Le Bachelier de Salamanque (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN - Germain DELAVIGNE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 18 janvier 1815.

 

Personnages

 

GONZALÈS, barbier chirurgien

CARAMBOLA, bachelier

TORRIBIO, alcade

SCIPION, son fils

L’ALGUAZIL PACHÉO

MADAME GONZALÈS, femme de Gonzalès

CHRISTINA, fille de Gonzalès

 

En Espagne, à quelques lieues de Salamanque.

 

Un appartement meublé dans le goût espagnol. Une porte au fond ; deux portes latérales ; un cabinet à gauche ; une croisée et un balcon saillant à droite. Il est sept heures du soir ; il fait nuit.

 

 

Scène première

 

CHRISTINA, SCIPION

 

SCIPION, en dehors.

Christina, est-ce toi ?

CHRISTINA, à la croisée.

Scipion !... oui, c’est moi... mais prends bien garde... attends, je tiens l’échelle.

SCIPION, paraissant.

Tiens bien au moins !... je suis si maladroit !

CHRISTINA.

Ce pauvre petit cousin !... Il y a donc bien longtemps que tu es sous le balcon ?

SCIPION, d’un ton pleureur.

Je le crois bien. Ce matin, je me suis échappé de l’Université, et j’ai quitté Salamanque au point du jour, comme tu me l’avais indiqué par ta lettre.

Air : Ermite, bon Ermite. (L’Ermite de Sainte-Avèle.)

Depuis une heure entière,
Je grelottais là-bas,
J’ai si peur de ta mère !

CHRISTINA.

Tais-toi, parle plus bas.

SCIPION.

Mes peines sont finies.
Je revois tant d’appas.

CHRISTINA.

Mais, vraiment, tu l’oublies.

SCIPION.

Mon Dieu ! les jolis bras !

CHRISTINA.

De semblables folies
La nuit ne se font pas.

SCIPION.

C’est la nuit, au contraire,
Qu’il faut en faire,
Puisqu’on ne les voit pas.

Dis-moi, ce n’est pas que j’aie peur... mais sommes-nous bien en sûreté ?

CHRISTINA.

Et qui peut nous surprendre ? Le seigneur Gonzalès, mon père, l’unique et sans contredit le plus habile barbier de ce village, va partir pour Cuença, où il faut qu’il soit demain matin, ma mère doit l’accompagner, nous serons seuls... J’ai fait une petite galette, et nous la mangerons ensemble.

SCIPION.

Ce sera charmant ! avec ça, moi qui aime tant la galette !

Air : On se chagrine trop vite. (Le Mameluck.)

La galette a ma tendresse.
Pourtant je t’aime encor mieux,
Et voudrais pouvoir sans cesse
Vous dévorer tous les deux.

CHRISTINA.

À peine te reconnais-je,
Dieu ! quel changement subit !

SCIPION.

C’est que trois mois de collège
Vous ouvrent bien l’appétit.

CHRISTINA.

Mais sais-tu que ça ouvre aussi l’esprit !

SCIPION.

Ils se sont tant moqués de moi !

CHRISTINA.

Comment, ils ont osé... pauvre Scipion ! conte-moi donc ça ; il est vrai qu’en partant tu étais sage, comme une jeune fille.

SCIPION.

Voilà pourquoi on me traitait d’hypocrite... Heureusement j’ai fait connaissance avec un nommé Carambola, un bachelier de Salamanque, qui va bientôt commencer son tour d’Espagne, et qui même passera peut-être par ce village ; c’est un drôle de corps qui rit sans cesse, et qui m’a pris en amitié parce que je pleurais toujours ; mais cette amitié-là ne me consolait pas d’être séparé de toi... aussi, c’est ton père !...

CHRISTINA.

Eh ! non, ce n’est pas lui ; ton père et le mien avaient formé le projet de nous marier un jour ; c’est ma belle-mère seule qui s’y est opposée.

Air du vaudeville de Irons-nous à Paris.

Elle aime à faire des conquêtes :
Pour plaire elle a plus d’un moyen.
Aux autres conte-t-on fleurettes ?
C’est autant de pris sur son bien.
Non que je l’accuse d’envie ;
Mais elle veut, chacun le voit,
Parce qu’elle est encor jolie,
Que personne ici ne le soit.

Et puis, je crains qu’elle ne me destine au vieux corrégidor.

SCIPION.

Et quand la femme a dit : je ne veux pas, le mari doit donc se taire ?

CHRISTINA.

C’est toujours comme cela dans les ménages bien organisés ; mais je n’ai pas perdu l’espérance, et je me flatte...

MADAME GONZALÈS, en dehors.

Christina ?

SCIPION.

Ô ciel ! voilà madame Gonzalès !

CHRISTINA.

Où te cacher ?... tiens, dans ce cabinet ; ce ne sera pas pour longtemps.

Scipion entre dans le cabinet, à gauche.

 

 

Scène II

 

MADAME GONZALÈS, CHRISTINA

 

MADAME GONZALÈS.

Voyez si cette petite fille me répondra !... Allez aider votre père à faire sa valise.

CHRISTINA.

Comment ? vous allez donc partir !... Qu’est-ce que je vais faire ici, toute seule à la maison ?

MADAME GONZALÈS.

Mon départ te fait donc bien de la peine ? Eh bien, console-toi, je reste; j’ai changé d’idée, je n’accompagnerai pas mon mari.

CHRISTINA, stupéfaite.

Comment ? vous restez ?

MADAME GONZALÈS.

Sans doute, on dirait que vous en êtes fâchée.

CHRISTINA.

Moi ? au contraire. Ah ! que je suis contente !

À part.

Ah ! mon Dieu ! quel contretemps ! quel contretemps !

Elle sort.

 

 

Scène III

 

MADAME GONZALÈS, GONZALÈS

 

GONZALÈS.

Eh bien ! madame Gonzalès, tout est prêt pour mon voyage ?

MADAME GONZALÈS.

Encore voyager !

GONZALÈS.

Ma femme, il y a trois choses nécessaires en ménage : de l’argent, de l’argent, et encore de l’argent.

MADAME GONZALÈS.

Ce procès-là ne t’en rapportera pas, puisqu’il ne finit pas.

GONZALÈS.

Dame, tu crois qu’on expédie un procès comme un malade ; c’en est un qui ne veut pas payer, cependant il en est revenu ; une autre fois ça sera une leçon. À propos, j’ai vu ce matin le compère Torribio, qui m’a encore parlé du mariage de son fils Scipion avec ma fille.

Madame Gonzalès fait un mouvement d’impatience.

Je l’aime mieux que ton corrégidor Inigo Riolès della Plata, qui a bien des noms, mais qui n’a pas un maravédis.

MADAME GONZALÈS.

Ne me parle pas de cela dans ce moment-ci, ton départ me fait trop de peine.

GONZALÈS.

Dis-moi pourquoi tu pleures comme ça quand je m’en vais, et pourquoi, quand je reste, tu n’as pas l’air de t’amuser.

MADAME GONZALÈS.

C’est bien facile à expliquer.

Air du vaudeville de Partie carrée.

Lorsqu’ici je le vois sans cesse,
Je ne sens pas tout mon bonheur ;
Mais quand tu pars, j’éprouve à ma tristesse
Combien pour toi j’avais d’ardeur :
C’est là l’effet de l’amour véritable ;
Et je le sens, jamais, hélas !
Tu ne me sembles plus aimable
Que lorsque tu t’en vas.

GONZALÈS.

C’est là aimer !

 

 

Scène IV

 

MADAME GONZALÈS, GONZALÈS, CHRISTINA

 

CHRISTINA, apportant un manteau et une canne.

Mon père, voilà tout ce qu’il vous faut.

GONZALÈS.

Adieu, ma femme, adieu, ma fille.

Ensemble.

Air : Fragment du Tableau parlant.

GONZALÈS.

Il faut, hélas ! que je te quitte,
Quoiqu’à rester l’amour m’invite.
Sèche tes larmes,
J’ai pris mes armes ;
Je reviens bientôt près de toi.

MADAME GONZALÈS.

Eh ! pourquoi donc partir si vite ?
Sur tes dangers mon cœur palpite,
Hélas ! hélas ! me séparer de toi !
Ah ! peux-tu t’éloigner de moi !

CHRISTINA.

Pauvre Scipion ! tâchons bien vite,
Qu’il puisse au moins prendre la fuite.
Hélas ! hélas, je meurs d’effroi !
Plût au ciel qu’il fût loin de moi !

Gonzalès et Christina sortent.

 

 

Scène V

 

MADAME GONZALÈS, seule

 

Ce bon Gonzalès est bien le meilleur des maris !... Il a mille qualités, et n’a qu’un seul défaut ; c’est de trop aimer son état, et parce qu’il aime son état, il aime l’argent, et parce qu’il aime l’argent, il est avare, et parce qu’il est avare, il est quinteux, bizarre, et ne se permet aucun plaisir ; enfin, c’est aujourd’hui ma fête, il n’y a seulement pas pensé ; aussi je crois que je n’ai pas mal fait d’accepter la proposition de notre voisin Pachéco, l’alguazil, et du compère Torribio, qui doivent, ce soir, venir souper ici.

Air : Je n’aimais pas le tabac beaucoup. (Le Diable à quatre.)

On peut accepter un tel régal
Sans offenser le nœud conjugal ;
Et je ne sais quoi me dit tout bas
Que ce souper sera plein d’appas ;
Non que j’aime un repas,
Moi, gourmande à ce point ?
Point !
Je n’y songeai jamais ;
Mais.
Un souper vaut son prix, (Bis.)
Pris
En dépit des maris.

 

 

Scène VI

 

MADAME GONZALÈS, CHRISTINA

 

CHRISTINA.

Mon père est parti.

À part.

Comment éloigner ma belle-mère ?

MADAME GONZALÈS, à part.

Il faut renvoyer cette petite fille, elle nous gênerait.

Haut.

Allons, mademoiselle, il se fait tard, prenez une lumière, et rentrez dans votre chambre.

CHRISTINA.

Mais, maman...

MADAME GONZALÈS.

Eh bien ! m’avez-vous entendue ?

CHRISTINA, prend un bougeoir et s’en va bien lentement.

J’y cours, vous le voyez.

À part.

Ah ! mon Dieu ! ce pauvre Scipion mourra de faim !

Christina va pour entrer dans sa chambre, lorsqu’on entend Carambola qui chante.

CARAMBOLA, en dehors.

Air de Toberne.

Écoutez la prière
Du pauvre bachelier,
Donnez à sa misère
L’asile hospitalier.
Ô toi que je supplie,
Daigne être mon soutien.
Sourire à la folie,
Parfois faire du bien ;
D’embellir cette vie,
Voilà le vrai moyen.

CHRISTINA, revenant.

Ah ! maman, on chante dans la rue.

MADAME GONZALÈS.

Vous voilà, toujours curieuse !... Vois donc un peu quel est ce musicien ?

Christina sort.

Il a une fort jolie voix... C’est peut-être une sérénade, une galanterie de mes convives.

 

 

Scène VII

 

MADAME GONZALÈS, CHRISTINA, CARAMBOLA

 

CHRISTINA.

Par ici, monsieur, par ici.

CARAMBOLA.

Même air.

Je fais, dans mon voyage,
Plus d’un repas frugal ;
Mais il faut prendre en sage
Et le bien et le mal.
Moi, la philosophie
Est mon unique bien.
Chanter quand on s’ennuie.
Rire quand on n’a rien ;
D’être heureux dans la vie,
Voilà le vrai moyen.

Recevez les remerciements du bachelier Carambola.

CHRISTINA, à part.

Si c’était l’ami de Scipion ?

MADAME GONZALÈS.

Trêve de chansons ! Ne peut-on savoir qui vous êtes et ce que vous désirez ?

CARAMBOLA.

Qui je suis, Madame ? je viens de vous le dire, bachelier par état, voyageur par goût, gai par caractère, et désirant, sur toutes choses, obtenir un asile ici pour cette nuit.

MADAME GONZALÈS.

On ne reçoit pas ainsi des gens qu’on ne connaît pas.

CARAMBOLA.

Oh ! vous allez me connaître, mon histoire n’est pas longue.

Air du vaudeville de Une heure de folie.

Dès ma jeunesse, j’ai vécu
Comme un vrai sage de la Grèce ;
Aussi, j’ai rarement connu
Les embarras de la richesse.
Mais, du destin bravant les coups,
La gaîté me reste en partage ;
Et c’est le seul bien, entre nous.
Que je n’ai pas pu mettre en gage.

Aussi, depuis que je suis parti de Salamanque...

CHRISTINA, à part.

De Salamanque... C’est lui !

CARAMBOLA.

J’ai vécu avec ma guitare et mes chansons, et j’espère bien qu’elles me procureront encore un gîte pour cette nuit.

MADAME GONZALÈS.

Je ne le crois pas.

CARAMBOLA.

Et moi j’en suis sûr ; une jolie femme a toujours un bon cœur, et vous devez avoir le meilleur cœur du monde.

MADAME GONZALÈS, à part.

Il est galant...

Haut.

Je suis fâchée de ne pouvoir justifier vos conjectures... mais, mon mari étant absent, je ne puis vous recevoir.

CHRISTINA.

Allons, maman, laissez-vous attendrir !

MADAME GONZALÈS.

Je vous prie de ne pas m’en vouloir...

CARAMBOLA.

Fi donc ! je n’ai pas de rancune, et la preuve, c’est que je veux boire à votre santé ; faites-moi seulement donner à souper, et le vin me fera tout oublier, excepté vos charmes.

MADAME GONZALÈS.

Jour le souper, encore passe, mais pour le logis...

CARAMBOLA, prenant sa guitare.

Allons, il faut avoir recours aux grands moyens.

Récitatif.

Fille des cieux, céleste Polymnie !
De tes accents prête-moi l’harmonie.

Air du boléro de Ponce de Léon.

Premier couplet.

Hélas ! pour fléchir votre cœur,
Pour calmer votre rigueur.
Dites-moi, que faut-il faire ?
Près de vous prompt à s’enflammer,
Chacun apprend l’art d’aimer ;
Apprenez-moi l’art de plaire.
Oui, pour vous plaire,
Que faut-il faire ?
Un mot de vous,
Et je tombe à vos genoux.
Lorsque l’on a des yeux si doux,
Devrait-on être aussi sévère ?
Allons, ma belle, rendez-vous
À ma prière.
Allons, allons, ma belle, à mes vœux rendez-vous !

Deuxième couplet.

Je sens déjà qu’il est si doux
De rester auprès de vous.
Allons donc, beauté tigresse,
Par mes chants laissez-vous fléchir ;
Me laisserez-vous mourir...
Et de faim et de tendresse ?
Cessez, ma belle,
D’être cruelle ;
Un mot de vous,
Et je tombe à vos genoux.
Lorsque l’on a des yeux si doux,
Devrait-on être aussi sévère !
Allons, ma belle, rendez-vous
À ma prière.
Allons, allons, ma belle, à mes vœux rendez-vous !

MADAME GONZALÈS.

Ma foi, seigneur bachelier, vous vous installez si gaiment chez les gens, qu’on n’a pas la force de vous chasser, j’accepte vos services.

À part.

Il a l’air d’un galant homme, quel risque de lui découvrir ?... il est gai, aimable ; d’ailleurs, il part demain.

Haut.

Vous commenceriez bien par boire un coup, n’est-ce pas ?...

CARAMBOLA.

Deux, quatre, six, huit.

MADAME GONZALÈS.

Christina...

CHRISTINA.

J’y vais, maman.

À part.

Bon ! il reste.

 

 

Scène VIII

 

CARAMBOLA, MADAME GONZALÈS

 

MADAME GONZALÈS, mystérieusement.

Vous vous attendez peut-être à passer une soirée bien triste... mais si vous voulez promettre d’être discret, on pourra vous procurer des instants plus agréables.

CARAMBOLA, à part.

Oh ! oh ! mon mérite aurait-il déjà fait son effet ordinaire ?

Haut.

Vous pouvez vous fier à moi, je sais garder un secret.

Air : L’Amour est de tout âge. (La Belle au bois donnant.)

Il faut de la discrétion,
Et pour moi jamais je n’y manque.
J’avais fait une passion...
Une veuve de Salamanque ;
Et malgré l’éternel caquet
Des bavards dont la ville abonde.
Cet amour fut toujours secret :
Demandez à tout le monde !

MADAME GONZALÈS.

Motus, au moins, sur ce que vous verrez... Apprenez que ce soir... Mais on vient, c’est Christina, silence !

 

 

Scène IX

 

CARAMBOLA, MADAME GONZALÈS, CHRISTINA, avec une bouteille, dont elle verse à Carambola

 

CARAMBOLA, buvant.

À la santé de mes aimables hôtesses !

MADAME GONZALÈS.

Allons, petite fille, rentrez. Vous, seigneur bachelier, je vais voir où l’on pourra vous loger.

CARAMBOLA, à part.

Très prudent d’éloigner la petite fille !

CHRISTINA, s’approchant de Carambola, au moment où sa mère tourne la tête pour s’en aller.

Pourrait-on vous dire deux mots en particulier ?

CARAMBOLA, étonné.

Hein ! la petite aussi !

MADAME GONZALÈS, se retournant.

Eh bien ! Christina, m’avez-vous entendue ?

Christina rentre lentement dans sa chambre, en lançant à Carambola un coup d’œil expressif.

CARAMBOLA, à part.

Qui m’eût dit en entrant, que j’allais être le héros de deux, aventures galantes ?

À madame Gonzalès.

Ah ! madame, comment vous exprimer le bonheur que... Vous disiez donc?...

MADAME GONZALÈS.

Que mon mari était absent.

CARAMBOLA, à part.

C’est délicieux ! en l’absence du mari... Ces bonnes fortunes-là n’arrivent qu’à moi.

MADAME GONZALÈS.

Que c’est aujourd’hui ma fête, et que nous avons le projet de faire un souper charmant.

CARAMBOLA, déconcerté.

Ah !

MADAME GONZALÈS.

Nous allons avoir bon vin, bonne compagnie ; il ne tient qu’à vous d’être des nôtres... Mais voici l’instant du rendez-vous, nos convives sont sans doute à la petite porte du jardin, et je vais leur ouvrir.

Elle sort par la porte du fond.

 

 

Scène X

 

CARAMBOLA, CHRISTINA, marchant sur la pointe des pieds

 

CARAMBOLA.

Ah ! rien qu’un souper ! c’est dommage. Mais, ma foi, la petite est charmante, et vaut bien...

L’apercevant.

Ah !

CHRISTINA.

Vous venez de Salamanque... Connaissez-vous mon cousin Scipion ?

CARAMBOLA.

Un garçon d’une sensibilité... Il pleure toujours.

CHRISTINA.

Eh bien !... pardon si je vous dis ces choses-là... Nous nous aimons tous deux.

Duo de l’Arbre de Vincennes.

Ma mère, hélas ! blâme notre tendresse ;
Changez pour nous le destin rigoureux,
Qu’à notre amour l’amitié s’intéresse :
Il est si doux de faire des heureux !

CARAMBOLA, à part.

Parbleu ! la fille et la mère,
C’est jouer de malheur !
Le petit dieu de Cythère
Aujourd’hui me tient rigueur.
Au moins le souper
Ne peut m’échapper.
Oublions gaîment
L’amour en trinquant,
Et contentons-nous de faire
Le rôle de confident.

Ensemble.

CHRISTINA.

Ma mère, hélas ! blâme notre tendresse, etc.

CARAMBOLA.

Parbleu ! la fille et la mère, etc.

CHRISTINA.

Oui, seigneur bachelier, et Scipion est ici.

CARAMBOLA.

Il est ici... Parbleu ! je partage bien votre joie, et, dans mon ravissement, il faut que je vous embrasse.

Christina s’enfuit près de la porte du cabinet où est Scipion ; Carambola l’embrasse, et dans ce moment Scipion passe sa tête par la lucarne.

SCIPION.

Eh bien, à votre aise... faites comme si je n’y étais pas.

Air : Quand Dieu, pour peupler la terre. (Haine aux femmes.)

C’est indigne, la traîtresse !
Oser me trahir ainsi !

CHRISTINA.

Mais je ne l’ai point trahi ;
Pour le gagner un ami
Mon cœur employa l’adresse.

SCIPION.

Quoi ! c’est pour nos intérêts...

CARAMBOLA.

Oui, comptez sur mes bienfaits.
N’accuse donc plus sa flamme,
Et sache qu’en tout pays,
Va, c’est toujours par sa femme
Que l’on se fait des amis.

Je possède le secret de madame Gonzalès, et demain je veux que vous soyez mariés.

CHRISTINA.

Vraiment, mariés ?

CARAMBOLA.

Oui mariés... dans toute la force du terme.

SCIPION.

Si vous pouviez aussi me faire souper ?

CARAMBOLA.

On vient... Prends patience.

SCIPION.

C’est que je n’ai encore pris que cela d’aujourd’hui.

Christina rentre et Scipion referme le rideau de la lucarne.

 

 

Scène XI

 

CARAMBOLA, MADAME GONZALÈS, TORRIBIO, L’ALGUAZIL, entrant par le fond

 

Carambola est sur le devant, et les autres ne l’aperçoivent pas d’abord. Torribio et l’alguazil portent un grand panier dans lequel il y a un pâté et divers autres plats.

TORRIBIO et L’ALGUAZIL.

Air du vaudeville de Comme ça vient, comma ça passe.

Vive la bonne chère,
Et vive les vins délicats !
Nous allons, je l’espère,
Ce soir, faire un charmant repas.

TORRIBIO.

Certaine frayeur m’arrête
Au milieu de mon bonheur :
Je crains le vin pour ma tête,
La voisine pour mon cœur.

TORRIBIO et L’ALGUAZIL.

Vive la bonne chère, etc.

TORRIBIO, riant.

Ah ! ma voisine, il vient de nous arriver la plus plaisante aventure ! Ah ! ah ! nous allons vous la raconter.

L’ALGUAZIL, froidement.

Dansons et réjouissons-nous, car le temps passe et ne revient plus.

MADAME GONZALÈS.

Dites-moi donc enfin ce qui vous fait tant rire.

TORRIBIO.

Ah ! ah ! un bandoléro que nous avons bâtonné en chemin...

Apercevant Carambola.

Mais quel est cet homme-là ?

MADAME GONZALÈS.

Un pauvre bachelier de Salamanque, qui a demandé l’hospitalité pour cette nuit.

TORRIBIO.

De Salamanque !... Ce doit être un camarade de mon fils Scipion... Mais ce drôle-là m’a l’air d’avoir une mauvaise physionomie...

L’ALGUAZIL.

Ne peut-on pas lui donner deux ou trois réaux... et qu’il poursuive son chemin ?

TORRIBIO.

En effet, il ne me convient pas.

CARAMBOLA.

Laissez donc ! nous nous convenons à ravir. Vous avez faim, j’ai bon appétit ; vous avez de l’esprit, je n’en manque pas ; vous aimez la joie, je ne demande qu’à rire. Vous voyez donc que nous sommes faits l’un pour l’autre.

Montrant l’alguazil.

Je m’en rapporte à ce gros réjoui.

L’ALGUAZIL, froidement.

Ah ! il me trouve gros réjoui ? Cet homme-là est badin ; nous serons bien ensemble.

CARAMBOLA.

D’ailleurs je chante, je bois, je danse, j’accommode une olla podrida à miracle, et je la mange encore mieux ; laissez faire.

TORRIBIO, riant.

Ah ! il a le mot pour rire ? tu seras des nôtres.

L’ALGUAZIL.

Il sera des nôtres ; c’est dit... Dansons et réjouissons-nous.

MADAME GONZALÈS.

Mais que disiez-vous donc en entrant ?

TORRIBIO.

Vous allez le savoir. En allant chez le rôtisseur, qui demeure à l’autre bout du village, nous avons rencontré dans le chemin creux qui longe le petit bois, une espèce d’homme qu’à sa tournure nous avons pris pour un bandoléro. En nous voyant deux, le coquin a voulu tourner bride et nous éviter ; mais sans lui donner le temps de se reconnaître, nous sommes tombés sur lui. Ah ! ah ! lui de crier... et son cheval de s’enfuir... Ah ! ah ! il fallait voir !

L’ALGUAZIL, froidement.

C’était en effet très plaisant, et je ris encore rien que d’y penser, eh ! eh ! eh !

TORRIBIO.

Vous voyez que nous nous en sommes bravement tirés, nous et nos provisions.

Il montre le panier où sont les provisions, les bouquets, les verres, etc.

MADAME GONZALÈS.

Que vois-je ? Ah ! quelle aimable galanterie !

TORRIBIO, lui offrant un bouquet.

N’est-ce pas aujourd’hui votre fête ?

Air : Traitant l’Amour sans pitié. (Voltaire chez Ninon.)

Trois fleurs forment ce bouquet,
Acceptez-le, je vous prie ;
Car c’est une allégorie
Qui peint un amour discret.
Ce myrte-là se propose
De célébrer cette rose.
Vient l’Iris qui lui dit : ose.
Il s’approche avec effroi...
Aisément on le devine,
La rose, c’est vous, voisine.
Le tendre myrte, c’est moi.

MADAME GONZALÈS.

Ah ! que c’est délicat !

CARAMBOLA.

Allons, seigneur...

Il verse à boire à l’alguazil.

Air de Six mois d’absence.

La folie est de tous les âges ;
De jouir soyons donc jaloux :
Il est toujours temps d’être sages.
Quand on ne peut plus être fous.

L’ALGUAZIL, plaçant une chaise.

Ici je vais être à merveille.

TORRIBIO.

Je veux m’enivrer en ce jour
Entre l’amour et la bouteille,
Entre la bouteille et l’amour.

TOUS.

La folie est de tous les âges, etc.

L’ALGUAZIL.

Ce petit doigt de vin m’a tout émoustillé... Si je m’y mets une fois, comme nous allons rire ! Allons, ma voisine, un petit air de fandango... je me sens en gaité.

MADAME GONZALÈS.

Seigneur bachelier, jouez-nous un boléro ou une danse française ?

CARAMBOLA.

Volontiers. Voulez-vous un rigodon ? j’en ai un de ma composition que j’ai arrangé...

L’ALGUAZIL.

Va pour un rigodon !

CARAMBOLA, chante eu s’accompagnant de la guitare.

Air : Lon, lan, la derirette.

Premier couplet.

Pour fléchir la plus cruelle,
Amour fit le rigodon ;
C’est par lui que mainte belle
S’trémousse sur le gazon.
Et zon, zon, zon, zon,
Mademoiselle,
Allez donc,
Un rigodon.

Deuxième couplet.

Dame que l’plaisir enflamme.
Parfois danse à l’unisson ;
Mais lorsque danse la femme,
Le mari paye le violon.
Et zon, zon, zon, zon,
Sautez, madame,
Allez donc,
Un rigodon.

Ils dansent.

Troisième couplet.

Sur la fin de sa carrière,
Cherchant à r’prendre le ton.
On voit l’antique douairière
Dire encore au vieux barbon :
Et zon, zon, zon, zon,
Sautez, cher père,
Allons donc,
Un rigodon !

Au milieu de la danse, on entend frapper rudement. Grand silence.

GONZALÈS, en dehors.

Holà ! ho ! ma femme, c’est moi.

MADAME GONZALÈS.

Ah ! malheureuse que je suis... c’est mon mari !

Air : Au clair de la lune.

Quel retour funeste !
Cachez-vous céans ;
Quant à moi, je reste
Pour gagner du temps.

TORRIBIO.

Le diable l’emporte !

CARAMBOLA.

J’avais si beau jeu !

GONZALÈS.

Ouvre donc la porte,
Pour l’amour de Dieu !

CHRISTINA, en dehors.

Est-ce que vous n’entendez pas ? On frappe ; ça m’a réveillée en sursaut.

MADAME GONZALÈS.

À l’autre, maintenant ! Eh ! c’est bon.

Se mettant au balcon.

Qui est-ce qui est là ?

GONZALÈS, en dehors.

Le seigneur Gonzalès.

MADAME GONZALÈS.

Ah ! c’est toi, mon ami !

À part.

Quel contretemps !

Pendant ce colloque, Torribio et l’alguazil ont porté la table dans la pièce du fond, et y restent cachés. Carambola, après avoir quelque temps cherché, se cache dans le cabinet où est déjà Scipion.

 

 

Scène XII

 

MADAME GONZALÈS, CHRISTINA, GONZALÈS

 

MADAME GONZALÈS.

Air : Voyage, voyage désormais qui voudra. (Azémia.)

Ah ! que j’avais d’impatience,
Mon cher époux, de te revoir !
Mais, cependant, sur ta présence
J’étais loin de compter ce soir.
Quel accident contraire
Rend tes pas superflus ?
Dis-moi par quel mystère...

GONZALÈS, se jetant dans un fauteuil.

Je n’en puis plus !
Laisse-moi respirer, ma chère.
Va, de longtemps on n’en verra
Comme celui-là.

CHRISTINA.

Qu’est-ce donc cela ?
Mon petit papa,
Contez-nous donc ça.

MADAME GONZALÈS.

Paix là ! paix là !

GONZALÈS.

Que suis-je ? des bandoléros, des bâtons... C’est décidé, je ne quitte plus mes foyers.

Voyage, voyage désormais qui voudra.

MADAME GONZALÈS.

Ah ! mon Dieu ! comme te voilà fait !

Gonzalès est dans le plus grand désordre, crotte, poudreux, etc.

GONZALÈS.

Fait ! dis donc plutôt défait... Ne suis-je pas ben pâle, dis-moi ?

MADAME GONZALÈS.

Mais, enfin, que t’est-il arrivé ?

GONZALÈS.

Je passais tranquillement dans le chemin creux, lorsque je vis venir à moi deux hommes, qu’à leur physionomie je pris pour des bandoléros : je voulais les éviter ; ma bête ne le voulut pas, et alla droit à eux.

MADAME GONZALÈS, à part.

Ô ciel ! mais c’est l’aventure de Torribio !

GONZALÈS.

Alors, sans aucune conversation préliminaire, ils tombent sur mon cheval.

MADAME GONZALÈS.

Que sur le cheval ?

GONZALÈS.

Et sur moi, puisque j’étais sur lui.

Air : L’hymen est un lien charmant. (Léonce.)

Sur le maître et sur le cheval.
Sur le cheval et sur le maître,
Ils frappent, sans vouloir connaître
Quel est le maître ou l’animal.
Entre les deux tout se partage
Avec une telle équité,
Que, grâce à leur aveugle rage,
Je n’ai pas été mieux traité
Que mon compagnon de voyage.

MADAME GONZALÈS et CHRISTINA.

Ah ! Dieu !

GONZALÈS.

Voilà mon aventure en gros.

Remuant les épaules.

Je te passe les détails. Mais toi, qu’as-tu fait en mon absence ? Personne n’est-il venu te voir ?

MADAME GONZALÈS.

Oh ! personne, depuis ton départ.

CHRISTINA, bas à sa mère.

Ah ! cependant, ce bach...

MADAME GONZALÈS.

Taisez-vous, péronnelle !

On entend tomber un meuble dans le cabinet où sont Carambola et Scipion.

MADAME GONZALÈS et CHRISTINA, à part.

L’imprudent !

GONZALÈS.

Quel est ce bruit ?... Quelqu’un est dans le cabinet... N’as-tu pas entendu comme moi ?...

MADAME GONZALÈS, tremblante.

Moi ?... non ; et toi, Christina ?

CHRISTINA.

Ni moi.

GONZALÈS.

Cependant je suis bien sûr...

CHRISTINA.

Peut-être la fenêtre est-elle ouverte, et le vent aura renversé...

GONZALÈS.

Il est vrai qu’il fait un vent affreux.

On entend Carambola qui s’embarrasse dans une chaise, et qui dit.

CARAMBOLA.

Maudite chambre ! on n’y voit goutte.

CHRISTINA, à part.

C’est Scipion !

MADAME GONZALÈS, à part.

C’est Carambola !

GONZALÈS, tremblant et s’efforçant de paraître en colère.

Cette fois, ce n’est point le vent... c’est bien la voix d’un homme.

MADAME GONZALÈS.

Mon ami, je puis l’assurer que j’ignore...

GONZALÈS, à Christina.

Et vous, mademoiselle, parlerez-vous ?

CHRISTINA, tremblante.

Allons, puisqu’il faut tout avouer, c’est moi qui, ce soir, ai reçu, malgré votre défense... Oh ! je vous en prie, ne me grondez pas.

MADAME GONZALÈS, vivement et avec un coup d’œil expressif.

Comment ! ce bachelier auquel j’avais refusé un asile ?

CHRISTINA, saisissant promptement son idée.

Oui... oui, maman, ce bachelier ; c’est lui-même. Comme il me faisait pitié, je l’ai fait entrer là sans vous en prévenir.

MADAME GONZALÈS, bas.

Charmante enfant !

Haut.

Voyez la petite sotte ! Mais où est-il, ce bachelier ?

GONZALÈS.

Oui, où est-il ? J’aime à exercer l’hospitalité, et si... C’est qu’il m’a fait presque peur !

CHRISTINA, allant vers les cabinet.

Venez, seigneur Carambola ; on ne m’en veut pas de ce que je vous ai fait entrer sans permission.

Bas.

Vous m’entendez ?

CARAMBOLA, paraissant.

J’entends.

 

 

Scène XIII

 

MADAME GONZALÈS, CHRISTINA, GONZALÈS, CARAMBOLA

 

CARAMBOLA, à part.

Le maudit homme ! Il avait bien besoin de venir pour nous empêcher de souper.

Haut.

Si j’avais su, seigneur, que le maître de cette maison fût céans, je me serais empressé...

À part.

Oh ! j’en tâterai à quelque prix que ce soit !

GONZALÈS.

Mais, il a bonne tournure.

CARAMBOLA, regardant Gonzalès.

Eh ! mais, ne me trompé-je point ? je vous ai vu à Salamanque.

GONZALÈS.

Il est vrai que j’y ai été deux fois.

CARAMBOLA.

Eh ! oui... cet air distingué... cette physionomie savante... J’y suis ! vous êtes sans doute un des docteurs de la Faculté de médecine.

GONZALÈS.

Ah ! c’est trop d’honneur... je suis Gonzalès, barbier chirurgien, tout simplement.

CARAMBOLA.

C’est ce que je voulais dire. Quoi ! vous seriez ce fameux Gonzalès dont tout Salamanque vante les cures merveilleuses... l’esprit... l’érudition...

GONZALÈS.

Eh ! eh ! eh ! la ville de Salamanque est mille fois trop honnête... Du reste, je suis ce Gonzalès dont vous parlez...

À part.

Ce jeune homme-là a une manière de s’exprimer qui prévient en sa faveur.

CARAMBOLA.

Parbleu ! monsieur, je serais charmé de posséder votre amitié.

GONZALÈS.

Et moi, ravi... Mais si vous voulez, nous allons, faire plus ample connaissance le verre à la main... Je me sens là un appétit...

CARAMBOLA.

Monsieur a fait de l’exercice ?

GONZALÈS.

Mais on m’en a fait faire pas mal.

À sa femme.

Ma femme, donne-nous donc quelque chose à manger ?

MADAME GONZALÈS.

Mon ami, tu sais bien que je n’attendais pas... et je n’ai rien.

GONZALÈS.

Voilà qui est fâcheux... À l’heure qu’il est tout est fermé.

CARAMBOLA.

Ma foi, mon cher hôte, puisque vous n’avez rien à me donner, il faut que ce soit moi qui vous régale : apprenez qu’il ne tient qu’à moi d’avoir en ce moment un repas complet et un vin délicieux.

MADAME GONZALÈS, à part.

Ô ciel ! que veut-il dire ?

GONZALÈS.

Et qui vous donnera tout cela ?

CARAMBOLA.

Qui ? Mon art ; mais la crainte de la justice me lie les mains.

GONZALÈS, effrayé.

La justice !... Serait-ce encore un bandoléro ?

CARAMBOLA.

Eh ! non, apprenez que je suis un fameux nécromancien, et si vous voulez, je vais me faire apporter ici par deux diables une table garnie de provisions.

CHRISTINA.

Des diables ici ! Jésus Maria ! quelle horreur !

MADAME GONZALÈS, à part.

J’ai le sang tout glacé en pensant à ce qu’il veut faire.

GONZALÈS.

Oh ! pour moi, je n’oserai jamais...

MADAME GONZALÈS.

Sans doute, seigneur bachelier... il doit y avoir trop de danger...

CARAMBOLA, bas.

Aucun, si vous êtes discrète.

GONZALÈS, indécis.

Cependant, s’il n’y a pas de danger, je serais curieux de voir quelle figure ont les dîners de ces messieurs... Vous m’assurez que les mets sont copieux et délicats ?

CARAMBOLA.

Nous pouvons demander la carte... ou plutôt, c’est aujourd’hui la fête de madame, voulez-vous un pâté superbe, garni de fleurs ?

GONZALÈS.

Me voilà presque déterminé... mais pourvu que vos diables n’aient rien d’affreux clans la physionomie...

CARAMBOLA.

Voulez-vous que je les fasse paraître sous la figure de l’alcade de ce village et de l’alguazil son ami ?

MADAME GONZALÈS, à part.

Je suis morte ! il va tout découvrir...

Bas à Carambola.

Monsieur, vous avez donc juré de...

CARAMBOLA, à part.

Eh ! non, je veux vous sauver.

GONZALÈS.

Les pauvres gens ! Quoi ! il serait permis à des diables d’emprunter leur figure ?

CARAMBOLA.

Sans doute. Une autre forme leur serait peut-être plus difficile à prendre, mais de diable à alguazil il n’y a que la main ; et cela va se faire presque sans métamorphose. Silence ! je commence.

Air : Noirs habitants de la nuit éternelle. (Le Sorcier. Philidor.)

Noirs habitants de la nuit infernale,
Farfadets joyeux et friands ;
Vous qui protégez les gourmands,
Les sous-fermiers et les traitants,
C’est un ami que ce soir je régale.
Entrez. (Quater.)
Dans un instant vous les verrez :
Ils s’élancent,
Ils s’avancent :
Rien ne balance
Ma puissance.

 

 

Scène XIV

 

MADAME GONZALÈS, CHRISTINA, GONZALÈS, CARAMBOLA, TORRIBIO, L’ALGUAZIL

 

Ils ouvrent tout à coup la porte du fond, et apportent la table servie et éclairée.

CARAMBOLA.

Air des Sauvages. (Les Indes galantes.)

Bon !
Messieurs les démons !

GONZALÈS, regardant à travers ses doigts.

Mais ce régal
N’est pas trop mal ;
Ceci, surtout,
Serait de mon goût,
Ah ! si j’osais,
J’en tâterais :
Ce mets friand
N’a pas l’air effrayant.

TORRIBIO et L’ALGUAZIL, dansant devant la table, en diables d’Opéra.

Gniac !
J’ai dans mon bissac
Plus d’un micmac...
De Rome à Cognac...

CARAMBOLA.

C’est assez, c’est assez !

GONZALÈS.

Comme ils ressemblent à l’alcade et à l’alguazil !

CHRISTINA.

Mais ils ne sont pas trop laids.

GONZALÈS.

Oui, pas mal... la beauté du diable ! Voilà qui est vraiment admirable.

CARAMBOLA.

À boire !

L’alcade et l’alguazil versent à boire à Gonzalès, qui fait divers lazzis avant d’accepter.

Air : Dans la paix et l’innocence. (Le Club des bonnes gens.)

Notre vin est loin, sans doute,
De celui qu’on boit chez eux ;
Et l’enfer que l’on redoute
N’est que la cave des cieux.

À part.

Il est dupe de la fraude...

GONZALÈS, après avoir bu.

Ce qu’on ne croira jamais,
C’est qu’une cave aussi chaude
Puisse tenir le vin frais.

CARAMBOLA.

Allons, mettons-nous à table.

GONZALÈS.

Est-ce qu’ils vont souper avec nous ? Ce n’est pas que je sois fier...

CHRISTINA.

Est-ce que les diables mangent ?

TORRIBIO.

Oui, vraiment, il y en a qui mangent ; et nous sommes de ceux-là.

L’ALGUAZIL.

Pour moi, j’ai une faim d’enfer.

GONZALÈS.

Je le crois bien.

Ils vont pour s’asseoir.

CARAMBOLA.

Un instant ! il me vient une idée. Ce n’est là qu’un simple souper ; si nous en faisions un repas de noces ?

TOUS.

Comment ça ?

CARAMBOLA.

En mariant votre fille ; car je m’intéresse à elle, ainsi qu’à toute la famille, et je veux terminer cette affaire avant mon départ.

GONZALÈS.

Quelle bonté !

CARAMBOLA.

Mon art m’apprend qu’elle aime Scipion Torribio... Je les unis ensemble.

À madame Gonzalès.

Je sais ce que vous allez dire : Scipion est trop jeune, il n’a pas d’état ; mais je promets de faire quelque chose pour eux, et vous sentez qu’avec ma protection...

GONZALÈS.

Il n’y a pas de doute : avec une protection comme celle-là, on peut aller à tout...

MADAME GONZALÈS, bas.

Mais, monsieur, quel motif peut vous engager ?...

CARAMBOLA.

Silence ! ou je vais parler... et si je prononce certaines paroles...

MADAME GONZALÈS.

Mais on ne traite pas ainsi ces sortes d’affaires. Certainement je ne refuse pas, mais encore faut-il que le fils soit ici...

Avec intention.

que le père y soit, qu’on puisse avoir son consentement.

GONZALÈS.

Elle a raison... il faut la vraie signature, et monsieur ne peut pas avec sa griffe...

CARAMBOLA.

Si ce n’est que le consentement du père, la présence du fils ; tout cela n’est qu’un jeu pour moi, et d’un coup de baguette...

MADAME GONZALÈS.

Je vous prends au mot ; et puisque rien ne vous est impossible, si vous pouvez, à l’instant, mais je dis à l’instant même, remplir ces deux conditions, je donne mon consentement.

TORRIBIO, à part.

Voilà le sorcier un peu embarrassé.

CARAMBOLA.

J’accepte.

L’ALGUAZIL, à part.

Comment va-t-il faire ?

CARAMBOLA, à Torribio.

Alla Boraka Astaroth, mon génie familier, je vous ordonne de vous rendre à l’instant chez Torribio, et d’en rapporter le contrat tout dressé et tout signé : allez !...

Musique. Torribio entre dans le cabinet.

GONZALÈS.

J’aurais bien voulu le voir sortir par le trou de la serrure.

CARAMBOLA.

Il fallait donc le dire ; ça ne me coûtait pas plus.

MADAME GONZALÈS.

À la bonne heure ! mais il nous faut Scipion, et il est à Salamanque.

CARAMBOLA.

Dix lieues ! c’est une bagatelle.

Air : Lise épouse l’ beau Gernance. (Fanchon la Vielleuse.)

Il est amoureux et tendre

Haussant la voix.

Et sans peine il doit m’entendre.
Turc, Indien, Persan, Chinois
Obéissent à ma voix.
Ma puissance est infinie ;
Et fût-il au Kamtchatka,
L’amour ainsi qu’ la magie
N’connaissent pas ces distanc’s-là.

Musique. Torribio sort du cabinet, le contrat à la main.

GONZALÈS.

Ma foi ! c’est l’écriture du compère !

CARAMBOLA.

Maintenant...

MADAME GONZALÈS.

Son assurance m’effraie.

CARAMBOLA.

Air du Port Mahon.

Toi dont l’obéissance
Prouva
Déjà
Ma toute-puissance.
Montre par sa présence
Comme en un tour de main
Un lutin
Fait soudain
Du chemin.
Que Scipion à l’instant
Paraisse... ou, par Satan !
Redoute ma colère ;
Mais... oui,
C’est lui !
Le charme s’opère.
Sous moi tremble la terre,
Belzébuth me dit là :
Le voilà !

 

 

Scène XV

 

MADAME GONZALÈS, CHRISTINA, GONZALÈS, CARAMBOLA, TORRIBIO, L’ALGUAZIL, SCIPION

 

SCIPION.

Me voilà !

TOUS, dans le plus grand étonnement.

Le voilà !
Le voilà !

Ensemble.

Air : Ô ciel ! la plaisante aventure ! (La Belle au bois dormant.)

MADAME GONZALÈS, TORRIBIO, l’ALGUAZIL, GONZALÈS.

Ô ciel ! quel est donc ce mystère
Qu’en vain je cherche à concevoir ?
Il parle, et la nature entière
Semble obéir à son pouvoir.

SCIPION et CHRISTINA, à part.

Je comprends fort bien ce mystère ;
Rien ne résiste à son pouvoir,
Il parle, et la nature entière
Semble obéir à son pouvoir.

CARAMBOLA, gravement.

Un tel prodige est un mystère
Qu’en vain on voudrait concevoir ;
Je commande au ciel, à la terre,
Rien ne résiste à mon pouvoir.

MADAME GONZALÈS, réfléchissant.

Oui, l’aventure est incroyable.

GONZALÈS.

De Scipion c’est bien le portrait.

TORRIBIO, à part.

Serait-ce un sorcier véritable ?

L’ALGUAZIL, à part.

Et serais-je un diable en effet ?

TOUS.

Ô ciel ! quel est donc ce mystère
Qu’en vain je cherche à concevoir ?
Il parle, et la nature entière
Semble obéir à son pouvoir.

CHRISTINA et SCIPION, à part.

Grands Dieux ! protégez son audace.

CARAMBOLA, à madame Gonzalès.

Hésiteriez-vous, à présent ?

MADAME GONZALÈS, à part.

Il faut céder de bonne grâce,
Quand on ne peut faire autrement.

Unissant Scipion et Christina.

TOUS.

Formez donc cet hymen prospère ;
Ce qu’il veut, il faut le vouloir,
Puisque dans la nature entière
Rien ne résiste à son pouvoir.

CARAMBOLA.

Je vous demande le plus profond secret sur tout ce qui vient de se passer.

GONZALÈS.

Je vous le promets.

Vaudeville.

Air du vaudeville des Baladines.

CARAMBOLA.

Malgré l’envie
Et ses traits.
Gai, gai, vive la magie !
Je veux chanter désormais :
Gai, gai, vive ses secrets.

TOUS.

Malgré l’envie, etc.

SCIPION.

Grâces à votre art tutélaire,
Je vais enfin me marier.
Pour être heureux que faut-il faire ?
Dites-le moi, seigneur sorcier.

CARAMBOLA.

De peur d’accidents fâcheux,
Gai, gai, tiens-toi ferme, ferme ;
Et si tu fais encor mieux.
Gai, gai, ferme les deux yeux.

TOUS.

Honneur à ce grand sorcier !
Gai, gai, vive la magie !
Désormais je veux crier :
Gai, gai, vive le sorcier !

GONZALÈS.

Mais cependant, daignez m’entendre.
Si l’on y voyait malgré soi,
Alors quel moyen faut-il prendre ?
Seigneur sorcier, dites-le-moi.

CARAMBOLA.

Il faut prendre, mon ami,
Gai, gai, vite prendre, prendre
Sans regret et sans souci,
Gai, gai, prendre son parti.

TOUS.

Honneur à ce grand sorcier ! etc.

CHRISTINA.

Vous dont le rare savoir-faire
Range l’univers sous sa loi,
Comment captiver le parterre ?
Seigneur sorcier, dites-le-moi.

CARAMBOLA, à Christina.

Le plus grand magicien,
Ma chère,
C’est le parterre ;
Hélas ! mon pouvoir n’est rien,
Si de lui je ne le tien.

TOUS.

Honneur à ce grand sorcier ! etc.

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