Callisthène (Alexis PIRON)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 18 février 1730.

 

Personnages

 

ALEXANDRE LE GRAND

CALLISTHÈNE, Philosophe de Sparte

LÉONIDE, Sœur de Callisthène

LYSIMAQUE, Amant de Léonide

ANAXARQUE, Amoureux de Léonide

GRATÉRUS, Capitaine des Gardes

AGAMÉE, Lacédémonien, Ami de Callisthène

CHEFS de l’armée d’Alexandre

GARDES

 

La Scène est dans le Camp d’Alexandre, sur les bords du Jaxarte, en Sogdiane.

 

 

À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MADAME LA DUCHESSE DOUAIRIÈRE

 

MADAME,

 

Voici un fruit de l’accueil obligeant que V. A. S. daigna faire à mon premier Ouvrage. Ainsi que, dans les champs de Mars, le Soldat sent sa valeur se ranimer à l’aspect du Prince : ainsi ma Muse, dans sa carrière épineuse, a senti redoubler son courage et son activité sous les yeux de l’auguste Princesse qui l’honore de ses regards. Mon projet, sous tout autre auspice, n’est été qu’une pure témérité, Avoir à peindre un Héros tel qu’Alexandre, un homme que l’imagination, depuis tant de siècles, se complait et s’habitue à placer au-dessus d’elle-même ; prétendre d’un souffle de la raison renverser ce colosse accrédité ; et qu’à la voix du simple Philosophe, se taise un Conquérant devant qui la Vérité nous apprend que se tutte monde entier : c’était, pour un talent aussi peu décidé que le mien, une entreprise qui ne demandait pas un moindre mobile que l’ardeur de mériter le suffrage de V. A. S. Cette ardeur ne m’a pas seulement enhardi ; elle m’a guidé, en me faisant soigneusement éviter les peintures molles et flatteuses d’une passion plus convenable aux grâces efféminées de la Pastorale, qu’à la majesté de la Tragédie ; et des peintures, de plus, qui, n’intéressant guères qu’en séduisant, déshonorent, pour ainsi-dire, et dégradent la sensibilité, un des plus beaux sentiments du cœur humain. Enfin, MADAME, animé d’une si louable ardeur, je ne me suis laissé saisir à l’enthousiasme, que sur les seules idées du vrai, du vertueux et du grand. Aussi les ressorts employés dans ce Poème ne remueront-ils que les âmes élevées : raison qui vous le consacrait, indépendamment de l’entier dévouement et du très profond respect avec lesquels j’ai déjà publiquement osé me dire,

 

MADAME,

 

Votre très humble et très obéissant Serviteur,

 

PIRON.

 

 

PRÉFACE

 

Ce monde, à penser philosophiquement, n’est, comme on le sait assez, qu’un vrai théâtre sur lequel se jouent toutes sortes de scènes qui disparaissent et se renouvellent à chaque instant ; scènes presque toutes également frivoles et ridicules.

L’imitation de quelques-unes de ces scènes passagères, ou, si l’on veut, l’art de les représenter devant les acteurs originaux ; en un mot, ce que nous appelons les Spectacles ou le Théâtre, n’étant qu’une très faible copie du grand spectacle et du théâtre universel, les plus belles productions de cet art si vanté ne sauraient être par conséquent aux yeux du vrai Philosophe, qu’une ombre, qu’un fantôme.

De ce fantôme toutefois, de cette ombre si vaine, de cette légère image d’un rien, grâce à notre goût pour les riens, il résulte et se forme en nous plus d’une sorte d’illusions ; et de ces illusions, (singularité non moins remarquable) la plus douce et la plus amusante à nos yeux, paraît être celle qui nous affecte sous le masque lugubre et les sombres couleurs de la Tragédie.

Je n’oserais hasarder ici comme une découverte bien sûre, les raisons que je conçois d’une prédilection si bizarre. L’homme le serait-il assez lui-même pour trouver plus de passe-temps à pleurer sur ses infirmités qu’à rire de ses ridicules ? Ou notre sot entêtement des grandeurs d’ici-bas, agissant jusques dans ces rêves poétiques, nous ferait-il préférer entre la Tragédie et la Comédie, le reflet du faux éclat qui brille dans l’une, à l’étincelle de lumière plus pure et plus naturelle qui luit dans l’autre ? Ou bien me serait-ce que l’effet d’une vanité puérile qui s’applaudirait tacitement de ce qu’on lui livre en spectacle des Rois et des Princes, plutôt que des personnes ordinaires ? Ou bien enfin nous en prendrons-nous à la malignité du cœur humain, qui se ferait un plaisir cruel et extravagant de considérer dans le malheur ceux que le préjugé met au rang des plus heureux mortels ? Serait-ce une seule de ces raisons ? Les seraient-ce toutes ensemble ? Seraient-ce encore autre chose de plus ou de moins sensé qui fait le goût prédominant qu’on a pour la Tragédie ? Décide qui pourra. Je m’en rapporte à ces hauts spéculatifs, à ces esprits subtils, créés pour sonder les cavités de l’intérieur de l’homme, pour descendre dans ce noir et profond labyrinthe, pour en démêler les détours et pour s’y promener à pas ferme, le fil d’Ariane et la lanterne de Diogène à la main.

Laissant donc les causes, et m’en tenant aux effets, il me suffisait de ne pouvoir douter de la prééminence du Tragique, pour avoir envie de tenter ce genre après l’autre, non-seulement comme le mieux accueilli, mais encore, selon moi, comme le moins difficile, et le plus à la portée de la médiocrité des talents dramatiques ; la grandeur apparente des sujets suppléant en quelque manière à la petitesse du génie qui les traite ; et la fiction brillante, soutenue de quelque vain apparat, étant toujours plus avantageuse à produire aux yeux de la multitude, que la vérité simple et sans ornements.

Mais d’un autre côté, je voyais avec quelque dégoût que cette sorte d’avantage n’ayant déjà que trop encouragé mes Devanciers, avait étrangement multiplié nos Tragédies, dont les grands ressorts sont en assez petit nombre. Je considérai que ces ressorts même avaient, par le long usage, perdu beaucoup de leur élasticité ; et que les différentes combinaisons épuisées, introduisaient nécessairement et de plus en plus dans les chants de Melpomène, une uniformité sort insipide ; et devenue très fatigante : uniformité, je le sais, qui ne laisse pas de plaire encore quelquefois : mais, hélas, pour combien de temps ! Et qu’est-ce qu’une si courte durée, en comparaison de celle à laquelle aspire et doit aspirer un orgueil vraiment poétique ?

En effet, notre machine tragique ne tourne guère que sur ces trois grands pivots : l’Amour, la Vengeance et l’Ambition.

L’Amour et la Vengeance ne sont pourtant que deux passions fort communes, également naturelles aux plus petites et aux plus grandes âmes. Les égarements de l’amour en particulier tiennent même en tout du ridicule ou du plaisant, plus que du noble et du pathétique. Est-il sur le théâtre du monde de plus grands jouets de la société, que les malheureux agités de cette foi blesse orageuse ? Qui ne rit de leurs altérations, de leurs inquiétudes, de leurs jalousies, et de tous leurs autres emportements ? Ou si, dans cet état, ils excitent par hasard quelque pitié, c’en est une qui ne leur est qu’injurieuse. De-là vient que la Comédie et la Farce même se sont mises en possession de ces personnages, comme d’une proie dévolue de plein droit à la raillerie et à la risée. Cela seul ne devrait-il pas, comme autre fois en Grèce, les bannir en France aujourd’hui d’une scène, ouverte seulement à ce que nous appelons actes héroïques et grands sentiments ? D’ailleurs, que dire de cet amour, pris de son plus beau côté, qui me soit rebattu, et que n’aient dit et redit (un peu mieux peut-être qu’il n’eût convenu) l’élégant Racine, le doucereux et galant Quinault, nos jolis Romanciers, et la foule innombrable de Copistes qu’ont eus ces Originaux illustres.

Il y aurait un amour tendre et sensé, dont les malheurs vraiment dignes d’exciter la noble  pitié des âmes raisonnables, ne rabaisseraient point la dignité prétendue du cothurne ; ce serait l’amour conjugal. Mais, à ce nom seul, je vois déjà rire ou sourciller, non-seulement notre folâtre Jeunesse, mais encore nos François de tous âges, maris et femmes. La délicatesse et l’aisance des mœurs ont renvoyé bien loin, et dès longtemps ont livré aux sarcasmes de Thalie cette espèce d’amour suranné ; amour très décent, à la vérité ; amour peut être plus doux et plus naturel que l’autre ; amour autorisé des lois divines et humaines, comme essentiel à la société ; amour dès là qui, je ne sais pourquoi, ne peut plus être intéressant parmi nous, pas même vraisemblable. De nos jours cependant il a réussi quelque fois sur les théâtres, je l’avoue ; dans Inès, par exemple, dans le Philosophe marié, et dans le Préjugé à la mode. Mais observons dans les deux premières Pièces, que les mariages y sont clandestins. Sans cette petite irrégularité, qui corrige un peu la fadeur de l’amour conjugal, probablement il échouait ; et si la troisième de ces Pièces s’est tirée d’affaire sans un pareil correctif, c’est qu’il est bien compensé par le prodige de la rare timidité et de la tendre galanterie du mari qui redevient amant. Un autre prodige encore de l’art, c’est le dénouement de cette Pièce, qui, finissant par ce bon mari à genoux devant sa femme, finit précisément comme George Dandin : avec la belle différence, que ce qui fait rire dans celle-ci, fait pleurer dans l’autre : nouveau genre de parodie bien estimable et bien ingénieux !

Voilà pour l’Amour : passons à la Vengeance. Le grand Corneille, et quelques-uns de ses Imitateurs, n’ont pas moins épuisé le jeu des fureurs de cette odieuse passion, sans comparaison moins excusable encore que l’autre. Oui, j’ose le penser et le dire, n’en déplaise même au préjugé barbare introduit malheureusement parmi nous, sous le nom spécieux de point d’honneur : le Sage trouvera toujours la vengeance si éloignée non-seulement de la véritable grandeur d’âme, mais même des premiers principes de la saine raison et de l’humanité, qu’il ne concevra jamais que la peinture un peu forte en puisse être amusante, ni même supportable à l’esprit d’un Auditoire sensé. Une imagination réglée répugnera donc toujours à raffiner (quand cela se pourrait encore) sur les motifs et sur les ressources d’une passion si détestable. Comment se plaire à multiplier, à charger les portraits d’un monstre qui devrait n’avoir jamais existé ? Ne serait-ce pas aimer à perpétuer, en quelque sorte, ce qu’on voudrait qui fût anéanti de toute façon ?

Je me dis rien de la Perfidie ni de la Cruauté ; ce ne serait que du tronc monter aux branches, et descendre de la cause à l’effet, puisque ces opprobres de l’humanité sont, dans la Tragédie, les suites ordinaires des deux passions dont j’ai parlé ; et qu’ils excitent si naturellement notre horreur, que, malgré le privilège étendu des Peintres et des Poètes, cette matière, ce me semble, devrait honnêtement être interdite, du moins à ces derniers : et je crois qu’il leur siérait très bien de se refuser au triste talent qu’ils auraient de réussir à des sujets si rebutants.

Pour pouvoir donc être un peu neuf encore, et l’être avec quelque décence et quelque dignité, je me vis rien de mieux ni de plus utile à produire au Théâtre, que l’Ambition. On sait trop ce que c’est que ce vice, et qu’il a, selon les états, sa mesure et son espèce dans tous les cœurs ; mais de quelle conséquence n’est-il pas dans l’âme d’un Prince ? Et jusqu’où ne l’égare pas ce désir immodéré et malentendu de remplir du bruit de son nom, à quelque prix que ce soit, tout l’univers et tous les temps ? Faiblesse ou frénésie, qui, n’étant ni si méprisable que l’Amour, ni, dans un sens, si odieuse que la Vengeance, me paraît avoir quelque chose de moins contraire et de plus analogue à la prétendue élévation du Tragique. De plus, s’il est vrai, comme on le veut, que le Théâtre serve à purger les mœurs, entre les trois vices dont j’ai parlé, en est-il un dont il fût plus utile de les purger que celui-ci, vu que les deux autres n’intéressent d’ordinaire que le repos de quelques Particuliers, ou, tout au plus, que celui de quelques familles ; au lieu que l’ambition ne tend jamais à moins qu’à troubler la paix de l’univers entier, et qu’à flétrir la gloire de ceux qui le gouvernent, en les faisant devenir les fléaux du genre humain ?

Or, de l’aveu général, ambition ne fut jamais plus active ni plus démesurée que celle d’Alexandre. Presque au sortir du berceau, il pleure de ce que celle de son Père, en se satisfaisant, devient nuisible à la sienne. S’il continue, disait-il à ceux qui lui annonçaient les victoires de Philippe, il ne me laissera rien à conquérir. Aussi rompt-il le frein dès le premier point de son adolescence. Dès-lors il attaque, envahit, ravage tout ce qui se trouve de pays libre sous ses pas ; il ne s’arrête qu’où finit la terre habitée. Furieux de lui trouver des bornes, il a la folie de s’en plaindre aux Dieux ; et, pour se venger du mauvais tour qu’ils lui jouent de ne lui laisser qu’un monde à détruire, il s’avise d’oser les attaquer eux-mêmes, en entreprenant de se faire adorer comme eux. Je le prends au moment de cette extravagance la plus signalée, et la dernière de sa vie ; car la mort l’enleva peu de temps après, à la fleur de son âge, et dans les plus violents accès de cette fièvre, que le dernier soupir, à ce que l’on dit, peut seul éteindre.

Quel objet plus brillant et plus intéressant pouvais-je présenter sur la scène héroïque et sous les yeux des nations ? Quel plus grand exemple, et quoi de plus instructif pour tant de Rois, qui n’auront pas le bonheur de ressembler à celui dont il plaît au Ciel de nous gratifier dans sa bienveillance !

À ce farouche orgueil, enflé du poison de la flatterie et du torrent des prospérités, j’ai cru ne pouvoir aussi rien opposer de plus frappant, que la plaine franchise d’un homme sage et d’une femme forte, du Philosophe Callisthène et de sa sœur Léonide ; les deux seuls Personnages qui se trouvaient libres et indépendants au milieu d’une Cour de flatteurs et d’esclaves : tous deux citoyens de la seule ville de Grèce qui avaient refusé de concourir au projet du destructeur de l’Asie ; tous deux l’honneur de leur Patrie, de Sparte, de la ville unique et fameuse, où l’un et l’autre sexe suçaient avec le lait et conservaient jusqu’au tombeau, le sentiment de la vertu la plus âpre ; le mépris des richesses, des rangs, de la tyrannie, des tourments et de la mort même : seul peuple que, sans l’amour de la gloire, et la peur de la honte, on aurait pu dire au-dessus de toutes les misères humaines.

La puissance effrénée et menaçante d’un côté, le pur et tranquille héroïsme de l’autre ; quel plus beau contraste : Eh quoi ! si, comme il est vrai, les grandes images nous enflent le cœur, et mous récréent l’âme en l’élevant, l’intime satisfaction de voir le vice, armé du plein pouvoir, gémir de son impuissance devant la vérité nue et paisible ; cette satisfaction, dis-je, ne devrait-elle pas être pour le moins aussi délicieuse au spectateur, qu’une espèce d’horreur ou qu’une vaine commisération excitée par les traits odieux de la vengeance, ou par les honteuses faiblesses de l’amour ? La vive et belle émotion qu’une âme forte et courageuse sent alors à l’aspect d’une sage et mâle assurance qui foule aux pieds la force injuste et couronnée, me devrait-elle pas, pour le plaisir, l’emporter de beaucoup sur les ébranlements que la terreur et la pitié causent à des âmes faibles ou voluptueuses ?

Non, répondront, à coup sûr, nos Esprits d’habitude et de comparaison. Le Théâtre est fait pour émouvoir fortement notre âme, et y exciter la plus vive sensibilité ; or, la terreur et la pitié l’attaquent de plus près et plus vivement que ne fera jamais votre genre appelé, si l’on veut, le genre admiratif. Genre qui ne va guères qu’à l’esprit, et dans lequel en effet un Auteur semble avoir plutôt en vue l’intérêt de sa gloire, que celui de notre plaisir ; tandis que, de notre côté, nous prenons, avec raison, mille fois plus d’intérêt à notre plaisir qu’à sa gloire.

Rien n’est plus juste que cette préférence : je n’en saurais disconvenir, non plus que du malheur que peut avoir ce genre, de ne vous remuer que médiocrement, parce qu’en effet il parle un peu moins au sentiment qu’à la raison : mais convenez aussi que le propre intérêt de votre plaisir exigé de la variété dans les moyens qu’on emploie pour vous le procurer. Que ne fait-on pas tous les jours pour multiplier ces moyens ? N’est-ce pas dans la vue de les varier, qu’à l’enjoué qui vieillissait, la Comédie vient de substituer le larmoyant, ton consacré de tout temps à la seule Tragédie ? Souffrez donc que la Tragédie, sans user de représailles, ose aussi se diversifier ; et se diversifier en s’ennoblissant du moins, et non pas en se défigurant. Souffrez qu’étendant son terrain d’un côté, tandis qu’on lui en usurpe de l’autre, elle cultive un peu ce genre admiratif, la partie de son domaine le plus en friche, et pourtant la plus digne d’elle, et, si je puis m’exprimer ainsi, la plus Seigneuriale.

Du reste, tout ce que j’ose avancer ici en faveur du genre admiratif, ne va, comme on, peut croire, qu’à vouloir justifier ma tentative ; et nullement à prétendre insinuer, en aucune façon, que j’aie fait d’heureux efforts, tels que les aurait pu faire un plus digne imitateur des beaux endroits de Pompée, de Nicomède, de Sertorius et d’Athalie. En sentant, ainsi que tout autre, la nécessité qu’il y aurait, pour plaire au grand nombre, de se plier au goût dominant, et le péril que l’on court, en le voulant plier lui-même, en sentant, dis-je, l’avantage assuré que le tendre et l’intéressant conserveront toujours sur l’admiratif à certains égards ; je sens encore plus combien ce dernier genre est au-dessus de mes forces, le premier ne les surpassant déjà que trop, quoiqu’assurément il trouverait dans les faiblesses de mon cœur, bien plus de ressources, que celui-ci n’en trouvera jamais dans mon esprit. Je me relève donc ce dernier genre, que pour tâcher, en lui faisant trouver grâce aux yeux du Lecteur, de m’attirer son attention ; il en naîtrait peut-être pour ce Poème, un peu plus d’indulgence que n’en eut le Spectateur. Car le Lecteur, d’ordinaire, étant plus tranquille et plus réfléchi, est par conséquent aussi plus clairvoyant et plus équitable, qu’un Spectateur presque toujours inquiet, inappliqué, partial et prévenu. Ce ne serait pas la première fois que le cabinet aurait cassé les Arrêts du Théâtre. À la vérité, pour un Auteur qui se louera de cette sorte de révolution, mille auront à s’en plaindre ; elle est bien rare, telle que je la souhaite. Aussi, tous les soins que j’ai pris à corriger ma Pièce, et tous ces beaux raisonnements de Préfaces, ne me laissent pas là-dessus dans une sécurité bien grande.

Voici maintenant le sujet de ma Tragédie, tel que me l’a présenté Justin, Lib. XV. cap. III.

Quippe cùm Alexander Magnus Callisthenem Philosophum propter salutationis perficœ interpellatum morem, infidiarum quœ sibi paratœ fuerant conscium fuisse iratus finxisset : eumque, truncatis crudeliter omnibus membris, abscissisque auribus, ac naso labiisque, deforme ac miserandum spectaculum reddidisset, insuper cum cane in cavea clausum ad metum cætorum circumferret : Ttunc Lysimachus audire Callisthenem et prœcepta ab eo accipere virtutis solitus, misertus tanti viri non culpœ, sed libertatis pœnas pendentis, venenum ei in remedium calamitatum dedit. Quod adeò œgrè Alexander tulit, ut eum objici ferocissimo Leoni juberet. Sed cùm ad conspectum ejus concitatus Leo impetum fecisset, manum amiculo involutam Lysimachus in os Leonis immersit ; arreptâque linguâ, feram exanimavit. Quod cum nunciatum Regi esset, admiratio in satisfactionem cessit ; carioremque eum propter tantœ constantiam virtutis habuit.

«  Alexandre le grand, irrité contre le Philosophe Callisthène, de ce qu’il désapprouvait hautement qu’il se voulût faire adorer, à la façon des Rois de Perse, feignit de croire qu’il trempait dans une conspiration formée contre lui : et, sur ce prétexte, mon content de lui avoir fait inhumainement couper les lèvres, le nez et les oreilles, ainsi défiguré et mutilé, il le faisait traîner à sa suite, enfermé avec un chien, dans une cage de fer, pour être, à son armée, un spectacle d’horreur et d’épouvante. Lysimaque, disciple de ce vertueux personnage, touché de le voir languir dans une misère qu’il ne s’était attiré que par une louable franchise, lui fit tenir du poison qui le délivra de tant de tourments et d’indignités. Alexandre l’ayant su, en fut si transporté de colère, qu’il fit exposer Lysimaque à la rage d’un Lion affamé. Quand ce brave homme vit venir à lui le monstre prêt à le dévorer, il s’enveloppa le bras de son manteau, lui plongea la main dans la gueule ; et, lui ayant arraché la langue, l’étendit mort sur la place. Un acte si courageux frappa le Roi d’une admiration qui le désarma, et qui lui rendit, depuis, Lysimaque plus cher que jamais ».

Je me suis bien gardé, comme on se l’imagine assez, de pousser la catastrophe aussi loin qu’elle est rapportée là. Voici donc en deux mots, sur quel plan j’ai accommodé le sujet au théâtre.

Alexandre, flatté par Anaxarque, dans le projet insensé qu’il forme de se faire adorer, et furieux de ne pouvoir engager Callisthène, à le seconder là-dessus du grand crédit qu’il a parmi les Grecs, le condamne, sur d’autres prétextes, à des supplices longs et ignominieux qui ne sont point désignés, et dont le délivre un poignard que lui porte son ami Lysimaque. Telle est l’action principale.

L’intérêt de Léonide, Sœur de Callisthène, Amante de Lysimaque, et recherchée par Anaxarque, occasionne la mort de ce lâche Favori : c’est l’épisode.

La juste punition d’Anaxarque, ainsi que les regrets et les remords d’Alexandre vivement pénétré des dernières paroles de Callisthène expirant, indiquent le point moral qui résulte de la Pièce.

En faisant périr le Personnage vertueux auquel je prétends intéresser, j’aurais commis une faute plus inexcusable que toutes les autres, si premièrement il était tout-à-fait innocent. Mais il avait à se reprocher d’être le seul Spartiate, qui contre le gré de ses Concitoyens, avait voulut suivre Alexandre ; faute assez grave à Lacédémone, pour y mériter un grand blâme, et blâme assez sensible à un Lacédémonien repentant, pour qu’il se dévouât lui-même à la mort. Aussi Callisthène prononce-t-il son Arrêt, en s’avouant coupable devant sa Sœur Léonide, lorsqu’elle l’exhorte à fuir avec elle, tandis qu’il le peut encore. (Scène II, Acte V.)

Laissez-moi,
Seul assouvir ici les cruautés du roi,
Et ne m’en croyez pas innocente victime.
Sparte, hélas ! n’a que trop à m’accuser d’un crime :
Contre sa volonté la mienne m’a banni.
J’osai désobéir : j’en dois être puni.
Oui, j’ouvre enfin les yeux ; j’ai cru ne servir qu’elle ;
J’ai servi son Tyran : je ne suis qu’un rebelle.
D’un saint devoir mes pas se sont trop écartés ;
Erreur ou crime ; adieu. J’expierai tout. Partez.

Une seconde raison qui fait que cette catastrophe ne doit pas être comptée parmi les dénouements malheureux qui renvoie le Spectateur mécontent, c’est qu’elle est moins un événement funeste, qu’une espèce de salut pour celui qui la subit ; puisqu’elle le soustrait à des tourments atroces, et, qui plus est (ou plutôt ce qui est tout pour un Lacédémonien) à la honte et à l’esclavage. Callisthène lui-même et son fidèle Ami regardant cette fin comme une dernière faveur de la Fortune, ce n’est plus à mes Spectateurs à l’envisager d’un autre œil. Quelques-uns même d’entre-eux poussèrent là-dessus les choses beaucoup plus avant qu’assurément je n’aurais voulu. Ils trouvèrent que mon Philosophe étalait tant et de si bonnes raisons pour se tuer[1], et qu’effectivement il se tuait si à propos, que loin d’y compatir et de s’en aller mécontents, ils crurent devoir prendre part à sa satisfaction, et qu’ils l’en félicitèrent tout haut. Compliment qui fit une fâcheuse diversion, comme on conçoit bien, au sérieux de ces moments critiques. Mais voici bien encore un autre événement plus fâcheux pour moi, et qui, pour n’être point du tout de mon fait, n’en acheva pas moins de me submerger à la première représentation, où juques-là, tout s’était assez bien passé. Celui-ci même, antérieur à l’autre, lui servit, pour ainsi dire, de préparatif et de véhicule.

Disons d’abord un mot de la prévention un peu trop forte où l’on est contre l’amour-propre des Auteurs, et, en particulier, contre celui des Auteurs maltraités ; car je vois déjà cette prévention s’armer ici contre moi. On sait qu’elle a mis dès longtemps nos appels au rang des pures folies ; et ce ne seront ni nos Rivaux, ni les Feuilles périodiques, qui s’aviseront jamais de nous protéger et de ramener les esprits du bon côté. Conclusion : le Public me démord guères de son premier jugement, surtout, comme je crois l’avoir dit, si ce jugement est désavantageux ; car, s’il est favorable, oh ceci devient différent ; le Public alors est toujours tout prêt de se rétracter. Il n’y en a que trop d’exemples : l’opinion générale étant que la condamnation est toujours juste, quoique précipitée ; mais non pas l’approbation. Ce Public a pourtant plus d’une fois été pris en défaut dans un cas comme dans l’autre. Il a plus d’une fois été forcé de réhabiliter le bon droit opprimé ; signe évident que le hasard préside souvent à la séance ; et que peu de chose, par conséquent, y peut faire opiner du bonnet, et tout de travers. Pourquoi non ! Le Hasard et le Rien dominent partout. Une bouffée de vent réduisit bien la flotte de Xerxès à un esquif ; et les plus petits incidents du monde ont renversé les plus grands Empires. Pourquoi vouloir que ce Hasard n’ait pas aussi ses droits sur les Pièces de Théâtre ; et que des Riens quelquefois ne fassent pas tomber ces Riens ?

Par exemple, la fameuse Tragédie inconnue, qui commençait par ce malheureux vers si connu :

Vous souvient-il, ma Sœur, du feu Roi notre Père ?

eût-elle été, de ce premier vers jusqu’au dernier, aussi bien écrite que la Henriade, croit-on qu’elle n’eut pas toujours succombé, comme elle fit, sous le sourire inextinguible qu’excita subitement ce second vers riposté par un Gascon du Parterre :

Sandis ! S’il m’en souvient, il né m’en souvient guère.

Une bagatelle du même poids, et, encore un coup, imputable à tout autre qu’à moi, égaya de même ici le dénouement jusqu’à l’annonce. Le récit succinct de cette anecdote égayera la fin de ma préface un peu moins mal-à-propos.

Le poignard qu’on présentait alors à mon Héros[2], et dont il se devait percer, se trouva, soit par vétusté ou autrement, en si mauvais état, qu’en passant de la main de Lysimaque à la sienne, le manche, la poignée, la garde et la lame, tout se sépara de façon que l’Acteur reçut l’arme pièce à pièce, et fut obligé de tenir le tout du mieux qu’il put à pleine main, tandis que gesticulant de cette main, il déclamait pompeusement nombre de vers qui précédaient la catastrophe. Quand l’illusion théâtrale chez les Français, aidée du sérieux de quelques gens sensés, pourrait tenir contre une pareille minutie, la malveillance en eût bien empêché par la manœuvre de ces esprits charitables, dont nos Parterres n’étaient alors que trop infestés. Qu’on se les rappelle, ces agréables Tumultueux, qu’a, depuis trop peu de temps, morigénés le bon ordre ; ces lévriers de la satire, si prompts à saisir les moindres circonstances risibles, à la faveur desquelles ils déconcertaient le jeu, mettaient les attentions en déroute, et faisaient avorter un succès naissant. On peut juger si la Meute éveillée tira bon parti du contretemps de ce maudit poignard en bloc enfermé dans la main du Déclamateur, et si les ricanements furent bien soulever le rire, et faire éclore, par degrés, la risée générale, au fatal instant où le Comédien se poignarda d’un grand coup de poing, et jeta au loin l’arme meurtrière en quatre ou cinq morceaux. Il n’y eut que le faux Moribond et moi qui me rimes point. Quoi qu’il en soit, cette belle huée produisit, je crois, un effet rétroactif sur toute la Pièce, et fut peut-être le vrai coup de poignard qui tua mon pauvre Callisthène. Peut-être aussi cela seul n’eut-il pas tout l’honneur de ma défaite. La sécheresse et la gravité du sujet purent bien y être pour quelque chose. Cette pièce, dénuée des incidents favoris, qui tournent l’esprit de nos Auditeurs à l’indulgence, et plus destituée encore du grand sublime qui devait y suppléer, n’était guères de nature à pouvoir par elle-même sous ma plume, s’attendre à plus de succès. D’ailleurs l’Amour, quoiqu’ici purifié de la mollesse de celui qui s’est emparé de nos Drames Élégiaques, ne détonne-t-il pas encore un peu trop avec la haute idée qu’on nous veut donner de l’austérité des mœurs de l’ancienne Lacédémone ? Ou, tout au contraire, (on se perd à ces sortes de conjectures) trop conforme à cette austérité, un amour si sérieux et si laconique tenant déjà de la sévérité de l’amour conjugal, me devait-il pas naturellement révolter la galanterie Française et lui déplaire ? c’est à mes sages Lecteurs à décider : car il me les faut de ce rare caractère-là. Ainsi l’a prononcé du moins l’Oracle du Temple du Goût. Interrogé sur les raisons du peu de cours que venait d’avoir cette Pièce, dont il daignait parler assez avantageusement : Il eût fallu, dit-il, pour la faire réussir que tous les Spectateurs eussent été des Catons ou des Socrates. On conviendra qu’il eût fallu avoir bien du bonheur pour faire ici, et partout ailleurs, de pareilles chambrées.

La hauteur de Léonide fut encore une singularité malheureuse : elle n’est pourtant pas une bizarrerie de mon imagination. Les Femmes de Sparte parlaient pour le moins aussi haut que les Dames Romaines, Elles se piquaient même de commander aux hommes, fondées sur ce que, disaient-elles, elles seules mettaient de vrais hommes au monde. Nos Dames n’ont qu’à penser, qu’à parler de même : et dès-lors le costume ici trouvera grâce, en paraissant moins singulier.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ALEXANDRE, LYSIMAQUE, CRATÉRUS, GARDES

 

ALEXANDRE, à Lysimaque.

Eh bien ! les Mécontents vont me voir et m’entendre ;

À mon mépris pour eux reconnaître Alexandre ;

Respecter mes arrêts, se taire, ou partager

Le sort du Criminel qu’ils osent protéger.

Les Grecs m’ont-ils remis une autorité vaine ?

Ils sont las, disent-ils, des fers de Callisthène :

Je le suis de leur plainte ; et c’est trop en souffrir :

Ils veulent le revoir ; sa prison va s’ouvrir.

À Cratérus.

Que de près, Amintas éclairant les Perfides,

Fasse armer la Phalange et les Argyraspides.

Qu’Anaxarque paroisse et marche à mes côtés.

Qu’on l’avertisse. Et vous, Lysimaque, sortez.

LYSIMAQUE.

Votre gloire m’ordonne, et mon devoir exige...

ALEXANDRE.

Que vous obéissiez.

LYSIMAQUE.

Seigneur...

ALEXANDRE.

Sortez, vous dis-je ;

Callisthène est coupable : en douter aujourd’hui,

C’est oser me le croire, et l’être plus que lui.

LYSIMAQUE.

Punissez donc, Seigneur, ma criminelle audace !

Que j’obtienne son sort, n’obtenant pas sa grâce.

Si le croire innocent, c’est offenser mon Roi,

Personne n’est ici plus coupable que moi.

ALEXANDRE.

Lysimaque !

LYSIMAQUE.

Oui, Seigneur ; privez-moi d’une vie

Que peut aussi bientôt flétrir la calomnie !

Je n’oserais survivre à l’Innocent proscrit :

Et le jour m’est à charge où la Vertu périt.

ALEXANDRE.

Ainsi donc la Vertu gémit sous ma puissance ?

Et je suis un Tyran qui proscrit l’Innocence ?

LYSIMAQUE, se jetant aux pieds d’Alexandre.

Eh, Seigneur ! l’Imposteur, de sa perfide voix,

N’a-t-il jamais surpris la justice des Rois ?

ALEXANDRE.

Examinons donc mieux si la mienne a pu l’être.

Levez-vous. Je vous parle en ami plus qu’en maître,

Et suis de votre estime encore assez jaloux,

Pour craindre de paraître injuste devant vous.

Ai-je légèrement condamné Callisthène ?

Du Trône mille fois sa liberté hautaine

N’a-t-elle pas en moi blessé la majesté ?

À ma gloire, à mes jours n’a-t-il pas attenté ?

LYSIMAQUE.

Callisthène, Seigneur ? Lui de qui la sagesse

Fut de tout temps l’exemple et l’honneur de la Grèce !

Callisthène, qui seul de ses Concitoyens,

À vos jours glorieux consacra tous les siens !

Rappelez-vous le temps où ce grand Personnage

Vint à votre valeur rendre un premier hommage.

Ne reconnaissant point de maître ni d’égaux,

Sparte avait refusé de suivre vos drapeaux.

Lui seul désavoua hautement sa Patrie ;

Par ce refus honteux la réputa flétrie ;

Et, du jeune Alexandre annonçant la grandeur,

Devança le retour de votre Ambassadeur.

On n’oubliera jamais cette heureuse entrevue,

Où votre âme parut si noblement émue.

En digne Spartiate il s’offrit devant vous,

Aussi respectueux, mais plus libre que nous.

« Sur l’Orient, dit-il, ton Sceptre va s’étendre ;

« Moi, je viens conquérir le grand cœur d’Alexandre.

« Je vous le livre : Ami, ne m’abandonnez pas,

(Lui répondîtes-vous, le serrant dans vos bras).

« Que ne peut le courage aidé de la sagesse ?

« Venez de vos conseils secourir ma jeunesse ;

« De Sparte, dans ma Cour, introduisez les mœurs

« Et loin de moi surtout repoussez les Flatteurs.

Vous parliez sans détour ; il fut sans défiance.

Vous en savez l’effet : tandis que la vaillance,

Du triomphe en tous lieux vous acquérait l’honneur,

Du Héros, de vous-même, il vous rendait vainqueur.

Souvent d’une si belle et si rare victoire,

Votre aveu devant nous lui rapporta la gloire.

Et c’est lui qu’on accuse et que vous soupçonnez !

Lui qu’on charge de fers et que vous condamnez !

Ah ! précipitez moins la perte irréparable

D’un homme qui vous fut si cher, si vénérable !

Vous touchez au moment d’un regret éternel,

Puisque je le défends, il n’est pas criminel.

D’un homme que nos Grecs, que tant de peuples vantent,

Ne croyez pas qu’ainsi les vertus se démentent !

Et ne démentez pas vous-même un si grand cœur,

Qui de tant de vertus était l’admirateur !

Peut-être Hermolaüs, ou quelqu’un des Complices

Vous l’a rendu suspect au milieu des supplices ;

Mais, Seigneur, un Coupable immole en ces moments

La vertu la plus pure à l’horreur des tourments.

ALEXANDRE.

Non, j’en ai vainement tenté la violence.

Les Conjurés pour lui sont morts dans le silence.

LYSIMAQUE.

Quel indice évident l’aura donc condamné ?

ALEXANDRE.

Me le demandez-vous ? Leur silence obstiné,

Leur sacrilège audace à m’accabler d’injures ;

Leur courage à braver la mort et les tortures,

Plutôt que de livrer à mon juste courroux

Le Zélateur outré qui les séduit tous.

Oui, quand Lacédémone eut mérité ma haine,

Je sais qu’avec bonté je reçus Callisthène ;

Que, voulant approcher la vérité de moi,

Il me plut d’égaler le Philosophe au Roi.

Mais qu’il s’aveugle moins de l’orgueil qui les flatte.

Ce fut le rang du Sage, et non du Spartiate.

Comme le moindre Grec, il nuit à mes projets,

Le Spartiate tombe au rang de mes Sujets ;

Un Spartiate enfin n’est qu’un homme ordinaire,

Que je n’épargne point, des qu’il est téméraire.

Et tel est celui-ci. Que n’a-t-il point osé ?

Jusqu’où de sa faveur n’a-t-il pas abusé ?

Sa franchise avec moi dégénère en outrage ;

Elle n’est plus en lui qu’une fierté sauvage,

Qu’une férocité qu’il aime à signaler,

Et dont l’excès en tout cherche à me ravaler.

Son éloquence, au gré de son fougueux génie,

Se déchaine en public contre la tyrannie ;

Trace de faux portraits, dont l’art séditieux

Sur moi plus d’une sois a fait tourner les yeux.

Vous l’avouerai-je enfin ? Mon orgueil en soupire :

Grecs, Macédoniens, tout me blâme et l’admire ;

C’est lui qui règne, et moi, je n’ai plus que l’affront

De me voir enlever tous les cœurs qu’il corrompt.

Vingt Conjurés imbus de ses fausses maximes,

En meurent aujourd’hui les coupables victimes.

J’ai vu ces Furieux (je vous l’ai déjà dit)

Dans leurs derniers soupirs exhaler son esprit.

Leur animosité, leurs discours, leur silence,

Tout décelait la source où puisait leur licence,

Et sur un faux rapport je me serais trompé ?

Non, non ! Dans le complot Callisthène a trempé,

Et cet esprit d’ailleurs qu’à tous il communique,

Cette séduction n’est pas son crime unique,

De plus d’un attentat l’insolent est noirci ;

Et l’avis qui m’engage à le penser ainsi,

Se trouve soutenu d’une sorte apparence.

Sparte remue, Agis prépare, en mon absence,

Contre la Macédoine, et la flamme et le fer ;

Déjà même sa marche alarme Antipater.

Le perfide ici n’est, à ce que l’on soupçonne,

Que l’espion d’Agis et de Lacédémone.

C’en est trop à la fois, ne m’en parlez donc plus ;

Vous tenteriez pour lui des efforts superflus :

Ou, si vous le voulez dérober au supplice,

Implorez ma clémence et non pas ma justice.

LYSIMAQUE.

Un homme tel que lui, blessé du seul soupçon,

N’accepte pas la vie à titre de pardon ;

Et vouloir l’y forcer, c’est vouloir qu’on le pleure.

ALEXANDRE.

Je ne dis que ce mot : qu’il fléchisse ou qu’il meure.

LYSIMAQUE.

Il ne fléchira point ; il mourra. Mais, Seigneur,

Sortant d’un air furieux.

Ce fer auparavant me percera le cœur.

ALEXANDRE, le retenant.

Lysimaque, arrêtez !

LYSIMAQUE.

Ma douleur est trop vive !

ALEXANDRE,

Vous m’osez résister ?

LYSIMAQUE.

Que je meure, ou qu’il vive !

ALEXANDRE.

Gardes : Qu’on le désarme[3]. Il suffit : laissez nous.

LYSIMAQUE.

Vous n’avez donc pour moi ni pitié ni courroux ?

ALEXANDRE.

Alexandre vous aime, et n’est point un Barbare.

Mon cœur se sent touché d’une amitié si rare.

Par égard pour des nœuds si tendres et si forts,

L’ami d’Éphestion pardonne à vos transports.

L’intérêt dont m’occupe une tête si chère,

Se réveillant en moi, ralentit ma colère ;

Je suspendrai le cours de mes inimitiés.

Mais, Lysimaque, avant que vous en profitiez,

Trop de prévention vous aveugle peut-être :

Ne rougiriez-vous pas de parler pour un traitre ?

Pensez-y mieux : puis-je être en repos sur sa foi ?

LYSIMAQUE.

Mais vous-même, Seigneur, que pensez-vous de moi ?

ALEXANDRE.

Que vous avez le cœur vertueux et sensible ;

Que vous brûlez pour moi d’un zèle incorruptible ;

Et qu’à ce dévouement sans réserve et sans fard,

Le Prince et la Personne également ont part.

LYSIMAQUE.

Eh bien ! ces sentiments dont votre Cour est pleine,

Comme d’elle et de moi, sont ceux de Callisthène,

Il a, par-dessus nous, l’art de les inspirer,

D’y savoir affermir, de vous faire adorer ?

Il consacre à ce soin ses veilles et sa vie.

Voilà de qui l’on veut que mon Roi se défie !

ALEXANDRE.

Mais enfin quelle excuse à sa témérité ?

Faut-il que ce qu’en lui l’on nomme austérité,

Jusqu’à l’irrévérence impunément s’écarte ?

Qu’il m’ose contredire en tout ?

LYSIMAQUE.

Il est de Sparte.

Qui sort de cette école à feindre est mal instruit ;

Mais le vrai zèle éclate où la vérité luit.

Eh ! daignez supporter, Seigneur, une rudesse

Qui n’est telle souvent que par trop de sagesse !

Assez de Courtisans, rampants adulateurs,

Laissant vos intérêts, pour ne veiller qu’aux leurs,

Sous un air de vertus vous déguisent les vices,

Et de fleurs sous vos pas couvrent les précipices.

N’éteignez pas Seigneur, sans vous bien consulter,

Le seul flambeau qui peut vous les faire éviter.

ALEXANDRE.

Qu’il s’observe donc mieux ! faites qu’il s’accoutume

À mêler ses conseils d’un peu moins d’amertumes

Qu’un respect attentif à les assaisonner,

Lui mérite en un mot, l’honneur de m’en donner.

Enfin, qu’il vous imite ; et, soit justice ou grâce,

À ce prix je lui rends mon estime et sa place ;

Me fie à vos discours, et, m’en laissant toucher,

De ma Personne encor veux bien le rapprocher.

Qu’il reparaisse. Mais, dès ce jour, qu’il commence

À signaler son zèle, ou du moins sa prudence !

Ce jour (pour votre Ami jour d’horreur ou de paix)

Il m’est plus odieux, ou plus cher que jamais.

Je ne m’explique pas maintenant davantage ;

Aujourd’hui je l’éprouve enfin. Voyons l’usage

Qu’il fera du retour de ses premiers honneurs,

Et de ce grand pouvoir qu’il a sur tous les cœurs.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, LYSIMAQUE, ANAXARQUE, GARDES

 

ALEXANDRE.

Anaxarque, partez. Qu’ainsi que par moi-même,

Sparte apprenne par vous ma volonté suprême.

Un reste de bonté retient mon bras vengeur.

Du Nil et de l’Euphrate Alexandre vainqueur

Peut, la foudre à la main, repasser le Bosphore.

De Thèbes, aux yeux des Grecs, la cendre fume encore.

Que Sparte, en vous voyant, par un prompt repentir,

D’un traitement pareil songe à se garantir.

Amenez, pour garants d’une foi peu certaine,

Avec un des deux Rois, la Sœur de Callisthène...

LYSIMAQUE.

Léonide !

ALEXANDRE.

Elle-même. Elle me répondra.

De ce que désormais ce Peuple entreprendra.

Je sais que son Pays l’écoute et la révère.

Jai des raisons encor qui regardent son Frère.

Allez ; et, dès demain, abandonnant ces lieux,

Ne représentez plus qu’un Roi victorieux.

 

 

Scène III

 

ANAXARQUE, LYSIMAQUE

 

LYSIMAQUE.

Anaxarque triomphe ; on le voit à la joie

Qu’il témoigne à voler où son Maître l’envoie.

Il bénit la rigueur de cet ordre fatal

Qui semble consommer le malheur d’un rival.

Il aurait dû songer qu’encor que tout lui rie,

La faveur à la cour à chaque instant varie ;

Et qu’au fragile honneur d’un poste si glissant,

Tel s’élève aujourd’hui, qui demain en descend.

ANAXARQUE.

Pour être moins en butte à ce revers funeste,

Je remplirai mon poste en Courtisan modeste ;

Et, dès les premiers pas, je plains, dans cet esprit,

Votre ami malheureux dont l’exemple m’instruit.

LYSIMAQUE.

Arbitre de son sort, et du vôtre peut-être,

Mon Ami redevient celui de votre Maître ;

Et dans le même rang qui fit tant de jaloux,

Il va revoir tomber la Cour à ses genoux.

Ne vous alarmez pas ; je promets de lui taire

La joie où vous nagiez, dans l’espoir du contraire.

De semblables rapports seraient mal adressés ;

Et son bonheur me venge, et vous punit assez.

ANAXARQUE.

Tel est le cœur humain : qu’il aime ou qu’il haïsse,

De la prévention il passe à l’injustice.

Je plaignis Callisthène ; et, d’un œil satisfait,

De vos louables soins je vois l’heureux effet.

Quant à cette ambassade où mon Maitre m’envoie,

Si je vous ai paru l’accepter avec joie,

L’émotion naissait d’un sentiment bien doux ;

Et, pour vous en convaincre, il faut m’ouvrir à vous.

L’Amour, plus que le Prince, ordonne que je parte ;

Moins Ministre qu’Amant, je brûle d’être à Sparte ;

J’y vole en bénissant l’ordre et le choix heureux

Qui me font un devoir du comble de mes vœux.

LYSIMAQUE.

Et quelle est la Beauté que votre cœur adore ?

J’ai mes raisons. Son nom, de grâce ?

ANAXARQUE.

Je l’ignore.

Apprenez seulement comme au fond de mon cœur

L’amour le plus ardent lança le trait vainqueur.

Quand de Persépolis méditant la conquête,

Tous les Grecs eurent mis Alexandre à leur tête ;

C’est moi, qui, de sa part, aux bords de l’Eurotas,

Demandai les secours que mous n’obtînmes pas.

Le jour que je quittai cette Ville orgueilleuse,

Que les lois de Lycurgue ont rendu si fameuse,

La Jeunesse intrépide y célébrait des jeux,

Dont le prix disputé reste au plus courageux.

Je m’approchai du Cirque ; et j’y vis la vaillance,

Par la témérité s’annoncer dès l’enfance.

J’admirai quelque temps ces Élèves de Mars ;

Mais un autre spectacle attacha mes regards.

La plus tendre moitié de l’espoir des familles,

Tout ce que Sparte avait de rare entre ses Filles,

La couronne à la main, assistant au combat,

Y brillait à l’envi du plus naïf éclat.

On veut être invincible aux yeux de ce qu’on aime ;

Et de Lycurgue ainsi la sagesse suprême

Voulut que la Beauté triomphante en ce jour,

Allumât le courage en inspirant l’amour.

D’inutiles atours me brillaient point sur elles ;

Ils auraient avili leurs grâces naturelles :

La simple Modestie était leur vêtement,

Et l’austère Pudeur leur unique ornement.

Quelle âme, à cet aspect, ne se fût pas émue !

Parmi ces beaux objets où s’égarait ma vue,

J’en vis un qui bientôt fixa par ses attraits,

Mes yeux, pour un moment, et mon cœur pour jamais.

Celle qu’au même lieu ramenèrent nos armes,

La Fille de Tindare, Hélène, eut moins de charmes,

Plein d’un feu jusqu’alors à mon cœur inconnu,

Passionné, ravi, rien ne m’eut retenu,

J’allais, fendant la presse, en amant téméraire,

Par un aveu public, l’offenser ou lui plaire ;

Quand du Peuple attentif la soudaine clameur

Marqua la fin des jeux, par le nom du Vainqueur ;

La foule se disperse et m’entraîne avec elle ;

Aux soins d’un prompt retour mon devoir me rappelle :

J’y pourvois, et je pars, sans pouvoir être instruit

Du nom de la Beauté dont l’image me suit.

J’espérais l’effacer ; mais, Dieux ! qui l’eût pu croire ?

Le temps de plus en plus la grave en ma mémoire ?

Plus je veux l’oublier, plus je crois la revoir.

L’absence, la raison, jusqu’à mon peu d’espoir,

Tout n’est qu’un aliment au feu qui me consume.

Ce feu plus que jamais aujourd’hui se rallume ;

Et je retourne enfin, loin qu’il soit amorti,

Plus amoureux cent fois que je me suis parti.

Vous voyez, Lysimaque, en cet aveu sincère,

Ce qu’a d’heureux pour moi mon nouveau ministère,

De celle que j’adore il rapproche mes soins ;

Peut-être ils lui plairont ; je la verrai du moins ;

Mes regards enchantés justifieront l’idée

Que, depuis si longtemps, mon âme en a gardée ;

Et de ce plaisir seul suffisamment charmé...

Mais, je vous parle en vain, si vous n’avez aimé.

LYSIMAQUE.

Personne mieux que moi ne conçoit votre joie.

Devant votre pareil votre cœur se déploie.

Également épris du plus constant amour,

Je me dois et me vais déclarer à mon tour.

Sachez...

ANAXARQUE.

Une autre fois. Cratérus nous aborde.

Dès longtemps entre nous on jeta la discorde,

Et des ressentiments à la Cour trop communs,

Nous rendraient en ces lieux l’un à l’autre importuns.

 

 

Scène IV

 

CRATÉRUS, LYSIMAQUE

 

CRATÉRUS.

Le perfide Anaxarque a-t-il l’âme assez vaine,

Pour oser approcher l’ami de Callisthène ?

Et fier d’une faveur prête à nous perdre tous,

Est-ce pour nous braver qu’il se présente à vous ?

LYSIMAQUE.

Non, mon cher Cratérus ; Anaxarque s’excuse :

Il m’assure, et je crois...

CRATÉRUS.

Croyez qu’il vous abuse.

Du moindre voile ainsi le crime revêtu,

Trompe l’œil indulgent de la simple vertu.

Comme vous autrefois, jeune et sans défiance,

Je payai ce tribut à l’inexpérience ;

Mais le vieux Courtisan sait lire au fond des cœurs.

Anaxarque, il est vrai, n’est pas de ces flatteurs

Dont la louange outrée, à celui qu’on encense,

Paraît moins, s’il est sage, un tribut qu’une offense ;

Celui-ci se glissant par de plus sûrs détours,

Plait par des actions plus que par des discours,

Instigateur adroit du pouvoir arbitraire,

D’autant plus dangereux qu’il est moins téméraire,

Il s’abstient prudemment de lui rien proposer ;

Mais l’approuvant en tout, l’engage à tout oser.

Ce pouvoir sévit-il au gré de l’imposture ;

Est-il prêt d’opprimer la vertu la plus pure ;

Il fait taire pour elle un crédit circonspect,

Sans rougir d’appeler ce silence un respect,

Quand ce n’est qu’un grossier, qu’un indigne artifice

Pour laisser le champ libre et plaire à l’injustice ;

Pour travailler sous-main à son propre bonheur,

Au risque de livrer son Prince au déshonneur.

Du Traître cependant la commode bassesse

Fait dans l’intégrité sentir de la rudesse ;

Gagne la confiance, et, l’ayant toute à soi,

Rend l’approche du Sage insupportable au Roi.

Du grand Homme accusé d’une odieuse trame,

Il n’est pas, dira-t-il, le délateur infâme ;

Je le veux : mais du Juge il gouverne l’esprit ;

Sa voie seule écoutée, ou l’apaise, ou l’aigrit :

Que pour l’innocent donc elle se fasse entendre :

Qu’il éclaire, combatte, ou fléchisse Alexandre :

Autrement, quoiqu’il puisse alléguer aujourd’hui,

Si Callisthène meurt ; je me m’en prends qu’à lui.

LYSIMAQUE.

Qu’importe qu’un respect faux ou vrai le retienne,

Si ma franchise agit au défaut de la sienne ?

Par mes soumissions Alexandre amolli,

A révoqué l’arrêt dont nous avons pâli.

CRATÉRUS.

Eh ! je le sais. Au bruit de la Phalange armée,

De Chefs et de Soldats une troupe alarmée,

Espérant l’adoucir, se venait joindre à vous.

Vous seul vous aviez fait plus qu’ils n’auraient fait tous :

C’est ce que nettement il leur a fait entendre.

Mais qui ne voit du reste à quoi l’on doit s’attendre,

Et que cette bonté prête à se démentir,

N’a suspendu le coup que pour l’appesantir ;

Elle agit dans l’espoir de quelque complaisance

Qu’exigera l’abus de la pleine puissance,

Et que n’aura jamais votre Ami vertueux.

Ainsi, pour un orage, en éclateront deux.

De Callisthène ici la Sœur infortunée,

Par Anaxarque alors en esclave amenée,

Ne s’en présentera qu’avec plus de fierté.

Et que ne craindre pas d’un Monarque irrité,

Qui veut que devant lui tout s’abaisse et tout tremble ?

LYSIMAQUE.

Mes soucis se calmaient, tous renaissent ensemble :

Inhumain ! de quels traits déchirez-vous mon cœur ?

Pourquoi d’un peu de paix lui ravir la douceur ?

Je me fermais les yeux ; je voulais à moi-même

Me déguiser l’horreur d’une infortune extrême ;

Me cacher le péril qui menace, en un jour,

L’amitié la plus vive et le plus tendre amour ;

Je ne le puis ; il faut que votre soin barbare

Détrompe un malheureux qu’un faible espoir égare ;

Et, pour mieux l’accabler, votre cruauté joint

Aux coups déjà tout prêts, ceux qui ne le sont point.

CRATÉRUS.

Ils ne le sont que trop ; il n’est plus temps de feindre.

Songeons à les parer plutôt qu’à nous en plaindre,

Je verrai Callisthène, et l’oserai prier

De réduire une fois son courage à plier.

À Sparte, ainsi que vous, j’ai quelque intelligence.

D’Anaxarque d’abord, trompons la diligence ;

Qu’avant son arrivée on sache ses desseins ;

Et qu’on ne livre pas Léonide en ses mains.

Qu’elle ignore surtout les malheurs de son Frère.

LYSIMAQUE.

Un bruit si répandu peut-il être un mystère ?

Tout le Péloponnèse, instruit depuis deux mois,

À notre gré, près d’elle, a-t-il été sans voix ?

Combien de fois, hélas ! lisant dans sa pensée,

D’un juste effroi, mon âme, a-t-elle été glacée ?

Combien de fois mes yeux ont-ils craint de la voir ?

Anaxarque sans vous devenait mon espoir ;

J’allais l’intéresser...pour moi...pour Léonide...

CRATÉRUS.

Vous versiez vos secrets dans le sein d’un perfide.

LYSIMAQUE.

Par un aveu sincère il m’avait rassuré.

CRATÉRUS.

Venez, venez ; le Ciel m’aura mieux inspiré.

LYSIMAQUE.

Hâtons-nous, faisons donc embarquer Agamée.

Que par lui le premier Sparte soit informée

Des fureurs d’Alexandre, et de l’affreux danger

Qu’en venant, Léonide aurait à partager.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LYSIMAQUE, CRATÉRUS

 

CRATÉRUS.

Dissipez des frayeurs et vaines et nuisibles,

On déguisez-les mieux sous des dehors paisibles.

Callisthène, Seigneur, va paraître en ces lieux ;

Voulez-vous l’embrasser, le trouble dans les yeux ?

S’il soupçonnait qu’encore à la merci d’un Maître,

Il n’est libre qu’autant qu’il osera peu l’être ;

Sa patience à bout, son courage indigné,

Rapprocheraient bientôt le danger éloigné.

Songez, pour vous montrer sous un front plus tranquille,

Qu’Anaxarque entreprend un voyage inutile,

Que la foudre en ses mains ne fera qu’un vain bruit ;

Et que notre émissaire est parti bien instruit.

Et depuis quand, d’ailleurs, craintive, obéissante,

Sparte écouterait-elle une voix menaçante ?

La même voix en vain mendia son secours ;

Sparte y fut sourde alors, et le sera toujours.

Outre l’appui d’Agis, et de plus d’un Éphore,

Léonide a pour elle un Peuple qui l’adore ;

À son secours enfin Sparte est prête à voler ;

Et l’asile n’est pas facile à violer.

LYSIMAQUE.

Sparte peut la défendre, et, honteux de sa haine,

Le Roi redevenir l’ami de Callisthène ;

Quel que soit leur péril, me pas espérer mieux,

Ce serait faire injure à l’équité des Dieux.

CRATÉRUS.

Pourquoi donc cet ennui qu’on voit qui vous dévore 

Espérant tout, de quoi vous plaignez-vous encore ?

LYSIMAQUE.

Du départ d’Agamée.

CRATÉRUS.

Est-ce vous que j’entends ?

LYSIMAQUE.

Et que vous entendrez le répéter longtemps.

Avec tranquillité j’attendais l’arrivée

D’une Amante à mes feux promise et réservée,

Quand vous êtes venu m’inspirer un effroi,

Qui, pour jamais, hélas ! nous sépare elle et moi

L’esquif où s’est jeté l’ami de Callisthène,

Sur l’onde, au gré des vents, disparaissait à peine,

Que, rentré dans le camp, j’y trouve répandu

Un bruit qui me fait voir que je me suis perdu.

Alexandre emporté par une ardeur étrange,

Entre l’Euripe et nous prétend mettre le Gange ;

Et bientôt, voulant voir le monde à ses genoux,

Mettra le même espace entre le Gange et nous.

Roxane cependant, au sein de la Perfide,

Doit près d elle, dit-on, retenir Léonide ;

Et nous ne partions pas qu’elle ne fût ici :

L’ayant donc pu revoir, et m’éloignant ainsi,

Concevez mes regrets et ma douleur mortelle ;

J’étais à Léonide, en me séparant d’elle ;

Je partirai l’époux d’un objet si chéri.

Car enfin, quoi qu’on dise, elle n’eût point péri ;

Sa présence eût du Roi désarmé la colère.

Elle eût été l’appui, le salut de son Frère.

Que ne peut la sagesse unie a la beauté ?

Les plus cruels n’ont-t-ils que de la cruauté ?

Et quand de l’astre ici contraire à l’innocence,

Son aspect n aurait pu corriger l’influence,

Tout mon sang, pour eux deux, devant elle eut coulé,

Et du moins à ses yeux je me fusse immolé.

À la perdre, en un mot, rien n’a dû me contraindre.

Exempt de ma faiblesse était-ce à vous à craindre ?

Nous voilà condamnés à ne plus nous revoir ;

Eh ! c’est le seul malheur qu’il eût fallu prévoir.

CRATÉRUS.

Ce qu’eût prévu bien moins un Ami qui vous guide,

C’est qu’il eût pu vous nuire, en servant Léonide.

Mais tel est des Amans l’esprit irrésolu.

Je n’ai fait, après tout que ce qu’il vous a plu ;

Pourquoi s’en prendre à moi de nos terreurs soudaines ?

Les vôtres, ce me semble, ont précédé les miennes.

Votre cœur, disiez-vous, en fut cent fois glacé.

LYSIMAQUE.

Oui ; mais, je le répète, elles avaient cessé,

Quand vous êtes venu tout-à-coup me les rendre,

Exagérant si fort les fureurs d’Alexandre,

Et me peignant...

 

 

Scène II

 

LYSIMAQUE, CRATÉRUS, AGAMÉE

 

CRATÉRUS.

Que vois-je ? Agamée ! Est-ce vous ?

Vous que la voile avait emporté loin de nous !

Quelle disgrâce donc auriez-vous éprouvée ?

AGAMÉE.

Léonide, Seigneur...

LYSIMAQUE.

Eh bien ?

AGAMÉE.

Est arrivée.

LYSIMAQUE.

Arrivée ! Ah ! courons au-devant de ses pas !

Sauvons-là ! Qu’elle fuie, et ne se montre pas !

AGAMÉE.

Seigneur, il n’est plus temps : tout vole au-devant d’elle...

Et le Roi maintenant en apprend la nouvelle.

Je l’ai vue au moment qu’avec rapidité,

Du Jaxarte à la mer j’allais être porté.

Pour courir des premiers m’offrir à son passage,

En vain j’ai promptement regagné le rivage ;

De nos Soldats campés au pied de ces remparts,

Ses habits à la Grecque ont frappé les regards.

Des Chefs l’ont reconnue, et l’un deux l’a nommée,

Le bruit en un instant s’en répand dans l’armée ;

On l’approche, on l’entoure, on l’admire, on la plaint ;

Pas un n’ose instruire, et chacun se contraint.

Mais ce mystérieux et lugubre silence

Ne sert qu’à redoubler sa vive impatience :

Et, présageant des maux qui me sont que trop vrais,

Lui fait précipiter ses pas vers ce Palais.

LYSIMAQUE, voulant sortir.

C’est pour y signaler l’amitié fraternelle,

Par quelque trait funeste et pour nous et pour elle !

CRATÉRUS, le retenant.

Calmez auparavant le trouble où je vous vois,

Elle n’est pas, sans doute encore auprès du Roi.

Courez à sa rencontre : allez, cher Agamée ;

Quelque soit le courroux dont elle est animée,

Obtenez d’elle, avant tout éclaircissement,

Que Lysimaque ici l’entretienne un moment.

 

 

Scène III

 

LYSIMAQUE, CRATÉRUS

 

LYSIMAQUE.

Sa fierté va tout perdre : hélas ! qu’à son approche,

Vous êtes bien vengé d’un injuste reproche !

L’extrémité m’éclaire ; et le danger présent

Lève d’un fol espoir le bandeau séduisant.

Jouissez, Cratérus, de toute ma faiblesse.

CRATÉRUS.

Ne songez qu’à la vaincre ; et pour moi je vous laisse,

Pour aller disposer son Frère à la douceur,

Et faire que lui-même y dispose sa sœur.

Retenez cependant sa colère enchaînée ;

Et ne l’entretenant que de votre hyménée...

LYSIMAQUE.

L’entretien sera court. Près d’elle un mot suffit.

Eh ! des Femmes de Sparte oubliez-vous l’esprit ?

Leurs bouches et leurs cœurs voués à la sagesse,

De l’amoureux langage ignorent la mollesse ;

Et leur feu vertueux s’exprimant sans détours,

Permet peu qu’on s’étende en frivoles discours.

Bientôt ses questions sauront donc me confondre,

Sur l’état de son Frère ayant à lui répondre...

Que dire ?

CRATÉRUS.

Qu’elle ignore au moins ainsi que lui,

Qu’Alexandre menace et l’éprouve aujourd’hui.

Cette épreuve, après tout, peut n’être pas funeste :

Le danger est douteux ; il serait manifeste.

Flattez-la, flattez-vous. Adieu. Je l’aperçois.

 

 

Scène IV

 

LÉONIDE, LYSIMAQUE

 

LÉONIDE.

Ah Seigneur !

LYSIMAQUE.

Ah ! Madame ! Est-ce vous que je vois ?

De cet heureux prodige instruit par Agamée,

Je ne l’en osais croire ; et mon âme charmée...

LÉONIDE.

Rendez d’abord le calme à mon cœur indigné :

Callisthène vit-il ?

LYSIMAQUE.

Il vit ; il a régné,

Et peut régner encor, s’il veut, sur Alexandre

LÉONIDE.

Ne m’en dites pas plus que je veux en entendre.

Il vit : mais est-il libre ?

LYSIMAQUE.

Aussi libre que vous ;

En état de jouir du destin le plus doux.

LÉONIDE.

Pourquoi donc ces regards d’une foule éperdue

Qui m’évite, se tait, ou soupire à ma vue ?

LYSIMAQUE.

L’Armée ignore encore un si prompt changement !

Votre arrivée en marque et l’heure et le moment.

Les Destins las enfin d’opprimer l’innocence,

Ou plutôt ce que d’eux exige une présence

Qui du bonheur partout doit être le signal,

Relève Callisthène, et confond son Rival.

De ce moment enfin la calomnie expire,

Et la vertu triomphe.

LÉONIDE.

Il suffit : je respire.

Maintenant de nos feux qu’il s’agisse un instant.

Je crois, comme le mien, que le vôtre est constant.

LYSIMAQUE.

Vos attraits sur les cœurs ont-ils une puissance

Qu’affaiblissent jamais ni le temps ni l’absence ?

N’en doutez point ; le mien de sa fidélité

A fait toute sa gloire et sa félicité.

J’atteste...

LÉONIDE.

Je m’en veux de garant que moi-même ;

Je crois que vous m’aimez, parce que je vous aime.

Revenons donc, Seigneur, à l’intérêt commun.

Peignez-moi nos malheurs, sans en omettre aucun.

A-t-on pu menacer la liberté, la vie

D’un Sage dont on sait que Sparte est la patrie ?

Et se dissimuler dans un tel attentat,

Qu’un Citoyen pareil égale un Potentat ?

Ne me déguisez rien : d’où nous vient cette injure ?

Parlez ; de quel forfait, la hardie imposture

Osa-t-elle à mon frère imputer la noirceur ?

Quels sont ses ennemis ? Quel est son défenseur ?

Étrange récompense, hélas ! de ses services,

Et du plus signalé de tous les sacrifices !

LYSIMAQUE.

Ce mortel, le plus grand que votre ville ait eu,

N’a d autres ennemis que ceux de la vertu ;

Nous rendons à la sienne un hommage unanime ;

On l’aime, on le respecte : et voilà tout son crime.

Aux pièges d’un rival envieux de son sort,

Cet amour, ces respects, ont servi de ressort.

Du Roi que le courroux trop aisément enflamme,

Anaxarque a d’abord ébranlé la grande âme,

En lui faisant penser qu’on usurpait ses droits ;

Que régner sur les cœurs, c’est dépouiller les Rois,

Partager avec eux leur plus noble avantage,

Et même aller toujours plus loin que le partage,

À ces traits venimeux s’est joint plus d’un malheur.

D’un complot criminel, Hermolaüs auteur,

Osant de la vertu prendre le ton sévère,

A, pour modèle au roi, proposé votre frère.

Des faux bruits, là-dessus répandus à dessein,

Lacédémone armée, un Conquérant enfin

À qui d’un fol encens le flatteur est prodigue,

Et que d’un sage ami l’austérité fatigue,

De concert, contre nous, tout cela s’unissant,

À côté du coupable avait mis l’innocent.

C’en était sait. Le Sage et de Grèce et de Sparte

Signalait par sa mort, les rives du Jaxarte ;

Le Roi, dans sa colère, en prononçait l’Arrêt ;

On liait la victime et le fer était prêt...

Vous frémissez ! je fais un récit trop fidèle...

LÉONIDE.

C’était à ma prière, et je la renouvelle.

LYSIMAQUE.

Les miennes et mes pleurs étant donc sans pouvoir,

Je n’ai plus pris d’avis que de mon désespoir.

J’allais me délivrer d’une importune vie :

Le Roi s’est opposé lui-même à ma furie,

Et de la sienne alors un peu moins possédé,

Il a daigné m’entendre et m’a tout accordé.

Tout a repris, dès-là, sa place légitime ;

L’Envie est retombé aux pieds de sa victime ;

Et l’estimable objet de sa lâche fureur,

Du pied de l’échafaud, remonte à la faveur.

C’est à l’amitié seule ici qu’on attribue

Un désespoir auquel cette victoire est due :

Mais l’amour, je l’avoue, eut part à mes transports.

Ce frère, autant qu’à moi, vous est cher ; et, dès-lors,

Vivement pénétré des atteintes mortelles

Dont vous allaient frapper de si tristes nouvelles,

Je voulais m’épargner de plus funestes coups,

Et mourir avec lui, pour mourir avant vous...

LÉONIDE.

Mon sang, en arrosant et l’une et l’autre cendre,

D’un opprobre de plus eût couvert Alexandre.

De vos soins, notre vie est donc l’heureux effet :

Égalons, s’il se peut, le salaire au bienfait.

Ma main ne suffit pas : l’amour qui la présente,

Pour acquitter la sœur, satisfait trop l’amante :

Un autre prix plus beau, c’est que, malgré ses lois,

Je vous apprend que Sparte applaudit à mon choix.

Sparte qui, dans la peur que sa vertu ne change,

D’aucun sang étranger ne souffre le mélange,

Se relâche pour vous, veut bien vous accepter

Vous juge digne d’elle, et va vous adopter.

Peut-être on dénierait, même au fils de Philippe,

L’honneur où Lysimaque aujourd’hui participe.

Que de cet honneur donc, et du don de ma main,

Le Héros et l’Amant bénissent le Destin ;

Et puisse votre amour trouver dans sa victoire,

Le degré de bonheur qu’y doit trouver la gloire !

Reste à l’aveu d’un frère (aveu qui vous est sûr)

De couronner un feu si fidèle et si pur.

Qui l’arrête ? Ou plutôt qui me retient moi-même ?

Contentez d’une sœur l’impatience extrême :

Du lieu qui me le cache, ouvrez-moi les chemins ;

Je veux toucher les fers qui tombent de ses mains,

En baiser la première et la place et la marque,

Insulter, par ma joie, au dépit d’Anaxarque...

Allons, cher Lysimaque ; et, sans attendre ici,

Courons...

LYSIMAQUE.

Il vous prévient, Madame ; et le voici,

L’élite de nos Chefs le suit et l’environne ;

Et vous voyez le rang que sa vertu lui donne.

 

 

Scène V

 

CALLISTHÈNE, LÉONIDE, LYSIMAQUE, CRATÉRUS, CHEFS de l’Armée d’Alexandre

 

LÉONIDE.

Où nous retrouvons-nous, ô mon frère !

CALLISTHÈNE.

Ma sœur,

De nos embrassements suspendons la douceur ;

Et souffrez que j’achève ici de rendre grâce

À ces braves Guerriers qu’a touchés ma disgrâce

Allez, nobles amis de l’innocence aux fers,

Ne vous souvenez plus des maux que j’ai soufferts.

C’est à mes délateurs à rougir d’une injure

Que votre désaveu répare avec usure.

Retirez-vous ; allez, vous dis-je, et privez-moi

Des traits d’une amitié suspecte à votre roi.

 

 

Scène VI

 

CALLISTHÈNE, LÉONIDE, LYSIMAQUE

 

CALLISTHÈNE

Vous qui sauvez des jours que l’imposture attaque,

Embrassez votre ami, généreux Lysimaque.

Si ma sœur est un bien digne de vous flatter,

Je suis libre ; elle arrive ; elle peut m’acquitter.

LYSIMAQUE.

Mon cœur, de ce moment, n’a plus de vœux à faire.

Vous les comblez vous deux ; une faveur si chère,

Tous trois mous unissant des liens les plus forts,

Pouvait seule égaler le malheur d’où je sors.

LÉONIDE.

Que vous m’avez jetée en de vives alarmes !

CALLISTHÈNE.

La paix qui peut les suivre, en aura plus de charmes.

LÉONIDE.

Vous voulûtes partir, malgré tous nos avis.

CALLISTHÈNE.

Je me repentirais de les avoir suivis...

LÉONIDE.

Pour un ingrat par qui votre mort fut jurée ?

CALLISTHÈNE.

De ses persécuteurs la Grèce est délivrée.

LÉONIDE.

C’est la gloire d’un Roi dont vous ornez la Cour ?

Et ce n’est point la nôtre.

CALLISTHÈNE.

Elle doit l’être un jour.

De l’ennemi commun la puissance est détruite.

La Grèce à nous céder sera bientôt réduite.

Avions-nous avec elle, ou la guerre ou la paix ;

Cet ennemi toujours retardait nos succès,

Si nous étions unis ; inondant nos frontières,

Ses Escadrons nombreux tarissaient les rivières.

La dispute du rang naissait-elle entre nous ;

Il appuyait les uns, pour nous mieux nuire à tous ;

Contre Sparte, l’objet de sa plus juste crainte,

Ses Trésors soulevaient Thèbes, Athènes et Corinthe ;

Et ce honteux secours balançant nos destins,

Nous arracha cent fois la victoire des mains.

Que Sparte à présent monte au rang qu’on lui dispute.

Darius à ce rang l’élève par sa chute.

De qui la préparait, j’ai dû suivre les pas,

Et cru devoir blâmer qui ne me suivait pas,

Mais la même équité veut qu’aujourd’hui je laisse

Un Prince enorgueilli que la vérité blesse ;

De qui l’ambition ne connaît plus de frein ;

Qui veut tout voir ployer sous son sceptre d’airain.

En projets insensés, son esprit se fatigue ;

Ce n’est plus qu’un torrent prêt à rompre sa digue,

Menaçant à la fois la Grèce et l’Étranger,

Et concevant trop peu d’un monde à ravager.

Partons, sans envier au reste de la Grèce

Des lauriers qu’ont flétris le luxe et la mollesse

Fuyons avec horreur des vainqueurs corrompus ;

Et courons dans nos murs nous rejoindre aux vertus,

De la vérité libre ils sont l’unique asile :

Là jamais on ne vit le mensonge servile

S’oser placer entre elle et l’oreille des Rois ;

Leur règne est moins le leur que celui de nos lois,

Voilà, voilà des Dieux les augustes images,

Et les rares mortels dignes de nos hommages.

Je respire à regret l’air impur de ces lieux.

Partons. Et vous, Seigneur, recevez nos adieux,

Songez, en demeurant où le devoir vous lie,

Que vous êtes un homme à qui Sparte s’allie ;

Et, de ma sœur un jour devant être l’époux,

Cultivez la vertu qui vous égale à mous.

LYSIMAQUE.

Non ! vous ne fuirez point un Roi qui vous honore ?

Qui veut à vos conseils s’abandonner encore,

Qui vous rappelle au rang de ses plus chers amis,

Qui veut...

CALLISTHÈNE.

Il veut ma honte ; il veut me voir soumis :

Il veut que je le flatte et que je le trahisse ;

Qu’à ses égarements je serve et j’applaudisse.

Sparte m’instruisit-elle à de pareils égards ?

Non, Lysimaque ; adieu, je suis libre, je pars ;

Je le fuis et vous plains. Quel transport vous agite ?

Je vous entends : on va s’opposer à ma fuite ;

Je n’ai de liberté qu’autant que votre Roi

Croit en régler l’usage et disposer de moi ;

À ce prix, je la rends ; son espérance est vaine ;

Et je vais de ce pas...

LYSIMAQUE.

Arrêtez, Callisthène !

Que dites-vous ? À peine, hélas ! je vous revois,

À peine votre Sœur se donne-t-elle à moi,

Qu’à perdre l’un et l’autre un adieu me prépare ;

Le même instant tous trois nous joint et nous sépare ;

Et votre esprit, ailleurs qu’en un juste regret,

Va chercher des raisons à mon trouble secret !

L’âme à des coups pareils est-elle indifférente ?

Et suis-je donc ici le seul qui les ressente ?

Ah ! Madame, auriez-vous un cœur comme le sien ?

Ce cœur, quand vous partez, ne gémit-il de rien ?

LÉONIDE.

Ne m’en accusez pas. Aux lieux qui m’ont vu naître,

On n’est pas insensible ; on tâche à le paraître ;

Et, dût-on, parmi nous, souffrir plus que la mort,

Âge ni sexe m’est exempt d’un tel effort.

L’arbitre de mon sort veut ce que je désire ;

À l’un et à l’autre aveu Sparte est prêt à souscrire ;

Désormais mon Amant ensemble et mon Époux,

Rien au monde ne doit m’être plus cher que vous.

Laisser voir, en partant, mon espoir et ma flamme,

C’est vous instruire assez de l’état de mon âme.

Allez, Seigneur, allez achever des combats,

Dont la fin seule doit vous remettre en mes bras.

Mon amour vous attend au sommet de la gloire.

Au char du Général enchaînez la Victoire ;

Et, pour effacer mieux tous les autres Guerriers,

Songez que Léonide a part à vos lauriers.

CALLISTHÈNE.

Sortez : je vous rejoins ; Anaxarque s’avance.

Seul.

Puisqu’il ose ne pas éviter ma présence,

Il va savoir de moi quelle idée aujourd’hui

J’emporte, en m’en allant, de son Maître et de lui.

 

 

Scène VII

 

CALLISTHÈNE, ANAXARQUE

 

ANAXARQUE.

En rival au-dessus des bruits du vulgaire,

De grâce, honorez-moi d’un regard moins sévère.

De tant d’inimitiés quel est donc le sujet ?

Serait-ce la faveur qui m’en rendrait l’objet ?

D’un mauvais choix, en moi, blâmez-vous Alexandre ?

De ma place, pour vous, je suis prêt de descendre ;

Si m’approcher du Roi, c’est vous en éloigner,

Je dois faire et je fais, prompt à me résigner,

Céder mon intérêt à celui du Monarque ;

Vous avez sur son cœur plus de droit qu’Anaxarque ;

Au plus sage des Grecs le dépôt en est dû :

Et le salut public veut qu’il vous soit rendu.

CALLISTHÈNE.

On a vu plus d’un Roi, sans que je m’en étonne,

Et plus d’un tyran même, abdiquer la Couronne ;

Un prodige plus grand (plus rare par malheur)

C’est de voir, à la Cour, abdiquer la faveur.

Certes, je conclurais de cet effort insigne,

Que, las d’en abuser, vous en devenez digne.

D’un si noble retour vous me verriez touché.

Mais l’Aspic sous les fleurs est peut-être caché.

Vous feignez de vouloir, ou voulez vous l’émettre,

Sûr que le Roi jamais ne le voudra permettre ;

Ou que, s’il le permet, l’austère intégrité

Achèvera de perdre un rival redouté.

ANAXARQUE.

Daignez recevoir mieux le plus sincère hommage.

Loin de vous pour jamais tout soupçon qui m’outrage !

Je veux vous plaire autant que je vous ai déplu ;

Qu’un si louable effort ne soit pas superflu !

Qu’ai-je fait toutefois de si digne de blâme ?

Du Roi, par mes conseils, ai-je empoisonné l’âme ?

Est-ce moi qui le porte au mépris de nos lois ?

Il étend, à son gré, son pouvoir et ses droits.

Son génie est le seul qui le guide et l’inspire.

CALLISTHÈNE.

C’est conseiller souvent, que ne pas contredire.

ANAXARQUE.

Combat-on des projets, s’ils ne sont confiés ?

CALLISTHÈNE.

Quand ils s’exécutaient, vous les applaudissiez.

ANAXARQUE.

Je n’applaudissais point ; je gardais le silence.

CALLISTHÈNE.

Pernicieux respect ! Criminelle indolence !

ANAXARQUE.

Dites soumission.

CALLISTHÈNE.

Je ne sais point flatter.

ANAXARQUE.

Mais que pouvais-je faire, après tout ?

CALLISTHÈNE.

M’imiter.

Et vous ressouvenir que les Dieux, Anaxarque,

N’ayant mis que les lois entre eux et le Monarque,

Ont placé nos pareils entre son peuple et lui,

Pour être de ce peuple et l’organe et l’appui.

ANAXARQUE.

Des Rois, vous le savez, l’oreille est délicate ;

Et je ne jouis pas des droits d’un Spartiate.

CALLISTHÈNE.

Je tiens de l’honneur seul les droits dont je jouis ;

Et de semblables droits sont de tous les Pays.

ANAXARQUE.

Que me reprochez-vous enfin que je n’efface,

Et que je ne répare, en vous cédant ma place ?

J’en dépose l’éclat, l’avantage et le poids.

Je vous rends Alexandre.

CALLISTHÈNE.

Oui, mais sourd à ma voix ;

Ne reconnaissant plus de lois que ses caprices ;

Respirant, à la fois, le sang et les délices ;

Même contre les siens, se croyant tout permis ;

Et plus redouté d’eux, que de ses ennemis.

Les Grecs m’en sont témoins, j’ai quitté, pour leur Maître,

Mon repos, mon pays, mes vrais devoirs peut-être ;

Pour en faire un Héros, j’ai tout sacrifié ;

Et sa haine est le prix dont mon zèle est payé.

De mes leçons, du moins, si gardant la mémoire,

Ce Roi qui me fut cher, prenait soin de sa gloire !

Mais elle est mon ouvrage ; il semble quel ingrat,

Pour ne me rien devoir, veuille en ternir l’éclat.

De votre faux respect voyez les tristes suites :

La puissance effrénée a franchi ses limites.

Votre Prince a perdu le cœur de ses sujets.

Eh ! Quel autre que vous, accuser des projets

Qu’un orgueil applaudi, chaque jour lui suggère ?

À qui s’en prendre ici de la pompe étrangère

D’un luxe, en tous les temps, parmi nous ignoré,

Et du Barbare à nous maintenant transféré ?

Autre licence affreuse et non moins inouïe !

Le fils d’Olimpias moins sensé, plus impie,

Qu’un Xerxès qui voulut faire enchaîner la Mer,

S’ose dire, à nos yeux, le fils de Jupiter !

Il n’eût eu qu’à pousser l’égarement extrême,

Jusqu’à vouloir passer pour être un Dieu lui-même,

Votre silence encore exemplaire et pieux...

 

 

Scène VIII

 

LÉONIDE, CALLISTHÈNE, ANAXARQUE

 

LÉONIDE.

Mos Frère, vous perdez des instants précieux.

Nous courons un péril dont on vient de m’instruire ;

Ce Ministre en sait plus, et vous l’aurait pu dire,

Mais c’eût été, servant et Sparte et vous et moi,

Se très mal acquitter de son nouvel emploi.

ANAXARQUE, frappé d’étonnement.

Madame...

LÉONIDE.

Allez à Sparte ; allez y faire entendre

Les ordres menaçants dont vous charge Alexandre.

CALLISTHÈNE, à Anaxarque.

Quoi donc ?

ANAXARQUE.

Seigneur...

LÉONIDE.

Venez : son trouble nous suffit.

La fraude inspire en vain, quand la honte interdit.

 

 

Scène IX

 

ANAXARQUE

 

Où suis-je ? Qu’ai-je vu ? Quelle surprise extrême !

C’est elle, juste Ciel ! C’est cette Beauté même

Dont l’image partout m’a si longtemps suivi !

Ô coup inespéré dont je me sens ravi !

Ô jour le plus heureux, le plus doux de ma vie !...

Que dis-je ? Qu’a ce jour de si digne d’envie ?

Je les revois, hélas ! ces charmes éclatants ;

Mais dans qui les revois-je ? En quels lieux ? En quel temps ?

Dans la superbe sœur d’un homme qui m’abhorre !

Au milieu d’une Cour où l’on me déshonore !

Quand il faut que je vole aux lieux qu’elle a quittés !

Que de revers ensemble et de fatalités !

Elle arrive, et je pars. Ah ! c’est-là, je l’avoue,

Le plus cruel des coups du Destin qui me joue !

Deux fois il me la montre ; et deux fois, au moment

Où mon devoir exige un prompt éloignement ;

Et comment, chaque fois, quittai-je l’inhumaine ?

Je partis inconnu : je pars avec sa haine.

 

 

Scène X

 

ALEXANDRE, ANAXARQUE

 

ALEXANDRE.

Je vous faisais chercher : c’est pour vous avertir,

Ami, qu’il n’est plus temps de songer à partir.

De Léonide ici l’arrivée imprévue

Change mon premier ordre, ou plutôt l’effectue ;

D’autant plus que du reste on est mieux informé.

Ce n’est point contre nous, que Sparte avait armé.

Ainsi, d’Ambassadeur laissez le caractère,

Et vous chargez, pour moi, d’un autre ministère

Au sortir du Conseil, sans attendre plus tard,

Remplissez le projet dont je vous ai fait part.

De l’Oracle d’Hammon rappelant la réponse

Qui me déclara né du sang dont je m’annonce,

Faites-moi décerner l’hommage glorieux

Qui fait marcher de pair et les Rois et les Dieux,

Et dont, pour relever l’éclat du rang suprême,

L’usage a fait, en Perse, un droit du Diadème

Vous-même, en ce dessein, vous m’avez affermi ;

Mais parlez-moi toujours cependant en ami,

Je vous écoute encor. Quelque raison nouvelle,

Contre ce coup d’éclat, vous révolterait-elle ?

ANAXARQUE.

Non, Seigneur ; commandez ; vos ordres sont ma loi ;

C’est obéir aux Dieux qu’obéir à son Roi.

Par votre volonté la leur se manifeste,

Et vos droits ne sont pas de ceux que l’on conteste ;

À vous y maintenir tout se doit empresser ;

Trop heureux que ma voix serve à les annoncer !

ALEXANDRE.

Un succès toutefois de cette conséquence

Dépend de votre zèle et de votre éloquence.

On dispute souvent les droits les mieux acquis.

Frappez donc, ébranlez, subjuguez les esprits.

Je ne connais que trop celui de Callisthène ;

J’avouerai que ma crainte un peu trop inhumaine,

Sur des bruits il est vrai, qu’appuyait votre voix,

L’abandonnait tantôt à la rigueur des lois.

Mais plutôt s’il se peut, gagnons cette âme altière.

J’indisposais des cœurs qu’il faut que je m’acquière ;

Je me les concilie en l’attirant à nous.

Son suffrage est d’un poids à les réunir tous.

Et même à cœur ouvert s’il faut que je m’explique,

Le remords est ici joint à la politique :

Peut-être injustement j’ai soupçonné sa foi ;

Et je lui sens toujours de l’ascendant sur moi.

Voyez-le donc. Allez. Rapprochons-nous. Qu’il vienne.

Il n’est rien que sa Sœur, ainsi que lui, n’obtienne.

Pour me les attacher je répandrai sur eux

Tous les bienfaits d’un Roi puissant et généreux.

Après quoi, devant tous, parlant sans me commettre.

Sachez ce que de lui nous pouvons nous promettre.

S’il vous combat, s’il est tel que vous l’avez craint,

Pour la dernière fois vous vous en serez plaint.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LÉONIDE, ANAXARQUE

 

LÉONIDE.

Entrons donc ; je vous suis, et me soumets sans peine.

Je me dérobe exprès des yeux de Callisthène ;

Et, tandis que de vains et longs raisonnements,

Tâchent de le résoudre à des ménagements,

J’aurai fait mon devoir et paru la première.

De Callisthène aussi l’âme est un peu trop fière

Sa Sœur moins intraitable et le Roi se verront ;

Et je veux bien moi seule en essuyer l’affront.

ANAXARQUE.

Adoucissez, Madame, un esprit qui s’obstine

À douter des honneurs qu’un grand Roi vous destine ;

Si pour vous en combler il ne vous cherchait pas,

Anaxarque jamais n’est retenu vos pas !

LÉONIDE.

J’admire, en vérité, la rare bienveillance

Qui va, pour honorer, jusqu’à la violence.

ANAXARQUE.

Fallait-il se la faire encor plus, permettant

Qu’en arrivant ici vous partiez à l’instant ?

Et sans le moindre accueil vous laisser disparaître ?

LÉONIDE.

Oui ; nous en dispensions le Ministre et le Maître.

Quel accueil, dites-moi, pourrait nous éblouir ?

De quels honneurs ici daignerions-nous jouir ?

Notre gloire les fuit ; elle en serait flétrie :

Nous n’en reconnaissons qu’au sein de la Patrie,

Les dons de la Fortune et la faveur des Rois

Sont des fers dont à Sparte on déteste le poids.

ANAXARQUE.

Instruit des sentiments d’une âme Spartiate,

Je sais quel traitement la révolte ou la flatte ;

Et, n’offrant en effet que des honneurs communs,

Tous nos empressements ne seraient qu’importuns.

Mais jugez mieux tous deux du Roi qui vous rappelle.

La Reine ici peut tout : vous pourrez autant qu’elle ;

Et, quant à Callisthène, il aura dans ses mains

Les volontés d’un Prince arbitre des Humains.

Vous ferai-je valoir un plus doux charme encore ?

Il est un tendre cœur ici qui vous adore ;

Qui, du soin de vous plaire uniquement jaloux,

Peut mériter un jour le bonheur d’être à vous ;

Et d’un bonheur si grand et si digne d’envie,

Faire ici, comme ailleurs, celui de votre vie.

Insensible aux honneurs offerts en cette Cour,

Vous pourriez me pas l’être aux douceurs de l’amour.

LÉONIDE.

Ce soupir échappé laisse voir ma faiblesse.

Je suis femme, et n’ai pas une âme sans tendresse.

Eh ! par quelle raison désavouerais-je un feu

Qui de Lacédémone a mérité l’aveu ?

L’objet en est bien digne ; et je vous dirai même

Que, de ma propre bouche, il sait combien je l’aime ;

Mais ce n’est que dans Sparte, au pied de nos autels,

Qu’il peut s’unir à moi par des nœuds solennels ;

Et non pas... Où tend donc cette fureur étrange ?

ANAXARQUE.

Que la vôtre, Madame, à son gré vous en venge !

Je n’ai plus rien à craindre après ce coup fatal ;

De cet Amant heureux vous voyez le rival.

LÉONIDE.

Qu’ai-je ouï ? L’ennemi, le bourreau de mon Frère !

Le rebut de la Thrace et de la Grèce entière !

En un mot Anaxarque...

ANAXARQUE.

Oui, de vous est épris :

Oui, Madame ; et l’était bien avant ces mépris.

Ils sont le triste fruit d’une aveugle tendresse.

Hélas : j’étudiai cette même sagesse

Qui rend un Citoyen l’honneur de son Pays ;

Tous mes vœux y tendaient : l’Amour les a trahis.

Rejetez, dédaignez, désespérez ma flamme,

Couronnez qui vous plaît ; mais est-ce à vous, Madame,

À me faire rougir de tout ce que j’ai fait ?

Vous, qui seule en étiez et la cause et l’objet.

LÉONIDE.

Moi !...

ANAXARQUE.

Calmez ce transport ; et permettez que j’ose...

LÉONIDE.

Moi, de tes lâchetés et l’objet et la cause !

ANAXARQUE.

Deux mots ! Daignez m’entendre ; et tant d’inimitié

Se changera peut-être en un peu de pitié.

Dans le Cirque, à la fin de ces jeux où la Grèce

Voit triompher chez vous, l’une et l’autre Jeunesse,

Un seul et même instant rapide et précieux

Offrit et déroba vos appas à mes yeux.

Des bords de l’Eurotas, jusques sur ce rivage,

Sans savoir votre nom, j’emportai votre image ;

J’ignorais qui j’aimais, et n’en aimais pas moins.

Osant tout espérer du temps et de mes soins,

Embrasé, dévoré de ce feu tyrannique,

Votre possession fut donc mon but unique ;

Et comme un peuple fiera droit sur votre main,

Sans des sceptres offerts, j’y crus prétendre en vain :

C’est le Roi qui les ôte et qui les distribue ;

Ma liberté dès-lors, ma voix lui fut vendue :

À Callisthène ainsi j’enlevai la faveur...

Eh ! Qui s’imaginait que vous étiez sa sœur ?

Suis-je assez confondu par ma propre faiblesse ?

Ce que j’ai fait pour vous, me dégrade et vous blesse ;

Je ne me démentais que pour vous irriter ;

Et je vous perds par où j’ai cru vous mériter.

Mais, Madame, un grand cœur n’est jamais implacable,

Ni notre premier choix toujours irrévocable.

À l’amour le plus vif, si le vôtre se rend,

Tout doit, auprès du mien, vous être indifférent ;

Ou si la vertu seule obtient la préférence,

La mienne renaîtrait de la moindre espérance.

Enfin, si quelque Trône a de quoi vous tenter ;

Parlez, je le demande, et vous y fais monter.

LÉONIDE.

Tu n’en es pas encor, lâche, où tu crois en étire.

Ton Maitre ici peut tout ; tu peux tout sur ton Maitre ;

Et, contre sa Captive, osant t’en prévaloir...

ANAXARQUE.

Quel odieux soupçon ! Moi, Madame, vouloir !...

LÉONIDE.

Mon juste étonnement t’en a trop laissé dire.

Je ne réponds qu’un mot ; et ce mot doit suffire.

Mon Frère seul ici peut disposer de moi ;

Vas le voir, et l’engage à s’allier à toi.

 

 

Scène II

 

ANAXARQUE

 

Barbare ! Je t’entends, Ah ! la douleur m’accable !

Je suis donc, à leurs yeux, un monstre détestable !

Eh bien ! à juste titre, il faut le mériter ;

Je ne puis adoucir ; il faut épouvanter.

J’obéirai. Voyons ton inflexible frère ;

Mais tremble ; ou qu’avec moi sa fierté se modère.

De lui, tu fais dépendre et ton sort et le mien ;

Et c’est de moi bientôt que dépendra le sien.

 

 

Scène III

 

CALLISTHÈNE, ANAXARQUE

 

CALLISTHÈNE.

On m’avait dit qu’ici ma sœur était entrée.

ANAXARQUE.

Par cet autre chemin, vous l’eussiez rencontrée.

CALLISTHÈNE.

À ces sombres regards, que sur moi vous lancez...

Je vois...

ANAXARQUE.

Le Roi vous mande : il entre. Paraissez.

 

 

Scène IV

 

ALEXANDRE, CALLISTHÈNE

 

CALLISTHÈNE.

Seigneur, me croyant libre autant que je dois l’être,

Et d’ici, pour jamais, prétendant disparaître,

De la loi du plus fort, j’ai subi la rigueur :

Daignez ne pas l’étendre au moins jusqu’à ma sœur.

Du reste, offensez-vous des plaintes qui m’échappent.

Vos bourreaux étaient prêts : rappelez-les ; qu’ils frappent :

Ce sera m’affranchir d’un esclavage affreux,

Qui lasse ma constance, et nous flétrit tous deux.

ALEXANDRE.

Callisthène, quittez un si triste langage ;

Vivez. Que parlez-vous de mort et d’esclavage,

Quand Lysimaque, instruit de mes vrais sentiments,

N’a dû vous annoncer que d’heureux changements !

Rendons-mous désormais justice l’un à l’autre.

Mon estime renaît ; je veux ravoir la vôtre,

Vous redonner sur moi, les droits qui vous sont dus,

Et reprendre, sur vous, tous ceux que j’ai perdus.

Oui, de ce que j’ai fait, vous avez à vous plaindre :

Mais, sur plus d’un avis, je m’y suis vu contraindre ;

Aujourd’hui même encor, j’ai reçu ce billet.

On vous chargeait : lisez ; j’ai craint. Qu’eussiez-vous fait ?

Pendant que Callisthène lit.

Ô Trône ! ô triste siège environné d’abymes !

Quiconque te remplit, craint, ou commet des crimes ;

Un Roi les fuit en vain : l’indulgence ou l’erreur

Font qu’il en est toujours la victime ou l’auteur.

Reprenant le billet.

Eh bien ?

CALLISTHÈNE.

Qu’eussé-je fait ? Ce qu’au mépris des suites,

Dans les bras de la mort, vous-même un jour vous fîtes

En faveur d’un fidèle et sage Médecin,

Faussement accusé d’un semblable dessein.

Votre grand cœur livra vos jours à sa science ;

Vous les devez, Seigneur, à cette confiance ;

Elle vous fit revivre, et revivre admiré :

La méritais-je moins, moi qui vous l’inspirai ?

Dites que ma disgrâce était déjà certaine,

Que la crédulité ne fit pas votre haine,

Mais que j’avais déplu par ma sincérité,

Et que la haine fit votre crédulité,

Vos soupçons ne venaient...

ALEXANDRE.

Brisons-là. Qu’il suffise

Que je me les reproche, et que je vous le dise.

Je reconnais ma faute, et prétends l’expier :

En homme vertueux, vous devez l’oublier.

Demeurez ; aimez-moi : que tout vous y condamne.

Non content d’égaler Léonide à Roxane,

J’aime Lacédémone en faveur de vous deux,

Et je la favorise au-delà de vos vœux.

Dans l’Attique j’ai fait, des dépouilles d’Arbelle,

Élever un trophée injurieux pour elle ;

L’inscription apprend à la Postérité,

Que Sparte est seule oisive et n’a rien mérité ;

Je l’efface, et j’admets Sparte même au partage

De tout ce que le Sort réserve à mon courage,

Quand même vos Guerriers m’y contribueraient pas ;

Vous seul vous me vaudrez des milliers de soldats.

CALLISTHÈNE.

La satisfaction, je l’avoue, est royale ;

J’y vois une âme et belle, et grande, et libérale ;

Mais laissez-là, Seigneur, et Sparte et des bienfaits

Qu’aussi-bien sa fierté n’accepterait jamais.

Vous m’arrêteriez mieux, ne songeant qu’à me rendre

Tout ce que je regrette.

ALEXANDRE.

Eh quoi ?

CALLISTHÈNE.

Tout Alexandre,

Tout ce cœur où l’ami se montrait seul à moi,

Et qui ne m’offre plus que les bontés d’un Roi.

ALEXANDRE.

Qu’exigerait encor votre amitié blessée ?

CALLISTHÈNE.

Le droit de vous ouvrir librement ma pensée.

ALEXANDRE.

Ne le reprendre pas ce serait me trahir.

CALLISTHÈNE.

Dès ce moment, Seigneur, je puis donc en jouir ?

ALEXANDRE.

Parlez.

CALLISTHÈNE.

Que faites-vous dans le fond de l’Asie ?

Pourquoi ?...

ALEXANDRE.

Je vous entends : laissez-moi, je vous prie,

Devancer le reproche où je vous vois venir.

Oui, ma gloire en ces lieux risque de se ternir.

L’étonnement est juste : on n’a pas dû s’attendre

À cette inaction qui dégrade Alexandre ;

Je rougis d’un repos où je me suis trop plu ;

Vous voulez que j’en sorte ; et j’y suis résolu.

C’est de quoi, ce jour même, informeront l’armée

Cratérus, Lysimaque, Eumène et Ptolomée.

Un ordre de ma parole doit les conduire ici.

Ils entrent. Vous allez être mieux éclairci.

 

 

Scène V

 

ALEXANDRE, CALLISTHÈNE, ANAXARQUE, LYSIMAQUE, CRATÉRUS, CHEFS de l’Armée d’Alexandre

 

ALEXANDRE.

Noble sang des Guerriers, qui, des rives du Xante,

Sont revenus couverts d’une gloire éclatante,

Il est temps qu’au loisir succèdent les exploits,

Et que votre valeur se réveille à ma voix.

Du Dieu qui fit de l’Inde, avant moi, la conquête,

Et le pampre et le myrte ont couronné la tête ;

Mars n’a pas interdit le plaisir aux Héros ;

Mais le délassement se mesure aux travaux.

Et, qu’avons-nous donc fait si digne de mémoire ?

Tout pour notre salut, rien encor pour la gloire.

Nous avons terminé d’anciens différends :

Le Bosphore affranchi ne craint plus ses tyrans ;

Persépolis enfin n’est plus qu’un peu de cendre ;

C’est beaucoup pour la Grèce, et peu pour Alexandre...

Des triomphes aisés ne sont que des appâts

Qui flattent la valeur, et ne la fixent pas.

Ranimons donc la nôtre, et la rendons célèbre,

Du Nil au Boristhène, et de l’Hydaspe à l’Hèbre,

Qu’elle rassemble, amis sous un même destin,

L’Indien, le Gaulais, le Scythe, et l’Africain.

Mon nom vous est garant de la faveur céleste :

Suivez-moi ; nous vaincrons. N’imputez point du reste

À l’ambition seule un si vaste projet.

La Politique ici, comme elle, à son objet.

Au métier de la Guerre, il est tel avantage

Qui, s’il ne croît toujours, sert moins qu’il n’endommage ;

Tous les voisins d’un peuple à peine encor dompté,

Sont autant d’ennemis du Vainqueur redouté,

Qui l’osent défier d’abord en téméraires,

Et, corrompant la foi des nouveaux Tributaires,

Le contraignent après de venir au combat,

Entre la force ouverte et le noir attentat.

D’un pôle à l’autre enfin, du couchant à l’Aurore,

Si tout ne m’est soumis, rien ne me l’est encore :

Traversant les climats habités et déserts,

Je ne désarme donc qu’au bout de l’univers.

J’en atteste le Dieu que l’Orient révère,

Qui lui seul éclairant l’un et l’autre hémisphère,

Et seul y suffisant, semble nous enseigner

Qu’une seule Puissance ici-bas doit régner.

CRATÉRUS.

Notre gloire, Seigneur, étant jointe à la vôtre,

Sûr de votre courage, assurez-vous du nôtre ;

Que le passé témoigne et réponde pour nous.

Rentrez dans la carrière ; et nous vous suivons tous,

Vos drapeaux relevés nous combleront de joie ;

L’armée impatiente attend qu’on les déploie ;

Et puisse la Victoire être dans les combats,

Aussi prompte que nous à voler sur vos pas !

ALEXANDRE.

Je ne pouvais partir sous de meilleurs auspices.

De près, de loin partout j’ai les Destins propices.

Le brave Éphestion, suivi de nos vieux corps,

De la Mer Caspienne a nettoyé les bords :

Le sage Antiochus commande en Sogdiane ;

Cœnus dans la Perfide ; Attale en Bactriane ;

Et de vingt Lieutenants le zèle me répond

De ce que j’ai conquis du Nil à l’Hellespont.

Partons donc ; et faisons qu’on ne se ressouvienne

Du fils de Sémélé, ni de celui d’Aclmène :

Que ce que j’entreprends décide entre nous trois.

La terre, en plus d’un lieu, limita leurs exploits ;

Je ne vois plus aux miens, dès que tout me seconde,

D’autres bornes, Amis, que les bornes du monde ;

Et, dans la noble ardeur dont je me sens brûler,

Je voudrais que les Dieux pussent les reculer.

 

 

Scène VI

 

CALLISTHÈNE, ANAXARQUE, LYSIMAQUE, CRATÉRUS, CHEFS de l’Armée d’Alexandre

 

CRATÉRUS.

Qu’Alexandre à ces traits se fait bien reconnaitre !

À Callisthène.

Ce qui nous rend plus cher encore un si grand Maître,

C’est qu’il vous redevient juste, et qu’il vous à remis,

Malgré la calomnie, au rang de ses Amis.

CALLISTHÈNE.

Il vous paraît changé ; mais moi, faute de l’être,

Je vais, dans un moment, lui déplaire peut-être.

ANAXARQUE.

Qui peut vous imposer cette nécessité ?

CALLISTHÈNE.

Ce qu’un flatteur lui fait haïr : la vérité.

ANAXARQUE.

Le Roi ne la hait point ; il se plait à l’entendre,

Mais soumis au respect qu’il a droit de prétendre.

CALLISTHÈNE.

J’observe, en la disant, les égards que je dois ;

Et tel qui la déguise en manque plus que moi.

ANAXARQUE.

Je le crois ; mais enfin cette rare franchise

N’exige rien de vous désormais qui vous nuise.

Le Roi n’est-il pas tel que vous le désiriez ?

Il s’arrache aux plaisirs que vous lui reprochiez ;

Par un noble aiguillon sa valeur animée,

Va par delà les mers porter sa renommée ;

Au rang des Immortels lui tracer un sentier,

Et faire, devant lui, taire le monde entier.

CALLISTHÈNE.

Le Roi peut devant lui forcer par sa vaillance,

La Terre épouvantée, à garder le silence,

Sans qu’un homme né libre, et que Sparte a nourri,

Ou se taise, ou lui parle en lâche Favori.

Eh quoi donc la valeur seule est-elle estimable ?

Et faire tout trembler, est-ce être irréprochable ?

ANAXARQUE.

Je ne vous cache point ce qui se passe en moi.

Je crois voir plus qu’un homme où je vois plus qu’un Roi.

Héros supérieur à ceux des premiers âges,

Il est bien au-dessus de nos faibles suffrages ;

En lui je reconnais, j’admire un demi-Dieu ;

J’admire plus : et même admirer c’est trop peu,

Si d’en penser ainsi vous pouvez vous défendre,

Mon transport en appelle à qui vient de l’entendre,

Tous ces illustres Chefs en sont encore émus.

Quel projet ! Quel discours ! Non, non, n’en doutons plus,

Ce n’est point un Mortel né du sang d’un Philippe,

De qui l’Empire étroit se bornait à l’Euripe ;

Le Fils de Jupiter, un Dieu nous a parlé.

Quand Delphes, quand Hamon ne l’eût pas révélé,

Le prodige éclatant qui marqua sa naissance,

Les mémorables traits de son adolescence,

Thèbes attaquée et prise, et punie en deux jours,

Tyr, appelant en vain Neptune à son secours,

La Fortune, avec nous, traversant le Granique,

Et les champs sablonneux de la brûlante Afrique.

Tant d’escadrons, de murs, de trônes renversés,

Tout nous prouvait sa race, et l’annonçait assez ;

Mais, puisqu’enfin les Dieux ont à tant de miracles

Cru devoir ajouter la foi de leurs Oracles,

Que tardons-nous encore à l’honneur comme eux ?

À lui tous adresser notre encens et nos vœux ?

Sur les pas éclairés du Satrape et du Mage,

L’Orient à ses Rois déféra cet hommage ;

La Grèce eût dû déjà le rendre à son Vengeur.

Et du droit des vaincus faire un droit du vainqueur,

Des Tyrans valaient-ils votre Dieu tutélaire ?

Il a pour lui le droit du sang et du salaire ;

Il a pour lui la voix du Prêtre et du Soldat.

De son rang, de son nom rehaussez donc l’éclat ;

N’abordez plus le fils du Maître du tonnerre,

Que ce titre à la bouche et le front contre terre ;

Que pour vous désormais, de ce Prince immortel

Le Palais soit un temple, et le Trône un autel.

Et cependant, du haut de la place où vous êtes,

Callisthène, ordonnez et le culte et les fêtes ;

Prosterné le premier, attirez le concours,

Et, d’un si bel exemple, appuyez mon discours.

CALLISTHÈNE.

Ciel exterminateur ! tu l’entends : et ta foudre

N’a pas déjà réduit le sacrilège en poudre ?

Opprobre de la Grèce ! il faut donc, malgré soi,

Jusqu’à l’emportement se commettre avec toi ?

Je me suis toujours tû, tant que ton insolence,

Ne s’adressant qu’à moi, mérita mon silence ;

La Victime muette allait aux yeux de tous,

Sans daigner se défendre, expirer sous tes coups.

À force de mépris je me sentais paisible.

L’Artisan de mes maux m’y rendait insensible.

Je plaignais seulement un Prince infortuné

Qu’à tes avis l’erreur avait abandonné.

Mais voir encore en butte à ton audace extrême,

L’honneur de ton Pays, de ce Roi, du Ciel même ;

Te voir profaner tout, et ne pas éclater,

Ce serait tout trahir ; ce serait t’imiter.

Impie ! ose outrager ceux qui t’ont donné l’être ;

Méconnais-les ; mais crains, esclave, crains ton Maître.

Aimerait-il leur gloire et la sienne assez peu,

Pour ne pas de ton sang sceller son désaveu ?

Crains un Roi qu’en ses droits aux Tyrans tu compares ?

Crains les Grecs que tu mets dans le rang des Barbares !

Et quand ici tantôt, à ton premier abord,

J’ai laissé de ma haine éclater un transport,

Tu disais qu’à l’objet je m’étais pu méprendre ?

J’en appelle, à mon tour, à qui vient de t’entendre.

Tous ces illustres Chefs te l’attesteront mieux

Regarde-les, et lis ton arrêt dans leurs yeux.

LYSIMAQUE.

Anaxarque, pour tous j’ose ici vous répondre,

Que le trône et l’autel me sont pas à confondre.

Le Monarque a ses droits, et les Dieux ont les leurs.

Vous avez proposé le comble des horreurs.

S’abstienne de ces Dieux la foudre vengeresse,

Pour le crime d’un seul, de châtier la Grèce ;

Et l’indignation dont nous frémissons tous,

Puisse-t-elle suffire à leur juste courroux !

 

 

Scène VII

 

CALLISTHÈNE, ANAXARQUE

 

ANAXARQUE, retenant Callisthène.

Callisthène, c’est vous qui dictez ce langage ;

Et votre seul exemple au refus les engage :

Peut-être que le Roi, s’en tenant offensé,

Me désavouerait moins que vous n’avez pensé.

Je me pourrais venger de vos torrents d’injures.

Mais non ; de part et d’autre étouffant nos murmures,

Oublions le passé : réconcilions-nous ;

Redevenons unis par les nœuds les plus doux,

Et, pour rendre à jamais cette union durable,

Que Léonide en soit le gage inestimable.

J’ose à cette Héroïne élever tous mes vœux ;

Instruisons à l’envi vous et moi nos neveux :

Montrez, en m’obligeant par-delà mon attente,

Que d’animosité la Sagesse est exempte :

Et je montrerai, moi, par de nobles effets,

Comme on doit reconnaître et sentir les bienfaits.

Callisthène, qui, de surprise et d’indignation, avait jusqu’alors tenu les yeux baissés, les relève, envisage Anaxarque et s’en va.

 

 

Scène VIII

 

ANAXARQUE

 

Quel dédain ! Tu paieras ton superbe silence :

Je n’ai prévu que trop cette dernière offense :

Va te vanter aux Tiens d’avoir su m’outrager ;

Va ! je l’ai bien voulu, sur de m’en bien venger.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LYSIMAQUE, LÉONIDE

 

LÉONIDE.

Mettez fin, Lysimaque, à l’ennui qui vous presse,

Vous craigniez mon départ ; que votre crainte cesse :

Nous ne mous quittons plus ; mon Frère ainsi le veut ;

Son cœur, pour votre Roi de plus en plus s’émeut ;

Il a tout oublié depuis leur entrevue.

Puisse tant d’amitié ne pas être déçue !

Hélas ! d’en abuser peut-être est-on tout prêt ?

Cependant je m’abaisse à tout ce qui lui plait.

Je dépouille, à son gré, mépris, vengeance, haine,

Pour lui complaire enfin, j’ai visité la Reine,

Qui vient de m’accabler de ces sortes d’honneurs,

Que chez nous on évite, et qu’on mendie ailleurs.

Mais, aux devoirs de Sœurs quand ma fierté s’immole,

De vos feux et des miens le succès me console ;

À Sparte, en ce moment, mon Frère écrit pour nous ;

J’en attends la réponse et l’attends près de vous ;

Car enfin, je le sens, et mon cœur et le vôtre :

Quels seraient nos ennui s’éloignés l’un de l’autre...

LYSIMAQUE.

J’interromps à regret un propos si charmant ;

Mais...

LÉONIDE.

Quoi ?

LYSIMAQUE.

Partez, Madame, et partez promptement.

Les Destins ennemis vous ont ici conduite.

LÉONIDE.

Et vous vous opposiez si sort à notre suite ?

LYSIMAQUE.

Votre Frère voyait par des yeux plus sensés.

Fuyez, vous dis-je ; ou vous et lui, vous périssez !

LÉONIDE.

Vous m’étonnez. Quoi donc ! à présent que tout semble...

LYSIMAQUE.

Le perfide Anaxarque et le Roi sont ensemble ;

D’un zèle adulateur, l’un versant le poison,

Et l’autre aveuglément y livrant sa raison.

Le sacrilège ici s’arbore et se respire.

À des honneurs divins la Tyrannie aspire ;

Son criminel Agent, prêt à se prosterner,

Propose, en plein Conseil, de les lui décerner ;

Et, dans ce même lieu, qu’il érige en un Temple

Exhorte Callisthène à nous donner l’exemple.

LÉONIDE.

Et comment reçoit-il cet avis odieux ?

LYSIMAQUE.

En noble et digne ami d’Alexandre et des Dieux.

De cette impiété, de ce culte sinistre,

Sa voix à foudroyé l’exécrable Ministre ;

De parler sans aveu, nous l’avions accusé,

Mais il n’était, hélas : que trop autorisé !

Je n’en saurais douter à tout ce qui se passe.

Anaxarque triomphe ; Alexandre menace,

S’agite, et, m’évitant, rentre dans les transports

Que venaient d’apaiser ma plainte et ses remords.

LÉONIDE.

Il menace !

LYSIMAQUE.

Et l’effet n’en peut qu’être terrible !

LÉONIDE.

Mon Frère cependant, tendre indulgent, paisible,

Ne songe... Prince ingrat ! Et ce sont, dites-vous,

Des remords qui venaient de calmer son courroux ?

Le remords entre-t-il dans le cœur d’un Impie ?

Mon Frère en jugeait mieux : on n’épargnait sa vie,

Que dans le fol espoir de se le voir soumis,

Et d’avoir aisément son suffrage à ce prix.

LYSIMAQUE.

Et cet espoir trompé se tournerait en rage.

Callisthène est perdu, s’il ne cède à l’orage.

Nos soins pourraient encor n’être pas superflus,

Courons à lui ; qu’il fuie !

LÉONIDE.

Il ne le voudra plus.

Tantôt quand il tournait ses pas vers la Patrie,

Il fuyait la faveur et non la barbarie ;

Le mépris des honneurs en ordonnait ainsi ;

Le mépris de la mort doit l’arrêter ici.

LYSIMAQUE.

Oui, si l’arrêt de l’un n’était l’arrêt de l’autre ;

Mais, comme de sa vie, il y va de la vôtre.

Un si cher intérêt fléchira sa rigueur.

Il ne peut ignorer qu’en proie au Délateur,

En criminel d’État on voudra qu’il périsse ;

Dès-lors être sa Sœur, c’est être son complice.

Tout le sang du coupable est proscrit par la Loi.

LÉONIDE.

Dès-lors adressez-vous à tout autre qu’à moi,

Pour tâcher d’engager Callisthène à la fuite.

Des Lois de Macédoine on m’avait mal instruite ;

Mais de celles de Sparte on est mal informé,

Si l’on croit que mon cœur en doit être alarmé.

C’est du sang innocent qu’Alexandre demande !

Qu’à son gré, plus que moins, le cruel en répande.

Est-ce à moi de servir un Tyran que je hais ?

Et lui dois-je, en fuyant, épargner des forfaits ?

LYSIMAQUE.

Mais n’avons-nous, Madame, à craindre qu’Alexandre ?

LÉONIDE.

Contre qui donc aurais-je encore à me défendre ?

LYSIMAQUE.

Contre celui qui vient, au plus faible des Rois,

De vendre son honneur et de prêter sa voix.

Des méchants le plus lâche et le plus téméraire,

Aura sur le forfait mesuré le salaire,

Et, pour sa récompense, au Monarque inhumain,

Peut-être ose à présent demander votre main.

LÉONIDE.

Quel en serait le fruit ?

LYSIMAQUE.

Eh ! doutez-vous, Madame,

Que l’inhumanité ne vous livre à sa flamme ?

En vous assassinant d’un coup plus que mortel,

Ne vous force bientôt de le suivre à l’autel ?

Vous ne frémissez pas !

LÉONIDE.

Non. Que peut leur furie ?

Je dispose de tout, disposant de ma vie ;

Et loin de relâcher de mon juste refus,

J’ai, pour y persister une raison de plus.

D’un Tyran sanguinaire impuissante victime,

Toute ma joie était d’ajouter à son crime.

Je me fais un plaisir plus solide et plus doux

De confondre Anaxarque, en m’immolant pour vous.

En ingrate aussi bien j’abandonnais la vie.

De la perdre pour moi n’eûtes-vous pas l’envie ?

Vous seul me l’eussiez fait un moment regretter :

En la perdant pour vous, je me vais acquitter.

LYSIMAQUE.

Eh ! qu’espérer d’une âme et si haute et si fière ?

Callisthène sera moins sourd à ma prière :

Et je vole où d’abord j’aurais dû m’adresser...

Voyant venir Anaxarque.

Que vois-je ? Viendrait-on déjà vous annoncer ?...

 

 

Scène II

 

LÉONIDE, LYSIMAQUE, ANAXARQUE

 

ANAXARQUE.

Vous êtes obéie, et j’ai vu Callisthène,

Madame ; j’ai servi de jouet à sa haine ;

Et sans doute il se vante à vous de ses dédains ;

Mais je déposerai mon sort en d’autres mains ;

Peut-être mon amour se fera mieux entendre,

Quand il vous parlera par la voix d’Alexandre.

Que mon rival heureux l’apprenne avec effroi.

LYSIMAQUE.

Et savez-vous quel est ce Rival ?

ANAXARQUE.

Non.

LYSIMAQUE.

C’est moi.

L’Amour ne reconnaît que sa seule puissance ;

Il a de mon côté fait pencher la balance ;

Vantez moins un pouvoir qui peut vous aveugler ;

Si vous ne le bornez, c’est à vous de trembler.

 

 

Scène III

 

LÉONIDE, ANAXARQUE

 

LÉONIDE.

Perfide ! après avoir, dans ta folle poursuite,

Essuyé les mépris qu’un insensé mérite,

Du Rival accompli qui se voit préférer,

La présence manquait pour te désespérer.

Voilà le digne objet de mes feux légitimes.

Compare, en le voyant, ses vertus à tes crimes ;

Et juge à qui des deux se donnerait mon cœur,

Quand tu ne serais pas notre persécuteur.

Il te sied bien d’oser menacer ce que j’aime !

Ah ! sans doute on peut bien te menacer toi-même,

Quand ton mauvais destin soulève contre toi,

Ce rival, tous les Grecs, nos Dieux, mon Frère et moi.

ANAXARQUE.

Tant de haine me met en droit de tout enfreindre.

Entouré d’ennemis, je me sens plus à craindre.

Leur nombre m’enhardit à les mieux terrasser ;

Et c’est trop en avoir, pour s’en embarrasser.

Nous nous menaçons tous : voyons, à nos disgrâces,

Qui s’entendra le mieux à remplir ses menaces ;

Lequel saura le mieux faire éclater son pouvoir,

De ce déchaînement, ou de mon désespoir.

LÉONIDE.

Faible ennemi, que peut ton désespoir frivole ?

Me fera-t-il, dis-moi, révoquer ma parole.

En d’exécrables fers changer d’heureux liens,

Et, des bras d’un époux, passer entre les tiens ?

ANAXARQUE.

D’un époux ! Quelle image ! Il ne l’est pas encore.

De ce titre, à mes yeux, malheur à qui s’honore !

Tout doit épouvanter, tant qu’Anaxarque vit,

Et qui le lui refuse et qui le lui ravit !

Il n’est rien, direz-vous, que votre âme n’affronte,

Vous craignez peu la mort ; mais vous craindrez la honte ;

Et vous vous en couvrez, expirant en ce jour,

Victime du devoir, moins que d’un fol amour.

Callisthène retombe en un péril extrême,

Que vous pouvez, d’un mot, faire cesser vous-même ;

Maîtresse de mon cœur, vous l’étiez de son sort ;

Et vous n’aurez, pour lui, pu faire un noble effort.

Mourez dans cet opprobre : oui, que la Grèce entière

Vous reproche à jamais le sang de votre Frère !

Ayant pu le sauver, et ne l’ayant pas fait,

Que sa mort vous flétrisse et soit votre forfait !

 

 

Scène IV

 

LÉONIDE

 

Eh ! penses-tu savoir, penses-tu que j’ignore

Et ce qui rend célèbre, et ce qui déshonore ?

Pour garants de ma gloire, en cette occasion,

Je ne veux que ta rage et ta confusion.

 

 

Scène V

 

ALEXANDRE, LÉONIDE

 

ALEXANDRE.

Mon estime pour vous, et celle de la Reine,

D’un premier mouvement ont sauvé Callisthène,

Madame ; et si j’en use encore avec douceur,

Il en est redevable à son illustre Sœur.

Faites voir à l’ingrat jusqu’où va ma clémence ;

Et, de son procédé réparant l’imprudence,

Portez-le au repentir d’une témérité

Qui de son Bienfaiteur lasse enfin la bonté.

LÉONIDE.

Avant que de la sorte avec lui je m’exprime,

De grâce, apprenez-moi vos bienfaits et son crime.

Ne vous devant qu’un rang dont il fait peu d’état,

Je conçois peu, Seigneur, qu’il puisse être un ingrat.

ALEXANDRE.

Je ne vous parle point du rang que je lui laisse.

Ce détour affecté sied mal à la sagesse.

Sparte est votre pays, Madame, et vous feignez ?

Je parle de ses jours trop longtemps épargnés ;

Je lui reproche, en Roi désormais inflexible,

D’abuser du pardon d’un attentat visible.

LÉONIDE.

Et c’est lui qui jamais n’eût dû vous pardonner

D’avoir d’un attentat osé le soupçonner ;

Osé par cet affront blesser, en sa personne,

L’honneur de Léonide et de Lacédémone.

C’est ce que, de ma part, je n’oublierai jamais,

Voilà sa faute : où sont maintenant vos bienfaits ?

ALEXANDRE.

Parmi ceux que répand ma bonté méconnue,

Madame, on pourrait mettre encor la retenue

Que ma rare indulgence oppose à vos discours.

Votre Frère est coupable ; il le sera toujours ;

Et je ne sens que trop, à l’une et l’autre audace,

Qu’il est temps que l’effet succède à la menace.

LÉONIDE.

Et ne peut-on savoir, en blâmant sa fierté,

Par où vous a déjà déplu sa liberté ?

ALEXANDRE.

J’ai du monde à mes Grecs proposé la conquête ;

Tous brûlaient de me suivre ; et sa voix les arrête.

Mon dessein, par lui seul, est blâmé hautement.

LÉONIDE.

Peut-il penser en Sage, et parler autrement ?

De meurtre et de butin la Soldatesque avide

Ne vous suivra que trop où son penchant la guide ;

Et, cherchant du désordre à prolonger le cours,

À la fureur de vaincre applaudira toujours.

Mais, autant la distance est grande d’ordinaire,

Entre la voix du Sage et le cri du vulgaire,

Autant l’on en doit mettre, autant l’espace est grand,

Entre le vrai Héros et le vrai Conquérant.

Jusqu’ici de la Grèce épousant la querelle,

Vengeur intéressé de vos États et d’elle,

Quelque rayon de gloire à consacré vos coups ;

Un pas plus loin, Seigneur, il n’en est plus pour vous :

Vous touche-t-elle encor ? Soyez modeste et tendre ;

Pleurez sur tant de sang qu’il a fallu répandre ;

Pleurez sur ces efforts d’aveugle cruauté

Que la gloire d’un Roi coûte à l’humanité.

Qu’après l’heureux guerrier, l’homme en vous se déclare.

La valeur a détruit ; que la bonté répare.

Ce fer qui vous rendit la terreur des humains,

Vous en rendrait l’amour, en vous tombant des mains.

Supposons vos succès, et que tout vous seconde ;

Que déjà vous touchez aux limites du monde ;

Supposons tout vaincu, soumis et terrassé :

Votre course a fini : le torrent a passé ;

Le tourbillon de flamme a dévoré sa proie ;

L’indomptable Océan l’éteint et vous renvoie.

Malgré vous, sur vos pas forcé de retourner,

Quel fruit de vos exploits va vous environner ?

La désolation, l’horreur et le ravage,

Votre propre dégât nuit à votre passage.

Des chemins disparus sous un fleuve élargi

Par des ruisseaux de sang dont vous l’avez rougi,

Quelques débris fumants, des campagnes stériles,

Des déserts empestés où florissaient des villes,

Et des restes plaintifs de Peuples vagabonds,

Composés de vieillards et d’enfants moribonds :

Issu du sang d’Hercule, est-ce ainsi qu’on l’imite ?

Il protégea la terre, et vous l’aurez détruite.

Vos soldats au pillage, au massacre acharnés,

Sont autant de brigands qu’il eût exterminés.

Licenciez-les donc : retournez à Larisse,

Y remettre en vigueur les lois et la justice ;

Au grand art de régner, y borne, projets,

Et redonner, en vous, un père à vos sujets.

Vous jugerez alors, aimé, couvert de gloire,

Quand ils veulent se faire un beau nom dans l’histoire,

Lequel est, pour les Rois, préférable des deux,

De cent peuples aux fers, ou d’un seul peuple heureux.

Ainsi pense, et peut-être ainsi parle mon frère.

Mais n’est-ce qu’en cela qu’il serait trop sincère ?

Est-ce, de sa vertu, tout ce que vous craignez ?

Vous m’accusez de feindre ; et c’est vous qui feignez.

Votre orgueil mécontent renferme une autre plainte :

Je la pénètre ; et, loin de blâmer votre feinte,

Dans un Monarque heureux, si plein de sa grandeur,

Je ne puis qu’admirer ce reste de pudeur.

ALEXANDRE.

À vos avis, trompé par une aveugle estime,

J’abandonnais un homme atteint de plus d’un crime.

Pour vous servir vous-même, et ne pas l’égarer,

Ma prudence aurait dû plutôt vous séparer.

Gardes ! faites chercher, amenez Callisthène.

Vous cependant, Madame, allez près de la Reine

Dont la bonté veut bien me répondre de vous,

Prenez-y, croyez-moi, des sentiments plus doux :

Ou vous me réduiriez à faire un double exemple.

LÉONIDE.

Le fils de Jupiter est ici dans son Temple ;

La révolte y sied mal à de faibles mortels ;

Et les Lieux sont à craindre au pied de leurs autels.

 

 

Scène VI

 

ALEXANDRE

 

Sur leur trône du moins les Rois sont redoutables.

Vous l’allez éprouver, ennemis indomptables,

Pour qui je force en vain mon âme à la douceur.

Que le même coup frappe et le frère et la sœur !

Où sommes-nous ? Qui suis-je ? Et qu’ose-t-on prétendre ?

Qui donc commande ici, de Sparte ou d’Alexandre ?

Ambitieux Monarque, avoue en rougissant ;

Qu’en effet tu n’es pas ici le plus puissant ;

Que tu condamnes moins, qu’en secret tu n’admires

L’austérité contraire à ce que tu désires ;

Et qu’à de si grands cœurs n’inspirant nul effroi,

Tu peux bien moins sur eux, qu’ils ne peuvent sur toi.

 

 

Scène VII

 

ALEXANDRE, CALLISTHÈNE

 

CALLISTHÈNE.

Léonide, Seigneur, confiée à la Reine,

Mes amis alarmés, la garde qui m’amène,

Ce silence agité de mouvements divers,

Tout semble m’annoncer quelques nouveaux revers.

Quels malheurs ai-je donc attirés sur ma tête ?

Le calme est, de bien près, suivi de la tempête.

La parole d’un Roi m’aurait-elle abusé ?

Ou de quelque attentat suis-je encore accusé ?

Callisthène en est-il à son dernier outrage ?

ALEXANDRE.

C’est lui que j’interroge ! À quel usage,

L’audacieux met-il un bienfait tout récent ?

Libre, ne peut-il être, ou paraître innocent ?

Pense-t-il où je suis, que c’est lui qui domine ?

CALLISTHÈNE.

Qui ? moi, Seigneur ?

ALEXANDRE.

Vous-même.

CALLISTHÈNE.

Et plus je m’examine,

Et moins...

ALEXANDRE.

Dans vos excès, retombé sur le champ,

De quel esprit rebelle infectez-vous mon camp ?

Qu’avez-vous déjà dit ?

CALLISTHÈNE.

Rien qui dût vous déplaire.

Quelqu’un, pour vous louer, déprimait votre père ;

Je ne crois pas Philippe un objet de mépris ;

J’ai su le relever, sans abaisser son fils.

J’ai dit que sa prudence égala son courage ;

Que vous avez, sous lui, fait votre apprentissage ;

Que, si la mort ne l’eût surpris dans son projet,

Il eût pu faire un jour ce que vous avez fait ;

Mais la Grèce vengée, et la Perse conquise,

Qu’il n’eut jamais poussé plus loin son entreprise :

Et que...

ALEXANDRE.

Ce qu’il eût fait, ou non, n’importe en rien :

Philippe eut son génie : Alexandre a le sien :

Laissons-là mes desseins : parlons de votre zèle.

Pourquoi, lorsqu’Anaxarque, en Ministre fidèle,

Veut signaler le sien, et l’inspirer à tous,

Pourquoi rencontre-t-il un Adversaire en vous ?

CALLISTHÈNE.

Lui fidèle et zélé ? Lui, Seigneur ! Un perfide,

Un monstre, trop longtemps fatal au sang d’Alcide !

Il est de mon devoir de vous désabuser ;

Était-ce vous servir, que de nous proposer...

ALEXANDRE.

Arrête.

CALLISTHÈNE.

Eh quoi ! Seigneur ?

ALEXANDRE.

Oui ! Respecte ou redoute

La majesté du rang de celui qui t’écoute.

Anaxarque n’a dit que ce j’ai voulu,

Que ce que je prétends, en Monarque absolu.

C’est à moi que s’adresse à présent ton audace,

D’un mot, dépend ici ton supplice on ta grâce ;

On pour ou contre toi, fais un dernier effort ;

Parle : quel est ton choix ?

CALLISTHÈNE.

Le silence et la mort.

ALEXANDRE, voulant appeler ses Gardes, et se retenant.

Malheureux Spartiate ? est-ce là ta sagesse ?

Ma clémence aura-t-elle à t’épargner sans cesse ?

Qu’enfin ton cœur se dompte à l’exemple du mien !

La colère est mon faible, et l’orgueil est le tien ;

Je me sais modérer : me peux-tu me complaire ?

CALLISTHÈNE.

Non ; dès qu’il faut qu’à vous, qu’à moi-même contraire,

Cette soumission serve à vous égarer,

Et que je contribue à vous déshonorer.

ALEXANDRE.

Oppose-moi du moins de plausibles obstacles.

Quel déshonneur peut suivre un décret des Oracles ?

De fils de Jupiter ils m’ont donné le nom ;

Vous m’environniez tous dans le Temple d’Hamon :

Ce Temple est de mes droits le garant et l’arbitre.

CALLISTHÈNE.

Un Prêtre qu’on suborne, établit mal un titre.

Je vous le dis alors ; et ce trait d’amitié

Fut le premier instant de votre inimitié.

ALEXANDRE.

C’est que de l’Univers tu m’arrachais l’empire.

Car enfin (puisqu’il faut ou te perdre, ou tout dire)

Oui, j’achetai des Dieux l’organe intéressé ;

Mais le prestige impose au Vulgaire insensé.

De celui-ci d’abord tu vis naître ma gloire ;

C’est lui qui, sur mes pas, a fixé la victoire ;

Le soldat, de la foudre, a cru son Chef armé ;

Et le plus grand péril ne la plus alarmé.

J’aime à vaincre. Que veut ton humeur inflexible ?

Détruirai-je une erreur qui me rend invincible ?

Puis-je, par des dehors et par de vains honneurs,

À trop de confiance accoutumer les cœurs ?

Cet hommage, après tout, que tu crois sacrilège,

Du trône de Cyrus était un privilège ;

Darius en jouit jusqu’au dernier moment.

CALLISTHÈNE.

Sa déplorable chute en est le châtiment.

Craignez des mêmes Dieux la colère équitable

Vous en avez été l’instrument redoutable ;

Ne vous en rendez pas le malheureux objet.

Si rien ne peut changer votre vaste projet,

En vrai Héros, du moins, n’employez dans la Lice,

Qu’un courage épuré de tout lâche artifice,

Et ne vous aidez pas d’un criminel abus

Qui mettrait le Vainqueur au-dessous des Vaincus,

Qu’à la simple valeur, la palme s’attribue.

Vous ignorez les bruits dont la Grèce est imbue :

J’ose vous en instruire : Alexandre, dit-on,

Et d’Hercule et d’Achille indigne rejeton,

Compte sur ses Devins, plus que sur son courage :

À l’Augure imposteur suggère le présage ;

De sorte qu’au succès qui l’aveugle aujourd’hui,

Le Pontife Aristandre a plus de part que lui.

Honteux d’être le fils d’un Roi que l’on révère,

En voulant être plus, l’orgueilleux dégénère,

Et perd, en se donnant un Père entre les Dieux,

Leur appui, son renom et ses propres Aïeux ;

Vérités qu’un Monarque aussi fier qu’Alexandre,

Au milieu de sa Cour, est étonné d’entendre ;

Mais le voyant au bord d’un précipice affreux,

Me taire, ce serait manquer à tous les deux.

Tremblez donc, comme moi, du sort qui vous menace.

Qu’allez-vous faire ? Armer, justifier l’audace

Des premiers qui voudront attenter à vos jours,

En ternir à jamais le mémorable cours ;

De bruits injurieux vous rendre la victime,

Et le jouet des Grecs dont vous étiez l’estime ;

Enfin, de Roi chéri, glorieux, respecté,

Devenir (le dirai-je ?) un Tyran détesté.

Eh ! qui voudrait des Dieux, à qui tout rend hommage,

Dans un Profanateur, reconnaître l’image ?

Pour qui, vous élevant contre ces Dieux jaloux,

Vous croirez-vous sacré, si rien ne l’est pour Vous ?

Je ne puis dire moins, sans vous être infidèle.

Vous aimâtes longtemps, en moi, ce noble zèle ;

Vous l’exigeâtes même, et l’ordre en fut pressant ;

J’y défère ; et je meurs en vous obéissant.

ALEXANDRE.

Non, vous ne mourrez point. Sortez ; allez attendre

L’effet qu’aura produit ce que je viens d’entendre.

 

 

Scène VIII

 

ALEXANDRE

 

Tu vivras, téméraire ! oui, mes ressentiments

Te réservent aux fers, à la honte, aux tourments.

L’exemple fera plus que n’eût fait ton suffrage.

Ton orgueil a paru, nous verrons ton courage,

Quand tu seras, au gré de ma juste fureur,

Un objet de mépris, d’épouvante et d’horreur.

 

 

Scène IX

 

ALEXANDRE, LYSIMAQUE

 

LYSIMAQUE.

Ah ! Seigneur, Qu’ai-je appris ? Léonide et son Frère...

ALEXANDRE.

Je l’avais épargné, Prince, à votre prière ;

Pour assurer sa grâce, il n’était qu’un moyen ;

L’ingrat l’a négligé, je n’écoute plus rien.

Il sort.

LYSIMAQUE, le suivant.

Quoi ! vous pourriez, Seigneur ?...

ALEXANDRE.

Je le laisserai vivre.

LYSIMAQUE.

Vous me faites trembler.

ALEXANDRE.

Gardez-vous de me suivre !

Un pas, un mot vous perd, sans rien faire à son sort.

 

 

Scène X

 

LYSIMAQUE

 

C’en est fait : il est temps que je courre à la mort.

Le Tyran se déclare ; et la Grèce est captive.

Je n’ai trouvé partout qu’une pitié craintive.

Mourons : mais n’arrivons à ce terme fatal,

Qu’en vengeant ceux que j’aime, et qu’après mon Rival.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CALLISTHÈNE

 

Qui m’a donc osé tendre une main secourable ?

D’où naît ce changement subit et favorable ?

Quelle étrange aventure, en ce lieu déserté,

Quand tout me menaçait, me laisse en liberté ?

On me lit un Arrêt dicté par les Furies ;

Elles y déployaient toutes leurs barbaries ;

Des bras de Léonide aussitôt arraché,

Et, par d’indignes mains, déjà même attaché,

J’allais n’être bientôt, sous vingt bourreaux infâmes,

Qu’un corps défiguré par le fer et les flammes ;

Sur un ordre, au moment de ce funeste apprêt,

Tout cesse : on me délie ; et chacun disparaît.

Je suis seul ; et partout règne un profond silence.

N’aurait-on prétendu qu’éprouver ma constance ?

À mes regards, quelqu’un ne s’offrira-t-il point ?

Ne pourrai-je...

 

 

Scène II

 

CALLISTHÈNE, LÉONIDE

 

CALLISTHÈNE.

Ah ! ma sœur ! quel hasard nous rejoint,

Et suspend le supplice auquel on me condamne ?

Qui donc agit pour nous ?

LÉONIDE.

Vos vertus et Roxane.

D’un Arrêt si cruel la Reine ayant horreur,

De son barbare Époux a trompé la fureur.

Sa bonté, pour donner l’ordre qu’elle hasarde,

A saisi le moment que, suivi de sa garde,

Un tumulte effroyable a sait sortir le Roi.

Mon frère ! aux temps, aux lieux cédons et vous et moi ;

Fuyons ! je n’ai pâli ni pour l’un ni pour l’autre

Tant que je n’ai prévu que ma mort et la vôtre ;

Entre elle et ce départ, ayant même à choisir,

J’ai décidé tantôt pour elle avec plaisir ;

J’avais, dans cet espoir, quitté Lacédémone.

Mais toute ma constance, à ce coup, m’abandonne,

Je n’ai pas assez craint, et j’ai trop espéré.

Un tigre, de nos pleurs et de sang altéré,

Veut épuiser sur vous une rage tranquille ;

Vous priver d’une mort, pour vous en donner mille ;

Et, courbé sous le poids de l’opprobre et des fers,

Vous traîner, en spectacle, au bout de l’Univers.

Plus le courage est grand, plus l’image est affreuse.

Secondez d’un ami la pitié généreuse.

À notre évasion Cratérus attentif,

Dans le trouble où tout est, nous prépare un esquif,

Ce trouble peut cesser : il a cessé peut-être ;

De l’un à l’autre instant, le Roi peut reparaître.

Fuyons.

CALLISTHÈNE.

Fuyez, ma sœur, fuyez seule ; et laissez

Une victime pure aux Dieux trop offensés,

Que dis-je ? Eh ! suis-je donc cette pure victime ?

Sparte, hélas ! n’a que trop à m’accuser d’un crime.

Contre sa volonté, la mienne m’a banni.

Je n’écoutai que moi ; j’en puis être puni.

Oui, j’ouvre enfin les yeux, j’ai cru ne servir qu’elle ;

J’ai servi son Tyran : je ne suis qu’un rebelle ;

D’un saint devoir, mes pas te sont trop écartés ;

Erreur, ou crime, adieu ; j’expierai tout. Partez :

Laissez-moi d’un cruel lasser ici la rage :

Votre seul intérêt ébranlait mon courage.

Vos jours en sûreté, j’aimerai mes tourments :

Recevez le dernier de mes embrassements ;

Partez ; et de mon sort instruisez la Patrie.

Pour mériter l’honneur de l’avoir attendrie,

Son criminel enfant, inébranlable aux coups,

Va mille fois mourir digne d’elle et de vous.

LÉONIDE.

Ah ! si le sang jamais eut des droits sur votre âme...

 

 

Scène III

 

CALLISTHÈNE, LÉONIDE, AGAMÉE, désarmé

 

AGAMÉE.

Que délibérez-vous, Seigneur, et vous, Madame ?

Cratérus alarmé se plaint de vos délais.

C’en est fait, si le Roi vous retrouve au Palais ;

Et c’est déjà, pour nous, une assez rude attaque

D’avoir, en ces moments, à pleurer Lysimaque...

LÉONIDE.

Lysimaque...

AGAMÉE.

Subit le plus horrible sort.

Il venait, près du Roi, de faire un vain effort,

Anaxarque suivi d’une foule assidue,

Aux portes du Palais, s’est offert à sa vue :

Du geste et de la voix, il l’appelle au combat,

Le joint malgré les siens, nous en venge, et l’abat.

Contre une multitude à sa perte animée,

Je soutiens, quelque temps, sa valeur opprimée ;

Mais le sort enviant cet honneur à mon bras,

Rompt, dans mes mains, le fer qui s’envole en éclats.

Tous, à la fois, bientôt le pressent et l’entourent ;

Alexandre, à ce bruit, et ses gardes accourent ;

Le nombre enfin l’accable ; il succombe, et soudain,

D’un Lion déchaîné, dans le Cirque prochain,

Le Roi, sourd à nos cris veut qu’il soit la pâture,

Quelle mort, juste Ciel ! et quelle sépulture !

J’ai couru sur-le-champ l’apprendre à Cratérus

Qui m’apprend à son tour qu’on ne vous garde plus.

L’esquif appareillé vous est un sûr asile ;

Un seul instant perdu peut le rendre inutile.

Hâtez-vous ; et, daignant profiter de nos soins...

CALLISTHÈNE.

Je ne le voulais pas : je le veux encor moins.

LÉONIDE.

Nous devons tout à ceux qui vers nous vous envoient ;

Mais vainement pour nous leurs amitiés s’emploient.

Qu’on nous oublie.

AGAMÉE.

Ô Ciel !

LÉONIDE.

Sortez, de grâce.

AGAMÉE.

Eh quoi !...

LÉONIDE.

Sortez ; nous le voulons.

AGAMÉE.

J’obéis malgré moi ;

Et vais, dans tout le camp qui pour vous s’intéresse,

Publiant vos refus, redoubler la tristesse.

 

 

Scène IV

 

CALLISTHÈNE, LÉONIDE

 

LÉONIDE.

Il expire ! il n’est plus ! et Callisthène, hélas !

Se voue à des tourments qui ne finiront pas.

Ô Destin ! je te cède, et je te rends les armes !

Triomphe et reconnais ton pouvoir à mes larmes !

CALLISTHÈNE.

Cachez-les, en fuyant ; et laissez ignorer

Qu’on ait jamais réduit Léonide à pleurer.

Fuyez ! il en est temps encore.

LÉONIDE.

Que je fuie !

Ah ! je m’ai désormais rien à fuir que la vie !

N’en parlons plus.

CALLISTHÈNE.

Les Dieux ne sont donc pas contents

De ce coup imprévu, mi de ceux que j’attends ?

Il faut encore, il faut que ma sœur me refuse...

LÉONIDE.

N’ai-je pas votre exemple, et même votre excuse ?

Vous vous dites coupable ; et qui l’est plus que moi ?

J’ai fait renaître ici la discorde et l’effroi.

Tout, sans mon arrivée, allait changer de face.

Anaxarque partait ; vous repreniez sa place ;

Alexandre aurait craint les Dieux qu’il méconnaît.

Le Flatteur éloigné, le Tyran disparaît.

Lysimaque sur lui n’eût point grossi d’orage ;

Et sa perte et la vôtre enfin sont mon ouvrage :

Ma fatale présence a seule ici porté

Le Maître et le Ministre à la témérité.

Saisi de votre sœur, sur un gage si tendre,

Le premier a, de vous, cru pouvoir tout prétendre,

Et l’autre, dans ma vue, a repris le poison,

Source de nos malheurs, et de sa trahison.

Oui, mon frère, la peine à moi seule eu est due !

Oui, cher Amant, c’est moi, moi seule qui te tue !

Je suis le monstre affreux qui t’a fait expirer,

Et par qui je te vois, je te sens déchirer...

Elle veut sortir.

CALLISTHÈNE, la retenant.

Quels sont donc ces transports où votre esprit s’égare ?

Ma sœur ! où courez-vous ?

LÉONIDE.

Au devant du barbare,

Pour obtenir de lui, l’irritant de nouveau,

Et le même supplice, et le même tombeau...

Dieux ! que vois-je ?

 

 

Scène V

 

CALLISTHÈNE, LÉONIDE, LYSIMAQUE

 

LÉONIDE.

Est-ce vous que le Ciel nous renvoie,

Lysimaque ? D’un monstre on vous disait la proie ;

Mon frère en gémissait ; et je vous ai pleuré.

LYSIMAQUE.

Mon trépas me pouvait être plus honoré.

Bas à Callisthène, en l’embrassant.

Mais, hélas ! quelle fin j’apporte à nos misères !

Et quel prix je réserve à des larmes si chères !

Haut.

Oui, vengé du plus grand de tous nos ennemis,

Et tout couvert du sang de ses lâches amis,

Pour prix d’une action que le Ciel justifie,

Dans un Amphithéâtre, on exposait ma vie.

L’indignité du lieu m’en a caché l’horreur.

J’ai, quoique désarmé, combattu sans terreur.

Le paisible dépit qu’inspire un vif outrage,

Joignant en moi l’adresse et la force au courage,

D’un Lion, dans mes bras, sur l’arène, étouffé,

J’ai, par un rare effort, pleinement triomphé,

Ma victoire a du Roi réveillé la tendresse ;

À chérir la valeur son projet l’intéresse :

Et l’estime qu’il fait de l’intrépidité,

A pour moi, dans son cœur, tenu lieu d’équité.

Il oublie Anaxarque, il me flatte, il m’embrasse ;

De vous voir sans témoins, il m’accorde la grâce,

Espérant que ma vive et pressante amitié

Vous fera de vous-même avoir quelque pitié.

Cependant averti de ce qu’a sait la Reine,

Et qu’un moment plus tard, sa colère était vaine,

Pour remplir sa vengeance, et se l’assurer mieux,

Il sait, par sa phalange, environner ces lieux.

Tout nous devient ainsi de plus en plus contraire.

Il attend ma réponse : et je viens donc...

CALLISTHÈNE, le voyant s’interrompre d’un air embarrassé.

Quoi faire ?

Démentant votre cœur par de lâches propos,

Me dire d’immoler ma gloire à mon repos,

Et tous les Dieux de Sparte, à l’idole d’Athènes ?

Vous en flatteriez-vous ?

LYSIMAQUE.

Non, mon cher Callisthène ?

Non ; je n’ai ni voulu vous parler d’obéir,

Ni cru que, jusques-là, vous pourriez vous trahir.

Rendez plus de justice à qui sait vous la rendre.

J’ai toujours, comme vous, rougi pour Alexandre ;

Je sais que ce qu’il ose exiger aujourd’hui,

Est indigne et de vous et de nous et de lui ;

Mais je ne sais pas moins le sort qu’il vous apprête ;

Et je veux, à ce sort, dérober votre tête ;

D’un péril effrayant je viens vous délivrer ;

Et c’est par un chemin que je vais vous montrer.

À Léonide.

Ce chemin peut avoir ses dangers et sa peine ;

Séparons-nous, Madame, et rentrez chez la Reine :

D’autres lieux, d’autres temps sauront nous réunir.

LÉONIDE.

Quels étranges discours ose-t-on me tenir ?

CALLISTHÈNE, bas à Lysimaque.

Pour moi je vous entends : vous m’apportez sans doute

De quoi trancher, d’un coup, des jours que je redoute ?

LYSIMAQUE, bas.

D’une rare amitié triste et dernier effort ?

CALLISTHÈNE.

Et présent que la mienne attend avec transport.

LYSIMAQUE.

Madame, au nom des Dieux...

CALLISTHÈNE.

Ma Sœur, daignez vous rendre

Aux alarmes d’un cœur et si noble et si tendre ;

Et puisqu’on le désire, éloignez-vous, rentrez.

LÉONIDE.

Où vous vivrez, je vis ; je meurs où vous mourrez.

CALLISTHÈNE, à Lysimaque.

Que sa vue, après tout, n’ait rien qui vous retienne ;

Sa fermeté doit être, est égale à la mienne ;

Faisons que seulement sur ces bords étrangers,

Puisque j’y cours encor de visibles dangers,

Faisons, si j’y succombe, au moins qu’elle retrouve

Un appui que son cœur et que sa gloire approuve ;

Et qu’en perdant un Frère, il lui reste un époux.

Vous avez désiré longtemps un nom si doux ;

Recevez-le de moi, Seigneur ; je vous le donne.

Je puis représenter ici Lacédémone.

Et cesser de remettre à des temps, à des lieux,

Ce qui peut s’accomplir à la face des Dieux.

Leur vrai Temple est partout où le soleil éclaire

Toute âme vertueuse en est le sanctuaire ;

Et ces témoins sacrés d’un chaste engagement,

Voudront bien que je sois leur Ministre un moment.

Ma main donc, devant eux, l’un à l’autre vous lie.

Lysimaque aujourd’hui, vous changez de partie.

Qu’aujourd’hui Sparte en vous acquière un citoyen

Digne de son aveu, comme il le fut du mien.

LYSIMAQUE.

Oui, j’aurai mérité cette faveur insigne :

Oui, Seigneur ; et voilà comme je m’en rends digne !

CALLISTHÈNE, lui enlevant le poignard dont il veut se frapper.

Contre vous-même, ô Ciel ! Pourquoi cet attentat ?

LYSIMAQUE.

Si vous ne l’achevez, vous êtes un ingrat !

Cruel ! à mille morts en venant vous soustraire,

Je ne me réservais que ce coup pour salaire !

Au nom des nouveaux nœuds qui m’attachent à vous,

Au nom de l’amitié qui ne meurt qu’avec nous,

Frappez !

CALLISTHÈNE.

Jeune insensé !

LYSIMAQUE.

Vous êtes inflexible !

LÉONIDE.

Voilà donc ce chemin si fâcheux, si pénible ?

LYSIMAQUE.

Et l’unique ! Oui, Madame. Hélas, mon désespoir

Croyait donner l’exemple, et non le recevoir !

CALLISTHÈNE.

Vivez ; le vrai courage à tous deux vous l’ordonne ;

Vivez. Je n’ai d’exemple à prendre de personne ;

Et vous n’en avez point à recevoir de mois

Sparte vous redemande, et vous a sous sa loi ;

Sachez la respecter. De quel droit, je vous prie,

L’un ou l’autre ose-t-il attenter à sa vie ?

Quel infâme appareil le vient épouvanter ?

Quels affronts, quelle honte a-t-il à redouter ?

Soutenez tout le reste, et laissez aux barbares,

Aux Scythes, aux Romains, ces exemples peu rares ;

Vrais actes de faiblesse ou de férocité,

Plutôt que de grandeur et que de fermeté.

Et qu’a de glorieux une mort volontaire,

Si l’honneur en péril ne la rend nécessaire ?

L’homme de cœur alors est en droit d’y courir ;

Jusques-là, son triomphe est de savoir souffrir ;

D’opposer la constance à la force inhumaine ;

En un mot de porter, non de rompre sa chaine.

Voyez-moi donc en paix terminer mes ennuis ;

Et craignez peu, pour vous, les horreurs que je fuis.

La colère du Roi ne veut qu’un sacrifice,

Le repentir en lui suit de près l’injustice.

Quand du sang de Clytus il eut rougi sa main,

Sans moi, du même fer, il se perçoit le sein.

De mon sang répandu, ses vertus vont renaitre.

J’ose en répondre. On vient. C’est lui qui va paraître.

Léonide, il est temps qu’une noble fierté

Rappelle tous vos sens à leur tranquillité.

Souvenez-vous qu’aux lieux où nous prîmes naissance,

Un soupir est honteux à la plus tendre enfance ;

Et que l’on n’y permet de douloureux transports,

Qu’aux âmes que le crime abandonne aux remords.

 

 

Scène VI

 

ALEXANDRE, CALLISTHÈNE, LYSIMAQUE, LÉONIDE, GARDES

 

ALEXANDRE.

Se rend-il, Lysimaque, aux avis qu’on lui donne ?

L’appareil qu’il a vu n’a-t-il rien qui l’étonne ?

À mes ordres, Madame, est-il enfin soumis ?

Consent-il à sa perte, ou sommes-nous amis ?

Je me flattais en vain ; ce trouble me l’annonce.

LÉONIDE.

Mon frère est devant vous ; recevez sa réponse.

Elle tombe évanouie dans les bras de Lysimaque, qui l’emmène.

 

 

Scène VII

 

ALEXANDRE, CALLISTHÈNE

 

ALEXANDRE, voyant Callisthène ému.

Soupire. Il te sied bien de les plaindre, in humain,

Quand c’est toi qui leur mets le poignard dans le sein !

Mais sur ton front, déjà renait la folle audace.

Va ! puisque ni raison, ni douceur, mi menace,

Que le sang, l’amitié, que rien ne te fléchit ;

Péris dans les tourments !

CALLISTHÈNE, se frappant.

Ce coup m’en affranchit.

ALEXANDRE.

Que vois-je ? ô trahison : Gardes, qu’on le soutienne.

Quelle main téméraire a donc armé la sienne ?

CALLISTHÈNE.

Alexandre, écoutez les Dieux, qui, par ma voix,

Se font entendre à vous pour la dernière fois.

De votre ambition, belle en son origine,

L’édifice ébranlé, penchant vers sa ruine,

Peut n’étaler bientôt que de vastes débris

Dispersés par le sort et livrés au mépris.

De l’Hydaspe et du Gange asservissez les rives ;

Qu’Amphytrite gémisse au rang de vos captives ;

S’il se peut même encor, franchissez l’Océan,

Et d’un monde inconnu devenez le Tyran ;

Vous aurez su courir par tout, hors à la gloire.

Pour qui ne se peut vaincre, il n’est point de victoire ;

Et, son bonheur fut-il mille fois plus constant,

Tous ses exploits ne sont qu’un forfait éclatant.

Ces plans pernicieux de conquête et de guerre,

Quel nom de vous, Seigneur, laisseront-ils sur terre ?

Vous vous y serez cru le rival glorieux,

Et vous n’aurez été que le fléau des Dieux.

Ah ! de ces Dieux plutôt redevenez l’image !

C’en est fait : votre nom doit passer d’âge en âge ;

Tout ce que vous ferez ne va plus désormais

Qu’en assurer la gloire ou la honte à jamais.

Redevenez ce Prince admiré dans Athènes,

Qui, de Lacédémone, attira Callisthène ;

Dont le moindre mérite, alors, fut la valeur ;

Qui, des Thébains détruits répara le malheur ;

Qui, d’un Roi fugitif respecta la misère,

Dans ses filles, son fils, son épouse et sa mère ;

Qui de cet ennemi pleura la triste fin,

Poursuivit la vengeance et punit l’assassin.

Remontez seulement aux vertus que vous eûtes,

Ne soyez que vous-même et que ce que vous fûtes ;

De fidèles sujets et d’amis entouré,

Sans l’exiger alors vous serez adoré.

À ce prix, je bénis le coup qui nous sépare.

ALEXANDRE.

Et moi, je le déteste ! Ah ! Qu’as-tu fuit, barbare ?

CALLISTHÈNE.

De mon dernier pouvoir, un précieux emploi :

J’ai satisfait les Dieux, Sparte, Alexandre et moi.

ALEXANDRE.

Il se meurt ! Entends-moi ! Suspends ta dernière heure

Callisthène, triomphe ? Alexandre te pleure :

Ouvre les yeux !

CALLISTHÈNE.

Amis, ôtez-moi de ce lieu,

J’ai touché votre Prince ; et je meurs libre. Adieu.

 

 

Scène VIII

 

ALEXANDRE

 

Portes-en chez les Mort la nouvelle à mon père ;

Apprends-lui de quel prix, son fils qui dégénère ;

Récompensa ton zèle et paya son amour.

Eh bien ! es-tu content, monstre indigne du jour ?

Règne en paix ! Tu n’as plus de Censeur qui te blesse.

Ton Trône est affranchi du joug de la Sagesse.

Devant elle, en secret, n’ayant plus à rougir,

Ton orgueil, à ton gré, désormais peut agir.

Règne, abuse en Tyran des droits du Diadème !

Maître de tout, demeure esclave de toi-même ;

Et, ne méritant plus d’être au rang des humains,

Aspire encor, aspire à des honneurs divins !

Malheureux ! et je veux qu’on m’aime ! et je l’espère !

Ah ! Majesté des Dieux ! ô Mânes de mon père !

Par un mortel ingrat vous fûtes outragés :

Callisthène n’est plus ; vous êtes bien vengés.

La voix par qui des Rois la vertu se réveille,

Pour la dernière fois, a frappé mon oreille ;

Tout salutaire avis de ma Cour est exclus ;

L’utile Vérité n’y reparaîtra plus.

L’erreur, les passions, des Courtisans perfides ;

Voilà donc, justes Dieux, la ressource et les guides

Qui me devaient conduire à l’immortalité !

Sous quel nom passerai-je à la postérité ?

La fin de Callisthène est mortelle à ma gloire.

De nos regrets du moins consacrons la mémoire ;

Et privé pour jamais de mon plus ferme appui,

Allons combler d’honneurs ce qui reste de lui.


[1] J’avoue qu’il y avait en cet endroit bien de la prolixité, puisque, sans rien gâter, j’ai enlevé là près de cent vers.

[2] On ne le lui présente plus ; lui-même l’enlève à Lysimaque, au moment qu’il veut s’en frapper.

[3] On lui ôte son épée.

PDF