Boleslas (MÉLESVILLE)

Mélodrame en trois actes.

Représenté pour la première fois, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 16 juillet 1816.

 

Personnages

 

BOLESLAS, palatin et duc de Polock

CHARLES SIGISMOND, fils de Catherine

DAROUSKI, chevalier Polonais

BERTHOLD, officier de Boleslas

ULRIC, officier de Boleslas

ALBERT, écuyer de Sigismond

CATHERINE OLINSKA, duchesse de Lithuanie

UN SOLDAT

UN PAYSAN

OFFICIERS et SOLDATS de Sigismond

OFFICIERS et SOLDATS de Boleslas

TROUPE DE MÉNESTRELS

PEUPLE

 

La scène est à Wilna et dans les environs. L’action se passe vers la fin du quinzième siècle.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une vaste galerie du palais du cal de Wilna. Elle est ornée de statues des Grands Ducs de Lithuanie, et de trophées avec des écussons à leurs armes. Des draperies sont suspendues autour de cette galerie, dont le fond est occupé par un trône environné de gradins. Il fait nuit.

 

 

Scène première

 

BERTHOLD, ULRIC, SIX CONJURÉS

 

Ils sont tous enveloppés dans leurs manteaux.

ULRIC, très agité.

Laissez-moi, je voudrais me cacher à tous les yeux !

BERTHOLD.

Calme ton désespoir,

ULRIC.

Misérable Berthold, tu m’as trompé !

BERTHOLD.

Encore des reproches, des plaintes ! Mon pauvre Ulric, je te croyais plus de caractère.

ULRIC.

Je me fais horreur à moi-même ! Depuis l’instant fatal où ma main égarée a frappé mon souverain, tout l’enfer s’est emparé de mon âme ! Pourquoi nous arrêter dans ces lieux ? Je n’y vois que l’image de Sigismond.

BERTHOLD.

C’est ici que Boleslas nous a recommandé de l’attendre : un message du conseil l’a appelé au Palais.

ULRIC, troublé.

Le Conseil assemblé au milieu de la nuit !... quelques heures après l’assassinat du duc de Lithuanie !... Serions nous découverts ?

BERTHOLD.

Toujours des craintes ridicules ! la mort de Sigismond est un mystère impénétrable : les ténèbres nous dérobaient à tous les regards, et les déguisements que nous avions eu soin de prendre...

ULRIC.

Mais quelle peut être la cause d’un message si pressant ?

BERTHOLD.

Que sais-je ?... un ordre à transmettre aux armées... les fêtes préparées pour l’arrivée du roi de Pologne qui visite la Lithuanie et doit s’arrêter quelques jours à Wilna... un rien te porte ombrage : d’honneur, tu n’es plus reconnaissable.

ULRIC, amèrement.

Eh ! qui pourrait me reconnaître ?... J’avais juré d’être fidèle à l’honneur, à mon prince... j’ai trahi mes serments, j’ai trahi la vertu. Hier encore je m’honorais du nom de chevalier Polonais... maintenant je ne suis plus qu’un lâche assassin !

BERTHOLD.

N’avons-nous pas suivi les ordres du prince que nous servons ? Boleslas n’a-t’il pas dirigé tous nos coups ?

ULRIC.

Avec quel art il a su m’abuser !

BERTHOLD.

Il le devait, pour mieux assurer sa vengeance. C’est moi même qui conseillai au duc de Polock de feindre avec toi, et de te persuader qu’un traitre avait menacé sa vie ; nous jurâmes tous de venger notre maître, et d’immoler le lâche qui l’avait outragé. Hier, à l’entrée de la nuit, Sigismond revenait de la chasse, sans gardes et sans suite ; embusqués dans les jardins de ce palais, nous avons profité d’une occasion si favorable. Maintenant que les coups sont portés, crois-moi, mon cher Ulric, le plus sage est d’embrasser notre cause, d’abjurer des regrets inutiles et de jouir avec nous du sort brillant que nous préparent les promesses et la puissance de Boleslas.

ULRIC.

Ô piège affreux ! Quelle était donc votre espérance en m’associant à ce crime exécrable ?

BERTHOLD.

Tu connaissais une partie de nos secrets, lu pouvais nous trahir, il fallait te forcer au silence en t’unissant, malgré toi, à nos destins.

ULRIC.

Quel complot infernal ! voilà donc le prix que Boleslas réservait à ma fidélité ! Séduit par ma tendresse pour lui, j’aurais tout sacrifié avec joie pour sa gloire... Il profite de mon aveuglement, excite ma fureur contre un scélérat obscur dont il faut que je le délivre ; il me peint avec perfidie les forfaits de cet ennemi de sa famille ; il allume dans mon cœur tous les feux de la haine, et m’arme lui-même du poignard que je dois plonger dans le sein de son rival... et quand je crois purger la terre d’un monstre ; quand je crois venger mon maître, mon pays, c’est mon prince lui même que je frappe ! Ô Sigismond, pardonne, pardonne au délire qui conduisait mon bras ! j’entends encore ta voix mourante... tu me cries : Arrête, malheureux, c’est Sigismond ! À ce nom, à ces accents sacrés... je reste anéanti... je devine votre infâme trahison... mais il était trop tard. Ô mon Dieu ! dans ce moment terrible tu devais m’écraser de ta foudre et me sauver du remords qui me tue !

BERTHOLD.

Au nom du ciel, Ulric, retiens tes cris.

ULRIC, accablé.

C’est en vain que je veux me dissimuler toute l’horreur de mon crime... il me presse, il m’accable, un serpent me dévore... des flots de sang ruissellent sans cesse autour de moi !... Je n’entends que des accusateurs, je ne vois que des bourreaux... demain, dans une heure peut-être, l’échafaud !...

Avec un mouvement terrible.

l’échafaud ? Ah ! je saurai me soustraire à tant d’ignominie !

BERTHOLD.

Pourquoi donc te créer des tourments ? La mort de Sigismond était indispensable ; son insolent pouvoir écrasait la Lithuanie... Boleslas a sauvé sa patrie en la délivrant d’un despote.

ULRIC, vivement.

Dis plutôt qu’il a satisfait sa haine et cette inimitié cruelle qui divisait les ducs de Polock et de Lithuanie. Dévoré d’ambition, Boleslas voulait perdre les Sigismond, usurper leurs états, leurs richesses... il vient enfin de consommer son crime, et notre lâcheté a trop bien servi sa fureur ?... Mais qu’il n’espère pas jouir du bruit de son assassinat... j’aurai le courage de dévoiler la vérité.

BERTHOLD, vivement.

Malheureux ! y penses-tu ? Et les supplices ! et la honte 

ULRIC.

La honte !... Ah ! grand Dieu !

BERTHOLD.

Silence ! On porte ici ses pas... C’est Boleslas ! Ulric, encore une fois, calme ce trouble affreux et songe à tes serments

 

 

Scène II

 

BERTHOLD, ULRIC, LES SIX CONJURÉS, BOLESLAS, précédé de valets qui portent des flambeaux

 

BOLESLAS, à ses valets.

Veillez autour de cette galerie, et que personne ne puisse en approcher.

Les valets sortent.

BERTHOLD.

Craignez-vous une surprise, Seigneur ? Ces précautions...

BOLESLAS.

Vous annoncent les dangers qui nous menacent.

ULRIC.

Que dites-vous ?

Les conjurés se rapprochent.

BOLESLAS.

Le meurtre de Sigismond est connu, les portes de la ville sont fermées : nous sommes surveillés.

BERTHOLD.

Qui peut nous soupçonner ?

BOLESLAS.

La veuve de Sigismond, la duchesse Olinska ?

ULRIC.

Catherine ?

BOLESLAS.

Elle m’accuse hautement, je le sais ; ma haine pour les Sigismond a d’ailleurs ouvert tous les yeux. Les princes et Catherine elle même, ne m’ont point dissimulé leurs soupçons : Au milieu du conseil, en présence de la Cour entière ils viennent d’exiger de moi un serment effroyable, dont le souvenir glace encore tous mes sens

ULRIC.

Un serment !

BOLESLAS, encore troublé.

Le corps de Sigismond était là, devant moi... Il m’a fallu. jurer, sur ses restes sanglants, de venger son trépas !

ULRIC.

Quelle épreuve, juste ciel !

BOLESLAS.

Ce corps défiguré semblait revivre à mon aspect : je croyais voir son vil se ranimer, et sa bouches entr’ouvrir pour nommer le coupable.

BERTHOLD.

Eh ! bien, Seigneur ?

BOLESLAS.

J’ai su déguiser mon effroi, et pour détruire des bruits injurieux, j’ai juré de poursuivre l’assassin. Mais je ne m’aveugle pas, l’orage gronde sur nos têtes ; la fière Catherine va soulever contre moi son fils, ses amis, ses vassaux... et si par un coup éclatant, je n’arrête ses desseins téméraires, c’en est fait de nos espérances.

BERTHOLD.

Quel est votre projet ?

BOLESLAS.

Vous allez le connaître : voici l’instant de vous associer à ma fortune.

BERTHOLD.

Parlez, Seigneur.

Les conjurés entourent Boleslas.

BOLESLAS.

La Lithuanie a besoin d’un sauveur : la jeunesse du fils de Sigismond, les divisions des Palatins, la faiblesse des princes, nous préparent bientôt les horreurs d’une guerre intestine. Il est temps qu’une main ferme et hardie ressaisisse les rênes de l’état ; ma naissance qui m’unit au sang de nos premiers rois ; mes richesses, mes services, tout m’appelle à cette noble mission, et je veux la remplir. Mes ordres sont donnés : Wilna est investi par mes hommes d’armes ; mes officiers rassemblent le reste de mon armée... Demain je m’empare de la ville, demain je délivre le royaume, de Catherine, de son fils ; j’arrache la Lithuanie au joug humiliant des rois de Pologne, je pose la couronne ducale sur mon front, et ma gloire rend bientôt au trône des Jagellons son antique splendeur.

ULRIC, avec horreur.

Ah ! Prince, que dites-vous ? Quelle pensée funeste ?

BOLESLAS.

Le sort en est jeté.

ULRIC.

Immoler une mère ! son enfant !...

BOLESLAS.

La Lithuanie le commande.

ULRIC.

Mais le roi de Pologne...

BOLESLAS.

Casimir éloigné de sa capitale, surpris au milieu de la Lithuanie qu’il parcourt en ce moment, n’aura ni le temps, ni les moyens de s’opposer à mes succès. Il se trouvera trop heureux d’accepter la paix, et consentira facilement à la réunion du grand Duché de Lithuanie à mes états de Polock et de Troki. S’il tentait de me résister, qu’il tremble pour lui-même ! Je puis soutenir les efforts de la Pologne entière !

ULRIC, indigné.

Ah ! c’en est trop, ne comptez plus sur mon bras.

BERTHOLD.

Ulric !

BOLESLAS.

Quoi ! toujours des remords ?

ULRIC.

Et vous, toujours des crimes !

BOLESLAS, offensé.

Téméraire !

ULRIC, avec feu.)

C’est peu d’avoir assouvi votre haine sur le brave Sigismond, vous voulez usurper la puissance absolue, renverser votre prince, et consommer ainsi le forfait le plus abominable ? Avez-vous oublié vos serments ? N’êtes-vous plus Chevalier, Prince Polonais, et le sang des Jagellons s’est il corrompu dans vos veines ?

BOLESLAS.

Tant d’audace m’étonne ! Tu me reproches un crime que tu as partagé !

ULRIC.

Oui, je fus criminel, grâce à votre perfidie ; mais je puis sortir de l’abime où vous m’avez précipité...

BOLESLAS.

En trahissant ton maître !

ULRIC.

Je le devrais, peut-être.

BOLESLAS.

Ingrat !

ULRIC, avec fermeté.

Je ne le serai jamais. J’ai sacrifié pour vous, plus que mon Roi lui-même ne m’aurait demandé : repos, honneur, gloire, avenir, j’ai tout perdu en vous obéissant. C’est la dernière fois que vous m’entendez : je vous fuis pour toujours. Mais retenez bien mon serment... Renoncez au dessein sacrilège que vous venez de dévoiler, et vos secrets resteront dans mon cœur ; mais si votre ambition ne connaît plus de frein, si vous faites un pas pour satisfaire vos coupables désirs... tremblez ! la Pologne entière m’entendra !... Vos menaces ne pourront m’arrêter... Mon Roi, mon pays avant tout ; je suis soldat, et ne crains pas la mort. Adieu.

Il sort.

 

 

Scène III

 

BERTHOLD, LES SIX CONJURÉS, BOLESLAS

 

Le jour vient.

BERTHOLD.

Il s’éloigne, Seigneur...

BOLESLAS.

Me braver à ce point ! Un traitre que j’ai comblé de mes bienfaits. 

BERTHOLD.

Songez qu’il peut tout révéler ; il est maître de nos secrets : nous n’avons qu’un moyen de le contraindre au silence...

BOLESLAS.

Oui, oui ;

À deux conjurés.

 Suivez ses traces ; emparez-vous de lui ; s’il osait résister, qu’il tombe sous vos coups.

Les deux conjurés sortent.

 

 

Scène IV

 

BERTHOLD, LES QUATRE CONJURÉS, BOLESLAS

 

BERTHOLD.

Il ne saurait nous échapper.

BOLESLAS.

Le jour se lève, séparons-nous. Amis, c’est ici que le jeune Charles Sigismond va recevoir les hommages des officiers de la couronne ; c’est sur ce trône, que le peuple de Wilna va proclamer le nouveau duc de Lithuanie... Je lui laisse encore sa puissance pour un jour : mais demain Charles n’existera plus, et la Lithuanie aura reconnu mes lois.

À l’un des conjurés.

Vous, mon cher Lavinski allez joindre mes hommes d’armes, emparez-vous des portes de Wilna, des rues qui conduisent au palais ; vous, Berthold, assurez-vous de la tour et de la forteresse de Zunki ; cette position importante, située à une lieue de la ville, peut nous devenir utile si le peuple faisait un mouvement. Défiez-vous surtout de Frédéric, de Darouski ; ils sont dé voués à Catherine.

BERTHOLD.

Nous veillerons sur eux.

BOLESLAS.

Quel bruit entends-je ?

BERTHOLD.

C’est le jeune Sigismond.

BOLESLAS.

Charles ! évitons sa rencontre.

BERTHOLD.

Darouski l’accompagne !

BOLESLAS.

Ils nous verront bientôt ; éloignons-nous : de la prudence ! du courage !... Tenez tous vos serments, je tiendrai mes promesses.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

DAROUSKI, CHARLES, SUITE

 

Ils entrent du côté opposé ; Charles est en deuil et porte son épée suspendue à une écharpe noire.

CHARLES.

Cher Darouski, je vous revois enfin ! Ah ! j’avais besoin de trouver un ami !

Il le serre dans ses bras.

DAROUSKI.

J’accours au bruit de vos malheurs ; je viens venger mon maître et partager votre douleur.

CHARLES.

De la douleur ! non, mon ami ; c’est un feu dévorant qui déchire mon âme, qui la consume.

DAROUSKI.

Calmez-vous.

CHARLES, avec sentiment.

Hier encore, hier je croyais au bonheur ! j’étais près de mon père, je le serrais dans mes bras !... Aujourd’hui, réveil affreux ! la mort autour de moi, la mort la plus horrible ! et je n’étais pas là pour le défendre, pour le couvrir de mon corps !

DAROUSKI.

Vos regrets déchirent mon cœur !... Et votre mère, vous ne m’en parlez point ?

CHARLES.

Elle est auprès des princes, et cherche à ranimer leur courage. Je n’ai pas eu la force de paraître à la cour, au milieu de ces êtres insensibles et froids... Les malheureux ! ils ne m’offrent que des larmes inutiles, quand je leur parle de vengeance.

DAROUSKI.

Mais enfin, avez-vous percé le mystère qui enveloppe ce meurtre abominable ?... Avez-vous découvert quelques preuves ?...

CHARLES.

Ah ! je n’en ai que trop !

DAROUSKI.

Et vous croyez que Boleslas ?...

CHARLES.

C’est lui ; oui, Darouski, c’est ce fier Palatin...

DAROUSKI.

Quoi ! le premier de nos Preux, le héros de la Chevalerie !

CHARLES.

C’est lui, vous dis-je : sa haine, sou orgueil, sa fatale ambition l’ont armé contre nous ; il veut régner ; et le corps sanglant de mon père lui servirait de degré pour s’élancer au trône.

DAROUSKI.

Jamais ! Qui pourrait l’y porter ?

CHARLES.

Les lâches qui l’entourent.

DAROUSKI.

Non : Boleslas peut gagner quelques traîtres sans honneur, sans patrie ; mais il existe encore des Polonais pour punir un semblable attentat. Croit-il donc enchaîner la Lithuanie ? Croit-il renverser nos sages institutions ? Vous le savez : pour arrêter l’ambition des Palatins, une loi salutaire portée par le peuple lui-même, interdit la couronne à tout Polonais, quelle que soit sa naissance, s’il a souillé ses mains a du sang d’un de nos princes. Boleslas, chargé de meurtre de Sigismond, osera-t-il méconnaître vos droits et réclamer le trône de sa victime !

CHARLES.

Un assassin respecte-t-il les lois ? il ne connaît que la violence.

DAROUSKI.

Nous saurons l’arrêter, et je brûle de venger votre père et mon roi.

CHARLES.

La vengeance !... oh ! Darouski, que ce mot plaît à mon cœur ! je le crie à tous ceux que je vois : près de ma mère, je parle de vengeance ; seul, je la rêve encore ! je l’appelle, je l’implore, et j’en savoure d’avance les funestes délices !

DAROUSKI.

Charles, nous sommes unis à jamais !

CHARLES.

Oui, à jamais !... C’est de vous que je tiens le titre sacré de Chevalier, vous êtes mon guide, mon espoir ! Cher Darouski, appelez-moi votre fils, je serai fier d’un si beau nom ; il adoucira mes regrets, et Charles fera tout pour être digne de son père adoptif.

DAROUSKI, attendri.

Brave jeune homme, oui, je m’attache à toi, je te consacre mes derniers jours. Nous verrons si les méchants oseront t’atteindre dans mes bras.

Avec force.

Ô Sigismond ! ô noble Duc ! si tes yeux se baissent vers la terre, si ton âme m’entend, reçois le serment de ton ami : je jure sur mon épée de servir ton fils bien aimé, de répandre pour lui jusqu’à la dernière goutte de mon sang... Je le jure sur l’honneur ! Tu sais que Darouski ne l’invoqua jamais en vain.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, ALBERT

 

ALBERT, à Charles.

Ah ! Seigneur, je vous cherchais.

CHARLES.

C’est toi, mon cher Albert.

DAROUSKI.

Tu parais agité ?

ALBERT.

Ce n’est pas sans raison.

CHARLES.

Aurais-tu découvert quelque nouvelle trame ?

ALBERT, vivement.

Nous les tenons.

DAROUSKI.

Qui ?

ALBERT.

Les scélérats qui ont assassiné mon maître.

CHARLES.

Que dis-tu !

ALBERT.

Le ciel lui-même a permis qu’un témoin oculaire nous révélât enfin la vérité.

DAROUSKI.

Un témoin ! Explique-toi.

ALBERT.

Christian m’a tout appris.

CHARLES.

L’écuyer de mon père !... Tu l’as vu !

ALBERT.

Presque mourant des blessures qu’il a reçues en défendant son prince.

CHARLES.

Eh bien !

ALBERT.

Hier, à l’entrée de la nuit, votre malheureux père suivi seulement de Christian, s’était égaré dans le bois qui termine le parc du Palais. Au détour d’un chemin étroit et difficile, une troupe de gens masqués l’attaque brusque ment. Le fidèle Christian frappé d’un coup mortel, tombe à quelques pas de son maître. Les misérables acharnés sur le corps de leur victime, ne l’avaient point aperçu ; et ce brave serviteur cherchait, en suivant leurs mouvements, à deviner les assassins... Tout-à-coup un de ces lâches les arrête et s’écrie : Éteignez les flambeaux, il est mort, retirons-nous ! Christian frémit, et reconnaît la voix du prince Boleslas.

CHARLES.

Boleslas !

ALBERT.

Christian les a bientôt perdus de vue, et ce n’est qu’au mi lieu de la nuit, qu’aide de quelques officiers attirés par ses cris, il a pu regagner le palais avec les restes précieux de son prince.

CHARLES.

Plus de doute.

DAROUSKI.

Quelle affreuse lumière !

ALBERT.

J’aurais parié ma tête que c’était lui ; ces ambitieux sont capables de tout.

CHARLES.

Je cours trouver ce monstre.

DAROUSKI.

Je vous suis...

ALBERT, vivement.

Qu’allez-vous faire ! Vous mesurer avec un assassin ! ce serait trop d’honneur pour lui ! Ce soin-là me regarde, et je vais...

CHARLES.

Toi !

ALBERT, avec sentiment.

Que je venge mon maître, votre noble père, je vous le demande comme la récompense de mes longs services. Je cours chercher le traître Boleslas, son infâme Berthold et quoiqu’ils ne vaillent ni l’un ni l’autre un coup d’épée de la main d’un honnête homme, je me charge de leur affaire ; ce soir il n’en sera plus question.

CHARLES, lui serrant la main.

Digne Albert, je reconnais bien là ton âme et ta bravoure.

DAROUSKI.

Que vois-je ? la Duchesse !

CHARLES.

Ah ! sa vue redouble ma douleur !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, CATHERINE, DEUX FEMMES, PLUSIEURS OFFICIERS

 

CATHERINE.

Mon fils !... Cher Darouski, nos malheurs sont au comble !

CHARLES.

Quoi, madame, le perfide Boleslas...

CATHERINE.

Le meurtre de mon époux n’était que le signal des plus noirs attentats. Boleslas aspire au rang suprême ; des avis trop certains m’instruisent des complots de ce fier Palatin, et des forces imposantes qu’il rassemble.

CHARLES.

Notre courage vous reste.

CATHERINE, vivement.

Oui, Charles, oui, mon cher fils ! j’ai juré de mourir pour venger Sigismond, je tiendrai mon serment, et ton père reverra Catherine digne de son amour ! Mais si nous devons succomber dans cette noble entreprise, que notre chute au moins entraine celle du monstre que je poursuis. Ne nous aveuglons pas ; le péril est certain : Boleslas a gagné une partie du peuple ; ses soldats environnent la ville.

DAROUSKI.

Il faut le prévenir.

CATHERINE.

Mes ordres sont déjà donnés ; un de mes officiers et quelques soldats dévoués sont partis secrètement, pour s’assurer de la forteresse de Zunki : éloignée seulement d’une lieue de Wilna, elle peut nous offrir une retraite sûre et pour rendre maîtres des bords de la Wilia. Le brave Frédéric s’est porté en même-temps au-devant de Casimir, qui n’est plus qu’à deux milles de Zunki. Le Roi ne peut nous refuser son appui ; le crime de Boleslas menace la Pologne toute entière, et je ne doute pas que Casimir n’arme aussitôt en notre faveur, et n’appelle sous ses drapeaux tous nos fidèles Lithuaniens.

DAROUSKI.

Ils défendront leur prince légitime.

CATHERINE, à son fils.

Mais, avant tout, il faut démasquer l’odieux Boleslas. Les Princes et la noblesse de Wilna doivent se rendre en ces lieux pour y proclamer le nouveau duc de Lithuanie, et vous jurer fidélité ; je les attends. C’est à la face du ciel que je vais révéler le crime de Boleslas. Je veux l’accuser, le confondre en présence du peuple, et réclamer la vengeance des lois.

DAROUSKI.

Ah ! madame, Dieu lui-même vous inspire ce dessein ; disposez de mon bras : parlez, que faut-il faire ?

CATHERINE.

Rassembler à la hâte nos officiers, nos hommes d’armes ; qu’ils viennent combattre pour leur prince, et soutenir la plus noble des causes.

DAROUSKI.

J’y cours : je les guiderai moi-même, et ferai passer dans leurs âmes toute l’ardeur dont je suis animé.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, excepté DAROUSKI

 

CHARLES.

Enfin, l’instant de la justice approche !

CATHERINE.

Mon fils, je n’ai pas besoin d’enflammer votre valeur. Point de larmes, point d’indigne faiblesse ; nous pleurerons votre père quand il sera vengé.

CHARLES.

Que j’expire en frappant l’assassin, et je suis trop heureux !

ALBERT.

Madame, toute la cour, suivie d’une foule nombreuse, entre dans le Palais et se dirige vers cette galerie : Boleslas les conduit.

CATHERINE.

Quelle audace ! venez, mon fils, venez contempler, pour la dernière fois, les restes du vertueux Sigismond ; allons déposer à ses pieds nos vœux, nos prières, et puiser dans le sein de l’éternel la force et l’espérance.

Ils sortent à droite ; le cortège entre du côté opposé.

 

 

Scène IX

 

Marche. Le cortège entre par la gauche et se range autour du trône, Les chevaliers, les hommes d’armes, les hérauts, les pages et le peuple, garnissent la gauche. Boleslas et Berthold sont sur le devant de la scène. Chaque seigneur est suivi de ses officiers et précédé d’une bannière à ses armes.

BOLESLAS, au peuple.

Braves Lithuaniens, le Prince que vous pleurez n’est pas perdu pour vous, puisqu’il vous laisse un fils, digne héritier de sa gloire et de ses vertus. Venez entourer le jeune Charles de vos hommages, de vos serments. Je veux moi-même vous conduire à ses pieds ; le sang qui m’unit aux Sigismond, les malheurs de ce jeune prince, tout m’attache à sa destinée, et doit cimenter entre nous une paix inviolable. Suivez-moi.

Catherine paraît.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, CATHERINE, CHARLES, ALBERT

 

CATHERINE, avec force.

Arrêtez, Chevaliers ! osez-vous pénétrer dans cette en ceinte sacrée ? ne rougissez-vous pas de voir à vos côtés les assassins de mon époux ?

Le peuple fait un mouvement.

BERTHOLD.

Madame, quel soupçon injurieux !

CATHERINE.

Le jour de la vérité est venu : je la dirai, dût-il m’en coûter la vie ! peuple, vous souffrez parmi vous les lâches qui ont frappé votre Prince ! vous permettez qu’ils paraissent en ces lieux, qu’ils souillent de leur présence la dernière demeure de leur victime ! quoi ! ne les reconnaissez-vous pas ? faut-il vous les nommer ? regardez... voyez la crainte qui les agite, le remords qui les accable.

BERTHOLD, troublé.

La douleur vous égare, madame.

CATHERINE, vivement.

Infâme, tu te trahis !

BERTHOLD.

Moi !

CATHERINE.

Ton trouble te condamne.

BERTHOLD.

Je jure sur l’honneur...

ULRIC, sortant de la foule.

N’achève pas, malheureux !

BOLESLAS, à part.

Ulric ! je frémis !

BERTHOLD, à part.

Tout est perdu !

Bas à Ulric.

Fuis, misérable !

CATHERINE.

Quel mystère !

À Ulric.

Demeurez.

ULRIC.

Oui, je reste. C’est trop souffrir, je suis las de la vie ; mais je ne veux pas emporter avec moi le poids affreux du crime que j’ai commis.

CATHERINE.

Parlez, parlez de grâce.

ULRIC, sanglotant et à genoux.

Madame, je suis un monstre ; j’ai mérité le plus cruel supplice, je demande la mort.

CATHERINE.

Vous !

ULRIC.

Je suis un des assassins du prince Sigismond, et voilà notre chef.

Il montre Boleslas.

TOUS.

Ciel !

CATHERINE.

Peuple, vous l’entendez.

BOLESLAS.

Perfide !

ULRIC, à Boleslas.

Pour t’assurer de mon silence, tu voulais donc m’assassiner aussi !... J’échappe à tes poignards, et je viens à ma dernière heure, révéler ton forfait.

BOLESLAS.

Chevaliers, je suis innocent, j’en atteste le ciel.

ULRIC, vivement.

Chevaliers, je n’ai que peu d’instants à vivre ; je le jure devant Dieu qui m’écoute : oui, voilà l’assassin du duc de Lithuanie. Je voulais ensevelir avec moi ce funeste secret... le destin ne l’a point permis... La voix de Catherine m’a frappé d’épouvante ; un pouvoir invisible m’entraînait : ah ! de grâce, ne me repoussez point, je suis plus digne de pitié que de haine.

BOLESLAS.

C’est trop souffrir les impostures d’un lâche ; soldats, qu’on le saisisse.

CHARLES.

Gardez-vous d’obéir.

ULRIC, avec force.

J’ai dit la vérité.

BOLESLAS.

Misérable ! Et quelles sont tes preuves !

ULRIC.

Mon serment et ce fer.

Il tire une dague cachée dans son sein.

Ose me suivre devant mon dernier juge... je t’attends !

Il se frappe.

CATHERINE.

Malheureux !

ULRIC, dans les bras de deux soldats.

J’ai dit la vérité... Pardonnez-moi... Je meurs !

On l’emporte. Le peuple s’éloigne avec horreur. Boleslas reste seul d’un côté avec Berthold et ses gardes.

CATHERINE.

Eh bien ! barbare, en est-ce assez ! Peux-tu démentir tes complices ?

BOLESLAS, avec fermeté.

Non : j’abjure une contrainte inutile. Il est temps d’éclairer la Lithuanie sur ses vrais intérêts : je le dis hautement : votre époux était l’oppresseur du peuple, j’en ai délivré mon pays.

CATHERINE, dans les bras de Charles.

Mon Fils !

CHARLES.

Où suis-je ? justes dieux ? Chevaliers, vous l’avez entendu, il ose se glorifier de son crime, et le traitre respire encore !... Ah, monstre ! j’en atteste l’ombre sanglante de mon père, si mon cœur est encore sensible à la joie, l’espoir de t’arracher la vie, peut seul me faire tressaillir de bonheur !... Viens, viens recevoir le prix de ton lâche parricide !

ALBERT, le retenant.

Arrêtez, mon cher maître !

BOLESLAS.

Malheur à qui tenterait de me résister

CATHERINE.

La justice du Roi...

BOLESLAS.

Je ne crains rien.

CATHERINE, avec force.

Crains tout de Catherine ; oui, perfide, si ton audace enchaine la justice humaine, si les lois me refusent leur vengeance, crains tout de ma haine et de mon désespoir... Je te déclare une guerre éternelle, je m’attache à tes pas ; tu me trouveras partout, en tous lieux, à toute heure ; mes cris armeront mille bras pour m’apporter ta tête, et je mourrai contente si ton supplice est mon ouvrage.

BOLESLAS.

Madame...

CATHERINE.

C’en est fait, l’un de nous doit périr ; la terre ne peut plus nous porter à la fois.

BOLESLAS.

Eh bien ! tremblez : avant la fin du jour vous aurez ressenti les effets de ma rage, et ce bras va châtier ceux qui parlent de me punir.

Il sort suivi des siens.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, excepté BOLESLAS, BERTHOLD et sa suite

 

CHARLES, retenu par Albert.

Ah ! laissez-moi le suivre.

CATHERINE.

Mon fils, écoutez-moi.

ALBERT, aux soldats de Catherine.

Armons-nous ; fidèles Lithuaniens, suivez-moi.

CHARLES, égaré.

Quoi ! je laisserais vivre plus longtemps l’assassin de mon père ! vous voulez que j’endure ses outrages, que je souffre ses mépris !... non, je cours le provoquer, le combattre, et laver dans son sang tant d’affronts réunis !

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, DAROUSKI, suivi d’officiers et de Soldats

 

CATHERINE.

Cher Darouski, l’infâme s’est démasqué.

DAROUSKI.

Je sais tout, madame, et j’accours vous faire un rempart de mon corps. Les moments sont précieux ! Boleslas a levé l’étendard de la rébellion : tout fuit, tout cède devant lui !

CHARLES.

Aux armes !

TOUS.

Aux armes !

Les soldats et Albert rentrent et se rangent vis-à-vis Catherine.

CATHERINE.

Braves guerriers, Sigismond est encore parmi vous ! reconnaissez son fils ; je l’associe à vos dangers, à votre gloire. Allez combattre : je ne vous demande point de serments, Catherine se confie à votre loyauté.

DAROUSKI, tirant son épée.

Je jure Dieu de mourir, ou de venger mon Prince ! 

CATHERINE, les mains au ciel.

Toi qui lis dans mon âme, et qui sais si ma haine est légitime, soutiens notre courage et guide nos bannières !

Catherine et son fils sont sur le trône. Les chevaliers et les soldats forment un cercle autour d’eux ; ils se prosternent en inclinant vers Catherine leurs piques et leurs bannières. Charles est dans les bras de sa mère. Darouski et Albert les soutiennent.

 

 

ACΤΕ ΙΙ

 

Le théâtre représente l’intérieur d’une chapelle gothique, entièrement ruinée par le temps. Les fenêtres de côté sont ornées de vitraux de couleur ; le mur du fond est tout-à fait détruit, et laisse voir le bois à découvert. On aperçoit des arbres et une petite montagne qui terminent le théâtre. Les côtés sont aussi ruinés, et présentent plusieurs cavités qui servent de communication aux salles dépendantes de la chapelle. À droite, et presque sur le premier plan, un trophée d’armes et une pierre funéraire sur laquelle on lit ces mots : À LA MÉMOIRE DE SIGISMOND, ASSASSINÉ PAR BOLESLAS !

 

 

Scène première

 

CATHERINE, un écuyer, plusieurs soldats, une sentinelle au fond

 

Au lever du rideau, Catherine est debout, appuyée sur le trophée ; elle paraît absorbée dans sa douleur. Les soldats sont groupés autour du trophée d’armes, qu’ils ont l’air de terminer. L’écuyer trace sur la pierre, avec la pointe d’une épée, l’inscription indiquée plus haut.

CATHERINE.

Le ciel a donc trahi mes espérances ! Wilna est au pouvoir de Boleslas ! il y commande en maître, et les Lithuaniens, séduits par les promesses d’un lâche, se livrent d’eux-mêmes à ses fers !

Des soldats apportent des armes.

Placez ces armes autour du trophée.

Elle donne une couronne.

Ce laurier, enlacé d’immortelles, couronnera le casque.

Les soldats continuent leur travail.

Mon fils ne revient pas !... Cette abbaye, qui me sert de retraite, est tellement enfoncée dans les bois de Wilna... je tremble que Charles ne s’égare, et ne tombe entre les mains de nos ennemis !... Affreuse situation !...

Elle examine la pierre.

Cette pierre funèbre conservera du moins la mémoire du crime et le nom de l’assassin ! oui, si je suis condamnée à trainer une vie errante et toujours menacée, je veux, à chaque pas, laisser des traces de mon inimitié ; j’élèverai partout des monuments de l’infamie de Boleslas : l’airain, le marbre rediront son forfait, et ces muets accusateurs attesteront à l’Univers la constance de ma haine !...On vient ; c’est mon fils... je respire.

Charles descend la montagne du fond.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, CHARLES, un écuyer portant sa lance et son écu

 

CHARLES.

Ma mère, je vous revois !

CATHERINE, le serrant dans ses bras.

Tu m’es rendu ! le ciel n’a pas juré ma perte ! mais pourquoi cet air sombre, ces soupirs étouffés ? Darouski n’est point avec toi ?

CHARLES.

Il n’a pu s’éloigner. Forcés d’abandonner Wilna avec les troupes qui nous sont demeurées fidèles, nous avons placé notre camp à l’entrée de ce bois ; l’armée de Boleslas couvre les remparts de la ville, et le combat va bientôt fixer notre destin. Mais, hélas ! vous ignorez tous nos malheurs !

CATHERINE.

J’y suis résignée d’avance.

CHARLES.

Celui-ci est au-dessus de mes forces. Le conseil de Wilna a signé la grâce de Boleslas.

CATHERINE.

De l’assassin de votre père !

CHARLES.

Il est trop vrai. L’infâme Boleslas, habile à profiter des faiblesses du peuple, est devenu l’idole des Lithuaniens ; ses discours hypocrites, ses promesses brillantes ont gagné les esprits. Prodigue de séductions, certain d’avoir acheté l’impunité, il a poussé l’audace au comble. Le pardon de son crime était trop peu pour lui ; il fallait justifier le meurtre de mon père et le faire approuver par le peuple, pour se ménager un libre accès au trône... il a tout obtenu.

CATHERINE.

Quoi ! les Princes eux-mêmes...

CHARLES.

Environnés de félons et d’ingrats, effrayés des progrès du Palatin, ils ont signé l’opprobre de la Lithuanie ; ils reconnaissent enfin, par un acte solennel, que Sigismond a mérité la mort, et que son meurtrier a sauvé le royaume.

CATHERINE.

Ô comble de lâcheté !

CHARLES.

Le Palatin, tout fier de sa victoire, proclame son pardon ; il ose même se vanter de faire ratifier, par le Roi de Pologne, cet écrit flétrissant, et d’échapper ainsi à la loi qui l’exclut du trône.

CATHERINE.

Casimir signer sa grâce ! jamais !

CHARLES.

Déjà plusieurs des nôtres, gagnés par les promesses de Boleslas, ont suivi ses drapeaux... En vain, je leur parle d’honneur... Pour un ami fidele, je trouve mille traîtres ! L’intrépide Darouski, le généreux Frédéric, conservent encore autour d’eux quelques soldats que la gloire n’a point désavoués... Mais la lutte n’est plus égale, le nombre de nos ennemis rend le courage de ces preux inutile, et notre perte certaine.

CATHERINE.

L’épreuve est cruelle, mon fils, sachons la supporter.

CHARLES.

Ah ! le ciel m’est témoin que je ne tremble que pour vous.

CATHERINE.

Loin de vous étonner, que les revers irritent votre audace ; qu’importe un jour d’adversité ! Le triomphe du crime ne dure qu’un moment, son faux éclat peut-il nous éblouir ? songez, mon fils, aux secours qui nous sont promis : les Princes d’Ovinski et de Lida arment pour notre cause ; le Roi lui-même, Casimir, maître des rives de la Wilna, rassemble toutes ses forces pour anéantir le rebelle... Qu’un noble espoir enflamme votre cœur ; allez, mon fils, allez remplir le devoir le plus saint, et qu’à votre courage Boleslas reconnaisse le sang des Jagellons.

CHARLES.

Ah ! votre voix a pénétré mon âme !

On entend des coups de canon assez éloignés.

CATHERINE.

Qu’entends-je ?

CHARLES.

C’est Boleslas qui nous attaque, je vole auprès de Darouski.

CATHERINE, très émue, prend l’épée qui est suspendue au trophée.

Charles, voici l’épée du duc de Lithuanie ; vous allez combattre son assassin : je la confie à votre amour pour l’infortuné Sigismond.

Avec force.

Mon fils, montre-la à ces lâches qui parjurent leur foi ; sa vue suffira pour les vaincre.

CHARLES, baisant avec respect l’épée de son père, et la portant sur son cœur.

Ah ! cette arme sacrée va me rendre invincible !... Je cours venger mon père ou mourir digne de lui !

Il embrasse sa mère et s’éloigne attendri. Catherine le suit des yeux.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, excepté CHARLES et son écuyer

 

Le Théâtre s’obscurcit peu à peu ; on entend le tonnerre, d’abord éloigné. Il approche rapidement, les éclairs se succèdent, et bientôt l’orage éclate avec violence.

CATHERINE.

Grand Dieu, le reverrai-je ? C’est en vain que ma fierté s’indigne des faiblesses de mon sexe ; je retrouve toujours dans mon cœur les alarmes et l’amour d’une mère !... Charles, mon cher fils, loin de toi je n’ai plus de courage ; je tremble pour des jours auxquels les miens sont attachés, je frémis des dangers où j’expose ta jeunesse ; et je sens que je te rappellerais, si ta mère pouvait supporter la pensée de ton déshonneur !

Le tonnerre gronde.

Quels éclats ! juste ciel, réserve tes foudres pour la tête de l’assassin : tu dois son châtiment aux mânes de mon époux !

Les coups de canon se rapprochent.

Ce bruit sinistre a redoublé de force !

Elle écoute.

Il approche !... Boleslas serait-il vainqueur ? Ô doute affreux ! je ne puis résister à ce cruel tourment. Oui, quelque soit le péril... Le péril ! en est-il pour une mère ?

Aux soldats.

Amis, guidez mes pas... Que je puisse mourir dans les bras de mon fils !... On vient... Je vais enfin connaître mon sort !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, ALBERT, l’épée à la main

 

CATHERINE.

C’est Albert !

ALBERT.

Ah ! Madame la Duchesse, nous n’avons qu’un instant, il faut fuir.

CATHERINE.

Fuir, ô ciel !

ALBERT.

J’en pleure de rage... Mais Boleslas triomphe !

CATHERINE.

Il est vainqueur ! Ah ! malheureuse !

ALBERT.

Que voulez-vous ? quand le diable s’en mêle, les honnêtes gens n’ont pas beau jeu, et je crois que ce misérable a tout l’enfer à ses ordres. Mille morts ! être battu par une troupe de coquins ! ça fait mal d’y penser !

CATHERINE.

Ô désespoir !

ALBERT.

Nous avons vainement tenté de rallier nos soldats... Impossible ! les rangs étaient enfoncés, confondus !... Au milieu du désordre, le brave Darouski n’a pu qu’indiquer un point de ralliement... C’est à Zunki que je suis chargé de vous conduire, Madame ; c’est sur les bords de la Wilia que les débris de notre armée doivent se réunir... Vive Dieu ! j’espère bien que nous y prendrons notre revanche.

CATHERINE.

Et Charles ? tu ne me parles point de mon fils ?

ALBERT.

Je n’ai pu le rencontrer : l’orage a rompu les chemins, et j’ai pensé me perdre mille fois au milieu des ravins, des fondrières... Ses hommes d’armes le cherchent, pour l’informer du mouvement de l’armée, vous le trouverez à Zunki.

CATHERINE.

Il faut l’attendre ; s’il revenait ici ?

ALBERT.

Non, de par tous les saints, madame ; les soldats de Boleslas parcourent déjà la campagne, et si nous perdons un moment... Attendez... On marche dans le bois... Le bruit approche... À la lueur des éclairs, j’entrevois des écharpes, des panaches bleus... Ce sont eux !

CATHERINE.

Ne craignez rien pour moi ; je sais mourir.

ALBERT.

Moi aussi, ventrebleu ! mais il faut en venir là le plus tard possible, et je me fais fort de vous sauver.

Aux soldats de la duchesse.

Suivez-moi, mes amis ; je vais vous montrer le chemin de Zunki.

Albert soutient la duchesse ; les soldats se serrent autour d’eux.

 

 

Scène V[1]

 

Les soldats de Boleslas paraissent sur la montagne du fond, au moment où la duchesse sort de la chapelle. Les deux parties se tirent quelques coups d’arquebuse, et en viennent aux mains. Les soldats de Catherine se battent en s’éloignant, et semblent couvrir la marche de la duchesse, qui sort par la gauche. Les combattants s’éloignent. L’orage continue. On voit paraître des chevaliers qui se poursuivent et combattent dans le bois et dans la chapelle. On entend aussi des coups de feu de différents côtés. Le bruit se ralentit, puis cesse tout-à-fait. Les soldats disparaissent ; l’orage continue toujours.

 

 

Scène VI

 

CHARLES, seul

 

Il s’arrête à l’entrée de la chapelle ; il est sans casque, sans bouclier, son épée est suspendue à son écharpe.

Je ne sais où porter mes pas... séparé de Darouski, de mes chevaliers, je traine au hasard ma honte et ma fureur !... L’image de ma mère, sans appui... Ah ! mon sang se glace d’y penser... Avançons... Si l’obscurité ne m’abuse, je touche aux murs de l’abbaye... Ô ma mère ; je pourrai mourir près de toi !

Il entre dans la chapelle.

Quoi, personne !

Il appelle.

Ma mère... Catherine !... Ah ! malheureux ! quel silence de mort !... Va mère... Elle ne répond point... Ah ! je cède à ce dernier coup !

Avec désespoir.

Ma mère, entends la voix de Charles ; réponds, par pitié, réponds-moi, on j’expire de douleur !

Il parcourt le théâtre.

Peut-être s’est-elle réfugiée sous ces ruines... Ô mon Dieu ! ne m’abandonne point, rends-moi Catherine, rends-moi le seul bien qui m’attache encore à la vie !

Il entre sous les ruines à gauche.

 

 

Scène VII

 

BOLESLAS, suivi d’un écuyer

 

BOLESLAS, à l’entrée de la chapelle.

L’orage, en dispersant mes gens, a favorisé la retraite de l’ennemi ; mais je ne perds pas l’espoir de m’emparer du jeune Duc et de Catherine.

À son écuyer.

Cours avertir Berthold : dis-lui que je l’attends avec mes hommes d’armes, pour suivre mes succès ; tu me trouveras ici. Ces ruines m’offrent un abri dont je veux profiter.

L’écuyer sort. L’obscurité se dissipe peu à peu. L’orage se calme.

 

 

Scène VIII

 

BOLESLAS, ensuite CHARLES

 

BOLESLAS.

La fatigue m’accable... reposons-nous un moment...

Il s’avance.

Ce séjour silencieux et sombre, ces murs abandonnés, le spectacle de ces ruines, pénètrent l’âme d’un sentiment pénible... pour la première fois, j’éprouve je ne sais quel effroi... un souvenir cruel m’obsède et me poursuit... l’ombre de Sigismond se place toujours là devant moi...

Revenant à lui.

Écartons ces pensées terribles.

Le jour revient ; la chapelle s’éclaire graduellement.

Que vois-je ? un trophée d’armes ! ! ce lieu semblait inhabité...

Il s’approche.

Une inscription !

Il lit.

À LA MÉMOIRE DE SIGISMOND, ASSASSINÉ PAR BOLESLAS !

Reculant d’effroi.

Où suis-je ? ? juste ciel ! ô jour d’horreur ! je sens que ma raison s’égare !

CHARLES, sortant des ruines.

On a parlé !

BOLESLAS.

Quelle puissance infernale m’a conduit en ces lieux ?

CHARLES, avec joie.

C’est lui ! arrête misérable !

BOLESLAS, reprenant son audace.

Charles !

CHARLES, mettant l’épée à la main.

Je t’apporte la mort : défends-toi.

BOLESLAS.

Rends ce fer.

CHARLES.

Viens donc me l’arracher ! tu balances ? ah ! je m’y attendais ; un assassin ne peut être qu’un lâche !

BOLESLAS, mettant l’épée à la main.

C’en est trop, ta dernière heure est arrivée.

CHARLES.

Ah ! j’ai soif de ton sang !

Ils croisent leurs épées. Darouski paraît à l’entrée de la chapelle.

 

 

Scène IX

 

BOLESLAS, CHARLES, DAROUSKI, poursuivi par un soldat de Boleslas

 

DAROUSKI.

Que vois-je ?

CHARLES.

Darouski !

DAROUSKI, aux deux officiers.

Qu’on le charge de fers.

BOLESLAS, avec un sourire amer.

Des fers à Boleslas ! ose les attacher !

Il montre son épée.

DAROUSKI.

Tu périras !

On entend une trompette.

BOLESLAS, vivement.

C’est toi qui vas mourir. Entends-tu ce signal ? mes soldats environnent ces murs, et la perte est jurée.

Darouski l’attaque vivement ; Berthold et ses hommes accourent au bruit des combattants.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, BERTHOLD, soldats de Boleslas

 

Le combat s’engage. Charles se précipite sur Boleslas et le presse vivement. Darouski et ses officiers sont entraînés et disparaissent bientôt. Charles se bat contre plusieurs officiers ; il est accablé par le nombre. Épuisé de fatigue, il va tomber près de la pierre funéraire de Sigismond ; il embrasse d’une main le trophée, et de l’autre présente la pointe de son épée aux soldats qui s’arrêtent.

Tableau.

CHARLES.

Sort fatal ! in trahis encore mon courage !

BOLESLAS, aux siens.

Arrachez-lui ce glaive.

CHARLES.

Quoi ! l’épée de mon père !... Va, tes indignes mains ne la souilleront pas.

Il la brise et la jette loin de lui.

BOLESLAS, avec joie.

Le voilà donc en ma puissance !

CHARLES.

Applaudis-toi d’un triomphe si beau !

BOLESLAS.

Tu me braves encore !

CHARLES.

Crois-tu donc me contraindre à fléchir devant toi ? misérable ! tu me connais bien peu ! va, tu peux enchainer mon bras ; mais ma haine, jamais.

BOLESLAS, avec une fureur concentrée.

Je saurai justifier tes transports insultants ; je saurai mériter tant d’affronts ! tu veux que je sois inflexible, barbare ?... Eh bien, ma fureur surpassera tes souhaits ; et ta tête, présentée à ta mère elle-même...

CHARLES, frémissant.

Ma mère !... Ah ! juste ciel !

BOLESLAS, à ses soldats.

Conduisez devant moi les autres prisonniers.

CHARLES.

Et Darouski... mes yeux le cherchent en vain.

BOLESLAS.

Je veux qu’il expire devant toi : sa mort sera ton premier supplice.

CHARLES.

Ô mon ami !

BOLESLAS.

Qu’on appelle Berthold.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, BERTOLD, DAROUSKI, plusieurs soldats

 

Darouski est caché sous l’armure d’un soldat de Boleslas, la visière de son casque est baissée, comme celle des autres soldats ; il porte l’écharpe bleue.

BOLESLAS, à Berthold.

Conduisez Darouski.

BERTHOLD.

Il n’est plus.

CHARLES.

Qu’entends-je ?

DAROUSKI, à part.

Grand Dieu ! seconde mon projet !

BOLESLAS.

Quoi ? Darouski !...

BERTHOLD, lui montrant Darouski.

Ce fidèle soldat vous en en a délivré.

CHARLES, avec douleur.

C’en est fait, je succombe !

Il chancelle et s’appuie contre le mur.

DAROUSKI, à part.

Sa douleur me déchire !

BOLESLAS, à Berthold.

Ne me trompes-tu pas ?

BERTHOLD.

Vous pouvez vous en assurer vous-même, seigneur ! à quelques pas d’ici, le corps de Darouski est baigné dans son sang ; ce brave la combattu, et l’a frappé d’un coup mortel. J’ai ordonné que la dépouille de votre ennemi fût apportée devant vous.

On apporte les armes de Darouski.

Reconnaissez ses armes.

CHARLES, les fixant.

Plus de doute !... Ma mère... Quelle épreuve pour toi.

Il détourne les yeux.

Ah ! ce spectacle me fait horreur !

DAROUSKI, à part.

Gardons-nous de le détromper.

BOLESLAS, à Darouski.

Je suis content de roi ; tu recevras bientôt la récompense qui t’est due.

Darouski s’incline.

Que ces dépouilles soient portées dans nos rangs, elles me serviront d’étendard.

BERTHOLD.

Seigneur, il n’est pas temps encore de célébrer nos succès ; les soldats de Catherine, répandus dans ces bois, se rassemblent pour nous accabler, et j’en ai reconnu plusieurs autour de ces ruines.

BOLESLAS.

Que prétendent ces téméraires ?

BERTHOLD.

Ils espèrent sans doute délivrer le Prince Sigismond ; et la Duchesse elle-même est peut-être à leur tête.

BOLESLAS.

Catherine ! ah ! le ciel me l’amène, suivez-moi ; ma présence suffira pour réduire ces audacieux. Berthold, placez des hommes d’armes autour de cette enceinte, qu’ils s’emparent de tontes les issues : que Sigismond ne puisse m’être enlevé.

À Darouski.

Toi, dont le courage a si bien servi ma vengeance, je te confie mon prisonnier ; ne le perd pas de vue, et songe que ta tête me répondra de lui. S’il voulait s’évader, frappe-le sans pitié.

Il sort, suivi des siens. On pose des sentinelles extérieurement.

 

 

Scène XII

 

CHARLES, DAROUSKI[2]

 

Darouski examine les sentinelles du fond.

CHARLES.

Tout m’abandonne ! Catherine, Darouski... Vous ne m’entendez plus... J’ai perdu mon ami, et j’ignore le destin de ma mère !... Je n’y survivrai pas, je le sens, et la mort va nous réunir !

DAROUSKI, à part.

Nous sommes seuls ! je ne puis résister à mon impatience !

CHARLES.

Mon père, je n’ai pu le venger !

DAROUSKI, s’avançant vivement.

Prince...

CHARLES.

Traître, oses-tu m’adresser la parole ? toi, l’assassin de mon ami ! Éloigne-toi ; ou s’il te reste quelque pitié, délivre-moi d’une existence que je déteste.

DAROUSKI, vivement.

Moi, vous frapper !

CHARLES, étonné.

Juste ciel ! quelle voix !

DAROUSKI, bas.

Contenez-vous.

CHARLES, très ému.

C’est lui !... Darouski !

DAROUSKI, levant sa visière.

Il veille encore sur toi.

CHARLES, transporté.

Dieux !

DAROUSKI, les mains étendues vers lui.

Silence, ou je suis mort !

Darouski va observer les sentinelles.

CHARLES, éperdu.

Ô prodige, c’est lui !... C’est bien lui !... mon trouble ne m’abuse point ! Darouski, tu respires, et j’ai pu blasphémer la justice divine !

Darouski revient, et se jet tant dans ses bras.

Mon ami, qui donc à pu sauver vos jours ? Ces armes baignées de sang, que j’ai cru reconnaître...

DAROUSKI.

Il fallait vous tromper.

CHARLES.

Expliquez-vous.

DAROUSKI.

Entrainé dans un détour obscur de ces ruines, pressé par un soldat, je venais de l’abattre à mes pieds. Tout-à coup des cris de victoire me glacent de terreur, je vous crois expirant ; je veux venger votre trépas sur l’infâme Boleslas... Mais il fallait arriver jusqu’à lui, le frapper sûrement... Soudain je me dépouille de mes armes, je les souille du sang de mon ennemi, je m’empare de ses vêtements, je m’en couvre à la hâte... Et j’ose me présenter à Boleslas comme le vainqueur de Darouski.

CHARLES.

Les traits du soldat de Boleslas, vous trahiront, sans doute ?

DAROUSKI.

Son visage mutilé, le sang et la poussière confondus sur son front, le rendent méconnaissable.

CHARLES.

Ô mon cher Darouski !... Mais, de grâce, parlez-moi de ma mère... A-t-elle pu échapper aux recherches de nos persécuteurs ? je tremble qu’en ce moment...

DAROUSKI.

Rassurez-vous : votre fidèle Albert avait reçu mes ordres... Catherine doit être à Zunki, où nous la retrouverons bientôt. Occupons-nous de vous, Charles.

CHARLES.

Quel est votre dessein ?

DAROUSKI.

Vous êtes au pouvoir de votre ennemi, et vous me le demandez ?

CHARLES.

Vous voulez...

DAROUSKI.

Sauver des jours qui me furent confiés par la plus tendre des mères ; rendre à la liberté le fils de mon Prince, de mon maître, immoler le bourreau de votre famille, ou mourir dans les bras de mon ami.

CHARLES, le serrant sur son cœur.

Exposer votre vie !

DAROUSKI.

Elle n’est plus à moi.

CHARLES.

Mais le péril qui vous menace...

DAROUSKI.

Mon amitié n’en connaît point.

CHARLES.

Non, je ne souffrirai pas...

DAROUSKI, avec sentiment.

Charles, rougirais-tu de devoir ton salut à ton ami ?

CHARLES.

Moi, grand Dieu !

DAROUSKI.

Eh bien ! Songe à ta mère et laisse-moi remplir le devoir le plus cher et le plus sacré... On vient ; remet tons-nous ; du courage, Charles, je serai près de toi.

Il baisse sa visière.

 

 

Scène XIII

 

CHARLES, DAROUSKI, BOLESLAS, BERTHOLD, SOLDATS

 

BOLESLAS.

Les lâches n’ont point soutenu mon aspect, et la vue de mes bannières a suffi pour dissiper ces rebelles.

BERTHOLD, lui remettant un parchemin.

Seigneur, un de vos pages, arrivé de Wilna, apporte à l’instant ces papiers.

BOLESLAS, après les avoir regardés.

Qu’on me laisse seul avec mon prisonnier.

DAROUSKI, à part.

Que veut-il ? ses regards inquiets et sombres...

CHARLES, à part.

Aurait-il reconnu Darouski ?

BOLESLAS, à Berthold.

Que l’armée se prépare à marcher sur Zunki. Catherine y rassemble les restes de son parti... Avant une heure j’aurai planté mes étendards sur la tour du château...

À ses gardes.

Sortez tous.

DAROUSKI, à part.

Il médite peut-être un nouvel attentat ! laisser Charles sans défense !...

BOLESLAS, à Darouski, qui est resté le dernier.

Sortez.

DAROUSKI, sortant.

Ne les perdons pas de vue !

 

 

Scène XIV

 

CHARLES, BOLESLAS

 

BOLESLAS.

Nous sommes seuls. Pour la dernière fois je veux tenter de mettre un terme aux discordes sanglantes que notre haine allume, et qui déchirent la Lithuanie. C’est toi qui décideras si je dois déposer les armes : la paix est dans tes mains.

CHARLES.

J’ai peine à comprendre ce langage !

BOLESLAS.

J’ai vaincu ton armée, tu gémis dans les fers ; tout fléchit, tout se courbe devant ma gloire, et je puis, d’un seul mot, m’élever sur ton trône. Cependant je veux bien t’épargner une chute certaine : consens à signer cet acte solennel ; je brise tes chaines, et tu voles dans les bras de ta mère.

CHARLES, ému.

Dans les bras de ma mère ?... de quel espoir viens-lu flatter mon âme ?

BOLESLAS.

Je puis à l’instant même te rendre à sa tendresse.

CHARLES.

Tu ne m’abuses point ?

BOLESLAS, lui montrant le parchemin.

Signe, te dis-je, et tu es libre.

CHARLES, avec défiance.

Mais quel est cet écrit ?

BOLESLAS.

Les lettres de grâce que le grand Conseil de Wilna vient de m’expédier. Il n’y manque plus que ton nom.

CHARLES, vivement.

Les lettres de grâce... pour le meurtre de mon père !... Et tu veux que ma main...Ciel ! suis-je assez avili !

BOLESLAS.

Le sacrifice est grand, je l’avoue ; mais il en est plus digne de ton amour pour ton pays. Songe que ta soumission peut seule m’arrêter, et fonder entre nous une paix éternelle ! Mais il me faut un gage solennel de ta foi, aux yeux de Casimir et de toute la Pologne. Ces lettres d’abolition doivent effacer une faute que ta Cour m’a déjà pardonnée.

CHARLES, très agité.

Ô jour odieux ! Et tu oses invoquer un écrit que tu ne dois qu’à de nouveaux forfaits ? Qui, moi ? commettre une infamie, pour racheter des jours que je déteste ! Moi, signer le pardon de l’assassin de mon père ! et devenir ainsi le complice de ton crime !

BOLESLAS.

Eh ! quoi, ta liberté...

CHARLES.

Je n’en veux plus.

BOLESLAS.

Ta mère ?

CHARLES.

Je mourrai digne d’elle.

BOLESLAS.

Malheureux ! tu repousses la paix, quand je n’attends de toi qu’un dernier sacrifice pour t’offrir mon amitié !

CHARLES, amèrement.

Ton amitié !...tu l’avais jurée à mon père, et tu viens de l’assassiner !

BOLESLAS.

Signe l’écrit que ta main me présente, et je promets...

CHARLES, avec horreur.

Ta main !... elle est encore teinte du sang de mon père ! Va, je devine ton espoir : tu veux régner sur la Lithuanie, et tu crois qu’un pardon arraché par la violence, en effaçant ton lâche assassinat, peut te placer au dessus de nos lois qui te ferment le trône... tu voudrais m’enchaîner par cet écrit déshonorant... Insensé ! tu cherches une arme contre la justice des peuples, contre la vengeance du Roi, contre moi-même... Détrompe-toi ! Charles ne souillera jamais le nom de ses aïeux. Ordonne mon supplice, invente des tourments dignes de ta fureur... Jamais je ne signerai cet acte sacrilège.

BOLESLAS, avec rage.

Ah ! c’en est trop, ton audace me rend à moi-même. Tu défies ma fureur : eh bien ! je veux que le ciel même soit effrayé de tes supplices... L’univers frémira des excès auxquels tu me contrains... tes amis, tes parents, ta mère elle-même expireront à tes yeux ! Oui, je veux frapper à la fois tous ceux que je déteste, et que ton nom disparaisse à jamais de la terre. 

Les trompettes sonnent.

 

 

Scène XV

 

CHARLES, BOLESLAS, DAROUSKI, BERTHOLD, OFFICIERS, SOLDATS

 

Berthold, Darouski et plusieurs officiers entrent sur le théâtre. On voit les troupes de Boleslas, qui se rangent sur la montagne. Les bagages, instruments de guerre, canons, charriots, etc. défilent à leur suite.

BOLESLAS, aux siens.

Amis, j’ai tenté vainement d’obtenir une paix nécessaire à la Pologne. Je n’ai reçu que des mépris ; c’est à vous à venger votre maître. N’espérons plus de repos que sur la tombe de nos ennemis : suivez-moi : je marche sur Zunki.

À Charles.

Ta mère t’y verra pour la dernière fois.

CHARLES.

Quoi ! tu n’ordonnes point ma mort ?

BOLESLAS.

J’ai besoin de témoins pour faire tomber ta tête, et je vais chercher Catherine.

DAROUSKI, à part.

Ô monstre !

BOLESLAS, aux siens.

Qu’on l’entraine !

CHARLES, à genoux, et les mains au ciel.

Ô mon père ! reçois-moi dans ton sein : les derniers battements de mon cœur sont pour toi.

Les trompettes sonnent encore. Boleslas donne le signal du départ. L’armée défile devant lui. Darouski soutient Charles ; ils marchent environnés des hommes d’armes de Boleslas.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente la cour du château fort de Zunki. À droite, la porte principale, surmontée de bastions et de tourelles. À gauche, une tour avec une porte garnie de larges ferrures, et une lucarne fermée par des barreaux. Au fond, un parapet qui domine les bords de la Wilia ; le parapet, dans toute sa longueur, est armé de plusieurs pièces de canon : il est coupé, vers le milieu, par une petite grille qui donne sur un escalier tournant, qui est censé descendre dans les fossés des remparts.

 

 

Scène première

 

DAROUSKI, seul et toujours déguisé

 

Il entre par la petite grille, la referme, regarde s’il n’est pas observé, et lève la visière de son casque.

Mon absence n’aura pas été remarquée. Grâce au ciel, Catherine va connaître le danger qui menace son fils.

Il regarde de tous côtés.

Bien ! mon jeune soldat a déjà gagné l’autre bord de la Wilia... Il cache sa nacelle au milieu des joncs qui couvrent le rivage, et s’élance vers le camp de la duchesse... Je respire ! que ne puis-je porter mes espérances à mon malheureux ami !

Il s’avance vers la tour.

Impossible de le voir, de lui parler, de mêler mes larmes aux siennes ; la clef de cette tour ne sort pas des mains de Boleslas... une garde nombreuse veille autour de ces lieux... Juste ciel ! comment l’arracher au supplice que lui préparent ses bourreaux ?... Ah ! je ne sors plus d’ici, je m’attache à l’inflexible Palatin ; qu’il tremble ? je plonge mon épée dans son sein, s’il ose commander la mort de mon ami. On vient, c’est lui, ne le perdons pas de vue.

Il baisse sa visière.

 

 

Scène II

 

BOLESLAS, BERTHOLD, DAROUSKI, OFFICIERS et SOLDATS

 

BOLESLAS.

Soldats, votre intrépidité a passé mon attente : nous sommes maîtres de Zunki. Le château fortifié qui ferme la Wilia et domine le vallon qui nous sépare de Wilna, n’a pu résister à nos armes ; toute la Lithuanie devient notre conquête, et les soldats de Catherine n’osent plus paraître sous ces murs.

DAKOUSKI, à part.

Je les y conduirai bientôt.

BOLESLAS.

Casimir nous menace et parle de venger la mort de Sigismond. Maître de l’autre rive de la Wilia, il marche, dit-on, à la tête de ses troupes pour joindre la duchesse, et m’accabler ensuite de leurs forces réunies. Rassurez-vous, ce danger n’a rien de réel ; le Roi connaîtra les motifs de ma conduite. Nos ennemis le trompent, je saurai l’éclairer.

BERTHOLD.

Mais Sigismond, seigneur, refuse-t-il toujours de signer !...

BOLESLAS, bas à Berthold.

J’espère obtenir de la mère, cette signature que je n’ai pu arracher à son fils. Tu sais combien cet acte est nécessaire à mon projet ; sans lui, je ne puis étouffer la haine du peuple de Wilna ; sans lui, je ne puis enchainer la justice du Roi et régner avec sécurité sur la Lithuanie... Rien ne me coûtera pour l’obtenir... Un de mes hérauts d’armes est près de Catherine ; si, dans une heure, elle n’a point obéi à mes ordres, la tête de son fils, attachée aux créneaux de cette tour, me vengera de ses refus.

DAROUSKI, à part.

Contenons ma fureur !

Pendant ce dernier couplet, les soldats se sont dispersés sur le théâtre. Darouski observe Boleslas et Berthold, qui sont sur le devant de la scène. On entend une musique villageoise et gaie.

BOLESLAS.

Quel est ce bruit ?

UN SOLDAT.

Mon prince, les villageois des bords de la Wilia nous apportent des provisions. Voilà près de douze heures que nous combattons sans prendre un instant de repos.

BOLESLAS.

Je vous accorde une heure pour réparer vos forces. Veillez pourtant à la sûreté du château, et qu’aucun émissaire de Catherine ne pénètre en ces lieux.

LE SOLDAT.

Grand merci, mon général ; votre altesse peut compter sur notre vigilance.

BOLESLAS.

J’ai quelques ordres à donner aux postes avancés ; suis moi, Berthold.

Ils sortent tous deux. Darouski les suit.

LE SOLDAT, à l’entrée principale.

Entrez, vous autres, entrez.

Les soldats les examinent à mesure qu’ils entrent.

 

 

Scène III

 

Entrée des paysans et paysannes, qui portent des paniers de fruits et des vases de vin.

LE SOLDAT.

Parbleu ! vous venez à propos.

À un paysan.

Que nous apportes-la la, camarade ?

UN PAYSAN.

Nos plus beaux fruits et notre vin le plus vieux... Jarni ! il n’y a rien de trop bon pour des vainqueurs.

Les soldats se rangent à droite, et se distribuent les provisions.

Allons, enfants, prenez vos verres, et goûtez-moi cela ; c’est du meilleur cru de toute la Hongrie.

LE SOLDAT, buvant.

Délicieux, d’honneur ; encore un coup.

LE PAYSAN.

À la santé du prince Boleslas.

À part.

Que le bon Dieu nous en délivre le plus tôt possible.

LE SOLDAT.

Il a raison...

LE PAYSAN, avec intention.

Pas vrai ?

LE SOLDAT.

À sa santé.

On entend une ritournelle jouée sur une mandoline.

Qu’est-ce que cela ?

LE PAYSAN.

Eh ! pardi, c’est not’ vieux ménestrel, le père Jacobi.

LE SOLDAT.

Comment ! un ménestrel à Zunki ?

LE PAYSAN.

Vous ne le connaissez pas, le père Jacobi ? c’est lui qui met tout le village en train. Il fait danser nos garçons, nos jeunes filles... Ah ! morgué, il faut l’entendre !... avec sa mandoline quand il chante nos vieilles romances... il vous a une voix !... Si vous êtes curieux, nous n’avons qu’à l’appeler... Vrai ! ça vous divertira... Et puis v’là c’te jeunesse qui n’ demande qu’à sauter.

LE SOLDAT.

Ma foi, le Prince nous a donné une heure de repos... Ce père Jacobi est un homme sans conséquence.

LE PAYSAN.

Lui ! il n’a pas plus d’malice que moi.

LE SOLDAT.

Allons, va pour le ménestrel ; il n’y a pas de bonne fête sans danse et sans musique.

LE PAYSAN.

C’est ça ; et vive la joie, morgue !

Il court à la porte d’entrée.

Oh ! eh ! père Jacobi !... Par ici, par ici : il y a queuq’chose à gagner. Le v’là.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, ALBERT, CATHERINE, PLUSIEURS ENFANTS

 

Albert, déguisé en vieux troubadour ; il porte une longue barbe, un manteau, une coque et une mandoline, Catherine, enveloppée d’un long manteau, et cachée sous une toque à plumes, paraît avec lui, ils sont précédés d’une troupe d’enfants, portant divers instruments.

LE SOLDAT.

Entrez, bon homme, entrez.

ALBERT.

Mes bons seigneurs, je suis tout à vos ordres.

Bas à Catherine.

Du courage, madame.

LE PAYSAN, à Albert.

Enfin, vous voilà introduits.

ALBERT, bas.

Bien, mes amis.

LE SOLDAT, à Albert.

Comment diable, tu mènes avec toi bien du monde !

ALBERT, gaiement.

Eh ! eh ! ce sont tous mes enfants.

LE SOLDAT, riant.

Vive Dieu ! quelle famille !

ALBERT.

Nous courons ensemble le pays. Nos chansons, nos danses et nos harpes nous ouvrent le château du seigneur et la cabane du pauvre. Nous célébrons les exploits des guerriers et les vertus des Princes : nous chantons les amours de nos preux, la constance de nos dames... Sans orgueil, sans envie, toujours gais et contents, nous prenons le temps comme il vient. Aujourd’hui riches et demain misérables ; secourant l’afflige quand l’occasion s’en présente : telle est, en quatre mots, la vie du troubadour !

CATHERINE, à part.

Comment arriver jusqu’à lui ?

ALBERT, bas à Catherine.

De la prudence.

LE SOLDAT.

Tu m’as l’air d’un bon vivant, et je suis curieux de connaître tes talents.

ALBERT.

Volontiers.

Aux paysans.

Attention, et que chacun. fasse bien son devoir.

ALBERT.

Allons, mes enfants, de l’ensemble dans l’exécution.

Les paysans se placent.

Première entrée de Ballet. Les enfants amenés par Albert, font danser les Villageois au son de petites harpes qu’ils portent suspendues à la manière des Troubadours. Le but du ballet étant de cacher aux soldats les démarches de Catherine et d’Albert, il faut que cette intention soit bien marquée par les tableaux et par le jeu muet de Catherine, d’Albert et du paysan qui les a introduits, Albert paraît examiner avec soin la tour et les fortifications. Il fait signe au paysan de chercher à sa voir où Charles est renfermé ; celui-ci le comprend et se mêle parmi les soldats de Boleslas, après le dernier pas du ballet.

ALBERT.

Voilà ce que c’est.

LE SOLDAT.

Très bien, mes amis, très bien ; le père Jacobi a vraiment plus de talent que je n’aurais cru.

ALBERT.

Trouvez-vous ?

LE PAYSAN, à Catherine.

Le prince est dans cette tour... un soldat vient de me l’assurer.

CATHERINE.

Est-il vrai ?

ALBERT, élevant la voix.

Allons, à d’autres, maintenant.

On danse. Tableau final.

ALBERT, à Catherine.

Vos hommes d’armes sont à leur poste, et si je puis me faire entendre.

LE SOLDAT.

Eh bien ! bon homme, et cette romance que l’on nous promise ?

ALBERT.

C’est juste.

À part.

Il reconnaîtra sans doute ma voix.

Aux soldats.

C’est que, voyez-vous, il faut être d’accord avant tout.

Il feint d’accorder sa mandoline.

Nous y voilà ; écoutez le chant du ménestrel.

La romance qui suit est toujours en situation, et doit, dans la musique, avoir deux intentions bien caractérisées. Les huit premiers vers sont tout-à-fait du genre de la romance. Les quatre petits vers au contraire, qui sont amenés par Albert pour dérouter les soupçons, doivent avoir la couleur d’un refrain populaire très vif, et sur lequel les danses sont animées.

Romance.

Un Ménestrel, enfant de la Victoire,
Jadis aux rivages païens,
Loin de sa mère allait chercher la gloire,
Et venger les héros chrétiens.
Fuyant d’amour la trompeuse chimère,
Son bras est tout à son pays...
Mais sa tendresse est à sa bonne mère
Bonne mère est tout pour un Fils.

CATHERINE, tristement et regardant la tour.

Personne !

ALBERT, se tournant gaiement vers les soldats.

Gais troubadours, amants fidèles,
N’imitez point le Chevalier :
Aimez la gloire, aimez les belles ;
L’amour embellit le laurier.

On danse.

Deuxième couplet.

Le Ménestrel, plein de noble espérance,
S’élance au milieu des hasards ;
Et sur les mais, conquis par sa vaillance,
Il va planter ses étendards...
Mais enflammé d’une ardeur téméraire,
Il tombe aux mains des ennemis...
Le Ménestrel n’appelle que sa mère ;
Pauvre mère, a perdu son fils.

CATHERINE, d’une voix étouffée.

Mon fils !

ALBERT, bas.

Vous allez vous trahir !

Haut et gaiement.

Gais troubadours, amants fidèles,
Dans vos succès, dans vos revers,
Aimez et la gloire et les belles,
L’amour adoucira vos fers.

On danse.

Troisième couplet.

Le Ménestrel, dans une tour obscure,
Languit et s’éteint chaque jour.
La pauvre mère a revu son armure,
Sans voir l’objet de son amour.
Las ! il n’est plus, suis seule sur la terre !
Me faut mourir de mes ennuis...
Bon Ménestrel, reverras-tu ta mère ?
Pauvre mère, ai perdu mon fils !

Charles paraît à la lucarne de la tour.

CATHERINE, avec joie.

C’est lui !

BOLESLAS, paraissant et reconnaissant Catherine.

Catherine !... ô bonheur !

DAROUSKI, arrivant avec lui, et à part.

Grand Dieu ! la Duchesse !

CATHERINE ne pouvant plus se contenir.

Charles !...

CHARLES, la reconnaissant.

Ciel ! ma mère !

BOLESLAS, s’avançant vivement.

Arrêtez... perfide Catherine !

TOUS.

Catherine !

BOLESLAS, aux siens.

Soldats environnez ces traitres, qu’ils ne vous échappent point.

CATHERINE.

Grand Dieu !

ALBERT, se défendant.

Misérable !

Les soldats le contiennent.

BOLESLAS.

Charles sera plongé dans le cachot le plus reculé de la tour.

CATHERINE.

Barbare !

DAROUSKI, à part.

Ah ! comment les sauver !

BOLESLAS, montrant Albert et sa suite.

Conduisez ce digne écuyer et ses complices dans les prisons du château, je saurai bientôt les punir.

ALBERT, vivement.

Et de quoi ? d’avoir voulu secourir leur prince, leur bienfaiteur ?

BOLESLAS.

Qu’on les entraine.

À Catherine.

Vous, madame, restez.

Aux siens.

Retirez-vous.

DAROUSKI, à part.

Soyons prêt à la défendre.

Ils sortent. Les soldats font marcher Albert et les villageois entre deux haies de gardes.

 

 

Scène V

 

CATHERINE, BOLESLAS

 

CATHERINE.

Eh bien ! cruel, mon malheur a-t-il passé ton espérance ? regarde Catherine : contemple ton ouvrage !... Je ne dois plus t’accabler de reproches, exhaler les transports d’une haine trop légitime... Je suis mère, et je ne rougis point d’implorer ta pitié.

BOLESLAS, avec mépris.

Vous, madame !

CATHERINE.

Mon orgueil en est plus blessé ! demande-moi les sacrifices les plus humiliants pour ma gloire, demande-moi mon sang... Tout me sera possible pour conserver le seul bien qui me reste.

BOLESLAS, froidement.

Madame, il est trop tard, et votre haine a lassé ma patience. Boleslas ne sait point pardonner des outrages ; et votre fils...

CATHERINE.

N’achève pas...

BOLESLAS.

N’espérez rien de moi. Qui pourrait effacer les affronts dont vous m’avez flétri ? n’avez-vous pas appris au peuple à ne me voir qu’avec horreur ? votre haine inflexible n’a-t elle pas cherché les moyens de verser sur mon nom l’infamie et l’opprobre ?

CATHERINE.

Oui ; je devais à mon époux, à moi-même, ou ta mort ou à la mienne... Et si j’étais seule menacée, je suivrais encore mon devoir. Mais il s’agit de Charles, et je sacrifie tout à mon fils ! ordonne, dispose de mes jours, je me soumets à tout. Pour sauver Charles, Catherine oubliera sa fierté, sa naissance, ses droits... Elle se souviendra seulement qu’elle est mère... Elle te laisse le trône, les honneurs ; elle ne veut que son fils ; voilà ses trésors et sa vie !

BOLESLAS.

Moi, vous rendre un jeune audacieux, pour avoir à combattre un ennemi de plus !

CATHERINE avec larmes.

Eh bien ! j’emmènerai mon fils, tu ne reverras plus des objets détestés, si notre souvenir t’importune, tu n’entendras jamais prononcer nos deux noms. Nous vivrons ignorés, inconnus... Si tu l’exiges même, fixe le lieu de notre exil... Un désert, un rocher, n’importe le pays, le climat, l’éloignement... J’irai partout où mon fils me suivra ! je n’ai besoin de rien, je t’abandonne tout ; couronne, vassaux, richesses... Ne me laisse que mon fils et mes larmes.

Plus vivement.

Faut-il tomber à tes genoux ? faut-il les arroser de pleurs ? L’épouse de Sigismond attend son arrêt à tes pieds !

BOLESLAS.

Madame...

CATHERINE.

Tu balances ! quoi, rien ne peut t’attendrir ?

BOLESLAS, feignant de céder.

Eh bien ! je cède à vos prières ; sa vie est encore dans vos mains,

CATHERINE vivement.

Il est sauvé !

BOLESLAS.

Un mot de vous, un seul mot, et Charles vous est rendu.

CATHERINE.

Ah ! d’avance je souscris à tout : ordonne... Qu’exiges-tu ?

BOLESLAS.

Que vous signiez mes lettres d’abolition ; que vous reconnaissiez enfin par cet acte solennel, approuvé par toute la Lithuanie, que Sigismond était indigne du trône ; qu’il avait trahi ses serments, et que sa mort.

CATHERINE.

Justes Dieux !... Moi, reconnaître que mon époux a mérité, la mort... Que son assassinat est un acte de justice !... Ton âme atroce a pu concevoir ce dessein !

BOLESLAS.

N’avez-vous pas promis ?...

CATHERINE.

De pardonner, oui, je puis oublier ton crime et renoncer à la vengeance. Mais approuver le meurtre ! flétrir la mémoire de Sigismond ! devenir son propre assassin !

BOLESLAS.

Songez à votre fils.

CATHERINE, hors d’elle-même.

Cruel ! abreuve-toi de tout mon sang.

BOLESLAS.

Cédez, madame.

CATHERINE.

Jamais.

BOLESLAS, vivement.

Ah ! c’en est trop : je me repens de ma faiblesse ! va, tu ne reverras plus ce fils si tendrement chéri, tu viens de porter son arrêt.

DAROUSKI, à part dans le fond, la visière baissée.

Qu’entends-je, ô ciel !

CATHERINE.

Laisse-moi le serrer dans mes bras pour la dernière fois.

BOLESLAS, amèrement.

Non ; tu n’auras pas même la triste consolation d’adoucir ses derniers instants... C’est dans le fond de sa prison, au milieu des ténèbres, éloigné de tous les siens, que la mort le frappera.

Il appelle.

à moi, soldat !

CATHERINE toujours plus égarée.

Ô mon Dieu !

 

 

Scène VI

 

CATHERINE, BOLESLAS, DAROUSKI, la visière baissée

 

Darouski paraît, une pique à la main, comme s’il était en sentinelle près de la tour : il quitte sa pique en s’approchant de Boleslas.

BOLESLAS.

Approche.

CATHERINE.

Je succombe !

BOLESLAS, à Darouski, en lui donnant un poignard et une clef.

Prends ce fer, délivre-moi d’un ennemi que j’abhorre... Cours immoler le prisonnier de la tour.

Darouski, frappé d’une idée subite, se dispose à entrer dans la cour et semble méditer un dessein hardi.

CATHERINE.

Arrêtez ?

BOLESLAS, à Darouski.

Avertis-moi par trois coups de la cloche des prisons, que Charles a cessé de vivre.

CATHERINE.

Je me meurs !

DAROUSKI, à part.

Grand Dieu ! seconde-moi.

Il entre dans la tour.

 

 

Scène VII

 

BOLESLAS, CATHERINE

 

CATHERINE, égarée.

Il va périr !... Ah ! laisse-moi suivre ce bourreau.

BOLESLAS, l’arrêtant.

Restez, madame.

CATHERINE.

Mon fils... et c’est ta mère qui t’assassine !

BOLESLAS, avec une joie féroce.

Ton supplice commence !

CATHERINE, dans le délire.

Ô trouble affreux !... où suis-je ?... Charles !... je sens que ma raison s’égare !...

Avec un cri.

Ah ! n’entends-je pas des cris ?... Charles !... je ne puis supporter cette image déchirante !

Elle se traine aux genoux de Boleslas.

Ah ! je ne balance plus... Va... suspends l’arrêt de mort... je consens...

BOLESLAS.

Quoi ! vous allez signer ?...

CATHERINE.

Je signe tout... mais arrache mon fils au trépas ! chaque instant de retard...

On entend un coup de cloche.

Ah !... il n’est plus temps.

Second coup de cloche.

Mon fils !

Troisième coup de cloche.

Ah !

Elle combe anéantie.

BOLESLAS.

Je suis vengé !

 

 

Scène VIII

 

BOLESLAS, CATHERINE, CHARLES, sous les habits de Darouski, la visière baissée

 

BOLESLAS, à Charles.

Le traître expire ?

Charles s’incline et lui rend son poignard.

Je suis content de toi.

CATHERINE, dans le délire.

Charles !... je ne le verrai plus !

BOLESLAS, à Catherine.

Ah ! tu peux maintenant contempler le fils de Sigismond : ma vengeance vient de le réunir à son père, et toi-même bientôt...

CATHERINE, avec désespoir.

Frappe, je bénirai tes coups.

 

 

Scène IX

 

BOLESLAS, CATHERINE, CHARLES, DAROUSKI, à visage découvert

 

Armé de deux pistolets, il sort de la tour, tandis que Boleslas est près de Catherine. Il épie les mouvements de Boleslas.

BOLESLAS, voulant entrainer Catherine vers la tour.

Viens, suis-moi, je veux te conduire près de Charles ; j’ai besoin de m’assurer de sa mort.

En cet instant, Darouski l’arrête, en lui mettant ses deux pistolets sur la poitrine.

DAROUSKI.

Arrête !

BOLESLAS.

Que vois-je ?

CHARLES, levant sa visière et courant à sa mère.

Ma mère !

CATHERINE, le fixant.

C’est lui !... Ô prodige !

BOLESLAS.

Charles ! Darouski !

DAROUSKI.

Il existe encore pour te punir.

BOLESLAS, consterné.

Ô rage !

CATHERINE.

Quel mystère !

DAROUSKI, à Charles.

Fuyez...

CHARLES, soutenant sa mère.

Venez, nous n’avons pas un instant à perdre.

BOLESLAS, appelant.

Soldats !

DAROUSKI.

N’appelle pas, ou tu es mort !... Cette grille... Charles... vous en avez la clef.

CHARLES, à sa mère.

Appuyez-vous sur moi.

DAROUSKI.

Fuyez, vous dis-je, j’entends du bruit.

BOLESLAS.

Perfides !

Catherine et Charles sortent par la grille.

DAROUSKI.

Ils sont sauvés !

 

 

Scène X

 

BOLESLAS, DAROUSKI

 

DAROUSKI, voulant gagner la grille.

N’avance pas, te dis-je.

BOLESLAS, mettant l’épée à la main.

Que prétends-tu ?

DAROUSKI, le couchant en joue.

Délivrer la Pologne d’un monstre tel que toi.

BOLESLAS, courant sur lui.

N’espère plus m’échapper... À moi, Berthold !

Darouski tire ses deux coups sans atteindre Boleslas.

 

 

Scène XI

 

BOLESLAS, DAROUSKI, OFFICIERS et HOMMES D’ARMES

 

Ils accourent au bruit et saisissent Darouski.

BOLESLAS.

Soldats, veillez sur lui.

DAROUSKI.

Oh ! mon Dieu, je te rends grâce de ne frapper que moi !

BOLESLAS.

Misérable ! tout ton sang ne suffira jamais pour expier ton indigne artifice. Que l’on vole sur les traces de Catherine.

DAROUSKI.

Ton triomphe sera court... tremble, monstre de cruauté ; Sigismond me vengera.

BOLESLAS, à un officier.

Préparez son supplice.

DAROUSKI.

J’y marche avec transport... j’ai délivré mon prince, et je meurs sans regret.

BOLESLAS.

Allez, conduisez-le sur la place d’armes du château ; que sa tête, jetée au milieu de l’armée de Catherine, apprenne à respecter ma volonté suprême.

DAROUSKI, en sortant.

Elle apprendra bien mieux à connaître tes crimes : adieu, tu me suivras de près, et l’échafaud t’attend.

Il sort, conduit par un officier et deux soldats.

 

 

Scène VII

 

BOLESLAS, OFFICIERS et SOLDATS

 

BOLESLAS.

Comme ils m’ont abusé !... Infâme Darouski ! Charles, Catherine... Ah ! c’est en vain que la fuite les a dérobés à ma juste fureur !... Je saurai les atteindre !...

À ses officiers.

Amis, que mes hommes d’armes s’emparent de l’autre rive...

On entend le canon de la tour.

Quel bruit !

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, BERTHOLD

 

BERTHOLD, précipitamment.

Seigneur, il faut songer à nous défendre : les bords de la Wilia viennent d’être occupés par les troupes du Roi ; ses polonais couvrent la plaine et menacent les murs de Zunki.

BOLESLAS.

Que dis-tu ?

BERTHOLD.

Cette lettre, qu’un héraut d’armes de Casimir vient d’apporter pour votre altesse, vous en apprendra davantage.

BOLESLAS.

Voudrait-il me ravir mes victimes ? plutôt mourir !

Il lie.

« Duc de Polock, votre Roi vous ordonne de déposer les armes...

S’interrompant.

Déposer les armes, moi !

Il continue.

J’exige de vous une prompte soumission, et l’oubli d’une haine qui coûte à la Pologne tant de sang et de larmes. Que l’étendard des Sigismond flotte à l’instant sur vos remparts, et je puis encore pardonner. Si vous osez me résister, dans une heure je serai moi-même sous les murs de Zunki, avec l’élite de mes chevaliers. Tremblez d’apprendre comment je punis un rebelle !

CASIMIR. »

Avec force. 

Moi ! renoncer à ma vengeance ! renoncer au pouvoir dont je n’ai fait que goûter les premiers charmes !

BERTHOLD.

Hâtez-vous de donner vos ordres, Seigneur ; les moments sont précieux. Déjà plusieurs soldats de Charles, impatiens de venger leur chef, escaladent les remparts et pénètrent dans les cours du château.

BOLESLAS.

Et Darouski, m’en a-t-on délivré ?

BERTHOLD.

J’ai fait suspendre son supplice, dans l’espoir qu’il pourrait servir à nous obtenir des conditions plus honorables, si vous cédiez à Casimir.

BOLESLAS, avec feu.

Céder à Casimir !... non, non, dût tout l’enfer s’armer contre moi seul, je ne descendrai pas à cet excès de honte... Boleslas, s’humilier devant ses ennemis, arborer l’étendard des Sigismond !...

Vivement.

amis, notre dernier espoir est dans notre courage. Qu’on place sur ses murs le drapeau noir, qu’il soit notre réponse, et le gage du serment que je fais de m’ensevelir sous les ruines de Zunki, plutôt que d’accepter un traité odieux. Ils exigent la paix... Ils l’obtiendront, et c’est sur leurs corps palpitants que je veux la signer.

TOUS.

Aux armes !

On apporte le drapeau noir, que l’on plante sur les remparts du fond : les troupes de Boleslas se rassemblent : plusieurs soldats vont chercher des paniers ou l’on voit les boulets et autres munitions de guerre :on charge les canons : Boleslas donne ses ordres et indique à ses officiers les points qu’ils doivent défendre.

BOLESLAS, à Berthold.

Que Darouski et les autres prisonniers soient trainés sur cette place ; je veux moi-même ordonner leur supplice... Charles ne pourra pénétrer dans ces lieux qu’en marchant sur les cadavres de ses amis.

On entend le canon de plusieurs côtés ; le combat s’engage sur différents points : les soldats de Boleslas se tiennent sur la brèche et repoussent les assaillants. Le mur du fond est battu vivement : il s’écroule d’un côté et laisse un libre passage aux chevaliers de Catherine. Charles paraît au milieu des décombres, suivi de ses guerriers ; il renverse le drapeau noir, et plante sur le mur une bannière à ses armes. Au même instant, Darouski et Albert entrent d’un autre côté. ; entraînés par les soldats ils se défendent et cherchent à leur échapper. Charles aperçoit son ami ; il s’élance près de lui, renverse les soldats qui l’environnent, et le couvre de son corps. Albert est délivré par les chevaliers de Charles. Boleslas accourt et veut frapper Darouski : Charles se précipite au devant de lui.

CHARLES, à Boleslas.

Monstre ! ton heure a sonné, défends-toi.

Combat général entre les deux parties. Albert et Darouski se sont armés ; ils secondent les Chevaliers de Charles. Celui-ci presse vivement Boleslas : ils sont tous deux sans casque. Après quelques instants de combat, Charles fait voler l’épée de Boleslas, et lui plonge la sienne dans le sein. Au même moment, les Chevaliers de Catherine désarment ceux de Boleslas. Catherine elle-même paraît au fond, au milieu de ses femmes et des Villageois. Tableau.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, CATHERINE, SUITE

 

DAKOUSKI, à Charles.

Mon ami !

ALBERT.

Mon cher maître !

CHARLES, les serrant dans ses bras.

Darouski, Albert... Vous m’êtes donc rendus !

CATHERINE, s’avançant.

Mon fils !

CHARLES, courant à elle.

Ah ! ma mère, nous triomphons enfin !... Votre époux est vengé... Le perfide est tombé sous mes coups !

DAROUSKI.

Il a reçu le prix de ses forfaits.

CATHERINE, avec force.

Ô mon époux... Cher et malheureux Sigismond ! que ton ombre se console, ton fils a vengé ton trépas.

À Charles.

Charles, digne espoir de la Lithuanie, viens dans mes bras.

Elle l’embrasse.

Peuple, Dieu lui-même a frappé l’assassin : courons apprendre au Roi la fin de ce rebelle, et bénir, aux pieds des autels, la justice divine et ses décrets augustes !

TOUS.

Vive Sigismond !

Le Peuple se prosterne. Catherine, soutenue par Charles, lève ses mains au ciel. Albert et Darouski sont à genoux.


[1] Les soldats de Catherine doivent porter l’écharpe et le panache noirs. Ceux de Boleslas, l’écharpe et le panache bleus.

[2] Darouski est revêtu des habits d’un des hommes d’armes de Boleslas. Ces hommes d’armes étaient des soldats affidés qui suivaient toujours leurs seigneurs, et tenaient le milieu entre les chevaliers et les soldats ordinaires. Ils doivent paraître ici toujours visière baissée, excepté dans les premières scènes du troisième acte.

PDF