Avis aux coquettes (Eugène SCRIBE- Alexis DECOMBEROUSSE)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique le 29 octobre 1836.

 

Personnages

 

VAN BROOK, négociant hollandais

ALFRED DE LUCENAY

LISTOU, domestique de l’hôtel

CAROLINE D’ÉMERY, jeune veuve

MADAME DESNELLES, sa tante

ÉDOUARD SENNEVAL

 

La scène se passe à Bagnères-de-Bigorre, dans la maison des bains.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon de la maison des bains, à Bagnères. Il est ouvert par le fond et donne sur les jardins. Porte latérale à gauche, croisée à droite ; une table et tout ce qu’il faut pour écrire, sur la devant à gauche ; à droite et sur le même plan, un guéridon, sur lequel sont des brochures et des journaux

 

 

Scène première

 

VAN BROOK, étendu dans un fauteuil auprès de la table, LISTOU, debout près de lui

 

LISTOU.

Voilà qui est prêt... j’ose dire qu’il n’y a pas mon pareil à Bagnères-de-Bigorre pour la vivacité et l’intelligence...

Faisant le geste de tourner un robinet.

Ça coule de source...

À Van-Brook.

Si monsieur veut prendre son bain ?

VAN BROOK.

Non !

LISTOU.

Je viens de le préparer.

VAN BROOK.

Je ne le prendrai pas !

LISTOU.

Monsieur aime mieux déjeuner ?

VAN BROOK.

Non !...

LISTOU.

Monsieur aime mieux faire avant une promenade dans la vallée de Campan ?

VAN BROOK.

Non, laisse-moi tranquille, je suis heureux... je me porte bien et je pense !

LISTOU.

C’est que tout à l’heure monsieur était à bailler.

VAN BROOK.

Parce que je pense !... c’est toujours l’effet que me produisent mes pensées... va-t’en, ne les dérange pas.

LISTOU.

Diable de Hollandais, qui s’ennuie pour s’amuser... il est lourd comme son or.

ALFRED, en dehors.

Eh bien ! les garçons !...

LISTOU, voyant entrer Alfred.

Ah ! en voici un qui n’a pas l’air de peser autant.

 

 

Scène II

 

VAN BROOK, LISTOU, ALFRED

 

ALFRED.

Le maître de l’hôtel, les filles, les garçons, n’y a-t-il personne ?... Ah ! qui es-tu ?

LISTOU.

Listou, paysan basque, garçon baigneur, surnommé col-de-cygne par les Parisiens qui font toujours des gorges-chaudes.

ALFRED.

Ah ! tu es montagnard ?

LISTOU.

Autrefois, j’avais une cabane il la montagne.

ALFRED.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

C’est là, sans que rien vous enchaîne,
Que l’on peut vivre indépendant !

LISTOU.

Oui ; mais il fallait tout’ la s’maine,
Travailler... c’est humiliant !
Moi, d’être libre, je me pique ;
Car, voyez-vous, j’ai d’ la fierté !
Et je me suis fait domestique,
Afin de vivre en liberté.

ALFRED, souriant.

Vraiment !

LISTOU.

Comme ça je suis mon maître, à vos ordres, à votre service... Monsieur vient-il pour se baigner ?

ALFRED.

Non.

LISTOU.

Et lui aussi... Il paraît qu’aujourd’hui personne ne vient ici pour ça.

ALFRED.

Une chambre... un appartement s’il y en a ?

LISTOU.

Le numéro 9 est vacant... la petite porte, en retour sur le jardin.

ALFRED.

Je le prends... mais je ne vois personne au salon, où sont donc ces dames ?

LISTOU.

Dans leur lit... à cette heure-ci, tout le monde dort... excepté ce monsieur hollandais, qui n’a pas d’heure, et qui dort toute la journée.

Il sort.

ALFRED, s’avançant et le regardant.

Monsieur Van Brook !

VAN BROOK, levant la tête.

Mon jeune officier !... monsieur Alfred de Lucenay.

ALFRED.

Qui ne vous avait pas vu depuis notre rencontre à Bruxelles... où sans moi, et en votre qualité de Hollandais...

VAN BROOK.

Ils me brûlaient vif, moi et mes marchandises, ça m’a dégoûté du commerce !

ALFRED.

Il y a de quoi !

VAN BROOK.

J’ai cédé mes fabriques, réalisé quelques millions, et je me suis mis à rien faire.

ALFRED.

Un bel état !

VAN BROOK.

Pas tant ! ça m’a ennuyé... l’ennui m’a rendu malade, m’a dégoûté de tout. m’a donné le spleen... l’hiver dernier en arrivant à Paris, j’étais décidé à me tuer, j’avais même arrangé tout pour cela...

ALFRED.

Ah ! mon dieu ! et qui donc, grâce au ciel, vous en a empêché ?

VAN BROOK.

Les journaux ! je lisais tous les jours : Un tel, commis voyageur, s’est asphyxié avec mademoiselle Joséphine, couturière !... Un tel, garçon apothicaire, s’est brûlé la cervelle, parce qu’il ne pouvait pas faire de pilules !... Un tel, cordonnier, s’est pendu, parce que sa femme rentrait trop tard !...

ALFRED.

C’est ma foi vrai, je l’ai lu aussi !

VAN BROOK.

Alors, quand j’ai vu que tout le monde s’en mêlait, ça m’a paru si commun, si vulgaire, si peu comme il faut... autrefois je ne dis pas, c’était distingué, c’était des sénateurs romains, des lords, des philosophes, des sages... on était du moins en bonne société ; il y avait du plaisir.

Air du Piège.

Mais à résout et sur sa barque, hélas,
Charon passe à chaque voyage,
De pauvres mais, ou des gens qui n’ont pas
De quoi lui payer leur passage.
Rien que les voir partir pour l’autre bord,
D’y descendre m’ôte l’envie...
Car en restant sur terre... on est encor,
En moins mauvaise compagnie !

C’est ce qui fait que je suis resté.

ALFRED.

Et vous avez bien fait de renoncer à votre dessein.

VAN BROOK.

Pas tout à fait... d’abord, j’ai pris un médecin !...

ALFRED.

C’est égal ! c’est toujours moins dangereux.

VAN BROOK.

Il m’a conseillé d’aller aux eaux de Cauterets... le postillon qui s’est trompé m’a conduit à celles de Bagnères.

ALFRED.

Qui vous ont guéri ?

VAN BROOK.

Précisément, quoique je n’en aie pas pris.

ALFRED.

Comment donc cela ?

VAN BROOK.

J’ai rencontré ici une Parisienne, une grande dame du faubourg Saint-Germain, jolie et coquette à elle seule comme toute la chaussée d’Antin... ça m’a été agréable ! je me suis mis à l’aimer, ça m’a ranimé ; elle a reçu mes hommages. ça m’a fait prendre goût à l’existence ; j’ai vu qu’elle recevait de même les hommages de tout le monde, ça m’a rendu jaloux, et une fois jaloux, ça m’a fouetté le sang, ça m’a rendu de la vivacité, de l’impatience, de la colère... j’ai vécu, j’ai tenu à la vie, j’y tiens comme un enragé ; car je suis malheureux comme un diable, mais en même temps je suis guéri, voilà où j’en suis.

ALFRED.

Je vous en fais compliment... et du côté de votre inhumaine, vous avez cependant quelque espoir ?

VAN BROOK.

Sans doute, elle ne désespère personne et j’ai cru ces jours-ci que j’étais décidément le préféré ; mais avant-hier, par malheur, est arrivé un petit jeune homme, que toutes ces dames ont trouvé charmant ; un jeune vicomte, un lycéen qui a déjà eu, dit-on, deux ou trois aventures, et qui, avant d’entrer à Saint-Cyr, commence ses voyages par Bagnères-de-Bigorre... Il est resté toute la soirée au salon, sans faire attention à elle et depuis ce moment c’est sur lui qu’elle a dirigé ses attaques... le croirait-on, un écolier...

ALFRED.

Ce qui vous rend furieux ?

VAN BROOK.

Non pas ! comme on dit dans vos comédies, je dissimule, je prends patience et je prends des notes... Chaque impertinence, chaque caprice, chaque coquetterie, je t’inscris, et quand nous serons mariés, je lui ferai payer tout cela d’après mon registre qui forme déjà un in-folio tenu à parties doubles, par doit et avoir !

ALFRED.

Mais cela fera un ménage à la diable !

VAN BROOK.

C’est ce qu’il me faut... on m’a conseillé les irritants ! une bonne femme de ménage, une bonne Hollandaise me ferait périr de bonheur et d’ennui.

Air du Ménage de Garçon.

Mais ici, quelle différence !
De fureur toujours agité,
Le sang circule avec aisance...
Seul moyen, par la faculté,
De me maintenir en santé.
Pour moi, spéculateur dans l’âme,
C’est sur-le-champ un double gain...
Chez moi, j’ai de plus, une femme,
Et j’ai de moins un médecin.

ALFRED.

C’est différent... si c’est pour raison de santé...

VAN BROOK.

Certainement... dès aujourd’hui je fais ma demande en mariage... pas de vive voix... c’est trop difficile, mais par écrit, on est plus sûr de ses idées, et si elle accepte, je vous invite à ma noce.

ALFRED.

Et moi, à la mienne qui. je le crois, précédent la vôtre...

VAN BROOK.

C’est juste ! j’oubliais de vous faire mes compliments... je vois que mes lettres de recommandation pour Bordeaux vous ont porté bonheur, et la maison Van Open, à qui je vous avais adressé...

ALFRED, à part.

Ô ciel !

VAN BROOK.

Le vieil ami et ancien associé de mon père maître Van Open nous écrivait il y a quelques mois qu’il regardait comme à peu près sur votre mariage avec sa seconde fille, la petite Emma... et l’affaire n’est pas mauvaise pour vous, mon gaillard, car le père Van Open est au moins aussi riche que moi, et il n’a que deux filles... l’aînée déjà mariée à monsieur Delmar. Une femme de tête et d’esprit à ce que tout le monde dit ; car je ne la connais pas... et la seconde qui promet d’être charmante... aussi je m’en vais dès aujourd’hui envoyer ma lettre de félicitations.

Il passe à droite.

ALFRED, avec embarras.

Non... non... je vous en prie... n’en faites rien.

VAN BROOK.

Et pourquoi donc ?

ALFRED.

Le mariage n’a pas lieu... tout est rompu ! par moi, par ma faute !... ce n’était là qu’a mariage de raison, et depuis, une inclination... un amour véritable...

VAN BROOK.

Qu’est-ce que vous me dites là ?

ALFRED.

Tout était convenu et arrêté, il est vrai...et j’étais venu à Paris demander au ministre de la guerre la permission de me marier, lorsque j’ai vu une personne, je ne vous en parlerai pas... parce que ce sont de ces rencontres qui décident de la destinée... de ces femmes qu’on était appelé à aimer et dont le premier regard vous enchaîne pour la vie... et si bonne, si gracieuse, si aimable... ce n’est pas celle-là qui est coquette... ce n’est qu’à moi seul qu’elle voudrait plaire... du reste, une haute naissance, mais une fortune fort modeste... ainsi l’on ne dira pas du moins que l’intérêt m’a guidé... mais ce changement, cette rupture, il fallait l’annoncer à monsieur Van Open. Je suis parti pour Bordeaux ; mais arrivé à leur porte, je n’ai pas osé en franchir le seuil, je suis rentré à mon hôtel et après de nouvelles hésitations, j’ai écrit à monsieur Van Open, que l’honneur, la délicatesse me faisaient un devoir de lui avouer... enfin vous vous doutez de ce que l’on dit en pareil cas, et je suis parti sans regarder derrière moi, sans réfléchir... je suis retourné à Paris... j’ai couru chez celle que j’aimais et j’apprends qu’elle a été obligée d’accompagner aux eaux une vieille parente qui l’a élevée, qu’elle me supplie de l’attendre... ah ! bien oui, dans mon dépit, dans mon impatience, je repars de nouveau.

VAN BROOK.

Vous connaitrez la route, car de bon compte voilà...

ALFRED.

Eh ! qu’importe ? pourvu que je la retrouve... que je la revoie...

VAN BROOK, regardant par la fenêtre de droite.

Taisez-vous donc ! c’est ma passion qui descend au jardin avec sa tante.

ALFRED, un peu ému.

Sa tante...

VAN BROOK.

Tous les matins... j’ai l’habitude de lui offrir des fleurs, qu’elle accepte. Je suis en retard, et je vais remplir mes fonctions de soupirant...

Il sort par le fond à droite.

 

 

Scène III

 

ALFRED, seul, s’approchant de la croisée qui donne sur le jardin

 

Ce pauvre monsieur Van Brook amoureux, et d’une coquette !... ô ciel ! qu’ai-je vu ? c’est Caroline et sa tante... c’est elle qu’il ose calomnier ainsi... ah ! je ne le souffrirai pas... ah ! mon dieu, il l’aborde, il la salue, elle l’accueille de l’air le plus gracieux, ah ! c’en est trop !

Il veut courir vers la porte du fond et s’arrête.

Qu’allais-je faire ? une scène... un éclat qui me couvrirait de ridicule... et que peut-être elle ne me pardonnerait jamais... car après tout, faut-il adopter sans examen tout ce qu’il a plu à monsieur Van Brook de me débiter, un Hollandais qui ne comprend pas le français et qui aura pris pour des coquetteries ou des avances, de l’amabilité et des politesses, ils n’y sont pas habitués en Hollande et peuvent se tromper... mais cet autre petit jeune homme, je le saurai... j’examinerai... oui, cachons encore mon arrivée, ne nous montrons pas et d’ici à ce soir...

Regardant par le fond.

On vient... c’est elle... ah ! le numéro 9.

Il s’élance par le fond à gauche, au moment où Caroline paraît arrivant du jardin.

 

 

Scène IV

 

CAROLINE, à la porte du fond, puis MADAME DESNELLES

 

CAROLINE, regardant du côté où elle a vu sortir Alfred.

Eh bien ! ma tante, arrivez donc.

MADAME DESNELLES.

Encore faut-il le temps, vous me laissez là avec monsieur Van Brook, et vous vous élancez seule dans l’allée...

CAROLINE.

J’avais cru apercevoir une certaine personne... qui à mon aspect a disparu comme une ombre.

MADAME DESNELLES.

C’est ce que tout homme devrait faire à votre approche, ma nièce.

CAROLINE.

Vous n’avez pas bien dormi cette nuit, ma tante ?

MADAME DESNELLES.

Si, si, parfaitement.

CAROLINE.

Est-ce que vous allez recommencer à me gronder ?

MADAME DESNELLES.

Je n’avais pas encore fini quand monsieur Van Brook nous a interrompues.

CAROLINE.

Le temps est bien beau, ma tante ; si vous vouliez attendre un jour de pluie !

MADAME DESNELLES.

Attendre, mademoiselle...

CAROLINE.

Pardon, je ne suis plus demoiselle ; et vous oubliez que je suis veuve.

MADAME DESNELLES.

Raison de plus pour rougir de vos étourderies, de vos inconséquences, au moment de contracter un mariage qui vous plaît et que vous avez désiré de tous vos vœux.

CAROLINE.

Il vous sied bien de m’accuser, quand c’est pour vous que j’ai quitté Paris où mon prétendu allait revenir, quand pour vous accompagner aux eaux de Bagnères, j’ai ait un sacrifice...

MADAME DESNELLES.

Qui, dans ce moment, ne paraît guère vous coûter.

CAROLINE.

Et c’est pourtant la vérité ! je pense toujours à ce pauvre Alfred, qui m’inquiète horriblement, j’ai une peur terrible qu’il n’arrive.

MADAME DESNELLES.

Bah ! l’aveu est naïf, et pourquoi ?

CAROLINE.

C’est qu’une fois ici, je crains bien...

MADAME DESNELLES.

Qu’il ne soit jaloux ?

CAROLINE.

Oh ! non, il n’aura pas occasion de l’être, ce n’est pas pour lui que ça m’effraye...c’est pour moi... quand il sera là, bon gré, malgré, il faudra ne plaire qu’à lui tout seul, c’est fort ennuyeux ! tandis que maintenant, au lieu d’aimer, être aimée, faire tourner mille têtes, lancer un regard qui va porter le trouble dans un cœur qui se croyait inaccessible, voir une victime se débattre Ion temps avant de tomber à vos pieds, et quand elle est rire aux éclats et lui offrir la main pour se relever, c’est charmant.

MADAME DESNELLES.

C’est indigne.

CAROLINE.

En quoi donc ? c’est pourtant bien calculé ; une fois mariée, plus de coquetterie, car j’aime Alfred, je n’aime que lui ; mais d’ici là je veux profiter du peu de temps qui me reste, et faire bien des malheureux, avant de faire un ingrat.

MADAME DESNELLES.

Du malheureux ! vous n’en faites que trop... et ce pauvre monsieur Van Brook, cet honnête Hollandais.

CAROLINE.

Lui ! ne vous y fiez pas ! avec son air simple et bonhomme, il est très content de son gros mérite et ne doute pas du succès... car il a comme un autre sa fatuité... une fatuité néerlandaise la plus lourde du monde à supporter et dont il m’est permis de me venger... d’ailleurs je ne lui dois aucun égard et c’est de bonne guerre, la Hollande n’est pas déjà si bien avec la France.

MADAME DESNELLES.

À la bonne heure ! je vous abandonne celui-là, il peut se défendre, mais il en est d’autres qui ne méritent pas votre colère et avec qui la victoire ne serait pas digne de vous, ce jeune homme qui est descendu avant-hier à l’hôtel...

CAROLINE, riant.

Ah ! vous l’avez remarqué, ce jeune vicomte, qui nous arrive du collège sans son précepteur ! il connaît fort bien, sans doute, le grec et le latins mais fort peu les lois de la politesse ; car il ne parle à personne.

MADAME DESNELLES.

Il est peut-être timide ; et son extrême jeunesse...

CAROLINE.

Mon dieu, ma tante, c’est la jeunesse d’à présent, qui a surtout besoin de leçons ! voyez-vous tous ces petits messieurs, qui au lieu de danser, jouent à la bouillotte, et qui au lieu de nous faire la cour, font de la politique ! les voyez-vous, tristes, graves, et taciturnes... pour nous persuader qu’ils pensent ! mais, si on les laisse faire, ils tourneront tous au Hollandais... ils en ont déjà la légèreté, la grâce... et la fumée... car ils fument, je l’oubliais ! la jeunesse actuelle qui fume !

Aux : Vaudeville de l’Apothicaire.

Ma tante, il faut en convenir,
C’est déjà d’un triste présage :
Comment veut-on que l’avenir
Ne se couvre pas d’un nuage ?
Jadis, la jeunesse, rêvant
Combats. victoire et renommée,
Tenait à la gloire ! à présent,
Elle ne tient qu’à la fumée !
Oubliant la gloire, à présent,
Elle ne tient qu’à la fumée !

MADAME DESNELLES.

Celui dont je parle n’en est pas là, il a l’air distingué, et de bonnes manières.

CAROLINE.

Il ne m’a jamais saluée.

MADAME DESNELLES.

Peut-être ne vous a-t-il pas remarquée...

CAROLINE.

Le compliment est flatteur !

MADAME DESNELLES.

Voici monsieur Van Brook.

CAROLINE.

Tant mieux, j’ai l’idée, aujourd’hui, de le tourmenter terriblement.

MADAME DESNELLES, souriant.

Parce que ce jeune homme ne l’a pas saluée.

 

 

Scène V

 

CAROLINE, VAN BROOK, MADAME DESNELLES

 

VAN BROOK, tenant un bouquet dans du papier.

Pardon, mesdames, de vous avoir si brusquement quittés... c’était pour m’occuper de vous, j’aurais voulu vous offrir nos belles tulipes de Harlem.

MADAME DESNELLES.

Que les amateurs payent, dit-on, cinq ou six mille francs.

VAN BROOK.

Celles-là, du moins, eussent été dignes de vous ; mais, dans ces montagnes, nous n’avons guère que la rose des Alpes, le rhododendrum ferrugineum.

CAROLINE.

Ah ! si vous allez parler hollandais...

VAN BROOK.

C’est du latin.

CAROLINE.

En vérité !

Regardant le bouquet dont Van Brook a ôté le papier.

Ah ! le joli bouquet !

VAN BROOK, le lui offrant.

Le plus joli revient de droit à la plus belle.

CAROLINE.

Y pensez-vous, monsieur, et ma tante ?...

VAN BROOK, embarrassé.

Vous ne m’avez pas laissé achever... à la plus belle des blondes, je présume que madame votre tante a été brune.

CAROLINE, riant.

A été ! voilà un passé...

Montrant son bouquet.

qui gâte le présent.

MADAME DESNELLES.

Non, ma nièce, je me console d’avoir été jolie, si mes amis pensent que je suis bonne !...

VAN BROOK.

Parfaitement bien répondu ! charmant ! charmant ! charmant !

CAROLINE.

Comment, charmant ! c’est une épigramme contre moi, une manière de me dire que je suis méchante.

VAN BROOK, avec humeur et à part.

Ah ! qu’est-ce qu’elle a donc, aujourd’hui ?

Il passe à la droite de Caroline.

MADAME DESNELLES, bas à Caroline.

Le voilà tout déconcerté.

CAROLINE, de même.

Le grand mal !

VAN BROOK, à part.

Ah ! si jamais elle est ma femme, comme elle me payera tout cela.

Haut.

Pouvez-vous, madame, me supposer une pareille idée ; moi qui fais votre éloge à tout le monde ; moi qui, tout à l’heure encore, parlais de vous.

CAROLINE.

À qui ?

VAN BROOK.

À ce petit jeune homme... monsieur Édouard.

CAROLINE.

Le jeune lycéen.

VAN BROOK.

Avec qui j’avais lié conversation.

CAROLINE.

Ah ! il parle !... vous l’avez entendu !... vous êtes bien heureux !

VAN BROOK.

Oui, ma foi !

MADAME DESNELLES.

Air : Sur tout ce que je vous dirai.

C’est un garçon qui n’est pas mal !

VAN BROOK.

Charmant d’esprit et de visage ;
Mais diablement original,
Car déjà, malgré son jeune âge.
Si sérieux est son abord
Sa gravité paraît si grande !...

CAROLINE.

Que monsieur a cru tout d’abord,
Qu’il arrivait de la Hollande !

VAN BROOK, s’inclinant.

Vous êtes bien bonne !

CAROLINE.

Et puisqu’il vous a honoré de ses idées, oserais-je vous demander ce qu’il pense de moi ?

VAN BROOK, s’excusant.

Je ne puis vous le dire.

CAROLINE, gaiement.

Du bien ?

VAN BROOK.

Non, madame !

CAROLINE, vivement.

Du mal ?

VAN BROOK.

Non, madame ; il ne m’en a pas dit un seul mot !

CAROLINE, piquée.

Ah ! c’est encore pire !

VAN BROOK.

Mais il m’a laissé parler tout le temps sans me contredire.

CAROLINE.

C’est trop honnête à lui, et]e suis désolée de n’avoir pas assisté à une conversation, ou plutôt à un monologue aussi intéressant ; puisque c’était vous, monsieur, qui en faisiez les frais.

À Mme Desnelles.

Dites-moi, ma tante, est-ce que nous ne sortirons pas ce matin ? il fait un si beau soleil.

VAN BROOK.

Mais nous devons aujourd’hui aller à Gripp, voir les cascades de Tremesaigues, et descendre jusqu’à Barèges, par le Tourmalet.

CAROLINE.

Moi !... y pensez-vous ? faire un pareil chemin dans vos affreuses montagnes...

VAN BROOK.

C’était convenu depuis hier.

À Mme Desnelles.

N’est-il pas vrai ?

MADAME DESNELLES.

Je crois, en effet, me rappeler...

VAN BROOK.

À telle enseigne que j’avais invité d’autres personnes des bains, retenu des guides, des conducteurs, commandé des chevaux, des mulets.

CAROLINE.

Eh bien ! monsieur, vous décommanderez tout votre monde ! ou vous irez sans moi ; car à coup sûr, je ne me déciderai jamais à une pareille expédition, pour me fatiguer, pour avoir la migraine.

VAN BROOK, tirant un carnet de sa poche.

Ah ! morbleu !

CAROLINE.

Air de M. Hormille.

Eh ! mais, qu’avez-vous donc de grâce ?

VAN BROOK.

Bien !

À part.

N’oublions pas celui-là ;

Écrivant sur son carnet.

Je prends des notes et j’amasse,
Tout cela se retrouvera !
C’est un capital qui s’augmente ;
Et vienne l’hymen, je promets,
Que ma femme en payera la rente,
Et l’intérêt des intérêts.

Ensemble.

CAROLINE.

Le Hollandais fait la grimace ;
Mais qu’importe ; il obéira,
Et dans un instant, quoi qu’il fasse,
Son courroux s’évanouira.

MADAME DESNELLES.

Le pauvre homme fait la grimace ;
Mais à coup sûr, il cédera ;
Un seul regard, et quoiqu’il fasse,
Son courroux s’évanouira.

VAN BROOK.

Obéissons de bonne grâce ;
Mais n’oublions pas celui-là.
Je prends des notes et j’amasse,
Tout cela se retrouvera.

Il sort par le fond à gauche.

 

 

Scène VI

 

MADAME DESNELLES, CAROLINE

 

MADAME DESNELLES.

En vérité, ma nièce, c’est trop abuser de l’empire que vous avez sur lui.

CAROLINE.

Je vous avais promis de le maltraiter.

MADAME DESNELLES.

Et vous tenez vos serments avec une fidélité désespérante.

CAROLINE.

Vous en convenez donc ! et cette fois, il ne l’a que trop mérité : vous n’avez pas vu avec quel air malin il me parlait de monsieur Édouard.

MADAME DESNELLES.

Je n’ai pas vu cela !

CAROLINE.

Vous n’avez pas remarqué avec quelle apparente bonhomie il arrangeait ce récit où il n’y a pas un mot de vrai.

MADAME DESNELLES.

Pas un mot...

CAROLINE.

Pas un seul ! croyez-vous bonnement que ce jeune homme l’aura écouté sans lui répondre... ce n’est pas possible... fut-ce pour m’attaquer, il aura parlé, j’en suis certaine... et alors monsieur Van Brook se serait bien vite empressé de me communiquer ses observations critiques ; or, comme il ne l’a point fait, c’est que ces remarques ne sont point défavorables... au contraire !

MADAME DESNELLES, riant.

Ce sont peut-être des éloges !

CAROLINE.

C’est probable ! voilà pourquoi monsieur Van Brook s’est bien gardé de m’en faire part, et moi qui d’abord ai été sa dupe...

Édouard paraît au fond du jardin.

Car, tenez, tenez, que vous disais-je ?...ce jeune homme qui évite même de parler de moi, le voilà qui nous cherche.

MADAME DESNELLES.

Vous croyez ?

CAROLINE.

Regardez plutôt... comme il s’avance doucement... et à peine a-t-il fait quelques pas, que déjà il s’arrête ! que c’est amusant un élève de Saint-Cyr, un petit jeune homme si timide... et puis ce n’est pas commun, il ne sait comment nous aborder et nous saluer... enfin il s’approche !

Au moment où elle se retourne pour faire la révérence, croyant qu’elle va être saluée par Édouard, celui-ci s’assied à une table et prend un journal.

MADAME DESNELLES.

Il paraît que ce monsieur gardera encore sa timidité pour aujourd’hui, ma nièce.

CAROLINE, à part.

Ah ! c’est trop fort ! il devient réellement prodigieux, et j’avoue qu’une telle indifférence finit par me piquer.

Voyant qu’Édouard se lève.

Ah !... pourtant il se décide !

Édouard regarda l’heure à sa montre, fait quelques pas pour sortir, aperçoit Caroline et sa tante qu’il n’avait pas encore vues, les salue respectueusement, et s’éloigne.

MADAME DESNELLES, riant.

Eh bien ! ma bonne amie, il se décide à s’en aller, et cette fois, il nous a vues, il nous a saluées très respectueusement... il n’y a pas le moindre reproche à lui faire ; seulement il paraît que notre société n’a pas pour lui une vertu attractive.

CAROLINE.

Après tout, je ne vois pas que ce soit une grande perte pour nous d’être privées de sa compagnie et je m’en console aisément.

MADAME DESNELLES.

De mon temps, ma chère Caroline, il y a trente ou quarante ans :

Air, Vaudeville de Jadis et aujourd’hui.

Dix amants nous rendant les armes
Avaient à nos yeux moins de prix
Qu’un seul qui dédaignait nos charmes :
Du moins c’était ainsi jadis !
Notre dépit, notre colère,
Se cachaient sous un air riant ;
Et si je m’y connais, ma chère,
C’est encor de même à présent.

CAROLINE.

Ma tante, voilà une méchanceté qu’il faudra que quelqu’un me paye ! j’aurais bien du malheur si ce n’était pas ce petit monsieur-là. Mais d’abord comme il est important que je sache ce qu’il fait ici, j’ai envie d’interroger le domestique de cet hôtel.

Elle va pour sonner.

MADAME DESNELLES, l’arrêtant.

Vous n’y pensez pas, ma nièce, une jeune dame qui s’informe d’un jeune homme ; mais c’est de la dernière inconvenance.

CAROLINE.

Vraiment... alors, ma petite tante, ce sera vous...

MADAME DESNELLES.

Moi !... par exemple. je serais bien fâchée !

CAROLINE, qui a sonné très fort.

Voyons, décidez-vous, il n’y a plus à reculer d’abord... vous ou moi.

MADAME DESNELLES.

Ah ! mon dieu ! mon dieu ! me mettre dans un pareil embarras !... m’exposer...

 

 

Scène VII

 

MADAME DESNELLES, CAROLINE, LISTOU

 

CAROLINE, à Listou qui reste à la porte.

Approchez, mon ami, ma tante veut vous demander quelques renseignements sur une personne, un jeune homme, qui est ici depuis deux jours.

MADAME DESNELLES, à Caroline, passant entre elle et Listou.

Allons, puisqu’il faut céder à toutes vos fantaisies, je questionnerai ce garçon moi-même.

À Listou.

Vous le nommez ?

LISTOU.

Qui donc ?

MADAME DESNELLES.

Mais apparemment celui dont on vous parle.

LISTOU.

Ah ! monsieur Édouard Senneval, madame... un beau garçon qui va entrer à Saint-Cyr, un jeune homme bien joliment élevé... il donne toujours aux domestiques, il paye toujours quatre fois plus que ça ne vaut ; oh ! il est d’une justice...

CAROLINE, à Listou, elle passe entre Mme Desnelles et Listou.

Et sans doute ce monsieur Édouard connaît beaucoup de monde ici ?

LISTOU.

C’est possible, c’est même probable, madame, oui ! mais il ne voit personne, ne parle à personne et n’a d’autre distraction qu’une promenade qu’il fait tous les jours...

CAROLINE, vivement.

Et de quel côté ?

LISTOU.

Oh ! de tous les côtés ; ça varie, car il ne manque jamais de sortir quelques minutes après madame et de prendre toujours par le même chemin.

CAROLINE, avec joie.

Ah ! vous avez remarqué...

LISTOU.

C’est positif ; du reste, il passe sa vie dans son appartement.

MADAME DESNELLES.

Par ordonnance du médecin ?

LISTOU.

Lui ! il se porte comme un charme ; mais il déteste la société... quand je dis la société, ce n’est pas toutes les sociétés, car la mienne par exemple lui est fort agréable, depuis quelques jours qu’il est arrivé, il ne m’a pas quitté... il veut même m’acheter à Tremesaigues, une petite cabane que je n’habite plus et qui est à vendre ; en attendant, il me fait gravir toutes les montagnes des environs qu’il connaît maintenant aussi bien que moi, et chemin faisant, il est si heureux de me faire causer...

CAROLINE.

Vraiment, et sur quoi ?

LISTOU.

Oh ! sur bien des choses, il s’informe de tous ceux qui sont ici, de vous par exemple... hier encore...

CAROLINE, vivement.

De moi... il est bien curieux ce monsieur Édouard, ah ! il s’informe de moi, et comment ?

LISTOU.

Comme madame le fait en ce moment... Madame n’a plus rien à me demander ?

CAROLINE.

Non, mon ami, non, vous pouvez vous retirer.

LISTOU.

Je n’en suis pas fâché, parce que j’ai à faire... je vais apprêter le bagage de monsieur Édouard qui va ce matin à Gripp.

CAROLINE, vivement.

Vous en êtes sûr ?

LISTOU.

Il me l’a dit, son intention est de partir après déjeuner.

CAROLINE, avec joie et préoccupée.

C’est bon, c’est bon, je ne vous retiens pas.

LISTOU, qui a tendu la main et qui voit qu’on ne lui donne rien.

Décidément, cette petite femme-là ne me revient pas du tout, et je dirai à monsieur Édouard de s’en méfier.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DESNELLES, CAROLINE, puis ALFRED

 

CAROLINE, avec joie.

Je savais bien, moi, que monsieur Van Brook n’avait pas le sens commun. Et voyez, ma tante, comme on est injuste, quelquefois !... tout à l’heure, j’ai regardé ce jeune homme avec une sévérité qui certainement n’a pas dû l’encourager... Ah ! mon dieu ! comme je suis mal habillée ! en vérité, j’ai du lui faire peur, de toutes les manières.

MADAME DESNELLES.

Ah ! ma nièce, c’est à vous que vous devriez faire peur, car ce que vous méditez là est bien épouvantable !

CAROLINE, riant.

Allons, allons, ma petite tante, ne me regardez donc pas avec cet air de désespoir, il s’agit seulement de me faire bien belle aujourd’hui...

S’approchant de la fenêtre.

Voyez donc que ! temps, quel beau soleil... ah !...

Venant prendre Mme Desnelles par la main et l’entrainant à la fenêtre.

Tenez, tenez, ma tante !...

Alfred paraît dans le jardin et s’avance jusqu’à la porte du salon.

ALFRED, à lui-même.

Caroline !... j’avais bien reconnu sa voix.

CAROLINE.

Là-bas... au bout de cette allée...

ALFRED, à lui-même.

Qu’examine-t-elle ainsi ?

CAROLINE, continuant.

Le voyez-vous ?

MADAME DESNELLES.

Qui donc ?

CAROLINE.

Mais celui dont nous parlions, monsieur Édouard.

ALFRED, de même.

Édouard !

CAROLINE.

Il fait semblant d’être bien occupé du livre qu’il a dans les mains... nous allons voir... Il approche... le voilà au pied de la terrasse... je le forcerai bien à lever la tête...

Poussant un cri.

Ah ! mon bouquet !

MADAME DESNELLES.

Eh bien ! que faites-vous donc ?... ce jeune homme va s’imaginer que vous l’avez laissé tomber exprès pour qu’il vous le rapporte.

CAROLINE.

Mais, j’y compte bien !

ALFRED.

Elle ose l’avouer !... oh ! je n’y puis plus tenir, et je vais...

MADAME DESNELLES, à la fenêtre.

Grâce au ciel, il passe à côté sans daigner le regarder.

CAROLINE, près de la fenêtre et avec incrédulité.

Laissez donc !

ALFRED, à part.

C’est moi, madame, moi, qui vais vous le rapporter.

Il sort vivement.

MADAME DESNELLES, avec joie.

Il continue son chemin en lisant et comme si de rien n’était.

CAROLINE.

Parce qu’il vous aura aperçue... et tout à l’heure, quand vous n’y serez plus, il reviendra sur ses pas pour le ramasser... c’est un calcul, et je ne crois plus à son indifférence ; car vous sentez bien que ce matin, s’il va à Gripp, c’est dans l’intention de nous voir, de nous rencontrer ; nous devions faire une promenade, il l’aura su, ce n’était pas difficile, une partie convenue et arrangée depuis hier soir !

 

 

Scène IX

 

MADAME DESNELLES, CAROLINE, ALFRED, VAN BROOK

 

CAROLINE, vivement.

Eh bien ! monsieur, tout est-il prêt ? partons-nous ?...

VAN BROOK.

Pour où ?

CAROLINE.

Pour Gripp !

VAN BROOK.

Je viens de tout décommander !

CAROLINE.

Est-il possible ! par un temps pareil... une partie superbe !

VAN BROOK.

Mais vous m’avez dit tout à l’heure...

CAROLINE.

Moi !...

VAN BROOK, montrant Mme Desnelles.

Je m’en rapporte à madame, vous avez affirmé que cela vous ennuierait.

CAROLINE.

Certainement !... mais quand on est aux eaux ce n’est pas pour son plaisir, c’est pour sa santé, et j’aurais refusé que par intérêt pour moi, vous deviez m’y contraindre ; mais vous ne devinez rien... vous ne comprenez rien.

VAN BROOK.

J’ai compris que vous aviez peur de la migraine.

CAROLINE.

Comme c’est probable !... dans les montagnes et au grand air, la migraine ! mais c’est vous, monsieur, c’est vous qui me la donneriez... avec votre gravité, et votre sang-froid... hâtez-vous, donnez des ordres.

VAN BROOK.

C’est ce que je vais faire, au risque de passer ici pour atteint d’aliénation mentale.

CAROLINE.

Comment, monsieur !...

VAN BROOK.

Ça me regarde, madame, ne vous inquiétez pas, c’est sur moi que cela tombera et d’ici à une demi-heure, j’espère bien que tout sera prêt.

CAROLINE.

À la bonne heure, à cette condition-là, je vous pardonne.

VAN BROOK.

Que de bontés !

CAROLINE, avec abandon et lui donnant la main.

Et je vous offre la paix, car en vérité, vous êtes si aimable, si complaisant, que j’ai quelquefois des remords d’abuser ainsi...

VAN BROOK, avec amour.

Jamais ! jamais ! et je suis trop heureux quand vous êtes assez bonne pour accepter mes services.

CAROLINE.

Eh bien ! pour aujourd’hui, j’en ai encore un à vous demander...

VAN BROOK.

Parlez, madame, ma vie... mon bras...

CAROLINE.

Justement... c’est votre bras que tantôt à cette promenade... je vous prierais d’offrir à ma tante.

VAN BROOK, à part avec dépit.

Ô ciel !

Haut et s’efforçant de sourire.

Comment donc !... ravi, enchanté... et j’allais de moi-même...

CAROLINE.

Nous allons prendre nos ombrelles.

MADAME DESNELLES.

Que vous avez laissées hier au pavillon, étourdie que vous êtes.

CAROLINE.

C’est vrai... adieu, monsieur, je compte sur vous, et ma tante aussi.

Elle sort avec sa tante par le fond à gauche.

 

 

Scène X

 

VAN BROOK, seul, tirant avec fureur son carnet de sa poche

 

En voilà une... que j’ai soin d’enregistrer... et qu’elle ne pourra jamais assez me payer... Me charger de sa respectable tante, qui s’appuie toujours quand elle a peur... et elle s’effraye à chaque pas !... et puis elle pendant ce temps-là...

Voyant Alfred et Édouard qui traversent le jardin.

Ah ! voilà mon petit jeune homme de ce matin... un brave garçon celui-là, il ne pense pas à elle.

 

 

Scène XI

 

VAN BROOK, ÉDOUARD, entrant par le fond avec ALFRED

 

ALFRED, lui serrant la main.

À demain, monsieur, à demain...

ÉDOUARD, froidement.

Si cela peut vous être agréable...

ALFRED.

Je compte sur vous !

ÉDOUARD, de même et s’inclinant.

Vous me faites trop d’honneur !

Alfred rentre dans la chambre n) 9.

VAN BROOK, regardant Alfred avec étonnement.

Eh bien ! il passe sans me parler... et même sans me voir !...

À Édouard.

Vous connaissez comme moi, monsieur Alfred de Lucenay ?

ÉDOUARD.

Non, monsieur, je ne l’avais jamais vu !

VAN BROOK.

Mais vous venez de faire connaissance ?

ÉDOUARD.

À l’instant même... c’est un très aimable jeune homme !

VAN BROOK.

Aux eaux, on se lie aisément et je vois qu’il vous a proposé quelque partie de plaisir.

ÉDOUARD, froidement.

De me brûler la cervelle avec lui.

VAN BROOK.

Ah ! mon dieu... et pourquoi ?

ÉDOUARD.

Il ya ici une dame qu’il aime !

VAN BROOK.

Je le sais !... une femme charmante, qu’il doit épouser.

ÉDOUARD, avec émotion.

Ah ! vraiment, je l’ignorais ! et voyant dans mes mains un bouquet à elle, que je venais de ramasser par hasard et que j’allais jeter, il m’a ordonné de le lui rendre, ce qui m’a décidé à le garder...

VAN BROOK.

Est-il possible !

ÉDOUARD.

Alors, il m’a défié...

VAN BROOK.

Vous ! qui n’êtes pas encore entré à Saint-Cyr !

ÉDOUARD.

Oui, il s’est conduit en jeune homme et moi en homme raisonnable... Si vous vous trompiez, lui dis-je, si l’on vous aime, c’est inutile de vous battre... si on ne vous aime pas, c’est bien absurde !

VAN BROOK.

C’est parfaitement juste, et cela a dû le convaincre.

ÉDOUARD.

Du tout, mais j’ai obtenu du moins qu’il attendrait un jour, qu’il observerait en secret, qu’il s’assurerait de la vérité, et s’il lui est bien prouvé que sa maîtresse est infidèle... demain au point du jour...

VAN BROOK.

Vous vous battrez ?

ÉDOUARD, froidement.

Comme vous dites.

VAN BROOK.

Et vous êtes d’un sang-froid... savez-vous qu’il se bat bien !...

ÉDOUARD.

J’en suis persuadé.

VAN BROOK.

Que je l’ai vu en Belgique, au milieu du feu et de la mitraille, et qu’il allait comme un enragé.

ÉDOUARD.

Qu’importe ?

VAN BROOK.

Et vous, à votre âge ?

ÉDOUARD.

À tout âge, on peut bien lâcher la détente d’un pistolet, ça n’est pas difficile !...

VAN BROOK.

Oui, mais il s’agit de viser juste.

ÉDOUARD.

Ça se donne, et je l’ai appris ; quant à avoir du cœur, cela ne se donne pas ; mais je crois que j’en ai... ainsi, soyez tranquille.

VAN BROOK.

Non, morbleu ! je ne le suis pas... parce que je m’intéresse à vous deux, et j’arrangerai cela.

ÉDOUARD.

Je ne demande pas mieux, car, pour ma première affaire, il me paraît si absurde de me battre pour une femme, et surtout pour un bouquet.

Il le tire de son sein.

VAN BROOK.

Ah ! mon dieu !... la rose des Alpes, le rhododendrum ferrugineum...

À part avec colère.

Encore un rival...

Haut.

Monsieur !...

ÉDOUARD.

Qu’y a-t-il ?

VAN BROOK, à part.

Qu’allais-je faire ? le défier aussi, lui qui ne songe à rien ! qui ne l’aime pas ! car jusqu’ici, il s’est bien conduit, il n’a pas fait attention à elle... il est gentil, ce jeune homme ! et si je pouvais seulement l’éloigner.

ÉDOUARD.

Que dites-vous ?...

VAN BROOK.

Je dis... qu’en ami... et dans votre intérêt, je ne conçois pas ce qui peut vous retenir dans ce mauvais village des Pyrénées... que diable, jeune homme, à votre âge... on ne reste pas aux eaux à ne rien faire, voilà le moment de vous lancer dans le monde, de commencer votre état, votre carrière... et si je peux vous aider, disposez de mon crédit, de ma fortune... Monsieur Van Brook, autrefois dans le commerce...

ÉDOUARD.

Je le sais, monsieur... j’ai entendu parler de vous depuis longtemps... bien plus, j’ai mille raisons pour vous rendre service, et j’espère bien vous le prouver... plus tard, nous en causerons, mais ce matin, je vous demande pardon, je pars à l’instant pour Gripp.

VAN BROOK, vivement et le retenant.

Vous partez pour Gripp, ce matin ?

ÉDOUARD.

Oui, vraiment !...

VAN BROOK, à part.

Ah ! mon dieu !... est-ce pour cela qu’elle n’a plus la migraine, elle qui ne voulait plus et qui veut maintenant... mais je serai là, je connaîtrai ses projets... oui, oui, c’est le meilleur moyen d’observer et de savoir à quoi m’en tenir... Je vais tout commander... adieu, adieu, monsieur Édouard, bientôt nous nous revenons !

Il sort en courant.

ÉDOUARD.

Il sort, il me laisse !... si je pouvais... il me semble entendre du bruit dans la chambre de ces dames.

Il s’approche de la porte de l’appartement de Caroline et regarde par le trou de la serrure.

 

 

Scène XII

 

ÉDOUARD, regardant par le trou de la serrure de la porte à droite, CAROLINE et MADAME DESNELLES, entrant par le fond

 

CAROLINE, apercevant Édouard.

Tenez, tenez, ma tante ! le voyez-vous ?

MADAME DESNELLES.

Que fait-il là ?

CAROLINE.

Il regarde.

MADAME DESNELLES, souriant.

C’est qu’il est curieux !

CAROLINE.

Ou mieux que cela !

Allant à Édouard qui regarde toujours par la serrure.

Pardon, monsieur.

ÉDOUARD, à part.

Ah !

CAROLINE.

Désolée de vous déranger ! je désire rentrer dans mon appartement, et nous ne pouvions deviner, ma tante et moi, ce que vous faisiez si près de cette porte.

ÉDOUARD, embarrassé.

Moi !... mon dieu, madame, rien du tout... je... je... me promenais...

CAROLINE, d’un air triomphant.

En vérité ! c’est une singulière habitude que vous avez là, de vous promener à travers les serrures...

Mme Desnelles s’assied auprès du guéridon à droite, et prend un journal qu’elle parcourt.

ÉDOUARD, à Caroline.

Vous ne m’avez pas laissé achever, madame... je voulais dire que je me promenais dans ce salon, examinant s’il ne venait personne pour me surprendre ou me déranger... attendu que je voulais écrire...

CAROLINE, d’un air moqueur.

Un thème... ou une version...

ÉDOUARD, piqué.

Non, madame, je ne suis plus au collège.

CAROLINE.

Je l’aurais cru à vos manières.

ÉDOUARD.

Qui sont en effet bien gauches, et bien innocentes... mais je me fermerai peut-être, j’étudie les bons modèles... pardon, madame, j’ai là une réponse très pressée, une lettre, à écrire a ma sœur.

CAROLINE, à part.

À cet âge-là, ils ont toujours des sœurs.

ÉDOUARD.

Et si je ne craignais d’être indiscret, je vous demanderais la permission...

CAROLINE.

Comment donc, monsieur ! ce salon est commun à tous les habitants de l’hôtel, liberté entière... 

Pendant qu’Édouard s’assied à la table à gauche, et se met à écrire, Caroline qui est allée auprès de Mme Desnelles lui dit tout bas.

Eh bien !... qu’en pensez-vous ?

MADAME DESNELLES.

Qu’il a peut-être dit la vérité, car il écrit pour tout de bon, et sans faire attention à nous.

CAROLINE.

Laissez donc, je sais maintenant à quoi m’en tenir sur ses airs d’indifférence... Ah ! monsieur Édouard, quand vous croyez n’être pas aperçu, vous me suivez, vous épiez mes moindres démarches ! et maintenant...

À Mme Desnelles.

Soyez tranquille, il a beau faire... seulement dix minutes de conversation et je l’amène à mes pieds.

MADAME DESNELLES.

À quoi bon, et pourquoi ?

CAROLINE.

Cette question !... pour me moquer de lui, pour lui apprendre à vouloir jouter.

MADAME DESNELLES.

Y pensez-vous, ma nièce ?

CAROLINE.

Oui, ma tante, dans l’intérêt général, si on le laissait faire, si on n’y mettait pas ordre de bonne heure, il deviendrait le séducteur le plus dangereux... d’autant qu’il n’est vraiment pas mal... dans ce moment, surtout : regardez donc, ma tante.

MADAME DESNELLES.

Moi !

CAROLINE.

Pourquoi pas ?

MADAME DESNELLES.

Ma nièce, si le feu du ciel ne tombe pas sur vous, ce sera une grande injustice ; car vous l’avez bien mérité.

CAROLINE, riant.

Comme don Juan.

MADAME DESNELLES.

Dans votre genre !... certainement.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DESNELLES et CAROLINE, à gauche, VAN BROOK et LISTOU, entrant par le fond, ÉDOUARD, à la table

 

CAROLINE, à Van Brook.

Qu’y a-t-il ? que venez-vous nous annoncer ?

VAN BROOK, à Caroline.

Que tout est prêt.

LISTOU, de l’autre côté, à Édouard.

Voilà nos mulets qui s’impatientent.

ÉDOUARD, cachetant sa lettre.

J’ai fini, et nous partons.

CAROLINE, jouant l’étonnement.

Comment ?... est-ce que monsieur va aussi à Gripp ?

Édouard s’inclinant en signe d’assentiment.

LISTOU.

Sans doute ! c’est moi qui le conduit, madame le sait bien !

VAN BROOK.

Comment cela ?

LISTOU.

Parce que madame me l’a demandé ce matin.

ÉDOUARD, à part avec joie.

Est-il possible ?

VAN BROOK, avec reproche.

Comment, madame ?...

CAROLINE, riant.

C’est juste !

Montrant Listou.

Il me l’avait dit et je l’avais oublié ; je m’en accuse !... Monsieur vient-il avec nous par la vallée de Campan ?

ÉDOUARD.

Non, madame, par un autre côté...

CAROLINE, étonnée.

Ah.

ÉDOUARD.

Par les montagnes que je ne connais pas encore, et comme je pars demain...

VAN BROOK, avec joie.

Demain !...

MADAME DESNELLES, bas à Caroline.

C’est bien fait !

CAROLINE, avec crainte.

Ce n’est pas possible, vous changerez d’idée.

ÉDOUARD.

Demain au point du jour.

VAN BROOK, à part.

Le brave jeune homme !

MADAME DESNELLES, bas à sa nièce dont elle remarque le dépit.

Ah ! si j’osais, je l’embrasserais !

ÉDOUARD, à part.

Elle veut que je reste ! c’est bon signe.

CAROLINE, bas à Mme Desnelles.

Patience ! il n’est pas encore parti.

MADAME DESNELLES, étonnée.

Et comment !

CAROLINE

Cela me regarde !

Ensemble.

Air final du Cheval de Bronze. (Ier acte.)

MADAME DESNELLES, ÉDOUARD, VAN BROOK.

Partons, la matinée est belle,
Et dans ce pays enchanté,
C’est le plaisir qui nous appelle,
Le plaisir donne la santé.

CAROLINE.

Il n’a de salut qu’en l’absence ;
Je vois quels projets sont les siens ;
Mais pour qu’il tombe en ma puissance
Un jour suffit, et je le tiens.

VAN BROOK.

Un des rivaux est en retraite,
Et pour éloigner l’autre, hélas !
Je ne quitte pas la coquette.

Il offre son bras à Caroline, qui lui montre sa tante.

CAROLINE.

Ma tante accepte votre bras.

Van Brook s’empresse d’offrir son bras à Mme Desnelles qui l’accepte. En ce moment Alfred paraît à la porte de la chambre à gauche.

ÉDOUARD.

Du courage, et de l’espérance.
Je vois quels projets sont les siens.
Pour qu’elle tombe en ma puissance,
Un jour suffit et je la tiens.

TOUS.

Partons, la matinée est belle,
Et dans ce pays enchanté,
C’est le plaisir qui nous appelle,
Et le plaisir rend la santé.

Van Brook sort en donnant le bras à Mme Desnelles, et en regardant toujours Caroline. Caroline sort par la droite, en regardant Édouard. Édouard sort par la gauche avec Listou. Alfred sort de sa chambre et les suit de loin.

 

 

ACTE II

 

Une cabane dans les Pyrénées ; porte au fond et porte à droite. Une mauvaise table et quatre vieilles chaises ; dans un coin un tas de broussailles. Une cheminée à droite auprès de la porte.

 

 

Scène première

 

LISTOU, seul

 

Il ne vient pas ! et il ne fait pas chaud à cette heure-ci... quelle diable d’idée a-t-il eue de m’envoyer comme ça en avant... nous avons aperçu au-dessous de nous, dans un ravin, toute la société qui gravissait lentement la montagne... alors, il a souri d’un air qui semblait dire : ça va bien ! puis il m’a dit : Listou, va m’attendre dans la cabane, et n’y laisse entrer personne que moi... j’ai répondu : je pars ! mais je suis resté encore un peu... parce que je voulais voir... ça m’amusait ! et caché derrière une touffe de sapins... je l’ai aperçu qui descendait de rocher en rocher comme un isard... et puis tout à coup cet étonnement qu’il a fait en apercevant madame d’Émery... comme si c’était par hasard qu’il se trouvait là... et puis, ils ont marché l’un près de l’autre pendant quelque temps avec toute la société... et puis la dame a fait... comme si elle trébuchait, alors... il lui a offert son bras qu’elle a accepté... le sentier était rude, elle s’appuyait sur lui... ils allaient d’abord lentement... et ensuite plus vite... plus vite... je les ai perdus de vue... j’ai gravi tout d’une haleine par la gorge d’enfer... il y fait un froid du diable... et me voilà ! voilà trois quarts d’heure que j’attends et que je souffle dans mes doigts.

On entend au dehors appeler Listou.

C’est lui qui appelle !

Il va ouvrir.

 

 

Scène II

 

LISTOU, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD.

Te voilà fidèle au rendez-vous !

LISTOU.

Sans vous le reprocher, vous m’avez fait attendre assez longtemps.

ÉDOUARD.

On ne va pas vite dans vos montagnes, avec une dame sous son bras... surtout quand on est occupé à perdre son chemin... et j’en suis venu a bout.

LISTOU.

Vraiment !

ÉDOUARD.

Tout à fait égarés... impossible de rejoindre sa tante et la société... que nous appelions en vain... j’avais en soin seulement de m’égarer dans la direction de ta cabane... et comme ma compagne de voyage ne voulait plus marcher... je l’ai laissée se reposer quelques instants au pied du grand rocher ; il y a là une grotte où elle est à l’abri et je suis venu à la découverte... tout est-il disposé pour nous recevoir ?

LISTOU.

Dam !... monsieur... vous voyez... c’est simple.

ÉDOUARD.

Mais, c’est bien laid... le mobilier surtout... quatre chaises et une table.

LISTOU.

J’ai vendu tout le reste... voulant quitter l’habitation.

ÉDOUARD.

C’est bien !

Regardant autour de lui.

Seulement, je crois qu’un peu de feu et de lumière ne gâteraient rien.

LISTOU, lui montrant des broussailles dans un coin.

Oh ! avec ce tas de broussailles, vous auriez de quoi brûler la maison... et pour de la lumière, voilà.

Il prend son briquet, fait du feu, et allume une chandelle qui est sur la table.

ÉDOUARD.

Cela suffira ! tu n’as ici aucun voisin ?

LISTOU.

Pourquoi donc ?

ÉDOUARD.

Je te le demande ?

LISTOU.

Est-ce que vous auriez en tête quelque mauvais dessein ?

ÉDOUARD.

Imbécile !

LISTOU.

Dam ! les amoureux d’à présent sont si drôles, ils le tuent seuls ou en compagnie par partie de plaisir.

ÉDOUARD.

Sois tranquille, je n’en ai pas envie, ni elle non plus ! as-tu quelque voisin ?...

LISTOU.

Il y a bien près d’ici le vieux Pierre, qui m’a loué une espèce de grange où il met ses bestiaux, il n’y est pas aujourd’hui, il est à Bagnères pour le marche.

ÉDOUARD.

Ainsi, tu es sûr que je serai seul avec madame d’Émery ?

LISTOU.

Oui, monsieur ; vous avez un air si décidé que vous me faites peur pour elle...

ÉDOUARD.

Toi, qui ce matin tremblais pour moi !

LISTOU.

Je crois maintenant que vous êtes de force !... je vous conseille cependant de prendre garde à vous ; j’ai rencontré en vous quittant un monsieur qui était à l’arrière-garde et qui avait l’air de vous suivre.

ÉDOUARD.

Qui donc ?

LISTOU.

Celui qui est arrivé ce matin, ce jeune homme qui a des moustaches...

ÉDOUARD.

Alfred de Lucenay ?...

LISTOU.

Justement, il m’a demandé le chemin qu’avait pris madame d’Émery.

ÉDOUARD.

Et tu lui en as indiqué un autre ?

LISTOU.

Je crois bien ! avec les renseignements que je lui ai donnés, il est capable de marcher toute la nuit sans trouver une maison, ni une figure humaine ; et comme voilà justement un petit orage qui se prépare...

ÉDOUARD, lui mettant de l’argent dans la main.

Air : Moi je connais une maîtresse. (Des Chaperons Blancs.)

J’estime l’esprit et le zèle.

LISTOU.

C’est trop pour un tel rendez-vous !

ÉDOUARD.

L’amour qui dans ces lieux m’appelle,
Me réserve un prix bien plus doux.
Mais sans pitié que tout le monde,
Par toi, soit chassé de ces lieux ;
L’éclair brille ! l’orage gronde !
Le beau temps pour des amoureux !

Ensemble.

LISTOU.

Oui, monsieur, comptez sur mon zèle,
J’éloignerai tous les jaloux.
L’amour qui dans ces lieux l’appelle,
Lui réserve un prix bien plus doux.

ÉDOUARD.

Oui, je compte ici sur ton zèle,
Éloigne bien tous les jaloux.
L’amour qui dans ces lieux m’appelle
Me réserve un prix bien plus doux.

Édouard sort et l’on entend gronder le tonnerre dans le lointain.

 

 

Scène III

 

LISTOU, seul

 

Là ! voici la pluie et le tonnerre à présent ; il va être joliment arrangé, cela lui est égal... il descend en courant au bord des précipices... je n’y conçois rien... si jeune, si intrépide... et si malin... malin comme un démon... c’en est peut-être un !... c’est possible ! dans les montagnes surtout où il y a dit-on, des farfadets, des esprits follets...et je le croirais presque, si ce n’étaient ces pièces de cent suis qui n’ont rien de fantastique, comme ils disent, et qui me rassurent complètement ; trente francs, pour passer une nuit sur une chaise, dans une cabane.

Air : Un homme pour faire un tableau.

C’est qu’elle est ouverte à tout vent...
Et cette méchante chaumière
N’offre rien de bien attrayant :
Il me semble même, au contraire,
Qu’il y sera joliment mal ;
Et pour séduir’ celle qu’il aime,
N’ pouvant compter sur le local,
Il faut qu’il compt’ bien sur lui-même !

Il met l’une après l’autre les pièces de cent sols dam une bourse de peau.

 

 

Scène IV

 

LISTOU, ALFRED

 

ALFRED, entrant ; il est tout mouillé.

Quel temps épouvantable !... impossible de faire un pas de plus, ou de songer à retrouver Caroline, il faut que je demande un abri dans cette cabane.

Frappant Listou sur l’épaule.

Camarade.

LISTOU, laissant tomber sa bourse.

Au voleur !

ALFRED, riant.

Rassurez-vous ! je ne suis point un voleur, et loin de prendre votre bourse, je vous offre la mienne, si vous voulez me donner un gîte.

LISTOU.

Oh ! là ! là !... c’est bien pis qu’un voleur ! l’officier que je croyais au diable !

ALFRED, le reconnaissant.

Le garçon de l’hôtel !... dites donc, mon gaillard, vous m’avez drôlement indiqué le chemin !

LISTOU, à part.

Trop bien encore ! qu’est-ce que je vas en faire à présent de c’t’ homme ?

Haut.

Je suis sûr, monsieur, que vous vous êtes égaré.

ALFRED.

Parbleu ! vous m’apprenez là quelque chose de nouveau ; mais à qui la faute ?

LISTOU.

Dam ! je vous avais bien expliqué pourtant...

ALFRED.

Joliment ! toujours à gauche, m’as-tu dit.

LISTOU.

C’est vrai !

ALFRED.

Et à gauche, il n’y avait que des précipices.

LISTOU, à part.

J’ai voulu trop bien faire.

ALFRED.

As-tu rencontré ces dames ? sais-tu où elles sont ?

LISTOU, vivement.

J’allais partir au-devant d’elles, et si vous voulez venir avec moi...

ALFRED, à part.

Décidément, ce garçon n’est pas franc ! il m’a perdu à dessin, et maintenant, il veut m’éloigner, raison de plus pour que je reste.

Haut.

Eh bien ! qu’as-tu donc ?... tu allais partir à la découverte, que je ne te retienne pas, cela te vaudra une bonne récompense.

LISTOU.

Oui, monsieur ; mais vous laisser seul ici...

ALFRED, s’asseyant.

N’as-tu pas peur qu’on vole le mobilier ?

LISTOU.

Ça m’est égal, il est assuré ; mais, vous mourrez de faim.

ALFRED.

Je fumerai un cigare !

LISTOU.

Et dormir ?...

ALFRED.

Je ne dors jamais.

Avec impatience.

Ainsi, je te le répète, va-t’en... ou je penserai que tu t’es joué de moi, et je te jette alors dans le premier précipice.

LISTOU, à part.

Est-il brutal et entêté.

Haut.

Je m’en vais.

À part.

Faut avoir l’air de m’en aller, cale décidera peut-être à en faire autant.

Haut.

Je m’en vais, monsieur ; vous le voyez bien.

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène V

 

ALFRED, seul

 

Oui, Listou avait un motif pour me renvoyer... s’entendrait-il avec un rival... avec ce jeune Édouard... non, non, je m’étais trompé sur son compte et j’ai été le provoquer, le défier, lui qui ne songeait même pas à Caroline, c’est elle seule qui est coupable, et Van Brook avait raison ; oui, elle est coquette, elle le sera toujours ! et malgré moi je l’aime encore ! et c’est pour elle que j’ai renoncé à un ange ; à celle qui possédait toutes les vertus... Pauvre Emma ! mais, n’importe, et quoiqu’il arrive, le sort, en est jeté, je poursuivrai mon dessein : Caroline, sera à moi, je ne la céderai à personne, je la disputerai à tous mes rivaux et jusqu’à ce que j’aie la preuve évidente de sa trahison... Qui vient là ? encore ce paysan ?... non, Van Brook.

 

 

Scène VI

 

VAN BROOK, ALFRED

 

VAN BROOK.

Au diable les montagnes, et surtout la nuit ; des rochers, des précipices, et personne pour vous dire : casse-cou.

Apercevant Alfred.

Est-il possible ! monsieur Alfred, égaré comme moi !

ALFRED.

Précisément ! mais vous, du moins, vous n’étiez pas seul ?

VAN BROOK.

Je le crois bien ! j’en ai là une fatigue au bras droit, sans compter celle des jambes ; une lieue entière sans nous apercevoir que nous nous étions trompés ; et revenir sur nos pas, et des chemins affreux, et le tonnerre, et la pluie qui tombe toujours... enfin, à deux cents pas d’ici, nous avons rencontré une espèce de grange où étaient des bestiaux, et sans demander permission aux locataires, toute la société s’y est installée, enchantée de trouver un abri, et j’ai cru que j’allais me reposer un instant ; mais madame Desnelles qui me criait sans cesse : et ma nièce, monsieur, et ma nièce, qu’est-elle devenue ?

ALFRED.

Comment ! Caroline n’est pas avec vous ?

VAN BROOK.

Eh ! non, vraiment !

ALFRED.

Et qu’en avez-vous fait ?

VAN BROOK.

Allons, le voilà comme les autres ! est-ce qu’on me l’a confiée ? c’est elle au contraire qui m’avait confié sa tante, et j’en suis venu à mon honneur, j’ai rempli ma tâche... une tâche difficile, j’ose le dire !

ALFRED.

Mais, Caroline ! où est-elle ?

VAN BROOK.

Parbleu ! c’est justement là la question, et si je le savais, je ne vous le dirais pas !... j’irais moi-même !...

ALFRED.

Et je ne vous quitterais pas ! car celle dont je vous ai parlé ce matin, celle que j’aime et que je veux épouser, c’est Caroline !

VAN BROOK.

Eh ! monsieur ! je ne le sais que de resté.

ALFRED.

Et, malgré cela, vous continuez à lui faire la cour ?

VAN BROOK.

Je lui ai remis, tantôt à la promenade, la lettre où je demande sa main.

ALFRED.

Quand elle a reçu mes serments !...

VAN BROOK.

Si elle ne recevait que les vôtres... s’il y avait exception en votre faveur, je ne dis pas, parce que j’ai toujours respecté les droits et privilèges ; mais quand c’est le caprice seul qui la décide, et souvent le caprice le plus extravagant... il me semble, alors, que j’ai des titres, j’en ai peut-être plus qu’un autre et je me mets sur les rangs...

ALFRED.

Pour l’épouser ?

VAN BROOK.

Oui, vraiment !

ALFRED.

Monsieur ! après ce que j’ai fait pour vous !...

Air de la Valse du ballet de Cendrillon.

Ce procédé me prouve en ce moment...

VAN BROOK.

Que je vous sers en ami véritable !
En l’épousant, vous seriez... c’est probable...

ALFRED, avec colère.

Et vous, monsieur ?...

VAN BROOK.

Oh ! moi, c’est différent !
Quoique j’en sois, comme un autre, irrité,
Ce doute qui vous met en peine,
Serait pour vous nuisible à la sante ;
Il est favorable à la mienne.

ENSEMBLE, se menaçant.

Je défendrai, fût-ce au prix de mon sang.
Mes droits d’amant et d’époux véritable ;
Je suis, monsieur, entêté comme un diable,
Craignez l’effet de mon ressentiment.

 

 

Scène VII

 

VAN BROOK, assis sur la chaise à droite, ALFRED, près de la table à gauche, LISTOU, paraissant à la porte du fond

 

LISTOU, à part.

Voyons s’il est parti... Ah ! mon dieu !... il y en a deux maintenant... c’est le diable qui s’en mêle !

VAN BROOK, et ALFRED, se retournant.

C’est Listou !

LISTOU.

Oui, messieurs...

À part.

Et monsieur Édouard qui me suit... qui sera ici dans quelques minutes.

ALFRED.

D’où vient cet air d’effroi ?

LISTOU.

Du tout ! c’est un air de joie !... un air joyeux ; j’ai de bonnes nouvelles à vous annoncer, j’ai retrouvé tout le monde.

VAN BROOK, à Alfred.

Est-il possible !

LISTOU.

Madame Desnelles et les autres dames... et le petit substitut, et les deux officiers, enfin, toute la société de Bagnères, est à deux cents pas d’ici, dans une étable que j’ai louée à maître Pierre.

VAN BROOK.

Nous le savons !

LISTOU.

Et, quoiqu’ils soient bien mal, personne n’ose sortir parce qu’il pleut toujours.

ALFRED.

Que nous importe !...et Caroline, as-tu de ses nouvelles ?

LISTOU, avec intention.

Oui, monsieur, et elle est bien mieux ; j’ai rencontré un chevrier qui l’a vue avec monsieur Édouard qui lui donnait le bras.

ALFRED, vivement.

Édouard !... ce jeune homme...

VAN BROOK.

Eh ! oui, sans doute, nous les avons perdus tous les deux !

ALFRED, passant au milieu.

Et vous ne me le dites pas... vous êtes d’une sécurité...

LISTOU.

N’ayez pas d’inquiétude, le chevrier les a vus entrer tous les deux et avant l’orage dans le moulin qui est sur le Gave, à un quart de lieue d’ici, une maison seule... ils y seront à merveille...

ALFRED.

Tu vas m’y conduire.

VAN BROOK.

Moi de même.

LISTOU.

À cette heure-ci, par un temps affreux !

Air : Bonheur de la table. (Huguenots.)

ALFRED et VAN BROOK.

Rien ne m’intimide,
Viens, sois notre guide,
D’un pas intrépide,
Nous t’escorterons !
Le dépit, la rage,
Doublent mon courage,
Et malgré l’orage,
Nous arriverons.

VAN BROOK, donnant une bourse à Listou.

Prends cette somme,
Marche... obéis !
Ou je t’assomme !

ALFRED.

Allons, choisis.

LISTOU.

Loin que j’hésite.
Je prends l’argent...
Mais passez vite...
Passez devant.

ENSEMBLE.

Rien ne m’intimide,
Viens, sers-nous de guide, etc.

Listou ouvre la porte à droite, fait passer devant lui Alfred et Van Brook, et au moment ou il va les suivre, paraît Édouard à la porte du fond ; Listou lui fait signe qu’ils sont partis ; il sort, et tire la porte sur lui.

 

 

Scène VIII

 

ÉDOUARD, CAROLINE

 

ÉDOUARD, paraissant le premier.

Entrez, entrez, madame ; voici le seul abri que j’aie découvert.

CAROLINE.

Où sommes-nous donc ?

ÉDOUARD.

Dans une cabane abandonnée, qui est devenue, je crois, une espèce de rendez-vous de chasseurs.

CAROLINE.

Mais c’est affreux !

ÉDOUARD.

Je le sais bien.

CAROLINE.

Et vous m’y avez conduite ?

ÉDOUARD.

Je n’avais pas le choix.

CAROLINE, à part.

Quelle tranquillité ! il est vraiment insupportable...

Haut.

Quel horrible pays !

ÉDOUARD.

Je ne dis pas non.

CAROLINE.

Au fait, il faut bien souffrir un peu, pour avoir quelque chose à dire de ses voyages... Oh ! quand je serai de retour à Paris, dans mon petit boudoir, et auprès d’un bon feu, comme je vais en raconter !... comme je vais mentir !... c’est là le seul plaisir, après les grands dangers, et nous en avons couru d’épouvantables.

ÉDOUARD.

Lesquels !

CAROLINE

Mais d’abord, celui d’une fluxion de poitrine... vous surtout, qui vous êtes privé pour moi, de votre manteau, ce qui ne m’a pas empêchée d’avoir bien froid.

ÉDOUARD.

Si nous pouvions faire du feu... les chasseurs dont je vous parlais, ont dû laisser quelques provisions... du bois, par exemple...

Voyant les broussailles qui sont auprès de la porte.

Tenez, voilà justement ce qu’il nous faut.

Il les met dans la cheminée, prend la chandelle qui est sur la table et y met le feu.

CAROLINE, pendant qu’Édouard fait du feu.

Si attentif, si dévoué... et malgré cela, il ne parle pas... ces petits jeunes gens, si timides, c’est amusant ; mais c’est terrible, car il ne dit rien... rien dont on puisse tirer avantage... même dans les moments de dangers, qui, d’ordinaire rendent si communicatif.

ÉDOUARD, qui vient d’allumer le feu.

Tenez, tenez, voyez-vous comme ces broussailles prennent vite, dans un instant vous aurez un feu magnifique... regardez déjà.

CAROLINE.

Je vous donne une peine... combien vous êtes bon !

ÉDOUARD.

Pas tant, c’est pour moi, ce que j’en fais... je serais trop malheureux si cette promenade devait vous rendre malade... Allons, maintenant approchez-vous, ce bon feu va vous remettre...

Plaçant une bûche devant la chaise.

Vous mettrez vos pieds là-dessus, ils sécheront mieux.

Il lui prend la main pour la faire asseoir.

CAROLINE, avec douceur.

Mais vous, monsieur, votre main est glacée... pauvre jeune homme ! il est tout tremblant !

ÉDOUARD, appuyé sur le dos de la chaise de Caroline.

C’est de froid, madame !...

Vivement.

Mais qu’importe ? je ne m’en aperçois pas, parce qu’il y a là, quelque chose qui me réchauffe et m’anime, une bonne pensée qui me donne du courage, un espoir qui me soutient.

CAROLINE, vivement.

Lequel ?

ÉDOUARD, avec hésitation.

Celui de vous défendre, et de vous protéger, c’est ma seule idée.

CAROLINE, le regardant avec expression.

Pas d’autre ?

ÉDOUARD.

Non, madame, et si je peux vous ramener auprès de votre tante...

CAROLINE.

Ah ! mon dieu ! vous avez raison, cette pauvre tante doit être d’une inquiétude... elle va s’imaginer que je suis perdue, que je suis morte... Oui, monsieur, c’est votre faute, on ne se charge pas de conduire les gens, quand on ne connaît pas les chemins, et à moins, vraiment, que vous ne l’ayez fait exprès.

ÉDOUARD.

Peut-être bien, je n’en voudrais pas répondre.

CAROLINE.

Comment, monsieur, dans quel but, quelle intention ? je ne resterai pas un instant de plus...

ÉDOUARD, timidement.

Vous en êtes la maîtresse ; mais vous ne pouvez partir seule, la nuit, au milieu des précipices ; d’ailleurs, la pluie qui redouble vous retient près de moi, et vous pouvez rester sans crainte, je jure, parce qu’il y a de plus sacré au monde, de vous respecter comme un frère !...

CAROLINE.

Je vous crois.

ÉDOUARD.

Ah ! il est des gens qui ne laisseraient pas échapper une si belle occasion... qui se trouvant ainsi seuls auprès de vous, la nuit, et dans un désert, oseraient vous parler d’amour ; ils en seraient capables... mais moi, je vous l’ai dit... moi qui n’ai que des idées pures et désintéressées, je suis prêt, s’il le faut, à m’éloigner de vous, et je vous promets, si vous l’exigez, de ne pas même vous adresser la parole.

CAROLINE, à part.

La belle avance.

ÉDOUARD.

Me craignez-vous encore ?

CAROLINE.

Oh ! non, monsieur.

Air : Mire dans mes yeux tes yeux.

Vraiment, je n’y conçois rien,
Mais prenons courage ;
Si timide est son maintien
Qu’on ne risque rien,
Non rien,
Avec lui, je gage,
Non rien,
L’on ne risque rien.

À part.

J’ai juré que le coupable
À mes genoux tomberait.

Haut.

Une conduite semblable
Doit cacher quelque projet.

ÉDOUARD, timidement.

Peut-être est-ce véritable...
Mais si c’était mon secret ?

CAROLINE, le regardant.

Ah ! quel regard est le sien !
Allons, du courage !
Si timide est son maintien
Qu’on ne risque rien,
Avec lui je gage,
L’on ne risque rien.

S’approchant d’Édouard.

Ce secret peut-on l’apprendre !

ÉDOUARD.

Pourquoi le dirais-je ici,
À qui ne peut me comprendre ?

CAROLINE, le regardant avec expression.

Qui vous fait parler ainsi ?

ÉDOUARD, timidement.

Ah ! si l’on savait m’entendre !

CAROLINE.

Pourquoi donc trembler ainsi ?

Ensemble.

ÉDOUARD.

Ah ! quel regard est le sien !
Allons, du courage !
Maintenant, je le vois bien,
Je ne risque rien,
Non rien,
Allons, du courage !
Non rien,
Je ne risque rien.

CAROLINE.

Grand dieu ! quel trouble est le sien !
Allons, du courage !
Si timide est son maintien,
Qu’on ne risque rien,
Non rien,
Avec lui je gage,
Non rien,
L’on ne risque rien.

ÉDOUARD.

Eh bien ! puisque vous me forcez à vous dire ce que j’avais juré de cacher, à vous, et au monde entier... je vous aime.

CAROLINE, avec joie.

Ah ! c’est donc là ce secret, si terrible, dont vous ne vouliez as convenir, bien plus, vous vouliez me persuader le contraire... c’était une trahison, oui, monsieur, demandez-m’en pardon... là ! à genoux...

Édouard tombe à ses genoux.

Et maintenant.

D’un air tendre et confiant.

pour tenir ma promesse, pour que, moi, vous ne puissiez jamais m’accuser de fausseté, pour que ma franchise égale la vôtre, je vous dirai la vérité toute entière. Ô est que... je ne vous aime pas.

Elle part d’un grand éclat de rire.

ÉDOUARD, toujours à genou.

Ah ! vous riez... eh bien ! j’en suis fâché, madame ; mais, vous l’avez voulu, je vous aime, et je suis très entêté.

Il se lève.

CAROLINE.

Comment, monsieur, que signifie ?...

ÉDOUARD.

Nous sommes entrés tous les deux dans une route dont nous ne pouvons plus sortir... ce n’est pas volontairement que j’y ai fait les premiers pas, vous m’y avez entraîné, maintenant j’y marcherai plus vite que vous.

CAROLINE.

Mais sans moi !...

Elle se dirige vers la porte.

ÉDOUARD, l’y devançant et en ôtant la clef.

C’est ce que nous allons voir.

CAROLINE.

Comment, monsieur ?...

ÉDOUARD, mettant la clef dans sa poche.

J’ai toujours vu qu’on prenait son parti des choses irrémédiables.

Au moment même on frappe aux deux portes.

VAN BROOK, frappant en dehors à la porte du fond.

Il y a du monde dans cette cabane, car je vois de la lumière.

CAROLINE.

Monsieur Van Brook !

ALFRED, frappant en dehors à la porte à droite.

Qui que vous soyez !... ouvrez-nous !

CAROLINE.

Ô ciel !... cette autre voix... à peine je respire...

ALFRED, en dehors.

Ouvrez, ou j’enfonce la porte !

CAROLINE, avec désespoir.

C’est Alfred !... c’est lui... et monsieur Van Brook de l’autre côté !...

Pendant ce dialogue, ALFRED et VAN BROOK chantent en dehors.

Air : Bonheur de la table.

Rien ne m’intimide, etc.

ÉDOUARD, qui s’est relevé et est allé s’asseoir sur la chaise à droite, à Caroline qui le supplie.

Que voulez-vous que j’y fasse ?

CAROLINE, à Édouard.

Répondez, monsieur... répondez...

ÉDOUARD.

Et que leur dire ?...

CAROLINE.

Que vous êtes seul !... qu’on n’entre pas !

ÉDOUARD, froidement et sans remuer.

Pourquoi donc ? je n’ai aucune raison de me cacher...

Au même moment, Van Brook et Alfred enfoncent les deux portes.

 

 

Scène IX

 

VAN BROOK, entrant par le fond, ALFRED, par la droite, CAROLINE, près de la chaise d’ÉDOUARD qui reste assis,  LISTOU, entrant après Alfred

 

VAN BROOK et ALFRED.

Caroline !...

CAROLINE, s’élançant près d’Alfred.

Monsieur !... monsieur, daignez m’entendre !

LISTOU, bas à Édouard.

Je les ai promenés pendant une heure... c’est tout ce que j’ai pu faire.

ÉDOUARD, bas.

C’est bien !

ALFRED.

En tête à tête avec monsieur !

VAN BROOK, tirant son calepin de sa poche.

Et depuis trois heures !

CAROLINE.

Quand vous saurez...

ALFRED.

Je ne veux rien entendre...

VAN BROOK.

Ni moi non plus...

ALFRED.

Tous nos nœuds sont rompus, mais c’est à monsieur que je demanderai raison...

VAN BROOK.

Oui, monsieur, nous exigeons une explication.

ÉDOUARD, toujours sur sa chaise.

Et sur quoi, s’il vous plaît ? je n’ai rien à vous dire !

VAN BROOK.

C’est juste ! les faits parlent d’eux-mêmes.

ÉDOUARD, se levant.

C’est moi à mon tour qui vous demanderai de quel droit vous venez ainsi faire un éclat... dans un logis que j’ai loué... qui m’appartient, et où je suis le maître.

ALFRED, avec colère.

De quel droit !

VAN BROOK.

Vous le savez bien...

ALFRED.

Et si vous l’ignorez, je me charge de vous l’apprendre.

ÉDOUARD.

Quand vous voudrez...

ALFRED.

Ici même.

ÉDOUARD.

Vous êtes deux, messieurs...

ALFRED, allant à Édouard.

Un seul suffira et c’est moi.

VAN BROOK.

Non, morbleu !

ALFRED.

Je l’exige.

VAN BROOK.

Et je ne le souffrirai pas...

ÉDOUARD.

Je vous mettrai d’accord, car c’est à tous les deux que je m’adresse.

LISTOU, à part.

Est-il enragé, ce petit-là.

ÉDOUARD.

Quant à l’ordre du combat, le sort en décidera, mais je suis sans armes.

ALFRED.

Les officiers qui sont avec ces dames nous prêteront leurs épées... je cours les chercher...

VAN BROOK.

Et moi j’ai vu chez le meunier du Gave, de vieux pistolets que je lui emprunterai.

ÉDOUARD.

Soit, Je vous attends.

Van Brook et Alfred sortent.

 

 

Scène X

 

CAROLINE, qui est tombée anéantie sur la chaise à gauche auprès de la table, ÉDOUARD, LISTOU

 

LISTOU, bas à Édouard.

J’en suis encore tout tremblant... et il n’est pas possible qu’à votre âge ?...

ÉDOUARD, souriant.

Tu crois cela, laisse-nous un instant... mais ne t’éloigne pas ! j’aurai besoin de toi.

LISTOU.

Je reviens à ma première idée... c’est quelque lutin.

Il sort par la porte à droite.

 

 

Scène XI

 

ÉDOUARD, CAROLINE

 

ÉDOUARD.

Eh bien ! madame, la leçon ne s’est pas faite attendre, seulement je ne l’aurais pas crue si prompte ni si forte... voilà trois hommes qui pour vous vont s’égorger dans un instant !

CAROLINE, avec effroi.

Ah !

ÉDOUARD.

Vous en êtes désolée ! je le crois bien, non pour des rivaux qui probablement vous sont fort indifférents, mais pour vous qu’un pareil éclat va perdre à jamais...

CAROLINE

Et voilà qui est indigne, car mieux que personne vous savez que j’en aimais un autre et que je ne suis point coupable !

ÉDOUARD.

Vous en aimiez un autre ! mais c’est bien pire encore !... vous en aimiez un autre ! et vos regards, vos paroles ont sollicité mon amour... vous lui avez été infidèle de cœur et de pensée... et vous croyez n’être pas coupable.

CAROLINE.

Monsieur...

ÉDOUARD.

Vous l’avez été... vous avez été perfide et cruelle envers moi qui vous avais épargnée, envers moi qui avais été généreux et veux l’être plus encore...

CAROLINE.

Que dites-vous ?

ÉDOUARD.

Votre honneur compromis ; votre réputation, je puis tout vous rendre un seul mot.

CAROLINE, se levant.

Après un éclat pareil... un duel.

ÉDOUARD.

Il dépend de vous de l’empêcher, il ya ici deux rivaux... je ne parle pas de moi, je me retire du concours... eh bien ! madame, il faut en épouser un, vous allez me demander lequel ? attendez... j’ai cru voir... j’ai pu me tromper, et peut-être vous-même n’en savez-vous rien... j’ai cru voir que vous préfériez Alfred...

CAROLINE.

Oh ! oui, monsieur, c’est lui que je préfère.

ÉDOUARD.

Alors, c’est celui-là que vous n’épouserez pas.

CAROLINE.

Et vous vous imaginez, monsieur, que je vous laisserai ainsi disposer de mon sort ? que d’un mot, vous briserez ma volonté, mes sentiments ?

ÉDOUARD.

Eh ! mon dieu, vous obliger à être millionnaire, à briller au premier rang... la punition est-elle donc si rigoureuse... monsieur Van Brook, c’est le mari qu’il vous faut.

CAROLINE.

Jamais !

ÉDOUARD.

Ah ! prenez garde, c’est la condition expresse que je vous impose ; sinon, je me tais ; sinon, ce double duel, et toutes ses suites... Vous avez sur vous une lettre de monsieur Van Brook, qui demande votre main ; un mot de réponse, au bas de sa lettre ; réponse affirmative.

Il lui présente un crayon.

CAROLINE.

Ah ! monsieur, c’est affreux ! c’est indigne ! parce que vous voyez une pauvre femme bien effrayée, bien malheureuse, vous croyez pouvoir l’humilier, la tyranniser, me faire renoncer à celui que j’allais épouser !

ÉDOUARD.

Eh ! ne vous a-t.il pas donné l’exemple ? ne vous a-t-il pas dit tout à l’heure qu’il renonçait à vous ? et quant à moi...

Avec malice.

Air : Mire dans mes yeux tes yeux.

Oh ! moi, vous le savez bien,
Sans peine, on m’oublie !
Avec moi, vous savez bien,
Qu’on ne risque rien !
Non rien,
Ma belle ennemie ;
Non rien,
L’on ne risque rien !

Pour moi, loin d’être alarmée,
Sur le destin des combats,
Que votre âme soit calmée ;
Car, s’il faut le dire, hélas !
Je ne vous ai pas aimée.

CAROLINE, étonnée.

Comment, monsieur ! qu’est-ce que cela signifie ?

ÉDOUARD, achevant l’air.

Et je ne vous aime pas.

Ensemble.

CAROLINE.

Ah ! quel complot est le sien !
Quelle perfidie !
Vraiment, Je n’y comprends rien,
Je ne comprends rien,
Non rien,
À sa perfidie ;
Non rien,
Je n’y comprends rien !

ÉDOUARD.

Ce secret-là, c’est le mien ;
Mais, dans cette vie,
En ne disant jamais rien,
On ne risque rien ;
Non rien,
Ma belle ennemie ;
Non rien,
L’on ne risque rien.

LISTOU, entrant en tremblant.

Monsieur Alfred, avec deux épées sous le bras.

CAROLINE.

Alfred ! et ce duel, et pas d’autre moyen de l’empêcher ; tenez, tenez, monsieur.

Elle écrit vivement, et donne la lettre à Édouard.

Il ne sera pas dit que quelqu’un s’est exposé pour moi... Ah ! je suis bien malheureuse !

Elle sort par la porte à droite.

ÉDOUARD.

Listou, conduis madame auprès de sa tante.

Listou sort avec Caroline.

 

 

Scène XII

 

ALFRED, entrant par le fond, ÉDOUARD

 

ALFRED.

Voici des armes... et maintenant, je suis à vos ordres.

ÉDOUARD.

C’est bien !

ALFRED.

Vous pouvez choisir.

ÉDOUARD.

Un instant... il faut attendre monsieur Van Brook.

ALFRED.

À quoi bon ?

ÉDOUARD.

Je lui ai promis que le sort déciderait... et si vous me tuez, j’aurai privé cet honnête homme d’une satisfaction à laquelle il avait droit.

ALFRED.

Mais, monsieur.

ÉDOUARD.

Il y compte... je le lui ai dit... je tiens à ma parole.

ALFRED.

Nous devions nous battre ce matin, si je découvrais que vous fussiez aimé... et maintenant que j’en ai la preuve... maintenant qu’il ne me reste aucun doute.

ÉDOUARD.

Vous êtes bien bon, moi, j’en ai encore, et si je n’avais l’air à vos yeux de vouloir éviter un combat, je vous dirais que, dans ce moment, nous nous disputons tous les deux une conquête que nous enlève un troisième.

ALFRED.

Que dites-vous ?

ÉDOUARD.

Que Caroline épouse aujourd’hui monsieur Van Brook.

ALFRED.

Ce n’est pas possible.

ÉDOUARD.

Je vous l’atteste, j’ai vu la demande et la réponse.

ALFRED.

Il se pourrait !... Caroline...

ÉDOUARD.

Et c’est pour cette femme, que vous avez abandonné une pauvre fille qui vous aimait tant ?

ALFRED, tressaillant.

Monsieur...

ÉDOUARD.

C’est au moment d’un mariage, quand elle vous attendait, que sans égards, sans pitié, sans la préparer à ce coup fatal, vous écrivez qu’un autre hymen...

ALFRED.

Ah ! qui vous l’a dit ?

ÉDOUARD.

Ce billet où vous renonciez à elle, ce billet qui l’aurait tuée !... Si elle ne l’avait pas reçu ?... s’il était tombé entre les mains de sa sœur, que vous ne connaissez pas... et qui, joyeuse, arrivait pour ce mariage...

ALFRED.

Ah ! s’il était vrai ? quoi, sa sœur ?...

ÉDOUARD.

Oui, sa sœur aînée, madame Delmar, qui, voyant le désespoir d’Emma, est partie pour veiller sur vous, et lui a promis de vous ramener près d’elle.

ALFRED.

Il serait vrai !

ÉDOUARD.

Eh bien ! ai-je tenu parole ?

ALFRED.

Quoi ! c’est vous... vous seriez ?...

ÉDOUARD.

Eh ! oui...

ALFRED, se jetant à ses pieds.

Ah ! madame !...

 

 

Scène XIII

 

VAN BROOK, ÉDOUARD, ALFRED

 

Van Brook entre, tenant sous son bras deux énormes pistolets.

VAN BROOK.

Madame !... une femme !

ALFRED.

Eh ! oui... la fille de monsieur Van Open.

VAN BROOK.

L’associé de mon père, et moi qui voulais la tuer... Ah ! madame !...

Il se jette aux genoux d’Édouard.

 

 

Scène XIV

 

ALFRED, VAN BROOK, ÉDOUARD, CAROLINE, MADAME DESNELLES et LISTOU, entrant par la droite

 

CAROLINE, apercevant Van Brook et Alfred aux genoux d’Édouard.

Tous deux à ses pieds.

LISTOU, à part.

C’en est un, j’en suis sûr ! c’est un diable !

ÉDOUARD, relevant Van Brook.

Vous, l’ancien ami de ma famille, vous que j’estime et que j’aime ; je vous disais bien hier que je vous défendrais... que j’étais de votre parti... et en voici la preuve... vous épousez madame qui y consent.

VAN BROOK.

Est-il possible !...

À Caroline.

Quoi ! vous consentiriez ?...

CAROLINE, avec humeur.

Eh ! oui, monsieur.

VAN BROOK.

Que vous êtes bonne !... et Alfred ?

ÉDOUARD.

Alfred y consent aussi.

ALFRED.

Je pars dès ce soir... pour Bordeaux.

ÉDOUARD.

Où il va épouser Emma.

VAN BROOK, montrant Édouard.

La sœur de madame !

CAROLINE et MADAME DESNELLES.

C’est une femme ?

ÉDOUARD, à Caroline.

Oui, vraiment... et vous voyez bien que d’un mot vous voilà justifiée.

LISTOU, regardant Édouard.

Une femme ! eh bien ! au fait... il y avait bien quelque chose de ce que je disais !

MADAME DESNELLES, à Édouard.

Votre main, mon beau monsieur... c’est-à-dire ma belle petite... enchantée de la leçon que vous avez donnée à ma nièce.

CAROLINE, à part.

C’est égal, si ça n’avait pas été une femme !...

CHŒUR.

C’en est fait, sa coquetterie
Reçoit une juste leçon ;
Désormais pour toute sa vie
Elle revient à la raison.

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