconte une histoire qui te fera plaisir ?

CHARLOTTE.

Je sais que tu racontes très bien.

JULIEN.

Ce n’est pas pour ça qu’elle te fera plaisir.

CHARLOTTE.

Eh bien ! quelle est cette histoire ?

JULIEN, gravement.

Je ne suis pas l’amant de madame Baudrin.

CHARLOTTE.

Si c’est ça l’histoire, tu peux...

JULIEN, scandant les mots.

Je ne suis pas l’amant de madame Baudrin... Elle n’a pas voulu ; elle s’est fichue de moi.

CHARLOTTE.

C’est bien extraordinaire !

JULIEN.

Lis cette lettre qu’elle vient de m’écrire à l’instant même.

CHARLOTTE, jetant un coup d’œil.

C’est drôle !...

JULIEN.

Je te l’avais bien dit que tu rirais !

CHARLOTTE.

Comment ça s’est-il fait ?

JULIEN.

Elle m’a donné des rendez-vous à diverses reprises...

CHARLOTTE.

Et elle n’est jamais venue ?

JULIEN.

Ou bien, quand elle est venue, ça été exactement comme si elle ne venait pas.

CHARLOTTE, avec indignation.

Elle t’a fait poser ?...

JULIEN.

Oui.

CHARLOTTE.

Toi !

JULIEN.

Oui, moi...

CHARLOTTE.

Quelle grue !

JULIEN.

Voilà !

CHARLOTTE.

Ces femmes-là sont bien fortes, pourtant !

JULIEN.

Elles se l’imaginent.

CHARLOTTE.

Le jour où elle voudra...

JULIEN.

Je l’en défie !

CHARLOTTE.

Au fond, c’est excellent pour toi. Ce n’était pas la maîtresse qu’il te fallait.

JULIEN.

Non... non...

CHARLOTTE.

Vous ne vous seriez pas entendus.

JULIEN.

Pas du tout... La maîtresse qu’il me faut, c’est une femme dans ton genre... oui, parfaitement. Et la meilleure femme dans ton genre que je puisse trouver, c’est encore toi...

Il veut l’embrasser.

CHARLOTTE, sérieuse.

Éloigne-toi, Julien.

Elle se lève.

JULIEN.

Reste, dis...

CHARLOTTE.

Non.

JULIEN.

Je t’en supplie !

CHARLOTTE.

Crois-tu que si je refuse, c’est pour faire la coquette avec toi ? et profiter de ton désir d’un instant pour t’imposer des conditions ?... Non, va... Et la preuve, c’est que, si tu le veux, si tu t’approches, je vais t’appartenir encore, je le sais bien !... Mais après, mon pauvre ami, réfléchis... Nous serions dans la même situation qu’il y a six mois, avec les mêmes sujets de discussions, de colères, d’inquiétudes...

JULIEN.

Mais non ! mais non !

CHARLOTTE.

Nous aurions des liaisons de huit jours, d’un jour, d’une heure, et des séparations de plus en plus pénibles, de plus en plus vilaines ! Et moi qui ne cesserais pas de t’aimer, je resouffrirais en détail tout ce que j’ai souffert d’un coup !... Mais je deviendrais enragée !

JULIEN.

Je te jure... je te jure...

CHARLOTTE.

Tu n’as peut-être pas été l’amant de madame Baudrin. mais tu as été le mien, nous nous sommes appartenu entièrement, et, si nous avons pu nous quitter, c’est que notre liaison n’avait plus de force.

JULIEN.

Tu dis que j’ai été ton amant... Mais je te regarde, et je m’aperçois que j’ai été l’amant d’une Charlotte qui n’est pas celle que j’ai devant moi... Oui, tu es une femme nouvelle, changée à mon insu, transformée. Tu n’as plus la même voix, les mêmes gestes qu’autrefois, les mêmes pensées peut-être, et je n’ai jamais été l’amant de la femme que tu es aujourd’hui.

CHARLOTTE.

Ce sont des mots, cela, Julien, et nous serions punis cruellement si nous nous laissions duper par eux... Tu es encore plus changé que moi. Quand je t’ai connu, tu n’étais rien ; te voilà un homme arrivé et riche. Qui sait ce que tu seras demain ?... Ta vraie destinée, à présent, c’est d’épouser une jeune fille, de te créer une famille, et non d’avoir des maîtresses jalouses et encombrantes qui s’accrocheront à toi toute la vie.

JULIEN.

C’est facile à dire : épouser une jeune fille... Mais je n’en connais pas, déjeunes filles ! Et toi ?

CHARLOTTE.

Tu finiras par en rencontrer une.

JULIEN.

Je finirai aussi par avoir cinquante ans.

CHARLOTTE.

Tu as le temps ; un homme de ton âge est encore jeune.

JULIEN.

Pas si jeune qu’une jeune fille... Et puis, les jeunes filles, sous prétexte qu’on les a épousées, deviennent tout de suite des jeunes femmes, héroïnes de romans sur l’adultère. Et alors, nous sommes dans l’inconnu, dans les ténèbres du mariage, avec des précipices de tous les côtés. Un homme qui touche à la quarantaine n’a plus le droit de s’exposer à ces émotions, qui sont le privilège des tout jeunes gens... Non, Charlotte, nous n’avons qu’une chose à faire, à moins d’être de pauvres niais qui se refusent au bonheur : c’est de recommencer à nous aimer.

Il la prend dans ses bras.

Comment veux-tu que je laisse échapper une maîtresse, une amie comme toi ? Car enfin, je suis tout seul ; je n’ai ni amis véritables, ni famille ; je n’ai que des camarades. Tu n’as pas l’air de t’en douter... Sans compter qu’en ma qualité d’homme politique, je ne vais pas tarder à être traîné dans la boue... Je te parle comme un affreux égoïste, mais c’est la preuve que je suis sincère.

CHARLOTTE.

Ah ! je suis folle de t’écouter !

JULIEN.

Une plus longue séparation serait un désastre pour tous les deux. Nous l’avons échappée belle... Je t’adore, Charlotte ! je t’adore !... Tiens ! je me rappelle en ce moment la manière dont nous nous sommes connus, les visites que je venais te faire au magasin et notre voyage au Havre. Dans le désir ardent que tu m’inspirais, il y avait de la curiosité. Je devinais que tu n’étais pas la première venue et que la vie t’avait appris beaucoup de choses... Je t’assure, tu es une femme très, très bien.

CHARLOTTE.

Je suis, hélas, une femme qui t’aime, et que tu vas faire souffrir encore à la première occasion.

JULIEN.

Non, je te le promets !

Il lui prend les deux mains. Après un temps.

Si on se mariait ?

CHARLOTTE.

Ne dis pas de pareilles choses en plaisantant !

JULIEN.

Je ne plaisante pas. On se mariera un jour, bientôt même... Ils diront ce qu’ils voudront ; notre mariage en vaudra bien d’autres ! Il ne sera peut-être pas très solennel, mais au moins il ne sera pas vilain.

CHARLOTTE.

Tu ne te moques pas de moi ?

JULIEN.

Ni de moi non plus... Parfaitement, on se mariera ! Nous ne nous en doutions guère, il y a une heure. Mais le hasard, le divin hasard, nous poussait en secret l’un vers l’autre. Il réalisait juste la chose que nous pouvions le moins prévoir, et c’est ce qu’il y a de charmant dans l’existence !

CHARLOTTE.

Si je fais un rêve, il est merveilleux !

JULIEN.

Tu ne rêves pas... Veux-tu que je te pince ?

CHARLOTTE.

Oui... Tu sais que je ne fais plus de fautes d’orthographe.

JULIEN.

Moi, j’en fais toujours... Devine où nous nous marierons ?

CHARLOTTE.

Chez toi, dans ton village ?

JULIEN.

Oui. Il y a là un vieux maire et un vieux curé à qui je réserve cette petite surprise.

CHARLOTTE.

Qu’est-ce qu’il nous dira, le curé ?

JULIEN.

Il nous dira de continuer.

CHARLOTTE.

Ce sera idéal !

JULIEN.

On n’emmènera pas d’autres Parisiens que Tourneur et Joséphine. Les autres témoins, on les prendra dans le pays.

CHARLOTTE.

Et on n’invitera personne, personne !

JULIEN.

Nous partirons, pour nous rendre à la mairie, dans la vieille carriole de famille. Marchera-t-elle encore ? Je me le demande.

CHARLOTTE.

Elle marchera ce jour-là !

JULIEN.

Par exemple, il ne faut pas nous dissimuler que nous entrons aujourd’hui dans la zone des potins. Je frémis en pensant à ce que Poussier va faire avec cette histoire-là !

CHARLOTTE.

Et comme ça nous sera égal !

JULIEN.

Ça nous sera délicieusement égal ! Quant aux innombrables insultes que je recevrai bientôt...

CHARLOTTE.

On en rira le soir ensemble.

JULIEN.

Jurons de n’attacher désormais aucune importance à l’opinion d’autrui !

CHARLOTTE.

Je le jure !

Entrent Tourneur et Joséphine.

 

 

Scène IX

 

JULIEN, CHARLOTTE, TOURNEUR, JOSÉPHINE

 

JOSÉPHINE, les voyant dans les bras l’un de l’autre.

Oh ! j’en étais sûre !

TOURNEUR.

Mes enfants, je ne vous ferai pas de discours mais je suis content, je suis très content !

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